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Aymeris

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4.
Cynthia

 



CYNTHIA

M’INSPIRANT de la morale des demoiselles Aymeris, j’évitai de donner à Georges des conseils, dans l’état d’hésitation où il se trouvait; j’eusse voulu qu’il reconnût d’abord l’enfant; mais s’il le reconnaissait, peut-être me reprocherait-il, plus tard, de lui avoir fait faire cet irrévocable pas. Il s’était repris à vivre avec Rosemary; James fut bientôt mis en nourrice. Mais je ne vis guère Georges Aymeris, de 1895 à 1899—moment où nous reprendrons ce récit—car Darius Marcellot s’étant emparé de mon ami, je m’étais senti plus qu’inutile.

Mme Aymeris n’avait pas eu de testament à faire: la moitié de la fortune paternelle, sa part à elle et dont elle avait joui jusqu’à sa mort, revenait de droit à Georges; mais elle avait par écrit exprimé plus que des vœux, des volontés:

«Georges ne vendra jamais la propriété de son père. Ses tantes, qui n’ont que huit mille livres de rentes, pourront disposer du pavillon, que l’on remettra dans son ancien état. Si Mme Demaille doit dépasser la centaine, Georges pourra lui prêter un étage du pavillon—et toujours, veillera sur elle, comme l’a fait M. Aymeris, le modèle de toutes les vertus... Je désire que mon fils se marie immédiatement après ma mort. Il sait quelle est la cousine que je lui ai choisie...»

Georges et Darius Marcellot crurent que ce papier avait été dicté à la défunte par un prêtre. Mme Aymeris n’avait jamais prononcé le nom d’aucune cousine à marier.

La fortune des Aymeris se trouva si réduite par des legs charitables ou pieux, que Georges avait à choisir entre la vente de l’immeuble—que je lui eusse conseillée—et l’Amérique, d’où, par l’intermédiaire de Darius, lui étaient venues des commandes. Il s’y rendrait donc!

Darius insinua qu’il n’y avait point de preuves que le petit James fût l’enfant de Georges. Celui-ci, subitement, conçut des doutes et, sans dire adieu à personne, partit pour New-York après avoir fait une modeste pension aux vieux serviteurs de sa famille et à Rosemary.—Et James...? Comme on le verra il espérait, pour cet enfant, que James ne fût point son fils; si James était de lui, ce serait un malheureux, un dégénéré, un fou! La parole de M. Aymeris poursuivait Georges: Notre race a trop produit...

Il fit entrer Mme Demaille à Sainte-Périne.

La correspondance de son père prouvait que, depuis dix ans, Georges était en butte à d’abominables délations, l’objet d’un perpétuel chantage; et, une nuit, même avait-il failli être assommé, à sa porte, par des hommes dont quelqu’un offrit de lui donner le signalement. J’imagine l’état de désespoir et de panique dans lequel Georges partit pour New-York, mais le journal de mon ami ne se réfère pas à ce voyage, dont il se refusait aussi à parler.

Il m’a cependant écrit d’Amérique: «Je fais mon apprentissage sur la terre du Droit et de la Liberté (!!!) J’ai failli mépriser le Sacro-Saint-Travail, car je croyais ainsi, au début, jouir de mon indépendance, étant dans l’état d’esprit des gens du peuple, candides, ignorants des lois de l’espèce humaine, et qui se figurent que le bonheur est dans le plaisir et l’oisiveté.»

Georges m’a avoué, depuis, que certains soirs, éperdu de solitude et de silence, il allait causer avec les employés d’un tramway, à une station proche de son hôtel.

Au bout de six mois, Darius l’avait abandonné. L’ignorance des langues étrangères ajoutait à l’ennui qui dévorait le directeur de la Revue Mauve internationale.

Georges avait peint 160 portraits: la honte de sa vie.

Voici les quelques lettres d’Amérique, qu’après beaucoup de recherches, j’ai pu réunir.

A un ami.

En mer.

«Je t’écris du pont même du transatlantique. Me voici dans la situation idéale où mes rêves me transportaient pendant ma convalescence, après la fameuse typhoïde. La mer est unie, elle se confond avec le ciel, dans une légère brume à l’horizon. Je suis en complet de toile blanche, allongé dans un rocking-chair... ceci devrait être divin, selon ce que j’en attendais en te quittant, puisque je suis maître de moi-même; pourtant, je m’ennuie déjà, mille choses me trottent par la cervelle, et qui m’empêchent de me préparer à la vision trop escomptée de la ville de New-York, au premier coup d’œil qu’on en a, de la baie. Darius est, comme tant de jeunes gens modernes, hanté par le formidable, il me parle de Michel-Ange, de Vinci, de Cézanne, lesquels je connais mieux que lui et que je perche à leur barreau sur l’échelle des valeurs. Il me poussa à partir, à aller gagner ce que tu sais—tu sais pour qui; or, le premier, Darius me démontre que le métier que je vais faire est odieux et méprisable! Darius parle en homme de lettres, comme les critiques du Mercure et autres revues jeunes. Il est évident qu’il n’y a plus de critère; jamais le peintre et la critique n’ont eu le même... Je me dis ceci: quand le critique, le journaliste, porte sa copie au journal, il l’échange contre le pain qu’il donnera à sa famille; quand le sujet de sa chronique ne l’inspire pas (hélas! 99 fois sur 100,) il sera médiocre, (surtout s’il est hanté par le Formidable). Tout est bien, s’il écrit aussi proprement que possible, se mettant ainsi en règle avec sa conscience. Il en va de même du peintre: s’il est consciencieux avec son client, et se propose de donner du bien être, ou le simple nécessaire aux siens. Quand Franz Hals se confronte avec Descartes, il produit un ouvrage dont un Darius Marcellot sera plus frappé que par la tête des buveurs qu’entre deux chopes de bière, à l’auberge, Hals enlève en quelques coups de pinceau, pour boire un bon verre ou manger un bon souper—mais peu m’importe, à moi peintre, le modèle qui pose pour moi. Le métier de peintre, ce n’était autrefois que d’exécuter des commandes, honnêtement. Ne pas viser au Formidable! Darius me cite les croûtes des faiseurs de portraits modernes et me demande pourquoi, jadis, des artistes inconnus n’en faisaient jamais d’aussi mauvais. Je lui réponds: Parce qu’ils avaient du métier, de la science, et que le public ne se livrait pas à l’Esthétique..

Sur le pont de ce navire, voici parmi les passagers des Américains que j’aurai peut-être à peindre. Ils m’appellent chez eux! Pourrai-je demeurer honnête, en reproduisant leur trogne?

.....Je passe en revue les faits de ces derniers ans. Il y a quelque chose d’assez nouveau et de peu négligeable, dans ce simple fait, que je sois, moi, Georges Aymeris, à bord d’un transatlantique, voguant vers le pays où l’on transporte nos vieux chefs-d’œuvre, avec nos ténors, nos acteurs et les coiffeurs de Paris. La carrière de Vinton-Dufour, ou de papa Cézanne, ne sera bientôt plus réalisable en France. Ni la tienne, cher ami. A l’hôtel de la princesse Peglioso, ses cosmopolites, ses hideux barons juifs fraternisaient avec un Blondel, un Lachertier et la dame-garçon qui fit du trapèze, devant l’innocent que j’étais, avec la duchesse de La R.! Un vent de destruction souffle sur la France, la tempête se forme sur les hauts plateaux de l’Est.

Les académies de peinture où j’ai fait «l’intérim» de M. Charlot, comptent plus d’étrangers que de Français.

Quelque chose d’effrayant et d’encore inavoué, de rampant, nous vient d’Allemagne, de Pologne, de Hongrie, de Russie, de l’Est. Les jeunes Israélites qui, de Fontanes, sautaient dans le commerce ou la finance, «font de la peinture» en professionnels. Ils parlent d’esthétique, d’éthique. Le cas Albert Wolff-Aymeris-Francis Magnard est «formidable», il en dit long sur l’évolution de la vie des artistes!

Le baron juif, qui fut le premier à déposer sur le cercueil de mon père l’hommage de ses fleurs, qu’en dis-tu? Voici le secret, pourquoi le taire? Le baron faisait une démarche propitiatoire: comme il m’avait repris un pastel qu’il m’avait donné quand la signature de Manet était sans valeur, mais qu’une exposition de Manet, chez Durand-Ruel, venait de réveiller l’attention du public, il achetait mon silence, d’une gerbe de roses à dix francs, pour le cadavre de mon père, et revendait le pastel dix mille! Nous allons voir grandir le négoce, la Bourse des «œuvres d’art» en même temps que la simagrée de la «pitié humaine». Mon ami Carrière va devenir une sorte de Jésus, ami des Humbles; ses grisailles, à la suissesse, seront le Chemin de Croix du Temple de la Démocratie. L’Art, sous la feinte de se dégager du commercialisme, va devenir un instrument entre les mains des barons de la finance. Comme le bibelot, oui, la Pitié, la Tendresse seront des fleurs noires du mandarinisme socialo-universitaire. Les mots perdent déjà leur valeur, se rétrécissent ou s’enflent comme la grenouille de la fable. Darius dit que la France «se vide» et il va chercher des fonds en Amérique pour monter une immense revue internationale, qui sera rédigée en anglais, en français, en allemand, en italien, en espagnol et en russe à la fois, et dont le titre serait: Les Mains unies. La France se rétracte, s’efface de la carte d’Europe. Israël triomphera sur les ruines de notre civilisation chrétienne épuisée.

Je fais un plongeon, pour fuir les pièges des faux esthètes, des faux indépendants de la racaille cosmopolite, de la culture journalistique et financière. Est-il concevable que, depuis le Passy de 1867-1880, j’aie pu voir une telle révolution s’accomplir—et le corps des chers miens est a peine refroidi! Je me sens moi-même contaminé.

Enfin, tu es là pour observer avec quelques-uns! Vivez, attendez mon retour!...

La liberté est un vin rare au goût duquel je ne trouve que trop de saveur, mais qui m’enivre très tristement...»

Dans une autre, de 1896

«...Chacun, ici, va à son office, pour gagner de quoi s’offrir, un jour, une maisonnette à la campagne. Chacun fait son métier, et le peintre aussi. Je me sens plus normal, d’avoir une tâche journalière à accomplir, jusqu’à la date de mon retour.

Ces ignorants avec lesquels je m’ennuie, sont tout de même plus dans la vérité que nos mandarins de Paris...:—Combien gagnez-vous? me demande un homme du tramway, avec lequel je cause pour me reposer des conversations de séances. Mes modèles-femmes en ont, des critères! La même confusion que chez nos esthètes. Ce pays est inhabitable dès que l’on se pose des questions «extra-business»; mais ici l’on croit au «business» comme en Dieu. Cela simplifie bien des choses. Le «business»? Peut être le Dieu du XXe siècle.

Les visages de certains hommes sont comme des péchés capitaux. Je termine le portrait d’un Allemand américanisé, qui revient de Vichy où il a soigné son foie; il est couleur jaune de coing et son pif, le bec d’un oiseau de proie malade. Sa fille me dit:—Father était blanc et rose et très gros, je vous montrerai des photographies de lui. Le père me dit:

—A faire une fortune, on perd sa couleur originelle—et il tire sa montre pour voir combien de temps il me donnera encore avant son rendez-vous au Conseil d’administration du South Pacific Railroad. Il se lève, pendant que je repeins ses yeux et son front, et c’est la dernière séance! Le chèque est signé et je voudrais recommencer le portrait, je n’ai pas fait M. X... assez péché capital, pour moi, ni assez blanc et rose, pour sa fille...

J’attends l’Ariane qui me tendra le fil. Triste Thésée... continence, chasteté.»

1896, à Darius Marcellot.

«...La solitude m’épouvante et donne des ailes à ma pensée, de l’énergie à mon corps que l’hiver à New-York nickelle comme une vieille clef. Je n’en veux à personne, même pas à ceux qui m’ont trahi, et je suis en règle, puisque tu as brûlé leurs lettres à mon père et que je ne prononcerai plus leurs noms. Je regrette les miens et je ne voudrais pas revivre leur temps. J’ai toujours l’espoir de racheter et d’élever, de relever Rosemary. Elle m’écrit. Décidément je ne puis croire que l’enfant ne soit pas de moi. Elle est basse, par volonté, mais honnête et sincère; mon Dieu! elle est humaine, une créature humaine, les pieds pris dans la terre comme un chou. Je dirais presque que je l’aime mieux, de ce qu’elle ne regarde pas le Ciel. La terre a besoin de toutes les bonnes volontés et je ne regrette nulle de mes amours; ni mon amour pour Rosie, ni mon amour pour la Circé des «Pourceaux», car il reste quelque chose de l’Amour que l’honnête homme sème au milieu des insultes... Pourquoi ai-je maudit l’amour?

Je me répète, sans doute, souvent: c’est que je veux enfoncer ces idées en moi et en toi.»

A Darius Marcellot, 1897.

«... Deux mois à New-Port, le Deauville de New-York. Solitude dans «le monde», dans le luxe: ne prendre part à la folie des mondains qu’en employé, comme le maître d’hôtel qui sert le festin. Mais ne pas boire le vin qui reste dans les coupes. Difficile, de te refuser à qui te fait fête et reconnaît en toi quelque agrément; mais alors, prête-toi avec haine, tu es un livre rare de la bibliothèque de ces millionnaires, que manie une jeune fille entre deux matches de tennis. Quelle fatigue! Ces gens dansent, babillent devant des Titiens, des Cellinis, sous des plafonds de Tintoret et de Tiepolo. C’est là, la vie moderne, l’avenir de la société, si nous n’y prenons garde; car ces gaspillages se font dans le pays de l’Argent, du Droit et de l’Egalité. C’est ici que l’on se demande comment s’organisera la hiérarchie dans la démocratie. Mon esprit d’ordre et de désordre, d’orgueil et d’humilité, se demande: est-ce par le rayonnement lumineux du Cœur, que s’affirmera la Démocratie, qui nous fait horreur, à la fois, et seule est humaine? J’ai moins honte de mon métier d’ambulant, je fais la roue comme un paon en me mirant dans ma pauvreté; si fier de m’imposer tant de sacrifices! Oh! Darius! quand tu me fis faire la traduction de Parsifal, les dessins où la Peglioso était Kundry et où tu figurais le Pur Simple, notre emballement pour Parsifal, pour la Grande Communion du Saint-Graal! Combien nous étions naïfs, comme je piétinais mon orgueil sans lequel je serais aujourd’hui le photographe de New-Port, le capitaine du yacht de Mr W. H. V.; un serviteur! Car j’ai fait ce sacrifice, je l’accepte pour toi Darius, pour Rosemary, pour le petit, pour ta Revue Internationale, pour les orphelins que m’ont légués mon père et ma mère; pour garder la maison de Passy!... Oh! bien un peu aussi parce que j’ai cru que m’amuseraient les spectacles nouveaux, les bâtiments à dix-huit étages, et de déguster la «térapine», car je suis gourmand comme toi! Non! Je vaux tout de même mieux que cela... grâce à l’orgueil. Je me calomnie. Tolstoï serait-il un pitre et un fourbe? Nous sommes parvenus à un point de civilisation finissante qui infirme les certitudes que nous avions hier. Un artiste ne peut plus être naturel!

J’ai du travail pour deux ans. Ils en veulent. Va voir le petit James, chez sa nourrice. Dans sa photographie de Nevers, ses yeux sont les miens à son âge. Ce que tu m’écris de Rosie est édifiant, elle est très courageuse, mais je ne puis pas croire qu’elle s’instruise. Si elle pouvait apprendre un peu de grammaire, je t’en serais reconnaissant. Elle écrit mieux. Qui donc rédigeait ses premières lettres? Mystère!»

1899, à Darius Marcellot.

«Je reviendrai vers l’automne et j’ai promis à la Rosie de l’emmener en voyage. Un dernier essai de vie commune; James restera encore chez sa nourrice, par ordre de sa mère. «Her own one». James sera un petit du peuple, si je ne brise pas encore quelques vitres. Mon fils? Oui; mais aussi de Rosie! Ce que tu me mandes d’elle est excellent, mais tu es un brave bohème—tu ne sens pas comme moi. Ambitionnes-tu toujours le Jockey-Club? Mon cher, si tu prends tes bains de mer à Monte-Carlo, cet été, tu fricoteras les chèques d’Amérique pour Les Mains Unies. Et pendant ce, moi je bûche...»

1899, à un autre ami.

«Déjà quatre ans, depuis la mort de maman! Que sont devenus les arbres de Passy, le jardin, la maison? Je n’ai point encore eu le courage d’y retourner. Le bon Darius en a les clefs, et j’ai ordonné qu’on n’ouvrît pas une persienne. Dirigerai-je jamais mes pas vers ce sépulcre? Je songe à faire raser la maison paternelle, ne gardant que le pavillon; que n’ai-je de quoi construire une autre demeure, pour y mettre ma vie, des êtres vivants, de la jeunesse!

Il est bien tard, est-il trop tard? Je suis loin déjà sur la route, j’atteindrai bientôt l’âge qu’avait mon père quand je vins au monde. Dois-je recommencer, moi aussi, la périlleuse aventure? Mon père m’a dit... Et j’ai un enfant!............... ............ Ces quatre années dernières m’ont paru doubles.

J’espérais éprouver le soulagement de celui qui ouvre un vasistas pour respirer de l’oxygène, s’il a pu se traîner jusqu’à la fenêtre, du lit où il allait être asphyxié.

Je cachais mon regard dans mes mains, quand ma mère me disait jadis:—Tu ne t’habitueras que trop vite à ne pas m’avoir avec toi; tu verras! Bientôt après, tu ne penseras même plus à moi. Et j’ai poursuivi mon désir et coupé les cordes! Le ballon s’est élevé... et déjà il se dégonfle et redescend.

Mais j’aurai connu la joie du départ, le «lâchez-tout», la terre qui s’enfonce et vous fuit, sous la nacelle. Je n’eusse jamais admis, malgré l’expérience des autres, ni pu croire à cette force d’expansion animale, loi magnifique de la nature, et qui pousse les vivants loin des tombeaux, dès que la dalle est scellée. N’eussè-je eu que ce bref moment pour goûter le sel de l’indépendance, depuis que commença ma vie nouvelle, exaltante aura été cette minute où je tournai mon dos à mes tombes. Tout mortel a le droit, au moins un jour, de se croire immortel. Tous mes appétits comprimés, plus violents, de ce que j’étais moins jeune, appelaient toutes les nourritures, comme la terre sèche appelle la pluie rafraîchissante. Fus-je cynique? Peut-être, mais approuvé par tous les égoïsmes, par tout le monde; excepté par Antonin, qui n’y tenant plus, me pria de le laisser partir. Il jugea, ce bon serviteur, que ce n’était point la peine d’avoir joué au bon fils pour, dès les tentures funéraires dépendues, prendre le large...

Antonin m’a écrit au premier jour de l’an:

«Monsieur votre père disait «les morts vont vite». Il avait trop raison. On se rend maintenant au théâtre, avec un chapeau de crêpe.»

Je n’avais servi que mes parents; j’allais servir d’autres maîtres, ceux à la face de péchés-capitaux... Me voici, je reviens chez moi... et je n’y trouverai plus personne, de qui recevoir le pardon que je me refuse à moi-même!»

Georges Aymeris revint, en effet, au début de décembre 1899. Darius Marcellot l’attendait à la gare dans une voiture «à traction mécanique», la première automobile dont Aymeris se servit. Il descendit dans une pension de famille de la rue de Lille, pour régler, avec Rosie, le sort et les affaires de James, encore chez une parente de Nou-Miette, en Nivernais, comme un réprouvé, un irrégulier qu’on ne produit pas au grand jour; et, nonobstant l’orgueil de son père, tel un gamin du peuple, il était «en nourrice», comme si ses parents ne pouvaient s’occuper de lui. Rosemary demeurait intraitable: James lui appartenait, à elle qu’une famille bourgeoise française n’eût jamais reçue; et plus légitimement qu’à Georges Aymeris, même si ce père, hésitant et soupçonneux, reconnaissait l’enfant.

Entre Rosie et Georges pèserait toujours un doute, comme une couche de brouillard que leurs colères déplaçaient, sans que rien ne le dissipât tout à fait. Rosie n’aurait jamais confiance, disait-elle. La guerre s’établit entre les deux amants, après une attaque brusquée; Georges la retint dans l’hôtel noir et malodorant de Montparnasse, dont elle avait fait à nouveau ses quartiers, où elle reprenait ses anciennes coutumes, pour satisfaire «les exigences de sa dignité», quoique Georges s’efforçât de lui représenter le ridicule des visites qu’il lui faisait dans ce taudis, et qu’une plus décente demeure fût nécessaire pour lui, un Aymeris, sinon pour elle.

Tentée, quoiqu’à contre-cœur elle accepta l’invitation au voyage que Georges était déterminé à faire en Italie: «Une tournée d’artistes», dit-elle.

Au sang anglais qui coulait dans les veines de Rosie, était peut-être dû son goût pour les pays nouveaux. Sur le point de se mettre en route, mon ami, prévoyant ce qui eut lieu, me pria de l’accompagner, comme un tiers qui pourrait être utile, parfois, entre le peintre et le modèle. Devant aller à Rome, je consentis à entamer avec eux la première étape, puisque nous avions, pour la cinq ou sixième fois, fait la paix, Georges et moi. Dans la gare du P.-L.-M. Rosie chanta des valses sur des paroles sentimentales de Delmet. Elle était vêtue comme pour aller au spectacle. Toute à la joie, elle refusa un sleeping-car, ne comptant pas dormir, mais lire le Baedeker «pour s’instruire et causer avec des gens».

Nous nous arrêtâmes d’abord à Milan. Un froid rigoureux couvrait d’une poussière blanche les dalles des longues rues droites de la ville. L’Albergo del Rebecchino était vide; aux chambres qu’on nous désigna, un poêle de faïence donnait une apparence allemande; Georges fit allumer du feu dans la sienne; un bois frais d’olivier répandit jusque dans l’escalier une fumée si épaisse, que Rosie, sans ouvrir ni sacs ni malles, descendit dans la rue, en quête d’un dîner; je les menai à la Galerie Victor-Emmanuel. Rosemary, insuffisamment dépaysée, marqua tout de suite de l’humeur, elle avait, me dit-elle, rêvé des Mille et une Nuits (sa lecture favorite), et Milan était une triste ville du Nord qu’on imaginait baignée de soleil et des parfums de l’orient! Il fallut prendre des billets pour la Scala, où l’on jouait Enrico VIII, du maestro Saint-Saëns. Des Américains nous reconnurent, Georges et moi, nous firent signe de monter dans leur loge; mon ami n’eût pas accepté, car il était en veston de tweeds, mais son amie, effarouchée et déjà lasse de cette musique qui «couvrait les mots du dialogue», rentra fièrement au Rebecchino toute seule:

—Reste donc, je vais me coucher, c’est mieux ta place, ici, que la mienne, va donc voir tes connaissances—fit-elle—je potasserai le guide, pendant que tu te retremperas dans ton monde...

Le lendemain, ce fut une visite au Musée et à la Bibliothèque ambrosienne; Rosie accompagna son peintre «par sentiment de dignité», mais elle y grelotta, les pieds l’un contre l’autre collés aux petits ronds de sparterie qui prétendent pallier le froid du carrelage; elle s’asseyait, pendant que nous nous attardions à contempler le San Marco de Tintoret.

—Vous n’avez pas fini? How tedious! en voilà des cadavres! Georges, tu n’en as pas assez? Mon Bædeker est resté à l’hôtel, je me rase!... Au moins, si vous m’expliquiez!...

Dès cette première étape de leur «excursion d’artistes», la partie était jouée, la belle Italie hausserait encore les barrières qui séparaient ces deux êtres.

Georges s’enthousiasma pour les originaux de tant de chefs-d’œuvre dont les reproductions photographiques n’avaient été pour lui, jusqu’ici, qu’un apéritif; il était enfin en Italie, et seulement, au seuil, dans ce Milan qu’il eût voulu déjà quitter pour quelque autre de ces villes aux noms magiques, où tant de vrai sublime et de formidable nous attendait!

Georges n’était pas «un homme du soir», il n’avait, «de bon», disait Rosie, que son premier sommeil; elle ne dormait que le matin, «tournant», piétinant tard, avant de se coucher; elle chantonnait, sifflait même, en se livrant à des «rangements» qui étaient un dérangement. Si Georges dormait, elle criait:—Tu dors?—et le réveillait en sursaut «pour causer sérieusement».

—James sera, plus tard, garçon coiffeur! C’est un gentil métier et propre; dans les ondulations Marcel, on gagne bien sa vie, pas?... Mais tu roupilles, on ne peut jamais te parler! On est aussi bien seule!...

Elle «rangeait» donc, se plaignait de refaire des bagages, au départ de chaque hôtel. Pourquoi Georges emportait-il un tas de choses inutiles, des livres, des boîtes à couleurs. Avait-on le temps de lire des bouquins en voyage, et, par ce froid-là, Georges pourrait-il peindre?

Dès sept heures, Georges s’habillait, trempait dans un bol de café au lait quelques tranches de «panetone» aux raisins, s’esquivait avec moi, pendant que Rosie s’étirait au lit.

—Surtout, sois de retour bien avant déjeuner! Fais-moi des courses; j’ai vu des merceries comme à Paris, il me faut du cordonnet et de la ganse, le bas des jupes ne résiste pas à nos excursions de Cook’s. Et puis, tu prendras des boutons pour tes bottines; si tu en vois comme les tiens en te promenant, entre et achète. Tout le monde parle français ou anglais ici. N’oublie pas!

Georges s’épanouissait, dès qu’il était seul dans les églises ou dans la campagne. Nous allâmes en voiture à la Chartreuse, proche de la ville; quand il faisait trop froid, nous nous faufilions dans les musées que Rosie rendait odieux, et où elle s’obstinait à chercher les toiles chères dont elle voulait savoir le prix.

La neige tomba; ils renoncèrent à Vérone, Padoue et Venise, quoique les gondoles fussent bien tentantes pour des amants. Ils mirent quelque espoir en la douce côte méditerranéenne, que Rosie appelait, à l’anglaise, la Riviera. Gênes est proche de charmantes stations d’hiver nichées douillettement au midi, qui surplombent la mer bleue, et pour lesquelles le soleil boude peu, puisque le palmier et les camélias y poussent en pleine terre.

Je les quittai à Gênes et filai sur Rome.

Ils revinrent par le midi de la France. La bourrasque, l’aigre mistral, avait changé Gênes en un lieu hostile. Georges avait fait des acquisitions chez les antiquaires, visité quelques palais et des villas dans les environs, à Pegli, Nervi, Santa Margarita, mais Rosie dut soigner un gros rhume et, confinée à la chambre, ne parla plus que de Monte-Carlo, ce Paradis terrestre. Ils y jouirent d’un temps plus favorable, mais quelques jours avaient suffi pour en dégoûter Aymeris qui, à chaque pas, m’écrivait-il, rencontrait des personnes de connaissance; on dévisageait sa compagne, Rosie en marquait son dépit par un refus net de sortir avec Georges. Ils brusquèrent leur retraite vers Paris, par Marseille où des stalactites de glace pendaient aux fontaines du Château Longchamp, et la température était si sévère, qu’ayant le matin commandé, pour le soir, une bouillabaisse à la Réserve, ils n’eurent plus le courage de sortir à nouveau, après être revenus se chauffer dans leur chambre, tant le mistral vous lacérait le visage, au croisement des rues désertes et silencieuses.

Comptant aller en Angleterre, Georges ne fut que de passage à Paris, il s’installa à l’hôtel.

On l’aperçut roulant, en compagnie de Darius, dans sa bizarre voiture mécanique, à forme de char romain, une invention dont le Directeur de la Revue Mauve, des Mains Unies et du Sélect Fin de Siècle-Music-Hall, comptait tirer de gros profits; Aymeris risqua dans la Société d’exploitation «l’Auto-Post», une bonne part des dollars que New-York lui avait rapportés.

A son retour, Maillac était à toute extrémité. Comme Georges allait lui faire ses adieux, Florette, dès la porte, lui dit que Léon ne passerait pas la nuit; Florette savait que Maillac avait des recommandations à lui faire, qu’il lui désignerait certaines choses, lesquelles il voulait lui laisser; et il lui parlerait d’elle:

—Pensez! Il y a quarante-trois ans que nous étions ensemble, comme vous nous avez vus! Et ce n’était pas tous les jours drôle, avec le pauvre garçon!... Il y a longtemps qu’il n’était plus ragoûtant. Je l’ai nettoyé, jour et nuit, comme un gâteux! N’est-ce pas, il me doit bien un souvenir? C’est vous, M. Aymeris, qu’il chargera de me faire rendre justice par ses parents.

Georges recula, lui fit signe de se taire, se précipita vers la chaise longue. Deux mains vertes et transparentes se tendirent vers lui, Maillac avait reconnu la voix de son jeune ami. Le poète Malhaud et Vinton-Dufour regardaient quelques toiles charmantes qui recouvraient la lèpre d’une triste tenture d’andrinople, par places déchirée. Depuis que Léon était tout à fait aveugle, le désordre de l’appartement avait empiré. Vous étiez pris à la gorge par une odeur de chats, de tisanes et de pétrole. Un plaid de voyage devenu bis, et autrefois à carreaux blancs et noirs, glissait à tout moment des minces baguettes qu’étaient les jambes de Maillac, réduit encore et flottant dans un pyjama au vaste pantalon de houzard; un cache-nez, d’orange devenu noir, et couturé de reprises, sortait d’une veste que jaunissaient, sur l’estomac, des taches dont l’épaisseur eut permis de compter les œufs à la coque qu’avait mangés le malade. Ce sage ne se plaignait toujours pas!

Ses quelques derniers mots furent un hommage rendu au Destin, à la belle existence qu’il croyait avoir vécue, la profession de foi d’un souriant optimiste, qu’écoutèrent en silence les spectateurs de cette agonie paradoxale.

La visite d’Aymeris avait été un dernier plaisir pour Maillac. Il s’informa, dans les moindres détails, des conditions où Georges recommençait sa vie, lui parla en des termes si nobles, si affectueux, de M. et de Mme Aymeris, que leur fils fondit en larmes.

Le cas de Maillac et de sa maîtresse Florette, soudain frappa Georges par une trop évidente analogie avec ce qu’eût été le sien si...

Qu’aurait-il fait, s’il s’était vu pris, au lieu de repoussé, par cette Rosemary avec laquelle toutes tentatives d’éducation avaient échoué?

