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Aymeris

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Rosemary

 



ROSEMARY

MME Aymeris, afin de garder son fils auprès d’elle jusqu’au terme d’une existence qu’il lui rendait supportable, convertit une orangerie, dans le parc, en un atelier où Georges ferait son œuvre. Quand le local fut orné de boiseries, blanches comme les pages d’un cahier neuf, l’artiste en y rentrant pour la première fois s’écria: «Est-ce donc ici que se passera ma vie? J’y ferai quelque chose d’énorme ou je crèverai!» Il y avait de la solennité dans cette prise de possession, Aymeris pénétrait dans ce local vierge, comme il eût épousé une femme: avec dévotion.

Darius Marcellot n’était pas encore admis au Jockey Club. Georges ne l’avait pas introduit dans le monde—mais le snobisme de Darius avait ravivé chez notre ami ce qui était son instinct: un goût des irréguliers et de ceux qu’on appelait alors les «humbles». Plus exactement, c’est de bohèmes qu’il s’entoura. La soi-disant Malabaraise ayant engendré une fille au lieu d’un fils, Darius essaya d’une Rosa, d’une Myrtille, d’une Dolorès. Ces compagnes du Directeur devinrent celles de Georges Aymeris.

Sur l’ordre de la Princesse Peglioso, le vide s’était fait autour de lui. Elle l’avait représenté comme un malotru, et qui sortait de son milieu bourgeois pour porter des coups de boutoir contre une société trop complaisante à cet orgueilleux sans talent. M. Blondel rampait toujours aux pieds de Lucia; il ne sut, ou ne voulut rien empêcher. Jean Dalfosse feignit d’avoir provoqué Georges en duel, pour insultes aux «Monstres» et à la Patronne; Blondel, en cette seule circonstance, s’était interposé par commisération pour les vieux Aymeris; ils ignorèrent la cabale dont leur fils était la victime. Les nombreuses illustrations que Georges entreprit pour la Revue Mauve de Darius qui était devenu marchand d’estampes, lui furent un prétexte à prendre des habitudes casanières. Il se dit fatigué, le soir, et sortit moins souvent. Il rédigea son journal, fit des vignettes pour d’autres revues d’avant-garde, exécuta une série de gravures sur bois, et s’occupa beaucoup de musique. Darius Marcellot et ses femmes l’accaparèrent. Il émigra dans le pays de bohème.

Mme Aymeris insistait:—Je ne verrai donc pas ta «mention» avant de mourir? Tu n’auras jamais de récompense au Salon!

Georges, pour ne point désobliger sa mère, lui céla que ses espérances, ses goûts étaient ailleurs; on ne le verrait jamais couvert de croix et de rubans honorifiques, comme les Beaudemont-Degetz et les Charlot. Son cœur filial était endolori par cette pensée: Maman à qui j’ai tout sacrifié, je ne puis même pas avoir d’illusions sur elle; de l’enfant sensible que j’étais, elle voulut faire un faux artiste, un Beaudemont. Elle m’a conduit chez ce charlatan, puis chez la Princesse! Ignoré de mon père, j’aurai été insuffisamment compris de maman; mal jugé par mes confrères et mes camarades: trouverais-je un jour, en une épouse, l’aide dont un artiste a besoin, la collaboratrice de toutes les minutes?

Cette préoccupation est bien marquée dans ces pages du journal.

Jour de Pâques.

Grasse, Grand Hôtel.

La toux de mon voisin de chambre m’a empêché de dormir. C’est à peine si je puis croire à ma présence dans cet hôtel, en compagnie de l’ex-Dolorès de Darius Marcellot, lequel exige six toiles pour juin et douze dessins pour la Revue. Pourquoi suis-je venu à Grasse? Pour prendre quelques vacances, après cet odieux «envoi au Salon» qui les agite tant là-bas, comme si mon nom devait figurer sur un misérable palmarès, aux dernières pages du catalogue officiel. Vinton, lui-même, croit encore à ces balivernes, lui qui a grandi à côté de Manet et des Impressionnistes! J’ai envie d’embrasser Degas, qui m’a dit:—Jeune Aymeris, on expose chez le marchand de vins. Il aurait pu ménager maman. Me voilà, après la trentaine, avec un nom connu, mal classé; déclassé, je le crains, et plus seul qu’aucun vagabond de la route, moi qui eus tant de «facilités» et d’occasions, pour devenir celui que j’eusse voulu être, et dans mon apparente félicité, ne serais-je qu’un mécontent? Bien pis qu’un raté inconscient: un mécontent sans bonnes raisons à donner aux autres de son aigreur. Pas une circonstance de ma vie n’est digne de pitié... mes essais de confidence m’ont appris à connaître les hommes. Et je recommencerai tout de même! Pour celui qui peine à placer sa copie, qu’il sorte du ruisseau ou qu’il chante son manoir démantelé, la gloire abolie de ses ancêtres—rien ne compte, hormis la gêne quotidienne; ceux-là ont leurs raisons, mon cœur est avec ceux qui ont faim. S’ils savaient les mille autres façons de souffrir communes à l’humanité entière, peut-être auraient-ils plus de patience envers ceux qu’ils appellent les heureux de ce monde. Evidemment, mon lit est mol, la chambre est claire, le paysage divin; la Méditerranée, ce matin, d’un bleu d’indigo, semble accrochée aux palmiers du parc; cette vieille petite ville si blanche et si rose pourrait être Tunis, l’odeur des orangers monte jusqu’ici étourdissante. Dans un instant, je sonnerai pour le déjeuner, une Luxembourgeoise me l’apportera avec de bons pains croquants et de la confiture de mirabelles; rien à faire, si ce n’est de «me plaire» ici jusqu’à ce soir, et demain, et une semaine, et quinze jours, et toujours si je le voulais. Impossible!

Le Faune de Mallarmé voit le soleil à travers la peau du raisin, mais ma journée s’annonce «morale chrétienne» et peu conforme aux préceptes païens de Darius. Je pourrais connaître la joie, (je le sais maintenant), avec mes frénésies, mon optimisme indéracinable; mais je suis un heureux de ce monde, avec des menottes au poignet, bafoué, châtié dès que j’ouvre la bouche ou que je souris. La franchise n’est permise qu’à celui qui couchera, ce soir, sous les ponts...

Y aurait-il deux moi? L’un qui se dirige à gauche, et l’autre à droite? Je dois être un homme de dialogue et mon interlocuteur ne peut être que moi-même—ou Darius? Mais encore!...

Quelle fut l’influence de ces réflexions mélancoliques sur l’œuvre de mon ami? Comme un prisonnier, s’il fait le tour du préau, revenant sans cesse à son point de départ, il ne voit qu’à de rares instants les murailles dressées autour de lui. Donc, rempli de fierté, sentant sa force, il les veut abattre; il s’est évadé déjà. Il est parti. L’enfant prodigue était alors un sujet à la mode. Il se voit comme le biblique gardien de pourceaux dans le tableau de Puvis de Chavannes. Pourtant il est une épreuve dont il redoute le périodique événement: sa mère l’oblige à exposer ses œuvres au Salon annuel, ces graves assises dont l’importance sociale diminuait à peine à la fin du XIXe siècle. Un «Groupe de littérateurs de la Revue Mauve», le premier succès qui mit en évidence le nom d’Aymeris, avait rasséréné les centenaires de Passy.

A partir de ce printemps, l’absolution générale semblait acquise à Georges; on l’invitait à exposer aux «Sécessions» d’Allemagne où il avait vendu quelques toiles. Je l’abonnai à un service de Presse dont Mme Aymeris fit ses délices: une mère ne demeure pas indifférente à l’amusement de lire, chaque jour, imprimé le nom de son fils, qu’on le loue ou le critique en plusieurs langues. Georges «réfrigéra» Mme Aymeris:

—Ne te fais pas d’illusions, ma bonne chérie... la plupart de ceux qui signent ces «coupures», ne savent ce dont ils parlent. Si, par hasard, j’ai «conquis leurs suffrages», qu’importe? attends, ma prochaine toile fera oublier le groupe de la Revue Mauve; si elle le rappelle, on la trouvera inférieure à la précédente; si elle est différente, on dira que je ne suis plus le même. Il faudrait dorénavant peindre chaque année le même groupe, comme Vinton-Dufour, ou comme Didier-Puget ses bruyères. Si l’on surprend le public, un beau jour il ne vous permettra plus qu’on le surprenne, il associe une certaine image à votre nom.

Mme Aymeris s’avouait toute «requinquée» par les succès de Georges:—Enfin, je vois que j’avais raison de te rendre studieux malgré toi..... Ton père haussait les épaules:—Laisse-le donc tranquille! Il est si chétif, ne le fatigue pas, disait-il..... Or te voilà aussi robuste qu’un autre, et un homme connu, un artiste fêté!

Georges souriait:—Je ne voudrais pas te faire de la peine, mais «fêté» est de trop, maman. Il y a les bons petits amis, il y a.... ce qui n’arrive pas jusqu’à toi..... il y a.....

—Quoi? Qu’y a-t-il? Ne me mets pas martel en tête... Mais si, au fait, je veux savoir.

—Eh bien! il y a que je suis un des heureux de ce monde, comme ils disent, un privilégié, un amateur, un «fils à papa», l’ennemi!

—Ennemi de qui? Ton père et moi, que je sache, nous n’avons jamais fait que du bien. Pourquoi, mon adoré, aurions-nous des ennemis?

Georges se taisait comme sur chaque sujet brûlant et sur lequel, avec sa mère, il eût voulu s’étendre. Des silences opprimants se prolongeaient, la pensée fixe du fils et celle de la mère se rejoignaient sur ce seul point: bientôt, nous ne serons plus ensemble.

Or les années s’écoulaient, et Mme Aymeris était toujours là. M. Aymeris, trop parisien pour se tromper lui-même, redoutait pour son fils la revanche des confrères, après le succès du Salon de 90.

Magnard, directeur du Figaro, demeurait à Passy; M. Aymeris et son voisin, rentrant parfois à la même heure, faisaient un bout de route ensemble. Magnard proposa de conduire Albert Wolf chez Georges. Georges n’avait rien de prêt.

L’année suivante, il envoya douze «numéros» au Champ-de-Mars, Sécession française, où l’auteur du Groupe de la Revue Mauve, sociétaire-fondateur, avait droit à un nombre illimité de toiles; il exposa, entre autres, un groupe de jeunes filles qui disposaient une nature-morte sur une table; par la fenêtre on découvrait un paysage maritime, une plage où jouent des enfants. Vinton-Dufour était venu jusqu’à Passy pour juger de cet envoi, se déclara content, quoiqu’il préférât la composition du groupe de 90. Des marchands, des critiques défilèrent chez Georges, et à son grand déplaisir, mais il ne put s’opposer à cette invasion de barbares. Magnard prévint M. Aymeris que son critique d’art insistait; Georges refusa une deuxième fois l’honneur de sa visite; M. Aymeris le supplia de ne point mécontenter un éminent critique, dont il n’avait qu’à se louer.

Le jour du vernissage était attendu avec impatience par la famille Aymeris. A l’heure où les journaux arrivent, M. Aymeris, qui se lève tôt, va lui-même ouvrir la boîte aux lettres, près de la loge du concierge. C’est un jour radieux, les cinéraires et les myosotis bordent la petite allée ombreuse qui conduit à la grille; la chienne Trilby, que réveille le soleil de mai, a quitté le lit de sa maîtresse pour suivre son maître. M. Aymeris fait sauter la bande du journal, s’asseoit sur un banc, les jambes molles; sa main un peu tremblante joue avec les clefs dans les poches de sa longue «robe de chambre-redingote», taquine le gland de sa calotte de soie, signe de trouble; parcourt les premières colonnes de l’article d’Albert Wolff. Rien! Rien! Rien dans le compte rendu des salles où il sait accrochées les toiles de Georges. Les yeux congestionnés, il va chercher sa loupe quand le nom de son fils apparaît en grosses lettres, et en tête d’un paragraphe, ce «chapeau»: Déchets. Et il lit ces lignes: «Nous serions-nous trompés en saluant l’an dernier, M. Georges Aymeris comme l’un des grands espoirs de l’Ecole Française? Nous nous sommes trop hâtés. Très rares les épaules assez solides pour résister au gros succès! Le morceau excellent que M. Georges Aymeris nous donna, il y a douze mois, et que l’Etat se hâta d’acquérir pour le Luxembourg, fut un ouvrage d’autant plus remarqué, que, chacun le sait dans Paris, l’auteur, fils de notre grand avocat, universellement célèbre, n’a pas besoin de son métier pour vivre. M. Georges Aymeris est un des heureux de ce monde, que les fées comblèrent à sa naissance. Son esprit facile était connu avant l’aurore de son talent de peintre. Que se passa-t-il depuis mai dernier? Nous ne voudrions pas encore renier ce que nous avons écrit alors, il eût été préférable de passer sous silence une erreur totale; mais les amis de l’artiste ne nous en laissèrent pas le loisir. Puisqu’on m’oblige à parler, je vous donne un conseil, M. Georges Aymeris: Travaillez, réfléchissez, brillant causeur, et ne vous croyez pas encore l’émule de Bastien Lepage. Excusez les critiques qui applaudirent trop tôt: nous ne vous savions pas le favori que vous êtes dans ce monde où l’on s’ennuie et dans celui où l’on s’amuse.»

M. Aymeris pâlit; il fit un effort, appela le jardinier qui l’aida pour se relever du banc.

M. Aymeris s’enferma dans son bureau, tandis qu’Antonin, envoyé par Mme Aymeris, impatiente d’avoir le Salon de M. Wolff cherchait son maître dans le jardin.

A l’heure où il recevait la visite de ses clients, maître Aymeris avait dit à Antonin:—Je n’y suis pour personne. Le patron écarta Antonin, s’habilla seul; dès midi, prétextant un rendez-vous, il s’en alla rue de la Ferme pour s’entretenir avec Mme Demaille sur l’inqualifiable «éreintement» du Figaro.

Le fidèle serviteur, plus courbé aujourd’hui, comme son patron, fouilla partout, mais ne trouva que le Gaulois, l’Echo de Paris et quelques «feuilles» à deux sous où Georges était «éreinté».

Les autres journaux du matin avaient pris le ton du juge suprême, qui rendait la justice; les trois semaines «d’accrochage» pendant lesquelles des professeurs de rhétorique préparaient «leur Salon», morceau de littérature alors dont Paris s’entretenait jusqu’aux grandes vacances. La bonne ou la mauvaise humeur du chroniqueur prussien, ses mots d’esprit faisaient loi. Georges, très fier, mais peiné par le souci de Mme Aymeris, qui s’était fait acheter le Figaro-Salon, s’employa de son mieux à la consoler. Hélas! chacun d’eux était dans un plan trop différent de l’autre... Quels reproches ne lui fit-elle pas!

—Pourquoi n’as-tu pas reçu ce Monsieur dans ton atelier? Tu lui aurais donné une étude! Tu feras toujours des bêtises, mon pauvre enfant! Que n’as-tu pris conseil de moi? Ton père a la haine de la publicité... Il me reproche sans cesse ma «manie», si je souhaite que tu te répandes. Je connais tes idées nouvelles, la bohème, les Indépendants, les «feutre-mou»... C’est la faute de Darius, de ta Revue Mauve; cette saleté de torchon! On ne voit plus ton Darius, mais il est toujours derrière toi, il te fait gigoter comme une marionnette! Ne me l’amène jamais! Il est trop ridicule.

