Barnabé Rudge, Tome I
CHAPITRE IX.
Les chroniqueurs ont le privilège d'entrer où ils veulent, d'aller et venir par des trous de serrure, de chevaucher sur le vent, de surmonter dans leur essor, de haut en bas, de bas en haut, tous les obstacles de distance, de temps et de lieu. Trois fois bénie soit cette dernière considération, puisqu'elle nous permet de suivre la dédaigneuse Miggs jusque dans le sanctuaire de sa chambre, et de jouir de sa douce compagnie durant les terribles veilles de la nuit.
Mlle Miggs après avoir défait sa maîtresse, comme elle s'exprimait (ce qui signifie, l'avoir aidée à se déshabiller), et l'avoir vue bien confortablement au lit dans la chambre de derrière du premier étage, se retira dans son propre appartement, à l'étage de la corniche. Nonobstant sa déclaration en présence du serrurier, elle n'avait pas envie de dormir, aussi, mettant la lumière sur la table, et écartant le rideau de la petite fenêtre, elle contempla d'un air pensif le vaste ciel nocturne.
Peut-être se demandait-elle avec étonnement quelle étoile était destinée à lui servir de séjour lorsqu'elle aurait parcouru sa petite carrière ici-bas; peut-être cherchait-elle à pénétrer laquelle de ces sphères brillantes pouvait être le globe natal de M. Tappertit, peut-être s'émerveillait-elle qu'elles s'abaissassent à regarder cette perfide créature, l'homme, sans en avoir mal au coeur, sans en devenir tout à coup vertes comme les lampes des pharmaciens, peut-être ne pensait-elle à aucune chose en particulier. Quel que fût l'objet de ses réflexions, elle resta assise là jusqu'à ce que son attention, éveillée par tout ce qui se rattachait à l'insinuant apprenti, fut attirée par un bruit dans la chambre voisine de sa propre chambre, dans sa chambre à lui, la chambre où il dormait et rêvait, où quelquefois peut-être il rêvait d'elle.
Qu'il ne rêvât pas maintenant, à moins qu'il ne se promenât tout endormi, rien de plus clair car d'instant en instant il venait de là une espèce de frottement, comme s'il était occupé à polir le mur blanchi à la chaux, puis sa porte cria doucement, puis il y eut une faible indication de sa marche furtive sur le palier. Notant cette dernière circonstance, Mlle Miggs pâlit et frissonna, comme si elle se méfiait de ses intentions, et plus d'une fois elle s'écria, en retenant son souffle. «Oh! c'est un effet de la Providence que j'aie mis le verrou!» En cela elle se trompait, c'est sans doute la frayeur qui lui faisait confondre en idée un verrou et son usage car il était bien vrai qu'il y avait un verrou à la porte, mais il n'était pas mis en dedans.
Quoi qu'il en soit, le sens de l'ouïe ayant, chez Mlle Miggs, un tranchant aussi effilé que son caractère, et se trouvant de la même nature hargneuse et soupçonneuse, l'informa bientôt que le promeneur nocturne dépassait sa porte, et paraissait avoir quelque but tout à fait distinct d'elle-même, sans le moindre rapport avec sa personne. À cette découverte elle fut plus effrayée que jamais, et elle allait donner libre issue à ses cris de: «Au voleur! à l'assassin!» qu'elle avait jusqu'ici comprimés, quand elle s'avisa d'ouvrir doucement sa porte et de regarder, pour savoir si ses craintes avaient quelque fondement solide et palpable.
En conséquence, regardant dehors, et étendant son cou au-dessus de la rampe elle aperçut, à sa grande stupéfaction, M. Tappertit complètement habillé, qui descendait à la dérobée l'escalier, une marche à la fois, avec ses souliers dans une de ses mains et une lampe dans l'autre. Elle le suivit des yeux, et, descendant elle- même quelques marches pour profiter d'un angle propice, elle le vit passer la tête par la porte de la salle à manger, la retirer avec une grande promptitude, et commencer immédiatement une retraite vers le haut de l'escalier avec toute la célérité possible.
«Il y a là un mystère! dit la demoiselle, lorsqu'elle fut rentrée dans sa propre chambre saine et sauve, mais ne pouvant plus respirer. Bonté divine! il y a là un mystère!»
La perspective de surprendre n'importe quel secret de n'importe qui aurait suffi pour tenir éveillée Mlle Miggs même sous l'influence de la jusquiame. Bientôt elle entendit encore le pas de l'apprenti; d'ailleurs elle aurait entendu celui d'une plume automate qui serait descendue sur la pointe du pied. Puis elle se glissa hors de sa chambre, ainsi qu'auparavant, et aperçut de nouveau le fuyard qui revenait à la charge: il regarda encore avec précaution à la porte de la salle à manger; mais cette fois, au lieu de battre en retraite, il entra et disparut.
Miggs était de retour dans sa chambre, et avait mis la tête à la fenêtre, en moins de temps qu'il n'en faut à un homme d'âge pour cligner de l'oeil et se remettre. L'apprenti sortit par la porte de la rue, la ferma soigneusement derrière lui, s'en assura en y appuyant le genou, et partit avec une allure de fanfaron, en mettant quelque chose dans sa poche tandis qu'il s'éloignait. À ce spectacle, Miggs cria derechef: «Bonté divine!» puis: «Juste ciel!» puis: «Seigneur, protégez-moi!» puis, prenant une chandelle en main, elle descendit l'escalier comme il avait fait. Arrivée à l'atelier, elle vit la lampe allumée sur la forge, et chaque chose comme Sim l'avait laissée.
«Eh! mais, je veux n'avoir qu'un enterrement à pied après ma mort, au lieu d'un convoi décent avec un corbillard à plumes, si ce moutard ne s'est point fabriqué une clef particulière! cria Miggs. Oh! le petit scélérat!»
Elle n'arriva pas à cette conclusion sans réfléchir, sans beaucoup regarder, beaucoup examiner; ses souvenirs l'y aidèrent aussi: elle se rappela que, dans diverses occasions, étant tombée tout à coup sur le dos de l'apprenti, elle l'avait trouvé occupé d'un travail mystérieux. De peur que le nom de moutard donné par Mlle Miggs à celui sur qui elle daignait abaisser les yeux n'éveille de l'étonnement dans quelque esprit, il est bon de faire observer qu'elle considérait tous les mâles bipèdes au-dessous de trente ans comme de simples marmots, de vrais poupons, phénomène assez commun chez les dames du caractère de Mlle Miggs, et qu'en général on trouve associé à ces indomptables et sauvages vertus.
Mlle Miggs délibéra en elle-même durant quelques minutes, les yeux fixés tout le temps sur la porte de l'atelier comme si ses yeux et ses pensées ne pouvaient s'en détacher. Puis, prenant dans un fauteuil une feuille de papier, elle en fit un long et mince tortillon. Après avoir rempli cet instrument d'une quantité de poussière du menu charbon de la forge, elle s'approcha de la porte, et, mettant un genou en terre, elle souffla avec dextérité dans le trou de la serrure autant de cette fine poudre qu'il en pouvait contenir. Lorsqu'elle l'eut bourré jusqu'au bord d'une façon très industrieuse et très habile, elle remonta l'escalier à la sourdine, et, arrivée dans sa chambre, elle gloussa de rire.
«Là! cria Miggs en se frottant les mains, nous verrons maintenant si vous ne vous trouvez pas bien heureux de faire quelque attention à moi, monsieur. Hi! hi! hi! maintenant vous aurez des yeux pour quelque autre, j'imagine, que Mlle Dolly, avec sa vilaine figure de chat bouffi comme je n'en ai jamais vu, moi!»
En proférant cette critique, elle lança un coup d'oeil approbateur à son petit miroir, comme une personne qui dirait: «Je rends grâces à mon étoile qu'on ne puisse pas en dire autant de moi.» Et certainement c'était chose impossible; car le style de beauté de Mlle Miggs appartenait à ce genre que M. Tappertit lui-même avait assez bien qualifié, dans l'intimité, du titre de décharné.
«Je ne me coucherai pas cette nuit, dit Miggs en s'enveloppant d'un châle, tirant une couple de chaises près de la fenêtre, s'enfonçant sur l'une et mettant ses pieds sur l'autre, que vous ne soyez revenu au logis, mon garçon. Je ne me coucherai pas, dit Miggs avec résolution, oh! non, pas même pour quarante-cinq guinées.»
Là-dessus, avec une expression de figure où un grand nombre d'ingrédients contraires, tels que la méchanceté, la ruse, la malice, le triomphe, la confiance dans le succès de sa patience, étaient tous mêlés ensemble en une sorte de punch physionomique, Mlle Miggs s'arrangea pour attendre et pour écouter, semblable à quelque belle ogresse qui vient de dresser un piège sur le chemin et guette un jeune voyageur bien dodu pour en manger une tranche.
Elle resta assise là, dans une parfaite tranquillité, toute la nuit. Enfin, juste à la pointe du jour, il y eut un bruit de pas dans la rue, et bientôt elle put voir M. Tappertit s'arrêter devant la porte. Puis elle put découvrir qu'il essayait sa clef, qu'il soufflait dedans, qu'il la tapait contre le poteau le plus proche pour faire tomber la poussière, qu'il allait l'examiner sous un réverbère, qu'il fourrait des petits morceaux de bois dans la serrure pour la nettoyer, qu'il regardait dans le trou de la serrure, d'abord avec un oeil, et ensuite avec l'autre, qu'il essayait la clef une seconde fois, qu'elle ne pouvait plus tourner, et, qui pis est, qu'elle ne pouvait plus ressortir, qu'il la courbait, qu'elle était alors moins disposée à ressortir qu'auparavant, qu'il la tordait avec une grande force et la tirait d'une main vigoureuse, et qu'alors elle ressortait si soudainement qu'il manquait de tomber à la renverse, qu'il donnait un coup de pied à la porte, qu'il la secouait, qu'il finissait par se frapper le front, et s'asseoir sur la marche, d'un air désespéré.
Quand la crise fut arrivée à son paroxysme, Mlle Miggs, affectant d'être épuisée par la terreur et de se cramponner à l'allège de la fenêtre pour se soutenir, fit voir au dehors son bonnet de nuit, et demanda d'une voix faible qui était là.
M. Tappertit cria: «Chut!» et, reculant de quelques pas dans la rue, l'exhorta, dans une pantomime frénétique, au secret et au silence.
«Un mot, un seul, dit Miggs. Y a-t-il des voleurs?
— Non, non, non! cria M. Tappertit.
— Alors, dit Miggs d'une voix plus faible qu'avant, est-ce le feu? où est-il, monsieur? Près de cette chambre, je le parie. Je n'ai rien sur la conscience, monsieur, et j'aime mieux mourir que de descendre par une échelle. Tout ce que je désire, vu l'amour que je porte à ma soeur, qui est mariée, cour du Lion d'or, n° 27, deuxième cordon de sonnette, sur le montant, à droite…
— Miggs! cria M. Tappertit, ne me reconnaissez-vous pas? Sim, vous savez, Sim.
— Oh! qu'est-ce qu'il a? cria Miggs en serrant ses mains; court- il quelque danger? est-il au milieu des flammes ardentes? Ah ciel! ah ciel!
— Eh! mais, je suis ici, répliqua M. Tappertit en se frappant la poitrine. Ne me voyez-vous pas? Êtes-vous folle, Miggs?
— Quoi! c'est vous! cria Miggs, sans faire attention à ce compliment. Eh! mais oui, c'est lui-même. Bonté divine! qu'est-ce que cela signifie, s'il vous plaît? Mame, c'est…
— Non, non! cria M. Tappertit, qui se tenait sur la pointe des pieds, comme s'il espérait, par ce moyen, pouvoir se rapprocher assez pour fermer de là la bouche à Miggs dans son galetas. Ne dites rien. Je suis sorti sans permission, et il y a je ne sais quoi à la serrure. Descendez, venez ouvrir la fenêtre de la boutique, afin que je puisse entrer par là.
— Je n'ose pas, Simmun, cria Miggs, car c'était ainsi qu'elle prononçait son nom de baptême. Je n'ose pas, en vérité. Vous savez aussi bien que n'importe qui combien je suis scrupuleuse. Et descendre en pleine nuit, lorsque la maison est plongée dans le sommeil et voilée de ténèbres!»
Ici elle s'arrêta et frissonna, car sa pudeur en attrapait un rhume rien que d'y penser.
«Mais, Miggs, cria M. Tappertit en allant sous le réverbère pour qu'elle pût voir ses yeux. Ma Miggs chérie…»
Miggs jeta un petit cri perçant.
«Que j'aime tant, et à laquelle je ne peux m'empêcher de penser toujours;» et il est impossible de décrire l'usage qu'il fit de ses yeux en disant ceci. «Descendez; pour l'amour de moi, descendez.
— Oh! Simmun, cria Miggs, c'est pire que tout le reste. Je sais que, si je descends, vous irez plus loin, et…
— Et quoi, précieuse amie? dit M. Tappertit.
— Et vous essayerez, dit Miggs d'un air agacé, de m'embrasser, ou quelque autre horreur; vous l'essayerez, je le sais.
— Je vous jure que non, dit Tappertit avec une remarquable vivacité. Sur mon âme, je n'en ferai rien. Il s'en va grand jour, et le watchman est en train de se réveiller. Angélique Miggs! si vous voulez bien descendre et m'introduire, je vous promets sincèrement et loyalement que je serai bien sage.»
Mlle Miggs, dont le bon petit coeur fut touché, n'attendit point le serment, (sachant combien la tentation était forte, et craignant que ce ne fût pour lui l'occasion d'un parjure), mais elle sauta en bas de l'escalier lestement, et, de ses belles mains, elle rabattit la rude fermeture de la fenêtre de l'atelier. Après avoir aidé l'apprenti à entrer, elle articula d'une voix faible les mots: «Simmun est sauvé!» et, cédant à sa nature féminine, elle perdit immédiatement connaissance.
«Je savais que je la fascinerais, dit Sim, un peu embarrassé par cet incident. J'étais sûr, naturellement, que ça finirait comme ça; mais il n'y avait pas d'autre parti à prendre. Si je ne lui eusse pas lancé mon oeillade, elle ne serait pas descendue. Voyons, soutenez-vous une minute, Miggs. Quelle glissante personne que cette fille! il n'y a pas moyen de la tenir commodément. Soutenez-vous une minute, Miggs, soutenez-vous donc.»
Miggs restant néanmoins sourde à toutes les supplications, M. Tappertit l'appuya contre la muraille, comme on ferait d'une canne ou d'un parapluie, jusqu'à ce qu'il eût bien barricadé la fenêtre. Alors, il la prit de nouveau dans ses bras; puis, par de petites étapes et avec une grande difficulté qui tenait surtout à ce qu'elle était d'une haute taille, et lui d'une taille exiguë, peut-être aussi à cette particularité dans sa conformation physique qu'il avait déjà qualifiée, il finit par la porter au haut de l'escalier, la planta encore, comme un parapluie ou une canne, juste devant la porte de sa chambre, et la laissa tranquille.