Maillac avait dit trop souvent à Georges:

—Gardez-vous libre, afin de jouir des années de triomphe qui s’ouvrent devant vous!

Georges s’y préparait en pensant combien il serait redevable à ce stoïque épicurien, qui discourait encore aimablement au crépuscule de son dernier jour de douleur ici-bas.

Le poète Malhaud et M. Vinton, en se retirant le soir, recommandèrent à Florette qu’elle leur envoyât, ainsi qu’à Georges, un télégramme, si les choses tournaient mal, la nuit suivante.

Ils ne devaient plus retourner dans l’appartement de leur ami, car ils apprirent, le matin même de la cérémonie, et par hasard, le jour et l’heure des funérailles. Au cimetière du Montparnasse, où était le rendez-vous, ils se rencontrèrent avec Florette, M. Lachertier, Blondel et les concierges de Léon. Florette eut des convulsions, une crise d’hystérie. La famille n’était pas présente aux obsèques. Quelques dames, très voilées, rôdèrent parmi les tombeaux, comme autant de veuves anonymes d’un Don Juan.

De retour à l’hôtel, Georges sentit qu’il avait pris froid en suivant, tête nue, le corbillard. Son cœur était crispé. Quoi donc encore le retenait à Paris? Passant en revue les maisons où il pouvait aller, il n’en trouva pas deux en lesquelles il se sentirait à l’aise, où il lui sembla qu’il pût jamais reprendre même un vague commerce social.

—Essayons de l’Angleterre! me dit-il. Je me dois à mon fils; je l’installerai là-bas et réglerai les rapports de la mère et de l’enfant, pour l’avenir.

Une photographie de James, prise au village par un ambulant, avait convaincu Georges Aymeris d’une ressemblance avec un portrait de lui-même à l’âge de trois ans, dans le jardin de Passy. Darius ne la contestait pas; je la trouvais frappante, quoique je disse le contraire.

Au moment de prendre une nouvelle direction, d’angoissants problèmes se posaient à mon ami. On ne subit pas le régime auquel il avait dû se plier, pour, d’un coup, acquérir l’autorité qu’implique l’usage de l’indépendance; il s’empêtrerait dans des pièges qu’il se tendrait à son insu, par complication, excès d’imagination, manque de sens pratique, et, surtout, épouvante de la solitude. Il y a des hommes qui ont peur de coucher seuls.

Rosemary n’aurait dû être que la mère de l’enfant, et elle ne demandait qu’à rendre facile une séparation que la raison dictait, que cette folle souhaitait encore une fois. Il croyait avoir besoin d’elle, refusait de rompre tout à fait, tel un propriétaire sur le point de vendre sa maison et qui, chez le notaire, voudrait, au moment de signer, que l’acquéreur renonçât au marché. Allait-il partir ainsi pour l’Angleterre, sans savoir ce qui s’ensuivrait? Darius Marcellot et moi, le vîmes, soi-disant, préparer «son exil», encore incertain s’il n’emmènerait pas Rosemary.—Je ne gagerais pas que l’absurde idée du mariage avec son ex-compagne fût alors tout à fait abolie. Il était de ces artistes qui cesseraient de produire, n’eussent-ils plus leur poële, leur modèle, leurs familiers, même le marchand qui les exploite; et seuls, en province ou en voyage, deviendraient d’indolents rêveurs.

Certains soirs, dans sa chambre d’hôtel, bien plus qu’à New-York, il se demandait: Que faire, que faire? Il suspendit la rédaction de son journal, lut, mais trouva peu de ressources dans la lecture; un livre succédait à un autre, il ne pouvait s’atteler à aucune besogne et, actif comme il l’avait été, avec les nombreux sujets d’intérêt qui auraient dû lui suffire, il était désemparé; les visages, les personnes, plus que l’Art lui-même, l’incitaient à peindre. Il était mû d’un impérieux besoin de causer, de se raconter, plaisir avec Rosemary impossible; il s’agissait, seul ou avec elle, de «tuer le temps», expression dont il comprit dans sa détresse le sens abominable.

Avant minuit, heure où de coutume sa journée prenait fin, et redoutant l’insomnie dans l’obscurité de son appartement, alors, n’y tenant plus, il m’a dit qu’il descendait dans le salon commun de l’hôtel, feuilletait des brochures-réclames, des itinéraires de voyages, les journaux illustrés, tandis que les gens revenus du théâtre, s’arrêtaient un instant pour prendre une boisson fraîche, parcourir aussi les journaux, dépouiller leur correspondance. Georges les regardait, les écoutait, causait avec les plus sociables, ou, sinon, avec ces messieurs du bureau; puis les douze coups de minuit sonnés dans le vestibule, il reprenait l’ascenseur, non sans avoir adressé quelques mots à l’Indien qui prépare le café, debout à la porte des salles où l’on soupe. Il aurait, si ces imbéciles l’eussent invité, accepté de boire sans soif, de manger sans faim; mélancoliquement, il tournait la clef de sa chambre et se déshabillait avec lenteur, heureux s’il distinguait à travers la cloison, des voix humaines qui, du moins, lui étaient un semblant de compagnie.

—Eh quoi!—me disait-il—répandu comme je le fus, ayant donné tant de moi-même aux mille personnes que j’ai dû fuir, au cœur de ma ville, je retrouve un désert! Je connaîtrais plus de monde à Blidah, au Caire, que dans ce caravansérail parisien. N’y a-t-il plus personne à Paris, avec qui je puisse passer quelques heures agréables, au lieu d’errer ainsi, tel un Hottentot, dans ce palace à rastaquouères?

Etait-ce à moi, qui venais à peine de reprendre les relations avec Georges, de lui rappeler qu’il s’était «brouillé avec la terre entière», comme disaient ses tantes—et qu’il n’avait plus de goût, semblait-il, que pour «les Marcellot»? Je le pressai d’aller voir les demoiselles Aymeris, puisqu’il regrettait les temps révolus, la maison de Passy, même la mauvaise humeur de ces braves filles et leurs plaintes; tout paraissait préférable pour lui à cette phase de tiédeur, après les premiers enthousiasmes de la liberté conquise! Par lâcheté, il me demanda, au paroxysme du découragement, s’il ne conviendrait pas mieux encore, pour la reprise de son travail, qu’il fît de Rosemary, ce que Maillac avait fait de sa Florette. Là-bas, en Angleterre, peut-être pourrait-il partager sa vie en deux, et Rosemary serait la gouvernante,—mais quelle gouvernante!—objectai-je.

Etait-elle l’humble compagne dont tant d’artistes ont besoin, à défaut d’une épouse «distinguée et exigeante» que Georges redoutait encore plus que le célibat? Rosemary, une gouvernante? mais a-t-elle, dis-je, même les qualités requises pour le plus subalterne des emplois?

Aymeris avait trop souffert par elle. A son amour pour Rosemary, à son aveugle asservissement, réseau serré sur lui comme les fils d’une toile métallique, la clairvoyance du réveil faisait-elle place, ou bien était-ce encore une fois le doute, les scrupules à quoi les hommes, honteux de l’objet de leur amour, mais loyaux, ne parviennent, par nul effort, à se soustraire? Puisque la mère s’était une fois de plus dérobée, et qu’à l’enfant, sous bonne garde, en Bourgogne, il ne s’était encore lié par l’habitude, il restait à Georges quelques chances de s’évader. Mais les issues se présentaient trop nombreuses. Il ne pouvait, à lui seul, choisir. Certains hommes sont irrésolus par indigence et paresse: Georges s’égarait dans les couloirs de son imagination, avec ses innombrables désirs; il entrevoyait toutes les possibilités comme dans un rêve. Une semaine entière il resta couché.

Je le menai faire une visite aux demoiselles Aymeris, le sachant enclin au pardon et à l’oubli... Ses tantes, vieilles filles dont la vie avait été si triste, n’étaient point responsables; je dirais: au contraire.

Mlle Caroline dit à Georges:—Nous sommes sûres ma sœur et moi que tu es un dreyfusard! tu ne peux être qu’avec les anarchistes et les ennemis de l’Etat-Major!

Georges n’avait pas lu les journaux, ni en Amérique, ni à son retour à Paris; depuis l’article d’Albert Wolff dans le Figaro, il n’en ouvrait plus un. Il savait qu’une grave affaire passionnait le monde; il n’avait pu s’y intéresser.

—Comme nous avions raison, Georges, tes parents et nous, de te prévenir, quand tu étais à Fontanes, qu’il fallait rester parmi les vrais Français! Rappelle-toi les fleurs du baron Aaronson, rappelle-toi ces immondes critiques d’Albert Wolff qui a torturé ton père!

Ces demoiselles feuilletaient des brochures, des journaux, des cahiers où elles prenaient des notes, dressaient des bilans en deux colonnes, dont l’en-tête était, de l’une: Chrétiens; de l’autre: Sémites et affidés des Juifs. Georges entendit les noms d’Esterhazy, du colonel Henry, de Zola, de du Paty de Clam; d’autres encore, que des passagers avaient prononcés avec passion sur le transatlantique, dans le train, et dans les rues de Paris; ces noms prenaient, dans la bouche des demoiselles Aymeris, le son d’une artillerie. Caro expliqua à mon ami, en le tenant par les épaules, les grandes lignes du procès.

En quittant ses tantes, il songea: tout ceci ne me semble pas net et puisqu’elles sentent de la sorte, il faut, sans doute, penser le contraire!

M. Degas qu’il eut l’occasion de voir, était aussi «déchaîné» que les tantes Aymeris; M. Vinton-Dufour, lui, était dreyfusard; Carrière bégayait des paroles sublimes, et son atelier, jadis si mélancolique, si vide, était plein de journalistes, d’universitaires et de dames bizarres qui le regardaient comme un Messie. Georges et moi le fréquentâmes beaucoup, à cette heure où la politique envahissait les plus ignorants et les plus tièdes.

Un jour, certain philosophe hirsute nous lut tout haut la page suivante:

«Le paysan déteste la guerre. L’échec du boulangisme dans les campagnes est dû à l’idée que répandirent les adversaires d’une revanche souhaitée par les partisans du général. Le dégrèvement des charges militaires enchanterait les populations des champs, dans les deux pays (France et Allemagne). Il faut donc espérer que, d’ici à peu de temps, le sentiment des élites et celui des rustres s’accordera, pour restreindre la mimique surannée des gymnasiarques, des soldats professionnels et des rhéteurs.

«Le civil n’a qu’à continuer son effort. Revues, journaux, voyages, représentations dramatiques, tout concourt à l’alliance des âmes. Il suffit d’une persévérance et d’une multiplication des mêmes moyens.

«Il est fâcheux, que les Etats restent en retard sur ce mouvement de l’opinion... Le moindre fait politique qui lui donnerait une sanction, répondrait au désir unanime.» Du pur Darius!

Gabriel Séailles était assis à côté de Jean Dolent, qui avait l’air du Père Eternel, au neuvième jour de la Création. L’assistance était magnétisée. Le même «intellectuel» poursuivit:

«Je pense donc que ces relations entre l’Allemagne et la France, déjà très heureusement rétablies par l’entremise de l’élite intelligente, doivent maintenant se renforcer par le concours de ces énergies qui opéreraient une pression sur la politique des gouvernements. Les artistes, les socialistes, les marchands des deux pays, devraient fonder une ligue germano-franque, avec le but bien net de réduire à rien les expectatives militaires d’une minorité ridicule, bruyante, infime.»

Georges ne savait plus comment causer avec ces artistes sociologues; il tenait encore l’Allemagne pour le pays des lourdeurs, des laideurs et de la grossièreté, étant un Français de 1870. Mais les idéologues du milieu Carrière flattaient, par ailleurs, ce qu’il y avait de généreux et de compatissant dans son âme, et «la raison est flexible à tout».

Georges alla encore une fois à la dérive. Il s’attarda dans un Paris de guerre civile.

Le Directeur d’une Académie de peinture, Scarpi, Napolitain et ancien modèle, mari d’une fameuse Stella qui avait posé pour tous les prix de Rome de la génération antérieure, sollicita Aymeris de venir corriger les élèves de son Académie. Georges avait toujours aimé donner des conseils aux jeunes gens, il se savait doué pour l’enseignement où son esprit critique aurait pu s’exercer à miracle. La proposition de Scarpi le toucha, il visita les ateliers, pleins d’Américains, d’Allemands et de Russes, et répondit qu’il ne pouvait encore s’engager pour aucune besogne régulière, malgré son besoin de se dépenser, de rendre service, et de mettre, entre son passé et le présent, un intervalle. A la prière réitérée de Scarpi, il promit de faire un essai, l’automne suivant, après les vacances.

Je découvris ce pourquoi Georges ne s’engageait pas. Il était encore esclave; la chair blanche, les cheveux roux, l’animalité de Rosie étaient les toujours puissants mobiles d’actes d’ailleurs incompréhensibles, et Rosie allait en Angleterre.

Nous dînions une fois ensemble à la terrasse de «Lavenue», quand Rosie passa sur le trottoir; avant que je ne la visse, Georges avait changé d’expression—l’avait-il sentie? Il l’alla prendre par le bras et la ramena au restaurant; n’avala plus une bouchée, et comme sa maîtresse allait nous souhaiter le bonsoir, Georges qui m’avait, une heure plus tôt, redit qu’il la haïssait, me pria de l’excuser encore s’il n’allait point chez un de nos confrères avec lequel nous avions rendez-vous—et il la suivit, sans prendre congé de moi. D’où une brouille momentanée.

A la fin de mars, il débarqua à Charing-Cross; Rosemary l’avait précédé, en lui donnant une fausse adresse dans le Norfolk. James était encore en Bourgogne; le père le ferait venir un jour auprès de lui, puisque la mère ne voulait à aucun prix et ne pouvait s’en charger; dès que possible, on le confierait à quelqu’un de sûr, en ville ou à la campagne. Des mois, il chercha Rosemary qu’il ne devait revoir que deux ans après: Aymeris tâcha d’oublier, de recommencer, comme s’il avait vingt ans.

Ses ouvrages étaient très connus à Londres, et surtout l’était son nom, la critique ne s’étant pas exercée contre lui avec la passion partiale qui le meurtrissait à Paris, où l’homme, croyait-il, plus que le peintre, devenait une cible.

Comment, à son âge, allait-il enfin se présenter au public, aux connaisseurs? Déjouerait-il cette conspiration du silence, qui avait succédé, depuis peu, aux articles méprisants et cruellement tendancieux? Certes, il se félicitait d’avoir été discuté, même avec aigreur; mais il n’avait pu atteindre le public que seul dirige l’instinct. Fût-il possible de changer de nom, de devenir obscur! Non, pas plus à Londres qu’à Paris. Il loua, au quartier de Chelsea, dans une triste «mansion», un atelier—il y en avait plusieurs à chaque étage,—derrière des maisons basses, à façade d’aspect riant, sur la rue, et qu’habitaient de vieux célibataires qui vivaient au club.

On traversait un long passage obscur, une serre remplie de géraniums et de plantes vertes, puis on pénétrait dans un vestibule, si noir que le gaz y brûlait en plein jour. Le studio de Georges, au premier étage, voisinait avec une «Académie pour dames» et l’atelier d’un peintre animalier, élève de Rosa Bonheur.

La lumière du soleil s’absorbait dans un papier brun mat; c’était une sorte de grenier, froid en hiver, étouffant en été, rébarbatif pour Aymeris, après la clarté du pavillon de Passy. Conduit par le portier et la «charwoman» son épouse, sortes de revenants du temps de Dickens, quand Georges visita ce vaste local, la cloche d’une église proche sonnait un glas, comme les coups réguliers d’un marteau sur l’enclume; le brouillard filtrait par les interstices des vitres dépolies. Une baie à guillotine s’arrêtait à hauteur d’un mètre au-dessus d’un homme debout. Donnait-elle sur une cour d’écuries, sur une école? Georges entendit les cris d’une marmaille dansant au son d’un orchestre de cuivre, un de ces «german bands» qui vont, de rue en rue, quêter des pennies; un piano-orgue, plus loin, luttait avec le tintement funèbre de la cloche paroissiale, et les omnibus roulaient dans la King’s road, avec le grondement d’un tonnerre lointain.

C’était là que s’écouleraient des mois, des ans peut-être, d’un exil volontaire mais forcé, pensait Aymeris. Il signa le bail, sans chercher ailleurs, vers Richmond ou Hampstead, plus loin encore, où il eût facilement pu prendre un de ces cottages de briques, couverts de lierre et de vigne vierge, tels que tant d’artistes en habitent, loin du centre où la nuit règne presque toujours. Il ne s’écartait guère encore du Brompton de son enfance, plein des souvenirs de 70-71, et un peu son «home».

Touchante, de Boulogne à Folkestone, une famille, de retour des Indes ou d’Australie, avait devant lui palpité d’allégresse sur le pont du navire; dès qu’on aperçut la côte, le père avait dit à l’aîné de ses fils:

—Regardez, la voilà, la chère vieille Angleterre! Derrière cette ceinture de falaises blanches, s’étend la Métropole, nous voici au Home!

Les félicités patriarcales auxquelles rêvent des millions de sujets britanniques retenus aux confins de l’Empire, Georges ne les goûterait-il jamais chez lui?

Il ne pouvait plus se défendre de comparer cette rentrée de «Britons» au bercail, avec les siennes dans ce Paris à l’approche duquel l’étreignait une si monstrueuse et inexplicable épouvante!

Dans Londres, où tout s’offrait à sa curiosité, Georges Aymeris allait néanmoins passer de meilleurs jours. Ses confrères l’accueillirent avec la grâce coutumière des Anglo-Saxons, flattés de son admiration pour l’Angleterre, et surpris de la façon dont il s’exprimait dans leur langue. Il dut bientôt se défendre, ses confrères se le disputant comme une «celebrity» et redoutant peu la concurrence d’un peintre qui ne venait, peut-être qu’en passant, en curieux.

Inscrit dans plusieurs clubs d’artistes, Georges subit la monotonie, la médiocrité de ces milieux sans indépendance, où l’on ne vous apprécie que si vous ne jugez pas vos confrères, mais souriez et approuvez. La critique y est interdite, la politesse en tient lieu.

Dans un club de district, il vit le plus illustre des peintres, le plus «demandé», le plus choyé, lettré et musicien de valeur, soir après soir jouant au bridge avec des rapins sexagénaires dont l’ignorance n’égalait que la bêtise et la prétention.

Il les amusa d’abord; puis on le redouta, comme dans l’impasse des Ternes; car rien n’aurait pu l’abaisser, même sa courtoisie, jusqu’à féliciter les uns et les autres de leurs œuvres, ni à rire de leurs lourds «jokes». Il faisait peur.—How unkind he looks! how critical—disait-on.

Il expérimenta tour à tour les différents compartiments de la société, dont les cloisons s’abaissent pour un artiste connu. Il s’amusa plus aux «week-end» élégants, à la campagne, qu’à l’empesté King’s Road Arts Club. On le prit pour un snob, quoiqu’il fût naturel que les châteaux anciens, si nombreux, avec leurs inépuisables trésors, fussent d’un bout à l’autre du pays un sujet d’études pour un étranger; et pour un observateur tel qu’Aymeris, la foule de visiteurs qui les hantent, un enseignement humain.

L’habitude de ces déplacements du samedi au lundi, l’incessante course vers la gare; les valises remplies et vidées, l’obligation d’être toujours aimable avec les nouveau venus, dans les vastes maisons de campagne où l’on compte parfois plus de soixante chambres, le lassèrent vite, en vérité, car rarement ceux à qui l’on plaît vous plaisent, et les maîtresses de maison, pour favoriser des rencontres d’amoureux, difficiles ou dangereuses à la ville, ajoutent à leurs listes de «guests», des hommes politiques, qui ont à causer d’affaires avec d’autres hommes, entre deux parties de tennis, de golf et autres exercices nationaux. Il faut respecter leur méditation, pendant de longues marches qu’ils font, la pipe à la bouche, et se rabattre sur de vieilles dames. La liberté n’est qu’apparente pour ceux qui n’ont pas un flirt ou d’autres intérêts à soigner; Georges était donc trop souvent la proie de quelque raseur vacant, d’un vieux sportsman qui vous empoigne, dès le breakfast du matin, dans la salle à manger; il vous raconte ses exploits à la chasse, vous reprenant, si vous coupez le haut d’une grappe de muscat, au lieu d’en détacher les grains inférieurs; ou si—cela m’arriva, je m’en confesse—on esquisse une poignée de main, ce qui choque tant les Anglais.

Nulle part, ce n’était, en somme, l’équivalent des milieux intelligents, ceux de Georges, à Paris. Irait-il dans les universités? Il tenta Oxford et Cambridge; les professeurs étaient alors dédaigneux des Français, fascinés par l’Allemagne; et dès que Georges était à quelque réunion, on l’attaquait sur le «Dreyfus case», avec des arguments auxquels il était sans réplique, par l’ignorance où il se trouvait des détails du procès, et ses discours en devenaient si puérilement chauvins, qu’il manquait son but. Ainsi, d’ailleurs, dans toute l’Europe, vers 1898, quand un Français sortait de son pays, il se rendait compte de ce que sa nationalité avait perdu en prestige, et du malentendu que l’abominable «Affaire» avait créé.

Il écrivit à ses tantes: «Vous avez raison, tenez bon». Mais leur réponse le scandalisa; elles portaient dans un médaillon une miniature du colonel Henry, et admiraient un faussaire pour son abnégation patriotique.

Aymeris, un instant sur le point de revenir à Paris, sentit qu’il y serait trop malheureux, avec les exigences de son sens critique que combattrait son cœur français. Le général Mercier avait été l’ami de sa famille; tous les «bons esprits» qu’il connaissait étaient contre Dreyfus. Il se mit à étudier, depuis ses origines, «l’affaire», et l’entrevoyant de jour en jour plus grosse de conséquences, s’efforça de la juger très objectivement, comme s’il était un Marsien: mais cela lui fut impossible.

Il chercha en vain une maison qui fût proche de son studio; la crainte des difficultés domestiques lui fit adopter certain hôtel, en face des Kensington gardens. Dans ses chambres, dominant les vastes pelouses du parc et de magnifiques arbres, il se serait cru loin de la ville; la lumière y était belle, alors qu’elle manquait dans le studio; d’autre part ces pièces étaient trop basses, et les dames oseraient-elles y venir? Il faillit donner congé à la «mansion» de King’s road, mais la fatigue d’une longue chasse à l’atelier le fit rester encore à Chelsea.

Dans Cheyne Walk demeurait la noble famille Northmount, quatre sœurs dont deux non mariées, l’une veuve, et leur mère Lady Dorothy, fille du marquis de Grevil. Elles s’étaient récemment vues dépossédées du majorat, par la mort du vicomte Durbridge, le père, terres et château passant aux mains d’un de leurs cousins. Les Honorables misses Northmount étaient toutes douées, quant à l’esprit; l’une à la musique excellait, l’autre, la veuve, se passionnait pour la peinture; une troisième se dévouait à la politique conservatrice; enfin la quatrième attendait, depuis dix ans, le retour d’un officier des Gardes qui, son service fini, s’attardait aux Indes, tout à l’étude de la flore de Cachemire.

Cynthia, veuve de l’historien John Merrymore, qu’elle avait épousé malgré les objections de sa très noble famille, avait plus de trente ans alors. Elle fut conduite chez Georges par la directrice d’une Académie de dames, où il avait accepté de donner des conseils; c’est une croyance établie chez les Anglais et les Américains, que les Français, seuls, «savent dessiner».

Aymeris avait souvent remarqué dans l’escalier, Cynthia qui, de séjours nombreux dans le monde universitaire allemand, gardait des habitudes de tenue et de mise très peu britanniques; elle l’intriguait par sa bizarrerie.

Elle parlait joliment notre langue, mais avec un tour trop littéraire, dû à ses lectures. Son ton brusque, sa voix presque masculine étonnaient. Une timidité que rien n’avait pu vaincre, rosissait ses pommettes, sous le regard d’un homme: ses yeux se dilataient, elle était prise d’une quinte de toux, ses mains osseuses tremblaient, les veines de ses tempes se gonflaient; lui donniez-vous un «shake hands», elle ne vous eût volontiers tendu que deux doigts, comme certaines douairières du faubourg Saint-Germain. Inquiétante par les sursauts de son discours, sa terreur des silences la faisait parfois rire sans mesure, au risque même de paraître un peu excentrique, sinon niaise. Selon l’âge ou le sexe de son interlocuteur, «une flamme semblait monter en elle, ou descendre, comme sous un réchaud à griller les tartines». Mrs Merrymore était différente d’elle-même, en tenue élégante du soir, au point que Georges, plusieurs fois, la confondit dans le salon de Cheyne Walk, avec la molle Celia ou l’anguleuse et brune Marjorie, ses sœurs.

Cynthia, toujours en costume tailleur sombre, le jour, ou, pour le dîner, en mousseline gris-souris, une touffe de pois de senteur violets, en toutes saisons, épinglée à son corsage, finit par être pour Aymeris la «Dame de la Mer», puis, l’on ne sait pourquoi, «la Scabieuse», l’«Eternel Demi-Deuil» et, ensuite «l’Ibsénienne».

La maison du style Queen Ann, où les dames Northmount avaient entassé chacune sa part du mobilier paternel, et quelques beaux objets provenant d’Elianmoore-Hall, s’ouvrit à Georges, toute grande. Vers l’heure du thé, il y aurait pour lui quelque chance de s’y divertir; Cynthia et Celia, la musicienne, avaient comme amis beaucoup d’hommes intéressants. «An intersiting set».

Les sœurs se séparaient par groupes, autour de tables volantes; chacune avait ses adorateurs, sa conversation, ses «sujets», son groupe, hostile peut-être à l’autre; celui de Cynthia était très envié, mais craint comme «avancé», trop original. Lady Dorothy, pâle, immobile, avec ses cheveux d’argent, son bonnet de veuve, ne quittait plus un grand fauteuil, près de la fenêtre, et somnolait; soudain, quelque ouvrage de tapisserie, ou un livre, glissait de ses genoux; on courait vers elle, croyant qu’elle venait de s’éteindre comme une chandelle.

Aymeris, prôné dans ce milieu charmant où Cynthia le faisait valoir, accepta vite un trop grand nombre de ces relations qui encombrent les étagères de cartons de bristol: dîners, bals, conférences, lunchs et séances de musique. Comment choisir parmi tant de noms inclassables, à moins d’avoir une longue expérience de l’Angleterre? Cynthia se chargea de ce «triage», elle marquait ces cartes au crayon: ennuyeux, à éviter, ou bien tolérable. Au bout de quelques mois, le peintre condamna sa porte, comme trop de niais voulaient voir ses ouvrages. A Londres, plus encore qu’à Paris, les oisifs ont décidé qu’un atelier de peintre est un lieu public de rendez-vous, avec tout ce qu’il faut pour se rafraîchir, entre le lunch et le dîner. Madame Merrymore saisit la baguette à écarter les importuns, ne toléra qu’une élite. Entre Cynthia et Georges se noua une sorte de camaraderie intellectuelle, mais cérémonieuse, faite de leurs singularités, c’est-à-dire ce qui, le plus souvent, nous sépare.

Aymeris devina en Cynthia une créature inquiète et découragée; elle racontait des voyages en certaine compagnie qu’il imaginait, mais qu’elle ne précisait point; des séjours à Paris avec une Suédoise, en des hôtels d’étudiants, rue Vaneau. Cynthia revenait du Caire, après une brouille avec cette Suédoise qu’elle avait voulu soustraire à l’influence d’un théosophe.

Cynthia connaissait le centre de la France; elle avait habité près de Moulins avec des artisans sociologues et lettrés. Et l’on s’étonnait qu’une personne, issue d’une famille si traditionnelle de la vieille Angleterre, qu’une aristocrate hautaine et froide d’aspect, comme la fille de Lady Dorothy, la petite-fille d’un duc, vous comprît à demi-mot, autorisât même, chez certains hommes, de libres propos et les opinions les plus révolutionnaires.

Aymeris fut gagné par la sympathie de cette femme, par sa gentillesse, comme d’une sœur, si altière cependant qu’elle aurait pu être la reine Alexandra, ou du moins une dame d’honneur de cette souveraine, tant admirée, copiée par ses sujettes, et dont le haut carcan d’un col à quadruple rang de perles (chez Cynthia, de l’onyx)—coinçait une mince nuque qui ne fléchissait que pour accorder un salut protecteur; ou girait de droite à gauche, comme un automate, afin que le schéma officiel du royal visage se montrât le même pour tous les humains, sourît, puis reprît son caractère de médaille. Mrs Merrymore ne parlait jamais de son défunt mari, ni d’un fils qu’elle avait eu et qui était mort subitement. Les avait-elle aimés? Jusqu’à ne vouloir plus «refaire sa vie».

Un jour de confidences, elle s’avoua meurtrie par de fâcheuses tentatives sentimentales; mon ami les eût devinées, quoiqu’il la connût depuis si peu de temps. Il est, entre ceux qui ont souffert d’un même mal, une télépathie, des formules cabalistiques, et, tacitement, ceux-là s’entendent. Derrière des façades aux lignes si sévères, se réfugiaient deux cœurs toujours sur la défensive qui, après s’être consumés dans l’attente, aujourd’hui se résigneraient peut-être aux tièdes régals de l’esprit: Georges et Cynthia le crurent, ou le désirèrent.

Peu à peu, un mot, une prévenance, un geste de sa nouvelle amie, firent croire à Aymeris qu’elle avait aussi un besoin d’expansion dont les ancêtres de Cynthia, depuis des siècles fixés par des peintres dans les boiseries d’Elianmoore-Hall, eussent frémi, si leurs cuirasses, ou leurs corselets, ne les avaient pas maintenus pour toujours en une attitude de parade.

Georges marquait des points de repère dans le passé de Cynthia: un hiver à Florence, avec une femme-peintre suédoise, parente de Gauguin; puis Dresde avec une des sœurs Northmount, la musicienne; et d’autres stations en Italie, sans Celia. Cynthia revenait à Paris, presque toujours passait l’automne en Provence, avec «l’artiste scandinave». Certain mois d’octobre à Aix, elles étaient à l’hôtel du Cours. Elles sortaient soi-disant pour faire des études, mais, à la vérité, suivre à la piste le maniaque de Bouffan. Cynthia avait vu Cézanne peindre, et certains idolâtres du maître avaient dit à l’Anglaise: Vous vous trompez, c’était un autre! Or cette victoire était attestée par une mauvaise photographie de kodak, qu’elle avait prise d’un vieillard à barbiche, une gibecière sur l’épaule, le chevalet et le pliant sous le bras. Cézanne étant à son avis le plus grand peintre, comme Rimbaud le plus grand poète du XIXe siècle, d’apprendre que mon ami possédât des pommes et un paysage de Cézanne, lui fit accorder à Aymeris une sorte de privilège sacré, jusqu’à ce qu’on en vînt à d’interminables débats esthétiques, qui dérivaient en des considérations de l’ordre passionnel, où l’accord était plus difficile à se faire entre Cynthia et Georges...