Il faut avoir entendu le mot ridicule prononcé par nos parents. Ridicule était alors la pire de leurs injures.

—Maman, mon instinct me pousse à gauche, on m’a forcé d’aller à droite: aux uns je déplairai, j’inquiéterai les autres...

—Ça, Georges, c’est du Darius tout pur! Je me méfie des gens chez qui l’on dîne, sans potage, d’une langouste et d’une soupière de crème à la Chantilly... Quant aux parents, ils ont le mauvais rôle. Est-ce que je ne m’y connais pas, moi?

—Vieille chérie! Je vous adore et tiens tout ce que vous faites pour le meilleur du monde; mais ne vous rendez donc pas misérables, vous et papa, pour un article de journal! Et ne ris pas des modestes pique-niques de Darius, méchante!... la crème Chantilly est merveilleuse, chez lui, elle a un goût de vanille, si tu savais!

—Je crains pour ton père, avec ces «coupures» de presse, les propos rapportés par je ne sais quels maladroits! Ton père change à vue d’œil. On m’a crue malade depuis dix ans, ne dis pas le contraire! Je le sais! Eh bien, c’est moi qui dois encore remonter ton père, car je ne me sens pas tout à fait au bout de mon rouleau. Quant à tes tantes... un mur à créneaux avec des mousquets chargés.

Je devins son confident, Georges me raconta ces scènes.

Léon Maillac dans sa sérénité olympienne, presque aveugle, souffrant les pires douleurs physiques, heureux cependant, puisqu’il était encore sur cette terre, présentait un admirable exemple de philosophie à Georges qui sentait la disproportion de ses peines, comparées à celles de ce sage. Il voulut partir en voyage, fuir Paris avec Darius. Sa mère le supplia:

—Mon fils, ne m’abandonne pas! Tu as encore si longtemps à vivre...

Nous avions rendez-vous chez la comtesse Pokiloff pour que Darius lui présentât Whistler. Femme de l’ambassadeur de Russie, la comtesse donnait des séances de spiritisme,—ce soir-là, une réception en l’honneur d’Oscar Wilde qui ferait une conférence, non pas à l’ambassade, mais à Neuilly, dans un hôtel avec jardin où la comtesse, morphinomane, faisait tourner les tables et évoquait l’esprit de Platon et d’Alcibiade. Une foule bigarrée de journalistes, de peintres amateurs; des douairières et des diplomates circulaient dans les salons où fulgurait l’organisateur de ce gala, Darius Marcellot, en gilet rouge, pantalon gris et frac à boutons d’or. Georges se garait de cette cohue, quand s’avança M. Carolus Duran, frisé, la poitrine étincelante de croix et de plaques, comme s’il était chez Son Excellence l’Ambassadeur.

Georges avait pour ce virtuose un peu moins de vénération que le maître n’en exigeait de ses cadets, comme de ses clientes; mon ami hésita s’il saluerait Carolus. Beaudemont vint prendre l’illustre mandoliniste par la taille, lui glissa quelque fadaise, puis, nous apercevant, M. Duran, dans un geste de défi:

—Ah! vous voilà monsieur Aymeris... Eh bien, vous n’êtes pas très content? Vous êtes trop fécond, mon cher!..... et vos toiles ont un kilomètre de long..... on n’a pas pu accrocher votre groupe de femmes dans les galeries... mais il tranche, en montant l’escalier, parmi les projets d’architecture.

—Je ne me suis pas plaint, s’écria Georges.

Alors le peintre hispano-lillois bondit sur Aymeris, et de sa voix grasse de baryton:

—Monsieur Aymeris—dit-il—je tiens à ce que vous le sachiez, j’ai moi-même donné l’ordre de vous mettre dehors, puisque les amis de votre honoré père ont eu la faiblesse de vous nommer Sociétaire, avec l’élite de notre profession; c’est moi-même qui ai relégué votre scandaleuse tartine dans les pourtours, puisque le règlement s’oppose à ce qu’on la refuse. Votre assurance n’égale que l’impertinence de vos jugements sur vos maîtres. Je prends ici nos confrères à témoin. Vous devriez être prudent, car on rapporte vos propos. Ne niez pas, on ne prête qu’aux riches!

On faisait cercle autour de nous, et c’était une troisième édition du «shampooing» dont MM. Bouguereau et Gérome avaient lavé la tête de Georges.

Le vice-président de la Société Nationale s’échauffait:

—Messieurs, n’êtes-vous pas de mon avis? M. Aymeris devrait être mis au ban de notre chère Société!...

Le bonhomme s’emportait dans une colère comique.

Oscar Wilde commençait sa conférence. Georges, pâle, d’une voix blanche, balbutia de vagues paroles. Je l’emmenai. Carolus Duran nous poursuivit jusque dans le vestibule, vociférant, trépignant. Des dames crièrent: Silence, silence, Maître!

Cette anecdote fit encore une fois le tour de Paris. Georges observa dorénavant une retraite rigoureuse. Mme Aymeris pensa: Toujours la faute de son Darius! Le plus atteint fut M. Aymeris: il prit en peu de temps l’apparence d’un spectre.

Sur ces entrefaites le critique du Figaro vint à mourir. Francis Magnard raconta à son voisin ce que l’amitié lui avait dicté de faire.

—Il avait conçu une véritable haine pour votre fils. J’ai pris sur son bureau, le lendemain de sa mort, une chronique folle; votre fils aurait, du coup, été célèbre comme Nicolini. Vous n’aimez pas cette gloire-là, mon cher Maître? donc, ma foi! la corbeille à papier! Mais, voyez-vous, Aymeris, il faut comprendre l’état d’esprit actuel. Les peintres abusent, il n’y en a que pour eux, dans nos colonnes! ils prennent une place aussi prépondérante que celle du théâtre, cette magnifique source de revenus pour nos actionnaires. Les amateurs, les hommes qui font de la peinture par plaisir, tout en se donnant pour des professionnels, vous l’avouerai-je... enfin... notre critique, notre spirituel mais très nerveux chroniqueur, allait entamer une campagne contre eux. Je ne veux pas que votre nom soit prononcé... Que votre fils prenne donc un pseudonyme!

—Je vous arrête, mon cher voisin, fit Me Aymeris, mon fils n’est ni brillant, ni heureux, sans amis; et moi...

Nous étions à l’heure où allaient s’établir des rapports quotidiens entre les artistes, la Presse et le Monde. La maison Aymeris ne s’ouvrit plus aux visiteurs. Georges allait disparaître. Darius loua pour notre ami un atelier à Montparnasse.

—Au pays de la bohème! dit Mme Aymeris, qui ne désarmait pas et intriguait dans l’ombre. Les «études» ne lui représentaient rien de sérieux; elle croyait innocemment aux tableaux «vendables», aux commandes de l’Etat ou du Conseil Municipal. L’Hôtel de Ville, livré aux peintres, chaque plafond, chaque pan de mur allait être un champ de bataille. Se rappelant les œuvres de Delacroix et de M. Ingres, qu’avaient détruites les incendies de la Commune, elle imagina que Georges serait «pris au sérieux» le jour où il serait un peintre d’Histoire, comme ces grands hommes de jadis; et complota avec le professeur Blondel, ami de plusieurs ministres, membre de l’Académie des Sciences, pour que son fils fût chargé d’exécuter un plafond ou plusieurs. Cette tentative échoua.

Parmi les maintes sultanes qui succédèrent à la Malabaraise sur les divans de la Revue Mauve, était une Rose-Mary que Darius avait poussée à «faire du théâtre»; disons de la pantomime... Plusieurs dents manquaient à cette fille, son bredouillement eût peut-être convenu pour la farce; or son visage était tragique. Sur les grosses lèvres de Darius, collées par la salive, ce nom moyenageux sonnait comme un olifant: Rosemary! Il me disait avec mystère:—Pourquoi, dites, cher, pourquoi notre ami Aymeris ne peint-il pas des portraits de cette étonnante taciturne, plus suggestive que les damnées de Baudelaire, avec sa peau de miel, ses yeux qui commandent le suicide? Ne la verriez-vous pas, cher, avec, dans une main, la boule de verre où nos Destins se marquent, et dans l’autre, la balance de la Mélancholia de Dürer? Ou en Demoiselle Elue? Très préraphaélite, n’est-ce pas?

Georges, pour lui donner du travail, la peignit en clownesse, et non point en Mélancholia; d’abord par complaisance pour Darius, il la prit à la semaine, mais il se sentit bientôt attiré par de l’inconnu. Ayant découvert que cette créature, rebelle à divulguer ses origines, était la fille naturelle d’un banquier de Hong-Kong,—si cette histoire était banale, l’imagination d’Aymeris allait en faire un roman magnifique de mystère, de douleur, d’injustice sociale. Abandonnée à quatorze ans avec une demi-instruction, Rosie avait «travaillé» dans un «tea room» de Marseille. Certains parents, négociants à Londres et à Bordeaux, assurait-elle, l’avaient appelée tour à tour, mais vite elle s’était enfuie pour venir à Paris «vivre sa vie». Elle rapportait de chez ses bienfaiteurs le mépris et l’effroi de la richesse, un besoin d’insulter ceux qu’elle croyait être ses supérieurs. Modiste sans adresse, incapable plumassière, partout insuffisante et déplacée, il était fatal qu’elle échouât chez un peintre et se fît modèle. Elle n’y manqua pas et, pour ses débuts, posa devant Toulouse-Lautrec.

Elle avait hérité de ses ancêtres anglais son sens du devoir. «My duty», disait-elle, et le sien était un peu celui du mercenaire exact, régulier dans son emploi, le «duty» des serviteurs britanniques, et qu’accompagne une orgueilleuse humilité, parfois si gênante pour leurs maîtres. Rosemary était ponctuelle; mais n’eût point dépassé de cinq minutes le «temps dû» pour les cinq francs que coûtait alors une séance.

Elle rappelait à Georges, par ses silences embarrassants, sa Jessie Mac Farren. Plutôt laide, selon l’idéal parisien, Rosie avait un type de bar-maid irlandaise. Son masque ravagé, mais d’une blancheur laiteuse de rousse, était, je l’avoue, pictural. Ses lèvres pâles pinçaient une moue délicieusement ironique, quoique l’ironie fût bien le dernier de ses défauts. Ses cheveux roux et mats étaient tordus derrière sa tête en un «bun» de coster girl. Elle aurait pu être une chiffonnière de White-Chapel, tant elle était mal tenue, mais préparait bien le thé et nettoyait les pinceaux à la perfection, ce qui n’est pas facile, vous diront les peintres.

Fallait-il que Georges fût abandonné par le monde, et tout à l’étude, pour qu’il louât le studio, à son intention choisi par Darius au fond de ce Montparnasse que Rosie appelait Montpernot! Il n’en sortait plus, et c’était moi qui l’entraînais à présent vers son père et sa mère. Nous restâmes en froid, quelques semaines, parce qu’il me reprochait d’être un «mouchard».

Un soir, j’allai au bout de l’avenue du Maine conclure la paix avec Georges. A la terrasse d’un mastroquet, il était attablé avec Rosemary. Je les aperçus silencieux, elle devant un verre d’absinthe, lui devant une menthe à l’eau. Je m’assis et entrepris—pourquoi? à propos des vieux parents et de Passy?—une fraternelle discussion qui dégénéra en une controverse sur le portrait de la mère de Whistler. Rosemary avait le nez court et les pommettes saillantes de la «Maud», un autre chef-d’œuvre du maître américain, mais qu’Aymeris ne connaissait pas.

Aux tables voisines, des Gugusses du quartier rigolaient avec des filles; Rosie s’ennuyait avec nous.

Je lui demandai, bêtement, si elle avait posé pour Whistler. Elle me répondit avec colère:—Qu’est-ce que c’est ça?

Georges, comme si je n’étais plus avec lui:

—Rosie, pourquoi cet air si mécontent?

et en anglais:

—You have a dissatisfied look, too pathetic! tell me dear, what’s the matter?

—Qu’est-ce que ça voo regarde, Georges? Fiche-moi le paix! Est-ce que je te demande pourquoi vous avez ce ravine le long de ta joue et ton air stioupide? Si on disait ses affaires aux autres, on ne pourrait pas toujours se tenir. Est-ce que je vous embête jamais, moi?

Georges supplia:

—Dis, tout de même! Tu sais que je voudrais tous les gens heureux autour de moi. Tu t’ennuies.....?

Georges, j’en suis certain, profitait de ma présence pour lui parler ainsi. Il s’enhardit, comme je lui faisais signe de ne pas se gêner. Viendrait-il dîner avec moi, emmènerions-nous Rosie? Il n’était que six heures. Je fis semblant de lire mon journal en attendant qu’il en fût au moins sept.

Georges reprit:

—Mais, vois-tu, tu n’as pas les façons des autres femmes, il y a du mystère plein toi, je ne sais quelle réserve dont on aimerait à te faire sortir... Enfin qui es-tu? A certains instants, tu nous lâches des lambeaux de phrases et puis tu te tais! J’adore ta pudeur. Mais parle!

Et s’adressant à moi et à elle, tour à tour:

—N’est-ce pas qu’elle est belle? J’ai pour toi, ma vieille, une franche sympathie, je veux que tu le saches! Ah! si plus souvent elle m’exprimait ses petites idées! Elle en a de si jolies! Oui, je t’assure. Mais on ne t’a pas encore permis d’être toi. Ils sont méchants! Tu es une brave bougresse! Je ne suis pas méchant non plus, n’est-ce pas? Dis à monsieur comme nous passons des journées entières, gentiment, l’un avec l’autre. Eh bien, quoi? Dis? Je voudrais autre chose que cette indifférence extérieure! Ce n’est qu’une apparence, je le sais bien, je suis certain que je peux compter sur toi, comme tu peux compter sur moi. Nous sommes deux cœurs purs, n’est-ce pas Rosie? Tu le sais, dis que tu le sais?

Georges lui avait donné un bon baiser par-dessus la table. Les clients du bistro faisaient des plaisanteries. Rosie l’écarta rageusement:

—Je ne suis pas une de ces filles qui courent les ateliers, comme celles-là! Si je suis avec toi, c’est que j’ai à gagner mon pain, j’ai pas envie de me le procurer autrement qu’en posant, puisque je suis modèle; je fais mon besogne pour les dix francs par jour, ce que tu me payes; c’est comme si je servais dans une café ou dans un maison particulière; croyez-vous que je me laisserais peloter par la cliente! Je suis une «lady», moi, et aussi fière que tu l’es de ta famille, j’ai des parents aussi chics que les tiens: mais on fait ce qu’on peut, n’est-ce pas, quand on est pauvre?

Georges me regarda comme pour que j’attestasse qu’il disait vrai:

—Dis donc à Rosie que je n’ai aucune prévention de ce genre. Rosemary! Je vois toute l’humanité sur le même plan. Je ne méprise que les hypocrites. Les méchants? Il y a des êtres cruels...... mais il s’agirait de savoir s’ils n’ont pas une excuse.....

Rosie interrompit:—Ça est vrai!—Et Georges encouragé:

—On a ses raisons, tu crois aussi? Je suis sûr que nous nous entendrions... Tu dissimules, à quoi bon? J’ai souffert aussi... Parle donc, parle! ma vieille, je t’en conjure.

