Aymeris
2.
Lucia
LUCIA
LE misérable! Le coquin! s’écria maître Aymeris en menaçant du poing le soleil, son ennemi personnel. Ils vont tous avoir des méningites, ces pauvres candidats!
Georges, par 35° de chaleur, le 20 juillet 1879, sortait de la Sorbonne, bachelier mais malade; incapable de dire pourquoi ni comment il avait été «reçu». M. Cartel-Simon soutenait M. Aymeris dont le parapluie était ouvert, au lieu que, chancelant, il s’en servît comme d’une canne.
Il avait suffi que ce M. Cartel-Simon, helléniste et auteur d’un ouvrage sur la sculpture carthaginoise, traitât Georges non plus en élève ordinaire, mais en artiste et en lettré, pour que le jeune homme rattrapât le temps perdu à Fontanes.
Croyant peu aux pronostics du chirurgien et des médecins, convaincus, disaient-ils, que l’enflure de la jambe le dispenserait du volontariat, Georges avait «poussé jusqu’à la philosophie» à tout hasard, et «afin de ne perdre qu’un an dans les casernes». Il s’imaginait mal étrillant des chevaux, portant le fourrage aux écuries; mais son horreur de la marche lui faisait choisir la cavalerie. Il s’était imposé, le matin, quand son genou n’était pas trop gros, de faire un tour au bois sur le paisible cob Patrick, qu’avait jadis dressé Gabriel Gonnard. Cette bête lui rappelait des jours sentimentaux et romanesques avec Jessie, sa chétive compagne d’enfance, aujourd’hui vêtue en couventine, obéissante aux Révérendes Mères, «et d’une piété édifiante», écrivait la Supérieure.
Georges n’avait plus sa belle foi de premier communiant; à peine allait-il aux offices; et encore par pudeur. Comment avouer, soudain, que l’on ne croit plus, après s’être dit pape? Ses premiers doutes l’avaient saisi d’horreur, il éprouvait cette sorte de honte qu’un certain soir, sous les girandoles du cirque, je l’ai conté, il avait eue de lui-même.
Un homme! il était devenu un homme! Des poils faisaient une tache beige sur sa lèvre. Lili et Caro pensèrent: Diablesse de bête de chute! Le maladroit! Ce n’est pas nous qui aurions été aussi peu lestes! Sauter par-dessus les haies et barrières, nous en sommes-nous donné à son âge! Des garçons, voilà ce que nous étions!
Seules de la famille, elles déploreraient que Georges ne fût pas «bon pour le service». Elles 1’«affectionneraient» plus encore sous le casque de fantaisie dont la crinière bat au vent, s’emmêle aux poils d’une conquérante moustache. Caroline avait un faible pour les régiments en tenue de parade, ne manquait jamais l’occasion d’une cérémonie pour les applaudir. Si Georges pouvait être dans un de ces escadrons de dragons à plumet rouge, quel honneur, de lui toucher la main en se haussant sur la pointe des pieds!
Mme Aymeris priait ses belles-sœurs de se taire, quand elles disaient que, peut-être, contre l’avis des praticiens, Georges serait «pris».
Il ne le fut pas à la première visite médicale pour le volontariat; restait l’épreuve de la revision. D’ici là, déciderait-on d’une carrière? Or le choix de Georges était fait. Ses parents, qui le destinaient à la diplomatie, lui firent de molles oppositions. Il se mit à peindre des natures mortes et des visages; parents, amis posèrent tour à tour dans une chambre qui recevait le jour du nord.
Mme Aymeris avait manié le crayon noir et l’estompe, même le pinceau d’aquarelle. On épousseta des «bosses» en plâtre, reléguées dans un coin du grenier; il les copia: le trait d’abord, puis les ombres et la demi-teinte en hachures et «dégradés». Georges rêvait de peinture à l’huile; il étala bientôt de la couleur sur des toiles. Son père lui obtint une carte de copiste au Louvre, pour essayer de faire une étude d’après une Vierge de Murillo, laquelle Mme Aymeris admirait pour son expression. Deux messieurs, visitant la salle des Espagnols, s’arrêtèrent près de Georges, le félicitèrent; l’un des deux lui demanda s’il ne vendrait pas sa toile: glorieuse offre! Un gardien révéla à mon ami que ces amateurs n’étaient autres que MM. Gustave Moreau et Henner; bien différents de ces illustres professeurs, le portraitiste Vinton-Dufour, l’un des «centenaires» qui dînait à Passy, le dimanche, semblait prendre plaisir à décourager Georges.
L’institution de ces repas dominicaux remontait au temps du grand-père, Emmanuel Victor, le Bâtonnier. Des musiciens, des savants, les plus connus, se retrouvaient, jadis, sur la colline du Trocadéro, presque la campagne alors; les soirées de printemps y étaient exquises. Par un escalier tournant on descendait, de la plate-forme où s’ouvrait la porte-fenêtre du billard, à une grotte dont les parois étaient revêtues d’entrelacs et de coquillages à l’italienne. Le marbre d’une figure de Louis le bien-aimé au pied d’une Vénus qu’on croyait être la Du Barry, y avait été remplacé par un moulage, à peine reconnaissable sous la mousse et le lichen.
Deux étages de terrasses séparaient «le château» du parc, réduit alors aux proportions d’un grand jardin, mais qu’on appelait Le Parc. Les quais en longeaient le mur d’enceinte, puis c’étaient les berges de la Seine, le fleuve et ses chalands. On s’y croyait, quand les frondaisons étaient drues, à cent lieues de Paris. Pour les sédentaires bourgeois d’alors, un jardin, dans la belle saison, n’était-ce pas un peu «les champs»? S’il faisait chaud, le couvert était mis sur le perron; des messieurs en redingote d’alpaga et à chapeaux de paille de riz, des dames en crinoline, une blonde sur la tête, par crainte du serein, causaient en prenant le café, les liqueurs ou le tilleul, jusqu’à l’heure de la dernière «versaillaise» qui, les prenant à la barrière des Bons-Enfants, les ramenait chez eux.
Temps abolis! Le nombre des convives s’était beaucoup réduit quand, à dix-sept ans, on fit venir à cette table jadis fameuse, mon ami, notre héros. La compagnie distinguée de Pierre Aymeris, bien moins brillante que celle d’Emmanuel-Victor, s’était dissoute à la guerre de 1870; il ne restait que les intimes. Leurs anecdotes, les noms qu’ils citaient amusèrent d’abord Georges.
Vers sa vingtième année, les dîneurs n’étaient plus qu’une dizaine, dont, heureusement, M. Léon Maillac. Ils venaient par groupes, à pied, les moins valides frétant un locatis pour la longue expédition. M. Aymeris arrivait chez lui, comme un invité, après avoir, à six heures, pris chez elle, dans le coupé, la bonne et vénérable Mme Demaille, alors âgée de près de 75 ans.
Sous sa capote de malines, de rubans et de fleurs, avec un «shall» des Indes à la broche-camée sertie de fins émaux, Mme Demaille, droite, tirée à quatre épingles, était une élégante vieille qui n’avait jamais manqué un seul dîner du dimanche, et dont elle était la reine. On connaissait l’origine des relations de M. Aymeris avec cette irréductible coquette, et les nouveaux convives apprenaient des plus anciens que la veuve d’Aloïsius Demaille avait choisi l’avocat comme «conseil», lors d’un héritage épineux. Le père de Mme Demaille, gouverneur d’une de nos colonies asiatiques, venait de mourir; une seconde famille qu’il laissait en Extrême-Orient, éleva des prétentions contre lesquelles cette dame, seule enfant d’un premier mariage, avait eu à se défendre d’autant plus âprement qu’Aloïsius ne lui avait laissé que des dettes. Statuaire d’abord, administrateur pour un temps de la Comédie-Française, Aloïsius, en un romantique désir d’allier l’art au négoce, avait, avec Feuchère, le ciseleur de Balzac, fondé une imprimerie modèle dont les somptueuses éditions de Faust et de Macbeth s’adressaient à un public alors restreint. La chute avait été rapide.
Me Aymeris plaida. Ce fut un grand succès dans sa carrière et le commencement d’une amitié dont l’esprit curieux de sa femme s’amusa d’abord. Mme Demaille vivait, à cette époque lointaine, étendue, presque infirme depuis la naissance d’une fille rachitique et pauvrette d’intelligence; cette triste Zélie rendit son âme au soleil du midi, vers l’âge de trente ans. Mme Demaille reporta sa tendresse sur les enfants Aymeris. Alice ne l’avait jamais prise au sérieux, et l’appelait la «cliente à la bergamotte» ou le «pastel de Latour»;—mais elle consultait Mme Demaille sur des questions de «tenue de maison», d’ameublement et de cuisine, Mme Demaille ayant «de fines recettes et les bons fournisseurs».
Lorsque Georges était élève à Fontanes, Mme Aymeris avait su gré à Mme Demaille que Georges pût déjeuner chez elle, afin de scrupuleusement suivre le régime que le Dr Brun lui ordonnait. Dans l’appartement à lambris, net et tenu comme un yacht par le Breton Josselin, factotum quinteux et aphone, Georges reniflait l’odeur du vétiver, de l’encaustique et des compotes à la vanille. Oh! les confitures de «poires entières»! Il ne s’en rassasiait pas plus que des albums où étaient collés, entre quelques essais de jeunes filles, des sépias de Hugo, des croquis de Roqueplan, de Nanteuil et d’Eugène Delacroix. Georges palpait les biscuits céladons, les Ming, les émaux Kang-Shi, les Bouddhas de bronze, que l’éloquence de son père avait fait revenir dans la part de sa cliente favorite. Georges affina son goût au contact de ces objets rares.
—Qu’est-ce qui retient Maître Aymeris auprès de Mme Demaille? se demandait-on.
Certes, ni l’intelligence de cette bonne dame, ni les confitures, ni les bibelots. Alice Aymeris disait:—Le besoin d’être flatté—M. Aymeris avait besoin qu’on l’approuvât. Mme Demaille ne le contrariait point.
Mme Aymeris dénonçait-elle une «clique» de simulateurs et de douteux indigents trop habiles à abuser du naïf philanthrope qu’était son époux? Alors Me Aymeris se troublait. Sans elle, il se fût laissé «tondre», malgré trois vigilants secrétaires qui, à l’instigation de la patronne, défendaient le patron. Celui-ci aurait oublié sa progéniture, au profit de «la pauvre humanité», réduisant ses honoraires, parfois les refusant «par horreur de l’argent qu’on gagne», disait-il.—Nous mendierons un jour comme vos pauvres!—protestait Alice Aymeris.
Mme Demaille, au contraire, cédait aux «exquises faiblesses de Pierre», le meilleur des hommes; imprévoyante elle-même, elle applaudissait aux munificences les plus extravagantes: si, par exemple, Maître Aymeris, en souvenir de Jacques et de Marie, faisait de ses propres deniers revêtir de mosaïques une chapelle du Sacré-Cœur pour ses Religieuses gardes-malades, de la rue Bayen; ou fondait des prix de vertu; Mme Demaille approuvait. Elle approuvait de même d’innocentes manies, telles que l’eau filtrée pour la salade, l’eau de Vals (pourtant débilitante au long usage), les doubles fenêtres, les cloisons de liège qui tamisent le bruit des voitures, quoiqu’il n’y en eût plus, disait Alice Aymeris, qui roulassent dans le parc des Aymeris, depuis le temps des carrosses; Mme Demaille approuvait les gilets en peau de lapin «contre les rhumatismes» et autres menus soins par lesquels, avant de l’atteindre, l’avocat se préparait à la caducité.
La vieillesse! Il l’appelait de ses vœux afin d’être semblable à la septuagénaire; elle lui en était reconnaissante, et regardant parfois le ciel au-dessus de la rue de la Ferme, soupirait:—Vous monterez tout droit là-haut, Monsieur Pierre! Comme vous êtes bon! Pour les êtres tels que vous, il n’y a point de purgatoire!—et riait, comme de toutes ses petites plaisanteries. M. Aymeris la priait gentiment d’être moins joviale.
Fascinée, et peu capable de juger les actes de l’avocat-philanthrope, elle s’égara avec lui dans les plus folles aventures charitables. Puisqu’en cachette M. Aymeris devait faire le bien, elle serait sa complice. Elle prêta son antichambre aux expulsés, ceux que les secrétaires avaient fait chasser de Passy par Antonin: «les clients de la salle d’attente». Mme Demaille jura:—Laissons-les chez vous faire des différences... Tous les pauvres seront reçus chez moi comme vos nobles clientes!
Me Aymeris et Mme Demaille avaient ce qu’on appellerait de nos jours la phobie des opinions indépendantes; il régnait entre eux un ton neutre, anodin. Alice qui d’abord avait raillé «leurs enfantillages» se prit à craindre que la haute intelligence de Pierre ne s’endormît dans ce bain d’approbation et de douceur. Etait-ce l’âge? Quant à elle, Alice n’en ressentait pas encore les effets. Elle voulut intervenir directement; mais quoi! n’était-il pas trop tard?
Les années passèrent, invétérant les habitudes.
Un jour, Léon Maillac que Mme Aymeris tenait pour le plus intelligent de ses amis, puisque le plus jeune,—elle aimait la jeunesse!—reçut d’elle cet aveu:
—Je ne puis tolérer que mon enfant soit la victime de nous tous! Que voulez-vous, ami, Pierre et moi sommes un vieux couple sans joie, Georges tourne autour de nous; pendant une de nos disputes avec Pierre, une porte reste entre-bâillée, j’aperçois Georges, il s’enfuit! Que pense-t-il donc? Je ne devrais pas dire: des disputes, non, mon cher! mais des chamailleries, des attrapades! Est-il possible qu’il y en ait encore entre nous! Oh! nous serons toujours des cousins germains, des camarades! et M. Aymeris file à la rue de la Ferme où sa Mme Demaille est toujours prête à le plaindre, à lui donner raison! Comme si elle était au courant de nos affaires! Enfin, vous la connaissez bien! Bien bonne, mais une guimauve, une panade! J’ai encouragé Pierre dans un commerce si légitime: cette amitié à la Saint-Vincent de Paul, elle m’a donné des loisirs; certes... aux époux il faut de la diversion. Chacun a son caractère, que diable! Je connais un monsieur qui est resté garçon par peur des après-dîner; un peu lâche... je vous l’accorde, mais les silences dans le tête-à-tête, les choses que la sagesse vous fait taire, mon ami!... l’orage prêt à éclater! et la prudence, la prudence! ou bien, pis encore... les jours où l’on n’a rien à se dire! Quelle horreur, quel supplice, le silence de deux êtres qui s’aiment et ne sentent pas de même sur un certain sujet! Alors l’éloignement est un remède...
Maillac interrompt en souriant:—Sur quels sujets, Madame, ne sentez-vous pas de même, M. Aymeris et vous? Point sur Georges?
—Mais... sur Georges aussi, oui! Primo: M. Aymeris ne le connaît pas; il adore son fils, mais il ne comprend pas cet enfant! Ce n’était d’ailleurs pas à Georges que je faisais allusion—mais, je vous en reparlerai... A propos, puisque Georges se dégourdit avec vous, dites-moi donc un peu: Mme Demaille? qu’est-ce qu’elle lui représente, à Georges?
Maillac hésitait à deviner le sens de ce «qu’est-ce qu’elle lui représente?»
—Allons bon! c’est vous, Madame, qui allez faire travailler son esprit! Pour Georges, Mme Demaille est «une vieille innocente», une orpheline, comme dit Maître Aymeris.
—J’espère! Rien de plus, n’est-ce pas? s’était écriée Mme Aymeris. Ce qui me crucifie, ce sont nos explications devant Georges. M. Aymeris fait le saint Martin, il coupe son manteau en deux. J’aurais eu le droit à plus que la moitié. J’étais pourtant sa collaboratrice naturelle, intelligente, je crois, ou pas plus sotte qu’une autre... l’humble alliée de cet homme supérieur. Je n’ai pas été habile? Je lui fais peur! On dit que je suis frémissante. M’en a-t-on rebattu les oreilles, de ma sensibilité frémissante! Enfin, mettons que nos caractères dans l’âge mûr aient été trop formés. M. Aymeris ne pouvait pas plus se refaire que moi. Parfois j’ai la mort dans l’âme, mais céder? non! Alors, il s’en va, court ailleurs, à son apostolat! Je ne demanderais qu’à en être, de ses charités... pourvu que ce ne fût pas à la façon de l’autre. Vous me trouvez bien ridicule? Mon ami, il y a des êtres qui aiment jusqu’à la mort... comme à vingt ans! J’en suis!
—«Ne laisse jamais une place vide, tôt ou tard quelqu’un s’y glisse»—dit Léon Maillac, qui comme Mme Demaille citait volontiers des dictons.
—S’y glisser, ce n’est pas la manière de Marianne Demaille, la pauvre bonne. Si son genre de bonté répond aux besoins de Pierre, tant mieux pour elle! moi, je juge, je tiens à décider, j’ordonne même, dit-on. Alors M. Aymeris dissimule pour n’en faire qu’à sa guise, et le tour est joué! Il n’y aurait pas de quoi fouetter un chat, si l’avenir de Georges... Enfin, je tiens les cordons de la bourse... Pourquoi complotent-ils? Pourquoi retire-t-on les clefs du classeur, où ils rangent les lettres de quête? Ils complotent comme des gamins...
On ne complotait pas rue de la Ferme et Mme Aymeris le savait mieux que quiconque.
L’avocat s’y rendait avant le dîner. Mme Demaille allait ouvrir la porte, dès que les roues de la voiture grinçaient contre le trottoir, et elle riait dans l’escalier:—C’est vous, Monsieur? Vite! Vous m’abandonnez donc? Je croyais que vous ne viendriez plus! Hier, dix minutes en retard; aujourd’hui un quart d’heure! D’où venez-vous, si je ne suis pas indiscrète? Encore de chez vos serruriers aux quatorze enfants, ou de chez quelqu’autre de vos indigents... Et moi, ne suis-je pas une indigente aussi?
M. Aymeris une fois dans le salon déboutonnait sa pelisse, déposait son chapeau sur la table, mettait une calotte de soie, il était chauve et craignait les refroidissements.
—Ah! ma bonne, des reproches? Vous aussi?
Et Mme Demaille le faisant asseoir près du feu, déficelait devant lui deux paquets noués de faveurs bleues ou roses, qu’elle enroulait à ses doigts.
Mme Demaille rendait compte de sa journée:
—J’ai fait un tour de visites à mes contemporaines, puisqu’elles ne sortent plus. A notre âge, on ne doit pas se laisser engourdir. Nous ne sommes plus que trois de chez Mlle Sauvant! Donc, j’ai été chez Mélanie, et puis, en revenant, j’ai pris un petit fiacre, oui monsieur, pour faire vos emplettes: un brave homme de cocher, un cheval boiteux—ils n’allaient pas trop vite, rassurez-vous! Voici vos commissions, monsieur: des gants du Tyrol, la spécialité de la rue Chauveau-Lagarde, la petite boutique près du marché...
—Oui, je sais, ma bonne!...
—Ils sont un peu plus clairs que les derniers, monsieur; et puis il n’y a plus de bretelles souples en tricot rouge: il a fallu les faire faire chez Aucoc. Enfin les voici. Vous plaisent-elles? Ça a pris du temps! Chauffez-vous les pieds, mon ami, vous devez les avoir froids, il n’y a rien de mauvais comme le froid-(t) aux pieds...
—Ma chère, on ne lie pas le d de froid!
—...Thonérieux ne fabrique plus de ces grosses semelles doubles, cousues comme jadis. Ces fournisseurs sont tout à la moderne! Quelle farce! Enfin! mais, dites-moi, vos gens de Vaugirard, comment que ça va, monsieur?
—Ah! ma bonne! Je vous en prie, qu’est-ce que cela vous coûterait de dire ça va-t-il? Vous faites encore le bébé!
Me Aymeris ramène sa calotte de soie sur son nez. Mme Demaille minaude.
—J’en r’deviens peut-être un, de bébé! C’est pour ça que j’ai besoin de vous, mon jeune papa!
—Ah! ma bonne! non!... de bébé!... pourquoi de?
M. Aymeris coupe court à ces badineries par des questions qui comportent des réponses nettes:
—Josselin a-t-il porté les caleçons de laine aux pauvres petits diables de tuberculeux de la femme Cauches? J’ai préféré faire faire la chose par vous, ma bonne, par vous qui avez des jambes de quinze ans!
—Elles me sont revenues en rajeunissant, alors, Monsieur?
—Ah! cette fois, non, ma bonne, assez du genre bébé!
Mme Demaille prend peur.
—C’est bon: tout ce que vous voulez! je suis à votre disposition, toujours et chaque fois qu’Alice ronchonne. En ce moment Alice en a après les Cauches, ça passera comme c’est venu mais... on ne sait jamais, avec ses bizarreries!... elle fait du «chichi»!
M. Aymeris implore du geste; encore un mot qui ne figure pas dans le dictionnaire!
—Ah! non, ne parlez pas ainsi, ma bonne! Alice est aussi charitable qu’on peut l’être, mais avec ses indigents; elle a les siens, elle a ses œuvres, elle dit que je ne compte pas assez. C’est peut-être vrai...
Mme Demaille se trouble.
—Eh quoi, monsieur le richard? quand vous serez à sec je vous passerai ma bourse, elle est plate... mais tout de même!
M. Aymeris n’aime point non plus cette plaisanterie.
Josselin salue et prononce, comme un maître des cérémonies qui invite la famille d’un mort à partir pour l’église:
—Madame est servie!
Mme Demaille courbe son bras en anse de panier:
—La main aux dames, Monsieur!
M. Aymeris profère un long «ma chè...ère!», obsédé par le retour quotidien de cette formule et de la révérence qui la souligne. On mange le potage à la crème de riz; la maîtresse de maison astique, à l’indignation de Josselin, une cuiller où l’on se mirerait; le convive la retire du poing de Mme Demaille, et repose la cuiller sur la nappe, s’excuse:—Vous connaissez votre maîtresse, mon brave!—Et l’on mange en silence.
Du temps du lycée, on composait le menu de Georges, pour le lendemain. Me Aymeris se tournait vers Josselin:—Monsieur Georges a-t-il un peu déjeuné aujourd’hui? Il n’a pas d’appétit le pauvre enfant? Il est si nerveux! Je ne sais pas ce qu’il a! Il ne cause qu’avec sa mère.
Josselin fait: hum! hum! tousse, et son larynx étant dégagé:—M. Georges a eu de la salade qu’on avait pour nous à la cuisine, i’n’mange que des cochonneries, sauf vot’respect, monsieur...
—Josselin, vieux nigaud, dites pas ça à M. Aymeris, on ne peut pas faire mourir de faim cet enfant, quand il refuse des nouilles et de la laitue cuite. Aviez-vous lavé la salade à l’eau filtrée, Josselin?
—On tuera mon fils, conclut papa.
Tels étaient les propos de l’avocat chez sa vieille amie, comme nous les rapporte Georges, dans ses cahiers d’enfance.
Mme Demaille aurait en ce temps-là—c’était hier encore—voulu posséder Georges, du matin au soir, et le faire marcher, manger engraisser, «forcir». Georges (une autre des remarques quotidiennes de la bonne dame) était «tout du côté d’Alice»; ce n’était pas le bon cher Jacques! Celui-là avait votre cœur, votre bonne humeur de jadis, enfin vos perfections, monsieur! D’ailleurs, les nerfs de Georges et ceux de sa mère, une mauvaise combinaison!
Quand Mme Demaille blâmait Alice, M. Aymeris lui rappelait les égards dus à sa femme; le professeur Blondel appuyait sur ce point: Alice était malade; aussi M. Aymeris se taisait-il, ou s’abstenait-il, plutôt que de contredire son amie.
Maintenant qu’il n’était plus à Fontanes, Mme Demaille recourait aux réserves de sa collection pour affriander le jeune artiste. Elle fouillerait à l’intention de Georges des cartons à estampes; elle lui donnerait un jour ses Delacroix; si ce n’est qu’Aloïsius y tenait... elle s’en fût, il y a beau temps, défaite.—Ça vaudrait de l’argent qui irait aux pauvres. Le papier se piquait dans l’armoire.
—Je les garde encore, monsieur, les vieilles comme moi ne sont pas ragoûtantes; mes trésors attirent Georges et l’occupent, le dimanche, en vous attendant, le soir, pour aller dîner à Passy... car vous n’êtes pas toujours exact, vilain! Mais on vous pardonne ça aussi!
Dès le lendemain du dîner dominical à Passy, elle pensait au dimanche prochain. Georges ayant pris l’habitude d’aller au Conservatoire chaque quinzaine, et les autres dimanches au concert Pasdeloup, il se rencontrait rue de la Ferme avec M. Aymeris, qui venait prendre Mme Demaille dans un coupé aussi vieux que le cheval et que le brave Octave.
Ç’avait été au temps du lycée, c’était encore et ce serait toujours, le même rite hebdomadaire avant de quitter l’appartement: éteindre le gaz, allumer une bougie, fermer les compteurs. M. Aymeris fermait le compteur à gaz, flairait dans les coins, s’assurant qu’il n’y eût pas de fuite, Mme Demaille tirait les verrous sur l’escalier de service, Josselin et la cuisinière devant être dehors jusqu’à neuf heures. Georges remettait les clefs au concierge, que Mme Demaille priait de regarder de temps en temps, par la cour, si l’appartement n’était pas en flammes:
—Madame Jules, je dîne à Passy, vous savez l’adresse en cas de sinistre!
Dans le coupé aux vitres toujours closes, le vétiver du shall des Indes, la bouillotte sous les pieds, la pelisse encombrante de M. Aymeris, les paquets de «douceurs» (Tanrade et Gouache étaient les voisins de Mme Demaille), c’en était trop! Georges, très craintif pour son genou, ses longues jambes repliées sous lui, étouffait, priait qu’on le laissât monter sur le siège avec Octave: à quoi l’on répondait par un refus, hebdomadaire comme la demande, comme les mots de Mme Demaille et comme la fonction. Georges devait sourire, et, vite, il répétait la plaisanterie de peur qu’on ne la recommençât; M. Aymeris imposait sa main sur celle de «l’espiègle»:
—Chère bonne! soupirait-il, et cela signifiait:—Encore cette éternelle phrase! nous la connaissons!
Sur le quai Debilly:—Tiens! disait Mme Demaille, la pompe à feu est donc à côté de la manutention? Plus loin:—Tiens! le Trocadéro n’a donc plus ses bois épais? De mon temps c’était un repaire de voleurs... Georges n’a pas connu ça, lui?
Et Georges affirmait:—Mais oui, Madame, j’ai connu ces sombres forêts où vous faillîtes être assassinée...
—Vraiment, tu te rappelles?... Tu te vieillis déjà, Georges? comme Antonin! L’exposition universelle de 1867, moins belle que celle de 1855, aura tout de même servi à l’hygiène. M. le baron Haussmann nous aère—mais on ne s’y retrouve plus, dans son Paris. L’exposition de 1867 était trop vaste, je n’y suis allée qu’une fois pour voir les Algériens, on m’avait dit qu’ils vendaient de la vraie essence de rose, mais comme ça sentait la friture là dedans... je cours encore!
Octave mettait le cheval au pas pour la côte, et c’était Passy. Ouf! Georges respirait.
Dans le salon, trois lampes Carcel de cuivre, des fauteuils, une demi-obscurité. On aperçoit les cheveux d’argent, le profil à la Houdon de M. le président Lachertier; sa sœur Sybille—une nonne de Philippe de Champaigne—coiffée d’un bonnet à fleurs que, d’un dimanche à l’autre, elle laisse chez les Aymeris, dans une boîte de carton bleu. Près du feu, M. Diogène-Christophe Fioupousse, de Toulon, lit les Débats en ramenant sur une tache de vin frontale une longue mèche en baguette de tambour; certains dimanches, on aperçoit les deux grosses moustaches cirées, «l’impériale» du général et du colonel Du Molé, cousins des Aymeris, ex-polytechniciens; parfois le professeur Blondel, neurologue et philosophe, et toujours à son poste, courbé, l’air de souffrir, l’omniscient Léon Maillac vient d’amener le terrible Vinton-Dufour et sa femme, un couple d’artistes reclus dans le faubourg Saint-Germain, qui se sont fait une règle de ne pas sortir à moins que le baromètre ne soit au beau fixe. On se demande pourquoi ce ménage, plus timide que les tantes Lili et Caro, quitte sa retraite en faveur de Passy. Peut-être M. Vinton est-il attiré par le souvenir de Berlioz, de Delacroix, les anciens amis d’Emmanuel-Victor, l’illustre bâtonnier; les ombres de ces génies doivent rôder encore la nuit sous les hautes corniches du «Château»...
Georges supplie sa mère en l’embrassant:
—Vous me placerez entre M. Fioupousse et M. Maillac, ou je me couche!
Ces deux messieurs semblent s’intéresser à Georges. Ils favorisent ses goûts de peintre, montent dans la chambre-atelier pour voir ses dernières études; ils lui donnent des livres rares et le conduisent au Salon des Champs-Elysées. A la vérité, l’intelligence de Georges les enchante.
Le président Lachertier prie Mme Aymeris de lui faire connaître le menu du jour, il fait claquer sa langue quand elle lui dit: Le potage Crécy, les ris de veau financière, des truffes magnifiques, un cadeau de Fioupousse, mon cher, et des vraies, du Périgord! le turbot sauce crevettes—avec le persil frisé pour vous, mon Président; un rôti... et je ne sais plus quoi!
—Et l’entremets?
—Les profiterolles au chocolat.
A-t-elle «mis» un caneton?