«Libre à lui d'être froid autant qu'il le voudra, dit Miggs, qui revint à elle dès qu'elle se vit seule; mais je suis dans sa confidence, et il ne peut pas m'en empêcher, non, non, fût-il vingt Simmuns à lui tout seul!»
CHAPITRE X.
C'était par une de ces matinées si fréquentes au commencement du printemps, lorsque l'année volage et changeante en sa jeunesse, comme toutes les autres créatures de ce monde, est encore incertaine si elle doit reculer jusqu'à l'hiver ou avancer jusqu'à l'été, et, dans son doute, incline tantôt vers l'un, tantôt vers l'autre, tantôt vers tous les deux à la fois, courtisant l'été, au soleil, et s'attardant avec l'hiver, à l'ombre. Bref, c'était par une de ces matinées où le temps est, dans le court espace d'une heure chaud et froid, humide et sec, clair et sombre, triste et gai, désenchanteur et réconfortant, que John Willet qui s'endormait tout doucement auprès du chaudron de cuivre fut réveillé par le bruit des pas d'un cheval, et que, donnant un coup d'oeil à la fenêtre, il aperçut un voyageur de belle apparence s'arrêter à la porte du Maypole.
Ce n'était pas un de ces jeunes gens dégagés qui demanderaient un pot d'ale épicée, et se mettraient tout aussi à leur aise que s'ils se faisaient servir un muid de vin; un de vos jeunes casseurs d'assiettes qui ne respectent rien, et qui pénétreraient même dans le comptoir, ce solennel sanctuaire, pour donner au vieux John une tape sur le ventre, et s'informer s'il n'y aurait pas quelque jolie fille dans la maison, où c'est qu'il cache ses petites chambrières, avec cent autres impertinences de ce genre; un M. Sans-Gêne qui décrotterait ses bottes sur les chenets dans la salle commune, et ne se montrerait pas difficile pour trouver les crachoirs, un de vos jeunes fous qui s'en viennent exiger des côtelettes impossibles, et commander des sauces qu'on n'a jamais vues ni connues. C'était un gentleman rassis, grave, tranquille, un peu au delà du printemps de la vie, se tenant droit encore, malgré cela, et mince comme un lévrier. Bien monté sur un double poney alezan, il avait l'assiette gracieuse d'un cavalier expérimenté, quant à son équipement, quoique exempt des affectations alors en vogue, il était beau et bien choisi. Il portait une redingote d'un vert plus clair peut-être qu'on ne s'y serait attendu de la part d'un monsieur de son âge, avec un petit collet de velours noir, poches et parements garnis, le tout d'une façon élégante, son linge, aussi, était de fine étoffe, travaillé sur un riche dessin aux poignets et aux devants, et d'une blancheur irréprochable. Quoiqu'il semblât, à en juger d'après la boue qu'il avait ramassée sur la route, venir de Londres, son cheval n'était pas moins lisse ni moins frais que la perruque gris de fer et la queue de son maître. Ni l'homme ni l'animal n'avaient un poil de dérangé, et, sauf les taches de ses basques et de ses guêtres, ce monsieur, avec sa figure fleurie, ses dents blanches, son costume régulier et propret, et son calme parfait, aurait pu tout aussi bien sortir de faire exprès sa toilette afin de venir, à la porte du vieux John Willet, poser pour un portrait équestre.
Bien entendu que John n'observa pas d'un seul coup d'oeil tous ces détails caractéristiques; il y mit du temps au contraire, il les recueillit un à un, brin à brin, après bien des suppositions et de sérieuses réflexions avant de se décider. Soyons francs: s'il eût été troublé tout d'abord par des questions et des ordres, il lui aurait fallu au moins une quinzaine pour prendre note de tous les renseignements que nous venons de donner; mais il arriva que le monsieur, étonné de l'aspect de la vieille auberge, ou des pigeons dodus qui la saluaient dans leur vol rapide, ou du mai élevé au faîte duquel une girouette, en mauvais état depuis quinze ans, exécutait une perpétuelle promenade au son criard de sa propre musique, resta en selle quelque temps à regarder autour de lui en silence. Voilà pourquoi John, debout, la main sur la bride du cheval, et ses grands yeux sur le cavalier, rien ne passant sur la route qui pût distraire ses pensées, avait réellement recueilli dans son cerveau plusieurs de ces petits détails, au moment où il fut invité à parler.
«Curieux endroit que celui-ci! dit le gentleman, et sa voix avait la richesse de son habillement. Êtes-vous l'aubergiste?
— À votre service, monsieur, répondit John Willet.
— Vous pouvez, n'est-ce pas, faire bien soigner mon cheval à l'écurie, et me donner promptement à dîner (n'importe quoi, pourvu que ce soit proprement servi), et une chambre décente? Il n'en manque pas apparemment dans cette grande maison, dit l'étranger, parcourant de nouveau du regard l'extérieur de l'auberge.
— Vous aurez, monsieur, répliqua John avec une promptitude surprenante, tout ce que vous voudrez.
— Il est fort heureux que je me contente aisément, repartit l'autre avec un sourire; sans cela vous pourriez bien perdre la gageure, mon ami.»
Et en même temps, il descendit de cheval en un clin d'oeil, à l'aide du billot placé devant la porte.
«Holà, quelqu'un! Hugh! rugit John. Je vous demande pardon, monsieur, de vous retenir là debout sous le porche; mais mon fils est allé à la ville[12] pour affaire, et comme ce garçon, voyez-vous m'est assez utile je me trouve dans l'embarras lorsqu'il n'est pas ici. Hugh! Celui-là, monsieur, c'est un terrible paresseux, un franc vagabond monsieur, une espèce de bohémien, j'imagine, toujours à dormir au soleil en été, monsieur, et dans la paille en hiver, Hugh. Bon dieu faire attendre un monsieur sous le porche, à cause de lui! Hugh! Je voudrais que le drôle fût mort, en vérité, je le voudrais.
— Peut-être l'est-il, répliqua l'autre. S'il était en vie, je suppose qu'il vous aurait entendu maintenant.
— Quand il est dans ses accès de paresse il dort si profondément, dit l'aubergiste bouleversé, que, si vous lui tiriez des boulets de canon dans les oreilles, ça ne le réveillerait pas, monsieur.»
Son hôte ne fit aucune remarque sur ce nouveau traitement d'une hypertrophie de sommeil, et sur la recette proposée pour donner aux gens de la vivacité, mais il resta sous le porche, les mains croisées derrière le dos. Il semblait s'amuser beaucoup à voir le vieux John, la bride à la main hésiter entre une violente envie d'abandonner l'animal à sa destinée, et une demi disposition à l'introduire dans la maison et à l'enfermer dans la salle à manger, pendant qu'il s'occuperait de son maître.
«Peste soit de ce garçon! ah! le voici enfin, cria John, arrivé au zénith de sa détresse. Ne m'entendiez-vous pas appeler, polisson?»
Le personnage auquel il s'adressait ne fit pas de réponse, mais, mettant sa main sur la selle il sauta dessus d'un bond, tourna la tête du cheval vers l'écurie et disparut en un instant.
«Assez alerte, quand il est éveillé! dit l'étranger.
— Assez alerte, monsieur! répliqua John en regardant la place où il avait vu le cheval, comme s'il ne comprenait pas encore parfaitement ce qu'il était devenu.
— Il fond à l'oeil, c'est comme une goutte de mousse de vin de Champagne. Vous le regardez, il est là, vous le regardez encore et il n'y est plus.»
Après avoir, sans plus de paroles, résumé dans cette brusque conclusion le long exposé qu'il voulait faire de toute la vie et du caractère de son domestique, John Willet, fier d'avoir parlé comme un oracle, conduisit le gentleman, par son grand escalier démantibulé, au meilleur appartement du Maypole.
En conscience, il était bien assez spacieux, car il occupait toute la profondeur de la maison, et il avait à chaque bout une grande fenêtre dont l'ouverture était aussi large que beaucoup de chambres modernes. À ces fenêtres, quelques panneaux de verres de couleur, emblasonnés de fragments d'armoiries, quoique fêlés, rapiécés et brisés, restaient encore pour attester par leur présence que le premier propriétaire avait fait servir la lumière elle-même à la splendeur de son rang et enrôlé jusqu'au soleil parmi ses flatteurs, en lui commandant, lorsqu'il brillait dans sa chambre, de réfléchir les insignes de son ancienne famille et d'emprunter de nouvelles nuances à leur orgueil.
Mais c'était dans les temps jadis, et à présent chaque petit rayon allait et venait à son gré, disant la vérité toute simple, toute nue et toute pénétrante. Quoique cette pièce fût la meilleure de l'auberge, elle avait le mélancolique aspect de la grandeur déchue, et elle était trop vaste pour qu'on y trouvât du confortable. Le frôlement de riches tentures flottant sur les murailles, et, ce qui vaut bien mieux, le frôlement des habits de la jeunesse et de la beauté; l'éclat des yeux des femmes, éclipsant les flambeaux et les bijoux qu'elles portaient; le son de douces voix, et la musique, et le bruit des pas des jeunes filles, tout cela autrefois avait été dans ce lieu et l'avait rempli de délices. Mais tout cela était parti, et en même temps toute allégresse. Il n'y avait plus là d'intérieur; d'enfants naissants, d'enfants élevés près du foyer paternel; le foyer même était devenu mercenaire, quelque chose qui s'achète et qui se vend, une vraie courtisane: mourez-y, asseyez-vous là, ou décampez; comme il vous plaira, ça m'est égal, il ne regrettait personne, ne s'inquiétait de personne, il entretenait seulement une chaleur égale et des sourires stéréotypés pour tout le monde. Dieu assiste l'homme dont le coeur change sans cesse dans le monde, comme un antique manoir qui devient une auberge!
On n'avait fait aucun effort pour meubler cette glaciale solitude, mais on avait planté devant la large cheminée une colonie de chaises et de tables sur carré de tapis; elle était flanquée d'un paravent épouvantable que décoraient des figures grotesques et grimaçantes. Après avoir allumé de ses propres mains les fagots entassés sur l'âtre, le vieux John se retira pour tenir un grave conseil avec sa cuisinière touchant le repas de l'étranger, tandis que celui-ci, trouvant peu de chaleur dans ces fagots qui n'étaient pas encore enflammés, alla ouvrir un treillis à la fenêtre lointaine, et se réchauffa à la lueur languissante d'un froid soleil de mars.
Quittant de temps en temps la fenêtre pour arranger les bûches qui pétillaient, ou pour se promener d'un bout à l'autre de cette chambre sonore, il la ferma quand le bois fut tout à fait embrasé, et ayant roulé dans le coin le plus chaud la meilleure bergère, il appela John Willet.
«Monsieur,» dit John.
C'était une plume, de l'encre, et du papier qu'il désirait. Il y avait sur la haute tablette de la cheminée un vieil écritoire contenant, parmi la poussière, quelque chose qui pouvait, à la rigueur, représenter ces trois articles. Ayant mis cela devant l'étranger, l'aubergiste se retirait quand on lui fit signe de rester.
«Il y a une maison non loin d'ici, dit le monsieur, après avoir écrit quelques lignes, que vous nommez, je crois, la Garenne?
Comme c'était dit du ton d'une personne qui connaissait le fait et ne questionnait que pour la forme, John se contenta d'incliner la tête en signe d'affirmation, il tira en même temps de son gousset une de ses mains, derrière laquelle il toussa, puis il la remit dans sa poche.
«Je voudrais que ce billet, dit son hôte en jetant un coup d'oeil sur ce qu'il avait écrit et le pliant, fût porté là le plus tôt possible, et qu'on me rapportât une réponse. Avez-vous un messager tout prêt?»
John resta pensif une minute ou environ, et alors il dit oui.
«Faites-le monter.»
Il y avait de quoi déconcerter notre homme car Joe étant dehors, et Hugh occupé à étriller le double poney alezan, il se proposait de charger de la commission Barnabé, qui venait précisément d'arriver au Maypole dans une de ses excursions et qui, une fois persuadé qu'il était chargé de quelque affaire grave et sérieuse, serait allé n'importe où.
«Mais, la vérité est, dit John après une longue pause, que la personne qui ferait le plus vite la commission est une espèce d'idiot, monsieur; et quoiqu'il ait le pied leste, et qu'on puisse se fier à lui comme à la poste elle-même, il n'est pas bon pour parler; car il est timbré, monsieur, il bat la campagne.
— Vous ne voulez pas, dit son hôte, levant les yeux sur la grasse figure de John, vous ne voulez pas parler de… Quel est donc le nom de ce garçon? Vous ne voulez pas parler de Barnabé?
— Si fait bien, répliqua l'aubergiste, dont la surprise rendait les traits singulièrement expressifs.
— Comment se trouve-t-il ici? demanda l'étranger en se renversant dans la bergère, parlant du ton agréable et égal qu'il avait toujours soutenu, et gardant sur sa figure le même sourire invariablement doux et courtois. Je l'ai vu à Londres hier soir.
— Il est toujours comme ça, ici à cette heure, là le moment d'après, répondit le vieux John, après sa pause ordinaire pour laisser le temps à la question de bien entrer dans son esprit. Quelquefois il marche; quelquefois il court. Chacun le connaît tout le long de la route; quelquefois il arrive ici dans un chariot ou dans une voiture, quelquefois en croupe. Il va et vient, à travers le vent, la pluie, la neige, la grêle, et par les nuits les plus noires. Rien ne lui fait du mal, à lui.
— Il va souvent à la Garenne, n'est-ce pas? dit l'hôte négligemment. Je crois me rappeler que sa mère me contait hier quelque chose comme ça. Mais je n'ai pas fait grande attention à ce que me disait la bonne femme.
— Vous ne vous trompez pas, monsieur, répondit John, il y va souvent. Son père, monsieur, a été assassiné dans cette maison.
— Je l'ai entendu dire, répliqua l'hôte en tirant de sa poche, avec le même sourire, un cure-dent d'or. C'est très désagréable pour la famille.
— Extrêmement, dit John d'un air embarrassé, comme s'il entrevoyait à l'horizon que c'était traiter le sujet un peu légèrement.
— Toutes les circonstances qui suivent un assassinat, continua l'étranger dans une espèce de soliloque, doivent être terriblement déplaisantes. Tant de mouvement et de remue-ménage, pas de repos, un texte éternel de conversation, des gens qui entrent et sortent en courant, qui montent et descendent l'escalier, c'est intolérable. Je ne voudrais pas que pareille chose arrivât à n'importe qui dans mes connaissances, ma parole d'honneur. Il y aurait de quoi rendre malheureux au possible. Vous vouliez me dire, mon ami? ajouta-t-il en se retournant de nouveau vers John.