—Taisez voo, imbécile! N’est-ce pas que Georges est stioupide, monsieur?

Je m’aperçus que Georges en était encore aux préliminaires d’un nouvel amour. La suite n’allait plus être du service commandé par Darius Marcellot. Rosie renversa son verre qui se brisa. Elle avala une autre absinthe, et ordonna à Georges, encore une fois, de se taire. Il s’excusait:

—J’ai une trop longue habitude de me renfermer, pour commettre l’imprudence de la perdre, ainsi, et devant un ami à moi... Plus qu’un mot: alors, je ne suis pas ton copain, Rosie, ton ami à toi?... réponds... je suis si sincère, Rosie!

—Aoh immbécile! sincerity! Cela est pour les pauvres!

Je commençais à regretter d’être venu; cette scène aurait-elle eu lieu, sans moi? Georges était de ceux qui parlent devant un tiers et ne se livrent pas dans le tête-à-tête avec la femme aimée; il profitait de ma présence, eût voulu que je me portasse garant de sa sincérité, et il m’expliqua Rosie comme un jeune auteur fait d’un manuscrit dont il n’est pas sûr, en le lisant à des amis plus expérimentés, et qui défend surtout les parties qu’il sait les plus faibles.

Elle se leva:

—Un copain? Aymeris, tu seras toujours, pour moi, le patron. I know what my duty is! Chacun à sa place! Je ne suis pas une oie! (I am not a goose). Moi, j’ai mon honneur. Tu as toujours été chic avec moi. Tiens, voilà ma main, shake hands! Vous entendez, monsieur? Allez donc dîner avec Georges au boulevard! Moi j’ai trimé, je prendrai un bouillon et je me coucherai. A demain matin, Georges: je serai «punctual»! half past eight, sharp.

Rosemary tendait à Georges ses mains osseuses, il les baisa. Elle perla un rire enfantin, qui dut persuader Georges de l’innocence de cette âme primitive, selon lui, mais non point pour moi, qui la devinais complexe; et je tâchai d’emmener le pauvre garçon vers de la lumière et de la gaîté. Il m’accompagna quelques minutes.

Il fit avec moi quelques pas, puis:

—Ah! non! un autre soir, reviens—dit-il—je suis trop fatigué, je rentre aussi.

Dès ce moment, c’en était fait! Ces deux êtres si disparates, que rien n’eût jamais dû rapprocher, et si éloignés, peut-être encore, quand je les avais vus à la terrasse du bistro, je les avais unis pour leur mutuelle punition. J’entrevis tout de suite les mornes tableaux d’un lamentable collage, l’ennui, le brouillard, le gris d’une existence médiocre, désaccordée, et dont cette scène n’était que le prélude: un de ceux où le compositeur pose les premières notes des thèmes qu’il entremêlera au cours de l’ouvrage, qui éclateront ensemble, de tout leur pathétique, avant la chute du rideau, pour la mort du héros.

Le sentiment de Georges s’était formé comme une tumeur interne; depuis des mois atteint, il l’ignorait. Sa passion avait grandi, cruelle, violente et haineuse; je crus à un de ces amours dont nous guérissons quand ils ne nous tuent pas. D’abord, et c’en fut une peut-être, je crus à une crise d’altruisme, aggravée de littérature—bien de l’époque d’Un amateur d’âmes; à une soif de sympathie qu’aurait mon ami, pour un être plus à plaindre qu’il ne l’était lui-même à ses yeux (et aux miens). Rosie avait la bizarrerie que goûtaient tant les artistes d’alors; elle n’était point parmi les «heureux de ce monde», et de quels abîmes, de quelle fange n’était-elle pas sortie, humiliée et vengeresse, pour venir, de Hong-Kong, s’échouer dans un bouge de Montparnasse! Georges, en fils de bourgeois, était subjugué par le mélange de cynisme et d’innocence, par la verdeur de langue, toute métisse, comme par la vision des choses, directe, disait-on, qu’avait cette fille garçonnière et si féminine, dont la peau, telle qu’un camélia, se duvetait de reflets verts, ou se colorait d’un rose métallique, sous une crinière violette et jaune, réservoir d’effluves que les plus durables parfums échouaient à dominer. Quand elle arrivait avant son peintre à l’atelier, et que nous revenions ensemble de chez Lavenue, Georges me disait, dès le seuil: Je suis en retard, je sens sa peau!

J’appris, d’un de mes modèles, que Rosie avait un amant, typographe; qu’elle amassait de l’argent et le plaçait pour lui à la caisse d’épargne, s’occupant chez elle à des travaux de broderies ecclésiastiques dont elle apportait de menues pièces chez «ses» artistes. Une moitié de chasuble à fond d’or, sur papier de soie, traîna toute une semaine dans le cabinet de Georges. Darius fit suivre Rosette, apprit que «le typo» abusait d’elle, la maltraitait, et qu’elle ne pouvait se passer de ces rudes hommages.

Voyant Georges s’engloutir dans cette amitié qu’il croyait sans partage, convenait-il d’exciter sa jalousie? L’affaire Peglioso m’avait révélé un Aymeris incendiaire. Darius le jugea trop oublieux de la Revue Mauve, et, s’avisant qu’il faudrait le distraire de Rosemary, lui révéla, bien mal à propos, que l’innocent n’avait que «les restes d’un autre».

—Cher ami, me dit-il, mais c’est plein de péril, cet envoûtement! Bon pour le Drageoir aux épices de notre Joris-Karl Huysmans! Notre ami y perdra sa distinction native!

Darius fit surprendre le typo et Rosie chez le traiteur où ils se retrouvaient après le travail.

Georges n’en ressentit que plus de pitié. Comment la sauverait-il? Comment pourrait-il jamais élever cette fille au-dessus du bas-fond où elle semblait vouloir croupir? Soudain Georges, admirateur de Dostoïevski, s’exalta sur la religion de Tolstoï, nous dit que son père avait, lui aussi, le «culte des infortunes». Georges devenait un prudhomme fort ennuyeux; il parla d’art utilitaire, d’art populaire, d’éducation des humbles.

Rosemary avait un faible: le théâtre. Où Georges pourrait-il l’envoyer pour l’instruire? Il l’avait jusqu’ici conduite dans les boui-bouis et les music-halls où personne de son monde ne les rencontrerait, comme il avait tout de même honte de sa compagne. Rosie insinuait: l’Opéra-Comique, le «Français»; elle n’avait que trop l’habitude des «boîtes» des quartiers extérieurs, des revues, des saynètes dont elle fredonnait les refrains imbéciles. Comment lui ferait-il perdre cette manie de chantonner, sans gestes, en insistant sur les paroles tendres ou grivoises? Rosemary ne riait pas et gardait sans cesse le front plissé par la dernière ou pour la prochaine colère.

Pauvre petite! Elle avait une trop bonne mémoire... Le «patron» la pressa d’apprendre des vers par cœur, elle choisit la Grève des Forgerons et l’Hymne à l’Epée, toute fière de déclamer du François Coppée et des strophes de la Fille de Roland.

Georges insista pour la poésie anglaise, relut, en songeant à elle, les Idylles du Roi, par Tennyson; Rosie les absorba comme du Bornier; mais il s’en lassait à mesure que Rosemary se familiarisait avec les Elaines et les Marjories préraphaélites auxquelles elle donnait trop de langueur, dont elle faisait des «Mimis». Il risqua les ballades de Kipling; l’argot soldatesque de la marine devenait savoureusement comique avec l’accent, plus anglais que français, mais ni l’un ni l’autre en somme, et montmartrois plutôt, de la «bar-maid».

Comme maîtresse de Georges, elle dégageait très fort la mélancolie spéciale des êtres inférieurs et incultes dont l’amitié est si pesante pour ceux même qui les aiment; et Georges, honteux, ne m’attira plus chez lui, à moins qu’il ne fût davantage en peine que de coutume, et il me disait alors:—Tu ne peux juger Rosie comme moi qui vis avec elle. Elle est extrêmement intelligente! Ses parents sont ignobles de l’avoir abandonnée... Elle a des raffinements, une délicatesse dans des riens... Je vais de découverte en surprise, elle est rafraîchissante comme une pluie douce en août.

Je demandais, discrètement, des exemples.

—D’abord, elle refuse tout de moi, ayant l’horreur de l’argent; je règle ses notes, mais elle exige que ce soit anonymement! J’adresse le montant de sa semaine de pose, à la poste restante. Du jour où elle m’eut accordé quelque chose, elle me défendit que je la payasse de la main à la main.

—Prends garde, mon ami, lui disais-je, tu deviens...

—Gâteux? Tais-toi! Tu ne comprends rien aux choses simples! Elle est si près de la nature, si humaine! Vous êtes tous sophistiqués.

—Je ne trouve pas cela humain, Aymeris! mais imbécile, comment voir ce à quoi riment ces pudeurs?...

—Peu importe... mais ne parlons que de son intelligence. Elle fait des remarques si justes! Comme les gosses!

—Exemple?

—Eh bien, Rosie a un sens épatant de la forme! Elle m’a dit: «Tu m’as fait la cuisse plus courte que le mollet, parce que, pour peindre, tu t’étais assis au dessous de moi.» Est-ce étonnant? Quel œil! Elle me corrige! Elle a l’instinct de la forme... même pour les vers. Elle m’a dit (je lui ai fait entendre le Cid et Phèdre), elle m’a dit:—Ton Corneille, c’est de la rocaille, au lieu que Racine c’est doux, ça vous chatouille comme le zéphir. Pas joli...? Voyons! Naturellement, zéphir lui vient de quelque chansonnette... mais l’emploi qu’elle en fait est bien exquis. C’est ainsi que l’art se renouvelle. Elle est moderne!

Il la parait de toutes sortes de falots petits mérites modestes, s’étonnant de ses «réponses inattendues» dans les occasions les plus banales, et pâlissait si par malheur une réplique sans aucun sens lui faisait, dans un éclair, voir qu’elle était vraiment, irrémédiablement condamnée à l’épaisse torpeur faubourienne; mais prêtais-je à Georges des pensées qui ne lui venaient pas? Il reconstruisait les phrases de son modèle, en donnait des gloses comme d’un sonnet de Mallarmé ou, si elle ne disait rien, il me priait de regarder les yeux verts de cette «chatte de Baudelaire», en lesquels sommeillait un monde que lui seul avait su découvrir.

Darius et moi définissions les silences de Rosemary, ceux d’une boîte qu’on secoue et qui est vide.

Georges étant si épris d’elle, Darius invitait le morne couple à de petits dîners de littérature, dans l’espoir d’entretenir une intelligence supérieure d’artiste, qui s’alourdissait.

Un soir, devant Mallarmé, Darius fit réciter par Rosie quelques vers d’Hérodiade. Bientôt elle se rebiffa:

—Tout cela vaut-il la peine que je me grouille? On ne se f... pas du peuple comme ça. Moi, j’aime la Grève des Forgerons. Un de mes amis l’a dit, c’est superbe!

—Quel ami? demanda-t-on.

—Sauras... sauras pas! Un copain de Montpernot!

On devinait que Georges avait froid à l’échine. Cette fois, je crus qu’il avait envie de s’en aller sans elle; il me dit en sortant:—Pauvre petite! Si je l’avais connue il y a dix ans, quelle artiste en eussé-je fait! Elle était intimidée, la pauvre petite, car elle peut être sublime dans Hérodiade, quand elle ne se trouble pas.

Le plus souvent ils s’entretenaient en anglais. Aymeris me donnait alors des explications, flatteuses et puériles, du vocabulaire indigent de sa protégée. Sa chaleureuse pitié insensiblement substituait à Rosie un personnage idéal qu’il fabriquait de toutes pièces; autour de la «fière et malheureuse épave» il dessina un jardin magnifique: la richesse des plantations la recouvrit, les fleurs parfumaient l’atmosphère pour le maître paysagiste, mais non point pour les promeneurs.

Un de nos plaisirs consistait à choisir pour Rosie des livres dont Georges lui lisait certains fragments, la suppliant de les achever quand il serait dehors. Mary, vaniteuse, s’efforça de lire, mais ne dépassait pas souvent le premier quart d’un volume; parfois encore, au retour d’un spectacle classique où elle prétendait s’être plu, Georges la priait, par façon d’exercice, de lui résumer l’ouvrage, de lui expliquer le scénario à sa manière; et quel bonheur trahissait-il au moindre signe de compréhension quand elle enchaînait quelques phrases qui eussent un sens.

—La pauvre enfant, qu’elle est judicieuse!

Combien de fois Georges et moi la laissâmes-nous seule dans l’atelier, non sans qu’il lui recommandât de «lire ferme» et, comme M. Aymeris à Mme Demaille, de n’aller pas dehors sans être bien couverte. Elle s’enrhumait facilement, ne savait prendre pour elle-même les plus élémentaires précautions, et moquait Georges qui avait été élevé dans de l’«ouate rose»; car si toute femme, même sans se l’avouer, est au début flattée par les prévenances, les attentions gentilles d’un homme, Rosie qui s’était d’abord laissé choyer, se lassa vite, si bien qu’à une question affectueuse de Georges, elle répondit devant moi:—Tu m’emm...es avec ton insistance! Les riches croient tout savoir, même la médecine, mais nous autres, on en sait plus long qu’eux, en pratique.

Georges retournait en arrière! Et il ne travaillait plus; absorbé par sa Rosette, comme jadis par Jessie, sa passion était là, très dangereuse, inconsciente, et se prenant pour de la pitié, pour un sentiment noble que rien ne rabaisse.

M. Aymeris, chaque jour un peu plus morose et plus faible, ne quittait guère son cabinet que pour se rendre chez Mme Demaille; l’indestructible nonagénaire lui survivrait: nous commencions de la croire immortelle.

Mme Aymeris restait dans son jardin, s’il faisait beau, ou près du feu, avec sa Trilby. Elle se desséchait, sans que les médecins constatassent une recrudescence de son mal. L’avocat feignait d’ignorer le traitement du docteur roumain que Georges avait rappelé; mais M. Aymeris ne parlait pas. Quant à lui, il se laissait mourir, respectueux des desseins de la Nature. Mme Aymeris se remit à lire son vieux missel latin, se fit conduire en voiture aux offices avec plus d’exactitude que jadis; elle priait à voix basse, en remuant les lèvres comme les écoliers qui se répètent à eux-mêmes leurs leçons. Georges la surprit un jour, agenouillée et comme en conversation douloureuse avec le crucifix de sa grand’mère, un souvenir de la rue d’Ulm. Il pensa: Je n’ai jamais vu maman remplir ses devoirs, même à Pâques; le catholique qui ne communie pas, est-il en règle avec l’Eglise? Il y a des ecclésiastiques si compréhensifs, si habiles! Un directeur pourrait être utile à maman qui, j’en suis sûr, n’ose plus se confesser.

A chacune de ses visites, il observait des livres que sa mère, avec le geste d’une femme qui se couvre, si quelqu’un frappe à la porte de son cabinet de toilette pendant qu’elle se lave, cachait dans sa chancelière dès qu’il entrait. Un volume, les Provinciales, dans une reliure du XVIIe siècle, timbrée d’armoiries, était en évidence sur la tablette du bureau. Une fois, il surprit d’autres ouvrages: Madame Guyon et Fénelon, l’Exposition des Maximes des Saints et un Traité du Quiétisme.