—Animal immonde! proteste M. Aymeris, car Mme Demaille en redoute pour Georges l’indigestibilité; cet animal se nourrit d’excréments, et un usage haïssable l’associa aux petits pois, légume de plomb, ou bien aux navets qui empestent, ou encore à une farce d’intérieurs hachés. Coquin de palmipède lamellirostre!... Et M. Aymeris menace cette volaille amphibie comme cet autre misérable: le soleil.
Alors Mme Aymeris fait la moue:—Aujourd’hui—dit-elle—le repas va s’éterniser, puisque c’est l’avocat qui officie...
Mais la cloche a sonné. Antonin a ouvert les deux battants de la porte; bras dessus, bras dessous, les premiers couples procèdent à la salle à manger. Mme Demaille fait observer, hebdomadairement, qu’il y aura «des messieurs sans dames; les dames étant trois et les messieurs plus nombreux, chaque dame devrait donc prendre au moins deux cavaliers». M. Aymeris couvre cet ana d’un:—Antonin ne baissez pas trop les carcels, vos lampes vont sentir.—Mme Demaille s’écrie:—Monsieur! Avez-vous mis le pare-étincelles? je retourne voir au salon... la grosse bûche dégringolera... Ah! nous ne faisons pas le feu de même, Alice et moi!
—Allons, madame! Vous savez bien qu’Antonin l’a couvert, dit Mme Aymeris, et elle hausse les épaules.
On s’assied devant douze compotiers de fruits, quatre assiettes de «fours» et une jardinière de plantes vertes. M. Aymeris écarte les revers de son habit, remonte sa serviette à mi-plastron (plastron mol et qui bouffe), et sert le potage, comme d’ailleurs tous les plats; mesure la part de chacun, selon les préférences et l’importance du convive. Mme Aymeris fait des recommandations à Antonin, se penche pour voir, au travers des branches de yucca, si M. Aymeris a fini de palper le petit pain-riche de Mme Demaille, réchauffé dans le four, et s’il épinglera encore la serviette de son amie, ce qui est si ridicule!
C’est, aujourd’hui, «soir de caneton». Il y en a trois sur le réchaud. Avant les canetons, ce furent les paupiettes de veau, les merlans pochés au riz; une poularde au blanc et des pâtes, pour le «patron» et la chère Mme Demaille. Antonin découpe cette volaille de valétudinaires sur un dressoir, tandis que son maître cisèle «au bout de la fourchette», es immondes palmipèdes pour les gourmets: prodigieux tour d’adresse et de force, interrompu par une anecdote de Palais, qui impatiente Mme Aymeris, car ces histoires ne sont point courtes.
—... Et ce misérable confrère dont j’ai honte de prononcer le nom, dégrade l’ordre des avocats! c’est vous, M. le Président, c’est vous mes chers amis, qui l’excusez? cette femme... ce collier de perles... Mme de Païva que j’ai connue me racontait...
—Servez-nous donc, Maître Aymeris, au lieu de balancer cette aiguillette comme un baladin à l’hippodrome! le jus fige dessus! ordonne Mme Aymeris agitée, et elle fait enlever le yucca, qui l’empêche de voir les canetons.
—Vous n’avez encore effilé que quatre morceaux, monsieur Aymeris? C’est comme cela qu’on mange froid. Pierre s’est habitué à la patience de Mme Demaille! Pour moi, un repas n’est jamais assez court.
Les femmes de chambre pouffent de rire.
—Poli pour nous, merci! dit le président Lachertier.
—Pardon, mes amis! je vous aime beaucoup, mais dans le salon! Les histoires du Palais n’en finissent plus!... M. Aymeris va encore nous attendrir sur quelqu’un... Nous connaissons les chéris de Pierre, n’est-ce pas, mon Président? Tous des saints du Paradis... allons! allons! faites vite, monsieur Aymeris! le caneton, s’il vous plaît! si l’on ne nous sert pas, je retourne à mon fauteuil. Elle trépigne d’impatience.
M. Aymeris s’interrompt encore.
Sa femme décide:
—Allons tous nous asseoir confortablement, mes amis! Notre avocat est comme Deldevez, le chef d’orchestre qui ralentit tous les mouvements. Servons chaud!
Mme Aymeris, d’un trait juste et pittoresque, condamnait et louait implacablement, provoquant des rires approbatifs, des réticences de la part des timides, ou une grimace de Mme Demaille qui glissait au maître de la maison un regard d’entente et de pitié.
—Alice est infernale! murmurait-elle, entre ses dents.
—Ce soir, disait parfois le patron, nous nous passerons du concours d’Antonin: il a sa crise!
Antonin prétendait souffrir de la goutte comme son maître; et Mme Aymeris ajoutait:—Rhumatisme sympathique, goutte par dévouement! Antonin a peur de passer pour le fils de sa dondon de femme, puisqu’il a été assez sot pour épouser Domenica, son Italienne qui a vingt ans de plus que lui... Et ils sont amoureux! c’est ridicule! Elle devrait se calmer, cette goule.
Mme Demaille regardait Mme Aymeris de travers, et lui jetait:
—Ces mots! Antonin est las, ma chère! on ne conserve pas toujours l’aspect des tendrons!
—Parlez pour vous, ma belle, avec vos cheveux noirs! La vie ne creuse pas de sillons dans vos joues. En effet, j’envie votre sérénité!
Mme Demaille s’apprêtait à répondre. Un coup de coude de M. Aymeris voulait dire:—Ma bonne amie, chère bonne... vous écoutez encore Alice?...
Alice levait les yeux au ciel, ou prenait à témoin le Président, tandis que Mlle Sybille toussait, buvait pour feindre de pousser quelque chose qui ne passait pas; nerveuse elle n’avait plus goûté à un poisson, depuis une fameuse arête difficilement extraite de sa gorge par Nélaton, avec des pinces que la vieille demoiselle portait dans un étui, en cas de récidive...
—C’est que nous n’avons plus de chirurgien! disait-elle pendant que les colères grondaient au loin.
—Bataille de dames! Hé là, Môssieur Berryer! Où sont vos confrères? Il y a bien quelque repas de corps, ce soir, à la Galerie Montpensier! On vous y attend... au moins vous ne vous disputeriez pas, là-bas...
C’était le Président, et ses cruelles plaisanteries.
—On m’insulte à ma propre table! grommelait Me Aymeris, en resserrant sa cravate de satin noir qui, en trois tours, pressait un col-carcan dont les coins entraient dans ses bajoues encore grasses.
Lors des «piques» trop vives, le général louait le moelleux sans pareil des sauces, les carpes à la Chambord, les escalopes Vatel, les charlottes russes, mais ne rassérénait point l’atmosphère:
—Vous faites toujours venir de chez Petit, le pâtissier de la place de Passy, ma cousine.
Mme Aymeris s’écriait:
—Mais non! Domenica pinxit! mon cousin, vous n’êtes donc plus connaisseur?
Georges s’ennuyait à mourir, même à côté de M. Maillac et de M. Fioupousse.
Il y avait des dîners réussis; des dîners ternes; il y en avait où des discussions s’élevaient entre Fioupousse et le Président; il y avait les repas où l’irritation silencieuse du maître faisait perdre à Mme Aymeris tout contrôle sur elle-même. Le plus souvent, routines, redites; le Président proposait alors:
—M. Aymeris, rajeunissons les cadres! Qu’en pensez-vous, mon général? et vous mon colonel? Nous avons la jambe cotonneuse!
Ceux-ci amèneraient des sous-lieutenants; on ferait venir les tantes Lili et Caro. Ceci, d’un effet comique toujours sûr.
Après le dîner, le Président jouait avec le Colonel au tric-trac dans le salon rouge; deux bougies à abat-jour verts vacillaient sur la table. Dans le cabinet de l’avocat, infusait la camomille. Mme Demaille et Mlle Lachertier s’endormaient. M. Aymeris faisait une partie de cartes avec les autres. Mme Aymeris regardait la pendule. Georges appelait M. Maillac au piano; c’était une partition à quatre mains, de Wagner; un oratorio de Schumann; ou quelque œuvre nouvelle à déchiffrer. Diogène-Christophe Fioupousse racontait Delacroix, Théophile Gautier, Baudelaire, une visite à son ami Manet, ou les curieux tableaux de théâtre d’un certain Degas. Georges, d’après des descriptions de «peinture au pétrole», à la façon des décors, avait fini par se représenter l’artiste comme un ouvrier, quoique Fioupousse eût dit:
—M. Degas, comme Edouard Manet, un fils de famille.
Vinton-Dufour, du Salon des Refusés, aimait Manet comme un frère, mais, sur sa nouvelle manière, se réservait. Il reconnaissait qu’Edouard avait fait de la bonne peinture jadis, avant que Claude Monet ne le dévoyât. Georges craignait Vinton et l’admirait tout de même, car Léon Maillac l’avait élevé dans le culte de cet «ours», mais Vinton dédaignait trop les études de Georges, ses essais de gamin. On demandait à Vinton:—Avez-vous vu ce que Georges a peint cette semaine, là-haut? Qu’en pensez-vous? Il me semble en progrès.
Vinton-Dufour rechignait à répondre. Une fois il dit au Président: —On devrait décourager Georges; il réussirait mieux dans la carrière diplomatique.
Mlle Sybille Lachertier rapporta le propos à Lili et à Caroline, en prenant une tasse de chocolat, ou «le doigt de Marsala» de ces demoiselles. Elles se réjouirent, souhaitant que Georges servît la France, sinon par les armes, du moins dans la diplomatie qui dispose de leur emploi. Elles attendaient le verdict du prochain conseil de revision: une hantise pour les Aymeris!
Georges fut exempté du service, son genou ayant encore gonflé; le mal s’aggravait à chaque promenade à cheval qu’il s’offrait, en cachette du chirurgien et pour le plaisir d’être seul avec le cher Patrik de Jessie. Un épanchement chronique de synovie le faisait boiter assez bas. Définitivement libre, qu’allait-il faire? Il le savait mieux que jamais, malgré les avis de Vinton-Dufour.
Lili et Caroline ambitionnaient que Georges, s’obstinant à peindre, étudiât avec Detaille ou Alphonse de Neuville—«presque des soldats, ma chère!» Elles s’avisèrent qu’une dame de Versailles, amie du général Du Molé, était la sœur du peintre virtuose, l’Alsacien Beaudemont-Degetz. Elles obtinrent une introduction auprès de lui et se rendirent à son hôtel de la rue Jouffroy.
Un valet de pied, à boutons d’or, introduisit ces demoiselles dans une salle ennoblie d’armures, de drapeaux et d’uniformes, où un canon historique menaçait de sa gueule le traîneau de l’impératrice Joséphine; une esquisse du baron Gros remplissait le fond de la pièce; c’était un musée de souvenirs napoléoniens réunis par le peintre militaire.
Une portière de velours, à aigles d’argent, soulevée par le serviteur, donna passage à un homme, jeune encore, en dolman de peluche noire, la rosette de la Légion d’honneur à la boutonnière; ces demoiselles furent du coup conquises, le maître avait l’air d’un capitaine de chasseurs à cheval! Il n’y aurait pas, chez M. Beaudemont, de ces modèles féminins dont elles appréhendaient pour Georges le commerce; mais d’anciens turcos, peut-être un ex-Cent-Garde, des cuirassiers, de vieux braves. Il parut qu’on trouverait un terrain d’entente, ce Beaudemont voulait être agréable au grand avocat et ferait une exception, puisqu’il ne professait pas. Georges objecta qu’un tel arrangement offrait à un élève peu de chances d’étudier le nu. Mme Aymeris, de même avis, inclina pour la classe de Jullian. Georges s’y fit inscrire, mais le lundi où il s’y rendit, il fut intimidé par les cris que poussaient les rapins. Les brimades étaient terribles; la moindre consistait à vider un baquet sur le «nouveau» quand il dépassait le vestiaire; le cœur manquant à Georges, il s’enfuit.
M. Beaudemont avait plusieurs ateliers dans son hôtel; il en céderait un à mon ami, avec toute licence de prendre des modèles «d’ensemble», que Mme Aymeris paierait. Beaudemont dessinait anatomiquement, ses conseils seraient précieux: avant d’être «peintre militaire», il avait gravi tous les échelons à l’Ecole des Beaux-Arts, jusqu’au prix de Rome; «il connaissait donc son métier et la structure des corps, hommes et animaux».
Restait à choisir: M. Beaudemont, ou rien du tout! Georges accepta Beaudemont; et ce fut un an de «fêtardise» dans l’hôtel, pour le futur peintre, mais une expérience qui tira l’abeille de son alvéole. Beaudemont, comme un chroniqueur parisien, déjeunait au restaurant avec des femmes galantes et des journalistes,—pourquoi n’en était-il pas un?—bavardait au café, puis se rendait dans les salles de rédaction. Georges, attendu par un modèle, rentrait seul, tandis que le patron faisait des visites à des ministres et des conseillers municipaux. Quand est-ce que Beaudemont travaillait?
L’ambitieuse et naïve Mme Aymeris trouva de saison que Georges, à qui l’on aurait défendu un mastroquet du quartier latin, devînt, à vingt et un ans, l’habitué de la Maison d’Or et de «l’Américain»; rien «de chic» n’était indigne de son fils. Et M. Beaudemont était si bien habillé! Il n’avait pas l’air d’un peintre.
Léon Maillac fit de suprêmes efforts pour que Vinton-Dufour autorisât Georges à lui porter les mieux venues d’entre ses études; il ne fallait pas abandonner un «fils de famille» dans les petits hôtels de l’avenue de Villiers. Maillac savait ce que pouvait être l’influence des peintres à la mode, des succès de coterie et des récompenses. Sa petite collection ne comprenait que des morceaux de choix offerts à lui par Vinton-Dufour, Renoir, Claude Monet, Cézanne. Les colorations aigres, les verts saumâtres, les roses et les rouges mats de Cézanne, la gaucherie savoureuse d’une exécution qui parut alors sauvage, Georges les préférait aussi aux mignardises des Beaudemont-Degetz, des Jacquet, des Duez, des Heilbuth et autres propriétaires de la plaine Monceau. Chez Maillac les multiples perspectives de l’art moderne s’ouvraient en même temps à lui; il fut à même de choisir «entre le vice et la vertu» qui se dressaient devant lui comme pour le jeune Hercule. Il comprit que son père et sa mère, cependant plus avertis que tant d’autres bourgeois, avaient confié leur fils à Beaudemont, pour les raisons qui leur eussent fait préférer une banque à une autre: respectabilité, réputation irréprochable, bel immeuble.
Georges, inquiet, inaugura le deuxième cahier de son journal après sa «reculade» au Passage des Panoramas Le soir, presque endormi, il se pince, se ranime et écrit: «C’est un soulagement, mes confidences au papier blanc, puisque je n’ai plus mon camarade Michel pour les lui faire. Michel est à Bruxelles dans la librairie.»
20 novembre.
Puisqu’on y tient tant, va pour Beaudemont-Degetz! Papa et maman insistent; moi je sens que c’est une boulette. Si ses petits soldats dont on compte les boutons sont de la peinture, celle des amis de M. Maillac qu’est-elle donc? Mes maudits nerfs! Si j’avais au moins pu me forcer à franchir le vestiaire, aux Panoramas, c’eût été le travail, au milieu de garçons de mon âge. Je sens que Beaudemont va démolir les artistes que M. Maillac me fit connaître. Je veux peindre comme eux, point comme Beaudemont. M. Vinton, hier, a tenu dans sa main mon petit portrait de Maillac, avec le cache-nez orange—mais il ne me demanda pas à voir d’autres études. Je suis malheureux, ce soir. Ceux à qui je voudrais me donner ne veulent pas de moi, et ce sera celui dont je ne veux pas, qui me prendra. Autant potasser l’examen des Affaires étrangères, alors! Mais, non, non, non! Je suis peintre, je ne suis même que cela...
Trois mois plus tard
(Février 1884).
Beaudemont-Degetz est fort gentil. Quand mes parents me demandent si je me plais rue Jouffroy, il me faut répondre: «Oui, assez!» A l’heure du thé, la maîtresse du patron, Florence Pack, distribue des toasts et du chocolat aux journalistes. Qui est-ce qui ne passe pas rue Jouffroy? Un vrai bureau de rédaction, une agence de renseignements; on y prépare les scrutins de l’Institut, du Jury, des dîners des Pris de Rhum, et le retour de l’Empereur. Je me dégèle; je parle, on «pouffe» de ce que je dis, mais ils veulent voir des malices dans mes jugements loyaux; comme maman, je ne puis mentir, si ce n’est par amplification verbale. Florence Pack me présente à des femmes. Elles m’invitent mais, jusqu’ici, je n’ai pas encore le ton. L’hôtel du boulevard de Courcelles me fait mal au cœur, comme un entremets à la crème. Cette Florence ne possède que de la foutue peinture: celle de ses adorateurs. Elle accroche bien quelque part son pastel par Manet, mais il est difficile de le voir, dans l’ombre. Maman, tu me jettes dans les bras des cocottes! Le sais-tu? Passer de Vinton à l’atelier Beaudemont-Dejetz!... J’aurais préféré les petits goûters à la Suisse des Vinton, autour du poêle, quand les trois ou quatre personnes présentes ont l’air d’un tableau du maître. Il y a des tailleurs pour la rue Visconti, et d’autres pour la rue Jouffroy. Florence veut que celui de Beaudemont m’habille. C’est comme pour la peinture, une résolution grave! Mais Beaudemont m’a l’air faux-chic, surtout en veste de chambre prune, à brandebourgs bleu-turquoise. J’ai envie de pleurer, quand il empoigne sa mandoline et chante des airs napolitains d’Henri Regnault.
Je donnerais n’importe quoi pour visiter, avec Fioupousse, l’antre de M. Degas; il ne veut voir personne, surtout les jeunes gens qu’il déteste et trouve stupides. Je pourrais, peut-être, l’amadouer? J’ai tant besoin d’admirer, d’aimer, de suivre quelqu’un de fort à qui je dirais: «Tenez, je me livre à vous!» Seulement, il ne faut pas qu’on se moque! On est camarade avec Beaudemont; et moi, je ne sais pas être camarade avec un patron. A mon âge, il faut subir une discipline. Personne n’a pu, ou personne n’a encore voulu m’en donner une. Quel malheur, qu’il n’y ait plus comme jadis, racontent les livres, des ateliers où le patron s’entourait d’apprentis qui fabriquaient les couleurs, les toiles! Beaudemont ne me laisserait pas faire un calque, pas même préparer un de ces panneaux d’érable où, avec des martres à dix francs la pièce, il peint ses tourlourous d’opéra-comique; je suis sous son toit! je suis son pensionnaire! Non, cela ne sert de rien. Chez Jullian, j’aurais pu me faire des amitiés. Ah! avoir un ami! Je le comblerais d’amitiés, quel qu’il fût, pour la seule raison qu’il serait mon camarade ou mon maître—s’il me témoignait de la confiance.
Quand M. Alfred Stevens, ou M. Manet, viennent rue Jouffroy, ils parlent peinture; mais Beaudemont en a vite assez. M. Manet m’a dit: «Viens voir comment je peins». Je l’ai aperçu l’autre jour.
Beaudemont ose dire: «Si Manet avait su dessiner, il aurait fait quelque chose». Et moi qui trouve ses tableaux plus beaux que ceux du Louvre! De moi-même, c’est comme cela, il me semble, que je peindrais. Il faut absolument voir aussi M. Degas et sa technique à la détrempe.
Georges ne tarda pas à faire la connaissance, chez son «patron», d’un autre jeune maître à grand succès, Ange Matoire, l’auteur de «Délire de Volupté» et de «Valse enivrante». Matoire, un grand homme brun, l’allure d’un chef de rayon au Bon Marché, qui aurait été tambour-major; il s’est lié avec Manet «qui lui donne du talent». Degas dîne chez lui. Matoire? le peintre moderne des «ulsters» et des habits noirs, des jupes de tarlatane d’où émergent des épaules anguleuses. Il «pille» Manet, lequel «il assaisonne, sans trop de vinaigre et de moutarde, au goût de M. Bouguereau», écrit Aymeris quelque part: Ange aura la médaille d’honneur cette année. On dit d’Ange: «Il nous montre ce que Manet aurait peut-être peint, s’il avait su son métier.»
Ange Matoire faisait parfois profiter Georges de son modèle (la fameuse Marie Renard de Madeleine Lemaire et d’Heilbuth), supputant tous les avantages matériels qu’offrait à un roublard comme lui une famille Aymeris; s’il ne vola pas Georges à Beaudemont-Degetz, il le lui emprunta.
Matoire insinua à Mme Aymeris, en déjeunant à Passy:
—Bientôt il sera temps que Georges expose au Salon. Avec mon concours et la bonne volonté de quelques collègues, nous enlèverons ça haut la main. Seulement, vous devriez offrir des dîners, vous qui avez des relations, et peut-être acheter un peu de peinture, habilement, à droite et à gauche. Ne craignez pas d’être généreuse. Votre cuisine comptera pour beaucoup, et votre Mouton-Rothschild aussi.
La fille de Matoire, Germaine, n’avait, pour dot, que son profil et l’influence de son père. Mme Matoire assiégea Georges, l’enfant-tunique, et créa une apparence d’intimité avec les Aymeris. Lili et Caroline se retiraient si la femme du peintre à la mode se montrait à Passy:—Ma chère Alice, avec ces gens, ton salon prend un aspect d’hôtellerie suisse. Eh! quoi, ne peux-tu pas fréquenter chez eux, s’il te plaît de voir tes bohèmes? De ce train-là, vous aurez bientôt des modèles chez vous!
Mme Aymeris, plus tolérante, estimait les Matoire amusants, si vivants! M. et Mme Aymeris se faisaient vieux; Mme Demaille plus encore; Mme Aymeris appréciait la fidélité... mais Passy, disait-elle, n’est pas «folichon».
Une telle ambitieuse n’eût jamais deviné que les Matoire osassent songer à Georges pour «leur Germaine»:—Et M. Aymeris, disait-elle, le vertueux Pierre, marierait son fils illico! Pour Pierre, on ne se marie jamais trop tôt... Eh bien, non! Pas de mon vivant, l’hymen de Georges! Pas de filles d’artistes! Puisque nous l’avons ravi à la mort, qu’il s’amuse, mais sans hyménée!
Ange Matoire et son confrère Ulysse-Auguste Charlot, de l’Institut, professèrent alors dans une classe organisée dans leur quartier par quelques jeunes hommes riches qui faisaient, comme tout le monde, de la peinture. Georges y alla, sur le conseil de Beaudemont lui-même.
Quelqu’un possède des lettres de Georges à Léon Maillac, non datées, mais qui doivent être de 1882 ou 83.
En voici quelques-unes:
(Lettre à Léon Maillac).
Cher grand Ami,
Il y a du nouveau, depuis votre départ pour Arcachon. Quand vous reviendrez (et que ce ne soit pas trop tard), vous me retrouverez un rapin. J’ai échappé à Beaudemont, à Jullian; mais voici un autre atelier public, où je suis en blouse, à la bouche une pipe qui me fait mal au cœur, après des déjeuners chez le bistro de l’avenue de Villiers, avec des camarades enfin! très bons, mais pas artistes pour un sou. Adieu les uniformes et les panoplies de Beaudemont! Ange Matoire a une académie, passage Geoffroy, avec Charlot, de l’Institut: une classe pour quartier neuf. Mes parents ne désapprouvent pas, et maman désormais aura moins d’occasions pour donner des pièces d’argenterie aux Matoire, acheter des croûtes et me défendre contre les demoiselles à marier. Le mariage se présente déjà pour moi comme un dégoûtant marchandage.
Nous ne sommes que vingt, à l’atelier, dont treize amateurs (et quelques professionnels enlevés à Jullian). Un ancien fabricant de tabliers métalliques pour devantures de magasins; un Hollandais septuagénaire et paillard; un associé d’agent de change, des oisifs, le massier, certain Paul Mulot, clubman, abonné de l’Opéra; leurs maîtresses servent des boissons à quatre heures; on chante, on rit et je continue d’étonner par ma réserve ce drôle de monde. Ce sont des rapins de comédie. Ma tenue, mes habits, ma façon de parler, il paraît que rien en moi n’est assez «rapin» pour ces gens chics. Je vous assure que j’ai de la bonne volonté. Je voudrais faire comme eux, je sens que je suis impossible; j’ai l’air plus gourmé, à mesure que je m’efforce d’être plus libre. L’attaché d’ambassade est mon surnom. Tout de même, je crois être plus artiste que ces pauvres types, amateurs ou professionnels. Que font-ils là? Pas une idée, pas une lecture, ils n’ont jamais vu un tableau, ils ne parlent jamais du métier. Je suis leur tête de Turc, parce que je n’ai pas été au régiment. Ils me font faire l’exercice sur les fortifications. D’où migraine. Ils voudraient m’emmener au b... Si j’y vais, ce ne sera pas avec eux. Peut-être avec vous?... Le samedi, après la correction, les camarades partent pour Montmartre, le Moulin de la Galette, la mode étant aux croquis vécus, cela veut dire canailles. La journée s’achève chez l’un des camarades, dans ces ateliers à éventails japonais où ils reçoivent des femmes (car de voir «de la peau» est tout le but de leur carrière)—on a «un modèle», la peinture est un prétexte à pelotage, l’atelier un pince-c... Et ce qu’ils font! Je me fais haïr, car rien ne m’empêche de leur dire que c’est mauvais. Ma réputation de dessinateur me pose, ils me blaguent, mais ils m’admirent. Ça m’effraie! Eux? total manque de dons, totale incompréhension. Ils savent se la couler douce, dans l’existence; mais point d’ambition, nul autre idéal que «les femmes», les femmes, la noce! Pourquoi ne sont-ils pas à la Bourse? Vin de Champagne, refrains cochons, blagues...
Mais je vous ennuie avec cette académie. Revenez, ô mon seul confident depuis Michel, le fils de l’emballeur, est en Belgique. J’espère que M. votre père va mieux. Je manque de livres. La Princesse de Clèves et Mme de Lafayette me ravissent, mais, du moderne, s. v. p. Ecrivez-moi. Entretenez mon buisson ardent!...
Votre G. A.
A Léon Maillac.
(Un an plus tard) date manquante.
Cher grand frère,
Si vous étiez ici! What a scrape I have got in! Les palettes et les appuie-mains tombent sur moi; mon père prend un air de martyr, maman aussi: ils sont tous contre moi. Voici les faits:
Vous vous rappelez que j’ai peint un portrait de ma cousine Camille, pour le Salon, puisque Ange Matoire ordonne que j’expose. Le portrait est refusé au premier examen du jury, puis à la revision. Tout de même la poste m’apporte ma carte d’exposant; je crois à une plaisanterie. Le jour du vernissage, Camille est accrochée aux frises, comme un navet. Les camarades de l’atelier me conspuent: Ça ne se passerait pas ainsi! j’avais dû soudoyer les gardiens, l’atelier était compromis... Bref, le massier fit des recherches, ses démarches aboutirent à un lavage de tête formidable que je tiens a vous conter.
Donc M. Bouguereau m’a fait venir chez lui hier matin. Il était en séance. L’air aussi furieux que M. Degas ou M. Vinton, il m’introduit dans le sanctuaire où pose une femme nue, Italienne, un gosse nu aussi, dans des draperies groseille, et perchés sur des matelas qui simulent des nuages. J’ai même constaté que, par un artifice d’éclairage, les modèles, la nature, ressemblent chez le Président de la Société des Artistes, aux tableaux de ce maître. M. Bouguereau est un réaliste (qui l’eût cru?) il est sincère et exact comme un appareil de photographie.
La scène commence. M. Bouguereau est debout devant les portraits de M. et Mme Boucicault, du Bon Marché. Il me regarde comme un juge regarde un prévenu, et me dit: «M. Aymeris, vous rendez-vous compte de la faute grave, très grave, dont vous vous êtes rendu coupable dans un moment d’aberration? Votre ouvrage a été par deux fois refusé, et il figure sur le catalogue officiel, il est accroché, Monsieur! le gardien-chef et trois autres employés vont être admis à faire valoir leurs droits à la retraite.. c’est la moindre punition pour eux. Votre cas, Monsieur, est un des plus pénibles auxquels j’aurai été mêlé dans ma carrière. Vous avez été singulièrement privilégié dès votre naissance, par votre entourage et votre éducation, vos parents ont mis sous vos yeux l’exemple des vertus de la bourgeoisie la plus distinguée de France, vous n’avez eu aucun des soucis matériels sous lesquels cèdent des vocations bien plus remarquables que la vôtre; enfin, Monsieur, ce vénérable Emmanuel-Victor Aymeris, de l’Académie des Sciences morales et politiques, a mis autour de votre nom un halo lumineux que son fils l’éminent Me Pierre Aymeris, n’a pas éteint (sic), mais auquel, loin de là, il a ajouté les palmes de la philanthropie, de la charité, des vertus civiques et privées; enfin, Monsieur, je n’insiste pas... Vos camarades, les élèves de mon collègue Charlot, vous exclueront de leur sein, si vous ne faites pas une confession publique des actes de corruption et des trafics que vous avez favorisés...
Le William Bouguereau de l’oléographie m’humilia pendant une demi-heure; je n’y comprenais rien! et mon portrait de Camille est (hélas!) si mauvais, que je n’ai même pas de consolation. Cher Monsieur, qu’est-ce qu’il y a là-dedans? Papa, comme toujours me soupçonne et se tait. Si j’étais accusé d’un assassinat, il se demanderait si ma raison... Mais il me soupçonnerait. Maman aussi! A quoi, à quoi donc est-il bon d’être un enfant chéri?... Moi, j’aurais cru que maman m’avait trop recommandé. A l’atelier, on me déshabille, on me fait un chahut dans le passage Geoffroy, la police nous pige, on nous mène au poste...