Inquiet, il eût désiré tenir sa confidente au courant de l’histoire de son ancien modèle, de James surtout; il lui fallait être sincère... peut-être se perdre. Cynthia avait déclaré ne plus prendre d’intérêt aux enfants depuis la mort du sien. Et Aymeris aimait-il vraiment le petit James? Comment parlerait-il de Rosemary? Cependant Cynthia se croyait tellement au-dessus des préjugés, qu’au bout de deux ans d’intimité apparente, il s’enhardit, et sans prélude lui fit part de ses soucis: ce fils, il comptait l’élever en Angleterre. Mais comment, et sous quel nom?

—Où est la mère? Pas ici, j’espère! Vous ne la voyez plus? demanda Mrs Merrymore, épouvantée, rougissant, la voix tremblante; car l’histoire venait de se dérouler en un récit terne, pénible, plein d’un parfum de «bohémianism», d’une crudité qui rappelaient à Mrs Merrymore, le Quartier latin, le Théâtre-Libre, les matinées Antoine à la Gaîté-Montparnasse, Huysmans, Zola, Goncourt; une littérature qui était alors, pour les étrangers, la France, la France de l’Affaire Dreyfus—soudain non plus de l’art, mais les mœurs françaises envahissant sa propre vie à elle, son Angleterre!

Mrs Merrymore prenait «bourgeois», dans le sens de philistin, et aussi de «petites gens»; Georges lui expliquait que notre bourgeoisie, celle à laquelle il appartenait, est une classe inconnue de l’Angleterre; et Cynthia se retranchait derrière son seul critérium, ou préjugé: on est un gentleman, ou bien du peuple. Georges était un «gentleman»... donc!... Et les deux amis tournaient l’un derrière l’autre autour de ce concept, comme des chevaux de manège qui auraient les yeux bandés.

—Votre modèle—disait Cynthia, est une fille du peuple, malgré son origine sur laquelle elle a dû vous tromper; êtes-vous certain que le fils de cette femme soit jamais digne de vous? Dans les unions entre Anglais et étranger, c’est notre type qui l’emporte—fait incontestable—comme le sémite domine les autres et se reconnaît pendant plusieurs générations. What a pity! What a pity! murmurait-elle, ensuite, en réfléchissant à ce malheur irréparable, selon elle; quoique toujours incertain si l’enfant était de lui, Georges n’en démordit point: il se devait à James, il fallait qu’il l’élevât et jouât la comédie de l’amour paternel, comme pour éprouver Cynthia.

Dès le lendemain, elle se mit à la recherche d’une famille à qui confier le petit, puisque Georges tenait tant à l’éducation britannique.

Une égale passion pour les aspects et l’atmosphère de Londres les faisait sortir, lui avec une boîte de couleurs à l’huile, elle avec quelques pastels; ils prenaient chacun un four-wheeler, ils montaient sur le «bus» ou bien, par le moyen du «tube», faisaient de lointaines excursions dans les quartiers pauvres, du côté de la Tamise.

Aymeris se régalait des rouges, si vifs à Londres, dans la brume; il épiait les filles à la peau de phlox blanc, ou barbouillées de carmin, les ouvriers pesants, l’âpre population des docks, merveilles dont ne s’étaient jamais encore inspirés les peintres. Londres était une mine dont Aymeris voulait extraire les matériaux d’un sublime «poème humain».

Il prit le goût d’aller, le samedi, au théâtre en matinée, avec Cynthia. En s’en retournant vers le West-End, ils marchaient jusqu’à une station du Métropolitain, s’attardant sous les rampes et les réverbères aveuglants d’électricité, traînaient dans Leicester Square et Haymarket. La foule, que dégorgeaient les salles de spectacle, s’emparait avidement des journaux, lisait les placards des hommes-affiches, au reflet des vitrines et sous les globes électriques d’où ruissellent des cascades de lumière jaune ou crayeuse, sur des visages de spectres qui, dieux et mendiants, trois pas plus loin rentrent dans le noir d’une misérable ruelle sans boutiques; l’opulence et la misère, la mort, en pleine santé. D’où la sensation de joie cruelle et démoniaque d’un carnage dans la luxure, d’une pléthore de sève gaspillée, de richesse vitale anéantie dans le bitume et la vase, où, comme à Venise, baignent les fondations des plus beaux palais: splendide et peut-être ultime étalage d’inégalité sociale, de jouissance et de douleur, un ravissement pour l’artiste «qui doit ignorer la morale».

Ils marchaient le plus souvent jusque Sloane Street, le long de Saint-James Park et de Knights Bridge, dans la trépidation des énormes voitures publiques bariolées, aux formes, aux lignes d’une beauté moderne d’engins destructeurs, qui défoncent le sol comme un champ où des héros se battraient, et sonnent telles qu’une cloche que des titans copteraient de leur marteau.

Le matin, de sa fenêtre, Georges assistait au vidage dans les tombereaux du fondoir, de seaux pleins de volailles, de langoustes, de fruits, de légumes, reliefs de repas trop riches; les employés de son hôtel, le ventre à moitié vide, aidaient à remplir, comme d’ordures, des baquets d’aliments précieux qui, demain, seraient savons ou chandelles. Et dans le ruisseau, assistant à ce scandaleux «coulage» de la richesse, une mère famélique vendait des allumettes en pressant contre son sein un gosse moribond.

Le soir, dans quelque music-hall populaire de l’Est, il crayonnait sur un album, assis à côté de Cynthia.

—Regardez, regardez! Toutes les femmes sont belles, chez vous, belles de laideur, ou belles comme des nymphes d’Arcadie!... Les contrastes de la lumière et de l’ombre prêtent à vos «costers» la majesté d’un Rembrandt, et c’est «d’aujourd’hui», du neuf, de l’inconnu, du moderne! On n’a jamais peint cela! Voilà ce qu’il faudrait rendre, mais comment interpréter ces choses en les magnifiant?

Dans un monde nouveau, des formules expressives restaient à chercher.

Cynthia prétendait qu’il était impossible de peindre Londres, sans quoi, un Anglais l’eût tenté.

Georges s’y consumerait, mais il essaierait de reproduire avec ses pinceaux cette fourmilière de géants, «race aux angles aigus, chez qui l’ossature a plus de forme que les pierres d’une cathédrale gothique»; il rendrait la qualité comestible de ces chairs où afflue le sang vermeil, quand les pâles chloroses ne les oxydent pas comme des plats métalliques; il peindrait les gosses aux hardes teintes des couleurs les plus audacieuses, ces fillettes qui lui rappelaient Jessie Mac Farren!

Aymeris et une sœur de Mrs Merrymore allèrent ensemble à Eton où était élevé un arrière-neveu de lady Dorothy, son filleul. Ces dames Northmount avaient l’espoir de prouver à un Français qu’un collège de «gentlemen» ne conviendrait pas pour James, quand il serait en âge d’y être admis; il y avait d’autres institutions moins aristocratiques, destinées à la «middle class», qu’elles s’obstinaient toutes à confondre avec notre bourgeoisie. Le Prévôt des Etudes, à Eton, était un charmant vieillard, dont la femme appartenait à la famille de Thackeray. Rossetti avait dédié un sonnet à Mrs X., et Holman Hunt l’avait fait poser pour une madone.

Le logis du «Provost» était parfumé encore de préraphaélitisme; du parloir de Mrs X., tendu d’une cretonne de William Morris, on distinguait à travers les saules, au delà du petit bras de la Tamise, le profil du château de Windsor. Le «Provost» prêtait volontiers des livres rares, il en offrit à Georges, qui parfois alla en compagnie d’une sœur ou l’autre de Cynthia à Eton pour le thé; le filleul y venait après ses leçons; on achevait la journée dans la Saint-George’s Chapel à écouter des fugues de Bach que jouait, pour ces dames, l’organiste du Roi. C’est là que le rejoignit parfois Mme Merrymore. Eton, les garçons, le filleul de sa mère, lui étaient un douloureux spectacle, car c’est là que son enfant aurait dû être alors.

On revenait, à la nuit, par les quartiers suburbains de Londres, parcourant des kilomètres de constructions basses, d’échoppes de bouchers, de marchands de poissons aux torches de gaz; le samedi, des ouvriers et des ménagères faisaient leurs emplettes pour le dimanche, dans les agglomérations des anciens faubourgs mangés par la Métropole, et où la campagne se fond dans la ville; Richmond, Chiswick, Kew et enfin Chelsea. Ces retours emplissaient Georges d’aise et de confiance en cette vie anonyme et pullulante de la banlieue où se dégorge la City, où le travailleur respire comme une plante que l’on met sur le rebord de la fenêtre, au soleil.

Aymeris et Cynthia s’arrêtaient dans les bric-à-brac, rapportaient presque toujours quelque trouvaille; ils visitaient d’anciennes villas du XVIIIe siècle que n’avaient pas encore renversées les entrepreneurs de ces interminables rangées de petites maisons à bon marché, qui les remplacent.

—Je me vois assez bien, ici!—disait Georges en sortant.

—Vous n’allez pas louer, j’espère, une de ces villas du temps des George! elles ont bon style et parfois leurs jardins sont jolis, avec leurs buis taillés, mais les entours sont odieux pour un gentleman—disait Mrs Merrymore en pinçant ses narines. Le peuple sent mauvais!

On aurait cru, d’après ses dégoûts, qu’elle méprisait les pauvres, quand, au contraire, elle s’occupait, à sa façon, de les éduquer et de leur venir en aide; à Paris elle avait fréquenté des classes du soir, des «universités populaires», où de jeunes «dreyfusards» tâchaient d’inoculer aux artisans le poison de la Littérature et de l’Art. Elle avait projeté sur un écran, avec une lanterne magique, des photographies d’après Léonard, Watteau, Cézanne, Degas, et mis en scène des pièces de Shakespeare, où elle avait apprécié la rapidité de compréhension des jeunes Français. D’où sa singulière propagande sociale dans nos universités populaires, son culte pour Séailles et Anatole France. Elle pensait ainsi nous guérir de ce qu’elle appelait la «sentimentality» bourgeoise, qui seule expliquait le tour pris par cette «affaire de trahison» qu’Aymeris lui-même se refusait à considérer du point de vue juridique, comme quiconque l’eût fait dans tout autre pays.

Or, n’était-ce point, de sa part à elle, une autre «sentimentality», l’anglaise?

Mrs Merrymore se montrait sensible à certaines vertus, au charme de la France, comme Aymeris l’était aux beautés de l’Angleterre; mais leurs sympathies inverses et contradictoires se heurtaient, car ils avaient, chacun, la passion d’épiloguer, de discuter et, l’un pour l’autre, une affection qu’ils ne pouvaient plus se cacher. Mrs Merrymore niait presque Racine—elle ne le comprenait certes pas, elle était fermée au lyrisme de Barrès—«ce nationaliste romantique», mais elle s’entourait de jeunes peintres qui commençaient de subir l’influence de notre néo-impressionnisme, après celle de notre réalisme terre à terre; et elle niait la peinture anglaise. Georges soutenait que l’art britannique faisait fausse route, en abandonnant l’idéal du moyen âge italien, celui du préraphaélitisme à la Burne Jones. L’œuvre de Ruskin était, selon lui, d’une «sentimentality» moins dangereuse, en ses efforts plastiques, que celle de nos «immondes» cartes postales et de notre littérature dramatique.

Mme Cynthia approuvait l’importation esthétique de ce que Georges tenait pour le moins assimilable au génie anglo-saxon; ils se chamaillaient, puis concluaient ensemble qu’il faut, avant tout, être de chez soi.—On ne juge sainement que les choses de son pays; et ils en revenaient à l’analyse de l’envahissante affaire Dreyfus. Le problème du Nationalisme, si aigu à cette époque, ne laissait point Aymeris indifférent, quoiqu’il se crût sceptique et se donnât, parfois, pour un cosmopolite. Combien peu l’était-il, le pauvre Aymeris! Il avait, à dix ans, comparé la vie d’un petit garçon, en France et en Angleterre; James serait un Français, mais d’éducation britannique, jusqu’à 18 ans. Quand le ferait-il venir? Mrs Merrymore lui conseillait de laisser cet enfant dans le Nivernais.

Au fond du landau de Lady Dorothy, côte à côte, Georges et son amie se sentaient, malgré leurs divergences d’opinion, comme deux frères, si peu Cynthia permettait à son compagnon de la traiter en femme. Et jamais Georges, aussi bien, ne s’était, à aucune femme, ouvert comme il le faisait auprès d’elle, sans ce malaise qui, à chaque tentative amoureuse, l’avait égaré.

Le journal de Georges m’apprit le sort de James et le peu que nous sachions sur les relations si étranges de Cynthia et d’Aymeris.

Londres 19.

Enfin, James est ici, il a six ans; dans quelques années je le mettrai à Beaumont College, école catholique. James porte mon nom, je l’ai reconnu, malgré les conseils de Cynthia. Quand j’ai revu James, ai-je eu un sentiment paternel, ou simple pitié? La pitié est un sentiment de faible, je me l’interdis. Je ne reverrai plus James avant que Cynthia ne le voie. Je ne rechercherai plus Rosemary, mais je demeure sans rancune; un autre se vengerait d’elle sur son fils. Son fils; le mien? Mais oui, le mien! Ne méprise jamais ce que tu aimas, ou tu te mépriseras toi-même. Sur cette créature obscure qui peut-être roule à quelques mètres de moi, mon amour déposa une patine comme le feu sur le cuivre d’une bouilloire. Un enfant est né, et il porte mon nom. Ses yeux! J’avais, à son âge, cet aspect souffreteux, antipathique; Nou-Miette et mes tantes ne me l’ont pas celé! A peine la Mrs Watkins que les amies des dames Northmount ont choisie, pour le mettre chez elle, et qui adore les enfants, à peine put-elle dire devant moi qu’elle le trouvât «gentil». James a l’air agressif; peut-être une force en lui se cache encore; l’eau qui sourd de la source noire, plus loin, élargira les berges de son lit et deviendra fleuve. Ce que je n’ai pu faire encore, que James un jour l’accomplisse! A James, l’indépendance, seul bien dans ce monde, m’a dit mon père à l’heure de sa mort, à l’heure de la vérité, à l’heure de la lumière.

Je suivrai James, de loin, comme les parents anglais suivent leurs enfants.

Repartons pour Paris, repartons en guerre!

Je reçois toujours des lettres de soi-disant amis. Ils me réclament. Darius Marcellot dans sa fabrique d’automobiles, désespère de moi. Ils m’appellent, et quand je suis près d’eux, ils se retirent. Ici l’intérêt de ma vie est dans un échange incessant avec les inconnus d’hier, demain disparus. Confessions, récits, milieux entrevus. Premier dîner dans une maison, joie d’être un inconnu parmi des inconnus! Les inconnus! A ceux-là j’inspire confiance, comme au garçon du sleeping-car le voyageur qui descendra à la prochaine station...

Mais les amis? De n’être plus sous leur main me rend plus cher à eux; il en est donc qui me veulent du bien? Ils se tourmentent à mon sujet. «Revenez», m’écrit-on. Mon exil est mal interprété, ils doivent m’attribuer des aventures scandaleuses; leurs lettres y font presque allusion. Ou bien: «prends garde, les absents sont vite oubliés»; de Pellells, cette phrase, (Pellells maigre, couleur d’olive et à la barbe d’Assyrien, les yeux cernés). Son agitation de peintre mondain, dans l’embrasure de la porte! il plastronne, fait des signes aux dames, aux habits noirs décorés; ne manque pas une soirée d’Ambassade, et de plus ennuyeuses encore, afin qu’on ne l’oublie pas. Il faut que Pellells «soit vu»; comme la correspondante mondaine du Figaro et les domestiques au buffet, il est de la soirée. Ne l’oubliez pas, Mesdames! M’a-t-il assez dédaigné, ce Pellells, comme s’il était un Vinton-Dufour! Il ne m’a jamais dit un mot qui ne fût banal ou méprisant, quand nous peignions ensemble. Je l’admirais. Je m’humiliais devant lui. Aujourd’hui, ses grands succès de jeunesse sont à peine dans la mémoire de quelques riches Américaines, auxquelles il s’accroche désespérément, en serrant dans sa poche les restes rancis de sa gloire. Jaune comme un citron, le cuir tanné, il fait le quart sur le pont des transatlantiques, en quête de commandes. Et c’est lui qui s’inquiète pour ma réputation! Beaudemont-Degetz, Matoire, Pellells, vous, les peintres aux petits hôtels de la plaine Monceau, qu’à cause de vous les hasardeux campements de Londres me sont devenus un havre désirable! Bientôt, je rentre. Pour vous irriter, pour vous dresser contre moi. Pellells cite l’exemple de Tissot après la Commune, son retour après vingt ans de gloire à Londres. Trop tard: Tissot était un inconnu! Ni son hôtel de l’avenue du Bois, ni ses collections, ni son œuvre reproduite par la mezzo-tinte, ni sa «Vie de Jésus», ne purent rien contre ceci: Tissot était d’un autre temps... perdu par l’Angleterre.

Je reviendrai, et j’ai chaque jour voulu revenir, le lendemain. J’accommoderai à mes goûts l’ancien pavillon dans le parc et le rendrai habitable pour moi et pour celle qui condescendra. Je reviendrai parmi vous! D’abord seul, puisqu’Elle ne paraît pas encore comprendre: mais je tiens son amitié au chaud, je la couve comme une poule ses œufs.

Cynthia, amazone qui chevauchez une haquenée au souffle un peu court, vous arrêterez-vous à ma porte? Voici le pavillon sous le lierre et l’aristoloche. Cynthia, je le ferai décorer pour vous et pour moi... Ne me faites pas oublier James, vous, si bonne! En guerre, en guerre! Combativité.

Une lettre à Cynthia.

Cofton Lodge, Green Forest.

«Dear Mrs Merrymore,

«De Cofton Lodge, où je viens prendre des idées d’architecture domestique, je vous écris ce que le cœur me manquerait pour vous dire de vive voix. La raison (plutôt l’esprit de lutte) me pousse de nouveau vers la France, au moins pour un temps. Déjà, des amis (je vous disais que je n’en ai pas, mais ce n’est pas strictement exact) me font sentir qu’il faut paraître. J’ai songé, comme vous le savez, à agrandir mon pavillon. Toujours incapable d’habiter la maison de mes parents. Des affaires, cet été, m’appellent à Longreuil; le manoir était loué depuis la mort de ma mère, il est aujourd’hui vacant. J’y passerai quelques semaines, pour m’entendre avec les fermiers; ce sera la moisson, des baux à renouveler. J’y voudrais être sans mes tantes; leurs dos voûtés se détourneraient, hostiles à mes actes et à mes plans, et je ne suis plus capable de «prendre sur moi». Dites-moi franchement, chère Cynthia: Vous et l’une de vos sœurs, même Madame votre mère, puisqu’elle compte changer d’air,... et pour une Anglaise ce n’est rien de traverser la Manche,... accepteriez-vous une hospitalité modeste à Longreuil? Feriez-vous le «house managing»? Une maîtresse de maison me fait défaut, je ne sais rien diriger, et mes tantes ont coupé les derniers fils qui attachaient à moi d’anciens serviteurs (vous savez que mes tantes ne croient ni au dévouement, ni à la fidélité). Nous avons assez causé ensemble, pour que je sache que vous êtes une étrangère, vous aussi, à Cheyne Walk, chez votre mère, comme je fus toujours un étranger dans ma famille. Nous sommes deux isolés qui semblent se comprendre. Alors? Cette lettre est maladroite. Ce n’est pas encore cela que je voulais vous dire...

Chère amazone, quel rire hautain, terrible, si je m’aventurais plus loin! Je désire quelque chose passionnément. Allons-y! Mais une Anglaise garde toujours sa nationalité, même si elle devient, ailleurs, une princesse royale. Je ne puis vous offrir qu’un mariage d’artistes?... Mais, vous allez jeter ma lettre au feu... Je m’arrête court...

Ever yours.»

Autre lettre.

«Alors, dearest, vous l’avez lue jusqu’au bout? Mais vous en riez encore; je bouche mes yeux avec mes poings, comme les enfants pour ne pas voir les éclairs, et mes oreilles pour ne pas entendre votre rire. Vous, si proche et si loin... ce n’est pas uniquement mon nom que vous ne changeriez pas contre celui de votre premier mari—les deux également roturiers. Vous êtes, pourtant, et plus qu’une aristocrate, une anarchiste... je ne veux pas dire une socialiste à blasons, une lady Warwick, une «socialiste au foie gras», comme il s’en rencontre dans les salons, et qui mangent une parcelle de grosse truffe, une lichette de cailles, laissant le reste pour l’égout collecteur. Alors?... Nous aimons les mêmes belles choses; nous nous entendons, avant de finir une phrase. D’avoir beaucoup souffert par les autres, nous les connaissons bien... Mes tantes (oh! quand vous les connaîtrez!) hausseraient les épaules, si elles lisaient cette lettre... mais il me semble que nous pourrions faire quelque bien, si nous étions associés. Si vous refusez d’être à moi, vous ne m’en donnez pas la vraie raison. Peut-être... Mais dites-le donc!... une expérience matrimoniale vous a suffi... hors de votre monde? Vous ne «récidiverez» pas! Ah! l’indéracinable idée fausse! Vous comptez sans ma pugnacité!

Je n’ai pas de morgue comme vous, mon amazone, mais il me reste quelques traditions de notre vieille... j’ose à peine dire bourgeoisie, parce qu’en anglais, «it sounds horrible». Je ne suis pas «peuple», et je le regrette, puisque vous méprisez surtout la classe intermédiaire dont je fais partie; nous aurions tout l’avenir pour traiter le problème social; mais si, entre vous et moi, il y a de l’infranchissable pour Votre Seigneurie, il en est aussi, de l’infranchissable, entre boulanger et boulangère qui ne s’aiment pas. Méditez, Cynthia. L’œuvre de la vie devient un drame aussi poignant que la création d’une œuvre d’art, dans les temps où nous sommes, pour ceux qui n’acceptent l’héritage paternel que sous bénéfice d’inventaire et sont tout prêts à rejeter le joug. Nous voici engagés dans une même impasse. Qu’un dernier préjugé ne nous empêche donc pas de nous allier pour les tâches de demain. Il y aurait tellement à créer, nous entrons dans des temps nouveaux; depuis que j’ai vécu à l’étranger, depuis la terrible Affaire, je sens qu’un abcès se forme partout: qui donc donnera le coup de bistouri? Mais vous riez: Il s’agit bien de cela!... Pourquoi m’auriez-vous été si bonne et donné tant d’illusions?

La Religion? Voyons, ma chère, vous n’en avez pas! Il est pénible de vous voir chez vous à l’heure de l’office, quand vos sœurs sortent avec leurs gros livres de prières; oui, oui, Cynthia vous êtes une anarchiste déguisée, une suffragette honteuse, il ne vous manque que d’oser. Osons ensemble. Allons ailleurs. D’abord, viendrez-vous cet été à Longreuil? J’attends ici, de vous, une lettre ou un télégramme. Je préfèrerais la lire plutôt que d’entendre la réponse, et surtout, surtout que je ne voie pas vos yeux verts de Dame de la Mer...

Moi, je ne serais heureux qu’avec vous. Je nous verrais, nous deux, un ménage très agréable, un peu singulier; il y en a tant en Angleterre, que ce n’est pas cela qui vous effraierait. La chose serait possible. Mon pauvre petit James! Puisqu’il n’est point de vous, vous en seriez moins honteuse, s’il n’avait pas de génie, ma chère. Quant à moi, je lui souhaite de n’en point avoir! Une bonne moyenne, cela suffit.

Selon votre réponse, je serai à mon studio jusqu’à samedi, car je ne puis prolonger, à cause du week-end.»

La semaine s’écoula, des semaines s’écoulèrent, sans réponse de Cynthia.

Georges était à Longreuil pendant l’été 19... et allait relouer le manoir à des Américains. Un matin, comme il faisait réparer la barrière sur la route, une dame dont une ombrelle grise cachait le visage, s’approcha de lui. Cynthia était venue pour un mois, avec ses pastels, avant de se rendre à Naples où l’attendait la Scandinave, dont Aymeris n’avait plus entendu parler.

Cynthia lui dit:—J’ai pensé que ce serait charmant de nous revoir. Mes sœurs voyagent, Celia est avec ma mère, en Ecosse. Je suis à l’hôtel du village, comme il ne serait pas convenable d’habiter au manoir; M. Haupas l’aubergiste me traite très bien.

Georges fit venir ses tantes pour «rendre convenables» au moins les repas et les soirées que Mme Merrymore passerait chez lui.

Ces demoiselles, très vieillies, un peu radoteuses, reprirent leurs fauteuils, leurs tricots sous l’abat-jour de porcelaine; ces épaves devenaient chères à mon ami, quand j’allai le voir.

Georges me fit amener en automobile par l’inévitable Darius Marcellot, qui faillit nous tuer sur la route. J’ignore ce que le manoir de Longreuil avait été, du temps de M. et Mme Aymeris, mais Marcellot poussa des exclamations en visitant les chambres que Georges—ou ses locataires?—avaient redécorées au grand mécontentement des tantes; et celles-ci ne trouvèrent à leur goût que les anciennes lampes Carcel et quelques meubles en velours d’Utrecht—du moins quand elles relevaient les voiles des Indes dont les sièges étaient recouverts en manière de housses. Des bibelots de Passy et de Londres, ornaient le manoir comme si Georges eût l’intention de s’y fixer, et les lambris, qui jadis imitaient le chêne, avaient reçu un hâtif badigeon bleu, jaune, vert ou vermillon, parfaitement gai. Nous fûmes servis par des gars du bourg, et Georges engagea un cuisinier polonais, qui sortait de la prison de Lisieux.

Mlles Aymeris me comblèrent de prévenances; que le lecteur sache maintenant qu’elles m’avaient plusieurs fois envoyé à Londres, Georges n’avait jamais su que je fusse leur ambassadeur; je m’étais prudemment effacé.

Mrs Merrymore me parut délicieuse, mais plus très jeune, et je conseillai à Georges d’entretenir avec elle des relations de bons camarades, mais de ne point se fiancer. Elle se tenait exactement au courant de ce qu’il advenait à James, chez Mrs Watkins, mais elle n’avait pas demandé à le voir. Mrs Merrymore, par son indifférence, ravivait la tendresse du père pour James. Je compris que l’existence de James empêcherait de s’accomplir un malheur de plus: le mariage absurde de Georges et de Cynthia.

Georges et Mrs Merrymore étaient assez indépendants et assez âgés pour vivre en artistes, et avoir un commerce dont le plaisir ne créât pas de l’irréparable en cessant.

Je ne saurais dire ma surprise après deux semaines, de me sentir si bien à Longreuil, jusqu’à désirer que ma visite ne prît plus fin; or nous étions pourtant en pleine folie, et chaque heure semblait à Georges devoir être la dernière qui pût nous réunir chez lui, tant les conversations, à table et dans le salon ou le jardin, menaçaient de tourner au tragique, avec ses tantes, avec Cynthia, avec Darius.

Eût-il voulu prouver à Mrs Merrymore qu’une Anglaise, comme elle, ne doit, ne peut pas se marier chez nous, Georges ne s’y fût pas pris plus dextrement.

D’une part, Mlles Aymeris, malgré leurs efforts d’amabilité pour l’étrangère,—dont elles subissaient le charme—radotaient sur «l’Affaire», voulaient convaincre Cynthia que l’Angleterre serait, comme la France, dévorée par les Juifs; mais Darius, maintenant rédacteur en chef d’un journal dreyfusiste de province, était marchand de tableaux néo-impressionnistes à Dresde, il excitait Georges à faire de «l’avant-garde» et à quitter l’Angleterre pour l’Allemagne, où «se dessinait un bel avenir pour les artistes français». La fabrique d’automobiles, «Essor», avait des correspondants en Bavière, en Saxe, et bientôt, de Creil, se transporterait en Poméranie. La voiture préférée du Kaiser était de la marque Essor.

Darius suivit les courses de Deauville. Il portait maintenant des cols rabattus à l’allemande, il était gras, son gilet 1830 avait cédé à certain tricot à brandebourgs orange, et ses culottes courtes bouffaient sur des jambes que moulaient des bas verts à raies blanches.

Si Mlles Aymeris ouvraient la porte du salon, elles reculaient d’horreur: Darius, la poitrine découverte et montrant des poils roux, ronflait sur la chaise longue d’Alice Aymeris; il était pieds nus, deux espadrilles traînaient à terre. Lili et Caro répétaient en duo:—Nous brûlerons du sucre dans la maison de notre frère, dès que ce bohème sera parti.

Nous faisions des lectures à haute voix; Darius avait apporté du Rimbaud, du Laforgue qu’il déclamait.

Mme Merrymore traduisait de l’allemand, lisait aux tantes du Chateaubriand, pour éviter les escarmouches à propos de Dreyfus. Tout allait bien quand, un jour, elles annoncèrent qu’elles partiraient le lendemain; on signalait des cambriolages dans la région et Georges me dit que ces demoiselles lui avaient fait une scène, sa citerne n’ayant pas été vidée après qu’un rat s’y fut noyé. Il fallut les retenir; on vida la citerne, on filtra l’eau, et on leur promit que Darius serait rappelé en Allemagne. Une bonne les servit à part dans leur chambre. Huit jours après, elles prenaient le chemin de fer. Cynthia n’accepta donc plus nos invitations à dîner, par réserve; Darius amena ses deux maîtresses, qui logèrent à l’auberge avec Cynthia, et les trois dames firent ensemble du paysage très extravagant. Si M. et Mme Aymeris avaient pu revenir à Longreuil! C’était de plus en plus «la démence».

Mrs Merrymore me dit:—Nous avons aussi à Londres des artistes et des bohèmes, ils m’amusent, mais je ne les reçois pas chez moi: ce que nous apprécions en votre pays, c’est que nous nous y permettons tout ce qui nous est défendu chez nous, même de la peinture un peu bizarre.