Georges, après s’être instruit auprès de Léon Maillac, interrogea sa mère:

—Avez-vous un directeur, maman? Voyons! Vous n’êtes plus janséniste, comme bonne-maman? La terrible férule, que celle de Jansénius! Mais j’aperçois là un Traité du Quiétisme... si je ne me trompe, Fénelon, imbu d’hellénisme, est indulgent aux pécheurs et tolérant pour nos émotions trop vives? Le Jansénisme impose trop d’austérité, de perfection, oh! maman, comment, vous, chérie, une janséniste, m’auriez-vous ouvert la cage et désiré pour moi tous les bonheurs... au lieu que ce soit papa, avec son peu de religion, qui ait eu peur de la vie?

—Laisse-moi, mon Georges! Ne parlons pas de religion; chacun la pratique à sa manière, bien peu atteignent à la perfection. J’ai peut-être eu trop peur de Lui, parce que j’étais trop éloignée de la perfection! Je me rattrape sur le tard. Tu en viendras là... mais laisse-moi à mes petites pratiques. Je lis. J’attends tout de Lui! En tout cas, je crois!

—Faites-vous donc faire la lecture par un bon prêtre, mais un prêtre jeune!

—Merci de tes conseils, mon enfant! Quand je ne lirai plus moi-même, Nou-Miette remplira cet office.

—Alice—disaient les tantes—a toujours été originale. Ses chagrins ne sont point sans l’avoir rendue ce qu’elle est aujourd’hui.

Cet état de concentration fiévreuse inquiétait Georges, si ce nouveau mysticisme plus doux occupait sa mère, qui semblait moins seule dans sa solitude et ne posait plus à son fils de questions relatives au travail, à ce qu’il faisait, à la santé de Me Aymeris dont tous, hormis elle, s’alarmaient, car elle ne pensait plus qu’à elle-même; les félicités éternelles lui semblaient-elles moins inaccessibles à l’humble pécheresse qu’elle était?

Si ses belles-sœurs s’asseyaient auprès d’elle, pour la journée, avec leur tricot et la Revue des Deux Mondes, cette assiduité l’interrompait dans ses prières, et Alice, qui avait encore des secondes d’emportement, ordonna à ces demoiselles de la laisser seule: elle avait besoin de dormir, ce qu’elle ne pouvait faire sans un ronflement dont elle était humiliée en se réveillant.

—Et puis, mes bonnes amies, vous me regardez trop. Ai-je donc très mauvaise mine?

Quelqu’un de très observateur eût deviné le frémissement religieux, l’angoisse de Mme Aymeris. Mais Georges me dit, beaucoup plus tard, que ce drame de conscience si pathétique, il l’avait suivi dans un rêve, car il était comme un stupide, et tout absorbé par sa Rosie.

Blondel, rappelé par Mme Aymeris, interrogea Nou-Miette, qui sortait avec sa maîtresse. Où allait Mme Aymeris? Le professeur recommanda à la Nivernaise de ne quitter Madame non plus que son ombre. Nou-Miette lui apprit que Madame allait dans les paroisses et les couvents, à la recherche d’un prêtre, d’un curé de campagne, d’un brave homme qui la rapprochât des sacrements; Madame aurait pu s’adresser aux tantes; quant à ces Demoiselles, Madame en avait peur, par rapport à la secrète «conversion» de Madame qui voulait se remettre à communier.

Blondel, théologien, seul devina les causes de la crise morale au début de laquelle tremblait encore sa cliente et amie. Il confia à Georges:

—Ta mère, Jojo, a vécu dans l’état d’âme effrayant des solitaires; je l’ai connue jadis telle qu’un Saint-Cyran, courbée par la crainte; ensuite, l’implacable Jansénisme a mis ta mère en état de révolte par amour pour toi; et afin de se justifier en te lançant dans la vie mondaine, elle a, je crois, tout rejeté de sa religion de jeune fille. Personne n’a suivi le drame intérieur de cette âme passionnée; aujourd’hui son cerveau, comme une machine qu’on surmène, a des arrêts; ta mère s’échauffe, discute avec des prêtres sur les différences d’écoles et la pratique des confesseurs; elle paie d’une façon bien noble, mais au centuple, l’austérité de sa vie, les soucis que lui donna son désir de te libérer, tout en n’offensant pas le Bon Dieu. Songe à ce qui doit s’agiter dans cette tête qui se désorganise...

Mme Aymeris changea cinq fois, cet hiver-là, de confesseur. Chacun de ceux qu’elle fit venir à elle, au bout de quelques jours lui paraissait insuffisant ou «trop supérieur».

Georges, on le devine, s’irrita en assistant à cette bataille quotidienne; l’idée du néant ne le tourmentant point pour lui-même, il avait à certaines heures de détresse appelé la mort, dans l’espoir qu’elle fût suivie de l’inconscience, sous la terre avec quoi son corps se confondrait. J’ai entendu Rosemary se récriant, quand il parlait de l’anéantissement de la chair et de l’esprit, en Protestante encore respectueuse des devoirs dûs aux parents; et ce m’était pénible de songer que, lasse parfois de la présence continuelle de Georges, ce fût elle qui l’expédiât à Passy, où Mme Aymeris, disait-elle sérieusement: «a besoin des conseils d’un fils quoiqu’elle ne compte plus pour lui.»

Si j’évitai les occasions de rencontrer Georges et sa maîtresse, Georges ne me les offrait pas non plus. Darius m’en donna plusieurs et qui suffirent à me convaincre que notre ami devenait précisément pour Rosemary, ce qu’il avait été naguère avec Mme Aymeris.

Il s’était mis à peindre d’après son modèle, des figures nues, chastes d’intention, mais d’une brutale sensualité. A une fin de séance, je pénétrai dans le vestibule de l’atelier, attendis que Rosette passât un peignoir: elle le grondait, il ne soufflait mot.

—Je n’aurai plus même de respect pour toi, Georges—disait-elle. Les Français sont toutes pour la rigolade, vous ne croyez pas en Dieu, Dieu vous châtiera comme vous le méritez. Les riches n’aiment pas la famille. Si, au lieu de Rosie, vous aviez pour amie une vraie Française, iriez-vous voir votre mère? Vous êtes ignôbel! Tantôt, je prends le tram avec vous, je vous mène de force chez votre mère... Vous m’embêtez tant avec vos soins!... la pauvre lady en a besoin plus que moi; pendant que vous ferez votre «duty», je resterai sur le pont, regardant la rivière, oui, je suis poétique, moâ!

Georges consentit:

—Mais tu pinceras une bronchite! Reste, j’irai seul, je te le jure.

—Je ne suis pas malade, Georges, mais votre mère est malade, elle. Vous êtes ignôbel! I’ll teach you how to behave (je vous apprendrai à vous conduire).

Enfin, il m’ouvrit la porte, l’air confus.

—Tu drogues là depuis quand? Rosie, tu l’as entendue, me flanquait un suif. Elle a un sens du devoir! J’en suis à plat!

Ainsi Georges passa-t-il quelques soirées à la maison Aymeris, au lieu de traîner Rosie de restaurant en restaurant. Comme Rosie négligeait de faire un bout de toilette, après son travail, il choisissait des traiteurs de Montmartre ou de Montparnasse, pour s’y tenir mieux à l’aise, et n’y être pas repéré. La question du repas soulevait des tempêtes. Rosie ne s’habillait pas, mais elle disait:

—Tu as honte? Tu pourrais bien me balader sur les grands boulevards! Pourquoi tu prétends que tu me respectes, si tu ne me conduis qu’auprès des grues et des «poseuses»? Je suis une dame! I was born a Lady, mon cher, comme toi un gentleman!

Et Georges reprenait le chemin de Passy, prévoyait le jour où il serait seul avec sa maîtresse, impuissant à s’en arracher, la suivant pas à pas, désemparé, honteux et vaincu.

La maison paternelle devenait pour Georges un lieu d’épouvante; il dut faire un effort, dont il ne rougissait même plus, pour accorder quelques instants à Passy.

Il faudrait transcrire ici tout le journal intime de l’année 1894, depuis ce moment. A la première page d’un gros cahier, nous lisons ce mot souligné: Personnel.

A la dernière: Prière de détruire ce cahier, à cause de mon fils.

Il n’y a plus de raison pour respecter cet ordre, comme on le verra beaucoup plus loin.

1er janvier 1894.

Le premier, depuis trente ans, que je n’aurai point fait les dix-huit visites protocolaires. Excuse? Maman, papa, malades. Je fus seulement embrasser Mme Demaille. Elle ne semble pas comprendre l’état où est mon père, et le croit retenu par maman.

Le déjeuner à la maison, comme tous les autres matins: ni Blondel, ni Lachertier, ni Fioupousse, ni les secrétaires, ni même les tantes, que je suis passé voir en revenant de chez Rosemary. Elle m’a dit que j’aurais pu attendre jusqu’à ce soir:—La famille avant tout, Georges! Voilà une leçon! Ses cadeaux lui ont-ils fait plaisir? J’ai déposé pour elle une somme de cinq mille francs, au Crédit lyonnais, dont elle pourra se servir selon ses premiers besoins, en cas d’accident. Livrée à sa fantaisie, loin de moi, que lui adviendra-t-il?

(Ma main tremble en écrivant ces mots, comme parfois après ma première cigarette du matin, si je suis pris d’un vertige).

Cette page liminaire ne devrait contenir que les noms de mes parents. L’an prochain, où seront-ils? Cette journée, je la leur devais.

Je vois Rosette telle qu’elle est, peut-être un peu embellie, quoique je connaisse ses limites, ses faiblesses. Je me force souvent pour rester là où elle est, mais si je m’absente, comme un aimant elle m’attire. Me désire-t-elle? Je ne la désire pas toujours non plus! La conversation languit, je m’ingénie à la distraire, et, désœuvrée, elle s’ennuie de mon ennui. Nous dégageons du morne. Et je suis à elle, comme les «Pourceaux» sont à Lucia!

Où sont mes craintes de naguère pour la santé de maman? Rosie, maintenant, m’en inspire et d’injustifiées sans doute?

Rosie me donne des conseils. Elle est admirable. Quelles leçons je reçois d’elle!

En vain!—En ce premier janvier d’une année dont je prévois les drames, je ne désire que le tran-tran quotidien, languissant, 365 jours égaux, fades, de bonne veulerie sans pensée.

Peindre devient chez moi un geste machinal.

15 janvier.

J’ai envie de faire des allusions devant maman, de lui dire que Rosette a aussi des sentiments pieux, et qu’elle m’envoie à Passy. Tant que je n’aurai pas fait mes confidences, ce sera intolérable. Maintenant, si je suis assis sur le sofa aux ressorts détendus, à côté d’elle, il me semble que je lui mens, puisque mon esprit est ailleurs. Je crois que je vais lui parler; mais par où entamerai-je la conversation? Maman ne me demande plus ce que je fais, quel modèle pose pour moi, on dirait que maman se doute de quelque vilaine affaire; elle me regarde et me dit:—Tu n’as pas l’air heureux,—mais elle ne se demande pas, grâce à Dieu! si c’est elle qui m’attriste. Sa pensée est à l’église; la mienne est dans le petit logement que Rosemary s’obstine à ne point quitter; maman attend l’heure où son nouvel abbé, paysan bourguignon, viendra la voir; et, je regarde la pendule: Rosie est-elle rentrée? S’habille-t-elle ce soir pour «son abonnement» de l’Odéon, où l’on ne va pas en peignoir? On joue Chatterton. Rosie eût préféré une pièce moderne. Dîner avec elle chez Foyot? Deux ou trois «Monstres» de Lucia y prennent pension; ce soir, nous dînerons donc chez Lapérouse, ou bien à la Tour d’Argent.

Je quitterai maman quand, à la porte, sonnera l’abbé Pingoud; je sauterai dans un fiacre, j’arriverai chez Rosette. Les concierges m’apprendront qu’elle n’est pas rentrée du jour. Où sera-t-elle? Où, où donc? J’attendrai sur le trottoir, n’ayant point la clef. Et le temps me semblera court, quoique je compte les minutes. Où est-elle? Je suis à la fois impatient et... et peu pressé.

A huit heures et demie, comme hier, la voici! Elle traîne ses talons. La représentation commence à huit heures, on n’aura pas dîné, elle sera sale et décoiffée.

—Mary, you really are too impossible, dearest, why do you make fun of me so?

Rosemary prétendra sortir de chez le dentiste.

Les dentistes ne travaillent pas le soir. Rosemary aura «fait des courses». Le Bon Marché, le Louvre? le Printemps? Où? Pas de réponse.

—On arrive toujours à temps au théâtre, dira-t-elle négligemment.

—Mary, Mary! Et moi qui me morfonds sur le trottoir! La concierge m’avance une chaise dans sa loge, mais je préfère, naturellement, à Mme Bard et ses ragots, le silence de la rue, l’oreille aux aguets pour reconnaître le son de ton pas, ton odeur, dès le tournant, à gauche. Ton odeur! ô Rosie! je vais toucher tes cheveux, ta peau froide...

Février...

Il lui échappe parfois des mots où sa véritable nature, noble et fière, sensible, réapparaît soudain; mais elle les regrette aussitôt dits. Hier, comme elle résistait à mes ordres après ses épuisantes bronchites, j’annonce que je vais la faire ausculter. Le Docteur Martin s’occupera d’elle. Mary affirme qu’elle ne s’est jamais sentie plus forte. Je perds patience et lui dis:—Triste jour, celui où je t’ai connue! Depuis que je t’aime, ma vie est telle, que je voudrais que nous ne nous fussions jamais rencontrés.

—Pas moi, fait-elle, que serais-je devenue sans toi?

Une pareille réponse vous chavire le cœur. Nous restâmes tout le soir la main dans la main. Les pauvres, qui ne peuvent pas s’extérioriser par la parole!

Février 17.

Mary tousse, elle a de la température. J’ai perdu confiance en le docteur Martin; il me fallait bien demander à mon père une lettre d’introduction auprès du professeur Lardan, spécialiste des voies respiratoires; papa me demande auquel de mes amis est destinée cette lettre.

—Pour un de mes anciens modèles.

Et je ne me contiens plus, je lui parle avec attendrissement de Rosemary, j’en ai peut-être trop laissé entendre!

—Il y a longtemps que je te suis—m’a-t-il avoué—je n’osais rien dire... Avec ta maman, tu n’es plus le Georges d’autrefois: Georges, tu as des préoccupations hors de chez nous... tu aimes quelqu’un. Ne me dis pas qui. C’est une malheureuse? Cela suffit.

La terrible réserve de papa! Comme il aimerait Rosie! A-t-il compris? Tout de même, le mur est plus haut entre nous! Trop tard: le brave homme n’aurait plus la force de faire le geste. D’ailleurs, il se désintéresse, chaque jour davantage, de tout, de moi. Il semble regarder l’au-delà. Sa voix est méconnaissable, M. Lardan ne m’a pas caché ses craintes....

Emmené Rosemary à la consultation. Dans le cabinet du docteur, une scène: elle ne voulait plus de ma présence à cette visite; donc je me retire dans un salon d’attente; mais au bout de cinq minutes, le professeur me rappelle, Rosie est incapable d’expliquer ce qu’elle ressent. Quand je la vois déshabillée sur un sofa, je me détourne.—Vous l’avez souvent vue comme ça, n. de D.!—dit cet animal de Lardan. Ça vous gêne?

—Mais, docteur, pourquoi la dévêtir complètement?