Mais assez de ces fragments. A force de recherches du massier Mulot, on sut que «le portrait de Mlle Camille A... par Aymeris (Georges-Emmanuel-Victor), élève de M. Charlot, membre de l’Institut et de M. Matoire, «avait été accroché en échange d’une toile crevée, dont l’auteur était un Aymerie (Georges), élève de M. Gérôme, membre de l’Institut, demeurant à Nantes (Loire-Inférieure)». Les gardiens furent expulsés, M. Aymeris leur alloua une pension à vie. A cette occasion, le nom de Georges parut dans un journal de Nantes, le titre de l’article était: Concussion artistique.
Autre lettre. (Un an plus tard.)
Cher ami,
Un autre grand événement! Ange Matoire m’a fait connaître M. Degas; j’ai été chez lui, il m’a montré mille dessins, pastels, de chevaux de courses, de danseuses, et toutes ses œuvres anciennes, son Jeu de jeunes Spartiates, La Sémiramis. C’est incroyable! S’il voulait m’accueillir plus paternellement que M. Vinton? Il a l’air aussi terrible. Qu’ils sont sévères, les hommes de ce temps-là! Je sens déjà que je l’aime, je le respecte; c’est un ancêtre, non pas qu’il soit vieux, mais comme maître. Je n’ai pas le temps de vous en dire plus long aujourd’hui, d’ailleurs vous revenez, dites?
Je vous embrasse,
G. A.
Autre lettre.
Cher ami,
Depuis que je connais M. Degas, je ne peux plus me voir passage Geoffroy et pourtant je n’ose pas aller embêter Degas. Je suis encore, plus qu’avant, seul comme pendant mon enfance à Passy; seul au milieu de ces insouciants dont les plaisirs crapuleux me donnent des haut-le-cœur. Ce qu’il y a d’incompréhensible, c’est que je les amuse; ils me trouvent comique, un pince-sans-rire. Toujours parce qu’ils ne comprennent pas. C’est à vous dégoûter de l’esprit. Je pense qu’ils appellent paradoxe ce qu’ils n’entendent pas. Je ne me croyais pas si drôle. Ils sont si peu cultivés, qu’ils me consultent comme un dictionnaire. Vous savez ma faiblesse: incapable de mépriser ou de faire de la peine. Je les suis, je sors avec eux. Tout cela est absurde. Les élèves amateurs ne sont pas les moins vulgaires: le genre cercleux-baccarat-courses, c’est pis encore que les autres qui rappliquent de chez Jullian. Je blesse ces fêtards et ils me disent: Tu en es un, toi aussi, de fils de famille. Et je veux aimer! Maudit besoin d’amis; maudit besoin de confiance et de sympathie! je biaise, je louvoie, j’essaye de m’abaisser à leur niveau. Ils sont très bons, au fond; mais c’est le volontariat, la caserne! Je me fais l’effet de Napoléon à Brienne... révérence parler.
La veille des deux jours de correction, par Ulysse-Auguste ou par Matoire, je recale les dessins des camarades, je remodèle un biceps ou une cuisse, car ils sont tous des mazettes. Nouveau prestige pour moi, comme dessinateur, parce qu’Ulysse-Auguste Charlot, bombardé peintre d’histoire, d’habitude portraitiste d’Américaines, obtint une commande pour l’Hôtel de Ville; membre de l’Institut depuis peu, il lui faut exécuter en six panneaux pour l’Hôtel de Ville, l’histoire d’Etienne-Marcel. Il me charge des dessins d’après le nu. Trop occupé par ses belles dames, il s’en remet au plus sérieux de l’atelier, à votre Georges. Dans une exposition d’ensemble, Ulysse-Auguste m’a fait l’honneur d’épingler, avec les siens, quelques croquis de moi. Vous imaginez l’effet produit passage Geoffroy. Fureur des camarades!
Vous vous attardez à Arcachon, grand ami. C’est trop long, pour moi, sans M. Maillac et sans le brave Michel. Vous devriez amener M. votre père à Paris pour consulter. Je sais qu’il est faible... Serais-je donc égoïste? Revenez-moi! Il est temps de parler des Grandes Choses!
Georges.
P. S.—Michel m’envoie de Bruxelles des Catulle Mendès qui ne me plaisent pas du tout. Michel tourne mal. Il voudrait que je lui trouvasse une fin à son sonnet:
«Que fais-tu donc penchée ainsi sur cette vasque?
Tu médites, ô chère! à l’azur de tes yeux.»
Cher ami,
Ne racontez à personne ce que je vous ai écrit sur les panneaux de l’Hôtel de Ville, cela pourrait faire du tort à ce brave Charlot, j’en suis honteux pour lui. Et il est si bon!
Maintenant, récit d’une aventure, une de mes aventures. J’en suis bouleversé! Personne ne veut de moi, à part les Matoire et les Charlot. Hier, maman était rue de Douai où je devais la prendre à six heures. Je me suis prévalu d’une visite qu’allait faire à Degas M. Fioupousse, pour retourner chez lui.—Vous connaissez l’escalier, genre échelle, qui monte de la cour à sa porte. Je grimpe, je frappe: une figure convulsée, c’est Degas. Les maîtres sont tous convulsés si un jeune va chez eux.
—Encore vous? Veuillez bien me f... la paix, je travaille.
Et il me ferme la porte au nez.
Cher ami, je l’aurais tant aimé, ce grand bonhomme, et voilà que de même que chez Vinton, je suis déjà flanqué à la porte par celui sur lequel je venais de placer mes dernières espérances.
J’oublierai; je le reverrai, il faudra bien qu’il permette qu’on l’aime et qu’on l’admire. On vient à bout de tout avec ma patience. Pourvu que Beaudemont, Charlot et Matoire n’apprennent pas l’aventure Aymeris-Degas! Mais ma mère la leur contera. Elle croit toujours qu’on recommande les gens, elle serait capable de me faire recommander à M. Degas.
L’été vient, Beaudemont part pour Londres en juin, il emmène des collègues du jury et l’on voudrait que je fusse «cicerone», parce que je parle anglais. Matoire s’étonne de ce que je ne le tutoie pas. Oh! les jeunes maîtres! Vous me voyez: toujours à côté! Donc, je suis indiscret avec Degas, mais point assez camarade avec l’autre! Ce n’est pas facile d’être un étudiant, à notre époque. Merci de vos lettres, toutes écrites comme par Saint-Simon (pour m’amuser?...) Mais, quant à mes peintures, on dirait qu’il est question de tout excepté d’elles.—Vous aussi? Enfin, attendez, vous verrez!...
Votre G. A.
P. S.—Je compose un essai sur le scepticisme. Voici une heure où l’on se vomit.
Pourquoi Vinton avait-il été irréductible? Pourquoi Georges dont la position aurait dû rendre ses débuts faciles était-il abandonné à l’absurde sort commun des élèves d’académies publiques? Georges se plaignait à Léon Maillac, sur l’amitié duquel il pouvait faire fonds; mais l’opinion de Maillac, quant au talent de l’artiste, Georges devait encore en douter: doute cuisant, à l’heure présente où il aurait eu besoin d’un secours, et qui allait être, dans l’avenir, une hantise quand Maillac ne serait plus là!
Celui-ci inspirait les lectures du jeune peintre et racontait la vie des grands hommes méconnus. Il était resté en relations avec des poètes du Parnasse, les «Impressionnistes», des philosophes et des musiciens. Ses lettres d’érudit, d’un style un peu apprêté du XVIIe siècle, étaient pleines de préciosités et d’amusants archaïsmes. On l’avait pressé d’écrire ses mémoires; d’aucuns espéraient les découvrir après sa mort. Engagé dans des liaisons et des aventures galantes, M. Maillac avait consacré aux femmes et à la «culture» le temps que lui laissait un modeste emploi dans un ministère où, par Vallade, André Lemoyne, il avait connu Verlaine, Glatigny et l’enfant prodige Arthur Rimbaud.
Dans une masure de quartier latin, Maillac vivait depuis ses études à l’Ecole de Droit, avec une femme qui jadis dînait avec lui, à la même pension d’étudiants méridionaux. Trente ans plus tard, il partageait encore, sous l’édredon d’andrinople, la couche de Florette, maritorne acariâtre, querelleuse, dans des draps bis d’hôpital, où Georges ne pouvait concevoir que, la nuit prochaine, Florette allait ronfler à côté de cet homme là.
Flore ouvrait la porte, Georges lui serrait la main. Il passait vite au travers de la petite antichambre dont le papier de tenture sali était à peine caché par des tableaux et quelques pastels de Boudin; il évitait la salle à manger aux relents d’huile frite, la table couverte d’une toile cirée poisseuse, maculée de ronds qu’y faisaient les tasses à café de midi, les verres et les assiettes encore sales à cinq heures. A côté, c’était le cabinet où Maillac se reposait sur une ottomane, deux gros chats angora sur son ventre. La terreur de Georges, c’était, surtout en hiver, que Flore, avec ses tics et ses grimaces, ne vînt en caraco de pilou, près de l’unique chouberski, repriser des gilets de flanelle. Elle mordait ses joues, se rongeait les ongles, et crachait une chique. Méditant, sa belle main osseuse appuyée contre son nez fin, Léon fermait les yeux que la cécité menaçait.
A cinquante ans, il en paraissait soixante-dix, ne se faisait plus d’illusions sur les progrès d’une implacable ataxie; et des secousses, comme les décharges d’une pile électrique, tiraient de lui des gémissements.
—C’est bien laid de souffrir, disait-il, mais tant que j’aurai mes deux oreilles pour entendre, et de la mémoire, je tiendrai. Ce triste état est la revanche de l’amour, dont la privation est, seule, ce dont on ne se console point! Tu verras, entre trente-cinq et quarante-cinq ans! Oh! le triomphe alors pour nous autres! Les arts, la littérature, c’est bien peu, sans... ce que je n’ai plus!
Georges écoutait, contemplait le portrait de Florette en costume de canotière, comparant l’image au modèle, la «goule» encore attachée à sa proie: Ainsi perçait-il l’un encore des mystères de la vie, entre cette hideuse représentation du beau sexe et ces débris masculins d’une pauvre victime de Vénus.
Maillac jetait sa ligne de fond dans une eau trouble, et la réserve de Georges cédait auprès de son grand ami qui, presque un cadavre, parlait encore d’amour avec regret et sans rancune, comme un qui, après un accident où il a perdu les deux jambes, voudrait remonter en voiture et revoir immédiatement un paysage admirable.
—Expliquez-moi à maman, Monsieur Maillac! suppliait Aymeris. Et il chargeait Maillac de délicates ambassades auprès de ses parents.
Avant ou après le dîner, ce sont des conciliabules, de prudentes conversations à voix basse entre M., Mme Aymeris et Maillac. A ces parents trop âgés, il explique leur fils que séparent d’eux des décades pendant lesquelles tout s’est modifié, si bien que les deux générations d’Aymeris n’ont, aujourd’hui, un air de famille qu’à peine. Du moins, croit-on cela.
Quand ses douleurs n’étaient pas trop en éveil, l’ataxique se traînait au Louvre avec Georges, et le professeur Blondel, un autre amateur du «beau sexe». M. Blondel n’était pas un romantique comme Maillac, mais un fervent de la Madone Sixtine de Raphaël, se cachait la face, comiquement, si l’on prononçait le nom de Michel-Ange lequel il appelait, par dérision, Signor Buonarotti.
—Tu me dégoûtes, Bibi, avec ton «rotulard»!
Bibi, c’était Georges, qui se retournait alors vers Léon pour implorer son aide. Georges et lui s’en allaient aux salles égyptiennes, comme brouillés avec le savant (surtout à propos d’Ingres ou de Delacroix)... Ils tenaient pour le classique et le romantique à la fois, au scandale de l’ingrolâtre et exclusif Blondel. Et ces galeries du Louvre, Georges s’y revoyait, enfant, avec Nou-Miette, Miss Ellen et Jessie.
Georges suivait aussi, avec le professeur Blondel et Léon Maillac, les concerts Colonne, Musique, de quelle précieuse assistance n’êtes-vous pas aux adolescents! Vous exprimez mieux encore que la poésie leurs désirs, leurs rêves. Vous reliez, par une chaîne mélodique, les mille étapes d’une existence, ennoblissant notre douleur et nos joies même...
Après une Symphonie de Beethoven, la Damnation de Faust, l’Enfance du Christ, Manfred ou la Vie d’une Rose, Georges marchait avec ses vieux amis jusqu’au café de la gare Saint-Lazare où des cousins, le général et le colonel, venus de Versailles et de Saint-Germain, attendaient en prenant une absinthe, l’heure du train pour Passy; il esquivait autant que possible les retours en voiture, entre son père et Mme Demaille. Les cousins engageaient Georges à se libérer, maintenant qu’il était «majeur», soupçonnant qu’il y avait du «tirage» entre le fils et le père.
Non, point de «tirage»; mais la sollicitude de M. Aymeris paraissait à Georges trop raisonnée et moins naturelle que chez Mme Aymeris; l’imagination d’Alice la rapprochait de son fils, il y avait entre eux des ressemblances imperceptibles pour autrui, de celles qui lient, quand même ils se détruisent l’un l’autre, certaines mères et certains fils. Il est dans l’ordre spirituel comme un cordon ombilical que rien ne coupe—prononçait sententieusement M. Aymeris.
Tel une précieuse bouture, Georges avait été mis à l’abri d’un coup de soleil sur la serre, et du moindre fléchissement du thermomètre. Maintenant, il est en plein air, il se sent vivace, à son midi. Il appelle la pluie, les grands vents et l’orage. L’indomptable volonté de Mme Aymeris, sans doutes quant à la valeur de ses opinions, a dirigé Georges, le force encore à travailler, développe des dons qu’elle n’analyse point, mais qu’elle devine; l’inquisitoriale surveillance qu’elle relâche à peine, ses rodomontades, ses emportements maternels, combien préférables, ces feux de paille, aux soupirs qui bombent le plastron blanc du grand avocat! Si Mme Aymeris boude, Georges enlace son cou, baise son front, la caresse et, comme effarouchée dans sa pudeur, maman repousse l’étreinte:
—Laisse-moi, grand niais! Prends ma main si tu veux!
Et Georges la saisit, la porte à sa bouche comme pour la dévorer. Pourquoi avec un père si aimé, jamais, dans une phrase, l’étincelle qui l’allume et l’éclaire?
M. Aymeris se lamentait, et disait, comme Georges de Jessie: Suis-je aimé? M’aime-t-il?
Georges s’était-il interrogé sur l’existence double de M. Aymeris, à Passy, et rue de la Ferme? Léon Maillac en doutait et cela le «tracassait».—Georges commence-t-il à imaginer quelque chose? Que lui aura-t-on dit? Il se demande si je me doute de ce que fut son enfance... Pauvre enfant!
L’âge et la respectabilité des «figures du Cabinet des Antiques» drapaient sur elles un manteau majestueux; comme Georges, les tantes Lili et Caroline estimaient tout naturel que, pendant les étés à Longreuil, M. Aymeris fût retenu par ses occupations, même durant les vacances qui vident Paris; et M. Aymeris prétendait que le soleil est plus «coquin» à la campagne, où l’avocat portait, comme à la ville, son chapeau de soie haut de forme et sa redingote à roulettes (c’est-à-dire jusqu’aux pieds).
En août, Mme Demaille avait jadis pris l’agréable coutume de s’installer dans le pavillon des Gonnard, une fois Gabriel parti pour Trouville avec son manège; et elle tenait compagnie à Me Aymeris. Moins qu’à cette séparation du père et de la mère, Georges repensait avec horreur à Ellen et à Jessie, fort anxieuses d’aller à Trouville pour d’inutiles emplettes, et rejoindre l’écuyer avec qui elles passaient sans doute la nuit. Georges comprenait, enfin, ses attentes de jadis, ses rendez-vous manqués avec les deux Anglaises, toujours en retard pour prendre le train de Pont-l’Evêque. Georges rentrait seul à Longreuil, elles y revenaient le lendemain; et c’étaient les tantes chuchotantes, soupirantes des phrases acerbes et des insinuations: tout ce dont Georges voudrait parler à son père, et combien de choses d’autrefois dont il tardait de l’entretenir. Inutile curiosité rétrospective!...
Léon Maillac raconta à son élève la tragédie du ménage Gonnard. A cette époque, le naturalisme était à son apothéose:—C’est du Zola..., dit-il.
Les coucheries de l’ancien adjudant excitaient l’imagination de Maillac et révoltaient Georges qui écrivait: Là-bas, dans son couvent de Remagen, le Rhin entre elle et les misérables, pacifiée, repentante, Jessie ne pense plus à moi, elle est hors de la vie, loin de nos turpitudes. Et la maison de Passy lui apparaissait comme un théâtre où l’on n’aurait monté que des spectacles mélancoliques.
Il sentait bouillonner en lui une passion pour cette mère toujours pâle, pitoyable, seule le soir dans le cabinet paternel, tricotant des chaussettes pour les pauvres, lisant la Patrie et ses alarmantes dernières nouvelles, en attendant que son vieil époux, sur le coup de minuit, gravît les marches du perron. Mme Aymeris attendait toujours son «homme du monde»; il revenait à pied depuis la station d’omnibus, après avoir dîné en ville. Des agents de police, ses protégés, l’accompagnaient jusqu’à la grille, de peur d’une attaque. On savait que sa poche était pleine.
Je ne quitterai plus maman! Je passerai les dernières années de sa vie mélancolique, ses mains dans les miennes, ma bouche plaquée sur ses joues amaigries, cette chair qui est la mienne et qui se décompose lentement sous mes yeux; écrit Georges, un soir de 1885, où il a trouvé sa mère évanouie, seule chez elle.
Que ne pût-elle—mais elle était trop vieille—fière et heureuse, accompagner dans les salons et produire dans le monde son fils dont la fougueuse tendresse se brisait comme l’océan contre une digue, et dont elle eût voulu épandre les flots sur des terres fertiles!
Il continue: Elle retire ses bésicles, redresse sa petite taille comme pour le combat; elle me dit: «Sors mon enfant, va-t’en, amuse-toi! Va dans le monde, j’ai besoin de repos.» Ce que maman appelle le «monde» est-ce encore des «centenaires», ou de ces fantoches qui paradaient chez Ange Matoire? Des dîners et dîners? moins intéressants que ceux de Passy. Mes modèles suffisent pour mes besoins présents. Angèle est délicieuse. Avec Angèle on a des conversations rafraîchissantes, humaines. Les femmes du monde ont peu cette spontanéité-là. A être dans mon atelier je ne préfère rien. Des amis, oui! Je veux m’en faire, j’en trouverai comme mon Léon Maillac.
Mme Aymeris rêve près du feu, sous l’abat-jour en porcelaine de sa lampe Carcel; toujours avec son caraco orné de crêpe. Elle a fini de lire la Patrie. Elle prend les aiguilles d’ivoire, le peloton de laine grise et songe:—Les temps sont mauvais. La République s’installe mal en France, on persécute les prêtres. Nos charges augmentent. La Commune n’aura rien été, auprès des secousses de la prochaine révolution. Où va l’argent de M. Aymeris? Ses charités sont obérantes, elles absorbent tout et il faut penser à Georges, aux hasards de sa carrière. Le moindre mal, ce serait encore l’horreur d’une guerre. La revanche! L’oublierait-on déjà, l’année terrible?
Elle passe sa main de braise sur son visage, blanc quoique congestionné; elle brûle; à peine sortie de table, elle a déjà soif. Elle sonne pour Antonin:—Donnez-moi une infusion! Du tilleul!
Antonin est venu à son appel, le fidèle Antonin qui courbe le dos pour ressembler à son maître; Antonin taquine ses favoris, sévère, respectueux et familier. Antonin fait le double service de maître d’hôtel et de gouvernante de curé, pendant que Nou-Miette est au pays avec ses enfants et son mari.
—Non, madame! Pas encore! Monsieur défend à Madame les boissons avant dix heures, rapport que c’est mauvais pour Madame, Monsieur a caché le sucre.
—Antonin, vous êtes un monstre! Voulez-vous que je me consume comme cette bûche? Donnez-moi tout de suite à boire et mettez du sucre sur le plateau! M. Aymeris vous a défendu de m’en donner, peut-être?... Je ne veux pas de cette sale saccharine, vous entendez? Ils me feront croire que je suis diabétique! Ah! si j’avais ma chère Nou-Miette auprès de moi! Un de ces jours je la rappellerai... elle m’a promis de revenir quand j’aurais besoin d’elle.
Et Mme Aymeris retient Antonin, elle veut, en causant, entendre sa propre voix: elle aurait envie de chanter, «pour s’entendre». Elle s’ennuie. Elle a contraint Georges à dîner dehors; Monsieur est retenu ailleurs; Madame, ici, toute seule avec ses pensées.
—Puisque je n’ai que vous, venez Antonin, vous le fidèle! Je vous autorise à me dire ce que vous savez sur Georges.
—Quoi, Madame?
—Allons! vous me comprenez Antonin... Avez-vous jamais découvert quelque chose? Ses modèles... dans l’atelier; enfin, dites, que se passe-t-il là-haut?
—Ah! je comprends! Madame veut dire... la bagatelle... l’affaire des femmes, quoi?
Antonin réfléchit, hésite, puis, fermant le poing et tapant sur une table:—Mon Dieu, si Madame m’engage à dire, eh bien, madame, on serait content si ce pauvre M. Georges prenait les plaisirs de son âge! Parbleu, il y a bien la petite Angèle, la Belge, qui a l’air de rire quelquefois avec lui, mais je mettrais ma main au feu qu’il n’y a rien entre eux, que, comme qui dirait, de modèle à peintre. Mais on n’sait pas! C’est-i dommage, tout de même, que la Miss n’aye pas perdu son innocence avec M. Georges, non pas qu’avec le Gonnard!
—Merci, merci, mon brave, merci! C’est bon, vous pouvez vous retirer; retournez à vos lampes. Il y en a deux qui filent, c’est une infection! Bonsoir. Vous pourrez vous coucher.
Antonin s’incline et souhaite bonne nuit; mais Mme Aymeris le rappelle, la bouche sèche, la voix blanche:
—Non, non! Et mon tilleul? A boire, j’ai si soif! Si vous ne m’en apportez pas, j’écris à Nou-Miette... et je sais à qui ça ne fera pas plaisir de la revoir ici!...
Antonin, sous cette menace, s’enfuit et va désobéir à M. Aymeris en préparant la boisson sirupeuse.
Mais une voiture s’arrête à la grille. Georges a donc quitté de si bonne heure ses amis? Il jette son chapeau et son par-dessus dans le vestibule entre les mains d’Antonin. Il tourne le bouton de la porte, s’avance dans le cabinet où tout est noir, sauf le coin du feu où sa mère fait semblant de lire.
—Toi, déjà, mon grand? Pourquoi si tôt? Tu t’es ennuyé?
—Non, mais je ne puis rester plus longtemps loin de toi.
—Tu es insupportable! Je suis sûre que tu te seras encore inquiété...
Georges remarquait chez sa mère un amaigrissement continu et des fringales concomitantes. Des menus, son père supprimait certains aliments que Mme Aymeris faisait rétablir par Domenica. Antonin avait dit à Georges:
—Monsieur me défend de vous en parler, mais je sais que Madame a le diabète; alors plus de macaroni, plus de pommes de terre. Chut! chut! Monsieur m’attraperait!
Georges avait cherché des renseignements dans le dictionnaire de médecine, comme pour la phtisie de Jessie, et s’était acquis des demi-notions, trop vagues pour être opérantes, mais suffisantes pour que son imagination y puisât des sujets d’inquiétude immédiate. Or, en rentrant, il voit un morceau de sucre auprès du tilleul.
—Maman, moi, je défends! Qu’est-ce qui vous en a donné? Papa n’est jamais ici et quand il est dehors, Antonin... en sert donc? Il est aussi bête que Nou-Miette... Non, décidément, on ne peut plus vous quitter...
—Tu défends? Es-tu le maître ici, par hasard? Le professeur Blondel t’aura conté de ses fariboles! Ce que j’ai? Un peu de nerfs... On vit très vieux avec ce mal-là. J’ai les épaules solides! Seulement on me dit d’éviter les émotions, ce qui est comme, à un pauvre, d’ordonner des beefsteak et du bourgogne! Tiens! on lit le journal la Patrie, eh bien! on ne peut plus comprendre ce qui se passe! Si je me tracasse, ce n’est ni pour moi, ni pour ton père mais bien pour toi, mon pauvre chéri! Que ne verras-tu pas! Qu’est-ce qu’on appelle les temps nouveaux? Je crois les voir: des horreurs! Moi qui suis du bon vieux temps, je ne voudrais point partir avant que je ne t’aie calé, et que tu sois arrivé. Je crois que tu seras un grand artiste... mais nous marchons à la ruine, à la révolution... Et l’on ne te fait pas de «commandes»! On te fait passer pour un amateur! Nous ne te laisserons presque rien, au train dont on va. Il serait bon de te répandre, au lieu d’être toujours là, auprès de ta vieille, à compter ses os sous ses rides. On dirait que je change à chaque minute, aux yeux dont tu me regardes...
Puis haussant les épaules, scandant ses mots:
—Georges! laisse-moi donc tranquille! Tu finiras par m’inquiéter sur moi-même. Quand j’y penserai, oh! alors... ce sera la fin! Va, sors, ce n’est pas chez nous qu’on viendra te découvrir!
Georges sent une boule qui se forme dans sa gorge, à chaque retour auprès de sa mère; il ne sait que baiser cette peau flottante sur la frêle charpente qui lui est si chère. Il feuillette les journaux, inspecte le bureau, la serviette en maroquin de l’avocat, ses dossiers. Il aperçoit les ordonnances de Blondel. Les lira-t-il?
—Mon père n’est pas encore rentré? Il m’avait promis d’être plus tôt ici, ce soir! Pourtant, il a une grosse affaire demain, au Palais.
—Ne devait-il pas aller chez la princesse Mathilde, mon enfant? C’est aujourd’hui mercredi. Il y aura, j’espère, fait un tour. Si Mme Demaille était un peu plus fine, elle l’y aurait envoyé... Au moins là... il cause, se renouvelle. C’est abêtissant, leur tête-à-tête!
Mme Aymeris fait le geste de prendre des béquilles.
—Vois-tu, mon chéri, les êtres ne devraient pas tant dépendre les uns des autres. Je sais bien qu’avec les meilleures intentions, nous t’avons coupé les ailes... Ne me fais surtout jamais, plus tard, des reproches! ils seraient injustes, car nous n’aurions pu agir autrement... Suppose que nous sommes tes grands-parents! Aime-moi tout de même... comme une aïeule!
Georges sent des larmes lui monter aux yeux. D’un baiser, il clôt la bouche de sa mère.
—Taisez-vous, madame! tais-toi, mon adorée. Inutile de dire les choses, c’est assez de les penser. Gardons le laid au fond de notre cabinet noir, ma chérie! Je serais heureux, parfaitement heureux, si vous deux l’étiez, comme doivent l’être des braves êtres chéris avec leur enfant chéri. Si l’on pouvait communiquer avec papa! Mais comment?... Il faudrait qu’il ne me surveillât pas, sans cesse, comme si j’étais un criminel!
Mme Aymeris semble ne pas saisir, remet ses bésicles, prend un bouton de la veste de Georges, et le secouant:
—Ton père, mon pauvre amour! Lui? Te croire un criminel? C’est moi, la femme terrible, qui dirais cela! mais ton excellent père?... Moi, je détruis tout autour de moi... je ne te cache rien, si je te rappelle toujours à l’ordre! Tes tantes me grondent, d’ailleurs; elles me disent que je suis souvent avec toi comme si tu avais mal agi. Il paraît que j’ai l’air trop sévère! On n’a pas idée de ça! Est-ce vrai? Je te juge et je te donne souvent tort, mais je te connais à fond, mon chéri, je connais si bien ton imprudence, ta confiance de nouveau-né en les autres, et ta maladresse de malagauche! Et ce terrible instinct qui, toi et moi, nous force à parler quand il vaudrait (me dit-on) mieux... Mais moi j’ai l’âge: chez un jeune homme il n’en va pas de même. Comme moi, mon enfant, tu blesses sans le vouloir! Et c’est si peu dans ta nature!
Les bustes de Cicéron et de Démosthène, sur les bibliothèques d’acajou, se perdent dans l’ombre de la pièce revêche où Georges, dans sa tenue du soir, avec sa cravate blanche, semble un intrus... Il s’assied sur un tabouret devant sa mère, il regarde les belles mains fines, essaye l’anneau de mariage, trop étroit pour son petit doigt.
—Ma chérie, si je souffre parfois de ton manque de patience, de tes jugements aussi, je te comprends, même quand tu me heurtes, ma gentille; et puis, tu parles, toi... Mais papa!... cette façon de me regarder en silence! Ce n’est pas poli d’appeler cela ses manies—mais pourtant, comment nommer ça?
—Veux-tu me dire vous, Georges, à l’anglaise!
—Ah! non, tant pis! Je t’aime trop!... Oh! écoute une chose à laquelle je ne m’habituerai jamais: maintenant, quand on repasse un plat, ou si c’est du vin de Champagne, papa fait signe aux serveurs de ne pas m’en offrir. Avec Antonin, chose convenue; mais, si nous dînons en ville, j’apprends que papa prévient les maîtres-d’hôtel; à table, il fait des gestes, les arrête quand ils viennent à moi. Que s’imagine-t-il donc? Moi qui suis un «teetotaler...» C’est grotesque, j’en perdrai la tête!