—Oui, je sais ce que les étrangers apprécient en France; or nous avons autre chose que des bouffons et des irréguliers, lui assurai-je, si nous ne faisons parade que de ceux-ci. Et j’exaltai les vertus de la vieille et saine bourgeoisie. Cynthia me demanda si ces deux filles Aymeris étaient un exemple que je lui donnerais de notre «classe sociale». Elle ajouta:—Votre bourgeoisie est, avec l’italienne, ce qu’il y a de plus «dull» ici-bas; étant très attachée à M. Aymeris, je me suis proposé, comme un devoir de mon affection, de le faire voyager: il ne faut pas qu’il se laisse ressaisir par des habitudes qui étoufferaient son «génie».

Songeait-elle aussi au mariage?

Mrs Merrymore n’avait pu, pendant son séjour à Longreuil et malgré l’air détaché qu’elle affectait devant nous, feindre tant, que je ne la jugeasse éprise de Georges.

Quelques semaines auparavant, lors d’une promenade avec les demoiselles Aymeris, comme Georges, las, voulait rentrer, au bout d’un kilomètre de marche, Cynthia avait pris son bras et s’y était appuyée plus que de nécessaire. Je m’étais prévalu de ses conseils hygiéniques, pour lui insinuer qu’une femme légitime, seule, réglerait l’existence de Georges Aymeris. Lili et Caro applaudirent, si elles poussèrent quelques soupirs. Mrs Merrymore était silencieuse, je lui demandai quelle était la cause de sa tristesse. Elle prononça comme un axiome, après un de ses «Oh!» effarouchés:

—Monsieur, un artiste ne devrait jamais se marier! Un grand artiste surtout, n’appartient qu’à lui-même, son œuvre lui suffit. Aucune femme intelligente n’oserait s’imposer à lui, et peut-on se renoncer?

J’avais cité des épouses admirables, Mme Michelet, Mme Renan, Mme Fantin-Latour.

J’ignorais alors les lettres d’Aymeris à Mrs Merrymore et l’orgueil nobiliaire de notre gentille camarade.

Devenue presque rose, elle avait dit à Georges:

—Monsieur Aymeris détruirait-il un de ses tableaux, parce que sa femme, pour un motif grave, exigerait ce sacrifice?

Et Georges avait presque rompu sa canne sur un tronc de hêtre:

—Dites? ce serait assez stupide, assez idiot cela!—s’était-il écrié.

Et Cynthia avait repris:—Donc, votre œuvre avant votre femme!... Je vous préfère ainsi, les grands artistes ne peuvent et ne doivent pas être modestes. Une femme peut avoir des raisons morales restrictives... Un grand artiste n’en a pas plus que les amants sublimes. Donc...

Les tantes se regardèrent, Caro fit remarquer une troupe d’oies qui couraient dans la ferme, et sortit pour les mieux voir; moyen de diversion à ce scandaleux dialogue. Tout de même, j’insinuai que Dante Gabriel Rossetti, par amour pour sa femme, avait enterré ses manuscrits avec elle; et sans que j’achevasse, Georges corrigea:—Rossetti, après exhumation de ses poèmes, les a publiés. C’est, d’ailleurs, une toute autre affaire!... Mais non! je suis trop sincère pour ne pas confesser que pour personne au monde, je ne renoncerais à mon œuvre; je le répète, la femme d’un artiste peut n’être pas «stupide», et s’effacer devant son mari; mais diable! que diable!... cela dépend de ce qu’est son mari...

Et Georges avait eu un accent d’orgueil, de satisfaction de soi-même, dont je ne le croyais plus susceptible; Mrs Merrymore sourit: «O dear, o dear!», avec son petit gloussement habituel, et elle avait affecté d’admirer un nuage mauve sur le soleil couchant, dont elle eût, un autre jour, dit qu’il n’était guère pictural, et même «un peu commun».

Nous étions rentrés au manoir, en causant d’esthétique sans conviction aucune; Georges tâchait de redresser sa canne, qu’il avait courbée en frappant un arbre dans sa colère—et, le soir, je l’avais entendu qui pleurait dans sa chambre. Le lendemain, il se plaignit d’avoir mal dormi et me parla des femmes qui, comme tant d’hommes, trouvent leur châtiment dans leur orgueil; mais lui s’en croyait totalement dépourvu, à cette heure du désir, où il eût accepté toutes les compromissions.

Septembre fut sec et chaud. Darius, après la saison de Deauville, laissa derrière lui sa plus grande «Essor», retourna en Allemagne, et, avec Cynthia, nous visitâmes Caen, les châteaux de la Basse-Normandie, le Mont Saint-Michel. Georges brossa, d’après une fille de ferme, des nus qui scandalisèrent les domestiques; il prépara sa série de «l’Enfer de Londres».

Nous revînmes tous ensemble à Paris, Mrs Merrymore fila vers l’Italie.

Aymeris agrandit et transforma son pavillon de Passy, tout en logeant encore à l’hôtel Continental où il passa plusieurs mois d’hiver. Il me fut impossible de connaître le point où il en était de ses projets matrimoniaux. Mais il bâtissait!

A Paris, on l’appela «l’Anglais»:—Vous êtes revenu? disait-on. Nous croyions que vous nous méprisiez. Londres a donc pour vous des attractions extraordinaires? Ah! le mâtin!... Et les femmes?

Ces plaisanteries allaient de nouveau l’atteindre en plein cœur. N’eût-il été engagé par la promesse qu’il avait faite, l’an passé, au Directeur de l’Académie de Montparnasse, il abandonnerait tout. Mrs Merrymore vint lui tenir compagnie. Elle fréquenta la classe d’élèves en lui faisant jurer que personne n’en saurait rien, chez elle. Il n’y avait guère parmi ceux-ci que des étrangers; les Allemandes, les Hongroises, les Russes étaient les plus nombreuses. Plusieurs voisines quittèrent Chelsea et s’établirent à Paris, pour recevoir les corrections qu’Aymeris administrait, le pinceau à la main, souvent peignant sur une mauvaise étude de débutant toute une figure.

C’était, selon lui, le seul moyen de leur enseigner la technique; il institua des visites au Musée du Louvre, car il avait, comme Vinton-Dufour, cette conviction: on n’apprend qu’en regardant les œuvres des maîtres, le travail d’après le modèle nu, à l’atelier, n’est qu’un exercice. Mais se souciait-on encore de peindre?...

Dans cette Académie, autant que parmi les anciens camarades qu’il retrouvait, Aymeris dut bientôt reconnaître que Paris avait, depuis 1895, été balayé par le vent d’une sorte de cyclone, et que ses tantes étaient à peine plus aigries que tous ceux auxquels il parlait.

Mrs Merrymore, elle-même, était effrayée par les haines, qui ne se dissimulaient plus; le talent des artistes était jugé d’après leurs tendances politiques et sociales, dans un tohu-bohu de théories, de vagues aspirations humanitaires, libertaires, «intellectuelles», où se perdaient Charles Morice, le critique du Mercure de France, et ce Jean Dolent, l’apôtre de Belleville, dont elle avait fait la connaissance jadis, chez Carrière. De jeunes et de vieux universitaires distillaient de l’esthétique sentimentale, autour d’Anatole France; ils combinaient tant bien que mal des théories sur Carrière et Cézanne, et donnaient la becquée à des enfants prodiges du «Salon des Indépendants», les lumières de la Société Future, ces génies à la fois «individuels et anonymes, comme les constructeurs de cathédrales», artisans et artistes au front lourd de pensées, parmi lesquels les journalistes d’avant-garde berlinois choisissaient, chaque printemps, les plus vraisemblablement propres à établir la fortune des marchands de tableaux et les canons de la Beauté.

Darius, associé d’un certain Homberg, dit à Aymeris:—Il faudra que je jette un coup d’œil sur tes types de l’Académie Scarpi. Il doit y en avoir qui ont quelque don et qu’on pourrait diriger selon le goût de mes clients. Tu comprends, le coup des impressionnistes est à recommencer. Epuisé, l’impressionnisme! Un marchand ne peut vivre, à moins qu’il n’achète à très bas prix les chefs-d’œuvre de demain, qu’il revendra très cher. Si tu venais avec moi en Allemagne, tu comprendrais qu’un chef-d’œuvre, ça se fait comme l’on veut, quand on est commerçant! En Allemagne, nous avons les critiques à notre solde. Nous détruisons le système des grands Salons, nous faisons de petites expositions «d’un seul artiste»—quelquefois, consistant en pages de croquis—et nous commandons des articles dithyrambiques à des poètes, des auteurs célèbres..., nous les emballons; ça coûte lourd, mais ça rapporte. C’est ma nouvelle passion, après les courses, et c’est plus sûr que mes martingales. Nous supprimons toutes les banalités, nous faisons sortir de terre des génies: il n’y a plus que le génie qui paie. Et Darius qui était ingénu «comme une vache bretonne»—avait dit de lui Huysmans—ajouta:—Depuis qu’on n’imite plus la nature et qu’on ne veut plus «faire ressemblant», c’est épatant ce que nous faisons peindre à nos pensionnés. Nous les bourrons de littérature.

Darius ne voyait dans cette renaissance d’Art, qu’une spéculation, comme dans les automobiles; mais, extrêmement intéressé lui-même dans l’incroyable vitalité des «Indépendants», achetant pour son plaisir des toiles dont la verdeur l’enchantait, Georges prévit avec une mélancolie partagée par Mrs Merrymore et moi-même, la déroute des esprits mi-cultivés, une croissante insincérité dans les œuvres.

J’étais allé, un jour de correction, chez Scarpi, surprendre Aymeris sous sa blouse de professeur, comme il m’avait engagé à juger par moi-même des extravagances que ses Russes et ses Hongroises élucubraient, d’un lundi à un samedi.

—Ce n’est pas de la technique, qu’elles veulent, c’est de l’esthétique! m’avait dit Aymeris. Qu’est-ce que ces mazettes appellent esthétique? Qu’elles aillent à des conférences de Charles Morice! Elles ne savent même pas construire un bonhomme, et elles parlent de «volumes», de rythme, de style et de leur «vision psychique»! Je t’en montrerai une, qui vient à l’atelier pour faire un album de phallus «déformés» selon sa vision psychique..., la bougresse cachait ses ordures, mais notre massière a chipé l’album;—C’est grand, m’a-t-elle dit, comme du Michel-Ange que Rodin et un Japonais auraient stylisé!

La monomane finlandaise était absente, lors de ma visite, mais je pus jouir de ce spectacle: Aymeris corrigeant une fraülein von Schmutzig, jolie et fine blonde qui avait, par touches verticales, peint en vert et bleu, une figure d’ondine, d’après une Napolitaine grosse à pleine ceinture et couleur de cire à parquet.

Aymeris s’excitait:—Voyons, fraülein! Vous me parlez de Cézanne et de votre vision personnelle..., mais votre étude ressemble à de l’Aman-Jean, copié par une élève de Lévy-Dhurmer!

Fraülein von Schmutzig grogna:—Je ne connais pas ces noms-là. Je suis sincère, j’ai ma vision personnelle...

—Mademoiselle, si telle est votre vision, au moins construisez!

—Je vois la nature en longueur, bleue et verte.

—Très bien, mais construisez, faites des «volumes» qui se tiennent! Allons! passez-moi votre palette et vos pinceaux, je vais démontrer qu’on peut construire, même en bleu et en vert! Nous voyons tous de même, si nous rendons, recréons différemment.

—Monsieur! Ne touchez pas! Je veux être personnelle!

Les autres élèves riaient. La massière pria fraülein von Schmutzig de laisser le «patron» donner sa correction au pinceau, sur la toile verte et bleue.

Et Aymeris, assis à terre, exécuta dans la technique «à touches verticales» de l’Allemande, une grosse Napolitaine, bleue et verte, un vrai Schmutzig; et cela à la grande joie des élèves. Aymeris s’appliquait. On faisait le silence. Tout à coup, un tabouret roula par terre, il y eut un cri étouffé. Fraülein von Schmutzig pleurait.

—Chè ne feux pas de la degnique! Chè fiens à Paris pour faire de l’esdédigue! Es ist aber zu!... murmura-t-elle, et elle se trouva mal. On l’emporta dans le vestiaire, quelqu’un alla chercher un fiacre qui reconduisit chez elle l’émotive fraülein von Schmutzig.

M. Scarpi vint dire à Aymeris, quand midi fut sonné, et l’atelier vide:—Mon cher maître, cette demoiselle est recommandée par S. E. Monsieur l’Ambassadeur allemand. Vous ne savez pas le tort que vous nous causez... il faudra que vous fassiez vos excuses, ou je suis ruiné. Nous ne vivons plus que par l’Allemagne!

Georges reçut à propos de l’évanouissement de fraülein von Schmutzig, des lettres indignées de gros personnages politiques et de gens du monde; le prince Radolin lui fit demander un rendez-vous, par l’entremise d’un inspecteur des Beaux-Arts. Mon ami refusa le dîner à l’Ambassade, où le prince l’avait invité, avec le Professeur Liebermann, de Berlin, et herr Doctor von Bode.

En sortant de l’Académie Scarpi, Georges rôdant par son ancien quartier du Montparnasse, s’arrêta chez la concierge de Rosemary dont le logement venait d’être pris par deux Allemandes. Mme Bard lui dit:—Vous avez voyagé, Monsieur Aymeris? Où donc qu’elle est partie, la petite dame? Ça a bien changé, par ici, depuis qu’on ne vous a vus! Votre atelier est loué à des Danois, vous ne pourriez pas manger dans une crémerie où qu’il n’y aurait pas des étrangers... ce n’est plus du bon monde comme vous!

Il déjeuna avenue du Maine, au restaurant de Rosemary; sur les murs, des «Sécessionistes» avaient peint un Gambrinus munichois, nu et couvert de pampres, qui lançait des pintes de bière dans le treillis d’un bosquet de vignes; aux petites tables du café, des étudiants et des étudiantes à cheveux filasse regardaient avec colère un Français, inconnu d’eux, et qui entrait sans façon dans «leur club».

Ces hordes barbares devenaient bien envahissantes; tout Paris semblait à Aymeris aussi cosmopolite que l’hôtel de la Princesse Peglioso.

Si j’étudiais l’époque, au lieu de faire revivre la figure d’un homme, il y aurait lieu à ce début du XXe siècle, de consacrer plusieurs chapitres à l’Aymeris de 1900 à 1905, toujours entre Paris et Londres.

Mrs Merrymore l’avertit que, bientôt, il n’allait décidément plus appartenir ni à l’un ni à l’autre pays. Or n’était-ce pas elle qui, en ce moment même, arrachait à Aymeris ses dernières armes?

L’amour rejetait Georges Aymeris hors de la terre où il aurait dû se développer. Vinton-Dufour avait été pour lui le bel exemple d’un artiste qui naît, grandit, fait sa tâche et meurt dans le cercle étroit dont sa sagesse se contenta. Georges n’avait plus qu’ironie pour Vinton.

Comme sa correspondance le prouve, il fut conscient de ce que doit être l’hygiène morale d’un peintre; mais, trop sensible, il restait un douloureux solitaire dans la foule, mal soutenu par le suprême orgueil de l’artiste que n’atteint pas le bruit de la rue. Et la curiosité, l’appétit du nouveau, son goût de l’activité luttaient en lui contre sa retenue atavique.

Il était, en effet, contaminé.

Pourtant il nous disait:—Défends-toi, fais de toi le centre du monde!—Et nous éclations de rire. Une femme était toujours, pour Georges Aymeris, le centre de son univers.

Nous dînions souvent ensemble au restaurant italien, avec Mrs Merrymore qui, presque toujours, suivait Aymeris dans ses déplacements.

Darius Marcellot partageait parfois notre «minestrone» à la milanaise; nous passions ensuite une heure, à quelque représentation du cirque ou du music-hall, ou remontions à pied les Champs-Elysées, s’il faisait doux. La conversation était plutôt difficile, car Aymeris devenait irritable, même avec Cynthia.

—Je n’y comprends rien!—fit-il devant moi, comme elle voulait le convaincre que les universitaires qu’elle rencontrait chez Metchnikoff, et chez M. et Mme Curie, seuls comptaient en France:

—Vous voici replongée dans les U. P. de Daniel Halévy, je n’y comprends rien! A Londres, vous vanteriez-vous des opinions que vous professez ici? Paris est donc le laboratoire où les étrangers préparent leurs bouillons de culture? Vous venez à nous, comme les femmes curieuses allaient jadis en domino au bal de l’Opéra. Vous, Cynthia, dans votre île, quoique en lutte avec votre «Gens», vous êtes aussi conservatrice qu’elle, et ici, vous êtes socialiste, antimilitariste; chez vous, vous vous êtes passionnée pour la guerre du Transvaal, comme pour notre «Revanche» ce Déroulède, dont vous riez tant! Je ne comprends pas qu’un être tout en nuances se baigne si volontiers dans le gros vin de nos démocrates universitaires.

Darius, grand adversaire de Remy de Gourmont, nous rappela cette phrase d’un «Epilogue» sur la statue de Renan qu’on venait d’inaugurer: «La vie va devenir de plus en plus dure pour les hommes qui ont des nuances dans l’intelligence.»

—Comment, «Mistress»—dit-il—vous marchez encore pour les universités populaires, la Science, le Progrès, la Réalisation de la Société moderne? Vous êtes toute conquise à l’«Idée»? Notre ami m’avait dit que vous étiez une «aristocrate»! Comme c’est bien cela, Mistress Merrymore! Je ne connais pas l’Angleterre, d’ailleurs! Vous devez être une exception, Mistress! Oh! Nous autres, n’est-ce pas, nous sommes tout à l’Allemagne, dans le monde intellectuel. Il y a tant à faire de ce côté-là! La question sociale se réglera à Berlin. Impérialisme, socialisme, art, tout viendra de la Kultur allemande.

Georges faisait taire Marcellot, ayant suivi les avatars de l’ancien fidèle des courses, qui avait voulu se présenter au Jockey Club et être le père d’un Surhomme.

—Tout est pour vous de la littérature—s’écria-t-il,—peinture, science, politique! Il n’est pas un mot dont vous ne corrompiez le sens. Chez Scarpi, entre les néo-impressionnistes, les Cézannisants et les Carriérisants, j’entends des propos insanes, des phrases de petites revues, on jongle avec les «synthèses plastiques», «l’élément naturel», «l’équilibre», les «reconstructions synthétiques», la «liberté de la nature», la «Piété humaine». Et le Sentiment, oh! le Sentiment! Et les natures mortes de Cézanne ont la «pesanteur des grands sauriens», Cézanne, notre cher Cézanne «arrache la vie à ses racines»... Nos sots me font l’effet d’accoucheurs de l’Infini, de chirurgiens de la métaphysique! Pendant ce temps-là, le sentiment ingénu d’un Corot, d’un Tourguenev, disparaît dans l’océan du gongorisme, et jamais on n’a plus mal écrit, ni plus mal peint. Combien M. Renan serait malheureux aujourd’hui quand, comme le dit Gourmont,—pardon, Darius!—«le peuple qui pense», doit s’instruire à l’école d’Anatole France, de Carrière et de ce terrible aristocrate: Cézanne!

Mais retournons à la correspondance d’Aymeris, à ces lettres adressées à Mrs Merrymore, qui l’avait depuis six mois quitté.

1914.

«Chère Cynthia,

«Ne parlons plus de mariage. Hélas! vous m’avez habitué à votre chère atmosphère d’affection; elle est indispensable à celui qui, à l’âge où la retraite a déjà sonné pour beaucoup, veut partir et courir à travers champs après les papillons qu’il n’a pas pris dans son enfance. Comme un pantin sorti d’une boîte ancienne, où il avait dormi pendant des ans et des ans, votre main m’a remis en action. Je commence à peine de vivre—par vous. On apprend donc à vivre après quarante ans? Tout est neuf pour moi, par vous, j’ai la candeur d’un débutant... enfin, si vous me connaissez mieux que personne, passez sur mes ridicules, pour vous à qui une famille Aymeris doit paraître un objet de collection, «monsters»—as you say.

Ne me lâchez plus! Sans vous ce serait la dégringolade.

Je ne respire bien qu’auprès de vous. Revenez ici, dans ce Paris que vous aimez plus que je ne l’aime. Faites-le-moi comprendre. Je ne vous importunerai plus de prières impuissantes contre votre détermination. Cependant! Il faudra que je renonce, un jour prochain, à cette position absurde de colosse de Rhodes, un pied sur chaque rive du détroit. Déjà, à Londres, mes confrères s’inquiétaient de m’y voir prendre racine. Prendre racine? Cet espoir n’est plus pour moi. Avec vous, je m’habituerais à Paris. Merci de m’avoir attiré chez vous—mais je m’y sens un «outcast», un paria. Revenez, revenez! Je ne crois pas aux vies manquées. J’ai mon lot, et pourquoi me plaindrais-je, puisque j’aurai connu une amie telle que vous? Ma maison est agréable, il n’y manque que vous. L’Académie Scarpi m’intéresse comme un pépiniériste sa pépinière. J’y reste en contact avec ceux qui sont l’avenir; je prends un plaisir âpre à me voir déboulonner. Vous reconnaissez vous-même que c’est à Paris qu’on se sent le plus vivre; nos amis du New English Art Club sont tout aussi méprisants que nos jeunes «génies», et ils ne sont que des succédanés bien pâlots... venez, venez, votre conversation me manque...

Yours sincerely.

G. A.

«P.-S.—Puisque vous ne voulez pas encore connaître James, envoyez quelqu’un de sûr a Windsor, faites-moi tenir des nouvelles du petit.—Expédiez-moi ses cahiers d’écriture.»

Autre lettre.

(Jour de Pâques.)

«... C’est le jour de Pâques. Soyez indulgente, si je n’ai pas été vous rejoindre à Bandham. C’eût été délicieux, cette semaine de fêtes avec nos amis, les enfants en vacances, des randonnées en automobile; et vous, là, pour la causerie dans le parc, après le thé au fumoir (puisque vous vous obstinez aux cigares, homme manqué, chère amie). Cette matinée est douce comme celles des bords de la Tamise, sans un souffle d’air. Les feuilles d’un vert plus tendre que celui de Cézanne (je soutiens, contre vous, qu’elles sont faites de vert Véronèse); les pointes de lilas, les dômes blancs d’arbres fruitiers, les cinéraires bleus et les tulipes jaunes, se retrempant dans la fraîcheur de la nuit. Le silence de la rue est comme d’un dimanche à Slough. Paris, vide. Ne croyez pas que je joue au Faust... mais je me promènerai tantôt sur les remparts, nos «fortifs», du côté des courses d’Auteuil. Le pensionnat dans la maison voisine, est muet, vos jeunes compatriotes sont parties pour leur dear old England; fussent-elles ici, leurs hymnes du dimanche, venant au travers du jardin jusqu’à moi, me donneraient l’illusion que je suis le docteur Faust lui-même dans son cabinet, moins la barbe blanche. Pâques, Pâques! «Christ est ressuscité! Heureuse l’âme aimante qui supporte l’épreuve des tourments et des injures avec une humble pitié!» Recommençons. Il n’y a même pas un piano dans le voisinage, qui agite l’air alourdi, ce matin, du coton sur nos têtes, en denses flocons, comme ce jour de régates à Henley, où nous nous endormîmes dans le canot, à l’indignation de nos hôtes.

Je suis seul, comme Faust, quand il va se vendre à Mephisto.

La maison est tout à fait prête, Madame. Qu’une femme y vienne, il n’y manque que vous. Je n’ai pas encore tout essayé! Recommençons! J’ai quatre toiles au Salon, puisqu’il fallait faire acte de présence. J’ose à peine vous le dire, mais c’est encore un coup d’épée dans l’eau. J’ai parcouru les journaux au lendemain du vernissage, par acquit de conscience. Des choses m’arrivent, à peine croyables! Le vieux critique, ami de Beaudemont, celui-là qui a craché, il y a vingt ans, ses premières insultes, fait semblant de me croire mort... Georges Aymeris serait un nouvel artiste, du même nom que moi.

J’avais invité Emmanuel à déjeuner, il est de passage ici, je serai seul, car il a quelque engagement ailleurs. J’irai donc à Saint-Germain, me perdre dans la foule, puis je reviendrai «devant la porte de la ville», aux fortifs, faire le Faust, un peu avant le coucher du soleil, à moins qu’il ne pleuve. Voici des raies bleues dans le coton gris du ciel.

Je ne pense qu’à vous...»

Autre lettre à Cynthia.

«... Cette journée de Pâques a tourné au rebours de mes prévisions. De Saint-Germain, où je n’ai pas déjeuné, je me suis fait conduire un peu au hasard dans la forêt de Marly. En montant jusqu’à l’abreuvoir, l’église à mi-côte; et ce fut, soudain, comme un coup de baguette magique. La belle ordonnance de cette façade à colonnes, je ne sais quoi dans le gris sale, mais si fin, me fit penser à l’Italie, que je connais très peu. Plus haut, derrière l’abreuvoir, je regrettai d’être venu sans ma boîte et un panneau; le peu qui reste de cette architecture majestueuse, l’eau où se reflétait un ciel bleu pâle, une maison blanche, les arbres; une analogie singulière, plutôt une association d’idées, je ne sais quoi! Et je me crus à Mantoue, sur les bords de l’étang du palais des Gonzague.

Moins que l’heure, le jour, la saison, les lieux m’importent; il n’en est pas où l’on ne puisse s’exalter, en avril, et je ne vous fatiguerai plus de mes jérémiades. Je regrette moins, aujourd’hui, de n’être pas en Vénétie, où je voulais vous emmener, et me demande même si ce n’est pas un snobisme, cette religion de la terre italienne. Avril est trompeur, méfiez-vous d’avril, car il embellit toutes choses.

Je me suis, dès les portes de la ville, senti renaître. Ce n’était qu’une neige d’arbres fruitiers, je ne m’étais jamais avisé que Paris eût une telle ceinture; les pétales blancs voltigeaient dans l’air. Claude Monet et Sisley ne sont pas de très grands artistes, mais il leur suffit d’avoir été les premiers à sentir et à faire revivre cette pauvrette beauté.

... Ce que devait, il y a cent ans, être cette banlieue!... Mais c’est quelque chose d’autre qu’il faudra faire demain: retrouver le grand style, organiser, synthétiser, non pas en paroles, mais malgré soi, spontanément.

A Versailles, j’ai fait visite à mon vieux X..., le peintre espagnol, il m’a dit:

—La peinture à l’huile est un art périmé. On n’en fera plus, on ne saura plus la faire. Il y aura autre chose...

X... habite Versailles toute l’année maintenant. A 70 ans, il construit un atelier où il compte bien encore faire des œuvres. Comme nous admirions ensemble la façade du château, qu’il connaît aussi bien que M. de Nolhac et que Lobre, il me disait qu’à son âge, il ne faut plus se préoccuper de ceux qui vous suivent, mais que le bonheur est dans la pratique du culte dans lequel on est né. Il prévoit un bouleversement dans l’art, comme dans l’ordre social; mais ayant vécu soixante et dix ans, il tient à l’«ancien», et lit des mémoires du grand siècle dans les parterres de Le Nôtre. Moi, qui me sens plus jeune qu’à vingt, je souffre de ce double attrait du passé et de l’avenir, je voudrais pouvoir jeter un pont où accompagner, comme sur l’arc-en-ciel à la fin du Rheingold, les jeunes héros dans leur nouvelle demeure; et ne pas les suivre en boiteux, comme Mime, malgré mon «limp» (qui va mieux grâce à votre masseur).

Mes élèves ne comprennent pas que je suis avec eux. Alors, je vais causer avec le vieux X..., à Versailles, puisque je ne vous ai plus en ce moment, et je reviens plein d’inquiétude et me demandant si je ne suis pas très bête de me «tracasser» comme je le fais.

...A mon âge, ce sont des bains de Jouvence, ces après-midi de Pâques à la mi-avril...

Et la rentrée, vers le soir, se fit dans la sérénité, une lumière élyséenne où, comme en Angleterre, les visages orangés, les vêtements, tout se fond dans une vapeur d’aube où rien n’a encore eu le temps de se couvrir de poussière.

P.-S.—Je m’aperçois que je ne vous ai pas dit ce que je voulais. C’est à propos de James que j’avais le dessein de vous écrire. Faites un grand effort: voyez-le. Dites-moi ce que vous en pensez. J’ai de grands projets. Vous les trouverez subversifs.»

Autre lettre, même semaine.

«...Je prends ici plaisir non sans mélancolie, car, chez moi, je revis une longue phase de mon existence, mon enfance, ma jeunesse. Je dois encore être pour vous un homme plein de mystères; mes biographes, si jamais j’en ai, auront maille a partir avec mon œuvre et mon «éthique». Je m’explique ici. Paris me rappelle bien les circonstances que «j’ai subies». Laissez-moi vous écrire longuement; sinon, je me sentirais plus loin de vous; permettez-moi donc de faire, pour vous, un peu de mes mémoires. En me retrouvant avec des jeunes gens dans l’Académie Scarpi, je sens, comme à un siècle de distance, l’abîme qui sépare l’époque de mes études et celle-ci. L’humanité, si elle se transforme toute, comme les artistes se sont métamorphosés depuis vingt ans, Dieu alors où veut-il en venir?»

Georges Aymeris passe en revue, dans cette lettre de douze pages, ses années de lycéen, puis d’étudiant-peintre, l’hérédité de son père et de sa mère, tout ce que nous avons raconté au début de ce livre. Il juge le rôle des parents, dans la société bourgeoise, avec une sagacité que tempère à peine sa grande affection pour les siens.