Ces médecins restent toujours les odieux carabins de l’Ecole, leur indiscrétion est telle que papa saura tout, Lardan a déjà peut-être fait des plaisanteries obscènes; et comment exprimerais-je à ce rustre la qualité de mon sentiment pour la petite?

Papa comprendrait, si j’avais le courage de me décrire! Sentiment tout à fait genre papa. Et cependant?... La plupart des gens ne comprennent que ce qu’ils ont eux-mêmes ressenti.

Au retour de la rue de Rennes (il était dix heures, M. Lardan n’ayant que sa soirée de libre), Rosette fut plus silencieuse que de coutume.

Nous passâmes une demi-heure au Concert Rouge. On jouait un trio de Schubert, assez plat (sauf le scherzo). Rosemary verse une larme.

—Pourquoi on ne va pas plus souvent à la musique?

Je lui promis de lui en faire entendre autant que possible.

—Au Concert Rouge? Je parie que tu ne te montrerais pas avec moi, le dimanche, chez Colonne! Pourtant, on y joue rudement bien la Damnation de Faust. Walter trouvait ça épatant.

Qui est Walter? Saurai-je jamais? Peu probable. Un de plus!

Je crois qu’elle est, au fond, artiste comme une autre; elle n’a pas d’opinions absurdes; quand elle regarde un tableau, elle ne répète pas ce que j’ai dit, et si elle se lance... eh bien! ça ne m’agace pas, ses remarques sont souvent justes. Mary, dearest! Si nous pouvions nous soigner ensemble! Malade, j’aurais plus d’action sur elle, nous prendrions les mêmes drogues: mais j’ai les bronches solides, hélas!

Mars...

Dois-je me réjouir ou m’alarmer? Rosemary m’a fait des aveux ce matin. Si c’était vrai: Etre père!

Mon orgueil, de ce fait, pour le moment, m’empêche de trop penser aux suites. Et pourtant? Elle s’inquiète de ce que je ferais s’il y avait un résultat. Je n’ose arrêter ma pensée sur un événement qui déciderait de mon avenir; car, n’ayant plus qu’un désir: Ne jamais la quitter (hier encore si invraisemblable, si irréalisable), me sentirais-je à elle, pour toujours, rivé, oui pour toujours... mais, nous ne ferons, ni l’un ni l’autre, de vieux os. Nous nous usons l’un contre l’autre comme deux bagues.

Mars 18.

Je ne laisserai point disparaître papa sans lui avoir montré celle qui sera peut-être la mère d’un petit-fils ou d’une petite-fille à lui. Il se promène après déjeuner sur le quai de Passy, au soleil de ce premier printemps qui fait sortir les bourgeons. Je me promènerai avec Rosie à la même heure, nous nous rencontrerons, et alors?

Mars 20.

Il advint ceci:

Nous étions en fiacre, papa marchait le long du parapet, et soutenu par Antonin. Je fis arrêter la voiture, présentai une Rosie muette, effarée et l’air arrogant. Papa lui demande si je travaille bien, si elle pose beaucoup pour moi. Elle répond:—Non, il y a longtemps que Georges ne me fait plus travailler; il me croit phtisique, il m’assomme avec ma santé, depuis l’auscultation; votre fils croit toujours qu’on est foutu, vous, monsieur, sa mère, nous tous foutus, enfin c’est rasant!

Papa parut frappé par ces paroles; je brusquai les choses, nous remontâmes en voiture.

Mais papa l’a vue! Enfin!...

Mars 23.

Je ne puis plus prendre sur moi d’entrer dans le cabinet de papa, depuis le dialogue sur le quai. Et pourtant, c’est le tour de ma pauvre chérie, de subir la présentation officielle; il est nécessaire, qu’elle connaisse Rosemary, je tiens à ce que Maman la connaisse. Tirons nos plans; ayons du doigté. Rosemary qui n’y comprend pas grand’chose me dit:—Tu sais, si c’est pour moi, tu pourrais ne pas te «décarcasser»...!

Mars 30.

Un nouveau souci: l’argent! trouver une somme suffisante pour assurer, à une compagnie anglaise, l’être qui naîtra bientôt de Rosemary et de moi; et ensuite, plus que le nécessaire, tout! Je supprime mes dépenses personnelles. Il est un plaisir divin dans la privation «sentimentale». Les choses auxquelles je tenais le plus ne m’intéressent guère, je me sens grandi, meilleur, dans un autre plan. Je ne puis croire qu’une affection comme la nôtre ne soit pas d’un ordre supérieur, puisque tombent tour à tour les préjugés; les menues habitudes des égoïstes font place à l’oubli total de soi-même—ce sentiment est une nouvelle forme de l’inquiétude, unrest, care. Il n’existe pas de mots en français pour ces subtilités impondérables, ces bonnes et mauvaises sensations qui vous stimulent.

Je m’avise que parmi tant de choses inutiles pour moi, il est, à l’atelier, des bibelots de valeur que je pourrais vendre. J’ai déjà proposé toutes mes études, en bloc, à Mannheimer. Combien allait-il m’en offrir? Je me mettais dans la gueule du loup. Il a pris le tout pour dix mille francs; je placerai donc cette somme au nom de Rosemary, en plus des 120 francs par mois, que je payais, avant, pour son assurance. Meubles, objets utiles ou d’agrément: je les fais transporter chez elle; si jamais maman s’aperçoit de ce que j’ai déjà soustrait et fait disparaître de la maison! Antonin demande:—Est-ce une erreur? Il n’y a que trois douzaines et demie de cuillers en vermeil, avec deux A entrelacés. Maman oublie, heureusement, et Antonin ravage l’office, cherche partout, ne trouve rien; Nou-Miette se rappelle quatre douzaines qui venaient de grand’mère. Alors on recommence les rangements. Enfin, Antonin s’adresse à moi; je nie; j’accuse Gonnard—on ne se servait plus de ces vieilleries-là... Ah! si l’on pouvait n’avoir point à mentir, comme si l’on faisait un crime, alors qu’on est tout flamme, tout don, au-dessus de soi-même, en état hyperphysique: propre, blanc, ardent comme un soleil!

15 Avril.

Une ardeur au travail, un besoin de produire... il faut vendre, et non pour soi: pour une mère, un enfant à soi. Obligation de se remettre au portrait; certes point aux portraits gratis, mais à ce que Rosemary appelle les «pot-au-feu». La pauvre fille ne m’y pousse jamais, elle qui refuserait tous mes présents (fière, vivant de rien) et elle ne pourrait comprendre que c’est pour moi autant que pour elle, que je veuille l’entourer décemment. De la part d’une demi-Anglaise, incompréhensible! Mais elle n’a nulle coquetterie. Elle est sublime! Il y a tout de même des saintes, sur terre.

—Si ça n’est pas pour moi-même que je te plais, mais à cause de tes nippes, tu sais, dit-elle, je n’en veux pas! Ce que tu peux être rasant, avec tes manies! Moi, je me sens bien dans ma robe de chambre. Sa robe de chambre! Oh! ce n’est pas anglais du tout, cela!

Je préférerais que Rosemary eût une moindre aversion pour la tenue et la toilette... Je crois qu’elle ne se mire plus jamais dans la glace. Mais la grossesse lui donne une majesté de madone flamande (Van Eyck). Tout de même, ne fût-ce que pour moi? Bête à moi, cela, pas très «hyper»...

Hier, j’ai descendu de la soupente d’anciennes études où Rosie porte sa robe de velours gris, d’Alfred Stevens; une ample jupe d’il y a vingt-cinq ans, avec une «tournure» par derrière, des gants de peau de Suède, une toque en lophophore, genre Lautrec et Degas. Ces morceaux prennent déjà du style. Il faut que les portraits datent. Rosemary avait alors un coloris charmant, avec ses roux, son teint de lait d’amandes.

Aujourd’hui, le visage osseux, les yeux insondables, elle n’a plus cette fraîcheur de poire à peine mûre! Je vois donc encore les êtres tels qu’ils sont, comme je voyais même Jessie, Lucia, Maman? On se damnerait pour une heure d’illusions et d’inintelligence! Bien naturel, que Mme Peglioso n’ait jamais été contente de son portrait, et que les Américains m’embêtent parce que je ne leur donne pas «a pleasing expression». Le visage humain, une prodigieuse chambre claire. Par suite de quelles conventions et de quelles habitudes d’esprit, les hommes forment-ils leur concept de la beauté? Une oreille est un appendice monstrueux et qu’on compare, en poésie, à une conque! Un nez, une bouche? des appareils peu propres. Et pourtant, le nez de Cléopâtre... si le nez de Rosemary eût été?... Son nez n’a pas le galbe que les Américaines donnent à leur peinture, comme un schéma idéal de la «beauté dans l’éternel»! Et l’on dit que Dieu créa l’homme à son image!

25 Avril.

Dépression. Rosemary est lasse. Le tête-à-tête est épuisant. Toujours se mettre à son niveau, trouver un sujet de conversation; ce qu’il y a de sublime, c’est sans doute de s’aimer ainsi sans avoir rien à se dire?

Conversation? Monologue. Entre Passy et chez elle, plus d’occasions d’échange; plus même de théâtre, plus de restaurant, plus de concert. Sinon Maillac, avec qui m’entretiendrais-je? Je me rouille, je ne lis plus. Maillac s’étonne, il sent qu’il y a quelque chose.

Cet aveugle, misérable loque, me raconte les amours de Berlioz, et parfois les siennes. Je me retiens de lui répondre:—Si vous saviez!—car sa Florette nous écoute.

Vinton est toujours un passionné de Berlioz. Ces messieurs ont fait une description de Berlioz à vous tirer les larmes des yeux. C’est ainsi, les artistes. «On ne crée que dans la misère et la douleur.»

Maillac, qui ne crée rien, se dit heureux: et il a Florette.

Retour jusqu’à Passy, par les quais, par une fin de journée radieuse sur la Seine, les Champs-Elysées, les voitures, les femmes, les enfants qui jouent, les marronniers roses, l’air tiède et léger; chacun court, semble avoir un but. Où va-t-on toujours ainsi devant soi, qu’un train ne parte jamais vide, qu’il y ait cette mystérieuse répartition, égale, éternelle, de l’activité? Un but? Ils en ont tous un. Moi, j’avais mes devoirs à la maison... avant l’autre impérieuse obsession. Que de temps perdu, avec mon accoutumance aux attentes vagues, aux stations dans le fiacre; ou bien à m’asseoir chez Rosette, incapable de lire car elle est dehors, Dieu sait où! Aujourd’hui comme tous les soirs, après le mauvais fricot de la concierge, quand Rosie eut fini ses rangements de ménage, je suis resté immobile et impatient, cloué sur ma chaise. Et quand l’enfant sera là...?

Le Journal continuait de décrire le monotone dévidage des jours avec une ironie et une candeur qui se discernent mal l’une de l’autre. Mme Aymeris veut partir pour la campagne, dès Pâques. Georges lui représente l’état de son père, elle ne peut plus le laisser seul à Paris avec Mme Demaille.

M. Aymeris désire que Mme Aymeris s’éloigne, bien résolu à mourir seul, sans avoir à lui parler de son fils. Mme Aymeris passera l’été dans le Calvados. Georges se promet qu’il ira «de l’un à l’autre».

Après des semaines de pluie torrentielle, le temps se mit au beau, à la Pentecôte. C’était déjà l’été. Mme Aymeris, qui ne quittait jamais Paris de si bonne heure, avança son départ et expédia Antonin à Longreuil, pour mettre le manoir en ordre; les domestiques s’étonnèrent, car leur maîtresse semblait hier encore inconsciente des saisons. Ayant des travaux à achever, Georges dit qu’il ne s’absenterait que beaucoup plus tard. Me Aymeris déclara qu’il se sentait trop faible pour se mettre en route, les médecins ne le laisseraient d’ailleurs point s’éloigner d’eux. Mesdemoiselles Lili et Caroline approuvèrent leur frère:

—Alice n’est plus avec nous—disait Caroline à Lili—la belle besogne que ses confesseurs ont faite là! Sais-tu ce qui l’attire à la campagne? Alice cherche le prêtre qui flattera sa sénile manie, et ne l’ayant pas trouvé, elle retourne vers M. le Curé de Longreuil; ce paysan lui a toujours plu.

Lili ajoutait ses remarques:—L’an dernier, Alice a fait des tentatives pour se lier avec lui, mais la crainte, sans doute, d’une correspondance suivie, pendant l’hiver, l’aura retenue. Je l’entendais l’autre jour dire à Nou-Miette qui la coiffait:—S’ils étaient raisonnables, ils nous laisseraient toute l’année en Normandie. Pour les malades, les exercices religieux sont plus commodes au village, je suis trop infirme, Paris n’a plus de sens pour moi. A Longreuil, je reprends des forces, je ne me suis jamais bien portée que là-bas. M. Aymeris n’a plus besoin de moi. Mme Demaille le dorlotera.

Ces demoiselles ne ricanaient plus:

—Pauvre Alice! Elle ne se rend pas compte de l’état où est notre frère, il n’en a plus pour longtemps. Caro, la fin de Pierre sera abominable. Alice est d’une agitation qu’on ne peut soutenir. Par peur de la névrose, Pierre n’a point permis qu’on la soignât (comme je t’aurais soignée, chérie)... Mais après tout, Pierre la connaît mieux que personne, il a dû se renseigner auprès des princes de la science. Nous deux suivons notre ligne de conduite: Ne jamais s’occuper des affaires des autres. Pas de responsabilités! Quand on a souffert, comme moi, on en vient à se dire qu’à l’âge de Pierre, la fin est une bénédiction! Alice est heureuse, au fond, dans son égoïsme; son rosaire lui suffit, son regain de piété lui rendra plus douce la préparation au grand départ.

Pour une fois, la perspicace Caroline n’était point de l’avis de son adorée:

—Non, Lili, Alice est à la torture. Puisqu’elle veut aller à Longreuil, prenons-en notre parti, nous l’accompagnerons; là-bas, il n’y a pas de directeur janséniste, le bon curé fera tout à fait l’affaire.

Lili redoutait «ses coryzas à n’en plus finir».

—Je n’irai certes pas à Longreuil. Après les pluies du printemps, on en pince pour tout l’été; quant à l’automne... il ne manquerait plus que cela!...

La situation mettait à l’épreuve ces craintives vieilles filles, le sens du devoir et le culte de la famille auraient-ils la force de leur faire rompre des habitudes de cinquante ans? Elles se rendirent à l’évidence, puisque les médecins ordonnaient qu’on séparât Alice de M. Aymeris, «au moment où une catastrophe allait peut-être se produire». Les quatre-vingt-douze ans de Mme Demaille la rendaient, à leurs yeux, négligeable... «même à l’heure, disaient-elles, des testaments». Elles iraient donc à Longreuil.

M. Aymeris avait hâte de voir tout le monde quitter Passy. Il combina avec Antonin des arrangements domestiques. Mme Demaille viendrait encore une fois, pour l’été, chez lui; on meublerait pour elle le pavillon que les Gonnard avaient jadis... profané, mais ces horreurs étaient si loin, si loin!

Ces demoiselles, pleines d’amertume, dénonçaient la conduite de leur neveu: ce fils, naguère si attentif auprès de sa mère, ne venait plus qu’à de rares intervalles, et comme détaché des siens; nul doute qu’il ne fût «pris ailleurs» et la proie de quelque misérable créature. Avaient-elles été clairvoyantes, dès le temps où Georges, encore gamin, pleurnichait avec sa Jessie!