— Seulement que Mme Rudge vit d'une petite pension qu'elle reçoit de la famille, et que Barnabé n'est pas plus gêné là que le chat ou le chien de la maison, répondit John. Le chargerai-je de votre commission, monsieur?
— Oh! oui, répliqua l'hôte, oh! certainement. Il faut que vous l'en chargiez. Ayez la bonté de l'amener ici pour que je lui recommande d'aller vite. S'il faisait quelque objection, vous pouvez lui dire que c'est M. Chester. Il se rappellera mon nom, j'en suis sûr.»
John fut si étonné d'apprendre qui était son hôte, qu'il fut incapable d'en exprimer son étonnement, ni par son regard, ni d'aucune autre manière; et il quitta la chambre aussi tranquille, aussi imperturbable que si de rien n'était. On rapporte qu'après avoir descendu l'escalier, il regarda fixement le chaudron dix minutes durant à l'horloge, et que pendant ce temps-là il ne cessa pas de secouer sa tête. Ce fait prend un nouveau caractère de vraisemblance, si on le rapproche de cette circonstance, qu'il est certain que c'est juste l'intervalle de temps qui s'écoula, montre en main, avant que John revînt avec Barnabé à l'appartement de son hôte.
«Approchez, mon garçon, dit M. Chester. Vous connaissez
M. Geoffroy Haredale?»
Barnabé se mit à rire, et il regarda l'aubergiste comme pour lui dire: «Vous l'entendez?»
John, choqué grandement de cette atteinte portée au décorum, appliqua son doigt sur son nez, et secoua la tête en manière de muette remontrance.
«Il le connaît, monsieur, dit John, en regardant Barnabé de côté et en fronçant le sourcil, aussi bien que vous et moi.
— Je n'ai pas le plaisir de connaître beaucoup ce monsieur, répliqua l'hôte. Vous, c'est peut-être différent. Par conséquent parlez pour vous, mon ami.»
Quoiqu'il eût dit cela avec la même affabilité pleine d'aisance et le même sourire, John se sentit remis à sa place, et, jetant sur le dos de Barnabé cette mortification, il se promit bien de chasser à coups de pied son corbeau à la première occasion favorable.
«Donnez ceci, dit l'hôte, qui avait maintenant cacheté le billet, et qui tout en parlant faisait signe à son commissionnaire d'approcher de lui, à M. Haredale en personne. Attendez la réponse, et apportez-la-moi ici. Dans le cas où M. Haredale serait occupé en ce moment, dites-lui… Peut il se rappeler un message verbal, monsieur l'aubergiste?
— Quand il veut monsieur, répliqua John. Il n'oubliera pas celui- ci.
— Comment êtes-vous certain de cela?»
John lui montra simplement Barnabé, debout, la tête penchée en avant, son oeil sérieux étroitement fixé sur la figure du monsieur qui l'interrogeait, et lui faisant gravement signe de la tête qu'il avait compris ses ordres.
«Dites-lui donc, Barnabé, s'il était occupé, reprit M. Chester, que j'attendrai avec plaisir qu'il soit à sa convenance de se rendre ici, et que je le recevrai (s'il me demande) à n'importe quelle heure, ce soir… Au pis allez, je peux avoir un lit ici, Willet, je suppose?»
Le vieux John, immensément flatté de la notoriété personnelle qu'impliquait cette forme familière d'interpellation répondit d'un air malin: «Mais je le pense, monsieur, je le pense,» et il roulait dans son esprit diverses formes d'éloges, avec l'intention d'en choisir une appropriée aux qualités de son meilleur lit, lorsque ses idées furent mises en déroute par M. Chester, qui donna la lettre à Barnabé en lui commandant de partir à toute vitesse.
«Vitesse! dit Barnabé en serrant le petit paquet dans son gilet!
Vitesse! Si vous voulez voir hâte et mystère, venez ici. Ici!»
En disant cela, il mit sa main, à la grande horreur de John Willet, sur la belle manche de la redingote de M. Chester, et le conduisit à pas furtifs vers la fenêtre du fond.
«Regardez là en bas, dit-il doucement; voyez comme ils chuchotent aux oreilles les uns des autres; et puis comme ils dansent et sautent pour faire croire qu'ils s'amusent! Voyez-vous comme ils s'arrêtent un moment, quand ils présument que personne n'est là qui les voie, et marmottent de nouveau entre eux, et puis comme ils se roulent et gambadent, ravis des méfaits qu'ils viennent de comploter? Regardez-les maintenant. Voyez comme ils tourbillonnent et plongent. Et maintenant ils s'arrêtent encore, et chuchotent ensemble avec précaution. Ils ne songent guère, voyez-vous, combien de fois je me suis couché sur l'herbe pour les épier… Dites donc, quel est le complot qu'ils couvent? Le savez-vous?
— Je ne vois là que du linge, répliqua l'hôte, tel que nous en portons. Il pend sur ces cordes pour sécher, et il voltige au vent.
— Du linge! répéta Barnabé en le regardant presque dans le blanc des yeux et se rejetant aussitôt en arrière. Ha! ha! Eh mais! en ce cas, il vaut mieux être insensé comme moi que d'avoir la raison comme vous! Vous ne voyez pas là des êtres fantastiques semblables à ceux qui habitent le sommeil? Vous ne les voyez pas, vous? Ni des yeux dans les panneaux de vitres, ni des spectres rapides lorsque le vent souffle avec violence, et vous n'entendez pas des voix dans l'air, et vous ne voyez pas des hommes qui marchent dans le ciel? Rien de tout cela n'existe pour vous! Je mène une vie plus joyeuse que vous, avec toute votre raison. Vous êtes des esprits lourds. Les esprits subtils, c'est nous autres. Ha! ha! je ne changerais pas avec vous, moi! avec tout votre esprit.»
En disant cela, il agita son chapeau au-dessus de sa tête et partit comme un trait.
«Étrange créature, ma parole! dit M. Chester en tirant une belle boîte et prenant une prise de tabac.
— Il manque d'imagination, dit M. Willet très lentement et après un long silence; c'est là ce qui lui manque. J'ai essayé de lui en infuser mainte et mainte fois; mais… (John ajouta ceci d'une manière confidentielle) il n'est pas propre à ça, voilà le fait.»
Il serait bien déplacé de rappeler que M. Chester sourit de la remarque de John. Dans tous les cas, cela ne l'empêcha pas de conserver toujours le même regard conciliant et agréable. Toutefois il rapprocha du feu sa bergère, comme s'il eût voulu insinuer qu'il préférait être seul, et John, n'ayant plus d'excuse raisonnable pour rester, le laissa à lui-même.
Le vieux John Willet fut très pensif pendant qu'on prépara le dîner; et, si son cerveau était jamais moins lucide dans un moment que dans un autre, il est fort naturel de supposer qu'il dut y jeter ce jour-là un fier trouble à force de secouer sa tête en ruminant. Que M. Chester, connu dans tout le voisinage pour être au plus mal avec M. Haredale, fût venu de Londres dans l'unique but, semblait-il, de le voir, et qu'il eût choisi le Maypole pour le théâtre de leur entrevue, et qu'il eût envoyé un exprès, c'étaient là autant de pierres d'achoppement contre lesquelles venait se briser toute l'intelligence de John. Sa seule ressource était de consulter le chaudron et d'attendre avec impatience le retour de Barnabé.
Mais Barnabé n'avait jamais été si long à revenir. Le dîner de l'hôte fut servi, enlevé, son vin fut mis sur la table, le feu ravitaillé, l'âtre proprement balayé; le jour baissa, la brune vint, il fit tout à coup noir, et Barnabé ne parut pas. Cependant, quoique John Willet fût plein d'étonnement et de méfiance, son hôte demeura assis dans sa bergère, une jambe sur l'autre, sans plus de dérangement, selon toute apparence, en ses pensées qu'en son costume; le même monsieur tranquille, à son aise, froid, n'ayant pas l'air de songer à autre chose qu'à son cure-dent d'or.
«Barnabé tarde bien, dit John, qui hasarda cette observation en plaçant sur la table une paire de chandeliers ternis, hauts de trois pieds, ou peu s'en faut, et en mouchant les chandelles qui les allongeaient encore.
— Il tarde un peu, répliqua l'hôte en dégustant son vin. Il ne tardera guère davantage, assurément.»
John toussa, et en même temps il dégagea le feu.
«Comme vos routes n'ont pas une très bonne réputation, si du moins j'en peux juger d'après l'accident de mon fils, dit M. Chester, et comme je ne me soucie pas de recevoir un coup sur la tête, ce qui non seulement déconcerte pour l'instant, mais vous met en outre dans une position ridicule aux yeux des gens qui surviennent et vous ramassent, je resterai ici ce soir. Vous m'avez dit, il me semble, que vous aviez un lit de réserve?
— Et un lit, monsieur, répliqua John, un lit comme il y en a peu, même dans les maisons aristocratiques, un lit qui ne bouge pas d'ici, monsieur. J'ai entendu dire que ce lit-là avait près de deux cents ans. Votre noble fils, un beau jeune homme, est la dernière personne, monsieur, qui ait couché dedans il y a six mois.
— Ma foi, vous êtes heureux dans vos recommandations! dit l'hôte en haussant les épaules et roulant sa bergère plus près du feu. Veillez à ce que les draps soient bien séchés monsieur Willet, et faites allumer en même temps un feu vif dans la chambre. Cette maison est humide et glaciale.»
John releva encore les fagots, plus par habitude que par présence d'esprit, ou pour donner satisfaction à l'observation faite, et il était sur le point de se retirer quand on entendit rebondir un pas sur l'escalier. Barnabé entra haletant.
«Il aura le pied à l'étrier dans une heure d'ici, cria-t-il en s'approchant; il a couru à cheval toute la journée, il arrive chez lui à la minute; mais il se remettra en selle, dès qu'il aura mangé et bu, pour venir voir son bien cher ami.
— Est-ce là son message? demanda l'hôte en levant les yeux, mais sans le plus léger trouble, ou du moins sans le plus léger signe de trouble.
— Tout son message, sauf les derniers mots, répliqua Barnabé, mais il en avait la pensée: j'ai vu cela sur sa figure.
— Voici pour votre peine, dit l'autre en lui mettant de l'argent dans la main et le regardant fixement; voici pour votre peine, pénétrant Barnabé.
— Pour Grip, et moi, et Hugh, à partager entre nous, répliqua-t- il en serrant l'argent et en inclinant la tête, tandis qu'il le comptait sur ses doigts. Grip un, moi deux, Hugh trois; le chien, la chèvre, les chats, bon; nous aurons bientôt dépensé ça, je vous en avertis. Arrêtez, regardez. Vous autres hommes sensés, vous ne voyez rien ici, maintenant?»
Il se pencha vivement, un genou sur l'autre, et contempla d'un regard intense la fumée roulant vers le haut de la cheminée en un nuage épais et noir. John Willet, qui paraissait se considérer comme la personne à laquelle Barnabé avait fait particulièrement et principalement allusion en parlant d'hommes sensés, regarda du même côté que lui et avec une physionomie des plus assurées.
«Maintenant, dites-moi où ils vont quand ils s'élancent aussi vite que ça, demanda Barnabé. Pourquoi se serrent-ils de si près en se talonnant les uns les autres, et pourquoi se dépêchent-ils toujours ainsi? Vous me blâmez d'en faire autant, mais je ne fais que prendre exemple sur ces êtres actifs qui m'entourent. Là! les voilà encore! ils se saisissent les uns les autres par leurs basques; et, si vite qu'ils aillent, il y en a d'autres qui les suivent et les rattrapent! La joyeuse danse que c'est là! Je voudrais que Grip et moi pussions nous trémousser de la sorte!
— Qu'a-t-il donc dans cette corbeille qui est sur son dos? demanda l'hôte au bout de quelques moments, durant lesquels Barnabé resta penché sur l'âtre, à regarder le haut de la cheminée et à épier la fumée d'un air sérieux.
— Là dedans? répondit-il en sautant tout droit sur ses pieds, avant que John Willet eût pu répondre, secouant la corbeille et baissant la tête pour écouter. Là dedans? ce qu'il y a là dedans? Dis-le-lui!
— Un démon, un démon, un démon, cria une voix rauque.
— Voici de l'argent! dit Barnabé en le faisant sonner dans sa main, de l'argent pour nous régaler, Grip!
— Hourra! hourra! Hourra! répliqua le corbeau. Allons, courage.
N'aie pas peur. Coa, coa, coa.»
M. Willet, qui semblait douter fortement qu'un chaland ayant un habit à garniture et portant de beau linge dût être exposé au soupçon d'avoir jamais eu le moindre rapport avec d'aussi vilains messieurs que le corps infernal dont l'oiseau se vantait d'être membre, emmena Barnabé là-dessus, pour éviter toute autre observation malsonnante, et quitta la chambre en faisant sa plus belle révérence.
CHAPITRE XI.
Grandes nouvelles ce soir-là pour les habitués réguliers du Maypole! Quand chacun d'eux entrait séparément pour occuper la place qui lui était échue en partage dans le coin de la cheminée, John, avec une lenteur de débit très frappante et un chuchotement apoplectique, lui communiquait que M. Chester était seul dans l'appartement d'en haut, et qu'il y attendait M. Geoffroy Haredale, auquel il avait envoyé une lettre (sans doute d'une nature menaçante) par les mains de Barnabé, qui se trouvait là.
Pour un petit noyau de fumeurs et de cancaniers affamés, rarement à pareille fête, c'était la plus admirable des aubaines. Il y avait là un bon mystère, bien sombre, et qui se développait sous le toit même qui les abritait, servi tout chaud, pour ainsi dire, au coin du feu, et dont ils allaient se régaler sans le moindre trouble, la moindre peine. On ne saurait croire quel goût, quelle saveur cela donnait à la boisson, quel nouveau parfum au tabac. Chacun fumait sa pipe avec une figure pleine de graves et sérieuses délices, et en regardant son voisin avec une sorte de paisible congratulation. Oui, on sentait si bien que c'était une soirée spéciale, une véritable fête, que, sur la motion du petit Salomon Daisy, chacun (y compris John lui-même) déboursa ses six pence pour un pot de flip[13], breuvage agréable qui fut préparé le plus diligemment possible, et placé au milieu d'eux sur le carreau de brique, afin de le faire bouillir doucement et mijoter à petit feu, pour qu'en même temps l'odorante vapeur, s'élevant parmi eux et se combinant avec les guirlandes de fumée qui sortaient de leurs pipes, les enveloppât d'une délicieuse atmosphère de leur goût, et les dérobât au monde entier. L'ameublement même de la salle en devenait plus moelleux et prenait une teinte plus foncée; les plafonds et les murs avaient l'air plus noirs et d'un plus beau poli; les rideaux semblaient d'un rouge plus éclatant; les flammes étaient plus vives et plus hautes, et les grillons gazouillaient dans l'âtre avec plus de satisfaction qu'à l'ordinaire.