«... J’aurais sans doute agi comme eux. Quand mon père, en mourant, m’a dit que notre seul bien c’est l’indépendance, songeait-il que nous n’en pouvons pas avoir, dans notre classe, avec les traditions qui pèsent sur nous? Ce bagage de «l’honnête homme», selon la formule de jadis, devient un impedimentum qui s’ajoute à l’héritage physiologique. Je me sens, malgré moi, traîner une laisse, elle se prend au détour des chemins par où je m’échapperais. Mais ce n’est point de moi qu’il s’agit désormais: c’est de mon fils. Tels pourraient me faire des reproches, et je m’en adresse parfois, de l’abandonner à l’aventure; or, mon dessein est de le délivrer, en partie, du premier faix qui m’accabla. Si je tiens à ce qu’il soit élevé en Angleterre, c’est à cause de l’indépendance qu’une éducation à l’étranger m’assurera pour cet enfant. Ces Watkins, d’après ce que vous me dites et ce que j’en ai pu savoir moi-même, sont des gens sans culture mais bons pour l’éducation physique,—cela est excellent pour l’enfance. Le gros problème sera l’instruction. Je ne voudrais pas que James allât, comme votre sœur me l’avait proposé, chez un Pasteur. La Bible des Protestants farcit les jeunes esprits d’une substance dont l’efficacité est trop certaine, et redoutable pour un Français; je ne le veux pas sans religion; catholique, il faut qu’il sache l’histoire de la sienne comme celle des autres religions, comme la mythologie. Mais, je prendrai parti quand je me serai fait une opinion sur ses facultés, ses goûts; m’est avis qu’une grande erreur, c’est d’élever les futurs citoyens du XXe siècle selon les principes de la classe bourgeoise de leur père, à moins qu’ils n’y marquent des dispositions spéciales.

Quand vous me disiez: L’avez-vous reconnu? Est-il un bâtard ou un fils légitime? Sera-t-il un gentleman?—Mais chère amie, vous exprimiez alors ce que vous ne pourriez pas penser sincèrement (à moins que vous ne soyez pas celle que j’ai cru que vous étiez). Est-on un «gentleman» parce que votre père en était un? J’ai des parents éloignés, mais de même «descent» que moi, même beaucoup plus qualifiés, par leur sang maternel, et qui, affligés de médiocrité intellectuelle, retombent bien bas. Votre cousin, le nouveau chef de famille, supposez-le dans une Angleterre démocratisée, où le majorat n’existât plus! Ne me disiez-vous pas que vous ne le fréquentiez plus, tant il était ordinaire? Vous le méprisez; le mépriseriez-vous, s’il était un agriculteur «successful», un marchand prospère, un grand «ship-broker»? Dans dix, dans quinze ans, où seront les «good manners»? L’apanage de quelques fossiles provinciaux, de vieilles filles... «spinsters» (les fileuses), selon votre jolie expression anglaise.

Aussi bien, comprenez donc que j’insiste tant pour que vous alliez voir mon fils, chez ces Watkins. J’attache la plus grande importance à cette question: Si James n’est pas doué, comme nous entendions ce mot, il faudra découvrir ses aptitudes; je lui donnerai un métier, oui, un simple métier manuel, puisqu’il aura l’avantage, si rare à notre époque, de n’avoir pas reçu ses premières impressions dans un monde dont je crois fermement la fin prochaine. Bientôt, ce sera un privilège, que d’avoir été un enfant de l’Assistance publique, dans ce monde haletant bouleversé, en désagrégation, et dont les cadres craquent avant qu’il ne se reforme. Il faudra trouver un moyen pour que l’enfant, qui sera l’homme du siècle prochain, ne souffre pas comme nous aurons souffert aujourd’hui. Si j’avais pu causer avec mon père! Nous avions besoin l’un de l’autre et nous ne nous le sommes jamais avoué, par orgueil ou prudence de sa part, par impéritie, par peur quant a moi! Il aurait pu m’être utile, s’il m’avait dit plus tôt ce qu’il me dit sur son lit de mort.

Au contraire, avec ma mère, j’ai beaucoup trop causé. Combien je l’ai aimée! Et c’est à elle que je dois pourtant Jessie, Lucia, Beaudemont, bien des malheurs... Rosemary, même. La chère maman avait son orgueil... d’une autre époque! Enfin, ma bonne amie, faites un examen de conscience, considérez votre vie, l’artiste que vous eussiez été, sans votre orgueil, si vous n’étiez plus revenue chez vous, après votre mariage si courageux... mais pardon, Cynthia, Lady Dorothy vous attendait près de la fenêtre d’où elle regarde encore les bateaux glisser sur la Tamise; et vous savez que j’ai cru que je me devais tout à ma mère: Donc je vous eusse approuvée. Mon ami X... se vante qu’avant un peintre, il se considère comme étant un père; moi, j’aurai, plus qu’un peintre, été un fils; jusqu’à... ne disons pas quel âge! Je fus toujours attaché à quelqu’un, ma bonne Cynthia! Mais vous? Les Anglais ne s’imposent pas de ces servitudes, d’enfant à parents, de parents à enfant; sinon, ils ne peupleraient pas vos colonies. Chez vous, les parents lâchent leurs enfants comme des oiseaux. Deviendrais-je maintenant un père, à la façon de mon ami X...? Peut-être... et c’est vous qui vous y opposez! Alors, alors, songez aux conséquences qu’implique ceci... Que voulez-vous faire de moi? Je ne vous comprends plus. Il est là-dessous une sorte d’hypocrisie... protestante... Vous lisez chaque soir quelques pages de la Bible, et n’avez pas tort, car il n’y a rien de plus beau. Le Seigneur ordonne, le Seigneur condamne; mais vous ne tremblez plus, impie! Vous lisez les Prophètes, les Rois, l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques, comme ces poèmes hindous ou persans qu’illustrent de miniatures les derniers adeptes du préraphaélitisme. Il en va ainsi de tous les gestes que l’on nous apprit et auxquels nous ajoutons «notre petite note personnelle». Oh! que je ne suis pas sans émotion, en vous écrivant ceci; et vous ne me direz jamais ce que Votre Grâce en pense...

P.-S.—A propos, connaissez-vous ce mot de Wilde? Comme il exprimait son admiration pour l’Evangile, à un ami, il réfléchit et fit cette restriction: C’est complet, sublime... pourtant il y manque quelque chose... Saint Jean aurait dû trahir Jésus...»

Deuxième dimanche après Pâques.

(Lettre à Cynthia)

«... Je crois que les élèves de l’Académie ne reviendront plus. Ils ont pris la clef des champs. La mode est aux berges de la Seine. A quoi sert ma présence, de quelle utilité leur suis-je? Je ne résisterais pas au désir d’aller vers vous, si je n’eusse accepté de peindre plusieurs «péchés capitaux» d’Amérique. La presse n’a plus aucune autorité. En dépit de son silence, on me sait être à Paris: téléphone; c’est une dame de Philadelphie, un monsieur de Francfort—et cætera—des invitations, l’ennui d’être repris par Paris. Je refuse toute sortie, le soir.

Les Américains me relancent. Qui l’eût dit? Mon cas est étrange: les gens du monde, les riches haïssent ma peinture, et pourtant mon nom les attire.

Toutes les «commandes» de l’Amérique donnerais-je pour, en votre compagnie, planter mon chevalet en plein air. L’existence du paysagiste m’a toujours paru la plus enviable. Un Corot a connu les joies du chasseur, du pêcheur à la ligne et du poète aux champs. Léon Maillac me racontait un certain retour de Bordeaux à Paris: dans le même wagon, Léon et Corot assis en face l’un de l’autre. Corot avait rusé—il était un paysan finaud—, et Léon décrivait la mine rose et fraîche du petit vieillard qui, malgré les cahots du train, dessinait sur des bouts de papier, une fuite de nymphes, un satyre sous les saules. L’heureux homme! Corot avait confessé à Maillac que ce qu’il aimait le mieux, c’était, après sa pipette, un verre de vin blanc, les saules de Ville-d’Avray... et la musique du divin Gluck. Je ne vous ai jamais dit cela, chère amie? A vous pour qui Corot, avec Cézanne... enfin, nous connaissons vos autels privilégiés.

Je suis bien ennuyé; vous ne me donnez pas sur James les renseignements que, vous seule, pourriez me fournir. Votre méfiance à l’endroit du fils de Rosemary est inexplicable et, je vous l’assure, pas tout à fait encourageante pour moi...

G. A.

Cynthia se sentait utile à Georges, elle prit le parti de venir à Paris quand il y était; et même, accompagnée d’une ou de plusieurs amies, elle l’entraîna en Italie. Georges, à cause de l’enfant, devait à intervalles réguliers, faire des séjours en Angleterre. Il allait bientôt être temps de mettre James au collège. Georges n’entendait plus parler de Rosemary. Il me demanda comme un service d’aller à Slough; je lui avais démontré, qu’avant de retourner en Angleterre, il se devait de finir chez lui quelques portraits d’Américains, de gagner de quoi remplir les engagements onéreux auxquels il s’était condamné dans sa généreuse imprévoyance; il empruntait sur l’immeuble de Passy, sur sa terre du Calvados, vendait des objets de sa collection, quoique je lui rappelasse que, plus tard, James lui en ferait peut-être des reproches. Georges, comme le père Aymeris, donnait, incapable de compter. Le fils de Nou-Miette, Ellen Gonnard, Antonin, d’inconnus parents aussi de Mme Démaille (qui était morte à 100 ans) tiraient sur lui; c’étaient les enfants des anciens fermiers de Longreuil ou des camarades de son frère Jacques, qui lui demandaient des secours; et il ne refusait jamais. Le commerce de tableaux de Darius Marcellot—ni d’ailleurs sa fabrique d’automobiles—ne «rendaient»; Darius avait fait des appels de fonds et fini par céder ses affaires à une compagnie allemande, sans que Darius versât un sou dans la poche d’Aymeris. Mon ami était—comme son père—assez fier d’être dupe et, quant à l’avenir de James, il disait:—Je vivrai très vieux; quand je m’en irai, l’héritage des miens aura rejoint les vieilles lunes!

Georges commençait à ressembler, surtout par sa silhouette, aux photographies de M. Aymeris, prises vers 1870. Il portait en arrière sa tête chauve, marchait d’un pas lourd, s’appuyait sur une canne dans la rue et, chez lui, s’accotait volontiers à un meuble. Il avait, comme sa mère, des mouvements nerveux qui parfois arrêtaient sa parole, et cette façon de rire qu’il a décrite: un rire qu’on n’entendait pas et qui devenait une grimace douloureuse. Il ne sortait plus; il s’alourdissait.

J’allai donc à Slough, comme un expert va faire l’inventaire d’une propriété, inventorier le pauvre innocent.

Combien eussé-je voulu rapporter à Aymeris cette réponse: James est un enfant prodige, comme Darius en souhaitait un...

Je pris en route Mrs Merrymore, enfin consentante, et sa sœur Marjorie. Nous arrivâmes à Windsor par une après-midi de mai, de celles que Georges aimait tant, avec un ciel bas mais clair sur les aubépines, les fleurs de marronniers, les gazons humides, saupoudrés de gouttelettes. Il avait plu un peu; les jeunes gentlemen d’Eton College les deux mains dans les poches, entraient dans les confiseries et en sortaient, avec leurs chapeaux hauts de forme et cet air d’assurance hautaine, si comique chez ces bambins. Nous prîmes une Victoria, et, par la route qui, contournant le château, suit la rivière, nous arrivâmes chez les Watkins, sans avoir prévenu: en étrangers. Les Watkins louaient des embarcations aux amateurs de la rame et habitaient une humble maisonnette sur le bord de la Tamise.

—Quel endroit—me dit Cynthia Merrymore—pour aller «visiter» le fils de notre ami!

Ce cottage me semblait parfaitement enviable. Miss Marjorie s’écria: Nous nous trompons de porte, ce n’est pas possible, car je suis sûre que les Watkins sont tout à fait «the wright sort of people» (des gens bien).

Six ou sept enfants accoururent à la barrière quand nous l’ouvrîmes, et aussitôt nous devinâmes James: une «réduction Collas» de son père. Je lui parlai français, il s’enfuit derrière un hangar à canots. Les enfants Watkins, au contraire, allèrent chercher «pâ» et «mâ», nous apportèrent des chaises et se conduisirent avec une aisance gracieuse.

—Est-ce des «punts» ou un «canoe» que désirent ces ladies et ce gentleman?—fit Mrs Watkins—et, comme je parlais ma langue, Mrs Watkins prit à part ces dames Northmount et Merrymore:—Je vois un «french gentleman»—dit-elle—Ne serait-ce pas quelqu’un de la famille Aymeris? Je vais appeler Watkins qui repeint des bancs dans un canoe, là en face. Johnie! Johnie!—Et elle lui fit signe.

Mrs. Watkins tâcha d’attraper James; je la suivis et elle criait:—Mauvaise petite chose! ah! il est comme «a mad dog» (un chien enragé), qui se cacherait pour se jeter sur vous! Ici, James! Vous êtes demandé ici par des visiteurs; ah! la mauvaise petite chose!

Nous avions apporté des chocolats à la crème, des oranges, des «buns», que ces dames distribuèrent aux jeunes Watkins qui n’en avaient jamais tant vu. Je m’approchai de James par derrière; il se retourna, m’aperçut, se sauva plus loin; je le poursuivis et le saisis par la manche de son sarrau.

—Attrapé!—lui dis-je en riant,—viens manger des bonbons!

Il n’entendait plus que l’anglais.

James ramassa une poignée d’herbe et de terre, la lança contre moi, poussa des hurlements.

Mrs Watkins le secoua, lui donna une torgniole; il la considérait avec un air de défi, et d’une grosse voix d’enfant de la campagne, la menaça:

—I’ll get sweeties, you wont catch me! (J’aurai les bonbons, mais vous ne m’attraperez pas!) et il frappa Mrs Watkins de toutes ses forces, planté sur ses jambes fines mais robustes, où se gonflaient les muscles.

J’étais très satisfait de cette scène: celui-là ne se laisserait pas tondre dans la vie, il saurait se défendre...

Je n’insistai plus, mais priai la bonne femme de lui laisser la boîte de chocolats et les «buns»; il reviendrait tout à l’heure à de meilleurs sentiments.

—Vous ne le connaissez pas, Sir! Il nous vaut plus de peine à lui seul, que toute ma marmaille. Si du moins on pouvait le laver! Serait-ce l’habitude dans votre pays, Sir, pour les petits, de ne pas vouloir l’eau froide?

Mr Watkins était en conversation avec les dames Northmount. Il tenait sa casquette dans son épaisse main calleuse de marinier; il ressemblait à ces vieux invalides de l’hôpital de Chelsea, dans le tableau célèbre de sir Hubert Herkomer: les cheveux gris ramenés en accroche-cœur sur les tempes, des yeux bleu-faïence, bons et respectueux.

James s’était glissé à quatre pattes jusqu’à lui. Watkins l’empoigna, le mit à cheval sur son épaule, et le fils de Georges Aymeris l’entoura de ses bras, le baisa sur l’oreille, ce qui fit dire au bonhomme:—Pas de ça, Master Jim! Watkins n’est pas Mrs Watkins!—Et il ajouta plus bas, pour nous:—Je suis son favori; on croirait qu’il a été maltraité par les femmes, il est méchant pour la «mistress»; moi j’en ferais tout ce que je veux.

Nos amies avaient expliqué aux Watkins qui j’étais. La patronne prépara du thé; nous ne pûmes nous dérober à ce repas magnifique, servi sous une tonnelle de clématites, au bord de la rivière. Les trois fauteuils du cottage, dont un rocking-chair qui m’échut, faisaient face à la Tamise. James s’apprivoisa, je le pris sur un de mes genoux, il mangea comme un goret; les petits Watkins gardaient une attitude de princes du sang.

Le brave marinier me confia qu’il faudrait bientôt, à son grand regret, prévenir M. Aymeris que les Watkins ne pourraient plus s’occuper de James, car la classe du village ne serait pas l’endroit où un jeune gentleman devrait aller, puisque le père était un gentleman comme moi, et la mère, naturellement, une lady comme «her ladyships», ces dames Merrymore.

Drôle d’enfant! En prenant son thé, James ne m’avait-il pas, entre autres choses, dit:—Vous ne sentez pas comme nous (you don’t smell as people do, here). Est-ce que les Français sentent comme nous? Et moi, est-ce que je sens comme vous, puisque je suis Français? James m’avait flairé, il reniflait comme un chien de chasse, sur la piste d’un lièvre.

Ceci m’avait paru très singulier... Miss Marjorie n’y trouvait aucun sens. Cynthia ne put croire qu’un enfant si jeune eût l’odorat si fin et l’intelligence si vive qu’il pût remarquer, comme elle l’avait fait elle-même, que les voyageurs rapportent d’Angleterre une odeur spéciale dans leurs vêtements, et que les gens du Continent en ont une autre.

Je demandai à James ce qu’il voudrait être plus tard. Il dit:—Quand je serai grand? Un de ceux qui ont une automobile pour aller plus vite à Windsor.

Et comme je lui offrais des jouets dans une boutique du village, il choisit une boîte de couleurs, et trois pains de vermillon:—Je peindrai tout en rouge!—dit-il.

Après des adieux très tendres et la promesse que nous reviendrions, nous retournâmes à la gare.

Dans la voiture et dans le train, nous échangeâmes nos impressions avec mes compagnes. James avait déplu à Cynthia; Miss Marjorie le trouvait «quaint» (bizarre). Je l’aimais déjà; mais qu’est-ce que son père penserait de la palette?

Quelques jours après, comme je racontais ma visite à Georges Aymeris, la palette provoqua les interjections auxquelles j’étais tout préparé.

—Encore un peintre! Mon fils en serait-il un? Horreur! Et il voudra conduire des automobiles! Eternel recommencement! Voici un marmot qui ne sait pas qui il est, n’a vu que des poules et des vaches en Bourgogne, des bateaux et des paysans en Angleterre; et il choisit une palette! Et les automobiles! Aurait-il le goût du luxe? Rien ne pouvait me faire plus de peine... Au fond de moi-même, j’espérais avoir en lui un petit gars bien portant et sans deux idées dans la tête. Enfin il a l’air robuste, dis-tu? Et il a mauvais caractère, il sait ce qu’il veut... Ça, c’est bon!

Georges Aymeris me parut plus que jamais préoccupé par des questions sociales que lui avaient soumises Mrs Merrymore et Darius Marcellot. Il relisait Jean-Jacques Rousseau, qui l’exaspérait et le fascinait à la fois; des jeunes gens lui apportèrent des tracts de l’Eglise de l’Apostolat positiviste du Brésil: «L’Amour pour principe, et l’ordre pour base»; «Le progrès pour but»; «Vivre pour autrui»; «Vivre au grand jour».

L’ordre et Georges Aymeris! Quelle rencontre!

Dès que je le quittais, quelque «intellectuel», envoyé par Darius Marcellot, venait le faire souscrire pour des publications, l’enrôler dans les ligues qui, je le savais, lui semblaient aussi vaines que ridicules. Et tout le décousu qui se marquait de plus en plus dans sa vie de célibataire, était dû, selon moi, à ses soucis de père, à cet enfant du hasard qu’il tardait toujours à revoir, par terreur de ce qu’il découvrirait.

Jusqu’en septembre, je parvins facilement à faire travailler Georges, en France, quoique Mrs Merrymore fût retenue auprès de sa mère. Des Américains l’emmenèrent en excursion, entre deux portraits, dans les premiers jours d’octobre; puis il alla en Angleterre d’où il m’écrivit quelques lignes nerveuses, dont celles-ci:

«... J’ai revu l’enfant; je me présentai sans prévenir, comme vous autres; la même scène recommença, presque insoutenable d’émotion pour un père; je croyais me voir à l’âge de James. Pauvre enfant, pauvre enfant chéri! Malheureuse créature! James a tout en lui de ce que mes tantes réprouvaient en moi, tout ce qui effrayait mon père; et il a aussi—mais cela vous ne pourriez, vous autres, vous en rendre compte—il a, de Rosemary, des expressions de chat sauvage. Cette mère! Nul ne sait où elle est. J’ai fait faire des recherches par la Police, par des Agences: rien! Mais cet enfant! Avec les couleurs que vous lui avez données, il a fait un album d’aquarelles que mes élèves de chez Scarpi voudraient pouvoir signer. Simplement stupéfiant! Il a surtout imaginé une maison et un jardin dans des plans inconnus, et dont les fenêtres de derrière sont visibles comme celles de la façade! C’est à la fois géométrique et fou, d’une couleur merveilleuse, d’une violence et d’une harmonie de sauvage. Je m’entoure des œuvres de mon fils, il me semble n’avoir jamais rien autant admiré. Est-ce donc cela le génie? James n’a pas dix ans; que fera-t-il de ses dons? C’est effrayant, effrayant à tous les égards! Mon enfant va-t-il être aussi hanté par le Formidable?... Quelle curieuse époque!»

Par d’autres lettres, je sus que Georges, plutôt que d’aller à Windsor, faisait venir James à Londres. Les vêtements du petit garçon, ses façons de «sauvage» gênaient mon ami, quand Georges faisait luncher James au grill room de l’hôtel, ou le menait chez les Northmount; mais Georges ne voulait pas l’habiller autrement, ne le grondait même pas quand il lançait son assiette à travers le restaurant. James lui semblait admirable ainsi, mais il aurait fallu vivre dans une île déserte. Aymeris devrait renoncer à ses habitudes, ou bien ne plus avoir auprès de lui ce «chat sauvage», s’il éduquait James d’après les principes pour lesquels il avait récemment incliné.

Chez lady Dorothy, «l’anomalie» avait encore plus d’inconvénients qu’à l’hôtel, où cependant le manager demanda à Aymeris «qui était cet enfant comme on n’en recevait pas au Kensington-Gardens Palace et dont se plaignaient les voisins de table, ainsi que le personnel».

Alors, Cynthia découvrit dans Kensington, une école catholique, préparatoire à Beaumont College, et commença l’apprentissage de James comme «gentleman», Georges n’ayant pu résister plus longtemps aux prières de ses amies. Et, au fond de soi, il devait apercevoir comme il est malaisé d’être un révolutionnaire doctrinaire quand on est le fils des Aymeris et qu’on espère s’unir, quelque jour, à la petite-fille d’un duc. La vie détruisait, un à un, les plans de Georges Aymeris. Cynthia, son Egérie du moment, troublait l’artiste et n’organisait rien de solide.

James était en retard pour ses études, plus que ne l’avait été Georges. Celui-ci, agissant avec son fils comme Mme Aymeris avait agi pour le sien, exagéra ses soins, fit prendre à James trop de leçons; l’enfant voulut retourner à Slough avec les Watkins, il se disait fiancé à Lettie, l’aînée des fillettes. On le renvoya de sa pension, il fut bouclé chez un «tutor»; ses mains devinrent propres, les sœurs de Cynthia lui choisirent de jolis «complets». Comme il était intelligent et grand liseur, ses progrès furent surprenants; mais il dessina moins. Etouffait-on le génie du jeune phénomène? A la rentrée des vacances de Christmas, qui se prolongent jusqu’au début de février, les prêtres de Beaumont virent arriver une nouvelle recrue, coiffée d’un chapeau de soie haut de forme, avec un col blanc, une Eton jacket et un pantalon gris long. Adieu Jean-Jacques Rousseau et l’Ecole de la Nature!

Les Northmount allaient refondre dans le moule des anciennes traditions, le fils de Georges, celui qui serait peut-être devenu le Messie que le XXe siècle attend pour rénover l’Art.

Le studio qu’il avait occupé à Chelsea se trouvait encore vacant, Aymeris le reprit pour exécuter une série de toiles qu’il avait hâte de peindre pendant cette année où il ne s’éloignerait pas de James ni de Mrs Merrymore. Le monde des artistes, à Londres, suivant de très loin le mouvement de Paris, des jeunes gens silencieux mais d’avant-garde, créaient des chapelles, des clubs d’admiration mutuelle, et le Maître Augustus John, était déjà le fameux ancien hôte de Montparnasse, un Puvis de Chavannes néo-impressionniste, dessinateur archaïque à la façon des élèves d’Alphonse Legros. On s’entourait de marchands-amateurs, de dames esthètes, socialistes et humanitaires; la sœur d’un duc, qui avait épousé un modeste avocat, lançait des toilettes florentino-chinoises et exhibait dans les concerts de Richard Strauss sa figure de Blessed Damosel. Il sévissait, comme chez nous et à Berlin, des critiques-prophètes; le journaliste Cyril Edwards rendait oracle, avec les yeux clos d’un dieu de la Longévité, les mains croisées sur son ventre de matrone; ce cosmopolite, snob, fort spirituel, avait connu Georges chez la princesse Peglioso; la méchanceté de ce magot papelard s’exerça à loisir contre mon ami pour qui Londres devenait un second Paris des ans sinistres.

Cynthia raillait ce qu’elle appela la «phobie» de M. Aymeris, son «délire de la persécution», et elle le contraignit à fréquenter ces milieux artistes, les seuls où elle allât, depuis que la «Society», selon l’ordre et le désir d’Edouard VII, était envahie par la finance. On ne distinguait plus les frontières de cette «Society», si ouverte à tous ceux qu’une grosse fortune recommandait à un souverain fastueux, ami du plaisir et des milliardaires.

C’était alors à qui inventerait les plus belles fêtes; les danseuses du ballet russe, les comédiens de nos théâtres, nos auteurs dramatiques, allaient à Londres comme à Deauville pendant les courses. Mme Réjane, Jeanne Granier dînaient à la Cour et descendaient chez les duchesses. L’une de celles-ci, pendant le procès Steinheil, se prit, pour l’héroïne, d’un enthousiasme charitable, et allait proposer à cette vedette des tribunaux, de venir à Nimrod Castle, comme dame de compagnie de «Sa Grâce», dont la prestigieuse inculpée élèverait les filles.

Aymeris, comme confrère et collègue du peintre Steinheil (neveu de Meissonier), fut interviewé par des journalistes et alla au studio de la duchesse, qui avait un service à lui demander; invitation que ne put refuser Georges, lui, un des fondateurs d’une société dont un Français, ami de la duchesse, était le Président d’honneur.

Les enfants de cette femme-Mécène posaient pour un groupe que le rival de Sargent, le Chevalier von Münchstorff, brossait pour commémorer le couronnement du roi Edouard, dans la galerie des ancêtres, à Nimrod Castle. Le duc actuel était pour la première fois apparu avec ses insignes, en cette occasion historique, étant «entré» dans ses titres et propriétés peu de temps auparavant.

Aymeris fut reçu au studio, tandis que les jeunes gens et les jeunes filles venaient de prendre le thé; les plus jeunes se livraient à une partie de quilles avec les boules de carton argenté et les tiges d’or des couronnes ducales. Un des fils lui dit, comme il ne riait pas assez fort:—C’est du toc! Maman loue ces objets d’héritage chez un costumier de Covent-Garden, les «coronation-days» sont rares.

Les manteaux de cour avaient été portés par les figurants, le velours cramoisi était de coton; le second fils du duc, Lord X..., agita une sonnette, fit un speech burlesque, en imitant la voix paternelle; c’était «father», à la Chambre des Pairs, bégayant son premier discours sur une question indienne. Le noble Lord ajouta, pour Aymeris:—Nous tremblons, les jours où «father» fait l’orateur au Parlement, et nous ne lisons pas les journaux, car «father» n’est habile qu’à la chasse et à faire des ronds avec la fumée de son cigare!

Tels étaient les jeunes aristocrates dont la femme Steinheil serait, si elle y consentait, la compagne et l’éducatrice.

Le Chevalier von Münchstorff, de New-York, un béret Rembrandt sur la tête, allait au-devant de nouvelles baronnesses du Royaume, d’épouses de «Knights» et de Baronnets à noms allemands, venus à la fin de la séance admirer l’ouvrage du virtuose, offrir à Mme la Duchesse des loges d’opéra pour le cycle Wagner, les ballets russes, ou payer tout ce que voudrait Sa Grâce, perles, meubles rares, robes et fourrures. En Angleterre, il est de bon ton d’accepter.

Le «second fils» fit un nouveau speech. Cette fois, il imita un commissaire-priseur: les cadeaux de Lady Nathanmeyer furent mis aux enchères et le marteau adjugea à la sœur aînée de Lord X. une limousine Renault que Lady Nathanmeyer fut ravie d’ajouter aux présents qu’elle concevait comme propitiatoires. L’épouse d’un ministre se fît adjuger aussi une salle de bain complète, avec mille litres de parfums pour ses ablutions présentes et futures. Lady Khannweill s’écria:—Non! à une autre!... pour la ministresse, c’est moi que cela regarde! Et les deux baronnesses se disputèrent, en français, car elles étaient «parisiennes» comme la princesse Peglioso et le grand Souverain Britannique qui élaborait l’Entente Cordiale. Et ces gens étaient charmants, aimables, hospitaliers, faciles. Le mot «impossible» était rayé de leur lexique.

Une formidable ruée les entraînait vers le plaisir. Par tous ses pores, exhalant, suant la richesse, Londres, toute à l’insouciance, se prenait à rire d’un rire tragique au milieu de ses usines aux fumées d’incendie. Cela «puait» la révolution. Il fallait peindre cette époque, se cacher pour la mieux voir sans être vu; mais où pouvait-on travailler en silence dans ce vacarme festif et lugubre?

La sœur «conservatrice» de Cynthia déclarait que ce règne d’Edouard VII serait la fin du régime.

Georges reprit sa série de tableaux londoniens; il ne signerait plus jamais un portrait, disait-il. Il changerait de logement. Il loua des chambres à la semaine, habita quelque temps près des Docks, puis à Battersea, en face de chez Lady Dorothy; mais à portée aussi des quartiers indigents où Cynthia et ses sœurs avaient des ouvroirs, des écoles d’économie ménagère et d’«arts and crafts» (arts appliqués).

Peu à peu, les rares amis auxquels Aymeris donnât de ses nouvelles, et j’en fus un, se demandèrent quand ils le reverraient. L’intérêt que Georges «tout à son prochain» depuis l’affaire Dreyfus croyait porter vers les questions sociales, les universités populaires, disposition dont Darius Marcellot avait habilement tiré parti—était surtout dû, pensais-je, à la naissance de James, à la morne liaison avec Rosemary. Et peut-être à Cynthia aussi. Mais grâce à Dieu, en Aymeris, l’artiste primait le moraliste, et l’ardeur de peindre l’emporta sur son besoin de se jeter à l’eau, sans savoir nager, pour faire des sauvetages problématiques de filles-mères et de génies à la dérive. A défaut d’un intérieur régulier, d’enfants légitimes nés d’une bonne épouse, il fréquentait à Londres, celui des dames de Northmount où nul doute qu’il ne fût très aimé; nous espérions que son instabilité inquiète y trouverait un palliatif, car Georges ne reprendrait son équilibre qu’aux heures de réaction, après ses crises sentimentales.