Pendant les préparatifs du voyage, Georges réoccupa pour quelques jours sa chambre d’enfant; une mince cloison s’élevait entre son lit et l’alcôve de sa mère. Nou-Miette, refrognée, le servit comme jadis, il retrouva sa veilleuse de porcelaine, la petite flamme faisait mouvoir les fleurs fanées de la tenture bleu pompadour; les fantômes reprirent forme, sa chemise, ses habits, redevinrent ceux du lycéen; il était incapable de sommeil:—Papa et maman ne se reverront plus, après les adieux du départ! papa seul s’en doute—songeait-il—l’atmosphère de Passy est suffocante; papa, selon sa coutume, ne parle point et il souffre. A-t-il un confident? Mme Demaille retombe en enfance.

Georges se relevait, la nuit, contemplait son père, du fauteuil où il s’asseyait pour avaler, avant le lycée, une tasse de chocolat; M. Aymeris fût-il éveillé comme alors, ou qu’il dormît comme maintenant, l’échange ne se faisait point entre eux. Georges conversait avec son père, à la façon de sa mère avec le crucifix de la rue d’Ulm. La respiration du malade s’arrêtait, la physionomie se contractait en une expression d’angoisse, les chairs étaient livides, à part les paupières si cernées et si sombres, que Georges crut parfois y distinguer une prunelle, un regard, alors que son père dormait.

Le professeur Blondel écrivit à mon ami, lui demandant un rendez-vous, et lui révéla le mal qui consumait M. Aymeris. Georges ne devrait plus le quitter; la volonté formelle de M. Aymeris était qu’on laissât partir sa femme. Craignait-il de s’attendrir, à l’ultime instant? Voyait-il dans sa chambre aux persiennes closes, deux femmes agenouillées auxquelles il ne dirait rien, devant les gardes religieuses, le professeur Blondel, et qui, s’il parlait, n’entendraient pas le sens de ses aveux?

Georges retourna chez Rosemary, s’arma de courage pour lui dire:—Je te quitte, Rosie, il faudra que je surveille mon père quand je ne serai pas à Longreuil auprès de maman... Et toi, ma chérie, te laisserai-je seule, dans l’état où tu es? Je vais être écartelé... Si du moins j’avais mon travail à la campagne! Mais non, rien à faire... quel temps perdu!

Mon ami, ces paroles à peine proférées, était confus de son égoïsme d’artiste. Son travail! Sa peinture, quand l’heure sonnait un glas! Abominable mysticisme de l’Art!

Parfois, dans l’atelier de Longreuil, l’artiste avait tressailli pendant qu’il se hâtait de peindre des fleurs dont les pétales se détachaient un à un, et tombaient sur la table, avec un bruit à peine perceptible; les cloches de l’église du village annonçaient aux habitants du bourg qu’une âme se séparait d’un corps.

Et ce soir, chez Rosemary, un carillon lent, lourd, funèbre, parti d’innombrables clochers, bourdonnait dans le tympan de Georges et il en avait une sorte de vertige, tout s’anéantissait autour de lui... Rosie tirait gauchement l’aiguille, elle ourlait un minuscule bonnet à trois pièces; cette femme était tout son espoir, incarnait un avenir, un double avenir, avec la petite créature qui déjà remuait dans ce ventre recouvert d’un tablier bleu de servante.

La plupart d’entre nous craignent l’âge qu’ils vont prendre; nous tressaillons comme l’avare qui porte sa fortune dans sa poche et croit entendre le pas d’un voleur sur la route. La trentaine déjà nous semble être la ruine, nous regardons fuir la jeunesse, comme un enfant regarde se vider un sac de bonbons.

Qu’est-ce que Georges avait à regretter? Du moins pouvait-il, de l’avenir, attendre un moindre mal?

Ce fragment du Journal (15 juillet) marque cet état d’esprit au crépuscule de la famille Aymeris.

D’ici quelques mois, il ne restera plus personne de ceux qui me formèrent, rien de ce que j’ai connu, depuis que mes paupières se sont, pour la première aube, ouvertes à la lumière et à la connaissance.

La maison de mes pères se fermera, je n’en dépasserai plus le seuil. Ce qui a cessé de vivre est, par pitié, recueilli dans l’urne funéraire ou dans un cercueil; jetez donc nos cendres à travers l’espace, qu’elles se dispersent dans l’air et se répandent au hasard des vents! Si je blasphème, c’est que je ne crains plus ce que j’avais tant redouté, car je fus l’enfant qui tient les jupes de sa bonne, qu’elle ne le perde pas dans la foule. A cet instant parvenu, et auquel je ne croyais plus, voici la dislocation du cortège, les «Centenaires» deviennent des morts. Et il me semblait que je ne pusse point leur survivre!... O mélancolies sans cause, mélancolies «d’enfant de vieux», comme on l’a dit parfois! Et j’assiste à ces agonies, comme les chiens de chasse que le valet retient, tandis que les chevaux s’élancent au son du cor. Chez moi, impatience de vivre: soif d’autre chose, fringale pour tout ce qui vit, horreur juvénile de la lenteur, du silence, dégoût de la déchéance!

Même auprès de ma bien-aimée mère, si je caresse l’aveugle Trilby sur ses genoux, et m’avise que la chère respiration de maman tout à coup s’arrêtera dans la chambre, j’observe ma main, je m’efforce de m’apitoyer; mes bagues et celles aussi que Maman me laissera un jour, tomberont dans la bière, d’osselets dépouillés de ma peau, et qui auront été mes doigts. Mais, aussitôt, l’afflux du sang au cerveau m’entraîne, je galope à travers les blés mûrs et les vertes avoines, sous le soleil de juillet, vers les foules dansantes, vers la foire et vers la fête... et je rêve de trains, de bagages pour les confins du monde, je vois la fumée noire des steamers, et rêve des régions inconnues de l’Orient, de l’Equateur, je veux partir! Joie! Gauguin tourne le dos à la France, cingle vers les rives où Rarahu couronne de fleurs sa tête de faunesse tropicale, et enlace de guirlandes le flanc poli des grands nègres, à la cadence de reptiles qui se lovent.

Calme-toi, mon sang! Maman est seule à Longreuil. Depuis trois semaines, je ne lui ai point écrit—et elle commence de me désirer; les tantes me hâtent de la rejoindre; je prends pour excuse les soins plus pressants que je dois à mon père. Et je mentirai! ce n’est ni pour papa que je reste, ni même pour Rosemary qui ne sortira plus de sa chambre, mais pour peindre, produire, créer. C’est pour courir à mes pinceaux, améliorer ou compromettre, détruire peut-être, une petite étude de quatre sous, que n’importe quel maître d’autrefois n’eût pas condescendu à regarder.

Tel est, chez l’artiste, l’égoïsme, l’orgueil, son désir de laisser une trace de lui. Il pense à ses tubes de couleurs, auprès de ses chers agonisants!... Amour, Art, Altruisme social, divinités aussi féroces que le Dieu de M. le curé... Mysticisme universel!

Georges prolongea tant qu’il le put son séjour à Paris, mais vers la mi-juillet, partit pour Longreuil.

Il retrouva Mme Aymeris galvanisée par le grand air d’une campagne, où l’influence de la mer se faisait sentir.

Mme Aymeris, ressuscitée, allait chaque matin à l’église, se promenait en voiture l’après-midi; les tantes assistèrent ébahies à ce prodige de la volonté.

Il ne restait que l’excitation nerveuse, à laquelle chacun s’était fait, depuis si longtemps, et ce que Nou-Miette prenait pour de l’animation.

Avec une verve fiévreuse, Georges commença et acheva, en deux semaines, ce qui devait être une de ses meilleures toiles: un châtelain des environs, M. de Champore—en costume de chasse—entouré de ses enfants.

Un soir, après la séance, modèles, peintre et autres habitants du manoir sont assis autour de la table à thé; Mme Aymeris est encore au presbytère, la petite bossue qui porte les dépêches se montre sur le perron, elle tend un télégramme à Georges: Présence indispensable, danger imminent. Georges cache le papier bleu dans sa poche, monte à sa chambre. Il n’y a plus pour Paris que l’express du lendemain matin. Il s’agira d’expliquer un départ si hâtif, mais, surtout, ne rien dire à sa mère, ne point mettre les tantes dans le secret! Il fera sa valise pendant la nuit, sans l’aide des serviteurs; Antonin, le seul auquel il puisse se fier, était auprès du moribond.

Georges, qui souffrait souvent de migraines, se couche avant le dîner. A la réflexion, il décide qu’il laissera un mot pour sa mère: une toile s’est crevée en tombant, il la lui faut réparer tout de suite, l’expédier en Amérique où Darius l’a promise à date fixe.

A 5 heures 1/2, il saute dans le train et il sera rendu, avant midi, auprès de son père.

M. Aymeris, seul dans le grand salon du rez-de-chaussée, où l’on avait dressé son lit, reposait, pendant que deux gardes, ses religieuses de la rue de Bayen, mangeaient à l’office. Les médecins, venus à la gare, avaient dit à Georges:—Et surtout, Monsieur Aymeris l’a encore répété hier: Que mon fils ne fasse pas venir sa mère!

Quand M. Aymeris l’aperçut, il se redressa contre deux oreillers placés derrière lui; il regarda si les portes étaient closes, fit signe à Georges de s’asseoir dans l’antique fauteuil vert; signifia d’un geste autoritaire, inconnu chez lui, qu’il ne faudrait pas l’interrompre, mais assez nettement prononça d’une voix sourde:

—Mon cher enfant, te parlerai-je donc, cette fois? Il le faut! Que je ne t’aie jamais rien dit, j’en ai souffert autant que toi. T’ai-je toujours bien compris? M’as-tu compris? Il me faudrait plus de forces et plus de temps qu’il ne m’en reste, pour... (M. Aymeris balbutia):—je ne retrouve plus ce que je voulais lui dire!—... et il reprit: Ecoute-moi: J’ai attendu la dernière minute, par égard pour ton excellente mère, car je la croyais plus malade que moi... et par crainte aussi que tu ne fusses point assez fort... pendant trop longtemps ai-je en toi vu le frêle rejeton de deux proches parents, trop tard unis? Ton frère, après ta sœur, nous furent ravis. Pour toi, j’eus des craintes, je me suis trompé... heureusement, je le sais... trop tard aussi... On m’a beaucoup prévenu contre toi; les tiroirs de mon secrétaire sont pleins de lettres. Ne les lis pas! Je n’ai rien cru... Certaines signatures te feraient de la peine... tes amis...

Georges ne put retenir:—Pas de Darius, papa, ces lettres?

—Non, mon enfant, pas de lui. D’ailleurs, ne te méfie pas... et rappelle-toi qu’il est plus noble d’être dupe que de duper.

M. Aymeris se reposait entre chacune de ses phrases.

—Rends à ceux qui te les demanderont les innombrables dossiers où leur nom est inscrit: secrets d’atroces misères... Mais revenons à toi: la plus intelligente, la meilleure des mères, que tu adores et qui t’adore, a-t-elle su ce qu’il faut éviter surtout dans la vie commune?... Ne contrarie personne, mon enfant! Respecte l’individualité des autres, car l’on n’empêche rien... Cette gêne si pénible entre toi et moi, je l’éprouvais avec ta mère, la seule femme cependant que j’aie aimée. Si tu me juges mal, sache que je n’agis que par respect de mon prochain... Je meurs plus tranquille, maintenant que je te crois capable d’indépendance; tu jouiras de la vie. T’en avons-nous empêché? J’eusse absous tes fautes, si tu en avais commis... ces fautes eussent été les miennes, les nôtres. Pardonne à des vieillards. J’agissais pour le moindre mal de tous. Il n’y a sur terre, pour un cœur loyal, que de choisir sa mission et de l’accomplir... les croyants et les incrédules atteignent les mêmes fins, en donnant des noms divers à une seule et même chose: il s’agit d’être un honnête homme.

Tu as pris de ta mère ce qu’il y avait de plus précieux en elle: la volonté; ta persévérance dans le travail m’en est garante. De moi, tu as reçu un don qui fait souffrir, mais dont il n’y a pas lieu d’être honteux: la commisération humaine. Va! Tu peux marcher seul; tu le seras bientôt...

Ici, le moribond s’arrêta encore.

Georges découvrait son père. Georges n’aurait point autrement parlé... Pourquoi avaient-ils, tous les deux, attendu pour se reconnaître?

M. Aymeris réclama un oreiller de plus, et soutenu par son fils qui lui baisait le front, il dit:

—Et que ta chère maman ne soit pas ici, quel souvenir pour toi, quelle douleur pour nous! Ai-je eu trop de ménagements? Fût-elle venue, je ne t’aurais sans doute rien dit!... Je te recommande la marraine de ta sœur, Mme Demaille. Avec son angélique douceur, elle était l’une de mes pupilles, je lui étais indispensable, parce qu’elle croyait en moi... Et demain, toi?... Je te laisse une fortune honorable, suffisante à tes besoins. Aime les pauvres. Crains la richesse. Réfléchis, si jamais tu songes au mariage... peut-être notre race a-t-elle assez produit. Que vas-tu faire? Que vas-tu faire, ô mon enfant? Je n’en veux rien savoir, de tes desseins, car rien ne sert à rien, s’agit-il de prévoir ou de conseiller. Laisse-moi croire que tu marches vers le bonheur, sache donner, ne méprise que l’égoïsme!

Après un long silence, M. Aymeris laissa choir sa tête, et ajouta ces quelques paroles:

—Vois comme il est doux de mourir, quand on ne se raccroche pas au clou! Si tout pouvait être fini après ceci! Je ne demande qu’à ne plus rien voir! J’ai trop vu de misères, je n’en puis plus!

La voix devenait à peine perceptible... ç’allait être le coma.

Serait-ce facile de mourir?—pensa Georges. Il appela les deux religieuses et le prêtre qu’elles avaient mandé. Antonin entra quand tout fut fini, une serviette sur les yeux en guise de mouchoir; s’agenouilla; puis, ayant poussé Georges vers le cabinet de toilette:

—Monsieur Georges, au nom des serviteurs, c’est Antonin qui vous cause, pourquoi que vous n’avez pas amené Madame? Toute la maison réclame Madame, on dit que ce n’est pas bien, ce que vous avez fait! Monsieur Georges sait que Madame Demaille est dans le pavillon, on la tient au lit, depuis ce matin elle tempête, elle veut voir le Maître; sa bonne nous injurie. Ah! Monsieur Georges, qu’est-ce que vous avez manigancé là? Les fournisseurs, les voisins vont faire une mauvaise réputation à Monsieur Georges, c’est abominable! Monsieur Georges si bon, est-ce croyable! Tenez: moi, je paye une dépêche! J’vas en faire une pour Madame... Oui, mais trop tard... Monsieur ne reconnaîtra plus Madame. Que faire, mon Dieu, mon Dieu! Si on appelait un autre médecin? C’est pas Dieu possible, que Monsieur soit mort... Moi, j’disais qu’on le laisserait passer, la garde disait qu’il fallait tenter une opération.

Georges prit les mains d’Antonin.

—Merci, mon bon. Mais vous ne savez pas ce que vous dites. Faites porter ceci.

Il s’assit au bureau, écrivit deux dépêches: l’une pour Longreuil: «Ramenez Maman par le premier train», l’autre pour Rosemary: «If you felt strong enough, might come before five o’clock.»