Mme Aymeris avait une façon à elle de rire, sans bruit, comme secouée intérieurement; ce rire muet était une sorte de grimace douloureuse; elle lève les bras au ciel, hoche la tête, puis redevient grave:
—Ton père te voit encore comme l’enfant misérable que tu fus. Ne me force pas à évoquer des souvenirs qui pèsent sur cette maison sinistre. Vois-tu, Georges, il y a des décrets de Là-Haut devant lesquels une chrétienne courbe la tête; leurs effets ne sont stimulants que pour les forts. Nous autres, hélas! nous n’avions plus la force... Tu te plains du regard de ton père? Et moi donc, que dirai-je? Il y a des instants où je devine qu’il craint pour ma raison. Il me reproche mon «émotivité», c’est ainsi que Blondel désigne les nerfs. Evidemment, je ne suis pas en carton, je crois que mon cerveau fonctionne encore régulièrement. Encore une fois, n’en veuille pas à ton papa! Sois bien tendre pour lui...
—Oui! Il est bon, il nous aime tant! Pourquoi faut-il qu’on ait envie de lui faire des reproches?
—De quoi? Il n’y a jamais de reproches à lui faire, mon petit. Ton père a besoin d’exercer son dévouement, comme auprès de notre vieille amie. Moi, je ne lui ai pas donné l’occasion de m’en prodiguer! j’ai toujours été une indépendante; c’est ma manière, de crier, comme c’est la tienne de te renfermer dès que tu sens qu’on t’observe. Ma parole «incoercible», ton père ne s’y est jamais fait! Mme Demaille a répondu, par sa faiblesse même, aux besoins de ton père, et puis... maintenant, il sert de Nou-Miette à Mme Demaille; je déplore tout cela, mais je t’assure que je ne lance la pierre à qui que ce soit! Ni à elle ni à lui... les pauvres chers!
Mais Mme Aymeris ne peut refouler une autre plainte.
—Si seulement elle était moins lente! Je t’assure qu’elle retombe en enfance! Après tout, elle aura tantôt 80 ans!...
—Est-ce qu’elle fut belle?
Mme Aymeris se redresse:—Que t’importe? On la trouvait belle comme une madone de Raphaël; or moi je n’apprécie pas la Vierge à la Chaise! Enfin du vieux jeu, de l’Hippolyte Flandrin! tu connais son crayon par Amaury Duval?... Pour moi, elle a toujours eu un visage inanimé, c’était un glaçon. Son appartement sans un grain de poussière, c’est tout elle! Ce que Mme Demaille sait le mieux faire? La préparation des purées, cette insipide nourriture qu’ils croient l’aliment nécessaire à leurs entrailles. Elle ne croquerait pas un bonbon, pour ménager ses dents: des perles, tu sais!
Georges avec sa mère en était là; une camaraderie, toute de tendresse et de pitié, lui faisait aborder des questions jusqu’ici tacites ou vagues, mystérieuses comme l’avait été, dès son enfance, l’idée de la mort, qui enténébrait sa vie de jeune homme.
Les soucis maternels de Mme Aymeris avaient une autre cause qu’elle avait cachée jusqu’à ce que sa maladie la rapprochât de son fils: la vie privée du jeune artiste.
Des mois et des mois, elle hésita, s’informant, d’ailleurs, auprès de Léon Maillac et du professeur Blondel.
Plutôt que de feindre ou de se rendre odieuses à un fils, certaines mères préfèrent d’ignorer toute fredaine juvénile. La vie de Mme Aymeris (si peu modérée dans son langage), sa conception austère, et janséniste même, des exercices religieux, l’avaient éloignée, depuis trente ans, du confessionnal, au déplaisir de son époux, ennemi des bizarreries. Ce jansénisme, la pudeur et la vertu n’avaient point préparé Mme Aymeris à jouer un rôle dans les choses de l’amour; mais aussi comment son goût des êtres, sa curiosité, l’y eussent-ils laissée indifférente? Elle devait bien, parfois, se demander:—Qu’est-ce que fait Georges? Aime-t-il les femmes?—Elle savait que, de ces années-ci, dépendait l’avenir de la famille, du nom qu’elle portait doublement, et auquel elle attribuait une valeur sociale comme ces bourgeois de très ancienne souche qui sont plus sûrs de leur lignée que maints aristocrates. Alors qu’elle destinait Georges à la diplomatie, elle avait eu, quant au mariage, des vues ambitieuses pour lui; si par la suite son maternel égoïsme devait transformer un désir en une volonté ferme que Georges ne se mariât pas, tant qu’elle vivrait, comment être certaine que son fils ne se laisserait point «piper»? Alors elle ne s’avoua encore que ceci:—Je ne consentirais qu’aux risques flatteurs d’une cérémonie à Sainte-Clotilde!—Son cousin Jacques de Maurepas, dit Pinton, l’entretenait insidieusement de siennes cousines, nobles et pauvres Tourangelles dont la description la faisait bondir. Mme Aymeris, ignorante du «grand monde», se l’imaginait à la façon d’un provincial auteur de «romans parisiens», ou d’après ce que lui disait du «gratin» le professeur Blondel. Dût-elle subir la présence d’une bru, elle la voudrait élégante, les cheveux frisés, un peu de fard autour de ses yeux bleus, une poitrine «luxuriante», le genre enfin que les hommes semblent préférer à nous autres—disait-elle.
Elle ne s’était oncques regardée dans la glace, et n’était jamais «sortie». Une seule fois, Georges se la rappelait vêtue de moire grise, comme il avait, avec son frère Jacques, accompagné jusqu’au pont d’Iéna, par une soirée de juin, papa et maman dans la calèche ouverte qui convoyait M. et Mme Aymeris au Théâtre lyrique, où la baronne Haussmann leur avait offert la loge du Préfet de la Seine; Mme Christine Nillson interpréterait le rôle de «la Reine de la Nuit» dans la Flûte enchantée. C’était comme d’hier et Georges revivait les moindres circonstances de ce gala: un de ces longs crépuscules où la nature est rose et verte, où l’Est se teinte de mauve, et le couchant fulgure des orangés incendiaires. Par cette soirée froide et chaude comme les glaces que l’on sert avec une sauce-crème bouillante, c’était une maman de jour de noces, une Mme Aymeris en robe magnifiquement ample, relevée de dentelles, ses quelques diamants dehors, et des épis d’argent dans une coiffure de Félix.
Hormis cette occasion unique et mémorable, la janséniste n’avait plus mis que des toilettes quelconques; et les bandes de crêpe ne le cédèrent plus, ou rarement, au jais, à quelque soutache mate sur une étoffe noire et aussi terne que la garniture.
Mme Demaille lui en touchait quelques mots quand son amie Aymeris parlait du «monde».
—Alice, vous devez me trouver bien perruche! Vous vous moquez encore de mon corset et de ma robe de velours améthyste. Du reste, ma chère, je n’achète plus rien; mais, ma foi, quand on n’a été pas trop mal de sa personne, on ne tient pas à s’enlaidir en vieillissant. J’ai toujours mes fournisseurs; pour les chapeaux, je ne comprends pas que vous ne veniez pas avec moi chez Mme Félix, je vous ferais faire un retapage pour rien!...
—Qui a été belle, veut le rester, ma chère amie. Ce n’est pas mon cas, et M. Aymeris ne m’y a jamais encouragée...
Ces propos s’échangeaient tandis que Mme Demaille, devant la psyché, faisait bouffer sa jupe, se redressait pour ne rien perdre de ses avantages.
A Mme Aymeris, en faute d’ailleurs avec la vérité historique, le nom de Demaille évoquait une existence brillante, le théâtre, les salons, les plaisirs légers; elle demanda à Marianne Demaille comment «les fils de famille s’approchaient des jeunes femmes du monde». Georges ne tarderait plus à s’émanciper. Une liaison—le professeur Blondel et le président Lachertier l’avaient assez souvent soutenu, c’était l’épisode nécessaire des années dont le premier chiffre est un 2.
Maillac déclarait:—La liaison avec une femme mariée, c’est pour les chiffres 3 et 4, Madame! de vingt à trente, on caresse ses modèles, si l’on est peintre, comme Georges.
Plus pressée pour Georges était Mme Aymeris, car son amour maternel éclipsait sa très étrange austérité janséniste.
Elle renouvela sa tentative auprès du Président:—Mon cher, vous qui êtes, quoi qu’en dise Mlle Sybille, un endiablé, un galantin, un coureur de duchesses, quand emmènerez-vous Georges dans leurs boudoirs? Je me désole de le sentir accoquiné à notre reps et à notre acajou Louis-Philippe. Son père refuse de le conduire chez la princesse Mathilde. Allons! mon bon farceur, dégourdissez Jojo-Bibi, donnez-lui des occasions de mettre son gilet blanc, rien ne lui va bien comme son frac, avec un gardénia à la boutonnière. Houp! un bon mouvement, l’ami!
Le Président refusa obstinément. Alors Mme Aymeris harponna Evariste Blondel, possesseur, dans l’aristocratie, d’une position solide, quoique sa solennité, ses longues boucles blanches et trop calamistrées, n’allassent sans lui prêter un certain ridicule. Il citait trop volontiers des titres, comme s’il n’avait parmi ses clients que des grands seigneurs et ignorât le commun des mortels. Blondel était l’ami d’une princesse Peglioso dont il avait soigné la sœur; son prestige, comme écrivain-neurologue, à la mode, était entretenu auprès de la princesse par l’amour que cette étrangère lui avait inspiré: obsession sénile qui transformait le professeur à la Salpêtrière en un jouet incassable aux mains d’une Lucrezia.
Par quel miracle Mme Aymeris eût-elle imaginé le professeur Blondel comme un bouffon qui, en dehors de son «sacerdoce», prend un autre masque et des manières équivoques pour servir la Princesse? Cependant Mme Aymeris, toute à ses plans de campagne, ne pouvait prévoir un second refus, pensant:—Il finira par entendre raison, notre Blondel! Il cédera, puisqu’il ne faut pas, dit-il, contrarier la malade que je suis; il se chargera de Georges, pour me faire du bien; ou alors, qu’il ne me soigne plus!
La princesse Peglioso s’était mariée à seize ans. Née, à Séville, d’un Polonais, le comte Sabrinszki, et d’une Grecque, ex-danseuse à la Scala de Milan, sa grand’mère paternelle avait été élevée à Washington où son père était ministre plénipotentiaire de la jeune reine Victoria.
Mme Peglioso avait donc du sang slave, de l’hellénique et de l’anglais.
La peau mate, les cheveux blond-roux, frisés par devant, très tirés sur les tempes, à la manière de la princesse de Galles, cette cosmopolite mélangeait à la lourde saveur d’une Orientale, la fine distinction d’une Anglo-Saxonne, sans qu’on pût définir ce qui des deux l’emportait sur l’autre, hors l’accent qu’elle avait fortement britannique. Ses mots homicides étaient colportés de salon en salon. «Libre comme l’air», disait-elle, «Free as air», elle était captive volontaire en un cercle d’adorateurs, parmi lesquels le monde eût été bien aise de désigner au moins un amant. Or ceci était impossible. Qu’on la divertît? elle n’en demandait pas davantage.
Mme Peglioso vivait seule dans l’hôtel du prince. Il lui abandonnait voitures, serviteurs, pourvu qu’elle le laissât à Florence, dans sa villa des Collines avec les «pianistes du prince»; il se croyait compositeur et chantait ses abscons opéras.
Si plus capable qu’elle ne l’était de supporter l’ennui de ceux qu’elle appelait les «rasoirs», la princesse, une des reines de Paris, aurait pu servir de trait d’union entre le faubourg Saint-Germain, le gratin des douairières et ses amies américaines dont beaucoup n’avaient que leurs dollars comme truchement.
Cette princesse inspirait à Mme Aymeris une curiosité faite d’admiration et d’effroi. Les ardeurs d’Evariste Blondel s’exaspéraient par un commerce quotidien, tour à tour avoué, ou dont il se défendait.
Retenu par ses travaux scientifiques, où Blondel en trouvait-il le temps? Il déjeunait, il dînait avenue Montaigne; tel un heiduque, il suivait Lucia dans ses promenades à pied, ou disparaissait au fond du landau: chaperon toléré par des soupirants qui s’entre-soupçonnaient, se haïssaient et l’employaient, à l’occasion, comme intermédiaire habile.
Certaines perfides chuchotaient que si un homme avait jamais eu la chance de voir Lucia nue, c’était Blondel, le page bientôt septuagénaire de la princesse; ou de son chapelain—un Espagnol du Vénézuela.
Elle appelait Blondel «Socrate». La princesse le tutoyait et lui avait choisi ce surnom. Habituée des cours de Renan au Collège de France, «le vice» de Lucia était l’étude de la médecine; elle insistait, quoiqu’il y répugnât, pour que Blondel la conduisît à la Salpêtrière, ou lui fît suivre des opérations chirurgicales dans les cliniques d’hôpitaux, comme si, d’autant plus jalouse de la pureté de son corps, elle tenait à savoir comment se corrompait celui des autres. Elle protégeait ses narines d’un mouchoir parfumé contre les exhalaisons trop fétides de la chair, mais ne reculait pas, à la vue du sang.
Evariste Blondel prit un extrême déplaisir aux invites de Mme Aymeris.
—Je vous serais obligé, Madame, de ne pas me poser des questions indiscrètes sur la princesse Lucia. Mes rapports avec elle sont ceux de savant à élève intelligente... La princesse n’a rien pour vous plaire, ni à Aymeris. Très artiste, elle désire, tant on lui parle de Georges, le connaître aussi. Si je ne vous ai jamais dit cela, c’est que je ne veux pas endosser, vis-à-vis de mes vieux amis et de leur fils, des responsabilités trop lourdes. La princesse est un candélabre où les papillons de nuit se brûlent les ailes. Laissez donc la jeunesse avec la jeunesse. Mme Peglioso est déjà trop mûre pour un débutant.
Mme Aymeris avait dans sa chambre une lithographie de Chérubin et de la Comtesse, par Nanteuil.
—Mozart, Beaumarchais, les Nozze di Figaro! fit-elle. Ce serait charmant!
—Ne parlons plus de cela, réplique le professeur, soyons sérieux!
Georges qui vit cette scène se dérouler, je ne sais comment, dans la glace je crois, imitait les gestes de sa mère toute ragaillardie et s’évertuant à gagner Blondel.
Mme Aymeris prenait tous ses convives à témoin:
—Mes amis, n’est-ce pas que Blondel nous parle sans cesse de sa Lucia? Il n’est question que de la princesse, de ses faits et gestes. S’il veut nous dérider, c’est toujours d’elle qu’il raconte mille choses. Voyons M. Lachertier? Eh! vous autres, dites le contraire! moi, je la trouve ravissante! Georges a des photographies d’elle dans sa chambre, dans son atelier, partout. Est-ce moi qui les lui donne?... Et personne ne veut lui présenter mon fils? Voici qu’on prépare le Salon prochain, il faudrait que Georges eût un portrait de la princesse Peglioso sur la cimaise, ce qui serait la médaille et des commandes assurées! J’y songe, au succès, moi la seule personne pratique chez nous! Georges est peintre de figures, saperlipopette! On ne peut pas toujours faire poser des pommes, des torchons, de ternes visages d’inconnus! Un artiste doit vivre dans le monde, obligation qui fait partie de son métier, comme pour un grand avocat...
Le professeur donnait de son veto de raisonnables motifs: on ne devrait être admis à l’avenue Montaigne qu’après trente ans. Georges était inquiet, on ne savait quelle direction prendrait son vol. L’atelier Beaudemont n’avait pas été bien heureux!... Un peu plus et c’était la culbute.
Mme Aymeris protestait:
—C’est encore là qu’il fit quelques connaissances parisiennes.
—Moi, dit Blondel, je le ferais voyager, Madame! Lachertier conseille pour Georges une visite à Rome, un tour d’Italie. Il a raison.
Sur quoi, Mme Aymeris se met à trembler, puis menace et implore comme en face d’un assassin qui pénétrerait chez elle nuitamment.
—Vous voulez ma mort! C’est bien simple, Blondel veut me tuer! Comment? Vous? C’est vous, le savant, l’illustre médecin des nerfs! qui... Alors pourquoi chuchoter avec mon mari, et, par les moyens les plus sots, m’éviter des émotions, ce que vous appelez des crises? Les médecins passent comme les autres à côté du mal sans le voir. Vous me tuerez, après m’avoir rendue idiote! ayez pitié de moi! Georges, voyager? Attendez donc! je ne serai bientôt plus une de trop sur cette triste terre, Georges sera libre ensuite de vivre au Kamtchatka s’il lui plaît!... Mais maintenant!!! Moi dans ce fauteuil, M. Aymeris faisant cuire les bouillies de Mme Demaille et Georges à Rome? Vous vous moquez! Donc, moi... seule avec Antonin, et les lampes qui fument, et les veilleuses qui empestent?... Voilà ce que vous m’offrez, au lieu d’arranger des séances de portrait avec la plus belle femme de Paris, au lieu d’aider Georges à percer...
Evariste Blondel résistait, en même temps, aux prières de la princesse Peglioso.
Lucia voulait appeler dans sa ménagerie ce Georges Aymeris dont la peinture était discutée; et son imprudence de langage, ses opinions en art, l’antipathie même qu’il inspirait à ses camarades, feraient de lui une bombe, un explosif de plus dans le riche arsenal de l’avenue Montaigne.
Blondel se sentant prêt à capituler, osa répondre:
—Princesse, le fils de mon vieil ami ne verra pas ce que vous avez fait du professeur Blondel. Si je vous l’amène, son entrée chez vous sera le signal de ma sortie.
L’histoire qui va suivre offrirait la matière d’un roman. Je conterai jusqu’à la fin, une existence trop riche en aventures sentimentales; mais je ne donnerai ici que certaines pages du journal de mon héros; le lecteur de ces mémoires incomplets remplira les intervalles.
Du journal de G. Aymeris
(vers 1885).
Que s’est-il passé? Excellent M. Blondel! Quel brusque changement d’attitude! Le président avait refusé; M. Blondel était intransigeant aussi. De moi-même, je n’y aurais plus songé. Et me voici, au bout d’un mois, plus différent du Georges d’avant Pâques, que ce Georges-là ne l’était alors du Georges de sa première communion. Si cela devait toujours ainsi durer! Si je pouvais mener de front les deux existences: chez nous et à l’avenue Montaigne! Maman l’aura voulu: après les cocottes de Beaudemont-Degetz, la plus divine des femmes! Je ne ferai donc pas défaut à maman? Mais, M. Blondel, comment a-t-il fait cela? Je sens que l’avenue Montaigne absorbe déjà une part de mon être. Mais pourquoi ainsi l’ont-ils voulu, pourquoi?
Je suis invité à dîner pour mardi, mercredi, vendredi. Je dois même déjeuner avec la princesse tous les matins, tant que dureront les séances de pose. Je fais des croquis, des masques au pastel, comme Latour, pour m’y préparer. On ne résiste pas à cette Sirène.
Récapitulation: Pour moi-même, si je dois jamais relire ces notes quotidiennes, il me faut consigner, ici, le premier, l’énorme premier jour, la rencontre, et ce qui s’ensuivit. J’entre dans une phase de délire, j’oublierai Passy, mes devoirs, mes serments filiaux. Le rideau se lève, je vois l’univers par la fenêtre ouverte sur ce printemps, qui n’est plus «maladif» comme dans les vers de Mallarmé, mais où tout n’est que volupté, plaisir, amour!
Je ne m’attendais à rien de tel! Le professeur Blondel a voulu me convaincre de la pureté d’Ingres, du «toc» de Delacroix. Nous avions été au Louvre, comme c’était un mardi et que M. Blondel n’a pas de service à la Salpêtrière ce jour-là; il déjeuna avec moi, à midi.
Sa tête détachait de fines boucles de cheveux en argent sur une gravure de la Chapelle Sixtine, par Ingres et Calamatta, non pas la composition en longueur, mais celle dont le premier plan est rempli par des têtes de prélats: de l’essence d’Ingres. Un vase étrusque était au-dessous du cadre. Sur la table sans nappe, l’acajou bien poli par la bonne (qui ressemble tant à une servante de curé), le couvert est à peu près celui de mes tantes. Quelques fruits, un compotier de quatre mendiants, les carafes dans des seaux à rafraîchir; une «desserte» entre le professeur et moi. Nous avons eu des rillettes de Tours; les confitures de mirabelles étaient excellentes. Tous ces détails me seront chers plus tard. Dans ce rez-de-chaussée, rue de Varenne, on se croit chez les tantes, mais il y a partout quelque chose qui plaît à la vue.
Ensuite au musée. Le professeur ne me convaincra pas. Ingres est admirable, mais Delacroix est admirable aussi. Nous avons traîné à la sculpture, dans les salles basses humides. Dehors, c’était une température d’août, mais avec des marronniers en fleurs, un de ces jours où l’on a envie de causer avec les passants, de sauter, d’embrasser les femmes. M. Blondel se retournait constamment. Au coin de la rue de Bellechasse, Blondel reconnaît, de loin, un équipage qui s’avance sur le boulevard Saint-Germain, un équipage qui a l’air d’un Constantin Guys, l’ami, je crois, de M. Manet; un attelage comme ceux de la Cour impériale. Il n’y en a plus beaucoup ainsi. M. Blondel me pince le bras et me dit:
—Regarde, Bibi-Jojo! la voilà, la divine Princesse, la voilà, «la jolie femme!» Elle sort de la séance à l’Institut, où Renan parlait. Elle a commandé sa calèche, ses hommes poudrés et en mollets, sa paire d’alezans de 100.000 francs.
La voiture approche, se balance comme une gondole, suspendue au col de cygne de ses huit ressorts. Le valet de pied se retourne pour prendre un ordre, les chevaux, stoppant, appuient sur la gauche vers le trottoir. Je vois une ombrelle bleu de ciel, un flot de gaze, un gant blanc. On nous appelle, Blondel va à la rencontre de tout cela.
—Tiens Lucia, voici Bibi-Jojo.—Et à moi:—Tiens, voici la belle princesse, embrasse!
On lit dans les journaux le récit d’un accident. Quelqu’un a été renversé par un vélocipède, on l’a emporté, il a perdu connaissance. Ensuite, il se réveille dans un endroit inconnu, il ne se rappelle rien, on le presse de questions, mais il ne sait plus.—Eh bien! j’en suis là; je serais incapable de revoir les premières minutes. Ai-je embrassé? N’ai-je pas embrassé? J’ai entendu une voix étrangère et des mots français. Je suis rentré à Passy dans la calèche, en face de la princesse Peglioso et d’une autre dame que je ne reconnaîtrais pas. J’ai dû leur faire visiter mon atelier.
Comme elle est intelligente, la princesse! Quelle femme étonnante!
10 juin.
Je suis un autre homme. J’ai peur. Je néglige notre maison. Maman est fière et a l’air heureux. Après tout, c’est peut-être un peu de joie qu’il lui fallait. Elle répète: «Je suis contente! je suis contente!» et me donne toutes les permissions. Elle augmente ma pension. Papa est froid au sujet de la Princesse. Il me regarde encore plus fixement. Qu’est-ce qu’il peut bien s’imaginer? S’il savait ce qu’est l’hôtel Peglioso, il se rendrait à l’évidence: je n’y jouerai d’autre rôle que celui d’un gosse. Et encore! Tous ces vieux à ses trousses ne laissent guère de place pour l’intrus. Nous verrons bien, quand les poses de portrait auront commencé pour de bon. La Princesse voudrait les remettre à l’automne. Dans ce moment, pleine saison de Paris, pas moyen! dit-elle. On entre, on sort, c’est un va-et-vient continuel. Hier, il y avait vingt-deux couverts à déjeuner. En plus des fidèles, deux ou trois étrangers. Est-ce cela, un salon cosmopolite?
Dans le fumoir, nous étions assis, avant le repas; une jeune femme entre, dans une pelisse de skungs, comme en hiver, les cheveux courts; elle est pâle, elle a une voix de séraphin; un paquet sous le bras. En passant dans la salle à manger, elle dit quelques mots au maître d’hôtel, lui remet le paquet.
Au café, de retour dans le fumoir, il y avait un trapèze pendu à l’anneau du lustre. La dame, qu’on appelle Nina, laisse tomber sa pelisse et apparaît en maillot de soie noir, comme un gymnaste; deux appels de mains, un «ready?», et elle s’élance sur le trapèze, elle fait un rétablissement. Grand succès. Cela a paru tout naturel. Les cosmopolites sont de drôles de corps. L’hôtel Peglioso est plein d’étrangers, car, outre les parents pauvres, la Princesse a toute une clientèle d’Américains fixés à Paris; des ex-secrétaires, des lectrices, des gouvernantes qu’elle pensionne; des prêtres, comme chez papa. Une salle leur est réservée. Lucia va à la messe tous les matins dans son oratoire. Elle a un chapelain. Sa charité est inépuisable.
Dans un autre salon fonctionne une sorte d’agence des étrangers, avec directeur, livres de comptes, registres. Le secrétaire actuel de Mme Peglioso m’y a introduit, en faisant des plaisanteries de sous-officier: il me rappelle Gabriel Gonnard, et il doit y avoir des Ellen et des Jessie aux étages supérieurs. Une aile de la maison est déserte depuis que le Prince est à Florence. Le Prince a fait numéroter, dans une galerie, les trente portraits, tous mauvais, de sa femme pour laquelle il a dû avoir un sentiment, au moins un caprice, quoi qu’on raconte de ce grotesque qui s’est fait peindre en Orphée par Boecklin; dans une autre, le portrait de tous les Sabrinski, des Mittford et même une gravure représentant l’étoile de la Scala, en tutu: la propre mère de notre amie.
Saurai-je jamais ce qui se passe dans les trois étages du palais Peglioso? Lucia y vaporise ses parfums les plus entêtants. Dès le premier vestibule, au bas d’un escalier monumental, aussi grand que celui de l’Opéra, je suis pris d’un malaise. Des hommes en livrée bleue et rouge, un Suisse, dès qu’il y a réception, ont failli me faire fuir. J’ai envie de leur dire: allez retirer ces hardes! C’est une honte, ce luxe, devant les parents pauvres du prince. Mais, sans doute, ils aiment le faste, ces fils de princes à la panne, cette livrée les rehausse à leurs propres yeux. On parle toutes les langues, dès l’antichambre. Dix lévriers gigantesques aboient en haut, sous la coupole; dès que j’arrive, ils dégringolent dans l’escalier; la voix de la Princesse les lance sur moi. Mais cette voix!... C’est la sirène, elle sort de sa chambre qui n’a ni verrous ni clef, car ses chiens sont les seuls protecteurs de son... tabernacle. On la dit vierge!
Je manque m’évanouir quand j’entends cette voix d’argent, là-haut, dans la coupole du Montsalvat. Vers de Verlaine... Ceci ne se passe pas dans la vie réelle, et ce n’est point de la comédie non plus. La voix d’argent éclate en un rire de Kundry, dès l’instant où Lucia m’a reconnu. Cette reine, sans rien perdre de sa majesté, parle. Ce qu’elle dit? Ah! il faut s’habituer à ce ton-là! A l’atelier du passage Geoffroy, on emploie de ces mots crus. Ils me glacent. Si jamais la reine m’accordait quelques faveurs, je la supplierais de renoncer à l’argot. Elle, si belle, et qui a tant de compréhension et d’esprit, pourquoi parle-t-elle à la façon de Florette? Le professeur nous la décrivait comme la «grande dame». Je ne suis pas encore à même de comparer. Mme Nina, la trapéziste, est aussi, dit-on, une très grande dame. Il doit y en avoir d’autres, différentes de celles-ci, ou alors maman serait «refaite», comme dit Lucia à propos de moi. Etait-ce pour aboutir à l’avenue Montaigne, que j’ai reçu une éducation si chaste?
M. Evariste Blondel retourne chez la Princesse. Jusqu’à présent il avait pris soin de n’y pas apparaître quand j’y étais. Quelle récompense a-t-elle pu lui promettre s’il m’amenait à elle?
Ah! le jour du boulevard Saint-Germain, la calèche, le baiser! (car je crois décidément qu’il y en eut un). Qu’a-t-elle pu lui promettre? Un baiser? Ou l’a-t-elle battu? Lucia doit le fouetter avec sa cravache aux lévriers. Si je n’avais autant de raison d’être secret, si je racontais aux miens, à mon père, l’Evariste Blondel de l’hôtel Peglioso, d’abord on ne me croirait pas; ou bien l’on me défendrait d’y retourner. Entre le Blondel prudent, pompeux et encapuchonné dans son quant-à-soi, de chez nous, et le Blondel de Lucia, il y a la différence d’un acteur en train de défaire sa tête dans sa loge, d’avec le roi qu’il était tout à l’heure en scène, la main sur le pommeau de son épée. Hier, on ne m’attendait pas, j’entre dans le fumoir; Blondel, à genoux, soufflant, rouge, ébouriffé, cherche sur le tapis les perles du collier dont la Princesse a rompu le fil.
—Socrate! tu n’auras pas ton verre de thé à la russe, tant que tu ne me rapporteras pas la trente-sixième perle! Cherche sous le piano, mon toutou, c’est une bonne occupation pour un savant et un sage de l’antiquité!
Socrate me voit, blémit. Lucia répète:
—Allons! ma trente-sixième perle! Replonge, Sindbad le marin! Ce n’est personne; simplement Georges Aymeris! donc inutile de te repeigner; ce désordre sied à tes tempes géniales...
Et elle me prend à parti:
—Vous n’avez pas, chez Mme Aymeris, de ces exercices hygiéniques pour rendre la jeunesse aux membres de l’Institut?...
Et elle me siffla, comme ses chiens, pour ouvrir le piano. Elle et moi allons jouer la réduction d’un des derniers quatuors de Beethoven. Tremblant, ravi, je fais des fausses notes, je n’observe pas la mesure. Elle jette le cahier au milieu de la chambre, ordonne à Blondel de prendre dans les casiers le même quatuor, à deux mains; dès qu’elle l’a saisi, elle s’installe au piano, une merveille d’Amérique.
—Ceci c’est pour le peintre! Socrate, voici l’heure de tes consultations, laisse-nous!...