Si Claude Monet avait peint—d’une façon tenue alors pour «définitive»—ses vues de la Tamise, prises des fenêtres du Savoy-Hôtel, «des poèmes en couleurs», Aymeris comptait peindre des êtres humains, vivre avec le peuple dont il m’écrivait: Son mystère est poignant. Que fera la nation anglaise, si jamais elle rompt, comme une mer, la digue qui cache à sa vue le reste du genre humain? Elle se croit au-dessus des hommes nés en dehors de son île «patentée»; elle ne voit pas au delà de ses murs de briques, prisons, docks, fabriques, ou des vieilles pierres gercées de ses clubs, de ses églises, de ses palais. Ses traditions lui font encore prendre la filière; elle s’en va comme un mineur aveuglé par la poussière et qui n’allume sa lanterne sourde qu’en descendant dans les puits du coron pour piocher dans les galeries sans fin. Que se produira-t-il le jour où quelqu’une des «anticipations» de Wells se réaliserait?

Ces millions de cancrelas qui noircissent, de leurs fatidiques allées et venues, les gares, les trains de banlieue, les rues, les omnibus, les bateaux, tous les moyens de transport dont ils s’emparent pour rentrer dans leur gîte et en ressortir, que serait dans leur île une révolution, une invasion? Une grande et terrible guerre?

Plusieurs de ces lettres se référaient à l’état de l’Angleterre du règne d’Edouard VII; Aymeris craignait qu’elle n’eût plus qu’à redescendre des altitudes sereines où elle s’était si longtemps maintenue. Il comptait peindre des «May-day», les redoutables défilés de manifestants, avec bannières et orchestres, marchant le long de Piccadilly, en route pour Hyde Park où, sur cent estrades, Russes, Juifs, réfugiés et proscrits des autres capitales d’Europe, discourent, clament leurs revendications, exigent et menacent la Société. Entre deux files de policemen, ils s’en vont tête baissée, coude à coude, vers les pelouses du parc où comme en une foire universelle, au son des orchestres, sous des guirlandes de fleurs, ils crèvent des barriques, se soûlent de gin et de paroles. Puis ils rentrent dans leurs «slums» des quartiers excentriques, plus décidés, se croyant plus forts encore de leurs droits. Georges peindrait aussi le «4 août», les saturnales nocturnes du Bank Holiday, les feux de joie, les danses des gypsies et des «costers» de Whitechapel, qui s’accouplent bestialement dans les bruyères de Hampstead Heath; il nattée de faveurs blanc-bleu-rouge; et avant que le régime ne fût peindrait les concours de chevaux de trait, ces monstres à la crinière aboli, il immortaliserait les cérémonies traditionnelles de Westminster, un bal de Cour, l’ouverture du Parlement, la Pompe royale avec ses «beef-eaters», ses uniformes antiques, les processions de carrosses de cirque, traînés par des chevaux pie, qui semblent lilas et roses, à côté des cochers, des laquais, des écuyers rouge et or.

Il commença par la Rivière, les docks, le Port de Londres.

Cynthia, à cause de sa mère, ne pouvait plus sortir aussi souvent avec Aymeris. Notre ami, chaque matin, jusqu’à l’heure du lunch, s’installait dans un fiacre à quatre places, dont la banquette de devant lui servait de chevalet et de table à couleurs. Si la température n’était pas trop inclémente, il baissait les glaces, et rarement le public l’importunait.

En semaine, London Bridge, vers midi, compose un des plus étonnants spectacles de l’activité moderne. Quelle que soit l’atmosphère, mais surtout sous un ciel glauque d’où filtrent les sinistres rais du soleil bas d’automne, les «cancrelas» humains essaiment sur chaque trottoir, se glissent parmi les véhicules, les bicyclettes, les chevaux aux harnais rutilants de cuivre, les omnibus sang de bœuf, aux affiches polychromes. Un bateau qui passe recouvre d’un panache bleu le pont chargé à faire crouler ses arches. Une fumée ferme son rideau sur ce gris, estompe les formes; puis le vent la dissipe et un rayon, maintenant orangé, réveille le vermillon des roues, allume une étincelle sur les métaux et farde les chairs: kaléidoscope dont un peintre ne peut retenir que de petits fragments de couleur et que Georges, plus souvent qu’avec la brosse qui les eût alourdies, notait par écrit sur un album.

Cynthia venait le retrouver vers une heure et le ramenait chez sa mère pour le lunch. Un jour, il allait ranger ses ustensiles, quand il aperçut une chevelure rousse qui se détachait comme une flamme sur le bitume du pavé de bois. C’était une femelle qui marchait, obèse, en se dandinant lourdement, le ventre en avant comme si elle était enceinte; et son visage rappelait celui de Rosemary. Il lui ressemblait comme vous ressemble votre image dans un miroir déformant qui vous élargit et vous rapetisse, fait de vous un de ces «péchés capitaux» dont Georges sentait de plus en plus le pathétique.

Elle s’approchait. Il voulut sortir de son fiacre et s’assurer que ce fût bien elle, sa Rosie... Etait-ce Rosemary, cela?

Sa langue se sécha, sa gorge se contracta, ses mains se mouillèrent. L’avait-il oubliée? Etait-elle ainsi?

Sur le trottoir, ses jambes flageolèrent.

—Cela, cela...? et mes souvenirs alors?—se demandait-il à lui-même; il se fit, de la portière, un écran, et suivit du regard, jusqu’à ce quelle disparût, cette mendiante, cette marchande d’allumettes sous un chapeau de plumes comme en portent les balayeuses. Rosie avait perdu les derniers traits de sa jeunesse, tout vestige de sa parisienne coquetterie; ses joues se gonflaient en des bouffissures d’ivrognesse:—Elle boit! Et c’est cela la mère de James!

Il s’excita pour la haïr... Puis se raisonna un peu.

Ses jambes le portaient déjà mieux; il ne tarda point à analyser ses sentiments, et dut enfin s’avouer que cette apparition ne lui causait déjà plus de trouble. Il s’en voulut d’être si insensible, ne pouvant admettre qu’une femme pour laquelle il aurait renoncé à sa peinture même, que Rosie, la mère de son enfant, ne fût plus rien pour lui qu’une passante sur un pont.

Il se rappela le poignant sonnet et le dessin de Rossetti Found! (Trouvée!)

Etait-ce la peur qu’elle vînt à lui qui lui avait fait battre le cœur, la minute d’avant? La peur? Oui, la peur sans doute; oh! il avait beau se monter, il ne sentait pour elle que de l’indifférence. Indifférence! Si ç’eût été de la haine! Il aurait fallu la haïr... Et il la regardait impassiblement, la jugeait, ne pouvait même pas la mépriser! Elle lui semblait grotesque, et il se demandait si elle n’avait pas toujours été telle qu’aujourd’hui.

—Voilà celle que j’ai aimée, comme j’ai aimé maman!

Tout ce qu’il avait prêté de noblesse et de générosité à sa maîtresse, était là, comme des sanies sur cette misérable face de sorcière, avec son nez rouge, sa bouche molle, une raccrocheuse du Strand, une buveuse de whisky...

Cynthia venait d’acheter des violettes, elle rejoignit Georges qui s’était assis de nouveau au fond du cab; la boîte de couleurs n’était pas encore fermée. Il méditait.

—Ne venez-vous pas luncher, dear?... Lunch time!

Georges paraissait si distrait que Cynthia fit un tour, puis elle revint, l’aida à plier bagage. Il s’excusa pour le lunch, se dit fatigué et rentra chez lui.

Une subite envie lui était venue d’aller à Beaumont comparer une fois de plus les traits de l’enfant avec les siens. Il avait une terreur d’avoir un jour peut-être et trop tard, à le renier.

A côté de Beaumont College, était la villa d’un musicien amateur, fils de banquier; Sir Cyril Edwards, le critique d’art, y passait des week ends avec ce Julius de Campo: depuis Oxford une de ces liaisons que le temps rend plus étroites et fait admettre en Angleterre comme une amitié de vieilles filles. De Campo, converti au catholicisme depuis l’époque où Beardsley avait abjuré le protestantisme, suivait les exercices religieux à Beaumont, et recevait chez lui des ecclésiastiques de toutes nationalités avec des comédiens et des virtuoses...

Au départ du train, en gare de Paddington, la portière du wagon s’ouvrit; un employé poussa dans le compartiment de Georges le gros Cyril qui trébucha et tomba avec sa valise et un paquet de journaux. Il fallut bien causer pendant le trajet de Londres à Windsor. Sir Cyril s’informa de James avec trop d’insistance; il se l’était fait présenter, dans les jardins du collège, ayant su qu’un fils de peintre français y avait été admis. Cyril supposait que Georges Aymeris était marié, mais qu’il n’amenait pas sa femme en Angleterre; et il le laissait entendre avec une mordante et perfide ironie, avec des paroles telles, que Georges y répondait par de pires accusations à l’endroit de Sir Cyril, en un tournoi de paroles à double sens, polies et blessantes. Le peintre et le critique avaient toujours été sur le point de se prendre à la gorge, quand, naguère, ils se rencontraient aux expositions ou dans des maisons amies et cela depuis leur rencontre à l’hôtel Peglioso.

—Vous n’avez plus montré, depuis longtemps—avait dit Cyril Edwards—de peintures d’après cette belle femme rousse qui vous inspira vos meilleures toiles. La garderiez-vous toute pour le plaisir égoïste de vos yeux? Mais, au fait, n’est-elle pas à moitié anglaise?

—A peu près autant que vous-même.

Piqué au vif, Edwards rétorqua:

—Quand vous avez disparu de la société, on avait dit que vous épousiez votre inspiratrice: la Flora du moderne Titien.

Alors Aymeris reprenant son offensive:

—Vos succès à Oxford n’ont pas pu faire de vous un Anglais, malgré la naturalisation déjà ancienne de M. votre père, le revendeur de Whitechapel; vos compatriotes d’élection n’ont pas coutume de parler ainsi de la vie privée des autres. Imitez leur réserve!

Et Aymeris, dans une de ses colères irrépressibles, saisit le chapeau d’Edwards et le lança sur la voie. A la première station, il changea de wagon—et, à Windsor, aperçut le critique d’art qui allait acheter une autre coiffure chez un chapelier.

Des gamins riaient de ce vieillard élégant dont le vent avait enlevé le couvre-chef.

On espionnait donc Georges Aymeris? Le monde devait savoir qu’il avait un fils, que ce fils était à Beaumont College. Et qu’avaient pu manigancer, comme deux commères sorcières, les hommes de la villa? Pourtant, il réfléchit: James avait été admis sur la présentation des Northmount à Beaumont, où les Pères procèdent, préalablement, à un méticuleux examen. L’enfant passait pour un orphelin de mère. Aymeris avec franchise abordant le supérieur, le pria de lui répondre:—Qui est-ce qui lui avait parlé de James? Father Ambrose hocha la tête:

—We rely upon the Honorable Misses Northmount’s words (nous faisons confiance à la parole de ces dames)—dit-il. Or le prêtre devait être renseigné, autant que Cynthia et ses sœurs. Father Ambrose convoqua dans son cabinet les différents maîtres et le médecin; Georges visita la chambre du «boy», le parc, les grounds de récréation, les réfectoires. Il fut conduit avec beaucoup de cérémonie—peut-être un peu trop de compliments. James avait de bonnes notes, les Pères le rangeaient parmi les premiers de sa classe, se vantaient d’avoir maté son caractère avec leur science merveilleuse de la pédagogie; mais le médecin regrettait que le cricket et le football lui donnassent des transpirations, il avait confiné James, un quart de terme, à l’infirmerie.

De Windsor, où il resta toute la semaine, Aymeris alla chaque après-midi à Beaumont, causer avec James, se promener avec lui.

James avait déjà d’autres manières, et, plutôt que de répondre spontanément à son père, il disait:—Demandez à Father Ambrose.

Aymeris lui proposant d’aller voir les bons Watkins et «la fiancée», James n’eut plus l’air de savoir qui étaient ces gens; il était fier de son chapeau haut de forme, il ne permettait pas qu’on l’embrassât, se moquait des personnes mal vêtues:—Papa, chez qui vous habillez-vous?—fit-il, un jour qu’Aymeris portait une cravate de couleur, une veste grise et des pantalons d’un autre ton.—Un gentleman n’a que des cravates noires, le pantalon doit être comme la veste! Ou si votre veste est noire, alors le pantalon sera de fantaisie; ça pour la ville. Ici, les pères viennent en «flanelles,» quand ce n’est pas fête.

James ne faisait plus de peinture, et s’étonnait que son père ne suivît pas les chasses à courre.

Les maîtres prièrent M. Aymeris de ne venir à Beaumont que le dimanche, mais ils le retinrent au thé, et les voisins de la villa y assistèrent. Aymeris se retira dès qu’il le put, comme Father Ambrose l’avait présenté à Edwards et à de Campo, lesquels mon ami feignit de ne pas connaître. Se sentant pris dans un nouveau réseau, il appréhenda des indiscrétions dont l’enfant et lui-même, seraient l’objet dans ce Collège choisi par les sœurs de Mrs Merrymore, où quelques Français confiaient leurs enfants, depuis la loi sur les Congrégations. L’incognito serait moins respecté que dans quelqu’une des villes de province; or Aymeris tenant avant tout à l’éducation religieuse, il se lança à la recherche d’une autre école, moins célèbre, plus distante de Londres, peut-être en Ecosse.

Avant d’avoir découvert un établissement «de tout repos», il m’écrivit: «... Je me fais l’effet de quelqu’un qui change de restaurant tous les jours afin de dépister le mari de sa maîtresse. J’ai connu cette crainte de me faire voir en public, du temps où mes parents vivaient; et nous sommes, avec mon pauvre petit, comme des voleurs qui ne dorment jamais sur leurs deux oreilles. James est si fier et observateur! Un mot malheureux, et il comprendrait. Il me demande parfois où est enterrée sa mère, comment elle était, si elle était bien habillée, et riche. Je comptais le lui dire un jour; maintenant que j’ai revu Rosemary, je ne lui dirai rien. Je t’ai écrit qu’il y avait en lui d’un chat sauvage; j’avais cru d’abord reconnaître l’humeur de sa mère; or c’est le tempérament de la mienne qu’il me rappelle le plus; où aurait-il pris, ailleurs que chez la pauvre maman Aymeris, le goût qu’il manifeste pour «les grandeurs»? Ses camarades de Beaumont College, dont quelques-uns portent des noms illustres, l’enorgueillissent, et il m’a supplié de l’autoriser à prendre ses vacances dans le château de Lord W... avec un de ses amis. Quand je l’ai prévenu qu’il aurait peut-être bientôt à quitter Beaumont, il a fait une grimace et déclaré qu’il y reviendrait, à pied, du bout du monde. Nos hérédités sont d’une complication! N’essayons point de les connaître... et mon enfant en a de si terribles, que je pense souvent à la phrase de mon père, avant de mourir... Notre race? Quelle race? Voici toutes mes spéculations pédagogiques, sociales, anéanties par le spectacle de cet enfant que quelques mois ont remodelé comme une boule de cette grasse cire plastique dont, quand j’étais petit, je remplissais des moules: un soldat, des poissons, un artichaut. Qu’est-ce que l’éducation? Quelle influence les parents ont-ils sur les enfants? Il est probable que je serais le même, si je n’avais pas reçu celle qu’on me donna. L’hérédité—puis un jeu perpétuel entre un déterminisme effroyable auquel je crois de plus en plus, et un libre arbitre fort restreint, mais qui existe aussi, ou alors?... Dans quelle fichue posture nous sommes!

Il évita Cheyne Walk encore quelque temps, de peur de céder à la tentation et de parler à Cynthia de l’apparition sur le pont de Londres. Il lui eût déplu que Mrs Merrymore s’exprimât sur le compte de son ex-maîtresse comme de coutume... Il n’accorderait, dorénavant, qu’à lui-même, le privilège d’en penser ce qu’il en pensait aujourd’hui. Il l’aurait encore défendue, eût-elle été critiquée, surtout par Cynthia: à cause de sa honte, aussi, d’avoir nourri si tard de si puériles illusions.

A la Pentecôte, j’allai à Londres. Georges Aymeris me montra six de ses grandes toiles, presque achevées; en dépit ou à cause de l’agitation de son âme, il y avait dans la facture un emportement, une fougue et un accent dramatique, un coloris brillant et mat à la fois, tout nouveaux dans son œuvre. Plusieurs grands managers de galeries le harcelaient pour organiser une exposition d’ensemble; de Paris, il recevait aussi des offres, et l’Amérique lui «câblait» qu’il était attendu. On voulait lui acheter d’avance la série. Je le trouvai vieilli, préoccupé; il effaça devant moi la plus belle de ses toiles, parce que je lui avais fait une légère critique sur le sens symbolique, trop accentué, d’une figure de femme: celle de Rosemary sur le pont de Londres. C’était donc, chez lui, encore l’incertitude, manque de décision, une sensibilité à vif.

James, comme une gibecière de braconnier, disparut; il était chez un «tutor» à la campagne, près d’un collège dont son professeur lui faisait faire les devoirs, sans que l’enfant assistât aux cours. Plus je causais avec Georges, et plus je le trouvais différent du Georges de l’an dernier. Darius Marcellot l’était venu relancer. Ce furent les débuts d’une autre phase, celle des voyages; son fils était à l’abri. Georges Aymeris voulait fuir; qui? Mrs Merrymore? Nous tous? Je dirais: lui-même.

Sa raison, alors, me sembla chanceler. Il fit un «rest-cure» (cure de repos) à X... et prit des bains de soleil. Inquiet, je restai à Londres, dans l’espoir de définir le personnage assez déplaisant qu’était pour moi cette étrange Cynthia: énigmatique comme, j’imagine, elle l’est encore pour le lecteur qui ne l’a vue, dans ce livre, que décrite par moi, ou dans les précédentes lettres d’Aymeris. Je ne doutais pas de son affection pour Georges; mais, avant d’abandonner mon ami, je désirais savoir quel fonds nous pourrions faire sur l’assistance morale et pratique de Mrs Merrymore. Georges répétait:—Elle est l’unique personne qui me comprenne. Elle m’est indispensable, mais ne sera jamais à moi; elle me tue!

Pendant notre séjour à Longreuil, elle paraissait souvent contrainte, mécontente, malgré sa politesse d’éducation; en discutant, elle s’enflammait et, soudain, comme par lassitude ou bizarrerie, humeur si irritante chez certaines femmes, elle faisait un tête-à-queue comme un cheval doux mais ombrageux, devant un chiffon de papier. Elle parlait de la chose la plus insignifiante; puis se composait tout doucement. Avions-nous commis quelque inconvenance, ou était-ce lubies, comme chez ces vieilles filles qu’on blesse alors qu’on se croit au mieux avec elles? Mrs Merrymore, ainsi que Mlle Caroline Aymeris, me semblait posséder une énergie un peu virile, qui se brisait au premier choc; son mutisme, ses airs déterminés, pouvaient être l’expression d’une créature irrésolue ou indifférente; ses «How funny!» et ses «Croyez-vous?», pouvaient s’interpréter comme un oui ou un non, ou plutôt comme: Vous êtes, soit un imbécile, ou un menteur!—Pour les autres, ces caractères-là suppriment toute velléité de poser une question précise. Serait-on compris, ou méprisé?

Nous allâmes, elle et moi, au «Court», où l’on jouait les pièces de Bernard Shaw. La salle était proche de Cheyne Walk et de mon hôtel; nous dînions ensemble dans un Grill Room, et marchions jusqu’au théâtre, par les longs crépuscules de l’été. La première fois qu’elle me parla directement de Georges, ce fut au retour d’une représentation de «Man and Superman», tandis que je la raccompagnais à pied, à travers Chelsea; nous nous assîmes sur un banc, près de la Tamise; les brumes du ciel se dissipaient pour la nuit. Comme il faisait chaud, Mrs Merrymore rejeta son manteau chinois, découvrit sa gorge blanche; nous nous attardions avant de rentrer.

—Ces personnages de Shaw sont extraordinaires—dit-elle—le public se demande s’ils se moquent des autres, ou d’eux-mêmes, mais comme ils sont vivants!

—En effet, certains me font penser à notre ami Aymeris.

—Cher M. Aymeris. Poor dear! Qui le connaît? Se comprend-il lui-même?

—Madame, son malheur ne lui viendrait-il pas d’une croyance en sa volonté? fis-je, et de sa faiblesse dès qu’il aime quelqu’un?

—Pour son travail—dit-elle—il a de la volonté, mais très peu, n’est-ce pas, dans la vie? Il ne faut pas qu’il se sache observé, ou dirigé. Nous ne lui donnons jamais un conseil chez nous, et, je pense, nous lui serons utiles un peu... autrement... de loin! Notre amitié est toujours en éveil, comme mon alarme, que M. Aymeris soit ici ou ailleurs, partout! Il faut avoir de longues guides flottantes, avec lui.

—S’il était marié, madame?

—S’il l’était, il désirerait de ne l’être plus. Il y a des femmes qui sont ainsi, monsieur...

—Oui, Madame, j’en connais—et comme je la regardais, Mrs Merrymore eut un geste de «self defence». Elle referma son manteau et reprit, dans le vague:

—Whistler a dû souvent se pencher ici sur la Tamise—n’est-ce pas? Il a inventé quelque chose d’admirable avec ses nocturnes.

—Parlons d’Aymeris—intercédai-je,—Georges m’inquiète, je suis sûr qu’il vous inquiète aussi, Madame? Il n’a plus de famille, ses tantes sont âgées et elles ne lui sont d’aucun secours. Je ne les fréquente pas, personne ne les connaît plus!

—Moi, je crois les connaître. J’ai tenu, par intérêt pour M. Aymeris, à garder des relations avec elles, ce serait un grand dommage, si M. Aymeris n’en faisait pas autant. J’essaie de les «keep together» (les retenir ensemble). Je fais ainsi des petites choses pour lui. Mes sœurs, de même.

Pourquoi Cynthia disait-elle «nous» avec insistance?

Mais, «Nous», c’était elle seule.

Mrs Merrymore toussa, reprit comme par acquit de conscience:—Parlons de Whistler... vous l’avez connu?

Comme je ne répondais pas, elle consentit à revenir à Georges.

—Ces demoiselles Aymeris ont dû être des personnes intéressantes (interesting women).

Et en pesant sur les mots:

—Savez-vous que je les aime assez? Elles sont si Françaises! M. Aymeris a beaucoup in common avec elles!...

—Comment? Quoi? Qu’ont-ils en commun?

—Mais, d’abord, le besoin de posséder quelqu’un à soi tout seul, qui dépende de soi, et dont on dépende... Un besoin d’obéir et de se croire le maître... conception française... le contraire de celle des Anglo-Saxons..., une imprudence française et une prudence exagérée; l’audace dans la pensée, et l’avertissement aux habitudes, dans les actions..., n’est-ce pas très caractéristique de votre race, Monsieur? M. Aymeris se promet de faire des voyages, des expéditions lointaines; O, poor dear! Seul? vous verrez Monsieur, il reviendra tout de suite, à cause de son fils, il imaginera que quelqu’un le rappelle; il faudrait à M. Aymeris une companion (dame de compagnie).

—Madame! Madame! partez avec lui...

—Mes sœurs et moi? O dear! O dear!... Moi—soupira-t-elle, et comme pour, une fois de plus, me faire honte de mon indiscrétion, elle reparla de l’acteur Granville-Barker, de Bernard Shaw, de Whistler, avec la volubilité haletante que lui donnait toute émotion un peu vive.

—Mais Madame... notre ami, son petit James? Causons d’eux, puisque personne ne nous écoute! Vous m’avez dit que vous faisiez des petites choses pour Aymeris: vous pouvez plus, vous pouvez tout... Et James? Madame, il ne vous intéresse pas... je m’en suis rendu compte, à notre première visite avec vos sœurs, chez les braves Watkins. Que deviendra-t-il avec son père qui, à l’heure actuelle, compte voyager, hésite et n’est peut-être point encore sûr que l’enfant soit de lui?

—Si fait, Monsieur, notre ami Aymeris est positive! (convaincu). Qui, de raisonnable, aurait un doute, avec cette ressemblance? Depuis que James est en Angleterre, nous nous occupons de lui, d’une distante manière, et à l’écart de M. Aymeris. Soyez tranquille! James était tout à fait «safe» à Beaumont; son père a compromis les choses, avec Sir Cyril, le critique d’art. M. Aymeris fait un «mess» (grabuge) avec les artistes, il se rend «impossible» avec nos amis—l’avantage en est, qu’il travaille plus encore. Mes sœurs et moi sommes sur le seuil de son studio, ainsi que le Cosaque qui, l’on prétend, couche en travers de la porte du Tsar... je veux dire... symboliquement! Mes sœurs et moi, nous veillons. Est-ce le right word (le mot propre)?

Et dans son rire étouffé, je distinguai des interjections qu’il faut traduire en français par: Mon Dieu! Mon Dieu! Ayez pitié!

Suprême prudence, elle feignait toujours, avec moi, de ne pas trouver ses mots.

—Je serais plus heureuse, si Monsieur Aymeris n’était pas hanté par le rêve des ennemis. Nous corrigeons ses... dirai-je ses fausses manœuvres? Il est brillant, une remarquable personality! but he’s a wee bit... dangerous in society, we must admit... yet so kind hearted!

—Madame, tout en anglais, ou tout en français, je vous adjure! Vous vous servez si joliment de ma langue!

—Non, je la parle mal... depuis que je lis moins... Eh bien! je pensais: il n’est pas toujours très habile, notre ami! Mais nous le connaissons si bien! mes sœurs et moi, nous sommes toutes devoted to him. A big baby, that’s what he is!

—Encore l’anglais, Madame! Un grand bébé, cet homme-épouvantail? Quoi... Vous l’adorez toutes?

—Oh! Oh! Je suppose! Est-ce le mot?... Nous lui sommes si dévouées! Oui! Il est si généreux! Mais un grand baby... Je ne lui souhaiterais jamais d’être autre chose qu’un bachelor (un célibataire). Je crois aussi ses esprits un peu troublés. Nous serions, comme vous, anxieuses pour lui, s’il voyage seul. Je suis retenue ici par ma mère...

Nous approchions de sa maison. Cynthia m’invita à prendre un verre de soda, elle se sentait fatiguée.

—Madame, je vous accompagne jusqu’à votre porte, mais dites-moi une chose avant de nous quitter: Aymeris vous a-t-il raconté... le Pont de Londres? Rosemary?

—Je sais, je sais! I know! J’ai le signalement de cette abominable créature; la Police nous informe, nous connaissons un haut fonctionnaire de Scotland Yard. Je travaille dur, de peur que le pauvre Monsieur Aymeris ne sache l’adresse. It’s all right!... Si j’ai toujours caché la piste de cette femme, quand il la cherchait, j’aurais dû prétendre qu’elle était digne de pitié et parler hautement en sa faveur. Monsieur Aymeris m’aurait, alors, peut-être parlé d’elle. Il ne faut jamais contrarier notre ami. Il désire qu’on l’approuve, comme la plupart des hommes, et croire que c’est lui qui décide des choses.

Il était minuit quand nous arrivâmes au 62 de Cheyne Walk. Le domestique attendait sur le porche, Mrs Merrymore poussa un cri:—O dear, O dear! Anything happened?—Le butler, d’une voix assourdie, annonça qu’il avait peur que Milady ne fût plus mal; on avait téléphoné au docteur, qui serait ici dans un instant, et c’était ce médecin que Brown attendait sur le porche, pour éviter le bruit du timbre électrique.

Mrs Merrymore me pria de m’asseoir dans le vestibule; elle monta à la chambre de sa mère, et n’en redescendit pas.

Lady Dorothy n’existait déjà plus.

Cette mort allait-elle retenir Georges Aymeris à Londres? Partirait-il en voyage? Qu’allait faire Cynthia, maintenant qu’elle n’aurait plus que ses sœurs, à Cheyne Walk?

Pendant nos soirées au Court Theatre, même avant notre conversation encore trop peu libre au bord de la Tamise, j’avais appris quelques-unes des «petites choses» que Cynthia et ses sœurs faisaient pour Georges. La femme de charge, au studio, prononçait le nom de Mrs Merrymore, comme celui d’une personne invisible, mais toujours présente:

—Mrs Merrymore m’a ordonné de faire bouillir un thé de tilleul, pour la nuit; très bon, sir, pour les nerfs, croit-on en France, sir?—ou bien:—Mrs Merrymore a envoyé des draps chauds;—Mrs Merrymore a fait expédier les tableaux;—Mrs Merrymore prend grand soin que je n’introduise auprès de M. Aymeris que les visiteurs dont elle me donne les noms.—Je demanderai la permission à Mrs Merrymore. She’ll know how to do it!—Les misses Northmount savent faire les choses.—Dois-je dire votre visite à Mrs Merrymore?

—Non! Est-ce qu’elle vient ici depuis longtemps?

—Yes, sir! Depuis que M. Aymeris a pris le studio, je l’ai toujours vue ici, souvent, et surtout quand M. Aymeris est dehors. Je ne fais rien sans prendre ses ordres. Elle est si bonne, si habile et si discrète, Mrs Merrymore! Elle est comme une fille pour M. Aymeris... comme la fille de Milton, sir, selon l’image célèbre. Dommage que M. Aymeris soit trop vieux pour elle... quelquefois les élèves épousent le maître, sir?

—Vous croyez Monsieur Aymeris vieux?

—Il a beaucoup vieilli, depuis ces temps, n’est-ce pas, sir? Il paraît «uncomfortable», sir.

Georges et moi étions presque du même âge, ce que j’avouai à cette femme.

—C’est vrai? M. Aymeris paraît beaucoup plus vieux que vous, sir, avec votre permission.

Je ne pus rester pour l’enterrement de Lady Dorothy. D’ailleurs les obsèques sont à peine un semblant de cérémonie, en Angleterre, et se célèbrent sans invitations. Une note dans le Journal en tient lieu.

Georges m’écrivit à la fin de Juillet:

«... Mon premier voyage, à cause des vacances de James, sera au «Pays noir», où je compte faire des études dans les mines et les fabriques. Mon amie désire y aller aussi; elle est plus libre de ses mouvements, étant désormais seule avec ses sœurs. J’espère que mes ennemis ne me poursuivront pas jusque dans le village où la chère Cynthia a pris pour elle et ses sœurs, une maison... Peut-être suis-je à la veille du jour tant souhaité...»

Alors je perds de vue Aymeris. Le lecteur pourra, à sa guise, imaginer cet été-là dans la campagne anglaise; quant à moi, je vois le peintre peignant entre son fils et Cynthia. Heureux, calme, il réalise son idéal et, au moment où il croit atteindre le «jour tant souhaité», Mrs Merrymore regrette de s’être trop approchée d’Aymeris.