Antonin allait en charger la concierge; Georges se ravisant en rédigea une autre, quelques minutes après: «No, don’t come, your presence not wanted yet.»

Deux heures après, un fiacre apportait la réponse.

«Bien sûr que je ne serais pas venue! Inutile de m’inviter dans une maison où, le père vivant, je n’aurais pas été admise. J’ai pris mon parti, je sais ce que j’ai à faire. Si tu as pour moi de l’estime, tu approuveras ma conduite. Je t’ai été fidèle, je t’aimais.

Rosemary.»

Georges a deviné la détermination de l’étrange fille, veut courir jusque chez elle, mais comment s’absenter? On procède à la toilette, ce sont les répugnantes besognes, les formalités et les rites funéraires, à la mairie, chez Borniol. Quelqu’un désire voir Georges, et Antonin dépose sur le lit des fleurs avec la carte du baron Wladimir Aaronson, d’Odessa, et celle de Sarjinsky. Antonin murmure:—Voyez, M. Georges! le baron Aaronson; le lâche! comment qu’il ose? Et le Sarjinsky? O les cafards!

Cet Aaronson, l’ennemi acharné de Georges chez la Princesse Peglioso, Antonin se rappelait le mal qu’il avait fait à Me Aymeris déjà malade, les calomnies dont il avait été le colporteur. Et c’était lui le premier à venir, quand les journaux n’annonceraient que demain le décès du maître.

Voici pourtant d’autres bouquets, des gerbes avec inscriptions sur des morceaux de papier et des cartons: «A mon bienfaiteur», «Une reconnaissance fidèle», «Trois orphelins de Grenelle, qui ont retrouvé un père». Le timbre du concierge retentit; «des dames» sollicitent de Georges un entretien privé, immédiat; elles montent, envahissent la chambre. L’une d’elles debout à la tête du lit se lamente, psalmodie comme une pleureuse antique, manie des ciseaux et injurie les gardes qui l’empêchent de couper une mèche de cheveux: Assassins, assassins! Vous avez tué le grand homme! Qu’on fasse l’autopsie.

Georges entend une autre voix d’hystérique dans le jardin:

—Où est Antonin? Antonin! Antonin! votre maître n’est pas mort... J’amène un chirurgien allemand, le seul opérateur possible, suivez-moi, docteur, je suis ici chez moi! Au nom du Ciel, sauvons mon grand ami, les médecins français sont des ânes...

Dans le vestibule, quelques reporters notent les documents biographiques que d’autres énergumènes leur jettent en pâture. Georges compte les minutes en attendant sa mère. A huit heures, Mme Aymeris arrive de Longreuil, accompagnée de ses belles-sœurs et de Nou-Miette.

Sans ouvrir la bouche, d’un pas assez alerte encore, elle monte, se prosterne, baise les mains et les joues du cadavre, et s’empare d’un prie-Dieu, où elle égrènera son chapelet jusqu’à ce qu’elle s’assoupisse.

Nou-Miette la déshabille, la porte dans son lit, qui est dans la pièce contiguë. Elle s’endort sans avoir pu proférer une parole.

Le lendemain matin, après avoir dit ses prières au chevet de M. Aymeris, elle descend, traverse le jardin, pour voir Mme Demaille. La nonagénaire n’aurait pas compris la nouvelle, lui en eût-on fait part. Pour elle, M. Aymeris, ne pouvait pas être mort, elle ne savait plus ce que c’était que la mort. Les deux femmes se regardent, s’embrassent.

—Alice, vous voici donc revenue?—sourit Mme Demaille. Ce n’est pas encore l’hiver! Il doit pourtant faire bon, à la campagne!

Georges ramène près du cadavre Mme Aymeris, toute impatiente de savoir si M. Aymeris était prêt. Quel prêtre avait-il vu? A-t-il reçu l’extrême-onction? Qu’a-t-il dit? Comment s’est-il comporté avec le prêtre? Et Georges subit une autre scène, Antonin, les dames amies accablent Georges de nouveaux reproches. M. Aymeris est en léthargie. Des pointes de feu, aux quatre membres! Ah! Si Mme Aymeris avait été prévenue! La maison retentit, à nouveau, de cris et de conversations, Georges enferme sa mère dans la chambre, et c’est alors que les religieuses peuvent enfin raconter les visites de M. le Curé; mais la malade, d’une pâleur jaune et translucide, se recouche sur l’ordre des médecins.

Georges, vers le second soir, avait à se commander des habits de deuil. Il courut à Montparnasse.

—Où est Madame? demanda-t-il à Mme Bard, la concierge?

—Madame est partie sans donner d’adresse, la femme de ménage a battu tout le quartier; moi, je crois bien avoir entendu Madame dire au cocher: gare du Nord...

Georges essaye de parler. Impossible. Il escalade les cinq étages, pénètre dans le logement. Sur une crédence de cuisine, une enveloppe ouverte porte son nom.

(Je traduis de l’anglais).

Mon bon Georges,

Tu vas être furieux, je suis au désespoir de te faire de la peine, dans un moment où tu devrais être tout à ta famille. Je t’avais volé à tes parents, ils te reprennent, tu n’aurais jamais dû les quitter pour moi qui ne demandais pas, et au contraire, ce que ta bonté te dicta. Ai-je fait erreur? Je ne crois plus être enceinte. Je ne voulais pas te le dire, mais maintenant je le dois. J’ai des parents à Wolverton, ma fierté m’a retenue d’aller les voir en Angleterre, comme ils me le demandent. Si les choses s’arrangeaient, je t’écrirais plus tard. J’ai assez d’argent, ne t’inquiète pas. Tâche d’oublier une «inférieure» qui n’aurait jamais été ton égale, même si tous les notaires y avaient passé. Il n’y a, vois-tu, qu’une chose qui sépare un homme et une femme pour toujours, et tu sais quoi.

Tu m’as trop souvent, et ça n’était guère adroit, parlé de la Florette de M. Maillac. Non, tu n’as pas de tact; aussi, bon et généreux comme tu l’es, tu ne te fais pas aimer. Tu m’as blessée tout le temps, aux heures où tu croyais m’élever, m’éduquer, me cultiver, comme tu disais. Tu n’es qu’un «intellectuel», comme tu le répétais sans cesse avec mépris, quand il s’agit de certains de tes confrères. C’est moi qui suis inquiète pour toi: tu ne sauras jamais t’arranger. Je t’embrasse tout de même de grand cœur. Mais quelle chance qu’il n’y ait pas un polichinelle, tu sais où, le pauvre petit, qu’est-ce que tu en aurais fait? Allons, adieu, peut-être au revoir, qu’est-ce qu’on en sait?...

ta Rosemary.

Georges chancela, s’écroula sur une chaise de la cuisine, foudroyé. Mme Bard, comme il ne redescendait pas, monta voir ce qui se passait. La brave femme avait son idée: une rupture, un départ brusque, Madame ne reviendrait plus. Elle sonna à la porte; n’entendant rien, recommença, frappa. Enfin Georges vint ouvrir.

—Madame Bard, la vérité: elle vous a parlé? Qu’avait-elle comme bagage? Je n’ai pas encore visité l’appartement, venez avec moi.

La concierge, émue par la pâleur de M. Georges Aymeris, pénétra la première avec une bougie, et inspecta les quatre pièces du logement. Les armoires étaient vides; nulle trace des «affaires personnelles». Madame avait fait place nette, on aurait pu mettre un écriteau: logement à louer.

—Je vous laisse les clefs, Madame Bard. Il faut que je retourne chez moi, mon père est mort, je ne sais quand je pourrai m’occuper de vous; d’ailleurs il n’y a rien d’elle ici.

—Monsieur—gémit Madame Bard—Je la trouvais bien nerveuse depuis quelque temps, la pauvre Madame! Je disais l’autre soir à Bard: elle a l’air de se ronger, cette petite femme-là. Peut-être qu’elle attend un bébé, pardon de l’indiscrétion, M. Aymeris. C’était si fière, on n’osait pas la traiter comme une autre, dites, Monsieur? C’était une petite femme qui se tenait bien, malgré ses airs d’indépendance—on savait, quand c’était dehors, que ça ne vadrouillait pas, ça s’était bien rangé. Peut-être qu’elle n’est pas loin, elle reviendra! Mais vous devez en savoir plus long que moi, Monsieur Aymeris?

Georges brusqua l’entretien et, sans prendre congé, sortit de la maison, arrêta une victoria qui maraudait dans la rue. En voiture, il relut la lettre plusieurs fois; de retour dans la chambre mortuaire, il se mit à genoux entre ses tantes et, vaincu par l’excès de ses émotions, sanglota comme un grand enfant.

Antonin annonça: Son Altesse Impériale Madame la Princesse Mathilde.—Georges s’enfuit.

Mlles Aymeris se demandèrent sans doute ce qui provoquait cette crise et pourquoi donc en ce moment-ci plutôt qu’hier, au retour de leur belle-sœur.

Pouvaient-elles deviner qu’auprès de ce lit où gisait M. Aymeris, une «misérable drôlesse», qu’elles eussent tant méprisée, une inconnue, hantât l’esprit de Georges, petit-fils d’Emmanuel-Victor et fils de ce Pierre auquel une nièce de Napoléon était venue, de Saint-Gratien, rendre un dernier hommage; le grand homme auquel tous les journaux consacraient un article nécrologique en première page?

Le surlendemain, un corbillard des pauvres apparut. Une messe basse fut dite selon la volonté du philanthrope.

Les obsèques eurent lieu sans le concours de monde auquel les voisins se seraient attendus: nous étions à la mi-août. Paris était vide, la chaleur torride. La famille, quelques magistrats, MM. Blondel, Lachertier, Darius Marcellot suivirent jusqu’au caveau, avec une foule d’indigents du quartier, des sœurs de charité, des ecclésiastiques. Mme Aymeris ne put quitter ses appartements. M. le Doyen était venu, exprès, de Longreuil pour lui offrir son soutien; Georges, après la cérémonie, s’alla coucher, il avait la fièvre.

Quand il fut rétabli, il prit la résolution d’enlever sa mère, de ne plus jamais revenir à Passy. Ils vivraient à Longreuil.

Mme Aymeris, Georges et les tantes dînèrent, la veille du départ, chez le docteur Brun, l’ami intime de la famille. Mme Aymeris causa, elle paraissait plus présente, tenait des propos pleins de raison, insista même pour obtenir un rendez-vous avec le notaire. La soirée était chaude. M. Brun avait fait mettre la table dehors, sur une terrasse qui ressemblait à celle des Aymeris; le jardin était encore fleuri. Georges se réjouissait de voir sa mère presque gaie en cette réunion intime. Vers dix heures, elle se retira au bras de Nou-Miette; il n’y avait qu’à traverser la rue, car M. Brun habitait en face.

Le docteur retint son jeune ami sur le seuil, et lui dit tout bas:—Georges, j’ai peur que vous ne vous leurriez d’un vain espoir; votre maman est plus malade que ne l’était votre père, il y a un mois. Je ferai prendre des nouvelles demain matin; je ne suis pas tranquille pour la nuit.

Le docteur n’avait pas pitié! Quel coup, alors que Georges se demandait s’il ne marchait pas dans un rêve, et qu’il voyait sa mère plus consciente que naguère!...

L’expérience de la vie, pensa-t-il, rend les médecins cruels. Comment, comment allait-il tout de suite se préparer à une séparation qui, quelques minutes auparavant, lui paraissait lointaine? Il venait d’escompter les douceurs d’un armistice; sa tendresse pour sa mère se réveillait, et plus intense depuis que sa camarade l’avait quitté; quel besoin il aurait eu de quelques heures d’embrassement, larmes confondues, tout cœur à cœur avec la chère vieille!

M. le Doyen recevait l’hospitalité à Passy, pour la nuit; en cas de besoin, on l’appellerait. Georges dormit pesamment. Quand il se réveilla, Nou-Miette lui donna de bonnes nouvelles, sa maîtresse avait bien reposé, elle acceptait quelques aliments. Le train n’étant qu’à deux heures de l’après-midi, Georges eut le temps de passer à Montparnasse, il ferma le logement, alla chez le professeur Blondel dans l’espoir que le docteur Brun se trompait. Blondel lui conseilla de tenter encore le traitement roumain, ce régime féroce, toujours condamné par M. Aymeris. Ce n’offrait plus de péril, même si la malade, moins nerveuse, apprenait la nature de son cas. Les ordonnances furent remises au pharmacien, qui enverrait les médicaments à Longreuil, avec de nouvelles étiquettes.

Au bout d’une quinzaine de jours, les traces de diabète diminuèrent, puis disparurent. Georges crut à un miracle; il n’eut plus avec la malade de ces impatiences irritées, mauvaise conséquence, se dit-il, de la crise sentimentale dont il était délivré.

Et Rosie avait menti! Elle ne portait pas dans ses entrailles le fruit d’une triste passion. Il reprendrait pour quelque temps peut-être sa vie de jeune homme, celle d’un petit garçon et d’un protecteur à la fois.

Le mensonge de Rosie le rendait à sa mère.

La température fut à la fin de l’été et en automne, d’une douceur dont la Normandie nous récompense après des printemps humides et pluvieux; Georges peignit, à l’intérieur ou en plein air, des fleurs, si colorées à l’arrière-saison et qu’il préférait à celles des autres mois. Sa mère s’intéressait aux études, combinait avec lui des harmonies charmantes. Quelquefois, un peu agacée par les conciliabules de ses belles-sœurs, elle pensait:—Si nous étions seuls ici, Georges et moi, ce serait le bonheur parfait!

Mme Aymeris se laissa tromper sur l’espèce de sa maladie; son manque d’appétit, seul, lui donnait quelques soucis.

Jusqu’à la mort de son mari, elle n’avait plus fait attention à son régime, mais le professeur Blondel était «draconien». Les mets permis semblaient insipides à Mme Aymeris, de plus en plus privée de ceux dont elle était trop friande.

Elle se dessécha encore. La correspondance redevint régulière, de Georges et du Roumain; de féroces exclusions furent maintenues. Emportée et autoritaire comme elle le demeurait, la malade protesta à chaque repas, se plaignit de mourir d’inanition. Plus d’entremets, plus de ces fromages à la crème, son régal aux collations dans les fermes, et but des promenades qu’elle faisait, comme jadis, en compagnie de son fils, ou bien avec les tantes Caroline et Lili.

Entre le presbytère, les visites aux «points-de-vue» qu’elle ne se lassait de déclarer les plus beaux paysages de toute la France, qu’elle connaissait d’ailleurs très mal, la vie avait repris paisible; les affaires de succession viendraient plus tard. Georges et le notaire les lui avaient décrites normales et toutes simples. Le nom du cher défunt n’était presque jamais prononcé; on eût dit que par un accord des êtres et des choses, en cette saison de légères brumes, sans vents d’équinoxe, sans brusque hausse ni baisse du baromètre, Mme Aymeris dût jouir d’un double été de la Saint-Martin.

Georges se posa tout à coup cette question: Que devient donc Rosemary?