Ses traits s’immobilisent en une merveilleuse beauté, noble, pure, de Vierge. Et l’adagio de l’opus 107 déroule son ample mélodie d’espérance et d’amour, après les hoquets et les spasmes, les arrêts et les reprises, les battements du cœur.
Ce n’est pas un pianiste qui l’interprète, ce sont les notes qui s’animent, comme d’elles-mêmes. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau. Lucia n’est plus ici-bas, tout à coup elle s’envole dans la nue. C’est sainte Cécile. Je n’ose souffler mot quand elle a fini. Elle attaque un autre quatuor, cela pourrait durer indéfiniment. Elle est incomparable, aussi, dans le Chopin. La Ballade! Elle me dit:
—Ceci est pour vous, Georges (mon nom dans sa bouche!) pour vous seul. Vous savez que je ne joue sous aucun prétexte en présence de personne. La musique est pour moi seule. Supposez que je croie que vous n’êtes pas là.
Elle a des façons de dire ce qu’elle ne veut pas dire. Est-ce que je me trompe? Les femmes se complaisent au brouillamini. Avant de connaître Lucia, je ne faisais guère de différence entre une femme et un homme, du point de vue moral; les femmes, c’étaient les mères, les épouses, les modèles; comme il y a des pères, des époux, des Italiens, dans les ateliers, chacun ayant sa fonction et son rôle. Tout à coup, l’ennemie, l’incompréhensible créature de mystère sort de son enveloppe de brouillard. Serait-ce là ce que M. Vinton, dans ses lithographies, tente de réaliser: un homme (généralement au bas de la composition), noir dans l’ombre, les bras suppliants, la tête tendue, s’étire vers une apparition; une image féminine, diaphane, mi-réelle, vaporeuse, se forme dans la lumière: c’est une théophanie, mot que Christophe Fioupousse affectionne. On sent que, dès que le saint Antoine la touchera, la bulle lumineuse se crèvera. L’homme veut prendre; il ne saisira que de l’air entre ses doigts. Et Mme Vinton, avec sa robe de mérinos, ses lunettes, fait bouillir le lait, prépare les rôties, tandis que Vinton boutonne sa vareuse, de peur des coryzas, et souffle comme un chien courant après une chienne.
Je deviens «naturaliste». C’est le commerce de l’hôtel Peglioso. Guy de Maupassant qui y fréquente est pourtant d’une correction parfaite, quoique un peu vulgaire.
Je retranche deux cahiers de Georges (hiver-printemps) qui feraient un chapitre non publiable. Il nous faut poursuivre l’histoire de notre héros.
Longreuil, juillet.
Cette année, mon père viendra plus souvent nous voir. Il a loué, pour Mme Demaille, une maisonnette près d’ici, le Dr Brun ordonnant à papa d’interrompre ses œuvres charitables de Paris. Papa n’est pas bien portant, il change physiquement; maman se tourmente à son sujet. Bien heureux que Mme Demaille se soit, après quarante ans sans en sortir, décollée de la ville, et qu’elle soit si robuste pour son grand âge.
A quelques kilomètres de Longreuil, c’est une ancienne chaumière adaptée par ces folles Anglaises qui étaient venues y faire de la gymnastique eurythmique, avec leurs petites élèves de Drury Lane. Elles furent expulsées à la suite de leurs bains trop eurythmiques dans la mer.
Il est plaisant que Mme Demaille ait pris leur place. Le vieux Josselin nettoie, époussette, peste, en attendant sa patronne. Dans une quinzaine de jours, il faudra que je m’absente. La Princesse est encore avenue Montaigne, elle m’a fait promettre de retourner la voir pendant les vacances. Elle sera peut-être moins entourée; on l’approchera dans d’autres conditions. Nikko, le mystérieux Slave, doit aller faire sa cure au Mont-Dore, moment opportun pour fréquenter l’hôtel Peglioso; moi, je crois a Nikko! c’est lui le véritable, le redoutable!... Quelle raison valable donnerai-je ici de mon départ, moi qui ne voulais plus prendre le train, dès que nous étions à Longreuil? Un camarade malade? Il faudrait que j’inventasse quelque stratagème avec Maillac. Mais non! il me trouve trop jeune pour l’aventure...
Les avoines sont bleues, la campagne a l’air toute en zinc peint. Mes tantes méprisent ces «fastes de l’été» et soupirent après l’automne. Moi, je n’ai jamais rien préféré au plein été, mais cette fois, je ne sais pourquoi, l’automne me sera moins hostile que de coutume.
Je commence un groupe: Lili, papa et maman; pas Caroline qui déchire ses photographies, pour ne pas laisser après sa mort le moindre vestige d’elle-même, ni lettres, ni papiers. C’est une forme d’orgueil, cela. S’imagine-t-elle donc qu’on s’amuserait à construire des romans? Mais la Princesse? Pensons à l’amour. L’amour, la tendresse, il me semble que cela se donne plus simplement, à bras ouverts, sans préoccupation des autres. Mme Peglioso a-t-elle de la tendresse? Pour ses lévriers, nulle hésitation, oui! Mais les hommes ont l’air d’être ses ennemis. Elle me fait penser à tante Caroline, qui, à sa manière, dit aussi de ces mots violents, méprisants, durs, cruels. L’une et l’autre ont-elles jamais aimé? Volcans éteints? Quoi?... Quoi?...
J’écris à Jessie, je la félicite de son élévation au grade de Supérieure. Elle ne m’aura jamais donné le moindre témoignage de sensibilité. Puis-je, maintenant qu’elle est dans son couvent, lui écrire: Dear Jessie, did you ever care for your old friend? I fear I shall for ever be left out?
Juillet 20.
Ma vie de travail s’installe bien: je peins d’après des gens du bourg. Peu pittoresques. Un peu de paysage. Le paysage me semble plus difficile que tous autres motifs, je crois le «sentir» et, pourtant, si je plante mon chevalet devant un de ces horizons qui me touchent si profondément, je ne tire rien de mon étude; et, rentré à l’atelier, me désespère. Il n’y a que Corot et Constable qui me rappellent la nature, parce qu’ils sont sincères, d’où leur variété, leur manque de formule et de maniérisme. Le Président m’a écrit une belle lettre à ce sujet; il n’admire que les Corot de Rome; il veut retourner, dit-il, à Rome avant de mourir, le pauvre cher vieux; la Princesse a promis de lui payer, à moi aussi et à quelques autres, ce voyage avec elle. Les autres? Voilà ce qui serait moins engageant; eux, avec leurs plaisanteries, leurs charges? cela ne me convient pas. Bien mieux pour le bétail de Circé. Ils y sont habitués, ces drôles-là. Et Nikko en serait-il?
Si maman savait, si maman savait! Mais enfin, les mères, à quoi pensent-elles?
Je rêve de ce voyage en Italie.
Lucia n’est pas une fidèle correspondante. Des bouts de lettres sabrés d’une longue, haute écriture à l’anglaise, pointue, et qui en quelques lignes couvre la page de douze mots. Elle ne répond pas aux questions. Ce ton de persiflage, que j’ai tant de mal à comprendre, vous cingle, dans sa correspondance; ses lettres ne vous donnent aucune joie, et l’on ne sait pas tout à fait quand la feinte commence ni quand elle cesse.
Ce matin Lucia m’écrit:
«M. l’abbé trouve que vous êtes froid avec moi. Je ne l’avais pas remarqué, mais en effet vous ne m’avez pas encore embrassée, mais là... ce qui s’appelle embrasser. Le baise-main ne fait que salir le poignet, raison pour laquelle je porte des gants de Suède dans la maison, à cause des faméliques. Les lèvres des «monstres», chacun sait que je ne les aime pas; ni les autres, d’ailleurs... jusqu’à présent. Quand vous peindrez votre chef-d’œuvre (car les premiers essais étaient ridicules, n’est-ce pas?) vous verrez ce que sont mes «monstres»; l’un, au moins, de ma suite. Je crains qu’il ne soit collant, et, vous savez, Bibi-Jojo, gare à la jalousie! Les Polonais ne sortent pas sans un revolver dans la poche de derrière, si j’ose m’exprimer ainsi... Peut-être que vous renoncerez au chef-d’œuvre, à cause du revolver que l’on charge... Le Slave assistera aux séances. Et il est fou: très dangereux pour le modèle et le peintre.»
Qu’est-ce qu’elle veut dire? Elle ne m’a jamais donné le moindre signe qu’elle m’eût «distingué». Elle rit trop de moi pour que j’ose jamais... ou pour rendre jaloux le Slave. En somme, jusqu’à présent, c’est une «maison où je vais», rien de plus. Pourtant, une femme qui a dix ans de plus que moi me ferait-elle cette plaisanterie sur le baiser, si elle ne voulait pas que je lui répondisse? Si Maillac était parfait, il me conseillerait. Il n’en fera rien. Essayons de nous faire désirer par la belle dame.
Juillet 21.
Dans ce carton je garderai la copie de mes lettres à la Princesse L...
A cette lettre d’hier, ma réponse:
«Je ne crois plus pouvoir m’absenter comme j’y comptais. Ma mère a besoin de moi et Longreuil aussi. Vous connaîtrez un jour «de visu» mes tantes; et ma mère, dont le président et le professeur vous parlent assez pour que vous n’ignoriez pas combien elle est nerveuse. Impossible de la quitter, chère Princesse. Je pense beaucoup à votre portrait et j’espère que vous y pensez encore. Puisse-t-il être d’une meilleure réussite! Je crois vous voir avec les yeux de l’âme... Vous êtes un mélange de deux ou trois des plus belles têtes de l’école italienne. Vous rendez-vous compte,... mais j’ai peur que non,... du sentiment de respect que je vous ai voué, à vous la première dame qui ait abaissé son regard sur moi? Le professeur ne voulait pas m’introduire dans votre temple, et vous m’êtes apparue dans un rayon de gloire! Si je pouvais un jour vous prouver ma dévotion respectueuse, je serais le plus heureux des hommes.»
Réponse de la Princesse.
«Je n’aime pas les vieilles têtes des tableaux du Louvre. Si c’est à une madone que vous songez en me regardant, sinon à la Vénus de Milo, mon cher, vous feriez mieux de ne pas me le dire. Vous songez à la bonne amie de votre père, «son ancienne», la fameuse Vénus d’Amaury Duval. Je vous assure que vous ne savez pas encore écrire aux femmes; cela s’apprend! Des leçons, non, Bibi-Jojo, pas pour moi, mais pour celles que vous seriez assez ambitieux pour courtiser, si cela était en votre pouvoir; car vous savez qu’on a des doutes sur vous; il serait temps de vous afficher. Nous vous y aiderons quand vous voudrez.
Qu’est-ce que vous faites là-bas? La campagne n’a pas de charmes pour moi et je trouve Paris un endroit exquis en été. Vous avez l’exemple de M. votre père: un passé de bourreau des cœurs. Venez donc. Les mères n’ont aucun besoin de leur fils. Vos tantes suffisent pour préparer les potions et promener le fameux carlin que j’ai fait engraisser pour Mme Aymeris. Les bains de mer, je l’espère, feront du bien à votre légère claudication.
A bientôt...»
30 juillet.
Les lettres de la Princesse me font froid dans le dos. Je n’ose plus ouvrir l’enveloppe, quand elles arrivent; je les garde sous mon traversin, la nuit. M’en apporte-t-on une? Je rougis, je la reconnais sur le plateau de la correspondance, dès qu’Antonin apparaît dans le salon. Je prétends avoir une commission à faire, qui me force de sortir, mais je m’enferme dans ma chambre, regarde l’enveloppe que je tiens levée entre mes yeux et la fenêtre; je la cache dans un tiroir, inquiet d’une joie ou d’une déception. La nuit vient, je me couche et souvent m’endors sans connaître le contenu de la lettre qui est sur mon cœur, prometteuse d’un lendemain calme ou agité...
Le lecteur en parcourant du cahier de Georges Aymeris les pages suivantes, se demandera ce à quoi mon ami fait allusion: une aventure dont un homme moins jeune et moins sensible n’eût pas été si profondément atteint, une fois son dépit et son orgueil calmés.
Je ne pouvais plus y tenir! J’y suis allé! Quarante-huit heures à Paris, à l’hôtel Vouillemont. Ceci fut ma première nuit passée hors de chez nous, puisque je dois toujours embrasser ma mère avant de gagner mon lit.
Lucia est bonne; mais elle possède un génie taquin. Elle n’avait aucune intention, j’en suis sûr, en me faisant faire cette ballade autour de Paris, sur le haut de l’omnibus. Nous aurions pu aussi bien être en bande, pour ce que je rapportai de cette escapade enivrante, épouvantable et humiliante! Mais non, Lucia m’a fait croire que c’était une faveur, ce tête-à-tête. Tout de même, dès le départ, sa conversation fut trop brillante pour une personne qui aurait eu des desseins sur moi. Quand on a envie de quelque chose, on n’en parle pas. Cependant l’arrêt devant l’hôtel borgne de la Villette?...
Par terreur que quelqu’un ne lise mes notes, et pour moi-même, je ne vais pas ici consigner les détails de cette humiliante scène! Oui, humiliante, et c’est là le pire...
Dois-je voiler? Non? si je relisais un jour? Ou bien déchirerai-je ceci? Il faut que j’écrive, c’est plus fort que moi...
Donc Lucia m’a mis au défi d’avoir le courage d’entrer devant elle, oui, devant elle!
Si je n’y étais pas entré?
Mais je suis entré, et me suis trouvé seul...
Enfermé.
Elle m’avait d’abord suivi. Mais alors, quel sens eut sa fuite? Femmes, femmes... Etre né de vous! Mourir de vous! Vous avoir connues! Femmes!
2 heures du matin.
Jean de Marguerille assure qu’Elle désire toujours oser, qu’elle en grille et n’ose pas. S’il en est ainsi, nous serions, elle et moi, logés à la même enseigne. Non cette fois, puisque je suis entré... mais...
3 heures du matin.
Quelque jour, je la jetterai à terre, dans une de mes colères d’imbécile, je lui casserai ma canne sur le dos, elle s’expliquera...
7 août.
Je me sens devenir furieux, je ne me reconnais plus: parfois je me demande ce qui se passe entre le professeur et elle; et son chapelain? Qu’est-ce qui se passe?... Hier, j’ai écrit qu’elle était bonne. Elle est pleine de cruauté.
Trop longtemps Blondel a remis, pour me présenter; et qu’a-t-il fait en me lançant dans ses bras, ce jour de printemps où j’ai perdu la tête? A-t-il perdu la tête, lui aussi? Ou voulu l’amuser, ou encore pire? Ou plutôt—j’y suis!—m’exciter parce qu’il ne sait aucune de mes histoires. Les vieillards devraient laisser les jeunes gens dans leur mystère et leur réserve de lévite. Ces choses-la ne regardent pas les ancêtres, ils n’ont qu’à se préparer pour la mort.
Ce tutoiement, comme de nourrisson à nurse, ces attouchements du professeur, devant moi, et toujours cette excuse macabre: le privilège de l’âge canonique! Je n’y comprends rien. Je ne retournerai plus à Paris avant la rentrée. Les allusions de Lucia à papa et à Mme Demaille, intolérables. J’y repense! Je regarde maman, papa, Mme D. et c’est angoissant (rétrospectivement), mais odieux tout de même.
Le soir.
Les camarades du passage Geoffroy se ficheraient de moi. C’était, peut-être, une de ces farces que les femmes jouent à leurs amants. Pareille chose doit arriver souvent. Mais... amant? Quand on aime, l’on est, ou bien très susceptible, ou alors on accepte tout... Dois-je faire semblant de rire?
Quand on aime, comme j’aime, on ne sait plus rire. Je suis bien malheureux. On ne peut pas être plus malheureux! Et puis, ça me monte le long de l’épine dorsale, ça gagne ma tête. C’est horrible! C’est horrible, ne nous trompons pas...
15 août.
L’éloignement, seul, calme les plaies cuisantes. Je ne Lui écris plus et, quand Elle ne reçoit pas de lettres, Elle ne pense pas à écrire ou n’en a pas l’énergie, car Elle a l’indolence des Orientales. Le tran-tran de Longreuil me fait beaucoup de bien; il faudrait vivre à la campagne, toute l’année, pour travailler et se recueillir. Peut-être aller de temps en temps à Paris... et encore!
Heureux M. Nivelle, mon premier maître de dessin, qui, depuis 1848, n’a pas quitté la province et ne pense même plus à voir de la peinture moderne! Il en est encore aux admirations de sa jeunesse, Bonington, les paysagistes anglais dont il collectionne des gravures, celles qui m’enchantaient dans son atelier, à Trouville.
De belles natures mortes que nous arrangions, lui et moi, dans le coin sombre, près de la grande cheminée faux gothique! des coquillages, des coffrets surtout, et des miroirs, de ceux qu’on fabrique au Havre ou à Boulogne pour toutes les plages, selon un canon fort ancien.
Le père Nivelle avait un talent pour grouper les objets en pyramide, selon les règles classiques, avec des étoffes que nous chiffonnions, en vue d’accrocher la lumière et d’avoir des replis d’ombre; des fruits aussi ou des fleurs, un collier de fausses perles, des objets absurdes ou délicieux. Mme Nivelle, de quarante ans plus jeune que mon professeur, avec sa marmaille, la hideuse Pulchérie Nivelle, pleurnichante, suppliait son mari d’aller à Paris faire des portraits. La misère et la saleté du logis! Le bonhomme, comme un Père Noël, à la barbe blanche, soupirait: «Les femmes! les femmes! Mais, ma chère, soyez donc une ménagère! faites la soupe pour les petits, tenez-les donc propres, recousez leurs boutons, au lieu d’ambitionner des commandes de portraits. Je vis de mes natures mortes!...»
Mme Nivelle! Maman! L’ambition! Mme Nivelle, Florette. L’amour! Est-ce donc la comédie qui recommence, pareille, toujours partout? Ce que j’aurai vu dans ces vingt dernières années! et je ne sais encore rien...
L’amour? Ce qui déplaît, dans Tristan, c’est le philtre!
L’acariâtre Mme Nivelle vit encore près d’ici. Je l’ai rencontrée hier et elle a de nouveau gémi:
—On n’a rien fait pour empêcher votre vieux maître de s’endormir dans sa province. Il avait du génie; à Paris il serait tenu au courant. Il aurait pu avoir du succès auprès des grandes dames. La campagne: c’est la mort de l’artiste, mon pauvre Monsieur Aymeris.
—Que non pas! ma bonne amie. C’est là qu’on est le mieux, loin de Lucia, des Sirènes. Se répéter: tout mouvement est inutile. Rien n’empêche rien. Maillac n’eut pas tort de conserver sa Florette.
Mais, je comprends donc la vie, depuis Lucia? La comprendrais-je enfin, la vie? Entre Tristan et Isolde, le philtre!
Maman et moi avec son carlin, faisons des promenades dans la victoria. Après mes séances, je l’accompagne, et elle aime à faire toujours le même tour; les mêmes paysages suscitent les mêmes réflexions: Saint-Marin aux Chartrains, la route de Pont-l’Evêque, Touques; retour par le champ de courses de Deauville. Depuis mon enfance, ces campagnes d’un vert lourd, uniforme, assoupissant, sont le décor où maman et moi passons, assis à côté l’un de l’autre, souvent sa main gauche blottie dans ma main droite. Je voudrais éternels ces instants d’atonie, et je sais que, peut-être l’an prochain, maman ne sera plus là. Pourquoi faut-il, quand on aime, ainsi rêver d’éternité? L’intolérable souci: perte de temps; gaspillage, néant! Vins-je au monde pour assister à des adieux, à des fins d’existence, voir des vieux se détruire, incapable par moi-même de rien construire à mon propre usage? Sais-tu, Jessie, encore un peu quel j’étais? Mon souvenir de toi, Jessie, s’efface... Et Lucia envahit mon horizon... Si j’en finissais tout de suite? Quand le cheval de maman, au pas, s’endort le long des talus, l’envie me prend parfois de me jeter dans la Touques. Etre à l’âge de mon père, moi, peintre, un père Nivelle? Non. En finir! Tout de suite.
J’ai cru que Lucia pourrait remplir mes jours. Mais c’est déjà fini, je ne la reverrai plus. Il est sans doute des êtres pour qui la solitude est une nécessité. Elle est partout et dans la foule. Far from the madding crowd. Cher poète humain, ô Thomas Hardy!
A la minute où les gens rient, je sens qu’ils donnent à mes propos un sens qui me révolterait. De moins en moins, puis-je me rendre compte de ma drôlerie; et les gens disent: «Il est méchant, mais il est amusant!» Dis-je une vérité? Alors, ils s’écrient: «Quel esprit paradoxal! Il manque d’enthousiasme; les jeunes gens d’aujourd’hui n’en ont plus!»
S’ils savaient, eux qui disent ainsi!...
Et je brûle d’amour, je frissonne d’enthousiasme et d’amour, j’ai la fièvre pour toutes choses. Ce soir, j’ai amené la table près de la fenêtre. Seul debout dans le manoir, j’écoute le souffle des vaches dans la nuit, continuant leur éternel repas d’herbes et de rosée sous les pommiers dont un fruit, de temps en temps, se détache, tombe avec un son mat et dense.
La voie lactée saupoudre de son écume d’argent le dôme violâtre, une cohue de mondes et de vies qui se recherchent, se poursuivent, puis crèvent comme des cloques d’air sur un étang.
Une lanterne vacille au bout de la cour; c’est le vieux vacher borgne et bancal qui s’en va retrouver la grosse bonne Séraphine. Ces deux, au moins, savent ce que c’est que de se posséder. Sur le fumier, sur les ordures!...
Demain matin ils mangeront la soupe dans la cuisine, sans se regarder même. On appelle cela, aussi, aimer...
Nous sommes épinglés sur une pelote en forme de sphère, et les pieds maintenus en terre par la force centripète: singulière position! Une sorte de hérisson, de porc-épic, cette terre et les hommes. Les yeux, de là-haut, s’il y en a, voient comme, cette nuit, je vois les mondes dont pullule la voie lactée. Dans ce formidable système, je suis là, seul à ma table, conscient d’une fatalité qui pèse sur nous,—je suis un dieu... et donnerais pourtant la science, les découvertes de M. Leverrier et d’Arago, pour une cigarette, car Antonin oublia, tantôt, d’en refaire provision. Je ne dormirai pas bien, cette nuit, sans ma cigarette; je penserai au comique de ma position horizontale, à mon nocturne parallélisme avec quelque habitant de l’Australie, que je taquinerais en perçant le globe terrestre; mais pour cela faudrait-il avoir une tige de fer aussi longue que le diamètre de cette terre; et ce mystère m’intéresse moins que de savoir qui a dîné, tout à l’heure, dans l’hôtel de l’avenue Montaigne! Dans ce moment, Lucia doit reposer. Sa chambre toute en or, comme celle de Louis XIV à Versailles, sent la vanille de sa chair et le «Shaw’s caprice», son affolant parfum de Guerlain. Ses lévriers sont étendus contre la balustrade, au bas des marches qui conduisent au grand lit solitaire. Le veilleur accomplit sa ronde dans le jardin, de peur qu’un de nous n’approche, gonflé des désirs du vacher pour la bonne de la ferme... Si l’on pouvait ne point, cette nuit, rêver!
Septembre.
Qu’est-ce qui se serait passé dans l’hôtel borgne de La Villette, si deux, au lieu d’un, y fussent restés? Bruit des clefs... Qui donc les lui avait données? Où les avait-elle prises? Etre enfermé, seul... appeler à l’aide!
Aventure fatale! Oui! C’est d’elle que toute la suite dépendra. Au fond de moi-même, quelque chose me dit que c’était une des mauvaises brimades de la Sirène, et pourtant? Fus-je criminel en acceptant l’invite? J’ai encore des doutes, malgré l’expérience des autres, et ce qu’on appelle une «réputation bien établie». J’ai cru la ruiner, cette réputation, puisque Lucia me couvrait de ridicule. Je me dis, d’autre part:
Chacun des «monstres» a dû passer, comme moi le plus jeune, par les épreuves de la franc-maçonnerie de notre étrange confrérie des «Monstres». Ce n’est pas à tort qu’Elle les nomme «pourceaux», et le cochon d’or, la breloque qu’elle distribue aux dîneurs du samedi (tant ambitionné, ce bijou emblématique) avec l’inscription: Qui m’aime en meurt. Je ne l’avais pas encore mérité! Crut-elle que j’en deviendrais digne? Et à présent?
Ils ont fini par se ressembler, les «monstres»; une même expression fige leurs visages quand ils écoutent, après avoir cessé d’être sur la sellette. Ces dîneurs du samedi: la Confrérie des Pourceaux ou des Monstres; je ne sais que trop, aujourd’hui, pourquoi M. Blondel m’en a tenu au loin, jusqu’à ce jour de folie où il me jeta dans la calèche à huit ressorts.
Sur douze de ces dîneurs, il y en a huit de mariés, et qui ont des enfants, un intérieur comme le nôtre, des occupations graves, mille intérêts; pourtant, l’avenue Montaigne est l’objet de leurs constants désirs, ils inventent les plus saugrenus prétextes pour filer vers la Patronne, ils manqueraient des rendez-vous d’importance, laisseraient leur famille se noyer, quand le voile d’Isolde s’agite et éteint la torche du perron...
O lamentable Petriani, avec tes soixante ans, tes grands fils, ton passé de conseiller d’Etat; et vous, Bamboche, Coco, Marcellin, et toi Brédius, philosophe à la longue barbe de fleuve! Et vous Ambassadeurs, Excellences, fîtes-vous comme moi le tour de Paris sur l’impériale de l’omnibus? A votre mine tirée, à votre langue pendante, nul doute que vous ne soyez restés à la porte, mais en dehors; non pas comme moi, dedans, non pas comme moi!
De même que Cartel-Simon, l’homme des trirèmes, me gava en trois mois des notions nécessaires pour le bachot, alors que six ans de collège n’avaient de rien servi, j’ai appris, entre Pâques et l’été, tout ce que vingt-cinq ans de soins maternels me célèrent. Il y en a qui sont nés professeurs. Lucia, Lucia, tu es un maître dès arts de la Femme! Impénétrable m’était, avant de t’avoir connue, le grand Mystère, et ce pour quoi les bonnes femmes se signent, quand elles entendent certains noms d’autres femmes.
Maladie, mort,—la femme!—on vous entoure d’un voile assez lourd pour que vous, enfants, vous ne le souleviez pas; plus tard, vos parents s’ils étaient sages, plutôt que de faire le silence quand Elle approche, ne serait-ce pas le devoir d’une mère que d’illuminer, pour le cortège de la reine de Saba, et d’ordonner: «Regarde, mon enfant, mais n’y touche pas!»
Et le père, le père (réfléchissons), que dirait donc le père à son fils?... L’homme reste-t-il toujours un enfant devant l’Amour?
Mme Demaille a eu de la beauté. Réfléchissons: donc Mme Demaille eut des traits réguliers; «elle passait pour jolie», dit maman. A 80 ans, elle est là, toute-puissante encore, et qui pèse sur la vie du meilleur des hommes.
Les éboulis jonchent le sol, je les écarterai du pied pour procéder plus avant! Le chemin ne fut point jusqu’ici très élastique, ni bien uni; mes semelles y collent un peu quand elles n’y restent pas tout à fait prises. Jusqu’à la porte de l’hôtellerie?... Je me demanderai longtemps, peut-être toujours, ce qui se serait passé si je n’étais pas entré dans l’hôtel borgne de la Villette; et si Elle m’y eût précédé?... Car enfin? Mais combien plus honteux serais-je, si l’auteur de la farce eût été moi? Alors, ce n’eût point été une farce. Sait-on en faire à qui l’on aime?
O mon corps, je t’ai respecté, je t’ai gardé intact contre mille offensives et les plus redoutables assauts! Et vous, Lucia, peut-être aussi, peut-être réservâtes-vous votre sanctuaire comme une qui sait le prix de l’Acte auquel on n’attache point (en général) l’importance qu’il cache sous son anodine apparence. Pour vous, Lucia, tous les trésors de mes réserves! mais était-ce contre moi que vous fîtes garder les vôtres par votre meute?
Orgueilleux, qui ne me crus pas indigne! Pourtant je suis entré dans le bouge de la Villette! L’attitude socratique, ironique, eût été, en ce cas, de saison? Quand on a vingt et bien peu d’ans... il n’y a tel que d’entrer le premier...
Septembre.
Tom Vivian, jadis, m’a raconté ceci:
Comme il avait atteint ses douze ans, sa mère décida qu’étant un gentleman, il serait envoyé à Eton College; la veille du départ, elle va le rejoindre dans sa chambre, où il dormira sa dernière nuit de petit garçon. Mrs Vivian s’assied près de lui, l’embrasse et lui demande s’il y a bien des choses qu’il désirerait savoir, ou dont le sens l’intrigue. Tom ne comprend pas les questions de sa mère. Elle est jeune, elle est belle. Elle demande à Tom: Savez-vous comment naissent les petits chiens, les petits frères, les «babies?» Dans les légumes?
Tom s’enfonce sous les couvertures et prie Mrs Vivian de le laisser dormir.
Elle n’en fit rien, posa la question à nouveau, et quand Tom, le lendemain, descendit chez le Master à Eton, il ne savait pas de quelle façon miss Mabel, la fille de son Master (laquelle il va d’ailleurs épouser) avait été faite par Mr. et Mrs Marsh.
Mais la mère de Tom l’avait prévenu qu’il est des garçons dont on doit se méfier; et le lendemain, chez le même Master, Tom comprit ce que sa mère avait eu la bêtise de lui dire.
Les parents se trompent toujours par excès de zèle, ou par prétérition.