Il y avait là pourtant deux personnages qui prenaient une bien petite part au contentement général. L'un était Barnabé lui-même, qui dormait, ou, pour éviter d'être assiégé de questions, feignait de dormir dans l'encoignure de la cheminée; l'autre était Hugh, qui dormait aussi, étendu sur le banc du côté opposé, à la pleine lueur du feu flamboyant.
La lumière qui tombait sur cette forme inerte la montrait dans toutes ses musculeuses et élégantes proportions. C'était celle d'un jeune homme au robuste corps d'athlète, à la vigueur de géant, dont la figure brûlée par le soleil et le cou basané, couverts d'une chevelure d'un noir de jais, eussent pu servir de modèle à un peintre. Vêtu, de la manière la plus négligée, d'un costume des plus grossiers et des plus rudes, avec des brins de paille et de foin, son lit habituel, attachés çà et là et mêlés à ses boucles vierges du peigne, il s'était endormi dans une posture aussi sans façon que son habillement. La négligence et le désordre de toute sa personne, avec quelque chose de farouche et de sombre dans ses traits, lui donnaient une pittoresque apparence qui attira les regards, même des clients du Maypole, quoiqu'ils le connussent bien, et fit dire au long Parkes que jamais Hugh n'avait plus ressemblé que ce soir à un coquin de braconnier.
«Il attend ici, je suppose, dit Salomon, afin de prendre le cheval de M. Haredale.
— En effet, monsieur, répliqua John Willet. Il n'est pas souvent dans la maison, vous savez; il est mieux à son aise parmi les chevaux que parmi les hommes. Je le considère lui-même comme un animal.»
Accompagnant cette opinion d'un haussement d'épaules qui avait l'air de vouloir dire: «Nous ne pouvons pas espérer que chacun nous ressemble,» John remit sa pipe dans la bouche, et fuma comme quelqu'un qui sent sa supériorité sur le commun des hommes.
«Ce gaillard-là, monsieur, dit John ôtant de nouveau sa pipe de ses lèvres, après un entr'acte assez long et en montrant Hugh avec le tuyau, quoiqu'il ait en lui toutes ses facultés, mises en bouteilles et bien bouchées, par exemple, si je peux m'exprimer ainsi…
— Très bien! dit Parkes en inclinant la tête. Excellentes expressions, Johnny. Vous allez empoigner quelqu'un tout à l'heure Je vois que vous êtes en veine, ce soir.
— Prenez garde, dit M. Willet, sans la moindre gratitude pour le compliment, que je ne vous empoigne tout le premier, monsieur, c'est ce que je ne manquerai pas de faire si vous m'interrompez quand je fais des observations.
— Ce gaillard-là, disais-je, quoiqu'il ait toutes ses facultés au dedans de lui-même d'un côté ou d'un autre, mises en bouteilles et bien bouchées n'a pas plus d'imagination que Barnabé n'en a. Et pourquoi n'en a-t-il pas plus?»
Les trois amis secouèrent leurs têtes l'un vers l'autre, comme pour dire par ce simple geste, sans se donner la peine d'ouvrir leurs lèvres: «Remarquez-vous l'esprit philosophique de notre ami?»
«Pourquoi n'en a-t-il pas? reprit John en frappant doucement la table de sa main étendue. Parce qu'on ne les lui a point débouchées lorsqu'il était petit garçon, voilà pourquoi. Qu'aurait été chacun de nous, si nos pères ne nous avaient point débouché nos facultés? Qu'aurait été mon petit garçon Joe, si je ne lui avais point débouché ses facultés? Écoutez-vous ce que je suis en train de vous dire, messieurs?
— Ah! certes oui, nous vous écoutons, cria Parkes. Continuez pour notre instruction, Johnny.
— Conséquemment alors, dit M. Willet, ce gaillard-là, dont la mère, lorsqu'il était tout petit garçon, fut pendue avec six autres, pour avoir passé de faux billets de banque, et c'est une bénédiction de penser combien il y a de gens pendus par fournée toutes les six semaines, pour cela ou pour autre chose, car ça montre l'extrême vigilance de notre gouvernement, ce gaillard-là, qui fut dès lors abandonné à lui-même, qui eut à garder les vaches, à servir d'épouvantail aux oiseaux, à faire je ne sais quoi pour gagner son pain, qui arriva par degrés à soigner les chevaux, et par la suite des temps à coucher dans les greniers et la litière, au lieu de dormir sous les meules de foin et les haies, jusqu'à ce qu'enfin il devînt le palefrenier du Maypole, pour sa nourriture, son logement et une modique somme annuelle; ce gaillard-là qui ne sait ni lire ni écrire, et qui n'a jamais eu beaucoup de rapports avec autre chose que des animaux, et qui n'a jamais vécu en aucune manière autrement que comme les animaux parmi lesquels il a vécu, c'est un animal, et, ajouta M. Willet, en tirant des prémisses sa conclusion logique, il doit être traité en conséquence.
— Willet, dit Salomon Daisy, qui avait témoigné quelque impatience à voir l'intrusion d'un sujet si indigne dans le thème bien plus intéressant de leur conversation, lorsque M. Chester est arrivé ce matin, a-t-il demandé la grande chambre?
— Il déclara, monsieur, dit John, qu'il désirait un vaste appartement. Oui, c'est certain.
— Eh bien! voulez-vous que je vous dise? reprit Salomon en parlant doucement et d'un air sérieux. Ils vont s'y battre en duel, lui et M. Haredale.»
Chacun regarda M. Willet, après cette insinuation alarmante. M. Willet regarda le feu, en pesant dans son propre esprit les résultats qu'une telle rencontre aurait, selon toute apparence, pour l'établissement.
«Possible, dit John, je ne sais pas… Je suis sûr… Je me rappelle que, la dernière fois que je suis monté là-haut, il avait mis les chandeliers sur les tablettes de la cheminée.
— C'est une chose aussi évidente, répliqua Salomon, que le nez de
Parkes sur sa figure.
M. Parkes, dont le nez était fort gros, le frotta, et eut l'air de considérer ceci comme une personnalité. C'est qu'ils se battront dans cette chambre. Rien de plus commun, vous le savez par les journaux, que les duels des gentlemen dans les cafés, sans témoins. L'un d'eux sera blessé ou peut-être tué dans cette auberge.
— Alors c'était un cartel que la lettre dont Barnabé fut le porteur, hein? dit John.
— Contenant une bande de papier avec la mesure de son épée dessus, je paierais une guinée, répondit le petit homme. Nous connaissons le caractère de M. Haredale. Vous nous avez raconté ce que Barnabé avait dit de ses regards, quand il revint. Croyez-moi, je suis dans le vrai. Maintenant, attention.»
Le flip n'avait pas encore eu de saveur. Le tabac n'avait été qu'un vil produit du sol anglais, comparé à son parfum d'à présent. Un duel dans la grande vieille chambre au premier étage, et le meilleur lit de l'hôtel commandé d'avance pour le blessé!
«Mais sera-ce à l'épée ou au pistolet? dit John.
— Dieu le sait. Peut être au pistolet et à l'épée, répliqua Salomon. Ces messieurs-là portent l'épée, et ils peuvent aisément avoir des pistolets dans leurs poches, il est fort probable, ma foi qu'ils en ont. S'ils tirent l'un sur l'autre sans se toucher, alors ils dégaineront et se mettront à en découdre sérieusement.»
Un nuage passa sur la figure de M. Willet, lorsqu'il réfléchit aux vitres cassées, aux rideaux endommagés, mais s'étant expliqué à lui-même que l'un des deux adversaires survivrait probablement et payerait le dégât, sa figure redevint rayonnante.
«Et puis, dit Salomon, regardant tour à tour chaque figure, nous aurons alors sur le plancher une de ces taches qui ne s'en vont jamais. Si M. Haredale gagne, croyez-moi, ce sera une tache profonde, ou, s'il perd, c'en sera une plus profonde encore, car jamais il ne cédera qu'il ne soit abattu. Nous en savons quelque chose, hein?
— Ah! oui nous en savons quelque chose, chuchotèrent-ils tous ensemble.
— Quant à jamais disparaître, continua Salomon, je vous dis que jamais, cela ne pourra se faire. Ne savez-vous pas qu'on a essayé pareille chose dans une certaine maison que vous connaissez?
— La Garenne! cria John. Non, bien sûr!
— Si, bien sûr, si vraiment. Seulement il y a très peu de gens qui le sachent Et, avec tout cela, on en a assez causé. On rabota le parquet pour la faire disparaître: mais elle y resta. Le rabot entama le parquet profondément, elle glissa plus profondément. On posa de nouvelles planches; mais une grande tache perça encore, et se montra à l'ancienne place. Et… Écoutez; approchez-vous. M. Geoffroy Haredale fit de cette chambre son cabinet d'étude, et c'est là qu'il s'assoit, ayant toujours (à ce que j'ai entendu dire) son pied sur la tache, parce qu'il a la conviction, après y avoir longtemps et beaucoup pensé, que jamais elle ne s'effacera qu'il ne découvre l'homme qui commit le crime.»
Ce récit finissait, et ils se rapprochaient tous du feu en cercle, lorsque retentit au dehors le piétinement d'un cheval.
«C'est lui! cria John, se levant avec précipitation. Hugh! Hugh!»
Le dormeur bondit sur ses pieds, tout chancelant, et s'élança derrière son maître.
John revint presque aussitôt, introduisant avec des marques d'extrême déférence (car M. Haredale était son propriétaire) le visiteur longtemps attendu. Celui-ci entra à grands pas dans la salle, en faisant résonner ses grosses bottes sur le carreau; il parcourut d'un oeil perçant le groupe qui le saluait, et il souleva son chapeau pour reconnaître leur hommage de profond respect.
«Vous avez ici, Willet, un étranger qui m'a envoyé quelqu'un, dit- il d'une voix dont le timbre était naturellement grave et sévère. Où est-il?
— Dans la grande chambre d'en haut, monsieur, répondit John.
— Conduisez-moi. Votre escalier est sombre, autant que je me rappelle. Messieurs, bonsoir.»
En disant cela, il fit signe à l'aubergiste d'aller devant; et, lorsqu'il sortit de la salle, on entendit résonner ses bottes sur l'escalier. Le vieux John, dans son agitation, éclairait ingénieusement tout autre chose que le chemin, et trébuchait à chaque pas.
«Arrêtez! lui dit M. Haredale, quand ils eurent atteint le palier.
Je peux m'annoncer moi même. Je n'ai plus besoin de vous.»
Il mit la main sur la porte, entra, et la referma pesamment. M. Willet n'était pas du tout disposé à rester là tout seul pour écouter, d'autant plus que les murs étaient fort épais. Il descendit donc plus vite qu'il n'était monté, pour aller rejoindre en bas ses amis.
CHAPITRE XII.
Il y eut une courte pause dans la chambre de cérémonie du Maypole, pendant le temps que M. Haredale essaya la serrure pour s'assurer qu'elle était bien fermée, et traversant à grands pas la sombre pièce jusqu'à l'endroit où le paravent entourait une petite place de lumière et de chaleur, il se présenta, brusquement et en silence, devant l'hôte souriant.
Si ces deux hommes n'avaient pas plus de sympathie dans leurs pensées intimes que dans leur extérieur, leur entrevue ne promettait pas d'être très calme ni très agréable. Sans qu'il y eût entre eux une grande différence d'âge, ils étaient sous tous les autres rapports aussi dissemblables et aussi opposés l'un à l'autre que deux hommes peuvent l'être. L'un avait la parole douce, une forme délicate une correcte élégance, l'autre, corpulent, carré par la base, négligemment habillé, rude et brusque dans ses façons d'un aspect sévère, avait, en son humeur actuelle, un regard aussi maussade que son langage. L'un gardait un calme et tranquille sourire, l'autre, un froncement de sourcils plein de méfiance. Le nouveau venu, véritablement, semblait s'appliquer à faire voir par chacun de ses accents et de ses gestes son antipathie décidée et son hostilité systématique contre l'homme qu'il venait trouver. Celui-ci semblait sentir que le contraste était en sa faveur, et puiser dans cet avantage un contentement paisible qui le mettait plus à son aise que jamais.
«Haredale, dit ce monsieur sans la moindre apparence d'embarras ou de réserve je suis charmé de vous voir.
— Trêve de compliments. Ils sont déplacés entre nous, répliqua l'autre en agitant sa main. Dites-moi simplement ce que vous avez à me dire. Vous m'avez demandé une entrevue. Me voici. Pourquoi nous retrouvons-nous face à face?
— Toujours à ce que je vois, le même caractère franc et impétueux!
— Bon ou mauvais, je suis, monsieur, répliqua l'autre en appuyant son bras sur le chambranle de la cheminée, et tournant un regard hautain sur celui qui occupait la bergère, l'homme que j'ai accoutumé d'être. Je n'ai perdu ni mes vieilles sympathies ni mes vieilles antipathies; ma mémoire ne me fait pas défaut de l'épaisseur d'un cheveu. Vous m'avez demandé une entrevue… Je vous le répète, me voici.
— Notre entrevue, Haredale, dit M. Chester, en donnant un petit coup sur sa tabatière et accompagnant d'un sourire le geste d'impatience que l'autre avait fait, à son insu peut-être, vers son épée, sera une conférence pacifique, j'espère?
— Je suis venu ici, répliqua l'autre, selon votre désir, me tenant pour engagé à venir vous trouver, quand et où vous le voudrez. Je ne suis pas venu pour faire assaut d'agréables discours ni de protestations vaines. Vous êtes un homme du monde à la langue dorée, monsieur, et à ce jeu-là je ne suis pas de force avec vous. Le dernier homme ici-bas avec lequel j'entrerais en lice pour un combat de doux compliments et de grimaces masquées, est M. Chester, je vous l'assure. Impossible à moi de lui tenir tête avec de telles armes, et j'ai toute raison de croire que peu d'hommes en seraient capables.
— Vous me faites beaucoup d'honneur, Haredale, répliqua l'autre avec le plus grand calme, et je vous remercie. Je serai franc avec vous.
— Pardon, vous serez, dites-vous?
— Franc, ouvert, parfaitement candide.
— Ah! cria M. Haredale en faisant rentrer son haleine avec un sourire sarcastique; mais je ne veux pas vous interrompre.
— Je suis si résolu à suivre cette marche, répliqua l'autre en dégustant son vin d'un air très circonspect, que je me suis promis de n'avoir pas de querelle avec vous, et de ne pas me laisser entraîner à quelque expression chaleureuse ou à quelque mot hasardé.
— En cela, j'aurai encore vis-à-vis de vous, dit M. Haredale, une grande infériorité. Votre empire sur vous-même…
— Ne saurait être troublé quand il sert mes desseins, voulez-vous dire, répliqua l'autre, l'interrompant avec la même aménité. Soit je vous l'accorde, et j'ai un dessein à poursuivre maintenant vous en avez un aussi. Notre but est le même j'en suis sûr. Permettez- nous de l'atteindre comme des hommes raisonnables qui ont cessé d'être des petits garçons il y a déjà quelque temps. Voulez-vous boire?