Nous allons suivre désormais les événements de sa vie, dans ses lettres, et les pages que j’ai fait copier dans le Journal de mon ami.

(Lettres de Georges en voyage)

Florence, novembre 1909.

Villa Epicuria.

«Dearest Cynthia,

«Attendre, attendre, toujours attendre, je ne le puis plus! J’ai cru qu’il fallait oublier l’Angleterre et ceux qui s’y trouvent, sauf ce malheureux enfant, principal obstacle, je le crois, à la réalisation d’un désir devenu pour moi de plus en plus violent. Vous semblez l’aimer, plus que vous ne m’aimez. Aujourd’hui, James est à vous et à vos sœurs. Je vous ai quittée sans mot dire, après une de mes crises de dépression, peut-être la plus forte que j’aie encore traversée, sans motif apparent, cette fois! Je ne puis vous en dire la cause—d’ailleurs futile. Si l’on savait ce qui détermine certains suicides! Mais j’ai alors senti, mieux encore, combien mon équilibre est fragile. Décidément, je ne m’accroche à rien. La vie du célibataire n’est pas faite pour votre ami. Du bruit, du mouvement autour de lui, et beaucoup de solitude pour beaucoup de travail, cela n’est point assez; il me faut une compagne, de moitié dans ce que je fais et dans ce que je pense. Je l’ai rencontrée, cette compagne, et il paraît qu’elle n’est plus pour moi, mais pour ses sœurs et pour mon fils. Donc, j’ai fui. Je n’aurai donc jamais à moi seul une créature aimée? Et l’on appelle cela égoïsme!

Me voici dans le pays où se cachent les détraqués, les vicieux, les mécontents, les irréguliers de toute provenance, les amours inavouables. Ce n’est pas à une Anglaise que j’apprendrai cela, Florence est la Cité à laquelle, depuis plus d’un siècle, vos irréguliers demandent asile.

Chaque jour, en montant à la villa Epicuria, je longe des murailles semées d’iris, derrière lesquelles le diable, seul, sait ce qui se passe: amours terribles, ici, pour ceux qui ont le mystère et la liberté; c’est un aveugle et son jeune compagnon, poète; on ne les voit jamais, ils ne sortent plus. Dans une autre villa, c’est la Princesse, qui plus jamais ne releva son voile que pour sa fameuse amie la romancière, depuis que son royal visage, reflété dans le miroir, a donné de l’inquiétude à cette folle. Elle cultive son jardin, suit la chute du soleil derrière la coupole du Dôme... Florence est le tombeau des déceptions.

Que de loisirs, ici, pour passer en revue mes années d’apprentissage, mes erreurs sentimentales, à l’ombre des cyprès, en cette Toscane dont la terre a produit de si éblouissantes fleurs d’art, mais que je n’ai pas envie de respirer! Quel endroit pour y venir renoncer! Aucun pays ne me donna moins envie de peindre. J’y suis venu comme dans un sanatorium, bâti par les plus grands architectes, et sans laideurs modernes. Une Suisse supportable.

Ici, je n’ai pas de nationalité, je deviens anonyme; un voyageur dans un musée. C’est la prolongation de cet état que vous connaissez comme moi, Cynthia: le rêve dans la couchette d’un wagon-lit; point de lettres, ni de téléphone, toutes communications coupées, une trêve de quelques heures. L’hier a pris fin sur le quai de la gare, à Charing Cross. Mon imagination construit le demain comme un château en Espagne.

Depuis que je suis ici, je vis comme un enfant qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre, et les yeux pour ne pas voir ce qui lui fait peur...

Donc, à vous l’enfant James. Je vous l’ai remis, je vous l’ai confié. Pendant les vacances, vous me l’amènerez. En dehors des vacances, puisque vous ne voulez pas être aux yeux de tous à moi, sachez ce que je compte faire.

Darius Marcellot, complètement ruiné et sous le coup de poursuites judiciaires, compte venir ici. J’opère encore une fois son sauvetage, le sachant honnête homme, à moi dévoué et victime de son imagination romantique. Si vous êtes peu satisfaite de me savoir en sa compagnie, n’oubliez pas que, par votre refus d’être ma femme légitime, vous m’aurez valu ce compagnon—et sa bande. Car Darius amènera une «amie», une Allemande, et des enfants! J’ai loué pour lui cette villa Epicuria—nom absurde—et je vous écris sur le papier qu’y ont laissé les derniers occupants, des Américains.

Je ne suis pas encore installé dans cette villa, mais j’y passe l’après-midi. Une ruine. La partie habitable, date du 16e siècle. D’une tour fort haute, la vue s’étend jusqu’à Vallombrosa; un peintre autrichien y a vécu, et l’a meublée d’horrible façon; aussi, j’achète des meubles bolonais. Il y a des trouvailles à faire chez les Antiquaires; je viens de mettre la main sur un Ribera magnifique, le plus bel ornement de ma Sala. Avec les murs blanchis à la chaux, des rideaux de damas rouge, ce sera très florentin-esthète, conventionnel, bon à sous-louer à d’autres Américains, quand j’irai ailleurs.

En attendant que j’aie une cuisinière et un jardinier-valet, je prends pension au Lung’Arno, près du pont del Spirito, chez une vieille qui a des filles galantes; mais je dîne chez Volpi, dans l’immonde sous-sol où les artistes et les littérateurs tiennent leurs assises. Je veux «faire vie à Florence», complètement. Je suis déjà dégoûté de ce monde, presque de cette ville—mais j’y suis un inconnu, ce qui ne serait pas possible à Rome; Venise sera pour le printemps.—A Pâques, vous y amènerez James...»

Rome, janvier 1910.

«Chère Amie,

«Oui, je suis venu à Rome, Florence n’était déjà plus possible. Le fils d’un ancien magistrat que connaissait mon père, m’a rencontré à un dîner qu’on m’offrit au cercle Lionardo da Vinci. Florence est la province, immédiatement on apprit que j’y étais seul; des Français, très médiocres, m’ont fait la chasse; le fils du magistrat X... est directeur de l’Ecole française de Florence, une très pâle et pauvre institution, comme la plupart des nôtres, à l’étranger. L’Allemagne règne ici. J’en eus la preuve, dès que Darius et sa Rachel Luxembourg ont apparu chez Volpi. Cette femme, qui est de Dresde, semble célèbre parmi les traînards du Volpi. La villa Epicuria va devenir, par l’industrie de cette Rachel, un magasin de peintures néo-impressionnistes, et de bric-à-brac (meubles coloriés de la campagne toscane, vieilles étoffes de fil et de coton imprimées, etc., etc...). Lœser et Berenson, les esthéticiens américains, savent que Rachel a deux Cézannes à vendre, je n’ai pas de quoi me les offrir, car je suis toujours à court, malgré votre bon management des fonds que je vous ai remis, et Rachel prétend que, grâce à ses affaires avec Darius, la villa Epicuria ne me coûtera rien. Mais je ne puis profiter de cette maison... et la nourriture allemande, saucisse et choucroute, me réussit encore plus mal que celle du Volpi. Pickles, concombres, salades sucrées, café au lait: les régals de Fraülein Rachel Luxembourg. Ses enfants crépus renversent la sauce sur la table, ils sont plus sales que mon petit James ne l’était, du temps des Watkins. Combien je vous suis reconnaissant de l’avoir, malgré moi, mis à Beaumont College!...

Darius est à Naples, pour ses études sur Croce, le philosophe; je l’attends ici. Darius, en plein socialisme philosophique, est devenu très allemand. Nous trouvons des Allemands à chaque coin de rue; et, tout de même, Rome est presque pour moi comme Londres, je me promène dans la Campana, chaque après-midi, en landau ouvert, avec des Anglaises qui hivernent à Rome. Qui connaît du monde à Rome ne peut échapper aux importuns. Un jour, après un déjeuner au Castello dei Cesari, je me rendais, seul, à la Via Appia. Les voitures étaient si nombreuses et la poussière qu’elles soulevaient si épaisse, que j’attendais le crépuscule dans le jardin des Trappistes (catacombes de Saint-Calixte) d’où l’on aperçoit, comme dans un Corot, le dôme de Saint-Pierre, au bout d’une pergola, et, de l’autre côté, le tombeau de Cecilia Metella. Je croquais une tablette de ce bon chocolat que fabriquent ces moines, et je discutais avec un Père chocolatier des moyens de peindre chez eux, et de ranger mes ustensiles sous un hangar. Une voix de femme m’appela: c’était Lady Ethel, la fille de la marquise de Hintley, que je n’avais pas revue depuis 1871, ma compagne d’enfance; on m’avait indiqué à elle dans la chapelle Sixtine. La marquise voyage avec une grande fille phtisique et c’est avec ces deux dames que je fais mon tour quotidien dans la Campana. Elles me mirent en relation avec votre Ambassadeur et les habitués du Grand Hôtel; donc, obligation de déposer au Palais Farnèse une carte pour mon Ambassadeur, puis une autre à la villa Médicis. Les élèves de l’Académie me montrent leurs travaux, et que puis-je en dire? Voilà encore un des problèmes de ces temps: l’Académie de France à Rome! Des fonctionnaires, des petits bourgeois bombardés peintres-lauréats, des intelligences de clercs de notaire. J’imagine les ombres de M. Ingres et de Corot, errant, au clair de lune, dans les bosquets de buis, sous les chênes-lièges de la villa, et leur dialogue! S’ils entraient dans les ateliers des nouveaux Prix de Rome, que diraient-ils à ces déracinés?

Malgré la Via Nazionale, les quartiers-neufs de la Rome des Allemands, Rome reste divine et, quand on y vient pour la première fois, on sent que c’est un événement grave et considérable dans une vie.

Je ne sais pas comment me défendre! Il y a pourtant des hommes de pensée qui, à Rome, installent leur travail et évitent le monde. Héritage de ma mère? Ah! l’hôtel de l’avenue Montaigne, l’odeur en reste dans ma peau, je ne m’en laverai donc jamais!

Si je mange dans les trattorias, il se trouve toujours, près de moi, quelque «art-student», l’une quelconque de mes élèves de l’atelier Scarpi. Deux Anglaises, une miniaturiste et une aquarelliste, ont remis le grappin sur moi. Il faut voir l’intérieur de ces idéalistes, sans feu ni lumière! Toutes à l’Art! Il faudrait aussi que vous vous efforciez de m’avoir un éditeur pour les illustrations du «Songe d’une nuit d’été», dont cette Miss Smithson est l’auteur. Elles crèvent de faim, ces femmes, Lady Ethel a commandé des miniatures à Miss Reed (l’autre vieille fille). Pour soulager de telles misères, on regrette moins d’avoir fait la connaissance de votre Ambassadeur. Ceci: l’héritage de mon père. Misère, misère, misère...

Mais vous avez raison, j’aurais mieux fait de continuer ma série de Londres. On se cache mieux, là-bas.

Les lettres de James sont charmantes—mais je suis convaincu qu’il se demande si vous n’êtes pas sa mère. Ses questions deviennent trop précises... Si vous lui disiez la vérité?...»

Rome, janvier.

«... Vous rappelez-vous un élève de l’Atelier Scarpi, un Munichois du nom de X..., qui faisait de si curieux fac-similés, dans la galerie des Sept mètres, au Louvre?—Un de nos meilleurs élèves—disait Signor Scarpi. Et le Polonais qui peignait des «suicidées» à la Tassaert, en grisaille, comme Carrière? La dernière fois que nous l’avons vu, c’était à la salle Erard, un soir que l’on jouait le quatuor de Debussy. A côté de vous, un macfarlane à capuchon, d’où sortaient des soupirs. Vous vous rappelez qu’ensuite, nous ayant reconnus, il nous fit ses adieux et nous raconta, tout bas, qu’il avait reçu une mission (il était nihiliste) et que cette mission était «au-dessus de ses forces». Il s’agissait d’un attentat, peut-être, contre la famille impériale. Mon Polonais n’a attenté à rien du tout, mais, tranquillement à Rome, il prépare des panneaux de bois déjà peints, et maquille les faux primitifs que le Munichois exécute avec un talent merveilleux. Comment ai-je découvert la chose? Rachel Luxembourg tente d’embaucher mon Polonais, Darius l’ayant retrouvé ici dans une trattoria. Rachel, qui l’a connu à Dresde, le juge propre à décorer des meubles toscans.

Darius a été chez ces misérables, et dans l’enthousiasme où l’avait mis une certaine figurine de cire du XVe. La figurine était déposée chez un antiquaire; j’y fus, car le studio de mes ex-élèves ne m’est pas ouvert.

—Voici, m’a dit l’antiquaire, une pièce de premier ordre, qui partira pour l’Allemagne. Herr Professor von Bode, de Berlin, est en compétition avec le Metropolitan Museum de New-York. Le Musée du Louvre ne met pas le prix pour acquérir les chefs-d’œuvre.

Or, ma chère amie, je jure sur la tête de James que cette figurine est un faux, la patine de la cire n’est même pas sèche. L’imprudent antiquaire m’a fait passer dans sa galerie des trésors; un certain Watteau qu’il me soumit est du pur «Munichois fecit», un «Amico del Dario».

—Ah! Cher ami, m’a dit Darius, mais ceci est fort grave! je préviendrai Rachel.

Rachel est restée huit jours à Rome. Le Professor Bode était ici, et Rachel a si bien fait la leçon à Darius, que Darius m’a dit, cette fois sans réplique possible:

—Ah! cher ami (imaginez son onction), mais vous faites erreur! Il n’y a que les savants de l’Allemagne, qui soient infaillibles aujourd’hui!

Mes compagnons sont, comme la plupart des Italiens que j’écoute causer, esclaves de l’Allemagne. Dans quelque endroit que j’aille, j’ai la sensation que la parole d’un Français n’est jamais prise au sérieux. Dans un Salon, au Grand Hôtel, dans une Ambassade, dans un train, un Français n’a plus sa place. Hélas! je dois à la vérité que le spécimen courant de mes compatriotes sort je ne sais d’où. «Dear me!» que nous sommes donc mal représentés en dehors de chez nous!...»

Volterra, 15 avril. (Cette lettre adressée à moi-même).

«Mon cher ami,

«C’est, en effet, très mal, de ne t’avoir pas répondu. Mrs Merrymore, ai-je pensé, te tenait au courant de mes faits et gestes, comme de la santé et des études de James, auquel tu témoignes tant de dévouement. Mrs Merrymore devait s’arrêter à Paris, avant de s’embarquer pour Florence, elle t’aurait montré ton filleul, puisque tu as fini par être le parrain de James—encore une des charges que toi et Cynthia avez prises en cachette. Les théories de Cynthia la font agir, sans me prévenir, et feindre de croire que c’est moi qui agis. Point juste, cela! J’ai cru James baptisé, dès après sa naissance, dans la Nièvre. Il sera donc deux fois baptisé. Et son état civil? En avez-vous refabriqué un, en Angleterre? Mrs Merrymore, avec laquelle je fais parfois un tour en automobile, ne m’a rien dit. Elle me traite en «lunatic», mais mon équilibre est parfait. James est dans la joie. Il apprécie ce que je lui montre. Je n’ose plus presser mon amie de revenir à Florence, quand elle aura reconduit James à l’Ecole. Nous évitons toute allusion au passé et a l’avenir, je suis comme mes parents, qui ne causaient de leurs affaires qu’avec les autres, d’où perpétuelle apparence d’hypocrisie, manque de sincérité: la crainte engendre la dissimulation, le mensonge même. D’autre part, Mrs Merrymore m’évite de ces soucis matériels, où je me perdais—et toujours le même regret me ronge... mais peut-être bientôt se ravisera-t-elle, puisque déjà elle ose voyager seule avec moi?

Donc nous voyageons en Toscane. A la fin du mois, je commence un double portrait, pour remplir les trous creusés dans ma caisse par tant de mains. Je te consulterai de vive voix, au sujet des affaires de Darius Marcellot. Mrs Merrymore me supplie de ne pas retourner à Florence, à cause des Marcellot. Quand elle sera à Londres, je lui apprendrai où je suis. Il y a urgence.

Et toi, mon cher?.»

Lettre à Mrs Merrymore.

Florence, fin avril.

«Chère amie,

«Je vous ai désobéi, je suis à Florence.

A la vérité, j’avais à revenir ici, c’était promis, conclu, avec cette Américaine dont je vous ai parlé, celle qui, un soir de janvier, par un froid italien, c’est-à-dire de canard, descendit de l’omnibus et entra à l’hôtel mi-nue. Elle n’avait pas de bagages, et ne portait qu’une étole de fourrure, sur une jupe transparente en tulle d’or, et un grand béret renaissance. Toilette de voyage qui convient assez à cette Mrs Links. Elle a l’air d’une idole chinoise du Silence, on entendait à peine sa voix... la voix des revenants dans les séances de spiritisme.

L’affaire fut bouclée en un instant: j’irais peindre son fils et elle-même, dans sa villa dei Colli. Il le fallait, elle y tenait, cet ordre venait de l’au-delà. Elle sortit, comme elle était entrée: sans me dire son nom. Vous en souvient-il, Cynthia, comme toujours craintive pour moi, vous avez, sur-le-champ, pris ombrage! Tous les malheurs allaient m’accabler. Mon Américaine m’empoisonnerait, on me couperait les quatre veines, dans un bain d’aromates. Vous décriviez la salle byzantine, le «toc» à la vénitienne des salons où cette femme devait se plaire. Eh! bien, sachez-le: il n’y a pas de salle byzantine chez Mrs Links, mais sa chambre à coucher pourrait être un décor pour Roméo et Juliette, au «Lyceum», du temps d’Irving. Je ne sais encore si elle est redoutable. Elle possède un mari, homme charmant et doux. Je crois qu’ils sont unis. Harry est le second époux de Gisell. Le précédent fut tué à la chasse (ceci pour vous rassurer sur mon compte). Réussirai-je?

Le portrait est déjà en train. L’enfant, tout autre que James, a la mélancolie des petits êtres dont la mère s’est remariée et qui ne comprennent pas très bien où ils en sont, ballotés entre deux familles auxquelles ils ne savent jamais s’ils appartiennent, ou non. Il me fait penser à tout ce que vous craigniez pour James.

Les Links avaient préparé un logement à mon usage. Je suis descendu à l’hôtel Byron, au Lung Arno, près du Ponte Vecchio. Ainsi, je serai plus à même de me retrouver, de me recueillir, après les journées à la villa dei Colli...»

Mai 15.

«Vous voila bien, chère amie! Toujours la même! Vous vous ennuyez à faire les honneurs de votre salon aux relations de vos sœurs. Vous êtes possédée comme moi du démon de la peinture. Vous voudriez venir ici, peindre à côté de moi, causer, vous promener avec moi; c’est cela, oui, pour toujours. Les difficultés, les remarques aigres-douces de ces dames Northmount? Vous appartenez à vos sœurs! il vaut d’ailleurs mieux que nous mesurions le temps que vous et moi pouvons supporter, loin l’un de l’autre. Je continue d’être un peu comme dans le sleeping-car, malgré des alternatives d’agitation. L’art de Florence m’ennuie, la ville m’apparaît toujours froide et sèche, avec ses motifs tant défraîchis d’avoir été trop photographiés et aquarellés par les vieilles filles de votre pays et les étudiants d’Oxford.

Mais le ménage Links m’a fait découvrir une autre Florence cosmopolite, celle des villas et des environs. En automobile, nous parcourons le pays. Je ne parle qu’anglais, je ne vois que des Anglais et des Américains à la Henry James. Mon amour pour les types est à même de se satisfaire ici. Il n’y a donc que des fous? J’en suis peut-être un aussi, quoique vous m’ayez souvent rassuré: «les Français n’ont pas d’imagination». Je crois en effet avoir ma «tête sur mes épaules». Les Musées ne me la feront pas tourner. Je les avais évités, l’hiver dernier. Cela est mort, ou bien cela s’adresse aux littérateurs, aux vierges dévergondées et aux messieurs bizarres. A Venise, j’aurais la joie de la vraie couleur, de la pâte, de la peinture, telle que nous l’entendons. Votre Botticelli de chez William Morris, il faut «se battre les flancs» pour l’aimer. Michel-Ange? une autre affaire! Nous sommes du même avis, vous et moi. En attendant, je veux voir des personnes et non pas des œuvres.

Mrs Links est parmi les renoueurs de la tradition, «through» Cézanne. Elle oscille entre le quattrocento et les Indépendants. Elle me met au courant des philosophes de Florence. Quelle drôle de ville! Comme sur la Riviera, des chanteurs, des professeurs de musique, des diplomates à la retraite, qui ont cru trouver du soleil en hiver dans «la Cité des fleurs» l’une des plus froides d’Europe, mais à cause de la Primavera de Sandro, à cause de Donatello et de Michel-Ange, sous le vocable de l’Art, grâce au double snobisme qui régit la société moderne.

Et tout ce monde endormi dort, dort, dort, malgré l’air qui me stimule comme du vin de Champagne. Il n’y a plus ici de forces créatrices; étrangers et natifs dorment; ils croient travailler, parce qu’ils sont en contact avec de belles choses; mais ce ne sont que lazzaroni, qui pourraient être à Nice, avec Jean Lorrain, excepté que s’offrent ici mille occasions de plus—pour les vicieux. Vous me disiez naguère: «On revient toujours à Florence, mais c’est en passant, comme à Milan, entre deux trains». Pas tout à fait juste: on s’y accommoderait mieux que dans votre bien-aimée Pérouse, où vous voudriez vivre...»

Florence, 25 mai.

«Si je ne vous écris pas plus souvent, Cynthia, c’est que j’hésite, je ne sais que vous dire. Dois-je passer l’été en Angleterre, comme vous l’aviez souhaité? Mes devoirs auprès de James? Il faut aussi que je soigne son père, celui dont l’avenir de mon enfant dépend. Je vous assure, croyez-moi, ma situation présente ne peut se prolonger, ou je meurs...

I must settle down. En Angleterre, à Paris? J’aurais dit, il y a quelque temps encore:—A vous d’en décider, Cynthia!—Je vous avouerai que ce séjour à Florence me ferait du bien, physiquement, quoique tout l’art que j’absorbe, du matin au soir, avec Mrs Links, au cours de nos randonnées en automobile, me trouble extrêmement. Je tiens un journal assez exact; je vous le montrerai. Si jamais j’en avais le temps, j’écrirais une histoire des origines de la peinture moderne, avec en sous titre: «La mode et l’opinion».

Mrs Links, ou Gisell, si vous aimez mieux (c’est ainsi qu’on la désigne ici), porte une magnifique intelligence, comme un collier de perles sous sa chemise. Les poses seraient un régal, par la richesse de sa conversation, si cette morphinomane ne tombait subitement dans des silences que rien, pendant des heures, ne peut rompre. Elle a des aventures; je soupçonne un drame dans la maison. Avec ma maladresse habituelle, je m’y mêle, sans le savoir. Je ne vois peut-être point juste. (A éclaircir pendant un petit voyage avec les Links et d’autres amis, à Pérouse). On me supplie de passer juillet et août à la villa. Des spirites sont attendus, les tables qu’on fait tourner me donnent un détestable malaise. Je ne m’attarderai pas au delà du premier juillet...»

Georges Aymeris laisse à peine deviner, en ses lettres à Mrs Merrymore, les attraits qu’avait pour lui son séjour auprès de Mrs Links. Son journal, plein de réserve, de sous-entendus, de transpositions nécessaires, révèle un nouvel intérêt dans sa vie.

Extraits du Journal.

(L’art moderne infusé par Mrs Links).

Cynthia m’écrit que les femmes sont toutes semblables les unes aux autres en Amérique. Je ne la contredirai pas, car elle les connaît mieux et depuis plus longtemps que moi. Selon Cynthia, elles ne vivent que pour parvenir; les unes nous éblouissent par l’argent qu’elles gaspillent, les autres par leur science, leur connaissance de l’Art; et ce sont des femmes sèches, incapables de désintéressement (dans le sens intellectuel); personnelles, pratiques, qui marcheraient sur le corps de leur fils, s’il obstruait la route. L’habitude de la richesse rend les meilleures intraitables, elles n’admettent point que quelqu’un ni quelque chose leur résistent.

Quand elle pose dans l’immense galerie aux fenêtres toscanes, à grillages, et haut dans le mur, Mrs Links reçoit une lumière reflétée sur les dalles comme par les vitraux d’une église; elle est placide comme ses divinités de la Chine et ses madones Siennoises, dont l’or reluit sur la trame d’un brocart vineux et atténué, dont est tendue la Sala. Gisell porte une tiare chinoise. Si elle se tait, ses yeux sont effrayants, dans son visage bouffi et mat, encadré de cheveux qui moussent comme la perruque d’Ida Rubinstein dans Shéhérazade. La poitrine de Gisell se soulève à chaque reprise de la respiration, comme le levier d’une machine puissante, formidable au repos comme dans l’action. Gisell est un animal de la jungle. Et sa voix est un léger souffle, et sa bouche pâle, lippue et large, n’a jamais ri devant moi. Il faudrait des ans pour qu’un Européen reconstituât le passé d’un tel être. Elle a l’immobilité grave, les lents mouvements d’une odalisque, macérée dans les essences du harem; et cette femme de Chicago organiserait une fabrique de conserves, une boucherie frigorifique, un trust des chemins de fer ou un cinématographe musical! Selon nos définitions des classes sociales dans notre vieux monde établies, vous ne l’appelleriez ni une bourgeoise, ni une Lady. Elle a l’habitude du luxe, et ses raffinements sont d’une personne qui aurait tenu des comptoirs, mais oublié le prix de ses «articles». Toute simple, dans la direction de son «home», et ménagère pratique, ses doigts, si adroits pour l’inutile, n’ont pourtant jamais tenu une aiguille, et Gisell brise une épingle si elle assujettit son chapeau en l’absence de sa maid. Ses notions sont innombrables, avec des trous d’obscurité, une ignorance des plans et des valeurs; mais sa compréhension est si vive qu’elle vous arrête à mi-chemin si vous croyez devoir lui expliquer quelque chose. Elle vous coupe alors la parole, par économie de ce temps, qui «est de l’argent», et, si vous continuez, elle incline la tête sur ses colliers d’ambre, et pense à autre chose.

L’Europe? Tu l’as visitée, Gisell, tu sais, de notre histoire, mieux et plus que nous des dates; mais, Gisell, les livres ne suffisent pas. Si notre vieux Sphinx, qui s’enfouit dans la cendre du Temps, ouvre en amande son œil que tant de couchants n’ont pas fait cligner, renonce, étrangère, à obtenir de sa lassitude royale, toute réponse à tes impertinentes «colles» d’écolière!

Nous sommes donc là, elle et moi, face à face.

La guerre entre deux continents. Deux ennemis en présence, aux forces inégales. J’ai confiance dans les miennes, car je n’ai jamais encore tenu, au bout de mon pinceau, un visage impénétrable. Elles se défendent, elles feignent, mais, sonne l’heure fatale où un pli se déplace, et laisse le peintre voir ce que cachait le vêtement. Visages, mains, caractères, o visages humains! Mes brosses et mes couleurs sont mes balistes et mes catapultes, anodines, selon vous, mais redoutables, pointées par moi.

Quand nous fumons une cigarette, dans les intervalles des séances, vous glissez, Gisell, jusqu’à moi; devant mon chevalet, ce «Ah!»... J’avais donc deviné ce qui s’était, la minute d’avant, passé derrière la cloison d’ivoire de votre front? J’étais trop jeune, quand la Princesse Peglioso exposa le sien à mon innocence.

Maintenant, Gisell, retournez à votre sofa!

Le petit John range des pots d’arums sur la terrasse. Appelez-le par la fenêtre, qu’il vienne; j’ai besoin de lui à côté de vous.

Les rayons de midi tombent droit sur le tapis, rejaillissent, comme l’eau d’une fontaine, en gouttelettes d’or.

Harry Links s’est levé tard, il est dans sa chambre, tourne, va de sa baignoire au secrétaire où, soi-disant, il écrit une comédie pour une fête que nous préparons. Il veut être auteur dramatique, puisque son industrie de Chicago lui laisse des loisirs en Europe, où sa femme est esthète. On l’a déraciné; il n’a plus ses «affaires», l’homme actif de Chicago fait les commissions de sa femme dans Florence: c’est l’automobile à conduire en ville, des amis qu’il va chercher à la gare, il achète du chocolat chez Jacosa, porte des invitations dans les hôtels. Chaque midi, un déjeuner réunit à la villa quelques-uns des voyageurs de passage. Harry Links, abreuvé d’art, s’ennuie d’être loin de son «office». Il aime Gisell, en chien fidèle; il s’est attaché au petit John comme s’il était le père de cet enfant. Harry allait s’endormir dans les coussins de la villa dei Colli, la lune de miel durait encore, j’en suis sûr, quand j’ai connu sa femme!

Un escalier invisible le conduit de sa chambre à celle de Gisell. Elle vient d’en murer la porte. Je sais que ces amoureux se costumaient en Roméo et Juliette. Harry est mélancolique et s’occupe de l’éducation de John. Serait-ce un commencement de haine? Il y a un drame par là, je le sens, je connais tous les personnages et ne puis savoir lesquels accoupler, mais deux par deux? trois par trois? Sexes ad libitum et interchangeables.

Dramatis personæ
Villas.
Un mari.
femme de celui-ci.
Le Lord de la colline en face.
Lady X., femme de celui-ci.
Le maître de latin, précepteur in partibus de l’enfant du ménage principal.
Podere.
La femme du précepteur, artiste dramatique.
Un valet de ferme.
Un mécanicien.
La dame pélerine aux coquilles St. Jacques.
En ville.
Figurants: Le vieux couple américain douteux.
Un copiste anglais, des Uffizzi
Buveurs de cocktails, esthètes de chez Giacosa

En tout, de 20 à 25 personnes.

Lord X... est venu ce matin pendant ma séance. Gisell ne s’est pas enquise de sa femme (son amie intime). Lady X. part demain pour Paris, et elle n’a pas pris congé de Gisell. Je ne puis faire parler Mrs Links au sujet de Lady X. Des Américains pauvres, les Paul Pappers habitent dans le Podere; Paul, le mari, est précepteur du petit John; Isabella étudie l’art dramatique. C’est elle qui jouera le premier rôle dans la pièce de Harry, et le second est tenu par la demoiselle végétarienne aux coquilles Saint-Jacques, qui s’en va, deux fois l’an, jusqu’à Rome à pied (en sandales), un bâton à la main. Je n’assiste pas aux répétitions. On répète, au Podere. Grand mystère. La bonne figure grasse et rose de Harry Links se rembrunit, dès que ces femmes arrivent. Il ne dirigera point, dit-il, les dernières répétitions.