Je fus très choqué par cette histoire, quand elle me fut dite. Mais si maman m’avait tout décrit de l’affaire Ellen-Jessie-Gonnard? Réfléchissons: Eh bien, quoi?... Eh bien, non! Il n’y aurait tout de même rien eu de changé pour moi. Ce n’est pas cela qui eut, en rien, modifié les circonstances du drame de la Villette. Comment peut-on croire à l’éducation? Elle me semble une fameuse balançoire, l’éducation dans les familles! Deviendrais-je sceptique? Je ferai, plus tard, un Traité de l’Education.
Les liserons envahissent à leur gré la haie que taille si patiemment Jules, au potager.
Septembre.
De son album, j’ai arraché une photographie de la Princesse, je la conserve dans mon buvard. Lucia, comme une pensionnaire, est vêtue d’une robe toute simple, avec un tablier noir, et porte un ruban autour du cou, un cœur d’onyx.
J’ai volé dans l’album de Longreuil, parce qu’on ne le regarde jamais, un portrait de moi, en culottes courtes, complet de velours, bas écossais, chapeau ridicule, l’air minable; et ma poupée Sélika sur les genoux. Je les ai sous les yeux ici, et, sérieusement, compare. Où était, alors, Lucia, déjà grandelette quand j’étais en maillot? à Pétersbourg, Londres, Naples, Varsovie? Fort loin certes, du Passy où Juste, le concierge, m’a photographié. Quelle trajectoire suivirent dans l’éther ces deux êtres qui se rencontrèrent sur un point sublunaire et terraqué, à une minute que, peut-être, déterminèrent la position des astres, mille courants invisibles et inconnus des savants? Malgré tout, malgré tous, le huit-ressorts vint affleurer le trottoir d’un boulevard, à Paris. Ces deux enfants de jadis, ces quatre yeux, comme des phares de deux trains fous se sont confondus l’un dans l’autre, au coin de la rue de Bellechasse, un certain jour de printemps. Ces deux enfants, dans la photographie, avaient l’air de nigauds; Elle, avec déjà ses lèvres minces, dont l’inférieure incline à gauche, la prunelle que mange à demi une trop lourde paupière. Son nez n’avait rien encore de celui de la Vénus de Milo.
Quant au garçon, c’est indescriptible, la tristesse de son visage! Un élève des frères ignorantins, un futur frère ignorantin. Toutes lignes tombantes; un pli qui part du lacrymal et descend jusqu’au menton; des yeux si pâles qu’ils ne marquent pas en photographie. L’arcade sourcilière gauche recouvre l’un de ses yeux—mais point comme le croissant de Diane, qu’est le sourcil de Lucia.
J’ai un visage pathétique.
Tandis qu’Elle décrivait sa trajectoire, ce diamant, qu’un outil fin semble avoir taillé, se dégangua.
Non! Lucia est un de ces oiseaux qui happent les plus petits qu’eux, dans leur vol. Elle s’alimente de chair vive, elle appartient à la faune des cimetières (en me relisant, ces deux phrases me semblent rosses, comme l’on dit à Paris. Deviendrais-je méchant? à force de...).
Autre portrait: Celle d’aujourd’hui. Je le dresse entre les deux cartons pâlis, ces photos de nos enfances, et m’examine dans la glace-trumeau de la cheminée. Horreur! Je suis le même, sinon la moustache, tombante aussi; l’arcade sourcilière, le pli; tout tombe! Mais Elle a redressé la tête, depuis, et sa bouche s’est épanouie, ses yeux se sont enfoncés et brillent dans leur grotte. On ne sait quoi la rêveuse regarde; l’opérateur la gêne, qui compte les secondes avec son chronomètre. Et elle a l’air d’un grand sphynx d’Egypte, avec une esquisse de sourire, comme pour dire: «Le petit oiseau va sortir?»
Dans le stéréoscope de Passy, un présent de Fioupousse, ce qui me fascinait, c’était toujours le désert; l’île de Philæ, les gigantesques têtes de Pharaons en granit, avec, auprès d’elles, un homme petit comme une mouche, pour nous donner «l’échelle» des géants. J’ai lu le Roman de la Momie. Quand on débute, telle est la littérature qui vous fait comprendre l’«art plastique». Je suis un double «monstre», car je n’ai jamais aimé que les belles choses, toujours attiré par ce que je ne comprenais point, d’avance vaincu par ce qui éloigne les autres. «Monstre» chez mes parents à Passy; «monstre» au milieu de mes camarades, à l’atelier, cette tour de Babel; «monstre» à la Villette? Et, peut-être, simplement ridicule...
Septembre.
Les tantes, avec leur regard, sont des personnes terribles. Elles affectent la discrétion, mais elles devinent chez moi quelque inquiétude. Dans la maison du malade, on vient d’apprendre la gravité du cas; un mal se forme, se développe à côté de vous, mais l’on n’en prononce pas le nom. De même ici, mille giries pour parler, rire et faire des projets futiles, avec trop d’animation et un effort pour paraître enjoué, jusqu’au moment où je me retourne du côté du mur, et bâille sans qu’on me voie... bâillement qui s’achève en un soupir d’irrépressible ennui.
Propos de table à Longreuil:
—Qu’est-ce que tu as, ma chérie, dis?
—Rien, mon amour, à l’ordinaire... Je vais bien, je t’assure, peut-être un peu de mal à la tête. Je me disais: si l’on faisait tantôt une visite à la Générale? C’est son jour et il y a trois semaines qu’on n’est allé à Yanville. Georges, viendras-tu? Il me semble que tu as un goût pour la campagne, cette année! Tu oublies Paris, cette fois! N’est-ce pas qu’on est bien, tous en famille?
Et je bâille.
Malgré Mme Demaille qui est ici, papa ne vient pas souvent à Longreuil. Nous nous partageons tous la surveillance de son amie. Papa a dû parler à M. Blondel. Je suis sûr qu’il se doute de quelque chose! Il n’a pas prononcé le nom de la Princesse depuis deux mois. Rien d’impossible à ce qu’il fît tenir à l’œil mon courrier par Antonin. Les lettres ne sont pas fréquentes; pourtant, je reçois des lettres. Si papa savait comme elles sont d’un mince intérêt! A les lire, il me semble qu’on n’y verrait qu’une camaraderie (peut-être point toujours d’un ton parfait, mais les étrangères ne sont pas comme nous); le professeur a dû faire quelque nouvelle allusion au voyage de Rome. Ni papa, ni maman ne m’en parlent; et quand on ne parle pas d’une chose aussi scandaleuse que mon absence d’un mois avec la Princesse et le professeur, c’est qu’on ne pense qu’à cela. Tout le manoir et tout Passy doivent être gourds de cette gêne que crée une catastrophe «surprobable», inévitable même, et dont on laisse toute la responsabilité à celui qui l’a rendue telle par son imprudence, et ce qu’on appelle dans mon cas «sa folie». Si jamais Lucia «me plaque», maman et papa croiront que j’ai fait quelque chose d’incongru! N’est-ce pas, Georges a toujours tort!
Là, pourraient-ils faire quelque chose, quoique j’aie vingt-cinq ans?
Pourquoi est-il fou, de la part d’un jeune homme qui marche sur sa trentaine, quoique n’en étant pas encore très proche, de souhaiter faire un voyage à Rome avec une très jolie femme et un vieil ami de la famille? Il y a trois mois, maman en eût été joyeuse. Aujourd’hui, est-ce les tantes, est-ce mon père? Elle a dû être travaillée, comme dit Mme Demaille. On ne cesse de me dire que j’ai mauvaise mine. Il faut avouer que je ne suis pas très bien. L’estomac ne va plus du tout.
L’heureuse vache, là-bas, se roule dans l’herbe de la cour aux pommiers, elle s’englue de sa propre bouse, comme se vautre le chien dans une belle crotte puante, pour le plaisir de la sentir sur soi, en soi, de la pénétrer. Ce sont les derniers jours de l’été. Les clématites duvètent encore les treillages du jardin où des boutons de roses veulent s’ouvrir, que le soleil couchant safrane. L’herbe n’a pas été fauchée; ce soir, je m’y roulerai, j’y verdirai mon complet neuf de flanelle blanche (de chez Nicoll), pendant que les tantes seront à l’église.
«Me fondre avec l’humus!»
25 septembre.
Rien de plus intéressant à observer que les visages pendant le repas de midi à la campagne, quand, tous, sommes réunis par nécessité, à moins que, si l’on se sent incapable de jouer la comédie, au second coup de cloche on n’envoie dire à l’office: «Je ne me mettrai point à table». Alors un petit tumulte se produit:
—Antonin, fais-je, qu’est-ce qu’a donc ma tante Caroline, elle ne descend pas?
Et maman:
—Ne le demande pas à Antonin, tu sais que Caro est mécontente parce qu’il n’y aura pas de voiture pour aller à Yanville. La maison de Mme Demaille sera, aujourd’hui, le but d’une excursion à pied. Ton père a envoyé de Paris les boules de gomme Tanrade, et j’ai promis de les faire tenir, avant ce soir, à notre voisine. Tu les porteras avec tes tantes.
Alors Caro descend; on remet son couvert: elle nous regardera manger. Dès qu’on est assis, le spectacle commence. Sur chaque visage, je lis ce que fut la nuit, puis la matinée, pour chacune des hôtes. Caroline regarde Lili, en face d’elle, avec une tendresse éplorée, une compassion de Madeleine. Son nez, sec et pointu, se courbe comme un arc, les coins de la bouche «à l’Aymeris» retombent comme les miens, le visage devient concave. La peau se fripe, des pigments de safran chassent ce qui pourrait y rester de blanc. La tête se penche sur une épaule. Silence. Lili, qui ne ressemble pas à Caroline, finit par lui ressembler si elle est en dépression. Parce qu’il n’y aura pas de voiture pour aller à Yanville, et que ça les embête, comme moi, de porter les boules de gomme. Au fond, serions-nous tous pareils?
Maman, depuis qu’elle a commencé de maigrir, à cause de son régime (sur la valeur duquel j’ai mes doutes), les cartilages de son nez ont pris une direction nouvelle; ce nez s’affine et grossit à la fois, la bouche, à la moindre pensée noire, se déforme jusqu’en une grimace mauvaise: juste le point où l’extrême douleur, l’extrême colère, le désespoir et la cruauté se rejoignent. Est-ce là maman, avec son cœur incomparable, derrière tout cela?
Eh! bien non! Ce ne sont ni les gommes, ni le pas de voiture, ni le régime antidiabétique: les visages se détournent de moi, chacun veut déjeuner dans sa chambre, parce que le voyage à Rome!... Enfin, il fallait bien en reparler, puisque je me débats contre mon désir, et qu’il grésille mon cœur. J’en ai, fichu maladroit, reparlé devant ces dames! Tout me conduit à Rome, tout me ramène à Elle, même ces visages autour de la table, tout, tout, tout, Caro, Lili, Tanrade et la saccharine!
26 Septembre.
Je relis ma page d’hier soir. Ah! oui, tout, tout, tout!
27 Septembre.
On raconte que mon arrière-grand-père, en 1789, mit le feu au théâtre de Rouen, pour faire griller ensemble sa maîtresse, la prima donna, et le directeur, avec qui cette chanteuse trompait Georges-Célestin Aymeris du Houssoy.
Je brûlerais la maison avec ceux qui y sont renfermés, si je savais qu’après avoir commis cet acte stupide, j’obtiendrais ce que je désire de toute la force de mes sens. Je n’ose me regarder en passant près d’un miroir, ou bien y jeter un coup d’œil furtif, de peur d’y voir une face monstrueuse, dégradée, une caricature de Vinci; on ne peut pas être en l’état de possédé où je suis depuis quinze jours, sans qu’il y ait quelque chose en vous qui vous dépersonnalise. Ces mains, cette main qui tient ce porte-plume bleu, sont-ce celles qui caressaient les joues de maman, dans les jours de mélancolie et d’insipide désespoir en face de l’avenir? Se sentir seul? Je faillis en crever. Aujourd’hui rien ne compte plus pour moi, en dehors de... écrirai-je son nom?
Etre seul sur une terre rase?... Mais qu’Une y soit avec moi! Adam et Eve, mais avant le remords. Ah! le remords! le désir! le besoin de se ruer, de posséder et de tuer. Ah! il n’est ni de tendresse ni d’abnégation, le sentiment qui m’envahit dans l’hôtel de la Villette! Ce que j’ai lu dans les livres d’amour ne ressemble guère à mon état présent. Oubli de soi-même, don de soi-même, hommage d’esclave à la maîtresse? Allons donc! Cela? une humble forme de l’amour, un sentiment de femme, celui d’une mère pour son enfant; peut-être même d’un amoureux sénile. Mais le mien? Salut mon plein été! Je flambe comme une meule dont la fumée s’étale sur la plaine et empoisonne, une lieue à la ronde. Je te veux, je te veux, je te veux, quitte à te battre jusqu’à te faire crier, je t’écraserai contre moi, je t’étoufferai! Si les autres, qui rient là-bas en inspirant ses dernières lettres, faisaient pour Lucia un rempart de leur corps: alors, tel le jeune David,—oui, je m’en sens capable!—je les affronterais avec un glaive d’acier, froid comme ma rage, et haut brandi dans ma dextre exterminatrice! A nous deux! J’ai vingt-cinq ans!
Seigneur, en qui je crus, Dieu de mon enfance débile, que voulûtes-vous de moi, quels furent vos desseins? M’élûtes-vous pour que je connusse toutes les formes de la peine? Voici le sang qui bouillonne en moi, avec l’impétuosité de la sève dans un chêne géant. Hélas! au lieu de la joie du printemps, c’est la douleur qui me crispe, comme si j’étais doublé de chairs à vif!... Seigneur, faites, du moins, qu’ils n’entendent point mes hurlements!...
Trois mois après.
Georges est couché. Dans l’alcôve, son lit, loin de la muraille, donne plus facile accès dans la ruelle, à la religieuse qui le soigne. On a dû le laisser à Longreuil pour le temps de sa maladie.
L’automne tire sur sa fin. Par la fenêtre, pût-il regarder, Georges ne verrait que désolation. De grands froids immobilisèrent les derniers sursauts de la sève. L’herbe dans la cour de ferme est un paillasson jaune, les pommiers sont des squelettes, et le soleil pâle de décembre glisse un long rayon terne au travers de la chambre du malade, livré, tel un enfant, aux offices feutrés de la bonne sœur. Un feu de bois fait siffler l’eau de la bouilloire.
Nou-Miette, revenue «du pays» pour soigner Georges, a dû être écartée, elle n’entre que rarement chez lui, et quand il dort, car Georges en la voyant l’appelle; l’ancienne nourrice lui évoque de mauvais souvenirs, Jessie, Ellen, le siège, la Commune, et après ces conversations défendues par les médecins, il parle tout haut, la nuit. Nou-Miette juge qu’il est temps de reprendre pied dans la famille Aymeris. Elle rôde autour de Jojo, s’offre à remplacer la sœur, pour que celle-ci puisse accomplir ses exercices religieux. Les Aymeris ne savent plus comment la traiter, la Miette étant en visite à Longreuil; Miette prend ses repas à table, fréquente le salon, puisqu’elle s’est sacrifiée, a tout quitté pour accourir et disputer une fois de plus à la mort l’enfant qui «est autant le sien que celui de sa maîtresse». Une maîtresse? Non, une amie. Dans toutes les circonstances graves, n’a-t-elle pas promis d’être auprès de Mme Aymeris?
Georges l’avait réclamée; la bavarde ranimait une mémoire engourdie et toute douloureuse, au début de la convalescence, d’avoir à se rééduquer. Il préféra bientôt le silence coupé par les plaintes ou les aboiements du chien de ferme, qui supplie qu’on le délivre de ses chaînes. Deux fois le jour, les vaches traversent la cour, le bruissement de leurs sabots dans les feuilles mortes rappelle le froufrou soyeux d’une jupe. Mme Aymeris a fait abattre le noyer où perchaient les corneilles, importunes par leurs sinistres cris. Georges n’aperçoit du ciel que ce que lui en renvoie la vitre des photographies pendues sur le papier blanc à losanges bleus, qu’il fit venir d’Angleterre; parfois, l’ombre d’un des gros oiseaux de deuil passe, de droite à gauche, se reflète dans la glace d’un trumeau. La chambre basse et exiguë s’orne d’une série de paysages italiens que le président Lachertier rapporta jadis de la Ville Eternelle, où Georges devrait, à l’heure présente, accompagner Lucia; il ne pense plus à Elle.
A quoi pense-t-il dans son alcôve? M. le Curé est venu le visiter; le malade s’était d’abord leurré de l’espérance qu’il recouvrait peut-être de nouveau, la foi; mais cette confiance animale que donne aux jeunes gens le retour à la santé, ne le prédisposait pas à méditer sur le péché originel et le rachat. Cependant il se fit lire la Bible et la Vie des Saints. Il avait toujours cru bien agir et quand M. le Curé l’avait exhorté à faire de petits examens de conscience, Georges, très franchement, avait répondu: «Je ne sais de quoi me confesser!»
Il m’a dit que dans son égoïsme de convalescent, il adressait plus de reproches à sa mère et à M. Maillac, qu’à la Princesse ou au professeur Blondel, se croyant redevable à ceux-ci de son émancipation, donc de joies et de peines dont il était fier. Il méprisa le luxe et la richesse. Il envia le sort des enfants nés orphelins ou recueillis par l’Assistance Publique!... L’inégalité des conditions humaines lui réapparut plus inique qu’au temps de Jessie. Mais il espérait que son enfance et son adolescence avaient été une école pratique d’où il sortirait mieux équipé pour la lutte. N’importe lequel de ses camarades d’atelier, sans famille, sans fortune, avait été plus libre que lui pour choisir son chemin. Ils lui disaient: «Quand on a des parents calés, pourquoi prendre un métier? Si j’étais toi, je ne ficherais rien!» M. Ulysse Charlot, qui aurait dû être un homme d’expérience, ne le lui avait point caché: «On vous souhaiterait même—avait-il dit—quelques revers, et d’avoir à gagner votre pain; il faut avoir mangé de la vache enragée!» La saveur de ce mets aujourd’hui lui paraissait devoir être exquise: celle de la nouveauté. Tout l’enchantait, le ravissait. Que n’allait-il pas faire dans l’avenir, espace sans limites s’ouvrant radieux devant lui?
Etait-ce une méningite ou la fièvre typhoïde, que Georges Aymeris avait eue? Il n’aimait point qu’on le questionnât sur cette maladie.
Dès qu’il put tenir une plume, ou plutôt un crayon, il griffonna à son ordinaire, sur des carnets reliés en peau violette; un genre d’inutiles petits albums que Klein et Susse, les maroquiniers du Second Empire, ajoutaient aux papeteries de voyage. Aymeris me confia ces notes en grisaille. Je ne tirai pas grand profit de ce grimoire, presque illisible. Honteux de son cynisme innocent, Georges dut redouter les fureteurs: il employa des abréviations et s’exerça même à renverser les mots. Certains paragraphes, notations selon la manière d’alors, valent comme renseignement sur l’impérieux besoin de jouissance du «rescapé» qu’était Georges.
(Extrait de ces notes:)
1º Je Le place partout, le bonheur, ou Dieu, que certains voulurent voir sous cette majuscule. Il est partout. Ne jette rien dans la corbeille à papier, comme la bonne les journaux, en faisant le salon...
2º Je m’écartai des temples—ou m’en écarterai—car Il ne veut pas qu’on Le traite comme le fait la dévote qui tempête si son petit pain de gruau n’est pas chaud à quatre heures—mais qui jeûne, sans qu’elle croie en Dieu.
3º Il est à chacun et chacun se le doit, sans faire de tort aux autres, et si tu l’imposes aux autres (comme tu le conçois), tu me dénies, presque, le mien propre.
4º Tu brises quelque chose, dès que tu veux; donc, voulant, tiens-toi au-dessus de tous, et ne brise que toi-même et ce que tu portes sur toi.
5º Revenir de si loin? Pour la peine, il faudrait que ce long voyage servît a quelque chose! Faire tout servir à Lui...
Ah! le premier seau, dont le métal tinte, aux granges, avant le lever du jour! Joie du réveil!...
Je me demandais en été, dans cette même place, à cette fenêtre que je vois dans les sous-verre, sur les losanges bleus et blancs: comment peut-on vivre ici en hiver? Or voici un décembre de mort dehors. Sœur Carméline sent la toilette des morts, et je nage dans mes draps comme dans une mer tiède: épanoui, si heureux!
Encore une porte ouverte! Ma sœur, je ne veux pas les entendre, en bas, ou je ne pourrai plus nager...
Faire comme si l’on était sûr qu’Il existe. Et d’abord, puisque je le veux! (Enfant gâté!)
Il est partout, dans vos tisanes et vos cataplasmes, dans vos bains, odieux quand on y entre. Je Le vois bien plus partout, que vous ne Le voyez, ô sœur Carméline!
Ailleurs:
Un soir, pendant ma maladie, j’ai entendu quelqu’un derrière ma porte; on disait (était-ce Nou-Miette?): C’est fini! c’est fini! Ce sera pour cette nuit! Se voit-il?
Je me faisais tout petit, je ne bougeais pas, je sentais les draps collés à mon corps, je n’osais plus un mouvement, comme si le moindre déplacement eût laissé la vie s’échapper...
Un soir, papa m’a demandé: «Tu es mal? tu souffres?» Il paraît que je lui ai répondu: «Je n’ai pas mal, c’est bien pire que ça.» Etait-ce le soir que la religieuse récita, avec les tantes et Miette, les prières des morts?
Or ce n’était pas «pour cette nuit», comme on avait dit dans le cabinet de toilette. Et j’ai vu l’aurore, d’abord sur une serviette, près de la commode. Une aurore de plus!
On devrait vous laisser le nez contre le mur. Il ne faut ni bouger, ni parler, quand on meurt.
Eh bien, j’y réfléchis tout le temps: la mort n’existe pas! La mort est une invention des prêtres. Du moins, nous ne pouvons la concevoir. La preuve? J’en reviens, donc je sais, moi! Non, ça n’existe pas! L’après-mort, c’est encore comme ici-bas.
Ils vous font une peur avec leur mort!
J’ai dit à M. le Curé (mais il ne comprend pas puisqu’il croit!):—M. le Curé, (ceci bien après mon essai de purification, lectures pieuses, vie des saints).—Alors vous concevez les tortures de l’Enfer, la punition (punition de quoi?) et les félicités éternelles?—Mais comment?
—Elles sont morales, mon enfant!
—Moi, M. le Curé, je ne puis concevoir les délices que sous le rapport des sens!... La lumière éternelle est pour moi comme une belle promenade dans les champs, quand le soleil bas vous baise; et encore, si tu l’as dans les yeux, il est assez gênant, et tu aurais envie de marcher en sens contraire, de lui tendre le dos.
—Regarder le bon Dieu, face à face, mon enfant! Voilà la félicité.
—M. le Curé, Dieu ne peut pas être plus beau que le soleil! Décidément, je conçois mal les félicités du Paradis...
Je n’ai pas confessé mes terreurs! Je pensais: Dieu cet inconnu d’après, si tout était autrement? Non, non! La vie ne serait pas possible, si tout cela n’était pas une convention; les jeunes gens semblent mourir et en reviennent.
Donc je me suis levé, ce matin, et par la fenêtre, apercevant ce spectacle de dévastation, là où ce fut tout vert, tout beau, quand je tombai malade, je ne fus point effrayé puisque je connaissais la mort. Je me suis remis au lit avec délices. Oui, M. le Curé, la tisane bouillait, la sœur disait son rosaire... M. le Curé, c’est une plaisanterie, votre mort? Ou bien expliquez-moi, chrétiennement je vous prie, l’hiver, l’été et les félicités éternelles, les Béatitudes spirituelles...
Darius croit à la métempsychose et à la théosophie. Mais si je ne conserve pas ma personnalité... je serais comme les arbres, les pommiers de la ferme?
Je me relis et crains que ma tête ne soit encore faible un peu trop pour que je raisonne.
Je ne veux plus voir M. le Curé.
L’idée de la mort, telle que les prêtres et les parents nous la présentent, fait partie des restrictions de l’ordre moral, détruit l’existence de l’homme, à mesure qu’il la construit.
La chienne Trilby est restée dans ma chambre. Pauvre bonne bête! Darius m’a envoyé un poème exquis écrit par un garçon du midi, De l’Angélus de l’Aube à l’Angélus du Soir.
LA PENSÉE DU CHIEN
O mon cher maître aimé! Quand tu me donnais des coups
je t’aimais. Près de toi, j’ai passé de longs jours,
mais maintenant ta voix ne sait plus m’appeler.
Je me souviens des jours où j’étais à tes pieds
et tu me regardais avec tristesse. Quand j’étais
un tout petit chien, tu me donnais du lait tiède.
| · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · | · |
L’AMI
Chassez le chien. Il fait du bruit...
(On chasse le chien.)
LE POÈTE
Si je pouvais
parler, je sais que le pauvre chien resterait.
Il a le droit de me voir mourir...
Mais, c’est que je ne meurs plus du tout! La situation n’a plus rien de pathétique.
Est-ce si vilain, de revenir à la vie?
Aymeris, déjà, s’était «fait une raison». L’aventure de la Villette lui était apparue risible. A quel jeune homme n’arrive-t-il pas d’attendre, à un rendez-vous, et de revenir bredouille? Quoi? mortification pénible à son orgueil? Se moquant du lyrisme enfantin avec lequel Georges—invraisemblablement peu formé—avait répondu à ses avances, Lucia l’avait mis sous clef comme un «gigolo», et le «gigolo» était sorti, bien près, croyait-il, d’être un surhomme.
Allait-il devenir un homme?
Le retour à la santé, c’est pour un être jeune, après une très grave maladie, comme s’il renaissait. La bienveillance universelle, l’optimisme de Georges fanfaronnait comme la joie d’Adam encore ignorant de la faute.—Si je n’avais noté mes impressions au jour le jour, je ne me serais rien rappelé, m’a-t-il dit.
Il me conta ce que fut pour lui son premier potage, puis sa première côtelette, après qu’un interne, mandé au paroxysme de la fièvre, fut reparti. Le médecin de Trouville et celui de Caen ne viendraient plus qu’une fois la semaine. On donnait à mon ami tous les livres qu’il demandait. La Bible et la Vie des Saints disparurent de sa table.
Maillac envoya des romans et des poésies dont Georges s’éprit au point de ne plus vouloir faire de la peinture; il esquissa un traité en vers de la «Joie de Vivre», dont il parla plus tard comme d’une des compositions les plus ambitieuses et les plus mélancoliques que pût inspirer à un jeune Français la rencontre de Nietzsche (traduit en anglais).
Je pense que jamais personne ne se sera mieux moqué de soi-même que Georges Aymeris—et cela, le lendemain du jour où il s’était cru Lovelace ou Pindare. Son sens, si juste, de la qualité, devait le rendre, selon l’heure, intéressant ou fastidieux à lui-même.
Durant cette résurrection, et jusqu’à ce qu’on pût, au milieu de l’hiver, le ramener à Passy, la famille Aymeris, y compris l’avocat, était demeurée à Longreuil, maison froide en dépit de ses deux poêles et des vastes cheminées. M. Aymeris n’allant que rarement à Paris pour ses affaires, avait établi Mme Demaille au manoir, après la fermeture de la villa; cette présence, qui eût hier obsédé tout le monde, fut agréée comme celle de Nou-Miette et de l’un des secrétaires. Ces dames tricotaient dans le salon; Mme Aymeris marchait, prenait l’air et se portait mieux: comme son Georges, elle était encore une fois sauve.
Si elle s’aventurait dans la chambre bleue et blanche, elle s’asseyait quelques secondes près de son fils: lui parlait-elle de certaines choses, il feignait d’être trop faible encore pour en discuter.
—Et ces livres, pourtant? Et ces cahiers? Tu écris trop! Ne te fatigue pas.
M. Aymeris venait l’embrasser, lui tâtait le pouls, redescendait à son travail. Les tantes passaient par la chambre, sur la pointe des pieds, et ne s’entretenaient qu’avec la religieuse. Mme Demaille apporta au convalescent son fameux parfum d’Houbigant, des sachets de vétiver. Georges, qui se retrouvait avec elle comme jadis à la rue de la Ferme, lui emprunta en cachette un vaporisateur et ses instruments de manucure, certain polissoir à ongles dont la vieille coquette ne se séparait jamais. Le coiffeur de Pont-l’Evêque tailla la barbe de Georges: elle avait crû aux proportions de celle d’un sapeur.
Un jour Mme Aymeris apprit que Georges, encore au lit, maniait la lime, s’enduisait d’une pâte rouge le bout des ongles; la chambre était tout imprégnée d’«une odeur qui vous renverse», le parfum que Mme Demaille avait fait acheter par Josselin chez Guerlain, selon le désir de Georges, ce contempteur du luxe et de la richesse. Le mangeur volontaire d’une encore invisible vache enragée, jouait à l’enfant gâté; de sa couche, il régna sur tous les habitants de Longreuil, les rôles furent à l’envers; et chacun s’en trouva mieux. La maladie de Georges avait réuni en un seul corps les membres épars de la famille. Après la tempête, c’était une bonace inespérée. Les tantes rouvrirent le piano et, «avec leurs pattes rouillées», sur l’Erard aux cordes détendues, M. Aymeris leur fit jouer la Symphonie pastorale.
«...Sentiments de reconnaissance après l’orage.»
Georges Aymeris ne reprit son journal que quatre ans plus tard. Dans cet intervalle, je m’étais lié intimement avec lui pendant un séjour à Cannes, où j’eus l’occasion de le mettre en rapport avec un médecin roumain qui venait de découvrir l’origine du diabète nerveux. Mme Aymeris, à l’insu de son mari qui ne croyait qu’aux vieilles méthodes, suivit un traitement auquel elle dut les quelques ans de survie que Georges allait prendre trop tôt pour la guérison.