— Je bois avec mes amis, répliqua l'autre.
— Au moins, dit M. Chester, vous voudrez bien vous asseoir?
— Je resterai debout, répliqua impatiemment M. Haredale, sur ce foyer dénudé misérable, et je ne le souillerai pas, tout déchu qu'il est, par de l'hypocrisie. Continuez!
— Vous avez tort, Haredale, dit l'autre en croisant ses jambes et souriant, tandis qu'il tenait son verre levé à la brillante lueur de l'âtre. Vous avez réellement tort. Le monde est un théâtre mouvant où nous devons nous accommoder aux circonstances, naviguer avec le courant aussi mollement que possible, nous contenter de prendre la mousse pour la substance, la surface pour le fond, la fausse monnaie pour la bonne. Je m'étonne qu'aucun philosophe n'ait jamais établi que notre globe est creux comme le reste. Il devrait l'être, si la nature est conséquente dans ses oeuvres.
— Vous pensez qu'il l'est, peut-être.
— J'affirmerais, répliqua-t-il en buvant son vin à petits traits, qu'il ne saurait y avoir le moindre doute là-dessus. Voilà qui est bien. Quant à nous, en jouant avec ce grelot, nous avons eu le guignon de nous heurter et de nous brouiller. Nous ne sommes pas ce que le monde appelle des amis, mais nous n'en sommes pas moins pour cela des amis aussi bons, aussi vrais, aussi aimants que les neuf dixièmes de ceux auxquels on décerne ce titre. Vous avez une nièce et moi j'ai un fils, un beau garçon, Haredale, mais un peu fou. Ils tombent amoureux l'un de l'autre, et forment ce que ce même monde appelle un attachement voulant dire quelque chose de capricieux et de faux comme le reste, et qu'on n'aurait qu'à abandonner librement à sa destinée pour qu'il crevât bientôt comme toute autre bulle. Mais, si nous les laissons faire, bonsoir, tout est dit. La question est donc celle-ci: Nous tiendrons-nous à distance l'un et l'autre, parce que la société nous appelle des ennemis, et souffrons-nous qu'ils se précipitent dans les bras l'un de l'autre lorsque, en nous rapprochant raisonnablement, comme nous le faisons maintenant, nous pouvons empêcher cela et les séparer?
— J'aime ma nièce, dit M. Haredale après un court silence. C'est un mot qui sonne étrangement peut-être à vos oreilles; mais je l'aime.
— Étrangement, mon bon garçon! cria M. Chester en remplissant de nouveau son verre avec nonchalance et en ôtant son cure-dent. Pas du tout. J'ai aussi du goût pour Ned[14], ou, comme vous dites, je l'aime; c'est le terme usité entre si proches parents. J'aime Ned avec passion; il est étonnamment bon garçon, et joli garçon, qui plus est, un peu fou et faible encore, voilà tout: mais le fait est, Haredale, car je serai franc comme je vous ai promis de l'être, qu'indépendamment de n'importe quelle répugnance nous pourrions avoir, vous et moi, à nous allier l'un à l'autre, et indépendamment de la différence de religion qui existe entre nous (et, diable! c'est important), je ne saurais consentir à un mariage de ce genre. Ned et moi nous ne saurions y consentir, c'est impossible.
— Maîtrisez votre langue, au nom du ciel, si cette conversation doit durer, répliqua M. Haredale d'un ton farouche. Je vous ai dit que j'aime ma nièce. Pensez-vous que, cela étant, je voudrais jeter son coeur à n'importe quel homme qui eût de votre sang dans les veines?
— Vous voyez, dit l'autre sans la moindre émotion, l'avantage qu'il y a d'être franc et ouvert. C'est juste ce que j'allais ajouter, sur mon honneur! Je suis étonnamment attaché à Ned, je raffole de lui, en vérité; aussi, quand il nous serait possible de nous effacer tout à fait, vous et moi, dans cette affaire, resterait toujours cette dernière objection, que je regarde comme insurmontable.
— Écoutez-moi bien, dit M. Haredale, marchant vers la table et mettant sa main dessus pesamment, si n'importe quel homme croit, ose croire que moi, dans mes paroles, dans mes actions, dans mes rêves les plus extravagants, j'aie jamais eu l'idée de favoriser la recherche d'Emma Haredale par quelqu'un qui vous touchât de près, n'importe par quel motif, je ne me soucie pas de le savoir, il ment; il ment, et il me fait une grave injure, rien que de le croire.
— Haredale, répliqua l'autre en se balançant d'un air convaincu, et le confirmant par des signes de tête dirigés vers le foyer, c'est extrêmement noble et viril, c'est réellement très généreux de votre part de me parler comme vous faites, franchement et à coeur ouvert. Ce sont exactement là mes sentiments, oui, ma parole; mais vous les exprimez avec beaucoup plus de force et de puissance que je ne saurais le faire. Vous connaissez ma nature indolente, et vous me pardonnerez, j'en suis sûr.
— Quelque décidé que je sois à défendre à ma nièce toute correspondance avec votre fils et à rompre leurs relations ici, cela dût-il causer la mort d'Emma, dit M. Haredale, qui s'était promené en long et en large, je voudrais y mettre de la bonté et de la tendresse autant que possible. Je suis chargé d'un dépôt que ma nature n'est pas propre à comprendre, et, par cette raison, la simple nouvelle qu'il y a entre eux de l'amour tombe sur moi ce soir presque pour la première fois.
— Je suis plus enchanté que je ne pourrais vous le dire, répliqua M. Chester du ton le plus doux, de trouver mes impressions personnelles ainsi confirmées. Vous voyez ce que notre entrevue a d'avantageux. Nous nous comprenons l'un l'autre, nous sommes tout à fait d'accord, nous avons une explication complète, et nous savons quelle marche suivre. Eh mais, pourquoi ne goûtez-vous pas au vin de votre locataire? Il est réellement très bon.
— Qui donc, je vous prie, dit M. Haredale, a aidé Emma ou votre fils? Quels sont leurs intermédiaires, leurs agents? savez-vous?
— Toutes les bonnes gens par ici, le voisinage en général, je pense, répliqua l'autre avec son plus affable sourire. Le messager que je vous ai envoyé aujourd'hui se distingue parmi tous les autres.
— L'idiot? Barnabé?
— Cela vous étonne? J'en suis bien aise, car j'étais un peu étonné de cela moi-même. Oui, j'ai arraché cela de sa mère, une sorte de femme très convenable; c'est d'elle, en vérité, que j'ai principalement appris combien la chose était devenue sérieuse. J'ai résolu de me rendre à cheval ici, aujourd'hui, et d'avoir avec vous une conférence sur ce terrain neutre. Vous avez plus d'embonpoint qu'autrefois, Haredale, mais vous avez bien bonne mine.
— Notre affaire, je le présume, tire à sa fin, dit M. Haredale avec un air d'impatience qu'il ne se donnait pas la peine de cacher. Comptez sur moi, monsieur Chester, ma nièce changera dès à présent. J'en appellerai, ajouta-t-il d'un ton plus bas, à son coeur de femme, à sa dignité, à son orgueil, à son devoir.
— C'est ce que je ferai auprès de Ned, dit M. Chester en réintégrant à leur place, sur la grille du foyer, avec le bout de sa botte, quelques débris errants du fagot. S'il y a quelque chose de réel dans le monde, ce sont ces sentiments si beaux, ces obligations naturelles qui doivent subsister entre un père et un fils. Je lui poserai la question sur le double terrain du sentiment moral et religieux. Je lui représenterai que nous ne pouvons pas absolument consentir à cela; que j'ai toujours visé de loin à un bon mariage pour lui, moyennant une provision décente pour moi dans l'automne de la vie; qu'il y a un grand nombre d'aboyeurs à payer, dont les réclamations sont parfaitement fondées en droit et en justice, et qui doivent être satisfaits sur la dot de sa femme; bref, que les sentiments les plus élevés, les plus honorables de notre nature, toutes les considérations de devoir et d'amour filial, et toutes les autres choses de ce genre, exigent impérieusement qu'il prenne la fuite avec une héritière.
— Et qu'il lui brise le coeur le plus vite possible? dit
M. Haredale en mettant son gant.
— Ned fera en cela exactement comme il lui plaira, répliqua l'autre en buvant son vin à petits traits; c'est entièrement son affaire. Je ne voudrais pas pour tout au monde me mêler des affaires de mon fils, Haredale, au delà d'un certain point. La parenté entre père et fils, vous savez, est positivement une sorte de lien sacré… Ne me laisserez-vous pas vous persuader de prendre un verre de vin?… Allons! comme il vous plaira, comme il vous plaira, ajouta-t-il en se servant lui-même derechef.
— Chester, dit M. Haredale, après un court silence durant lequel il porta de temps en temps sur le visage souriant de son interlocuteur des regards prolongés, vous avez la tête et le coeur d'un mauvais génie, en toute occasion de tromper.
— À votre santé, dit l'autre, avec un signe de tête qui semblait le remercier; mais vous disiez…?
— Si maintenant, continua M. Haredale, nous trouvions qu'il fût difficile de séparer ces jeunes gens, de rompre leurs rapports; si, par exemple, vous trouviez la chose difficile de votre côté, quelle marche vous proposez-vous de suivre?
— Rien de plus simple, mon bon garçon, rien de plus aisé, répliqua l'autre en haussant les épaules et s'étendant plus confortablement devant le feu. Je déploierai alors ces facultés puissantes au sujet desquelles vous me donnez de si grandes et si flatteuses louanges, quoique, ma parole, je ne sois pas digne d'être comblé de vos compliments; et je recourrai à quelques petits subterfuges assez communs pour exciter la jalousie et le ressentiment. Vous voyez?
— Bref, justifiant les moyens par la fin, il nous faudra, comme dernière ressource pour les arracher l'un à l'autre, recourir à la perfidie et au mensonge? dit M. Haredale.
— Oh! non. Fi! Fi! répliqua l'autre en aspirant une prise de tabac avec délices et volupté. Pas de mensonge. Seulement un peu de manège, un peu de diplomatie, un peu d'intrigue, c'est le mot.
— Je regrette, dit M. Haredale en faisant çà et là quelques pas, puis s'arrêtant, puis faisant quelques pas encore comme quelqu'un qui était mal à son aise, de n'avoir pas pu prévoir et empêcher cela. Mais, puisque c'est allé si loin qu'il nous est nécessaire d'agir, reculer ou regretter ne sert de rien. Allons! je seconderai vos efforts de tout mon pouvoir. C'est le seul sujet, dans tout le vaste horizon de la pensée humaine, sur lequel nous soyons tous les deux d'accord. Nous agirons de concert, mais à part. Il ne sera pas besoin, j'espère, d'en conférer encore ensemble.
— Est-ce que vous vous en allez? dit M. Chester en se levant avec une gracieuse nonchalance. Laissez-moi vous éclairer jusqu'au bas de l'escalier.
— Restez assis, je vous prie, répliqua l'autre sèchement. Je connais le chemin.»
En disant cela, il fit un mouvement de main très léger, remit son chapeau sur sa tête en même temps qu'il tournait les talons, et s'en alla d'un pas retentissant, comme il était venu, ferma la porte derrière lui, et descendit l'escalier dont il réveilla l'écho.
«Peuh! un très grossier animal, en vérité! dit M. Chester en se replaçant dans sa bergère. Une brute des plus farouches; un vrai blaireau à face humaine!»
John Willet et ses amis, qui avaient été très attentifs pour entendre le cliquetis des épées ou les détonations des pistolets dans la grande chambre, et qui avaient réglé d'avance l'ordre dans lequel ils s'y précipiteraient au premier appel, procession où le vieux John avait eu le soin de s'arranger de façon à se réserver l'arrière-garde, furent fort étonnés de voir M. Haredale descendre sans une égratignure, demander son cheval, et s'éloigner au pas, d'un air pensif. Après y avoir un peu réfléchi, on décida qu'il avait laissé le monsieur du premier étage pour mort, et que, s'il montrait tant de calme, c'était un stratagème pour qu'on ne s'avisât ni de le soupçonner ni de le poursuivre.
Comme cette conclusion impliquait pour eux la nécessité de monter sur-le-champ à la grande chambre pour s'en assurer, ils étaient sur le point de le faire dans l'ordre convenu, lorsqu'un coup de sonnette assez vif, qui semblait dénoter chez l'hôte assez de vigueur encore, renversa toutes leurs conjectures et les enveloppa dans la plus grande incertitude. Enfin M. Willet consentit à monter lui-même, escorté de Hugh et de Barnabé, les plus solides et intrépides gaillards qui fussent sur les lieux; ils pourraient se montrer avec lui, sous prétexte d'être venus pour emporter les verres.
Fort de cette protection, le brave John, à la large figure, entra dans la chambre hardiment avec une avance d'un demi-pas, et reçut sans trembler la demande d'un tire-botte. Mais lorsque le tire- botte eut été apporté, et que l'aubergiste prêta à son hôte sa robuste épaule, on observa que, pendant que celui-ci ôtait ses bottes, M. Willet les regarda extrêmement, et que ses gros yeux, bien plus ouverts que de coutume, parurent exprimer quelque surprise et quelque désappointement de ne pas les trouver pleines de sang. Il se ménagea aussi l'occasion d'examiner le gentleman du plus près qu'il put, s'attendant à découvrir sur sa personne un certain nombre de trous faits par l'épée de son adversaire. N'en découvrant aucun toutefois, et remarquant par la suite du temps que son hôte était aussi froid, aussi régulier dans sa tenue et dans son humeur qu'il l'avait été toute la journée, le vieux John à la fin poussa un profond soupir, et commença à penser qu'il n'était pas question de duel pour ce soir.
«Et maintenant, Willet, dit M. Chester, si la chambre est bien échauffée, j'essayerai les mérites de ce fameux lit.
— La chambre, monsieur, répliqua John en prenant une chandelle, et invitant d'un coup de coude Barnabé et Hugh à les accompagner, en cas que le monsieur vînt à tomber soudainement évanoui ou mort de quelque blessure interne, la chambre est aussi chaude qu'une croûte au pot. Barnabé, prenez cette autre chandelle, et allez devant. Hugh, suivez-nous, monsieur, avec la bergère.»
C'est dans cet ordre, et encore, pour plus de sûreté, tenant sa chandelle fort près de l'hôte; tantôt lui en faisant sentir la chaleur autour des jambes, tantôt risquant de mettre le feu à sa perruque, et lui demandant sans cesse pardon avec une grande gaucherie et beaucoup d'embarras, que John conduisit ce personnage à la meilleure chambre à coucher. Presque aussi spacieuse que la pièce d'où ils étaient venus, elle contenait, près du feu, pour avoir plus chaud, un grand et antique lit d'un aspect tumulaire, tendu de brocart fané et orné, au sommet de chaque montant sculpté, d'une touffe de plumes qui jadis avaient été blanches, mais que l'âge et la poussière avaient rendues semblables à des panaches de corbillard et de catafalque.