Le chauffeur m’a dit que Harry buvait du whisky dans un cabinet noir; il noie son chagrin. Il boude, quand Paul Pappers s’en va, la leçon de latin finie, et le petit John pleure. Lord X... ne rencontrait jamais Paul Pappers. Notons cela. Isabella se dit malade depuis huit jours. Et la comédie est remise à quinzaine.

Quand je monte par les viale dei Colli, le matin, j’aperçois souvent Gisell, en robe de mousseline blanche, ombrelle bleue, chapeau bergère à fleurs des champs. Alors Gisell n’est plus une Orientale du tout; moins pâle, elle est gaie, presque souriante. Elle se vante d’avoir parcouru dix kilomètres à pied, et d’avoir trait ses vaches, au podere. Une demi-heure après, elle a remis sa tiare et c’est la Divinité silencieuse, qui reprend la pose.

Demain soir, bal travesti, à la villa.

Gisell voit l’art italien de la Renaissance, à la façon dont Beardsley a vu le 18e siècle français. Verlaine, Mallarmé sont ses dieux. Elle me fait raconter mon époque, mais elle vit dans un décor de bric-à-brac, chasubles, fausses madones du quattrocento,—chromos anglaises, d’après Burne Jones, et paysages de Sargent. Elle se prépare déjà à changer toutes ces babioles contre du «néo-impressionnisme». Si je fais son portrait, c’est qu’elle a voulu me connaître. Elle m’annonce déjà que nous en ferons d’autres, sa turquerie n’est qu’une phase. C’est elle qui a choisi la tiare et le costume Bakst. Elle médite une toilette de 1867: «You know how Manet would have painted me». (Vous savez comment Manet m’eût représentée.)

Nous nous amusons beaucoup.

Cette femme, aux silences de mort, décrit la New-York d’aujourd’hui comme le lieu où la vie est la plus intense, et elle parle avec des mots de passion. Je la vois qui se trempe dans la foule de cette ville comme une ligne de fond. Je me sens tellement attiré là-bas, qu’il faut que j’y retourne. Gisell, encore plus que les autres, coupera-t-elle les fils qui m’attachaient à Passy? Puisqu’il y a des merveilles, aux quatre coins de l’univers, comment s’enfermer dans un atelier, à peindre toujours la même chose? Peut-on être d’un seul endroit? Problème jamais résolu.

Si mon père et ma mère me voyaient à Florence...

Quelquefois, dans le dévergondage de cette société cosmopolite, je rencontre un Français. Hier, c’était encore un des maîtres de cette Académie que nous fondâmes ici pour les études historiques et la propagation de notre langue. Une insurmontable répulsion me fait fuir les Français, si je suis «hors de chez nous». L’honorable professeur à redingote et à chapeau mou, sur les rives de l’Arno, représente notre culture. D’insctinct, je m’efforçai d’être aimable, ayant reçu de bonnes leçons. Le «monsieur» avait le même accent que moi; mais nous n’avions que cela seul en commun. L’odieux universitaire à binocle s’est permis des plaisanteries, il fit l’avantageux et le frondeur, parce qu’il a une histoire dans sa vie.—Il y a bien de quoi crâner pour cela!

Le plaisir que je m’étais promis, aux hors-d’œuvre, d’enfin causer avec un être d’éducation semblable à la mienne, se tourna en fureur dès que le «monsieur» parla. Cet homme éminent n’est qu’un commis voyageur, un placier en mots. Ne vous avisez pas de lui demander pourquoi il se déplaît en Italie! Il y apporte ses tares. Les Florentins le trouvent spirituel; moi, ils semblent me trouver stupide... Entre lui et moi, pour le moins, ils ne distinguent pas. Mais on se connaît mal soi-même. Si j’ai mes ridicules, le moindre n’est point (entre nous) l’adaptabilité et mes travestissements successifs. Il serait peut-être plus sage de ressembler à ceux de ma caste, comme ce Monsieur Balzangue, qui ferait un si bon chef de cabinet, à son père, l’ex-ministre; Balzangue n’a certes pas une collection de masques dans son bagage. Ceci est très français. Quant à moi, comme une Istar, je me présente à tous les guichets des remparts; à chacun, pour être admis dans la Cité Sainte, j’aurai dépouillé un de plus entre mes mille costumes de rechange. Quand j’aurai, jusqu’à ma chemise, arraché mes vêtements, que restera-t-il de Georges Aymeris? Ta pudeur de jadis, où sera-t-elle, quand tu abaisseras tes yeux sur ton corps enfin mis à nu? Seras-tu dans la Cité enfin admis? Quelle sera la réponse du guichetier?

Continue tes expériences, marcheur qui sens déjà les cloques saillir à la plante de tes pieds!

J’ai laissé ma malle à la consigne, sans donner mon nom, ni mon adresse. Allais-je déjeuner chez Lapi? Vite, dehors! Quelqu’un allait me reconnaître, et je ne veux plus être reconnu. Dehors, je serai peut-être un autre moi-même de plus. Faisons-en l’essai. Si je suis hors de France, ce n’est pas pour voir, en un autre Français, ce qui, j’espère, n’est pas en moi. Je me dénationalise.

Et le lendemain, faible, je me suis assis à la table du Normalien et, parce que je suis l’incorrigible Français, n’a-t-il pas fallu que je lui demandasse s’il était, lui aussi, un élève de Condorcet?

A son gardien, un prévenu, dans la prison de Mazas, révèle son identité, parce que l’accent du geôlier est celui de Carcassonne; et ces deux hommes feront causette amicale, jusqu’à ce que se revenge de l’autre celui qui porte les clefs: dès qu’aura pris fin le dialogue en patois «de chez nous».

James, mon fils, je pense à toi.

A celui qui te succédera, en lui remettant le flambeau de la course, quelle langue parlerais-tu, homme d’aujourd’hui? Le sens des mots, d’une génération à l’autre, change.

Pierre Aymeris, mon père, tu m’as parlé. Ai-je retenu ce que tu m’as dit?... L’ai-je compris? Il me semble...

Aurais-je déjà oublié? Pourquoi n’ai-je, encore une fois, traversé l’Océan? Jadis, le paquebot transatlantique fut pour nous autres, comme dans un cauchemar, quelque chose qui file devant soi, qu’on essaye de suivre, de rattraper, et puis qui va si loin que la fatigue des brassées réveille en sursaut le nageur dans son lit. On ne sait vers où se dirige cette ville flottante. L’Amérique? C’était où l’on n’irait jamais, oui, là-bas dans le lointain, dans l’inconnu, on ne savait où, oui, là-bas, dans l’au-delà. A écouter Gisell, les lieues diminuent, New-York se rapproche encore de moi. Je commençai par la revoir, comme, dans un télescope, la lune. Maintenant, l’Océan n’est pas pour moi plus large que l’Arno, ni New-York plus distant d’ici que le quai de Passy.

Dans mon enfance, Paris, il me semblait que ce fût nous, les Aymeris; puis il y avait Saint-Cloud, Versailles, tout contre, autour du noyau que nous formions; plus loin, la campagne, Longreuil, Trouville, enfin la mer... la mer... et, au bout, la ligne d’horizon. Comme Nou-Miette m’enseignait que «ça descendait» ensuite, je n’essayais point d’imaginer l’abîme où choit le soleil en lançant une lueur verte.

L’Angleterre, l’Amérique, la Russie, la Chine, tout était de l’autre côté de cette ligne d’horizon, tout cela, petit, tout petit, et Paris, les Aymeris, nous étions très grands. Et c’est comme cela, que nous autres, nous nous représentions l’Univers.

Aujourd’hui, je tiens l’Amérique dans ma main. Gisell m’ouvre de nouvelles perspectives et me tend des corbeilles de fruits exotiques. Cuisines! Que ne donnerais-je pour que les mets et les boissons exotiques inconnues me répugnassent! Mais j’ai dû, dans mes existences antérieures, y goûter; ces nourritures et ces breuvages ont comme un goût qui me rappellerait je ne sais quoi d’agréable, à retrouver après des siècles de privation...

Pour les Yankees, nous autres d’Europe sommes des morts; ils viennent nous visiter, comme des cadavres pétrifiés dans les rues d’une Pompéi.

Serait-elle transportée là-bas, chez eux, la vraie vie vivante?

Ici les ruines? Ah! non! Si le soleil se lève sur nos décombres, nous sommes du côté où le soleil se lève et se lèvera toujours. Gisell vient nous voir pour se faire lire nos vieux palimpsestes par ceux qui en possèdent encore le chiffre... Gardons le chiffre, donc... Mais où le cacher? Taisons-nous, taisons-nous!

Son admiration pour notre passé et nos traditions, lui inspire des mots ironiques et de vague défiance, elle a cet œil inquiet dont, chez nous, les jeunes regardent les vieux. Gisell n’en est plus à la phase du respect, et je croirais plutôt qu’elle prit un plaisir cruel à notre décomposition, qu’elle semble humer comme Baudelaire la charogne. Elle se pervertit dans notre littérature, et Mirbeau fut son maître. N’est-ce point elle qui, dans une cage, enferma une douzaine de chats mâles et femelles, pour la jouissance de suivre le combat jusqu’au complet écrasement du plus faible? Il lui plut de venir, comme une Reine des dollars, choisir, ce qui n’était pas à vendre, et qu’on achète puisque le monument de notre hoir chancelle. De sa fenêtre à grillages, elle voit Florence à ses pieds, et songe, en se limant les ongles: J’achèterai le meilleur, puisque tout y est à vendre; et que le reste sombre avec une civilisation qui a trop duré!... il suffira de nos bibliothèques et de nos musées, pour l’érudition des philosophes.

C’est de l’informer, que Gisell demande à ma conversation. Je lui apparais comme un invalide qui, revenu de fameuses campagnes, dénombre les canons et les drapeaux, raconte ses petites anecdotes «historiques».

—Tell me, tell me, I want some more!

Elle veut tout apprendre au sujet de ceux que j’ai connus. Gisell collectionne les noms. Je suis son professeur d’histoire contemporaine (d’un tout petit coin de l’histoire contemporaine). Elle dévorera ces notions, puis, comme un boa gavé de nourriture, retombera dans ses silences, gonflée, gorgée.

Elle passe de l’un à l’autre, presse des citrons, puis jette le fruit dès que le jus l’a désaltérée.

Georges Aymeris, voici ton tour, c’est à toi de satisfaire Thamar.

Johnnie semble encore perdu dans le ménage de sa mère. Johnnie semble aimer son beau-père Links, si affectueux pour lui, plus même qu’il ne l’est pour Gisell, que Links ne comprend pas. Il appelle Links «mon père» en français (monne péïre); et son défunt père: «father». Hier, Johnnie, dont les grands yeux sont toujours tristes, demande, au milieu d’un de nos grands silences, la permission de parler:

—May I, mother? (Puis-je maman?)

Il avait, en rêve, rencontré «father» aux Cascine, habillé de noir et une fleur à la boutonnière, en tenue de visite. Johnnie voulait s’enfuir, se cacher derrière un arbre; mais il marcha à reculons, si loin, si loin, qu’il tomba dans l’Arno. Et il s’était réveillé.

—Mother? Qu’est-ce que m’aurait dit father? J’avais peur de ses questions. Supposez, si un jour father entrait, par le podere? Il monterait à la villa, peut-être je serais en train de jouer avec «doggy», le long des iris. Si je vois venir father, qu’est-ce que je dois faire? Father me demanderait si je suis heureux. Répondre oui? Est-ce que ça ne serait pas «improper» (inconvenant), de lui dire que «monne péïre» est si bon pour moi, si gentil, que mother est avec «monne péïre», comme si «monne péïre» était father? pourrais-je lui dire:—On vous croyait mort, dirais-je cela comme excuse?

J’ai interrogé Gouvernante. D’abord, elle n’a pas répondu... et puis elle a dit que les enfants ne doivent pas penser ces choses.—On pense aux morts, mais on n’en parle pas! Est-ce «correct» cela, mother?...

A ce moment, Links était en train d’écrire dans sa chambre. On entendait ses pas sur le dallage, et la machine à dactylographier tapait. Il éternua très fort, par la fenêtre. Johnnie leva la tête:

—Mother, est-ce que father écrivait aussi des drames? Father, que faisait-il le matin?

Gisell répond:—Father était tout le temps à la chasse. C’était un grand chasseur de grosses bêtes.

—Et «monne péïre»? Qu’est-ce qu’il chasse?

—Il construit des pièces.

—Qu’est-ce qui est plus difficile? Tuer des grosses bêtes, ou écrire à la machine?

Mrs Links me rend, comme des restes qu’un habile cuisinier travestit le lendemain, les notions qu’elle a reçues de moi. Elle m’excite sur les choses de l’«avant-garde». L’arrangement, par elle choisi pour son portrait (encore inachevé), elle ne l’approuve déjà plus. Je sens qu’elle n’est plus la femme de Shéhérazade, elle souhaiterait que je donnasse à son âme errante, une enveloppe autre. Elle forme des projets pour beaucoup d’autres toiles que je viendrai peindre à Florence, d’après elle, pour qu’en causant je «l’informe». Elle enrage de ce que je ne sois pas assez enthousiaste pour des œuvres qu’elle vient de découvrir, et me les explique à sa façon, «pour m’instruire». Elle élabore un vague projet de phalanstère d’«avant-garde»; elle recueillerait dans sa villa des artistes pauvres et les ferait travailler.

Elle interprète «Une dentelle s’abolit» avec ingéniosité; la syntaxe de Mallarmé l’arrête moins que moi. Je suis à l’école. Soudain, Gisell évoque un tableau, un vers, une page de prose, que j’oubliais, Gisell me les fait mieux sentir et d’une façon neuve.

Mes habitudes de pensée traditionnelle m’empêcheraient-elles d’en jouir ingénument? et cette élève me révélera-t-elle le sens de ce que je lui ai fait connaître?

Gisell, magicienne dans l’art des «pick me up», «cocktails» à réveiller la plus opiniâtre inappétence, Gisell les agite dans ses gobelets, sans avoir l’air de faire un geste.

Gisell me montrera peut-être celui que j’aurais dû être. Mais sait-elle bien celle qu’elle aurait dû être?

Gisell, je vous vois derrière un comptoir, à Chicago... Me trompé-je?

—J’aime—dit-elle—l’Italie pour sa sordidité. «It is not Beauty but Dirt in the Sun». «Ce n’est pas la Beauté, mais la Saleté au soleil». Connu, lui dis-je, depuis Baudelaire; et point ce que j’apprécie le plus en lui. Et Gisell est trop fine que d’insister. Telle une méduse, elle arrondit sa coupole gélatineuse: le flux l’avait amenée, le reflux l’emporte.

Quand saurai-je ce qui se passe, la nuit, dans cette villa dei Colli?

Elle aperçoit en moi «de la révolte, de l’anarchie comprimée», cette femme délirerait de joie, si elle provoquait une crise.

—Monsieur Aymeris, vous êtes fait pour traverser la vie dans la tempête. Vous viendrez avec moi à New-York? Promettez!

Se croit-elle assez forte? Ces mains courtes, cette chair d’ambre, cette cernure des yeux, cette crinière brune aux reflets rouges, j’en ai subi le pouvoir, chez une autre; vieilles lunes, les chaudes impassibles, les malades de curiosité!

Voici qu’il serait temps pour Cynthia...

A la villa, le soir, on marche dans l’obscurité. La grande salle ne s’éclaire que de quelques cierges, car Gisell en était hier encore au genre quattrocento; l’électricité est «inesthétique». Les beaux messieurs aux voix flûtées jugèrent qu’un bal travesti serait, sur cette colline, propre au déduit. Or, je me refuse à porter domino et masque; quelques poils postiches au menton me flanquent en dépression. Pierre Schlémihl... La nuit promettait d’être belle. Nous étions à la veille de la pleine lune; l’atmosphère était paisible, assez tiède pour que Gisell ouvrît les baies de la Sala sur la terrasse. Chacun avait gardé pour soi le secret de son travestissement. Isabelle Pappers, pour être toute rendue au bal, et craignant d’être plus malade, s’est installée à la villa, dès hier. A midi, Paul lui ordonne de ne point paraître à la mascarade. Depuis lors, il y a des allées et venues, des portes qu’on claque, des gens qui courent. En guise de séances de portrait, Johnnie et moi aidâmes Agostino à tendre les guirlandes, à remplir les vases de bouquets. Je suis passé partout, aux étages, dans le Patio, sur les terrasses: je n’ai rien surpris d’anormal, et il y a un drame dans l’air. Là-haut? En bas? Links a cassé un verre à déjeuner, en jouant avec Johnnie. Cela porte malheur, dit-il. Gisell fume plus encore que de coutume. Il y a drame, oui, il y a quelque chose quelque part, comme chez M. Maeterlinck.

Je n’ai jamais pu parler aux masques, dont j’ai l’effroi. Dans un coin de la Sala, derrière un paravent de Coromandel, je m’assis sur l’une des quelques marches qu’on descend pour passer du salon rouge dans la salle de bal, où j’ai vu ces muets se faire des révérences, les dames saluaient, de l’éventail; je reconnaissais à leur raideur les hommes enjuponnés. En attendant la danse, les dialogues ne s’animaient pas. Ces messieurs de chez Giacosa ont une préférence pour les habits ecclésiastiques: prélats, capucins, jésuites; des pélerins avec leurs coquilles; quelques mignons, des chanteurs florentins, des postillons, jeunes gens qui montrent leurs belles formes.

Gisell n’a invité que peu de dames, des Infantes de Velasquez, des Carmens, des Napolitaines; les laides sont à leur avantage, les jolies s’enlaidissent, toutes contentes de n’être plus elles-mêmes. Est-ce un bal homosexuel?

1re entrée: un Pape, avec sa cour;—appel de trompettes, «flabellas» de plumes de paon; à l’orchestre, une marche soutenue par l’orgue. Après les entrées, des valses lentes. On se met en train, on se cherche, on essaie d’intriguer.

Je bâille; cela va être lugubre, cette fête dans le noir. Les torches sentent mauvais. L’odeur des orangers monte du jardin et se perd dans celle des fards. Gisell ordonne au chef d’orchestre de jouer un «Virginia Real». Les couples se mettent sur deux rangs qui se font face. Le rythme de cette danse de nègres me réveilla, qu’ils étaient déjà en branle. Des combinaisons infinies de figures divisent les couples, les mélangent les uns aux autres; la prêtrise oublie son caractère sacré; les robes de moines se relèvent sur des jambes nues, les camails s’envolent, les rabats sautillent, les calottes tombent. Des voix de la Sixtine poussent de petits cris. Le Saint-Père brandit sa tiare, les crosses d’évêques frappent la terre: les femmes, cheveux épars, ôtent leur loup; toujours sur le même rythme nègre, le banjo plus strident met une sourdine à la viole et aux guitares. Gisell et l’Esmeralda tapent sur un tambour de basque. Les tailles se cambrent, les hanches, les ventres oscillent; un geste indique que tel enfant de chœur a reconnu tel Jésuite. Au paroxysme de la bacchanale, les cierges pleurent leur cire, une lampe file; on n’y voit plus, et le Virginia Real prend fin quand apparaît, sur un lit soutenu par quatre porteurs, une Ophélie.

C’est Isabelle.

Harry Links, un bouffon bleu et rose, l’annonce, en agitant les grelots de sa marotte. Un masque pousse un cri, signal convenu avec le chef d’orchestre. Les danses reprennent. Ophélie a déjà disparu. Où s’en est-elle allée? Prendre l’air sur la terrasse? Le bouffon amène des serviteurs avec des lanternes emmanchées de piques. Gisell n’est plus là.

Je sors de ma cachette, tandis que les danseurs sont au souper—et m’avance vers une fenêtre, d’où je vois, à travers les arbres, les flammes des chandeliers et des lanternes en marche. J’entends un coup de sifflet, des appels, des trompes d’automobiles. Sort-on déjà?

Harry Links s’écrie:—Agostino revient du podere, il a cherché partout Isabelle et ma femme. Si nous fouillions les berges de l’Arno? On prétend les avoir vues courir vers la ville...

La nuit pâlissait, l’aube était prête à poindre.

Nous ne connaîtrons jamais rien de plus sur cette histoire. Georges Aymeris ne m’en dit mot quand je le vis soudain à Paris, au milieu d’août, et prétendant avoir été plus impérieusement retenu par Darius Marcellot que par la dame américaine, qui semble disparaître à la fin de cette fête étrange. Je pense qu’il était temps qu’elle s’éclipsât.

A suivre Aymeris dans sa vie comme dans son journal, je me suis une fois de plus convaincu qu’à un certain type de femme correspond une certaine catégorie d’hommes; qu’il est des familles, ainsi qu’on dirait en botanique, qui s’attirent et qui par une sorte de fatalité s’unissent; Gisell, Lucia, sinon Rosemary, ces créatures d’un même sang, étaient, chacune à sa façon, capables de prendre au piège un bourgeois toujours sur le point de s’évader, toujours enchaîné, et qui n’avait jamais rompu avec Passy et ces Centenaires par lesquels son enfance s’était crue étouffée. Cette fois, comme en tant d’autres moments où il croyait agir délibérément ou regarder sans prendre parti, l’entraînait à son insu un charme pervers, étrange, violemment opposé à celui des femmes de son monde; et de même qu’au moment de l’Affaire Dreyfus il inclinait à prendre parti contre ses tantes, comme par protestation et mouvement d’indépendance, de même était-il sensible à ce que lui révélait de mystérieux Gisell de si loin venue vers lui. De plus, préparé, pétri par la main de Cynthia, peut-être avait-il espéré entraîner un acquiescement qu’il n’avait pas cessé de souhaiter; il retournerait vers son amie comme un artiste plus «avancé» qu’elle ne l’avait elle-même cru possible. Tout en s’en défendant, et entre deux conversations avec Mrs Links dont le goût pour la nouveauté lui semblait enfantin—et à qui Georges se donnait, par contradiction, pour un vieux classique—Aymeris, cédant à sa grâce et dans le dessein de paraître au niveau des admirations de l’Américaine, remplissait une toile de deux tons et d’un trait, où, se prenant à son propre jeu, il ne tarda pas à voir l’Univers.

Florence resta, pour moi, une cité maudite. Marcellot avait quitté la villa Epicuria, pleine encore de meubles et de bibelots. Georges les fit vendre aux enchères, et dans une saison mauvaise, afin de sauver pour la dernière fois, osa-t-il me dire, l’ancien directeur de la Revue Mauve. L’Allemande, sa femme, avait compromis Marcellot dans un scandale de faux tableaux; Darius l’avait chassée, il retombait à charge—et de tout son lourd poids—sur Georges Aymeris.

Tandis que mon ami réglait encore ces affaires si obscures pour moi, James était malade en Angleterre. Aymeris y alla; il revint à Paris, puis retourna à Londres. Il m’appelait chaque fois qu’il était à Passy. Cet ami si peu secret, me cela, avec une sorte de méfiance, les préoccupations intimes dont je le savais assiégé, qui n’avaient pas toutes pour cause la maladie de son fils: pleurésie déjà en voie de guérison, quand Aymeris l’avait revu chez Mrs Merrymore, au bord de la mer.

Mrs Links et la villa de Florence avaient-elles eu une telle influence sur lui!

Frappais-je à son atelier—l’atelier où chacun entrait jadis tout de go—alors Georges entre-bâillait la porte, me priait d’attendre, pour qu’il eût le temps de ranger sa toile: il semblait avoir la crainte des conseils, et même de montrer quoi que ce soit à un camarade.

Comme il a détruit toutes ses études, ses dessins faits à Florence, ou durant l’été d’après, je ne puis rien en dire ici; mais il commanda des perles de couleur, en fit des essais, et son refrain fut, désormais: «La peinture à l’huile est un moyen périmé».

Des caisses expédiées d’Italie, et encore empilées dans son jardin, sous une bâche, contenaient des toiles, œuvres de «post-impressionnistes», que Georges avait rachetées à Darius Marcellot; c’étaient des paysages et des natures mortes par les plus jeunes des cézannisants de France, de Florence et d’Allemagne:—Ceci n’est pas pour toi—me dit-il.

Deux ans plus tard, les caisses devaient encore être closes, sous les mêmes bâches. L’administration du Salon d’Automne invita Aymeris à réexposer en octobre quelques-unes de ses œuvres de début. Je lui fis observer que c’était là un traquenard: on avait le désir de prouver à tous qu’il avait eu du talent, qu’il n’en avait plus, et ses avances aux «fauves» ne serviraient qu’à appuyer, auprès du public ignorant, la réclame savante des négociants du «trust».

Ainsi j’exaspérai les hésitations de Georges, et, comme toujours, la sagesse d’une parole amie et sincère accrut son entêtement.

Il avait l’habitude, qui était un tic, de dire: «O mon Dieu! mon Dieu!», comme les Anglais qui contrefont un Français, et il poussait de gros soupirs; il avait des dépressions, des silences, des regards fixes, des mots blessants; nous ne comprenions rien à rien; selon lui, tout le monde était «bête», sauf je ne sais quels esprits supérieurs avec lesquels il avait noué commerce. Il voulut me conduire voir la collection de ce M. Stein, l’impresario d’un jeune Espagnol, Picasso, le seul aujourd’hui qui eût une parcelle du génie des maîtres quattrocentistes. Aymeris s’était remis à faire de la musique, il lisait avec Maurice Ravel les partitions de Moussorgski: les Russes le ravissaient.

Il projetait de passer l’hiver à Pétersbourg, dans le milieu des artistes qu’il avait rencontrés à Rome, où il y avait eu une saison de leurs merveilleux ballets. Il écrirait des poèmes pour Igor Stravinsky—compositeur encore obscur, du moins pour moi.

—Est-ce une «affaire» de Darius Marcellot?

—Pourquoi? Qui a dit cela? Les imbéciles!

Dans le tumulte d’une scène, de cris et de reproches impertinents, je débrouillai, petit à petit, qu’on lui avait fait croire qu’il était surtout un musicien qui s’ignore. Comme parrain de James, la question «argent» me parut alarmante; la somme gagnée à la villa Links s’était évaporée dans la villa Epicuria. L’Amérique secouait ses sequins; Georges, plutôt que d’y aller comme peintre, rêvait d’autres succès. Il n’y avait plus à raisonner avec lui.

Je déjeunais au restaurant Prunier, quand Georges vint, courbé et plus claudicant que de coutume, me faire lire une dépêche de Mrs Merrymore: «James n’obéit plus, il ne se laisse pas soigner, devriez venir...»

Il fallait partir immédiatement, par le train de 4 heures du soir, et je devais être du voyage. Je rentrai pour me munir de quelques vêtements, et retrouvai mon ami à la gare du Nord. Dans le wagon-restaurant, une douzaine de personnes reconnurent Aymeris; il causa avec elles, dans le train et sur le bateau, calmé, et à son ordinaire.

Le lendemain, dans l’après-midi, nous étions à Pease-Bank, le village proche de l’école de James. C’était à la fin de novembre, un vent humide et froid soufflait. Mrs Merrymore nous attendait.

—James—dit-elle—s’est échappé, malgré la défense du médecin, il est sorti pour un match de cricket, mais ni le tutor, ni sa femme ne l’ont retenu à la maison. Moi, je n’ose plus intervenir, n’étant ni mère, ni parente; d’ailleurs, même des parents trouveraient «bad form» d’avoir de la prudence, puisque James est considéré comme guéri par le médecin... Je vous «souhaite» ici, depuis que j’y suis venue... sans autorité.

Cynthia dit encore:—Vous avez l’air très fatigué, my dear friend— et examina Georges avec des yeux maternels.—Florence ne vous a valu rien de bon!

Il y avait à la fois une ironie et une immense tendresse dans ses paroles, qui fâchèrent Georges.

En victoria ouverte, nous traversâmes la petite ville de Pease, puis un parc, longeâmes un long canal auquel affleuraient les gazons d’immenses jardins, avec des «detached villas» sur la gauche, et de vieilles façades classiques sur la droite, un peu comme à Cambridge; la mélancolie de la saison et du crépuscule était poignante. Chez le «tutor», nul autre être vivant que les domestiques. Les élèves et les maîtres s’attardaient encore sur le champ du cricket. Notre voiture se remit en route, nous repassâmes par le parc, mîmes pied à terre devant une barrière blanche, et marchâmes longtemps sur une herbe boueuse et glaciale.

Mrs Merrymore nous précédait. Elle appela Mrs W., femme du professeur, l’alla chercher sous la tente où les garçons s’habillent; ces messieurs et ces dames l’avaient quittée quelques minutes auparavant et rentraient à travers champs, lui dit un jardinier; mais des «boys», quelques-uns seulement, finissaient une partie.

Il ne faisait presque plus clair, au cricket field, et le vent montait. Près d’un but, le corps d’un enfant tout recroquevillé, gisait sur le turf.

Mrs Merrymore poussa un cri:—James! Que faites-vous, child? Depuis quand êtes-vous ainsi? Qu’est-il advenu?

James avait reçu une balle dans la poitrine.

Et pas même un manteau pour le recouvrir! Il grelottait, en attendant un camarade qui, soi-disant, devait lui en apporter un.

Et la «matron»? Et le «tutor»? Qui s’occupait de James?

Georges Aymeris souleva James comme un ballot, et d’une course aussi rapide que le permettait sa jambe mauvaise, il s’enfuit sans dire un mot, du moins que nous entendissions. Le haut de son corps se profilait sur le ciel. A quelques mètres de nous, il butta, nous courûmes vers le point où ces deux ombres s’étaient abattues et qui se confondaient avec le brun de la terre. Les ayant retrouvées, nous les relevâmes, et je fis approcher la victoria pour les reconduire à la pension.

Georges Aymeris geignait, James était muet. Mrs Merrymore frotta les membres glacés de l’enfant, tandis que, sur le siège où j’étais assis, je hâtais le cocher qui excitait, avec les claquements de sa langue, un vieux cheval poussif.

Vers dix heures, nous étions tous les trois auprès d’un lit de sangle, où expirait le fils de Georges Aymeris. Le médecin l’avait plongé dans une baignoire d’eau chaude, les cordiaux les plus actifs n’avaient pu ranimer cette petite victime du sportif entraînement auquel les professeurs anglais et leurs épouses soumettent ces jeunes gentlemen qui sont les futurs dirigeants de la Société.

Rome, février 1911
Offranville, 25 juillet 1914

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