Il se jette alors dans le travail comme un forcené. De retour à Passy, il s’enferme avec des modèles et il semble que la crise dont il sort ait grandi son talent; il prend une aisance à la fois et une pondération que Vinton-Dufour, lui-même, remarque, et dont il loue celui qu’il avait naguère si dédaigneusement découragé.
Léon Maillac espère, mais n’est pas encore convaincu.
Depuis sa rupture avec Georges, la Princesse Peglioso, pour la première fois, avait consenti à s’éloigner de Paris; l’une de ses cousines, qui vivait à St-Petersbourg, la retenait chez elle pendant que le palais de l’avenue Montaigne regorgeait d’ouvriers. Un gros héritage, inattendu de Mme Peglioso, lui avait fait acquérir des tentures et des boiseries flamandes qu’elle voulut mettre en place. «Socrate» eut la haute main sur les travaux, y occupa son temps, rendu libre par l’absence de la Sirène.
Aux questions de «Socrate», Georges ayant évasivement répondu qu’il n’allait jamais dans le monde, il ne fut plus parlé, entre eux, de la Princesse; le peintre, tout à son métier, connut enfin les joies d’un labeur régulier et productif. Petersbourg, avec des séductions nouvelles, retenait encore la Princesse. Chaque été ramena les Aymeris en Calvados, comme de coutume. Cette période fut la seule unie que Georges devait vivre.
Un succès, au Salon, avait amélioré sa situation vis-à-vis de sa famille et de la «critique»; son tableau la Plage de Trouville, attira l’attention des peintres par une hardiesse de coloris et une acuité de dessin qui, déplaisant à Beaudemont et aux autres maîtres d’Aymeris, avait fait admettre par Vinton que Georges Aymeris était peut-être parti! Vinton se serait-il donc trompé?
Etait-ce le fruit de ses méditations sur l’oreiller, entre ses gardes-malades? Georges avait fait un acte courageux d’émancipation: il avait renoncé à son atelier de Passy, en avait loué un assez modeste dans une impasse des Ternes, où trente peintres et sculpteurs faisaient alors colonie; et ç’avait été pour lui le début de la période, à la fois la plus active, et la plus périlleuse de ses «expériences».
Dans les fins de vie, il est des phases où les vieillards semblent oublier que le terme approche; les choses paraissent comme en certains jours d’automne mols et sans vent, ne point bouger. Mme Aymeris se sentait mieux portante, M. Aymeris eût été heureux tout à fait, puisque, pour Georges, à la tourmente succédait une embellie; mais l’indépendance du jeune homme devint vite suspecte... Des lettres anonymes apprirent à l’avocat que, depuis quelque temps, son fils fréquentait des anarchistes—à la vérité des hommes de lettres, des poètes, des musiciens et des peintres, dans les bureaux d’une revue «décadente» qui, quel qu’en fût le titre, n’étant pas la Revue des Deux Mondes, ne pouvait être «rien de bon». Antonin sut que, le soir, son jeune maître se rendait, rue de la Michodière, au bureau de cette «revue anarchiste», qu’il dînait «au cabaret», rentrait plus tard que de coutume; il lui arriva même de ne point rentrer du tout, et, excipant d’un rendez-vous de camarades, qui le retiendrait «dans Paris» trop tard pour le dernier train, M. Georges coucherait à l’atelier, dans l’alcôve de la soupente.
Georges n’osa point y faire porter son lit, mais un sofa en tiendrait lieu; dans une autre pièce, on pouvait prendre un repas.
Seules, Caroline et Lili furent aises de cette audace virile; elles se firent inviter à un thé par leur neveu.
—Emmenez-moi avec vous! supplia Mme Aymeris.
Ces trois dames s’exclamèrent sur la décence des lieux, le mobilier «simple, mais de bon goût», un peu effarouchées cependant par des toiles étranges, «des nus sans ces draperies classiques qui donnent le style et la noblesse au corps humain», et s’émurent d’être les convives de Georges, ailleurs qu’à Passy. Elles n’en revenaient pas! Telles des bourgeoises de province, rien ne comptait, rien n’existait pour les tantes, hors de la famille, de la maison, de ce qui «nous appartient». Elles partirent de chez Georges en querellant Mme Aymeris, l’émancipatrice, qui ne riait pas non plus, étant surtout mécontente qu’il habitât cette impasse «si peu chic».
Caroline avait choisi, pour faire le ménage et surveiller son neveu, une matrone de confiance que Georges congédia dès le lendemain de ce gala familial et commandé. Georges appartenait à ses tantes, il s’était senti depuis son premier jour de conscience, comme ce petit ballon captif dans la boule en cristal du presse-papier, un lot gagné par lui dans une loterie à la foire de Saint-Cloud; ses mouvements ne feraient donc jamais éclater cette prison diaphane et sphérique qu’après sa fièvre typhoïde il s’était résolu à briser?
Encore et toujours le fait odieux des traditions? Ah! zut! il ne serait plus le petit ballon bleu et jaune, blanchi par des flocons en corne de cerf, qui tourbillonnent et simulent la neige, quand on agite la boule de cristal.
De plus en plus, en son for intérieur, remercia-t-il Lucia d’avoir secoué les chaînes, puisqu’il se croyait guéri d’elle, comme de sa mauvaise fièvre d’octobre. Un désir violent, comme une aspiration d’air marin, lui avait élargi le thorax, il se sentait vivre physiquement à plein, l’équilibre de ses sens lui donnait une joie qu’il appela dionysiaque. O Nietzsche...
Je l’entends encore qui vaticine à Cannes: Le chardon pousse sur des ruines, mais il descellera les pierres entre lesquelles sa graine est tombée... Ce qui était une mauvaise image, un peu forcée pour le moins.
Passy s’enfonça sous sa ligne d’horizon, comme Longreuil; Paris revêtit pour lui le manteau de Peau d’Ane, et celles du soir devinrent toutes semblables aux premières heures d’un beau matin.
J’avais un atelier au fond de la même impasse, curieux observatoire d’où je pus suivre de près mon confrère, frétillant comme un poisson dans l’eau, avec les pires peintraillons, ne choisissant plus, dépensant ses réserves de sympathie; il ne demandait qu’à s’ouvrir, qu’à se donner, sans savoir au juste qui méritait sa confiance. Alors, son imagination généreuse peuple les ateliers voisins de personnages poétiques, charmants et exceptionnels; il frappe à toutes les portes, veut causer, voir, être reçu; invite «de la jeunesse» chez lui, même un certain Makowski, du nº 8, qui sifflote dans la cour, un béret de velours sur la tête, en blouse d’encadreur, et qui, d’après des agrandissements photographiques, peignit sous nos yeux plus de trois cents portraits d’inconnues défuntes, du quartier. Au no 17, un peintre amateur, botté pour la chasse, une trompe autour de son torse, faisait poser des chevaux de manège, dont les piétinements et le crottin furent cause que je résiliai mon bail, ne pouvant lutter contre ce monsieur de Charmozan, qui payait son terme avec des portraits au fusain, où notre propriétaire apparaissait en officier de territoriale, chamarré de décorations de fantaisie; et même—après un long retard du locataire à payer son terme—d’une rosette de la légion d’honneur. Nous avions, au 19, le caricaturiste Sec-Pett chez qui des filles du quartier, avec leurs souteneurs, menaient un train infernal jusqu’avant dans la nuit; si je me barricadais pour être seul, quelqu’un s’introduisait par un vasistas.
Georges se lassa bientôt des visites de porte à porte, toute l’impasse venant chez lui, selon l’usage, quand un nouveau locataire s’y installait. Il sentit le néant, la tristesse des pseudo-artistes, succédané de l’académie Charlot-Matoire. Nul de ces artistes n’exerçait son métier «pour le plaisir de peindre», me répétait Georges Aymeris. Et comme moi, il se barricada.
S’il a joui un instant du va-et-vient des jolies filles et des joyeux garçons dont les rires emplissaient l’avenue, il travailla avec rage. Tout lui fut alors sujet d’étude; il fit poser tous ceux qu’une boîte de cigarettes égyptiennes et une cave à liqueurs maintenaient immobiles sur la table à modèle.
Ici s’esquissa une des aventures qui déterminèrent l’avenir de mon ami Aymeris; s’il m’est d’ailleurs difficile de choisir parmi ses «histoires», comme disait sa mère, je dois ici découper la silhouette de la personne autour de qui la plupart de ces «histoires» se groupent: Darius Marcellot, directeur de quatre revues, poète dramaturge, philosophe-sociologue, qui concevait le monde parisien «à peu près comme Balzac».
Georges, à propos de ce Darius et de ses lyriques entreprises financières, a dû tirer à boulets rouges sur le papa Aymeris.
Nous suivrons désormais le sillage de Darius, l’«irréaliste transcendantal» jusqu’au bout de notre croisière.
Ce Marcellot était venu chez Aymeris après l’ouverture du Salon, sous prétexte de lui faire illustrer la Fille aux yeux d’Or et, peut-être, les œuvres complètes d’Honoré de Balzac. Georges parla des éditions d’Aloïsius Demaille, des dessins de Delacroix. Quoi? Georges connaissait le nom du grand Aloïsius Demaille? Mais Aloïsius était le père spirituel de Darius! En vérité, les plans de Marcellot devaient être d’ordre financier; Georges, fils de Me Pierre Aymeris, petit-fils d’Emmanuel-Victor, pourrait devenir utile à la Revue Mauve qui manquait d’abonnés pour «le grand format de luxe à 500 frs.». Les Aymeris bailleraient les fonds.
Ce Darius Marcellot, qui était-il? D’où venait-il? On le disait Arménien. Or il était né d’une Alsacienne et d’un journaliste de Toulouse. Sa mise rappelait l’époque romantique. Son gilet flamboyant, de velours ponceau, à double rang de boutons d’acier, se mariait périlleusement avec un veston de «tweeds» à carreaux verts; ses pantalons, comme taillés dans un plaid d’Ecosse, avaient des sous-pieds. Un feutre tyrolien, une plume de paon piquée dedans, surplombait des yeux clairs de jeune fille, toujours humides d’un rhume des foins; le gauche s’ornait d’un monocle. Une bouche aux grosses lèvres sensuelles, dénonçait de terribles appétits. L’accent de Marcellot, dur et traînant, rappelait l’Est, et sa voix grasse, le Midi.
La première visite de Marcellot à l’atelier déconcerta Georges. Embarras du quémandeur pour expliquer le but de sa démarche. Georges lui refusa de faire des dessins, mais désira le revoir souvent, causer avec cet homme qui possédait «le portrait de la Malabaraise de Baudelaire», des Toulouse-Lautrec et des Guys.
Marcellot avait déjà vu beaucoup plus de choses et de gens que n’avait fait Georges, son aîné. Il tutoyait tout Paris, depuis les derniers survivants du Parnasse jusqu’à des entraîneurs et des gens plus bas dans le monde des courses. Journaliste, brasseur d’affaires, chanteur et impresario, son information était illimitée, sa culture très jolie mais surtout germanique. Enfin, Darius était un homme à femmes. Il en traînait avec lui toujours une, à laquelle il demeurait un ou deux ans fidèle, dans l’espérance d’en avoir un enfant. Il était féru d’une ambition innocente: être le père d’un génie qui réalisât l’œuvre que Darius portait dans son cerveau sublime et empêché.
Je n’ai jamais connu d’être meilleur que cet agneau de périsymboliste, auteur de poèmes en prose, de tragédies absconces et d’inoffensives éthiques. Une frénésie de gloire, d’élégance et de fortune, un sens pratique (partiel) et une totale incompréhension, cohabitaient en ce grand corps, maladroit et dégingandé, qui échappait aux contingences par sa myopie.
—Quelles sont les démarches, me demanda-t-il chez Georges Aymeris, un soir qu’il avait perdu son dernier sou à Auteuil, que doit-on faire pour être reçu au Jockey-Club et accéder à ces tribunes si enviables, dans le pesage de Longchamp? Vous êtes membre du Jockey-Club, n’est-ce pas? Combien paye-t-on ce vert carton rond que les gentlemen du turf portent accroché à leurs jumelles? Mais il y faut une couronne au moins de vidame?
Il ne me crut pas, quand je lui répondis que je ne serais pas admis au Club, même si j’achetais un titre du Pape. Nous savions que Darius attendait cet honneur, récompense pour un ouvrage de théologie qu’il dédierait au Saint Père.
A peine une affaire avait-elle réussi, qu’il l’abandonnait pour en entreprendre une autre: il avait déjà publié des journaux comiques, une revue philosophique, un Courrier des Sports, et un magazine, la Danse. Darius Marcellot fut un précurseur dans le genre des Femina et des Excelsior.
Quand il rencontre Georges, Marcellot en est à sa troisième année de la Revue Mauve, qu’il tirera dorénavant en deux formats: l’un à 2 fr. 50, l’autre à nombre restreint d’exemplaires, s’il se fait une clientèle de riches bibliophiles et d’amateurs mondains. Ce périsymboliste devinait-il le snobisme artistique qui allait faire des ravages dix ans plus tard? Sa combinaison, alors prématurée, allait encore lui causer maints déboires,... il employa la somme des cent premiers abonnements à l’essai d’un système scientifique de martingales, construit sur le tarot pendant une saison à Aix-les-Bains.
Georges se passionna pour cette Revue Mauve où les meilleurs écrivains d’avant-garde collaborèrent; mais ce ne serait pas parmi les relations de sa famille, qu’il récolterait une liste de noms tentaculaires à imprimer sur la dernière page de ces brochures. Je crois qu’il regretta, en cherchant en vain autour de lui des Patrons d’honneur pour l’édition de luxe, d’avoir rompu avec l’hôtel de l’avenue Montaigne; et ce fut sous l’influence de ce rêveur de Marcellot, qu’il réintégra «le monde» et, quoique décidé à ne pas voir Lucia, se rapprocha de certains amis de la Princesse auxquels il recommanderait Darius Marcellot.
Par le Directeur de la Revue Mauve, il fit la connaissance de poètes symbolistes, des peintres «indépendants» dont les œuvres lui étaient familières, mais qu’à lui seul il n’aurait su comment joindre. Il connut Villiers de l’Isle-Adam et Joris Karl Huysmans; il retrouva son ancien professeur d’anglais, Stéphane Mallarmé. Quand il n’allait pas aux soirs de la Revue, il organisait dans son atelier des réunions qui bientôt devinrent trop nombreuses.
En hiver et au printemps, il aperçut tous les «espoirs» de l’Art français et ses Maîtres, fréquenta chez Mme Judith Gautier, Leconte de Lisle, Heredia et chez M. de Goncourt, qu’il reconduisait parfois à Auteuil dans la voiture de M. Aymeris, après les mercredis et les dimanches de la Princesse Mathilde.
En un tourne-main, Darius Marcellot avait fait d’Aymeris un homme en passe de devenir, plutôt qu’un producteur, une figure parisienne; ses œuvres déplaisaient de plus en plus aux amateurs élégants que Mme Aymeris attendait. Parmi les peintres, ses aînés firent «la conspiration du silence». En une chronique du Figaro, un de ces premier-Paris qui à cette époque cassaient les reins d’un maître, ou, en un jour, permettaient à un inconnu d’hier de louer un hôtel dans la plaine Monceau, Albert Wolff choisit Georges Aymeris comme type de l’amateur qui «étouffe» les professionnels. M. Aymeris voulut intenter un procès au Figaro; on l’en dissuada, et le mutisme fut acquis en échange d’un Corot dont M. et Mme Aymeris enrichirent la collection du chroniqueur.
Les avanies publiques couvaient.
Darius Marcellot talonna Georges pour qu’il assiégeât ces millionnaires israélites, si intelligents, si «avertis» et que les romanciers à gros tirage mettaient en scène, au milieu des bibelots du XVIIIe siècle et de collections moyenageuses: une nouvelle aristocratie parisienne de la culture et de la fortune, les héros et les héroïnes de Paul Bourget et de Maupassant, fidèles à la rue de Berri. S. A. I. Mme la Princesse Mathilde les recevait avec Sardou, en tête des auteurs dramatiques, avec les académiciens, les savants, les historiens; parmi eux Goncourt avait la contenance du précepteur qui ouvre la bouche pour parler, mais qu’on n’écoute pas.
Georges, le dimanche soir, dans les pièces basses tendues de soie rouge, causait avec Goncourt, de Péronneau, de Tiepolo, des maîtres de jadis, hérités par la nièce de Napoléon Ier, et dont elle célébrait moins souvent les mérites, qu’elle ne louait l’esprit des tableaux de chevalet par son amitié choisis depuis cinquante ans aux vernissages du Palais de l’Industrie, ou aux «envois» des prix de Rome: «ses protégés», dont les noms aujourd’hui sont tombés dans l’oubli. Quelques-uns vivaient encore, dont les habits noirs et les plastrons blancs tournoyaient dans le jardin-d’hiver-galerie, entre «les épaules endiamantées», les aigrettes et les éventails. Mme de Galbois, la Dame d’honneur de Son Altesse, rabattait les cohues du dimanche vers la serre du palmier et la table aux rafraîchissements, afin que la Princesse, déjà fort âgée, s’entretînt tête à tête sous l’abat-jour de «son coin à elle» avec un diplomate ou un intime.
Un soir, M. Gérôme, devant un cercle de femmes, fit à Georges, dans le jardin d’hiver de la Princesse Mathilde qui tenait grand cercle, une scène que racontèrent les journaux. Une des toiles de mon ami avait été, en milieu de panneau, accrochée sur la cimaise. L’importance de cette cimaise, à cette époque! C’était, je crois m’en souvenir, à l’Exposition Universelle du Centenaire, en 1889.
—Vous, jeûne poseur,—lui dit Gérôme qui avait l’air d’un général de division—vous ne seriez pas fichu de môdeler l’ossature d’un cheval, et, pour câcher votre ignorance, vous flanquez des rayons de sôleil sur un mânnequin en plein aîrrrr... et vous appelez çâ l’âllée des Pôteaux! jeune hômme! Vous nous foutez çâ comme un défi. Son Altesse Impériâle vous pistônne et voilà votre nâvet en face de la belle figure nue de mon collègue Jules Lefebvre! Et s’adressant à vingt personnes dont les yeux flambaient de joie:—Mesdâmes, vous êtes coupâbles!...
M. Aymeris, de loin, entendit le roulement franc-comtois de M. Gérôme, et Mme de Galbois vint lui demander, en clignotant, pourquoi Georges était si entouré. Il distillait sans doute des «rosseries»?
—Allons bon—dut-il se dire—Georges aura parlé de Manet à ce brave Gérôme; malheureux enfant! Encore les remontrances d’un vénérable académicien! Et cela, après M. Bouguereau!
Il respectait trop l’Institut, pour mettre en balance la sagesse d’un maître très cher à la Princesse Mathilde, et les impertinences de Georges, telles que Mme de Galbois, après information rapide, les lui rapporta de derrière le palmier et le pouf.
M. Aymeris rentra chez lui, «enfouit cette histoire en sa cravate», comme disait sa femme, mais Georges m’assura que cette scène si ridicule avait développé chez son père un pessimisme morbide qui allait détruire ce qui restait de force à cet homme trop émotif et trop bon.
Georges ne se laissa pas désarçonner, quoique qu’on le tînt pour un «faux confiant en soi qui, un de ces jours, jetterait le manche après la cognée...». Je jugeai, au contraire, que ses ennemis et la mauvaise fortune, pourraient devenir ses meilleurs collaborateurs.
Dans le caractère double de Georges Aymeris, je discernais des germes d’audace chez l’artiste, que l’homme n’avait pas dans la vie sociale. Sa conviction s’accrut qu’il avait «quelque chose à dire» et il inclina devant le chevalet son dos de piocheur, comme un toit sur lequel glissèrent les averses, tant que Darius ne le réquisitionnait pas pour un racolage mondain.
Mme Aymeris avait en Darius, et sans le connaître, un associé que fascinait, comme elle jadis, l’hôtel de l’avenue Montaigne. La lutte, les injures reçues, comme les ratages, longtemps firent la joie de mon ami. Il rebondissait à chaque insuccès, soutenu par sa rare puissance de travail: travail auquel il se remettait à volonté, comme un chien à dormir, n’importe où et n’importe quand. Darius prétendait que Georges devait peindre plus vite, «en faire davantage».
Je lui vis en effet recommencer trente-deux fois une étude qu’il peignit d’après ma tête; si bien que je n’osai plus, de tout un hiver, me faire tailler les cheveux, afin que je me ressemblasse à moi-même. Il fit des calques, des dessins au pinceau, et n’était jamais satisfait, alors qu’à la première indication il avait juré qu’il ne toucherait plus à cette esquisse.
Et il continuait, et il continuait, après d’incessantes interventions de l’entraîneur Marcellot, qui m’eût, à la place de Georges, complètement paralysé.
Mais je ne veux pas m’étendre sur le peintre, si ce n’est en relation avec sa vie privée: les lecteurs ne connaîtront guère les ouvrages de mon ami; il en détruisait maints par divination du sort qui attend l’artiste moderne—et la plupart sont à l’étranger, Georges n’aurait pas su, lui-même, dire où. Avec quelle mélancolie ne parla-t-il pas de ces bordures «à canaux» du jardin d’hiver, rue de Berri, qui, à la mort de la princesse Mathilde, ayant été vendues aux enchères, doivent encadrer déjà d’autres toiles, pires encore que les Heulland, les Lobrichon, les Boulanger, les têtes de Romaines au teint de malaria, les truands et les ribaudes d’Adrien Moreau et les femmes libellules de Louis Leloir! A quel collectionneur de documents napoléoniens était échu certain panneau de quelques centimètres, un James Tissot de 1866, que Georges ne se lassait pas de regarder: c’était l’entrée des Tuileries, à la grille de l’enclos où jouait le Prince Impérial. Des tambours de la garde, en bonnet de poils, battaient la retraite du soir. Des oiseaux, autour du groupe de marbre, l’Enlèvement des Sabines, s’envolaient vers les arbustes sans feuilles au travers desquels se distinguait «le Château»; quelques enfants cessaient leurs jeux, des garçons et des filles vêtus comme l’étaient alors Georges Aymeris et Jessie. Nul, hormis Georges et Goncourt, n’avait déniché ce délicieux tableautin; une draperie le recouvrait près d’une bouche de chaleur qui depuis vingt ans le cuisait comme un pain.
«Le monde» était, par Darius, amené aux réceptions de l’Impasse des Ternes; et aussi un autre «monde», celui de la «gendelettrie» des petites revues. Georges allait-il être mieux compris et apprécié par ses nouveaux compagnons auxquels il se donna sans compter?
Je l’observais au milieu d’eux dans son atelier où, trop rarement, un mot de sincère intérêt répondait à son expansion et à sa maladroite franchise. Ceux qui connaissaient la mère, retrouvaient, disaient-ils, dans le fils, cette gaucherie qui avait presque fait de Mme Aymeris une vieille fille comme les tantes Lili et Caro.
«Certains individus naissent avec une disposition congénitale à créer l’antipathie ou la méfiance—pour le moins!»—m’a dit Goncourt.
Cyprien de Sarjinsky, secrétaire de la Revue Mauve, musicien, critique d’art et reporter au Petit Journal, avocat sans causes, compilateur de mémoires à la Bibliothèque Nationale, s’empare des faveurs de Georges, se rend si indispensable à lui et s’en fait tant chérir, que pour des mois, il habite la soupente de l’atelier. Ce Sarjinsky est sur le point d’épouser une Allemande dont il a deux enfants. Il devient le secrétaire de Me Aymeris. M. et Mme Aymeris lui offrent leur table, et c’est moi qui, longtemps après, découvris tout un service d’espionnage dont ce Polonais était le chef; il allait de la Revue à l’hôtel Peglioso, tenait un bureau à Passy. Entre le fils et le père, c’est un double jeu, une perfidie que cachent des sourires innocents, des compliments discrets. Avec une politique adresse et une connaissance, toute slave, des familles aux relations compliquées, Sarjinsky manœuvre entre Mme Aymeris et Mme Demaille, entre Darius et Georges, entre M. Aymeris et Albert Wolff, grâce auquel il se glisse comme rédacteur au supplément du Figaro. Il a l’air d’aplanir: il brouille tout avec une joie de bedeau qui se venge de la chaisière et de M. le Curé.
Ce Sarjinsky allait faire une belle carrière comme écrivain politique conservateur, après avoir été le cerbère cauteleux d’une illustre revue, où, lecteur des romans, il rejeta des manuscrits de valeur, alors qu’il avait le goût le plus sûr.
Au moment où les inquiétudes de M. Aymeris se calmaient, Sarjinsky lui présenta des fiches où étaient marquées, au jour le jour, le nom des «mauvaises fréquentations de Georges» et les indices de ce «désordre cérébral» que le professeur Blondel avait naguère signalé. Sarjinsky fit même croire à M. Aymeris que son fils fumait l’opium et se piquait à la morphine. En même temps, il feignait de croire que M. Aymeris contremandait les ordonnances du Roumain, guérisseur de Mme Aymeris; il traitait avec malice l’artiste en présence des camarades ou des amateurs qui fréquentaient l’impasse, mais accablait de compliments son «Cher Georges».
Darius n’osait point dénoncer ce factotum, intérimaire à la Revue Mauve, les jours de «courses au trot» en province, où le Directeur espérait rencontrer la fortune; et Darius était fasciné par le génie de ce Slave qui traduisait des textes de toutes les langues et connaissait la littérature hindoue.
—Oh! Cher, me dit-il, silence! silence, très cher! Notre Slave est le fétiche de la Revue Mauve! Il a sur notre ami une influence merveilleuse et il est aussi précieux au vénérable M. Aymeris qu’à Georges et à moi. Prudence! prudence, cher! Cet atelier de l’impasse devient un cercle «précieux» et de plus en plus «select». Il ne nous manque que la Princesse Peglioso, mais «de» Sarjinski l’y amènera... par la musique. Nous allons donner des quatuors. Sous peu, Georges Aymeris n’aura que des amis, il devient très sympathique, il a tant d’humour... peut-être trop d’ironie, mais c’est là une petite affectation d’homme du monde, une humeur à la Lord Byron.
Ecoutons, au sortir de chez Georges, les propos des camarades qu’il a divertis par ses histoires tragi-comiques; une sourde rancune y perce, malgré le plaisir qu’ils y ont pris:
—Un des heureux de ce monde, pourquoi est-il si amer? De quoi se plaint-il? Il s’est embêté chez ses vieux parents; et nous, chez les nôtres, nous sommes-nous amusés?—dit le poète Aloys de Perdyeux, un Olympio qui drape ses «nonchaloirs» dans les plis d’un macfarlane râpé. Perdyeux a ajouté une particule à son nom, et vit misérablement avec trois gosses et sa belle-famille, dans un logement à trois pièces où il écrit de beaux vers.
—Aymeris veut m’attendrir et se plaint de sa solitude de Passy, où l’on mange à en crever... et moi? La tour de mon manoir ancestral est abolie depuis Louis XII et je fais des dessins de modes pour le Gaulois!
Aussi bien, Georges qui, nous l’avons dit, savait que pour un artiste l’indépendance de ses moyens pouvait être une servitude, après s’être vu, comme son père, en butte aux convoitises, connut-il les tentatives de chantage de la part de tels qu’il avait crus dignes de lui, et qui le bafouaient ensuite comme un «dilettante», un banquier amusant, mais avare et redoutable; et il ne comprenait pas que la camaraderie n’est bonne, possible, même entre jeunes hommes, que si leur genre d’existence a quelque similitude. L’ami de Jean Michel, le fils de l’emballeur, (dont on n’avait plus eu de nouvelles) ne se soumettrait jamais à une loi abominable de la société actuelle, où l’union, le mélange apparent ne se produisent que si l’intérêt du moment, ou le hasard, rapproche les classes. Comme je lui rappelais ce fait, il me répondit:—Oui, c’est ce que prétendaient les tantes, quand j’étais au lycée: si c’est juste, c’est tout de même inadmissible! On encourage le mal en proclamant son existence.
Georges s’irrite, par moments, de ne pouvoir retenir auprès de lui certains amis dont le commerce lui serait bienfaisant; il les implore par certains soirs de solitude, plus pesants que d’autres, quand il se dirige à pied par les quais vers Passy. La Seine coule dans les vapeurs poussièreuses, des points lumineux, des becs de gaz sur les ponts, le fanal d’un bateau-mouche, piquent de jaune, de vert et de rouge le crépuscule: la grande ville suspend son trafic, le travail cesse; l’esprit veille. Les vers de Baudelaire affleurent la mémoire de Georges!
Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte
Ou bien s’enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte
Et font sur lui l’essai de leur férocité...
Il retourne auprès de cette mère qui, elle, ne le maudit pas.
Elle ne «ravale» pas «l’écume de sa haine»... Elle ne «prépare» pas «au fond de la Géhenne, les bûchers consacrés aux crimes maternels».
Il retourne auprès de cette mère, aussi ardente que lui pour l’œuvre qu’il projette; il a envie de crier au ciel que lui, Aymeris, a une mère digne de ce nom, et s’accuse de l’avoir voulu quitter.
Et pourtant, les soirs qu’il dînait à Passy, Georges seul avec elle, n’avait plus joui comme naguère de la tendresse filiale; il éprouvait un sentiment vague, bien différent de celui qu’avaient attisé ses déceptions sentimentales d’adolescent, n’ayant plus à franchir l’obstacle que lui opposaient jadis ses parents: entraves au désir, accumulées par une jalouse et aveugle affection. Au contraire Mme Aymeris venait de le jeter dans la fournaise. Faudrait-il quelque jour confesser à sa mère tous ses autres soucis...? Et à quoi bon? Il patienterait, étant maître de soi, puisque sans Lucia, sans amour! Un moindre mal! Peut-être le bonheur sur terre?