«Bonsoir, mes amis, dit M. Chester avec un doux sourire, en s'asseyant, après avoir considéré la chambre d'un bout à l'autre, dans la bergère, que ses serviteurs roulèrent devant le feu. Bonsoir, Barnabé, mon bon garçon; vous dites quelques prières avant de vous coucher, j'espère?»
Barnabé fit un signe affirmatif.
«Il a comme ça des bêtises qu'il appelle ses prières, monsieur, dit John officieusement. J'ai bien peur que là dedans il n'y ait pas grand chose de bon.
— Et Hugh? dit M. Chester en se tournant vers celui-ci.
— Moi, non, répondit-il. Je connais les siennes (et il montra Barnabé), elles ne sont pas mal. Il les chante quelquefois sur la paille. J'écoute.
— Monsieur, c'est tout à fait un animal, chuchota John à l'oreille de son hôte avec dignité. Vous l'excuserez, certainement. S'il a une espèce d'âme, ce doit être si peu que rien, et ce qu'il fait ou ne fait pas sur ce point n'importe guère. Bonsoir, monsieur.
M. Chester répliqua: «Dieu vous bénisse!» avec une ferveur des plus touchantes; et John, faisant signe à ses gardes du corps d'aller devant, sortit de la chambre après une révérence, et laissa l'hôte libre de reposer dans l'antique lit du Maypole.
CHAPITRE XIII.
Si Joseph Willet, le jeune homme dénoncé aux Apprentis et proscrit par eux, s'était trouvé à la maison quand l'hôte courtois de son père se présenta devant la porte du Maypole, c'est-à-dire si ce n'avait pas été, par une malice du sort, une des six fois de l'année entière dans lesquelles il était libre de s'absenter tout le jour durant sans question ni reproche, il serait parvenu, de manière ou d'autre, à plonger au fin fond du mystère de M. Chester, et à pénétrer son dessein avec la même certitude que s'il eût été son confident et conseiller. Dans cet heureux cas, les amants auraient été vite avertis des maux qui les menaçaient, et aidés, par-dessus le marché, de diverses inspirations aussi sages qu'opportunes; car Joe, en pensées comme en actions, tenait toutes ses sympathies et ses meilleurs souhaits à la disposition de nos jeunes gens, et était fermement dévoué à leur cause. Cette disposition provenait-elle de ses anciennes préventions en faveur de la jeune demoiselle, dont l'histoire l'avait environnée dans son esprit, presque au sortir du berceau, de circonstances d'un intérêt extraordinaire; ou de son attachement au jeune monsieur dans la confidence duquel il s'était presque imperceptiblement glissé, par son esprit subtil et ses vives allures, ainsi qu'en lui rendant plusieurs services d'importance comme éclaireur et comme messager? Que ce fût cela ou autre chose, par exemple, les persécutions fatigantes et les manies ennuyeuses de son vénérable père, ou bien encore quelque petite affaire d'amour secrète, qui le disposait favorablement à servir d'autres amoureux comme lui: il est inutile de chercher à le savoir, d'autant plus que Joe n'était pas là, et qu'il n'avait pas par conséquent, dans cette conjoncture, d'occasion particulière de fixer nos doutes par sa conduite.
C'était, par le fait, le vingt-cinq mars, jour qui comme beaucoup de gens le savent à leurs dépens, est, de temps immémorial, une de ces désagréables époques qu'on appelle le terme. Ce jour là donc, John Willet se faisait chaque année un point d'honneur de régler son compte en espèces sonnantes avec un certain marchand de vin et distillateur de la Cité de Londres, et de remettre dans les mains de ce négociant un sac de toile contenant l'exact montant de la somme, pas un penny de plus, pas un penny de moins, c'était pour Joe l'objet d'un voyage aussi sûr et aussi régulier que le retour annuel du vingt-cinq mars.
Le voyage s'accomplissait sur une vieille jument grise, sur laquelle John s'était fait dans l'esprit un système d'idées préconçues, par exemple, qu'elle était capable de gagner un couvert ou une tasse d'argent à la course si elle voulait l'essayer. Elle ne l'avait jamais essayé, et il ne fallait plus compter qu'elle l'essayât jamais maintenant, car elle était âgée de quelque quatorze ou quinze ans, poussive, ensellée et passablement râpée de la crinière et de la queue. Nonobstant ces légères imperfections, John était fier de son animal, et lorsque Hugh, en tournant, l'eut amenée jusqu'à la porte il se retira pour l'admirer à son aise dans le comptoir, et là, caché par un bosquet de citrons, il se mit à rire avec orgueil.
«Voilà ce qui s'appelle une jument, Hugh! dit John, quand il eut recouvré assez d'empire sur lui même pour reparaître à la porte. Voilà une gracieuse créature! regardez-moi cette ardeur! regardez- moi ces os!»
Pour des os, il y en avait suffisamment, sans aucun doute, c'est ce que semblait penser Hugh, assis en travers sur la selle, paresseusement plié en deux, son menton touchant presque ses genoux, et, ne s'inquiétant ni des étriers qui pendillaient, ni de la bride flottante, il sauta de haut en bas sur la petite pelouse devant la porte.
«Songez à avoir bien soin d'elle, monsieur, dit John, laissant cet être inférieur, pour s'adresser à la sensibilité de son fils et héritier, qui parut alors équipé complètement et tout prêt à monter en selle; n'allez pas trop vite!
— J'en serais bien embarrassé, j'imagine, père, répondit Joe en jetant sur l'animal un regard de désespoir.
— Pas de vos impertinences, monsieur, s'il vous plaît, riposta le vieux John. Quelle monture vous faut-il donc, monsieur? Un âne sauvage ou un zèbre en serait une trop pacifique pour vous, n'est- ce pas, monsieur? Vous voudriez monter un lion rugissant, monsieur; n'est-ce pas, monsieur? Taisez-vous, monsieur.»
Lorsque M. Willet, dans ses querelles avec son fils, avait épuisé toutes les questions qui s'offraient à son esprit, et que Joe n'avait répondu rien du tout, généralement il concluait en lui ordonnant de se taire.
«Et quelle idée a donc ce petit garçon, ajouta M. Willet, après l'avoir considéré quelque temps d'un air ébahi et comme stupéfait, de, retrousser comme ça son chapeau en casseur d'assiettes? Est-ce que vous allez tuer le marchand de vin, monsieur?
— Non, dit Joe avec un peu d'aigreur, je ne vais pas le tuer.
Vous voilà rassuré maintenant, père?
— Et avec cela, un air militaire! dit M. Willet en l'examinant de la tête aux pieds; ne dirait-on pas d'un mangeur de braise, d'un avaleur d'eau bouillante? Et que signifient les crocus et les perce-neige que vous arborez à votre boutonnière, monsieur?
— Ce n'est qu'un petit bouquet, dit Joe en rougissant. Il n'y a pas de mal à ça, j'espère?
— Voilà un garçon bien entendu aux affaires, en vérité, dit M. Willet dédaigneusement, d'aller supposer que les marchands de vin se soucient de bouquets!
— Je ne suppose rien de pareil, répondit Joe. Qu'ils gardent leurs nez rouges pour flairer leurs bouteilles et leurs cruchons. Ces fleurs-ci vont chez M. Varden.
— Vous supposez donc qu'il s'inquiète beaucoup de vos crocus? demanda John.
— Je n'en sais rien, et, à dire vrai, je ne m'en soucie guère, dit Joe. Voyons, père, donnez-moi l'argent, et, au nom de la sainte patience, laissez-moi partir.
— Le voici, monsieur, répliqua John, ayez en soin. Songez à ne pas revenir trop tôt, pour mieux laisser reposer la jument. Vous m'entendez?
— Oui, je vous entends, répliqua Joe. Dieu sait qu'elle en aura besoin.
— Et ne dépensez pas trop au Lion noir, dit John. Songez à cela aussi.
— Alors pourquoi ne me permettez-vous pas d'avoir à moi quelque argent? riposta Joe d'un air chagrin, pourquoi pas, père? Pourquoi m'envoyez-vous à Londres en ne m'accordant que le droit de demander au Lion noir un dîner que vous payerez au premier voyage, comme si l'on ne pouvait pas me laisser disposer de quelques schellings? Pourquoi me traitez-vous comme ça? ce n'est pas bien à vous. Comment pouvez-vous croire que je vais rester longtemps à ce régime?
— Lui permettre d'avoir de l'argent! cria John dans une rêverie somnolente. Qu'appelle-t-il de l'argent? des guinées? Est-ce qu'il n'en a pas, de l'argent? N'a-t-il pas, en sus des péages, un schelling et six pence?
— Un shilling et six pence! répéta son fils avec mépris.
— Oui, monsieur, répliqua John, un schelling et six pence. Quand j'étais à votre âge, jamais je n'avais vu tant d'argent en un monceau. Le schelling est pour parer aux accidents, par exemple si la jument perdait un de ses fers, ou quelque chose de ce genre. Il vous reste six pence pour vous amuser à Londres, je vous recommande surtout de vous amuser à monter au faîte du Monument[15], et à vous reposer là. Il n'y a pas là de tentation, monsieur, pas de ribotte, pas de jeunes femmes, pas de mauvaises compagnies d'aucune sorte, rien que l'imagination. Quand j'étais à votre âge, monsieur, voilà comment je m'amusais.»
À ceci, Joe ne fit pas d'autre réponse qu'un signe de la main à Hugh pour tenir le cheval, puis il sauta en selle et s'éloigna; et je vous réponds qu'il avait l'air d'un solide et mâle cavalier, digne d'une meilleure monture que celle que lui faisait enfourcher son destin. John resta à le contempler ou plutôt à contempler la jument grise (car il n'avait pas assez d'yeux pour elle), jusqu'à ce que l'homme et la bête fussent disparus depuis vingt minutes. Alors il commença à penser qu'ils étaient partis, et rentrant lentement dans la maison, il s'abandonna à un doux assoupissement.
L'infortunée jument grise, l'agonie de la vie de Joe, se trémoussa selon son bon plaisir jusqu'à ce que le Maypole ne fût plus visible, puis, corrigeant son pas tout à coup de son propre gré, elle contracta ses jambes en une allure, qu'on aurait regardée dans un spectacle de marionnettes comme une imitation assez maladroite d'un petit galop. La connaissance qu'elle avait des habitudes de son cavalier ne lui suggéra pas seulement cette amélioration dans les siennes, elle lui donna aussi l'idée de prendre un chemin détourné. Il conduisait non pas à Londres mais par des sentiers parallèles à la route que Joe avait suivie, et, passant à quelques centaines de mètres du Maypole, il aboutissait à l'enclos d'un vaste et ancien manoir bâti en brique rouge, la Garenne, dont il a été question au premier chapitre de notre histoire. Faisant une halte soudaine dans un petit taillis voisin, la jument se prêta de la meilleure grâce du monde à laisser descendre son cavalier, qui l'attacha au tronc d'un arbre.
«Reste là, vieille fille, dit Joe, que j'aille voir s'il y a pour moi aujourd'hui quelque petite commission.» En même temps, il la laissa brouter le gazon ras et les mauvaises herbes qui se trouvaient croître à la portée de son licou, et, passant par une porte à claire-voie, il entra de son pied sur les terres du domaine.
Le sentier, après quelques minutes de marche, l'amena près de la maison. Il y lança plus d'un coup d'oeil en tapinois, et surtout vers une certaine fenêtre. C'était un bâtiment lugubre, silencieux, avec des cours sonores, des tourelles désolées, et des files entières de chambres fermées qui tombaient en poussière et en ruine.
Le jardin, formant terrasse, obscurci par l'ombre des arbres qui le dominaient, avait un air de mélancolie tout à fait accablant. De grandes portes de fer, hors d'usage depuis bien des années, rougies par la rouille, s'affaissant sur leurs gonds et recouvertes de longues herbes luxuriantes, semblaient vouloir s'enfoncer dans le sol et cacher leur décadence dans une forêt de mauvaises herbes, propices à ce dessein. Sur les murailles sculptées, les animaux fantastiques qui les décoraient, verdis par l'âge et l'humidité, et revêtus çà et là de mousse, avaient un aspect hideux et lamentable. La partie de la maison qui était habitée et tenue en bon état avait elle-même une physionomie sombre; le spectateur, frappé d'un sentiment de tristesse, éprouvait une impression pénible en face de cet abandon et de cette déchéance affligeante. Il eût été difficile d'imaginer un beau feu flamboyant dans ces chambres mornes et ténébreuses, et de se figurer quelque joie du coeur ou quelque fête dans l'enceinte de ces murs rébarbatifs. On voyait bien qu'il pouvait y avoir eu là dans les temps jadis quelque chose de pareil; mais c'était fini à jamais. Ce n'était plus que le revenant d'une maison défunte qui venait hanter son ancienne place sous son ancienne forme, mais voilà tout.
La physionomie sombre et déchue de la Garenne devait, sans aucun doute, s'attribuer en grande partie à la mort de son précédent possesseur et au caractère de son possesseur actuel; mais, lorsqu'on se rappelait la légende de ce manoir, il avait véritablement un air approprié à un pareil forfait: on voyait qu'il était prédestiné des siècles d'avance à en être le théâtre. Considérée au point de vue de cette légende, la pièce d'eau où l'on avait retrouvé le corps de l'intendant semblait avoir une teinte noire et sinistre que nulle autre mare ne pouvait revendiquer comme elle; la cloche qui du haut du toit avait annoncé le meurtre, au vent de minuit, devenait un vrai fantôme dont la voix faisait dresser les cheveux de l'auditeur; et chaque branche dépouillée de feuilles, en s'inclinant vers une autre branche, semblait échanger avec elle à la dérobée des chuchotements au sujet du crime.
Joe se promena de long en large dans le sentier; quelquefois il s'arrêtait et faisait semblant de contempler l'édifice ou le paysage; quelquefois, s'appuyant contre un arbre, il prenait un air d'oisiveté indifférente; mais il avait toujours l'oeil sur la fenêtre qu'il avait distinguée d'abord. Au bout d'un quart d'heure environ d'attente, une petite main blanche fut un instant agitée vers lui de cette fenêtre; le jeune homme fit un salut respectueux et partit; et, en enfourchant de nouveau son cheval, il se dit à voix très basse: «Pas de commission pour moi aujourd'hui!»