Il finit par découvrir une parente «aisée» de son amie, dont il avait perdu l’adresse. A force de diplomatie, il se la procura. Cette personne écrivit que Rosemary avait pris une place de house-keeper près de Wolverton. Il apprit le nom du patron et de l’endroit. Georges lui écrivit une lettre pressante, ne pouvant plus vivre sans nouvelles, mais il eut l’inutile prudence de prier Rosie qu’elle répondît poste-restante à Trouville. On attelait la carriole du fermier de Longreuil, quand la promenade de maman prenait une autre direction, et en ce cas il sortait seul. Il attendit des semaines, rien ne venait. Chaque jour enlevait un peu de ses espérances; il forma une résolution, de celles que Rosemary appelait ses «maladroites impulsions», ces incoercibles et brusques besoins qu’il ressentait comme sa mère. Il écrivit aux patrons de Rosemary:—Que devenait-elle? Il s’intéressait à elle comme à «une sœur», Mr et Mrs Mac Donald devaient savoir qui il était «de grâce, tenez-moi au courant, protégez-la, soyez indulgents pour elle».

La veille de la Toussaint, que l’on passait à Longreuil, Georges reçut un billet dont l’écriture lui rappela celle de Mme Peglioso: écriture conventionnelle, pointue et élégante d’Anglaise. Deux pages seulement. Il y était dit, d’un ton froid et n’invitant pas à plus ample correspondance, que Rosemary n’avait pas convenu pour le service de «parlour maid», et que son congé lui avait été signifié. Elle travaillait, disait-on, dans une auberge de Slough, près de Windsor, à l’enseigne: The Unicorn, chez une Mrs H. S. Smyth.

Tout ce que Georges avait craint, depuis qu’il vivait avec elle! Cette fille altière et folle d’indépendance recherchait ces situations-là, moins humiliantes pour l’anonyme qu’elle était chez ses maîtres de hasard, que pour son ami, si désireux de l’élever à lui; et ç’avait toujours été là entre Georges et Rosie, sujet à litige, s’il voulait lui faire entendre que, vis-à-vis de son amant, elle, si ambitieuse de «respectability», créait ainsi entre elle et ses «employeurs» des rapports plus pénibles pour lui que ceux d’une bar-maid ou d’une habilleuse d’actrice, avec leur clientèle... Rosemary avait eu bien des métiers, et celui d’habilleuse dans un théâtre de province lui avait paru le plus dégradant de tous. A Bordeaux, traîneuse de coulisses, elle avait fait les commissions des galants, bien profitables d’ailleurs, jusqu’au jour où, en plein visage, frappant d’une pièce de cinq francs un vieux rocantin de la ville, elle l’eut défiguré. D’un coup de tête, Rosemary refusa ce que son service l’obligeait d’accepter; de même rompue aux servitudes sans grandeur, la vagabonde, illogique, à une observation de Georges, le menaçait:—Attends un peu! je me mettrai dans une maison à gros numéro! Quand on ne peut avoir ce qu’on veut, moi je suis pour le pire; je rirais en montant à l’échafaud! Tu ne me connais pas encore!

Et je crois entendre mon ami qui lui répond:

—Et toi, te connais-tu? Si tu m’écoutais! Mary, Mary! Aies donc pitié, cesse de te moquer de moi!

Or elle était bien «dans sa ligne» et le destin de Rosemary déterminait cette nouvelle chute, les bas-fonds l’appelaient. Elle avait choisi l’Angleterre, sachant que Georges comptait, plus tard, y faire de longs séjours, peut-être s’y fixer, au cas où l’avenir ne modifierait point ses rapports fâcheux, depuis ses succès, avec les gens de son pays. Georges qui eût à tous ouvert son brave cœur enthousiaste, était si las des luttes stériles, si meurtri par l’incompréhension et l’injustice des autres, qu’il s’était promis de s’exiler en Angleterre, quand rien ne le retiendrait plus à Paris; et la grossesse de Rosemary avait donné plus de force à ses desseins, lui faisant entrevoir un possible ailleurs, la paix du «home», une villa dans ce Hampstead, qui est Londres et la campagne à la fois, une sorte de banlieue provinciale, comme l’ancien Passy des Aymeris.

Des nouvelles de Slough lui parvinrent. Grâce à des combinaisons subtiles, il avait organisé un système d’espionnage. Dès le retour de Mme Aymeris à Paris, il se remit à tirer des plans insensés: quelqu’un l’assurait que Rosemary avait été malade, après la naissance d’un enfant. Il se laissa convaincre, tant il souhaitait d’être père, et écrivit à son amie.

Rosemary lui répondit; ils entretinrent une correspondance de gamins, dont Georges me lisait des phrases sentimentales et ridicules qu’il admirait. Son travail était mou, il redevint plus impatient avec sa mère, retombée malade depuis peu. Une bronchite avait détruit tout le traitement roumain, et par une indiscrétion, elle réapprit le nom du mal dont elle était atteinte. L’hiver fut rigoureux. Elle s’empoisonna elle-même, de ne plus sortir. Les médecins ne surent quoi tenter. Bientôt la rupture de vaisseaux sanguins provoqua des embarras de la parole; Mme Aymeris se remit vite, puis ces accidents se répétèrent, se prolongèrent; et rien ne fut plus douloureux à Georges que le spectacle de ces attaques, l’hébétude qui s’ensuivait, un long débat avec la mort, aussi déchirant qu’avait été douce l’abdication de M. Aymeris, le père.

La religion n’était plus un secours.

Mme Aymeris parfois s’asseyait auprès de son fils, barbouillait la toile d’un doigt trempé dans la couleur.

Georges travailla dans l’atelier de Passy; sa mère était-elle absente? alors au moindre bruit, il croyait qu’on l’appelait au secours. N’osant plus prendre de rendez-vous pour des séances, il fit de la nature morte. Ses tantes ne s’éloignèrent plus, le Dr Brun traversait la rue, au signal qu’elles lui donnaient.

Georges n’eut donc que trop de temps à lui pour ratiociner, sans même la diversion coutumière des modèles, allant et venant, qui apportent un écho du dehors, et étouffent les soucis du peintre dans le bruit de leurs voix. Sa pensée, plus active dans le travail, se dédoublait, il se souvint que, dès son enfance, comme il déchiffrait la partition de Tristan, il avait entrevu son avenir, tout en s’escrimant contre les chromatiques harmonies; l’exercice mental et manuel d’une lecture ardue où s’absorbent les pianistes, semblait favoriser, chez lui, les plus précis des rêves diurnes. Indulgent à sa manie de noter, il nota ceci parmi ses impressions de chaque jour; par discipline, il notait tout et recopiait même ses lettres à Rosemary, qui se multiplièrent jusqu’à devenir un besoin maladif.

15 avril...

«Dearest, je ne sais plus que croire, tu t’ingénies à me tromper; et que me cache cette manigance?

Tu sais que je serai toujours, que je suis même aujourd’hui (et dans quelles difficultés), prêt à prendre le bateau pour te rejoindre. Il en va de ma santé, de ma vie. Fais, je t’en conjure, que j’aie la force d’accomplir jusqu’au bout ma tâche filiale, toi, si respectueuse de ces sentiments-là, ce dont tu m’as donné mille preuves. Aide-moi, au nom du Ciel, aide-moi à ne pas forfaire, je m’adresse à ta noblesse de cœur, écoute-moi! Ne serais tu donc plus la même créature?

«Un mot, une carte postale, une fois la semaine, n’importe quoi... c’est absurde et très mal, de m’avoir renvoyé les timbres-poste. Le sens de cette boutade m’échappe. Puisque tu n’as pas beaucoup d’argent, quoi de plus naturel que je te paie au moins des timbres? C’est un peu comique, tout cela. Si tu ne peux, de moi, accepter des timbres-poste, de qui accepteras-tu le nécessaire pour vivre? Je suis pour toi un père et un mari! On ne fait pas à ce point souffrir un autre être. Quel démon te possède? Mais je sais que tu haussais les épaules, quand je t’ouvrais le fond de mon cœur... Misérable petite femelle, tu tombes, tu tombes, à mesure que je veux t’élever! Tu m’obliges à te voir plus noire, moi que tu avais ébloui... Aurais-tu compris que, de toi, je pensais trop de bien? Te verrais-tu indigne de mon généreux égoïsme? Ton orgueil de misérable petite femelle, crois-tu le dissimuler quand tu prétends que tu n’as pas de droits sur moi? Façons de cuisinière qui fait de la dignité!...

Orgueil! That blasted pride of yours!... Vis-à-vis de moi, qui suis inoculé contre ce venin! It is really too mean of you, bewitching little dear of mine. Why, why, why do you go on so?...»

27 Avril.

«...Une carte avec une vue de salle d’hospice: mieux que rien! mais après des courses et des courses à la poste, des nuits blanches ou de cauchemars, recevoir ce bout de carton! Puisque tu en es réduite à soigner des malheureux à St-George’s Hospital, vais-je donc enfin te faire une proposition? J’y ai depuis longtemps pensé, sans jamais t’en écrire. Ma mère emploie (et fait plus que de les occuper) deux femmes. Les médecins, absolument hostiles aux religieuses, réclament une trained-nurse. Pourquoi ne viendrais-tu pas? J’arrangerais tout, je dirais que l’on t’a prise à Neuilly. Ce n’est pas très bien, peut-être, ce que je t’offre là, si l’on envisage la chose d’un certain point de vue; mais c’est le moindre mal pour un grand bien, pour me sauver et, comme je te le dis toujours, me protéger. Que puis-je faire de plus que d’implorer pour que tu rendes tes offices auprès de ma mère, c’est-à-dire près de moi? Consider it, Mary, a case of emergency...»

3 Mai.

«...Alors tu ne comprends pas? Tu me fais honte et tu choisis encore une carte postale.

Personne, heureusement, ne lit l’anglais chez nous: mais suppose qu’il en fût autrement! Ce que tu fais est monstrueux, je te le crie, parce que tu es capable, si tu le veux, de le sentir. Une femme sans pitié... Quelle mère aurais-tu fait! N’as-tu jamais eu de tendresse? Alors, tu te résignerais à m’apprendre une catastrophe dont tu aurais été la cause? Ton sexe est capable de tout, du meilleur et du pire, mais c’est le pire que tu réserves à ton Jojo.

Non, je ne puis y croire; viens, viens, viens vite, absolutely necessary!». N.-B.—Je traduis de l’anglais.

Lettre de Rosemary à Georges.—30 juin...

«...Je ne pouvais pas venir, et je vais te dire le pourquoi. J’ai lutté tant que j’ai pu, il faut maintenant que je te l’avoue; j’étais malade. Eh bien! oui, tu es père d’un gros garçon rose et blanc. Si ça n’avait été que pour moi, jamais, entends-tu, jamais tu ne m’aurais revue. Maintenant que le fait est accompli et qu’il vit, the darling, déjà plus bruyant que deux diables, je suppose qu’il n’y a plus deux partis à prendre pour une honnête femme.

....Je suis au bout de mes ressources et, as a matter of fact, c’est toi qui m’as donné le darling. Veux-tu que je te l’envoie? Je pourrais même le mener à Paris. Dis-moi comment faire.

Yours ever, Rosemary.»

Georges faillit s’évanouir, au reçu de ces lignes. Sa mère avait été plus mal encore et, la plupart du temps, ne reconnaissait personne de son entourage. L’urémie s’étant établie, Mme Aymeris pouvait à chaque instant être enlevée. Georges n’était pas sorti de sa chambre, même pour ses repas, depuis la veille. Il tenait sur ses genoux la vieille chienne Trilby qui, quoique aveugle, sautait à terre pour s’enfouir sous les draps de sa maîtresse. Georges, seul, en la caressant, l’empêchait de gémir ou d’aboyer. Mlle Caroline disait à son neveu:—Cette chambre a l’odeur d’un chenil, on devrait donner une boulette à cet animal. Ta pauvre mère ne s’en douterait pas, elle est déjà ailleurs.

Nou-Miette et la garde donnaient raison à ces demoiselles Aymeris, il n’était sain pour personne de respirer l’air d’une chambre de malade, où une bête âgée de dix-sept ans exhalait des parfums innomables. Georges considérait que Trilby devait être là jusqu’à la fin.

Si maman reprenait connaissance? Restons tous autour d’elle avec Trilby, j’y tiens.

La lettre de Rosemary agit comme un ressort. Georges, après en avoir pris connaissance, sortit sans chapeau, courut vers le bois de Boulogne, éperdu d’une joie sauvage. Dès qu’il fut dans une allée solitaire, il poussa des cris, bondit en frappant de sa canne les feuilles des marronniers.

—Je suis père, j’ai un fils, je suis père!

Il passa le reste du jour ainsi dans un subit oubli de ce qui, le matin encore, le clouait au chevet d’une moribonde. Les voitures se suivaient en deux files, aux Acacias; pour traverser, il prenait brutalement les chevaux par le nez, se courbait sous leur tête; les cochers murmuraient; quelqu’un, d’un landau couvert, appela:—M. Georges Aymeris! Qu’est-ce que vous faites?

Il ne se retourna pas. Il erra jusqu’au soir, et, près de neuf heures, le bois devint noir, une pleine lune rouge montait lentement derrière les frondaisons épaisses. Haletant, couvert de sueur, il redouble de vitesse. A la grille de sa maison, des fournisseurs voisins demandent des nouvelles de Mme Aymeris. Il les bouscule; le jardin est obscur; sur le perron, la chienne aveugle, qui s’était échappée, essaye de retrouver son chemin; Georges n’y prend pas garde, l’animal renifle et, suivant la piste de son maître, péniblement monte l’escalier. Du premier étage, Georges entendit un bruit comme d’une éponge mouillée qui tombe, et un grelot. Trilby, dans les ténèbres, étant passée entre deux barreaux de la rampe, s’écrasait sur les dalles du vestibule.

Antonin la soulève, elle râle déjà. Georges s’écrie:—N’y touchez pas! Et la portant dans ses bras, tendrement, la dépose sur le gazon du jardin, à un endroit où la lune, maintenant, fait un grand cercle de blancheur verte. Il se saisit de deux épais coussins dans la guérite où sa mère s’asseyait pour prendre l’air, et recouvre de cet édredon la chienne pour l’étouffer; en pleurant il relève plusieurs fois un des coussins, baise la tête de Trilby, jusqu’à ce que la respiration s’arrête définitivement.

Quand ce fut fini, il retourna auprès de Mme Aymeris, mais le Dr Brun le repoussa:

—Laissez-nous faire, Georges, l’émotion et la fatigue vous ont mis hors d’état de nous être utile. Couchez-vous, je vous l’ordonne!

Rosemary était à Paris trois jours après avec l’enfant. Il s’appelait James.

Toute décence mise de côté, devant le Dr Brun et les serviteurs, Georges porta le petit paquet emmailloté, se pencha sur le lit, appliqua contre le corps de Mme Aymeris—inconsciente, mais les yeux ouverts—le peu de peau que ne recouvraient pas les langes; pour ainsi dire greffant, par ce contact, sur la chair grise qui se détruisait, ces tissus aussi tendres que ceux d’une rose en bouton.

—Le vois-tu, chérie? C’est mon fils! Le tien! Touche-le! Baise-le!—disait-il. C’est moi! Et c’est James! Il s’appelle James, chérie! Tu l’auras donc vu, puisqu’il est né à temps, touche-le, touche-le!

Et il frottait l’enfant contre les mains et le front de sa mère.

Mme Aymeris sembla le voir, et, comme si elle fût sur le point de parler... mais un hoquet fut suivi d’un soupir final, les spasmodiques lamentations de Georges se mêlèrent aux vagissements du poupon.


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