Auprès de la chère vieille, il ne retrouvait ni ses exaltations ni ses craintes si douces; elle ne lui apparaissait plus comme la première femme aimée, ce qu’est si souvent une mère pour un fils.
Le temps coulait lentement dans le cabinet de Me Pierre Aymeris, près de la lampe Carcel et du journal la Patrie.
Voici le soir, l’instant mélancolique où, dans la pénombre, il tire sa montre. Est-ce l’heure du souper de la Revue Mauve, pour lequel Augustin a sorti de la cave deux bouteilles de «Cliquot»? La grande ville appelle Georges, il l’entend bruire au loin. Maman est moins pâle, ses joues sont moins creuses, elle semble rajeunir. Georges voudrait causer. Il s’ennuie! Le cercle des «centenaires» lui réapparaît, devant la bibliothèque; les bustes de Cicéron et de Démosthène, les Bergers d’Arcadie, gravure d’après Poussin, sont toujours là. Monsieur Aymeris dîne rue de la Ferme. Pourquoi donc la Princesse Peglioso lui a-t-elle dit des choses...?
—Georges, tu sembles soucieux? Pourtant tu es content de moi? Je pèse deux livres de plus!
—Oui maman, bravo!
Et puis il se tait.
—Qu’as-tu donc, Georges? Ta pensée n’est plus ici! Ne dis pas le contraire, je le sais, j’en suis certaine, je lis cela dans tes yeux, aussi tu les détournes de moi! Nous ne causons plus comme jadis, tu es ailleurs, oui, ça se voit, ça se sent! Certes, j’ai voulu pour toi tout ce que j’espère que tu possèdes maintenant; j’ai cru que, loin de notre Sainte Perrine de Passy, le succès, les fréquentations du monde illumineraient ton visage; et, au contraire, maintenant que tu as toi-même réalisé mes ambitions, je te devine plus tendu, plus agacé, plus nerveux... As-tu, dis moi cela, mon chéri (je ne t’en ai pas parlé à cause de ton père)... as-tu revu Mme Peglioso?
A ce nom Georges a envie de s’écrier:—Non, maman! Pas ce nom là! C’est justement celui qu’il ne fallait pas prononcer ici, ce soir. Mais il se maîtrise, par pitié, par respect...
Avec la maladresse des mères et des amantes, Mme Aymeris insiste:
—Tu me parles toujours des calques que M. Degas te conseille de faire; dessiner, dessiner! Et peindre donc? Ce portrait que tu devais faire avant ta fièvre, la Princesse y renonce-t-elle?
La maladroite! Chère maladroite!
Sa mère déclenche un ressort qu’il croyait brisé.
L’atmosphère s’alourdit dans la pièce sombre, elle sent la poussière des anciens tapis de Smyrne, le feu de bois vert. Le carlin Trilby ronfle sur les genoux de sa maîtresse, qui lisait du Sylvestre de Sacy; Georges essaye de regarder attentivement les dos de livres dans la bibliothèque: lequel choisira-t-il? Des ouvrages de droit, l’Histoire de l’Empire par M. Thiers, Montesquieu, Guizot?...
—Qu’est-ce que tu cherches, chéri? Moi, je me replonge dans Port-Royal.
Mais cette religion cruelle de sa mère est en même temps une religion de révolte, une arme à deux tranchants. Mme Aymeris est toute hérissée et, après un silence, comme elle ne se tient jamais pour battue, elle éclate:
—Dis-moi, mon Georges, je voudrais savoir: crois-tu que la Princesse t’ait préféré aux autres? Parlons un peu d’elle! Voyons! raconte, raconte, je te trouve beau comme un prince. Voyons, dis, elle a été folle de toi?
Alors Georges n’y tenant plus:
—Maladroite! maladroite! maladroite! C’est toi, mère insensée, cruelle, innocente, pauvre maman, c’est toi, c’est toi, c’est toi qui faillis causer ma mort! Tu m’as jeté dans les griffes de la Sirène, oui c’est toi! et après que j’ai réussi à oublier mon mal, c’est toi qui rouvres la plaie!... Je ne viendrai plus à Passy, il ne faut plus que j’y vienne, c’est le poison, ici j’étouffe! Il est temps pour moi de vivre; songe donc, maman, que je n’ai pas encore vécu!...
Georges s’emporte dans une de ces colères enfantines qu’ont, aux moments les plus inopportuns, les êtres timides qui toujours dissimulent par nécessité ou par convenance. Il empoigne ses cigarettes et au lieu d’en allumer une, jette la caisse d’argent contre une fenêtre, brise une vitre.
—Georges? Es-tu subitement devenu fou?
La voix de Mme Aymeris tremble, les mots s’achèvent en hoquets comme ceux d’un enfant qui va pleurer. A mesure que Mme Aymeris pâlit, Georges se sent plus honteux de sa colère et de sa faiblesse; sa mère se lève, va vers lui, lui pose une main sur la bouche, l’autre sur le front, comme durant la fièvre à Longreuil.
—T... tais... tais... t...oi! Est-ce que M. de Sarjinsky aurait dit vrai à ton père? Tu es effrayant!
Alors il se jette à ses pieds et, la tête à la renverse:
—Pardon! pardon! je suis un misérable! Oh! ma chérie! ne me regarde pas, oublie mon visage de fou! Je ne te quitterai plus. Je vais revenir vivre à côté de toi, me voici. Ah! qu’est-ce qu’a dit Sarjinsky?... Chérie! La typhoïde, est-ce là ce que j’ai eu? Tu me fais délirer!
A la suite de cette scène d’énergumène, Georges passe la nuit dans la maison de sa mère qui a une de ses mauvaises crises et, pendant quelques semaines, il n’ira plus à l’atelier que si l’exige une séance, et il s’échappera aussitôt pour revenir vers la malade.
S’il n’est pas très gai, Mme Aymeris plaisante:
—Georges, j’ai fait raccommoder ta boîte à cigarettes, on a remis le carreau, mais je crains pour les candélabres! Il y a aussi les Horaces et les Curiaces; j’y tiens, tu sais, à cette pendule du Serment, tu ne vas pas encore avoir une colère!
Et ils rient ensemble.
Jean Dalfosse, un ancien camarade de l’académie du passage Geoffroy, a pris un atelier contigu à celui où Georges s’est réinstallé. Fils de grands industriels de Moscou, il fait à Paris la fête, et «s’occupe de peinture en amateur». Il a un talent de caricaturiste, peint des jockeys; membre du cercle de la rue Royale, il ambitionne, comme Darius Marcellot, mais avec plus de chances, le Jockey Club, où un parent de sa mère, le marquis de Champbazé, sera l’un de ses parrains. Plein de verve et d’esprit, beau cavalier, «fine lame», très connu dans les salles d’escrime, il est le commensal de la Princesse, auprès de laquelle il a, comme «gigolo» et comme pantin, succédé à Georges; et dès le premier contact, ces deux cadets des Monstres ont conçu une insurmontable aversion l’un pour l’autre. Or, Jean Dalfosse, curieux de Georges, à cause de ce qu’il a entendu raconter de l’impasse, ne se borne pas à une visite afin d’enrichir de ses observations personnelles et de traits nouveaux, le casier d’un prévenu dont le nom se répand à Paris. Il joue donc le rôle d’admirateur et se lie avec Georges qui sera, une fois encore, la dupe de sa propre confiance en les autres.
Jean ne lui parle pas tout de suite de l’avenue Montaigne; mais en écrivant, un soir, Aymeris voit sur son secrétaire la photographie d’une femme voilée jusqu’au menton, et la gorge très découverte, avec, au bas du passe-partout, cette signature aux lettres pointues comme des lames de glaive: la Monstrueuse des Monstres. Derrière le cadre, une main d’homme a tracé ces mots: «Vous êtes destiné à mettre le feu partout et à ne le pas laisser mettre à vous-même.» (Amitiés, amours, et amourettes, par M. Le Pays, 3e édition, revue, corrigée et augmentée.)
Des matches de boxe avaient lieu dans l’atelier de Dalfosse; à l’une de ces séances, «gala franco-américain, blancs contre noirs», une centaine de personnes furent priées, dont Georges; il s’y rendit à l’heure où, le match terminé, des maîtres d’hôtel versaient du vin de Champagne dans les coupes et offraient des babas et des sandwiches. Georges reçoit un coup dans le dos: c’est l’ombrelle de Lucia Peglioso; la Princesse est voilée comme dans la photographie, mais elle a mis une robe de velours violet, avec un col de chinchilla qu’elle remonte jusqu’aux oreilles, quoiqu’il fasse chaud.
Aymeris entend le rire de Kundry:
—Georges? Comment! Vous? Je vous croyais mort! Vous savez que vous avez de très singulières façons! On vous a dit bien élevé, il paraît qu’on se trompait! Alors, vous me lâchez pour toujours? Vous avez sans doute des maîtresses très accaparantes. Quelle mine, Georges! On dirait que vous sortez pour la première fois après une maladie. Quand est-ce que vous vous déciderez à me peindre en madone? Que devenez-vous? Et mon portrait? Je ne vous plais donc plus? Sans doute, n’ai-je plus assez de fraîcheur pour tenter vos pastels? Mon voile ne signifie pas que je sois comme la comtesse de Castiglione! J’ai encore de quoi donner à manger aux Monstres...
—Madame, ne soyez pas cruelle; j’ai perdu la tête, j’ai été bien malade, je commençais à peine...
De ses rires, elle l’interrompt:
—Mais vous êtes donc éternellement malade? Venez me voir, demain, venez dîner, je serai seule, nous ferons la paix et de la musique... Si votre mère et vos tantes vous le permettent... Comment? On vous a loué un atelier «en ville»? Vous êtes donc un homme, maintenant? Venez, jeune malade, je serai votre guérisseuse... par l’harmonie... Venez à la piscine Frédéric Chopin!
Abasourdi, il promet de dîner avec la Princesse; appelée par d’autres amis, elle disparaît dans la foule des gens qui goûtent, au buffet.
Georges Aymeris passa vingt-quatre heures dans l’agitation, il brûlait de se rendre à l’invitation, tout en la redoutant. Il ne dormit point de la nuit, s’occupa à résoudre ce problème: Dois-je? ne devrais-je pas reprendre des relations avec l’avenue Montaigne? Il revécut, avec l’outrance de la lucidité nocturne, les mois excitants et magnifiques où la puissance de la femme s’était révélée à sa candeur.
Sarjinsky vint le relancer de la part de Lucia. Darius avait encore besoin de quelques abonnements de luxe. L’un et l’autre savaient Aymeris guéri de son amour, mais ils le croyaient aussi snob qu’eux.
Le lendemain, jusqu’au moment de se vêtir pour le dîner, entre plusieurs cravates blanches dont il rata le nœud papillon, il écrivit des lettres d’excuses. Il ferait porter la meilleure; le concierge du passage avait pris un fiacre. Georges déchira successivement tous ces billets, se coucha, puis se releva. Tentation trop irrésistible! il sortit, sauta dans le fiacre, la tête congestionnée, les mains froides, allumant une cigarette à la précédente, la langue râpeuse.
Je découperai dans le journal qu’il recommença de tenir à partir de ce jour, quelques pages, autant de stations de ce second «chemin de croix».
20 février 1890.
Rien de changé dans l’hôtel Peglioso, pas même moi! J’ai dû subir l’ironique regard des valets de pied, dès le vestibule. Ils en ont entendu sur mon compte, ceux qui sont à la salle à manger! J’ai gravi à nouveau les marches de marbre lilas, les lévriers ont fait laisser-courre après moi, le boule Fafner, seul, m’a reconnu et agita la queue, en vieil ami. La Princesse était assise à son piano, au fond du boudoir Louis XV du premier étage, dans un tea-gown bleu de paon, avec ses perles au cou et le parfum... Le bas du visage s’est épaissi. Elle est moins fine, mais plus désirable encore. Ses courtes mains pataudes, aux ongles d’ivoire. Quand elle m’entendit, elle ôta ses grosses bésicles de mandarin. Elle jouait la Fantaisie de Chopin (on ne résiste pas à la première apparition du thème); pourquoi a-t-il fallu qu’elle jouât la Fantaisie, au lieu d’un nocturne ou de tout autre morceau?
—Georges, je vous l’ai déjà dit, je n’aime pas qu’on me baise le dessus de la main: le bras, s’il vous déplaît de choisir autre chose.
Et tout a recommencé. Me voici de nouveau dans l’Enfer!
Le dîner fut agréable, mais nous étions trois. Donc, déjà vol. Elle avait fait trève de persiflage, à cause de Mandagora, le compositeur napolitain, troisième convive. Elle fut éblouissante de drôlerie, gamine, gentille. Mandagora est absurde mais peu gênant; deux des Russes et un Prince polonais venus en cure-dent. Quand j’allais me retirer, apparut Jean Dalfosse, Lucia est aussitôt redevenue gouailleuse.
La Princesse me «commande» pour dimanche prochain, midi; elle veut que Jean et moi nous nous mesurions, torses nus, ce serait un duel au pinceau trempé dans du bleu de Prusse... Lucia a des idées d’élève de l’Ecole des Beaux-Arts, cette brimeuse. Elle a fait allusion à ma boiterie. Charmant!
Cette fois je serai maître de mes nerfs; je crois que je suis guéri en sa présence; je ne sens plus le même trouble et, dès la première émotion du revoir calmée, je me suis senti vis-à-vis d’elle comme un peintre devant un beau modèle avec qui l’on cause librement, mais rien de plus. Elle n’est pas de ces femmes qu’on puisse aimer, ce n’est pas un cœur. Reste l’attraction prodigieuse de sa parole, la plus attachante, la plus spirituelle; et son cerveau, le plus compréhensif. Y aurait-il chance—et de combien peu de femmes peut-on dire cela!—de lui faire comprendre la peinture? La peinture! Ce trou noir pour presque tous, où chacun croit mettre quelque chose. La Princesse en a le sens, quand elle ne plaisante pas (mais elle se dérobe, se refuse aux explications). Si parfois vous obtenez une heure de causerie, elle vous dira des choses qui valent la peine d’être retenues. Mais impossible à déchiffrer! Peut-être y a-t-il au fond d’elle un sentiment noble et élevé, que l’expérience de la vie lui fait garder pour soi. Après tout, ne me fait-on pas les reproches mêmes dont je l’accable? Je ne sais quelle fut sa jeunesse, d’où elle vient. Sait-elle où elle va? Qui sait ce que fut pour elle le Prince Peglioso? Cette chambre à coucher, toute d’or et de marbre, qui dira ce qui s’y est passé? Les lévriers et le boule Fafner en ont dû voir de belles, eux, les défenseurs de la vestale qui a l’air de s’offrir, au moment où elle tue! Le faux-art d’un Gino Peglioso, sa retraite à Florence, telle qu’elle m’est décrite, nous pouvons en imaginer les... Enfin... Et tous les «Monstres» sous le dôme du palais de l’avenue Montaigne! Je retiens ce trait: la Princesse, pour faire peur, avait organisé des rondes de nuit autour du jardin. Un homme de confiance se promenait sous les fenêtres, une lanterne sourde à la main, et armé. Dom Gino fit cesser cette vigile, parce qu’une nuit, le gardien tira et abattit raide mort un garçon d’écurie qui se faufilait dans le cabinet de toilette. Six mois après, le prince s’établissait dans une villa de Bellos Guardia. Quelles abominations n’a-t-elle pas connues et peut-on lui en vouloir?...
Mais à moi? J’ai été un dégoûtant. Mon père me juge mal parce qu’il a deviné ce que je suis: mauvais peintre, mauvais amant, mauvais tout ce que je veux être!
Il reste certain qu’elle est cruelle. Je sais que je boite un peu, mais pourquoi sans cesse me le rappeler? Pourquoi ne parler que des choses de l’amour, pourquoi mettre en doute la santé de ses amis, comme si elle leur reprochait de ne pas monter à l’assaut de sa Tour d’Ivoire? Car elle est chaste, je jurerais qu’elle l’est, comme une vestale. Peur de l’Enfer? Sa religion vous porte sur les nerfs, agressive, intolérante, insultante comme elle l’est. Le vendredi, si vous vous laissez tenter par un mets gras (pourquoi en met-elle, sur ses menus?) c’est, pour huit jours, des réprimandes, des allusions intolérables. Elle a dit à notre copain Maréchal, vendredi dernier: Vous avez besoin de prendre des forces; je remplacerai le roast-beef par un bon plat maigre à la cantharide. Une Française ne ferait pas de ces grossières plaisanteries. Mais il y a la musique! là, elle est imbattable; l’autre soir, on se serait cru à la villa d’Este, du temps de Franz Liszt. Divine, sa lecture de l’Elisabeth de Hongrie, l’oratorio de l’abbé compositeur. Marie-Thérèse de Canteleu, avec sa voix de garçon enroué, mais de style, avait obtenu de Marcelin qu’il chantât avec elle. Dans les passages pour le piano seul, Lucia fut incroyable d’adresse et de compréhension; Christus, Faust, toutes les partitions de Liszt sont tour à tour lues, à la joie du Polonais Nikko. Je tourne les pages, je sens le parfum du corps qui sort du bain, de cette peau toujours sèche et fraîche.
Non, la Princesse est d’une autre essence que nous... J’ai été un imbécile! Elle souscrit pour dix abonnements de luxe à la Revue Mauve de mon brave Darius. Au résumé, elle est sublime.
Je m’attire des rebuffades; je n’ai point de chance, quand je laisse échapper des mots amers devant ces dîneurs macabres: «ces Pourceaux». C’est trop difficile, avec des vieillards, même avec des gens d’âge moyen, s’ils sont du monde, d’exprimer une opinion. Ils n’en ont pas, d’opinion; sûrement ils n’en ont pas, à eux, du moins. Maréchal pressait la Princesse de commander les statues du vestibule à Mercié, de l’Institut. J’ai boudé. Comment? Il y a un Dalou, il y a un Rodin, en France, et vous choisiriez ce faiseur de sujets de pendule? On me lance à la tête les petits coussins de la salle à manger: la cristallerie, les assiettes volent en éclats; les valets de pied doivent étendre un naperon devant ma place; frémissant, je fais mine de me lever. La Princesse a eu la vilenie de me crier:—Attendez d’avoir eu le prix de Rome, pour parler, vous n’y entendez rien. La menteuse! Elle aurait peut-être commandé les figures à Mercié, mais, une fois livrées, elle en aurait fait une cible pour sa carabine de salon.
Après le dîner, elle disait aux autres:—Vous savez, c’est Georges qui a raison. Votre Mercié est gaga, comme vous, mes vieux rotulards!
Tout le temps des insultes à double percussion et je crois savoir où est son goût à elle; mais il faut donner tort, rabaisser, humilier...
Le philosophe, comme dans le Bourgeois Gentilhomme, a fait une dissertation contre moi, il me hait; les fidèles, pas mieux stylés que des figurants de province, poussèrent des hou! hou! Non! Contre moi? Contre le philosophe? Contre lui, a cru Bredius. Il ne me le pardonnera pas.
Lucia me demande de lui faire connaître Huysmans. D’où colère de Bredius.
28....
Jean Dalfosse est un malin, le chouchou des vieux; il les amuse et les flatte. Je voudrais avoir son entrain de sous-officier et sa verve tapageuse. Avec le rire bruyant, on peut tout dire; ce sont les lignes tombantes de mon visage qui prêtent de l’aigreur à mes moindres paroles, du sérieux à mes boutades, un ton de suffisance supercoquentieuse à mes jugements. J’aime trop ce que j’aime pour avoir des opinions molles et des jugements de dîner en ville.
Jean était gentil avec moi, au passage Geoffroy, et c’est un brave type. Il a le rire et l’organe de cuivre qui permet d’affirmer et de s’en foutre. Chez la Princesse, il me «blague», bien au diapason de la Princesse. Quand il est présent, je retombe dans l’ombre, ou sers de poupée au jeu de massacre. S’il assiste aux séances du portrait, je m’excuse, et ne fais rien. Ce sera à choisir: de lui ou de moi. J’en ai prévenu Lucia, elle m’a promis que nous serions seuls, un de ces soirs.
Je néglige Passy. Heureusement que maman ne se porte pas trop mal.
1er mars.
Nous avons commencé le portrait: Si les séances sont toutes comme la première, le travail sera «de longue haleine». Il faut truquer et adoucir. Je place Lucia dans la pénombre.
...Un coup monté par Jean, sans doute: quand j’arrive ce matin, le mail-coach est dans la cour et les hommes me disent qu’on va tantôt à la Croix de Berny.
—...Comment? Et la séance?
Je monte chez Lucia, elle était prête à sortir, ravissante avec son cache-poussière gris, son voile blanc, un chapeau de printemps.
—Il fait si beau, dit-elle, j’ai changé d’avis, Jean voulait déjeuner chez Liliane, sur le chemin; nous y allons, venez Georges, je vous emmène.
—Non, je suis venu pour le portrait, c’est mal ce que vous faites. Ou bien ne voulez-vous plus poser, jamais? La première idée du portrait n’est pas de moi.
Une discussion s’ensuit. A ce moment, une grosse averse, Lucia donne des ordres: le mail-coach rentre aux écuries. Nous déjeunerons au Café anglais. A 3 h. 1/2, retour dans le salon où l’on roule mon chevalet; Lucia porte sa robe de peluche vert-bleu, (horrible), je n’ai pas osé la prier de mettre la noire. Elle s’est assise, grognon, dans un de ces énormes fauteuils de chez Penon, ses «bains de siège», dit-elle. Là dedans, plus de taille, plus de cou; fauteuil tout au plus bon pour une jeune fille maigre. Elle m’a fait des grimaces, a tiré la langue en me regardant. J’ai fait semblant de commencer, au fusain. Rien de bon! Je rageais.
A 4 h. 1/2, la table de thé est introduite dans le salon et il y a six personnes qui attendent en bas. Elle s’enfuit pour mettre sa «tea-gown Théodora», et me congédie.
Je suis resté une heure de plus, à faire des dessins, des esquisses de composition. Je sais comment je la veux représenter, je la connais par cœur, je vais faire un portrait de mémoire. Ce sera exécrable.
Voilà ce que c’est qu’un portrait mondain.
Cher Léon Maillac, quel ami vous auriez pu être, si votre retenue et votre discrétion m’eussent servi de règle! Cette discrétion, je me demande si elle ne tient pas autant d’un profond scepticisme d’homme à femmes, que de ce sentiment, faux,—je veux me le dire encore—qu’on n’empêche rien, qu’on n’aide personne, que chacun a sa destinée écrite dans les plis de sa main. Vous m’avez vu naître et c’est seulement aujourd’hui que vous abordez avec moi le grand problème?
Vous m’avez dit jadis:—Un homme entre quarante et cinquante ans est à son summum pour l’amour; cela, vous l’avez dit; mais à vingt-cinq ans, à trente, dans votre jeunesse, plus tôt encore? Peut-être m’avez vous célé ce qui vous arriva?
Hier, quand je fus m’asseoir à côté de votre chaise-longue, bon ami dont les yeux s’obscurcissent, vous m’avez pris la main, parce que vous vouliez que je tâtasse votre pouls. Florette, en caraco de pilou, tapota votre oreiller sale, fit quelque absurde remarque, de sa voix de harengère et, quand elle s’en fut retournée dans la chambre où vous coucherez ce soir contre elle, vous, cher Léon! vous soupirâtes longuement. Alors, reprenant la conversation interrompue par Florette:
—Georges, qu’est-ce que vous faites avec la belle Princesse? Vos parents savent-ils que vous êtes encore assidu à l’avenue Montaigne? Et le professeur Blondel? Il ne va plus, dit-on, au dîner des «Pourceaux», il y a là un mystère. Il change chaque jour; longtemps je n’ai pu y croire, aujourd’hui, j’en suis certain: C’est lui qui touche les objets sacrés; pourtant à cinquante ans on n’est plus Lévite; aussi meurt-il, mais je ne devrais pas encore vous révéler les mystères de la Tente d’Assignation, vous êtes trop jeune... Et vous, dites, qu’en faites-vous, de la Princesse?
Aujourd’hui, je ne comprends plus! Pourquoi ne m’avoir pas plus tôt forcé de me confesser à vous, le confesseur idéal, parfait, de Georges Aymeris? Vous m’avez bourré de littérature; si vous ne vouliez pas m’instruire autrement que par des livres, pourquoi m’avoir prêté les Liaisons dangereuses, tant d’ouvrages qui me troublèrent sans que je les comprisse? L’arrangement de votre misérable existence (heureuse, prétendez-vous, grand héros), l’économie en devient pour moi moins énigmatique que naguère: Florette, chez vous, et ailleurs..... votre blonde que j’ai connue, Mme X. et Mme Z.; votre rousse, toutes vos maîtresses mariées, les complications, les drames! D’où cette mine plombée, votre apparence de cadavre! Cher Léon Maillac, vous qui êtes mon grand frère, pourquoi parûtes-vous ému par mon balbutiant récit d’un avant-dernier été? Dès après ma crise, et ensuite, vous sembliez ne vouloir pas que je parlasse. Maintenant, je me laisse aller en confiance; mais vous m’aviez dit ce jour-là:
—Attendez, vous verrez, il n’y a que cela qui compte! L’Art n’est rien, au prix des femmes.
Vouliez-vous dire l’Amour, ou les femmes? Je ne sais pas ce que c’est que la Femme, et je connais l’amour. Parlez! Il y a là une confusion que mon expérience et vos sous-entendus vont perpétuer. Videz pour moi le fond de votre cœur!
Séances, hier, aujourd’hui. Elle pose assez bien, la robe crème est bien, avec les mousselines de soie, près de la gorge. Nikko est venu ce matin, il a passé le temps de la séance, en face de moi, assis, me fixant. C’est odieux, Lucia me faisait des signes qui voulaient dire: Prends garde; il est jaloux.
De quoi, mon Dieu?
Il se taisait. Quand elle se lève pour venir voir le pastel, elle passe son bras autour de mon cou, mon cœur bat. Le Polonais s’agite. Tout cela est trop bête! Mais me trouble, m’irrite. Le mauvais pastel que je devrai signer!
15 mars.
Nous sommes de nouveau dans la folie. Le Polonais assiste aux séances, un pistolet dans sa poche. Hier, on dit qu’il a tiré sur Jean. Je suis sûr que Lucia prépare ces comédies. Il ne faut pas que cela tourne au drame. Passy commence à se douter de la crise...
Le dénouement.
(Lettre de Georges à la Princesse.)
Madame,
Ma dignité m’oblige à me retirer. Vous avez méconnu, j’en ai peur, un artiste pour qui vous étiez tant, qu’il ne saurait choisir un mot pour vous qualifier. J’ai de vieux parents à qui je me dois et dont votre charme m’éloigna. J’ai, pour vous, supporté toutes les brimades de vos fidèles. La balle du pistolet m’a frôlé et, dans un grand éclat de rire, vous avez dit: raté! Le portrait l’est aussi. Je ne serai pas plus longtemps ridicule. L’Art m’appelle ailleurs.
Je vous prie d’agréer mes plus respectueux hommages, mes regrets profonds, mon adieu.
Georges Aymeris.
P.-S.—Vous devez, madame, le prix de votre abonnement à 10 exemplaires de la Revue Mauve de mon ami Darius. Trois mille francs!
(Le même soir.)
Ma lettre à la Princesse est complètement grotesque. J’y fais allusion à «mes vieux parents», et j’invoque l’Art comme Brédius la Morale. Complètement ridicule. Je deviens plus ridicule encore à partir de ce soir. Et Darius m’a fait mettre un post-scriptum honteux. Quel goût! ô éducation! Voyons, réfléchissons: le modelé du visage était «endêvant», comme disait Nou-Miette; plus rien à sa place, ça dégringole. Pour la peinture, il est trop tard! Mais, pour une autre fin...? Ah! je devenais un vrai «pourceau». Je crois que je vais me marier. Mais je ne veux pas être choisi par les parents d’une personne...
Georges sentit la menace d’une crise semblable à la précédente; il s’en confessa, et Maillac l’obligea à rompre, par pitié pour M. et Mme Aymeris. Le professeur Blondel, qui n’avait plus jamais fait allusion à la Princesse, écrivit ce simple mot à Georges:
«Bibi, tu t’es mal conduit avec Mme Peglioso. Prends garde, ne va pas dans le monde. Tu y es mal jugé, les «Monstres» te revaudront cela. Il faudra que j’en dise un mot à ta mère, qui n’a cessé, depuis trois ans, sans que tu le saches, de me demander où tu en étais avec la Princesse. Tâche de comprendre que ce n’est pas ainsi que se conduit un gentleman. Tu es en train de te fermer tous les salons de Paris.
Ton vieil ami,
Blondel.»
Les événements se sont précipités; la courte reprise des relations de Georges avec la Princesse Peglioso aurait-elle suffi pour entraîner l’amoureux et l’artiste hors de leur route? Qu’est-ce qui allait être le plus fort, de l’Art ou de la Femme?
Maintenant, il devra choisir, briser des chaînes, par un effort plus énergique qu’au temps où il quitta son atelier de débutant, à Passy. Et Mme Aymeris, à un âge où autour d’elle on s’étonnait qu’elle fût parvenue, semblait, une contre tous, porter un défi aux calculs des plus optimistes. Elle voulait vivre, il fallait qu’elle vécût encore, car Georges n’était pas «arrivé». La bonne dame raillait le mot de Degas: «De mon temps, Monsieur, on n’arrivait pas».
Si les mères rêvent de ne pas partir sans avoir marié leurs enfants, la mère de mon ami ne songeait qu’à la gloire de l’artiste, et elle le détourna d’un mariage «raisonnable» que Georges fut à deux pas de conclure.
Mme Aymeris ne supporterait pas une rivale, cette bru que la sagesse lui eût conseillé d’élire. Elle répétait avec fureur:
—Le mariage de Georges serait un décret de mort!