Mais l'air d'élégance, le retroussis du chapeau que John Willet avait critiqué, et le bouquet printanier, tout dénotait quelque petite commission pour son propre compte, à l'adresse d'une personne plus intéressante qu'un marchand de vin ou même qu'un serrurier. C'est effectivement ce qui arriva: car, lorsqu'il eut réglé avec le marchand de vin, qui tenait son bureau de commerce dans quelques caves profondes près de Thames-Street (un vieux monsieur à la face aussi empourprée que s'il avait toute sa vie porté leurs voûtes sur sa tête), lorsqu'il eut pris le reçu, et refusé de boire plus de trois verres de vieux xérès, à l'extrême étonnement du négociant rubicond, qui, foret en main, avait projeté d'assaillir une vingtaine au moins de barils poudreux, et qui en resta cloué ou moralement vrillé, pour ainsi dire, au mur de sa cave; lorsqu'il eut fait tout cela, et achevé en outre un frugal dîner au Lion noir dans Whitechapel, méprisant le Monument et le conseil de John, il dirigea ses pas vers la maison du serrurier, attiré par les yeux de la florissante Dolly Varden.
Joe n'était nullement un nigaud; mais néanmoins, quand il fut arrivé à l'encoignure de la rue où le serrurier demeurait, il ne put pas se résoudre à aller droit à la maison. D'abord il prit le parti de flâner dans une autre rue pendant cinq minutes, puis pendant cinq minutes encore dans une autre rue, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il eut perdu une grande demi-heure; il fit alors un hardi plongeon, et se trouva dans la boutique enfumée, le visage rouge et le coeur palpitant.
«John Willet, ou son ombre! dit Varden, en se levant de dessus le pupitre où il était occupé à ses livres, et le regardant sous ses lunettes; ma foi! oui, c'est bien Joe en chair et en os! À la bonne heure! Et comment va toute la société de Chigwell, Joe?
— Toujours comme à l'ordinaire, monsieur; nous nous entendons, eux et moi, aussi bien que par le passé.
— Bon, bon! dit le serrurier. Il nous faut être patients, Joe, et endurer les faibles des vieilles gens. Comment va la jument, Joe? Elle fait toujours ses quatre milles à l'heure aussi aisément que jamais? Ha, ha, ha! n'est-ce pas, Joe? Tiens! qu'est-ce que nous avons là Joe, un bouquet?
— De bien pauvres fleurs, monsieur; je pensais que Mlle Dolly …
— Non, non, dit Gabriel, baissant la voix et secouant la tête, pas Dolly. Donnez-les à sa mère, Joe. Il vaut beaucoup mieux les donner à sa mère. Ça ne vous contrarie pas de les donner à Mme Varden, Joe?
— Oh! non, monsieur, répliqua Joe en cherchant, mais sans beaucoup de succès, à cacher son désappointement. J'en serais charmé, je vous assure.
— Très bien, dit le serrurier en le frappant doucement sur le dos. Peu vous importe qui les aura, n'est-ce pas, Joe?
— Oh! oui, monsieur.»
Cher coeur, comme ces mots s'attachèrent à sa gorge!
«Entrez, dit Gabriel, on vient justement de m'appeler pour le thé.
Elle est dans la salle à manger.
— Elle! pensa Joe. Laquelle des deux, je ne sais, madame ou mademoiselle?» Le serrurier éclaircit son doute avec autant d'à- propos que s'il l'eût entendu formuler à haute voix, en le menant à la porte et disant: «Ma chère Marthe, voici M. Willet fils.»
Mme Varden, regardant le Maypole comme une espèce de souricière humaine, ou de traquenard pour les maris, considérant son propriétaire, et tous ses aides et suppôts, comme autant de braconniers à l'affût des chrétiens, et croyant d'ailleurs que les publicains accouplés avec les pécheurs dans l'Écriture sainte étaient de véritables aubergistes patentés, parce qu'ils tenaient des maisons publiques, était loin d'être disposée favorablement à l'égard du jeune homme qui lui rendait visite. Aussi fut-elle sur- le-champ prise d'une faiblesse, et, lorsque les crocus et les perce-neige lui eurent été dûment présentés, elle devina, en y réfléchissant, que c'étaient eux qui étaient la cause de cette pâmoison qui avait accablé ses sens. «Je craindrais de ne pouvoir supporter l'atmosphère de la salle une minute de plus, dit la bonne dame, s'ils demeuraient ici. Voulez-vous bien m'excuser de les mettre en dehors de la fenêtre?»
Joe la pria de vouloir bien se dispenser de toute excuse, et sourit faiblement lorsqu'il vit ses fleurs mises sur l'allège extérieure. Jamais personne ne saura les peines qu'il s'était données pour composer ce bouquet voué maintenant au dédain et traité si cavalièrement.
«Ah! comme cela me fait du bien d'en être débarrassée! dit Mme Varden. Je me sens déjà beaucoup mieux.» Et en vérité elle semblait avoir recouvré ses sens.
Joe exprima sa gratitude envers la Providence d'une faveur si précieuse, et il n'eut seulement pas l'air de songer où pouvait être Dolly.
«Vous êtes de vilaines gens à Chigwell, monsieur Joseph, dit
Mme Varden.
— Mais non, madame, je l'espère, répliqua Joe.
— Vous êtes les gens les plus cruellement irréfléchis qu'il y ait au monde, dit Mme Varden en se rengorgeant. Je m'étonne que M. Willet père, ayant été lui-même un homme marié, ne sache pas mieux se conduire qu'il ne fait. Je sais bien qu'il y trouve son profit, mais ce n'est pas une excuse; j'aimerais mieux payer vingt fois plus, et que Varden revînt à la maison comme un respectable et sobre commerçant. S'il y a un défaut au monde qui me blesse et me dégoûte, plus que tout autre, c'est l'ivrognerie.
— Allons, ma chère Marthe, dit le serrurier d'un air jovial, faites-nous servir le thé, et ne parlons pas d'ivrognes. Il n'y en pas ici, et Joe ne se soucie guère d'en parler, à coup sûr.»
En ce moment critique, Miggs parut avec les rôties.
«À coup sûr, il ne s'en soucie guère, dit Mme Varden, ni vous non plus, Varden, à coup sûr. C'est un sujet fort désagréable, je n'en doute pas, bien que je ne veuille pas dire qu'il soit personnel… Miggs toussa… quoiqu'on ne soit pas maîtresse de ce qu'on pense. Vous ne saurez jamais, Varden, et personne à l'âge de M. Willet fils (excusez-moi, monsieur) ne peut naturellement savoir ce que souffre une femme qui attend chez elle dans de pareilles circonstances. Si vous ne me croyez pas, comme je n'en ai que trop la preuve, voici Miggs qui en est assez souvent témoin; veuillez l'interroger.
— Oh! elle a été très mal l'autre soir, monsieur, très mal en vérité, dit Miggs. S'il n'y avait pas en vous la douceur d'un ange, mame, je pense que vous ne pourriez pas supporter cela, réellement je le pense.
— Miggs, dit Mme Varden, vous faites un blasphème.
— Pardonnez-moi, mame, répliqua Miggs avec une volubilité perçante, ce n'était pas mon intention, et ça n'est pas dans mon caractère, j'ose l'espérer, bien que je ne sois qu'une domestique.
— Vous pouvez bien répondre, Miggs, sans oublier le soin de votre salut, riposta sa maîtresse en regardant à la ronde avec dignité. Comment osez-vous parler d'anges, à propos de misérables pécheurs comme vous et moi? Est-ce que nous sommes autre chose, dit Mme Varden en jetant un coup d'oeil sur un miroir voisin, et en arrangeant le ruban de son bonnet plus à son avantage…, que des vers de terre?
— Je n'ai pas eu l'intention, mame, s'il vous plaît, de vous offenser, dit Miggs confiante en la force de son compliment, et développant vigoureusement son gosier comme de coutume, et je ne m'attendais pas à voir prendre comme ça ce que je dis; je connais ma propre indignité, je l'espère, et je n'ai que haine et mépris pour moi-même et pour mes semblables, comme c'est le devoir d'un bon chrétien.
— Ayez la bonté, s'il vous plaît, dit Mme Varden avec hauteur, de monter voir si Dolly a fini de s'habiller; vous l'avertirez que la chaise commandée pour elle sera ici dans une minute, et que, si elle fait attendre les porteurs, je les renverrai à l'instant. Je suis fâchée de voir que vous ne preniez pas votre thé, Varden, ni vous le vôtre, monsieur Joseph; mais c'est naturel, et il y aurait folie de ma part à supposer que les choses qu'on peut se procurer à la maison, et dans la compagnie des dames, aient le moindre charme pour vous!»
Ce pronom, dans son intention, était bien au pluriel, et s'adressait à ces deux messieurs, quoique l'un et l'autre n'eussent guère mérité ce coup de boutoir: car Gabriel avait attaqué la collation avec un appétit qui promettait, jusqu'à ce que Mme Varden elle-même le lui eût fait perdre; quant à Joe, il avait pour la compagnie des dames chez le serrurier, ou du moins pour une partie d'entre elles, autant de goût qu'il était possible à un homme d'en avoir.
Mais il n'eut pas le temps de dire quoi que ce fût pour sa défense; Dolly elle-même parut à ce moment, et il resta muet, les yeux éblouis de sa beauté. Jamais Dolly n'avait semblé si belle qu'alors, dans toute la splendeur et la grâce de la jeunesse, avec tous ses attraits centuplés par une toilette qui lui seyait à merveille, par mille petites coquettes façons que personne ne savait prendre avec plus de grâce, le visage tout scintillant de l'attente de cette maudite soirée. Il est impossible de dire combien Joe la détestait, cette soirée, quel qu'en fût le théâtre, et tous les invités, quels qu'ils fussent.
Et elle le regarda à peine; oui, à peine le regarda-t-elle. Et quand on vit, par la porte ouverte, la chaise entrer de guingois dans la boutique, alors elle claqua des mains et sembla toute joyeuse de s'en aller. Mais Joe lui donna le bras, c'était toujours une consolation, et il l'aida à monter dans la chaise. Oh! la voir prendre place à l'intérieur, avec ses yeux riants qui brillaient plus que les diamants; voir sa main (elle avait sans aucun doute la plus jolie main du monde), voir sa main sur le bord du vasistas baissé; voir son petit doigt en arrêt d'une façon provocante et impertinente, comme s'il s'étonnait que Joe ne le serrât ni ne le baisât! Penser quel bon effet un ou deux des modestes perce-neige auraient pu faire sur ce corsage délicat, pendant qu'ils étaient là, gisant à l'abandon sur le rebord de la fenêtre de la salle à manger! Voir comment la regardait Miggs, avec une figure où on pouvait lire qu'elle n'était pas dupe de toute cette gentillesse d'emprunt; qu'elle était dans le secret de chaque lacet, de chaque épingle, des agrafes et des oeillets: «Et tout cela, monsieur, n'est pas à moitié aussi réel que vous le croyez; mais je n'aurais pas besoin de tout cela non plus pour être encore plus jolie, si je voulais m'en donner la peine.» Entendre ce précieux petit cri de frayeur provocante lorsque la chaise fut hissée sur ses bâtons, et saisir la vision, vision fugitive mais éternelle, de l'heureux visage qui était dedans; quels tourments, quel surcroît de souffrance, et néanmoins quelles délices! les porteurs eux-mêmes semblèrent à ses yeux jaloux des rivaux favorisés, quand il les vit descendre la rue avec elle.
Il n'y eut jamais dans une petite pièce, en un court espace de temps, un changement comparable à celui de la salle à manger, lorsqu'on revint finir le thé. C'était sombre, c'était désert, c'était un complet désenchantement. Joe trouvait que c'était sottise pure de rester là tranquillement assis, tandis qu'elle était au bal avec un nombre incalculable d'amants qui voltigeaient autour d'elle, et toute la société raffolant d'elle, et l'adorant, et voulant l'épouser en masse; et Miggs qui était là, à voltiger autour de la table. Le fait seul de son existence, le simple phénomène qu'elle eût pu jamais naître, lui paraissait, auprès de Dolly, une plaisanterie inexplicable et sans but. Impossible de parler, pas moyen d'y réussir. Il n'était capable que de remuer son thé avec sa cuiller tout autour, tout autour, tout autour, en ruminant sur toutes les fascinations de l'aimable fille du serrurier.
Gabriel aussi était taciturne. Or, c'était un des côtés certains de l'incertaine humeur de Mme Varden, qu'elle se montrât vive et gaie quand elle voyait aux autres des dispositions contraires.
«Il faut que je sois naturellement d'une bien heureuse humeur, dit la souriante ménagère, pour conserver avec tout ça un peu d'entrain; comment fais-je pour en avoir encore? je n'en sais en vérité rien.
— Ah! mame, soupira Miggs, je vous demande pardon de vous interrompre, mais il n'y en a pas beaucoup comme vous.
— Emportez tout cela, Miggs, dit Mme Varden en se levant, emportez tout cela. Je vois bien que je gêne ici; et, comme je désire que chacun ait le plus d'agrément qu'il peut, je sens que je ferai mieux de m'en aller.
— Non, non, Marthe, cria le serrurier. Demeurez ici; nous serions, ma foi, très fâchés de vous perdre: n'est-ce pas, Joe?»
Joe tressaillit et dit: «Certainement.»
— Je vous remercie, mon cher Varden, répliqua sa femme, mais je connais vos goûts: le tabac, la bière, les spiritueux, ont de plus grandes séductions qu'aucune de celles dont je peux me vanter. Je vais m'en aller, je vais monter m'asseoir là-haut et regarder à la fenêtre, mon amour. Bonsoir, monsieur Joseph; je suis très contente de vous avoir vu, je regrette seulement de n'avoir pas eu à vous offrir quelque chose de plus à votre goût. Rappelez-moi affectueusement, s'il vous plaît, au souvenir de M. Willet père, et dites-lui que, quand il viendra par ici, nous aurons une fusée à démêler ensemble. Bonsoir.»
Après avoir prononcé ces paroles avec une extrême douceur de manières, la bonne dame fit une révérence pleine de condescendance, et se retira avec sérénité.
C'était donc pour cela que Joe avait attendu le 25 mars pendant des semaines, bien des semaines, et qu'il avait cueilli les fleurs avec tant de soin, et qu'il avait retroussé son chapeau, et qu'il s'était fait si pimpant! c'était donc là qu'aboutissait toute sa résolution hardie, prise pour la centième fois, de faire sa déclaration à Dolly, et de lui dire combien il l'aimait! La voir une minute, rien qu'une minute; la trouver partant pour une soirée, et toute joyeuse d'y aller; se voir traité comme un culotteur de pipes, un buveur de bière, un gobelotteur de spiritueux, en un mot, comme un ivrogne! Il dit adieu à son ami le serrurier, et se hâta d'aller reprendre son cheval au Lion noir. Lorsqu'il tourna bride vers la maison, il pensait, comme maint autre Joe l'avait pensé avant et l'a pensé depuis, que c'en était fait de toutes ses espérances; que c'était chose impossible et sans espoir; qu'elle ne s'occupait pas plus de lui que s'il n'existait pas; qu'il était malheureux pour la vie, et qu'il n'avait plus qu'une seule perspective acceptable: c'était de devenir soldat ou marin, et de trouver quelque ennemi assez obligeant pour lui faire sauter la cervelle aussitôt que possible.
CHAPITRE XIV.
Joe Willet ne chevaucha pas vite le long de la route: car, dans son désespoir, il se représentait la fille du serrurier dansant de longues contredanses et de terribles branles avec de hardis étrangers, image intolérable, lorsqu'il entendit derrière lui le piétinement d'un cheval. Ayant tourné la tête, il aperçut un gentleman bien monté, avançant à un bon petit galop. Le gentleman, en passant, contint un peu sa monture, et l'appela par son nom, comme l'héritier du Maypole. Joe donna de l'éperon à la jument grise, et fut tout de suite côte à côte de ce cavalier.
«Je pensais bien que c'était vous, monsieur dit-il en mettant la main à son chapeau. Une belle soirée, monsieur Je suis heureux de voir que vous n'êtes plus claquemuré.»
Le cavalier sourit, et en le remerciant d'un signe de tête: «Comment avez-vous employé la journée, Joe? gaiement, n'est-ce pas? Est-elle toujours aussi gentille? Il n'y a pas de quoi rougir, mon garçon.
— Ce n'est pas ce qui me donne ce peu de couleur, monsieur Édouard, dit Joe, c'est plutôt de penser que j'aie été assez fou pour avoir jamais eu la moindre espérance à propos d'elle. Elle est aussi loin de moi que le firmament.
«Allons Joe, vous n'en êtes pas si loin que ça j'espère, dit
Édouard avec bonne humeur … hein?
— Ah! soupira Joe. C'est bon à dire, monsieur. Il n'est pas difficile de plaisanter quand on n'a pas de chagrin. Mais voyez- vous, c'est sans remède. Iriez-vous par hasard à notre maison?
— Oui, comme je n'ai pas encore repris toutes mes forces, je coucherai chez vous ce soir, et je retournerai au logis demain matin à la fraîche.
— Si vous n'êtes pas trop pressé, dit Joe après un court silence, et si vous pouvez endurer le pas de cette pauvre rosse, je serai heureux de vous accompagner jusqu'à la Garenne, monsieur, et de tenir votre cheval quand vous descendrez. Cela vous épargnera la fatigue d'aller à pied au Maypole, et de revenir à pied. Je peux très bien vous donner le temps nécessaire, monsieur, car je suis en avance.
— Et moi de même, répliqua Édouard, quoique à mon insu je galopasse tout à l'heure un peu vite, m'accommodant, je suppose, au train de mes pensées qui couraient la poste. J'irai volontiers avec vous, Joe, au pas de votre jument, et nous nous ferons aussi bonne compagnie que possible. Allons, du courage! pensez à la fille du serrurier avec un coeur résolu, et vous parviendrez à la conquérir.»
Joe secoua la tête, mais il y avait, dans le ton de ces paroles pleines de chaleur et d'espoir, quelque chose de si encourageant, que son ardeur se ranima sous leur influence; et la jument grise elle-même en parut toute frétillante. Elle interrompit son amble modeste, et, prenant un trot assez doux, elle rivalisa d'allure avec le cheval d'Édouard Chester; et encore on eût dit qu'elle se flattait en elle-même que le coursier faisait de son mieux pour la suivre.
C'était une belle soirée; il faisait un temps sec, et la lumière d'une jeune lune, que, précisément, on voyait alors se lever, répandait à la ronde cette paix et cette tranquillité qui donne au soir son charme le plus délicieux. Les ombres allongées des arbres, estompées comme si elles se reflétaient dans une eau immobile, jetaient leur tapis sur le chemin que suivaient nos voyageurs, et la légère brise soufflait avec plus de douceur encore qu'auparavant, comme pour éventer seulement la nature dans son sommeil. Peu à peu ils cessèrent de parler, et chevauchèrent côte à côte dans un agréable silence.
«Le Maypole, ce soir, est éclairé d'une manière brillante, dit Édouard lorsqu'ils passèrent le long de la ruelle d'où l'auberge était visible, parce que les arbres qui les en séparaient étaient dépouillés de feuilles.
— Brillante en effet, monsieur, répondit Joe en se haussant sur les étriers pour mieux voir. Des lumières dans le grand salon et un feu qui s'allume dans la meilleure chambre à coucher? Eh mais! ça m'étonne; quel hôte pouvons-nous donc avoir?
— Quelque cavalier attardé sur la route de Londres, et qui n'aura pas été tenté de s'y rendre de nuit, je suppose, au récit de la merveilleuse histoire de mon ami le voleur de grand chemin, dit Édouard.
— Ce doit être un cavalier de qualité, pour qu'on l'installe de cette manière-là. Votre propre lit, monsieur!
— Il n'importe, Joe. Je m'arrangerai de toute autre chambre.
Mais, allons, voici neuf heures qui sonnent. Doublons le pas.»
Ils partirent à un petit galop aussi vif que put le soutenir la monture de Joe, et s'arrêtèrent promptement dans le taillis où la jument avait été laissée le matin. Édouard descendit de cheval, donna sa bride à son compagnon, et marcha vers la maison d'un pas léger.
Une servante attendait à une porte latérale du mur du jardin, et l'introduisit sans retard. Il se précipita le long de l'allée de la terrasse, et monta comme une flèche un large perron menant à une antique et sombre salle, dont les murailles étaient ornées de panoplies couvertes de rouille, de bois de cerfs, d'instruments de chasse, et d'autres décorations de ce genre. Il fit là une pause, mais pas longue: car au moment où il regardait autour de lui, comme s'il eût pensé que la servante dût le suivre, et qu'il s'étonnât qu'elle ne l'eût pas fait, une personne parut, fille charmante, dont la tête aux noirs cheveux reposa bientôt sur sa poitrine. Presque au même instant, une main pesante saisit le bras de cette jeune fille, Édouard se sentit rudement écarté: M. Haredale était là entre eux.
Il fixa sur le jeune homme un oeil sévère, sans ôter son chapeau; d'une main il étreignit sa nièce, et, de l'autre, qui tenait sa cravache, il montra la porte à Édouard. Celui-ci. dans une fière attitude, le regarda fixement à son tour.
«C'est fort beau de votre part, monsieur, de corrompre mes domestiques, et d'entrer chez moi de votre chef et clandestinement comme un voleur! dit M. Haredale. Sortez d'ici, monsieur, et n'y revenez plus jamais.
— La présence de Mlle Haredale, répliqua le jeune homme et votre parenté avec elle, vous donnent un droit dont vous n'abuserez pas, si vous êtes un homme de coeur. C'est vous qui m'avez contraint à ces entrevues secrètes, et la faute en est à vous, non pas à moi.
— Ce n'est ni généreux ni honorable, ce n'est pas le fait d'un galant homme, riposta l'autre, de chercher à surprendre l'affection d'une jeune fille, faible et confiante, tandis que vous avez l'indignité de vous dérober à la surveillance de son tuteur, de son protecteur, et que vous n'osez pas venir à vos rendez-vous en plein jour. Je ne vous en dirai pas davantage; mais, je vous le répète, je vous défends l'entrée de cette maison, et vous somme de sortir.
— Ce n'est ni généreux ni honorable, ce n'est pas le fait d'un galant homme de jouer le rôle d'espion! dit Édouard Vos paroles attaquent mon honneur, et je les rejette avec le mépris qu'elles méritent.
— Vous trouverez, dit M. Haredale d'un ton calme, votre fidèle entremetteur qui vous attend à la porte par laquelle vous êtes entré. Je n'ai pas joué le rôle d'espion, monsieur. Le hasard m'a permis de vous voir franchir la porte, et je vous ai suivi. Vous auriez pu m'entendre frapper pour entrer, si vous aviez eu le pied moins leste, ou si vous vous étiez arrêté dans le jardin. Veuillez vous retirer. Votre présence ici est blessante pour moi et pénible pour ma nièce.»
En disant ces mots, il passa son bras autour de la taille de la jeune fille terrifiée et tout en pleurs, pour l'attirer plus près de lui, et, quoique l'habituelle sévérité de ses manières n'en fût guère altérée, on voyait néanmoins dans son air de la tendresse et de la sympathie pour la douleur d'Emma.
«Monsieur Haredale, dit Édouard, vous entourez de votre bras celle en qui j'ai mis toutes mes espérances et mes pensées et pour laquelle je sacrifierais ma vie avec plaisir, s'il s'agissait de lui procurer une minute de bonheur; cette maison est l'écrin qui renferme le plus précieux joyau de mon existence. Votre nièce m'a engagé sa foi, et je lui ai engagé la mienne. Qu'ai-je donc fait pour que vous me teniez en si mince estime, et que vous m'adressiez ces paroles discourtoises?
— Vous avez fait, monsieur, répondit M. Haredale, ce qu'il faut défaire. Vous avez formé un noeud d'amour qu'il faut trancher tout net. Prenez bien garde à ce que je vous dis: il le faut. J'annule votre engagement mutuel. Je vous rejette, vous et tous ceux de votre race, tous gens faux hypocrites et sans coeur.
— Des insultes, monsieur? dit Édouard dédaigneusement.
— Ce sont, monsieur, des paroles réfléchies et sérieuses, et vous en verrez l'effet, répliqua l'autre. Gravez-les dans votre coeur.
— Gravez donc celles-ci dans le vôtre, dit Édouard. Votre humeur froide et farouche, qui glace toute poitrine autour de vous qui change l'affection en crainte et le devoir en frayeur, nous a réduits à ces rapports clandestins. Ils répugnent à notre nature et à nos désirs, ils nous coûtent, monsieur, plus qu'à vous. Je ne suis pas un homme faux, hypocrite et sans coeur; c'est vous plutôt, qui hasardez misérablement ces injurieuses expressions-là en dépit de la vérité, et sous l'abri des sentiments que je vous ai exprimés tout à l'heure. Vous n'annulerez pas notre engagement mutuel. Je n'abandonnerai pas mes poursuites. Je compte sur la loyauté et l'honneur de votre nièce, et je mets votre influence au défi. Je quitte Emma plein de confiance en sa pure foi, que jamais vous ne réussirez à ébranler, et je n'ai d'autre souci que de ne pas la laisser livrée à des soins plus dignes d'elle.»
Cela dit, il pressa sur ses lèvres la froide main de la jeune fille, et, rencontrant encore le ferme regard de M. Haredale avec un regard aussi ferme, il se retira.
Quelques mots à Joe en remontant à cheval, lui expliquèrent suffisamment ce qui s'était passé, renouvelèrent tout le désespoir de ce jeune homme et rendirent sa peine dix fois plus accablante. Ils reprirent la route du Maypole sans échanger une syllabe, et arrivèrent à la porte, chacun avec leur poids sur le coeur.
Le vieux John, qui avait guetté de derrière le rideau rouge, lorsque nos cavaliers avaient crié pour faire venir Hugh, sortit tout de suite et dit au jeune Chester avec beaucoup d'importance, en lui tenant l'étrier:
«Il est bien confortablement dans son lit, dans le meilleur lit. Un parfait gentleman, le plus souriant, le plus affable gentleman à qui j'aie jamais eu affaire.
— Qui donc, Willet? dit Édouard négligemment en descendant de cheval.
— Votre digne père, monsieur, répliqua John, votre honorable, votre vénérable père.
— Que veut-il dire? demanda Édouard en regardant Joe avec un air où la crainte se mêlait au doute.
— Que voulez vous dire? répéta Joe. Ne voyez-vous pas que monsieur Édouard ne vous comprend point, père?
— Eh mais! ne saviez-vous pas ça, monsieur? dit John en ouvrant ses gros yeux tant qu'il put. Par exemple, c'est singulier! Il est resté ici toute l'après midi; M. Haredale a eu avec lui un long entretien, et il n'y a pas plus d'une heure qu'il s'en est allé.
— Mon père, Willet?
— Oui, monsieur, il me l'a dit lui-même, un beau gentleman, à la taille fine et droite, habit vert et or. Dans votre ancienne chambre là-haut, monsieur. Pas de doute que vous ne puissiez y entrer, monsieur, dit John en reculant de quelques pas sur le chemin et levant ses yeux vers la fenêtre. Il n'a pas encore éteint sa lumière, à ce que je vois.»
Édouard jeta aussi un coup d'oeil sur la fenêtre, et, murmurant à la hâte qu'il avait changé d'idée, qu'il avait oublié quelque chose, et qu'il lui fallait retourner à Londres, il remonta à cheval et s'éloigna, laissant les Willet père et fils se regarder l'un l'autre dans un muet étonnement.
CHAPITRE XV.
Le lendemain, vers midi, l'hôte de la veille de John Willet, assis en sa propre maison, prolongeait son déjeuner, entouré d'une variété de jouissances qui laissaient derrière elles, à une distance infinie, les plus énergiques tentatives et le plus haut essor du Maypole pour le bien-être des voyageurs, et dont la comparaison était loin d'être à l'avantage de cette vénérable taverne.
Dans l'embrasure antique d'une fenêtre, sur un siège aussi large que bien des sofas modernes, et garni de coussins pour tenir lieu d'un voluptueux canapé, dans une chambre spacieuse, M. Chester se dorlotait à son aise devant une table chargée d'un déjeuner complet. Il avait changé sa redingote contre une belle robe de chambre, ses bottes contre des pantoufles; il avait eu bien de la peine à réparer le malheur d'avoir été obligé de faire au Maypole sa toilette, à son lever, sans l'aide de son nécessaire et de sa garde-robe: mais ayant oublié par degrés, à la faveur de ces ressources domestiques, les désagréments d'une nuit médiocre et d'une chevauchée matinale, il était dans un parfait état d'aménité, d'indolence et de satisfaction.
Il est vrai de dire que la situation où il se trouvait, était singulièrement favorable au développement de ces sentiments; car, sans parler de l'influence nonchalante d'un déjeuner tardif et solitaire, avec l'additionnel sédatif d'un journal, il y avait autour de son domicile un air de repos particulier à ce quartier qui semble y peser encore, même de notre temps, quoiqu'il soit aujourd'hui plus bruyant et plus agité qu'il n'était jadis.
Londres offre certainement des quartiers moins propices que le Temple pour se chauffer au soleil, ou se reposer oisivement à l'ombre, par une journée de chaleur étouffante. Il y a encore dans ses cours quelque chose d'assoupissant, et une monotonie rêveuse dans ses arbres et ses jardins, ceux qui traversent ses petites rues et ses squares peuvent encore entendre l'écho de leurs pas sur les pierres sonores et lire à ses portes, en y passant du tumulte du Strand et de Fleet-Street: «Quiconque entre ici laisse tout bruit derrière soi.» Il y a encore le clapotement de l'eau qui tombe dans la belle cour des Fontaines, il y a encore des réduits et des coins où les étudiants obsédés par les créanciers peuvent regarder, du haut de leurs poudreux galetas, un mobile rayon de soleil qui marquette l'ombre des grands bâtiments, et qui ne reflète que par hasard la forme d'un étranger égaré par là. Il y a encore, dans le Temple, quelque chose de l'atmosphère cléricale et monacale que les bureaux publics de la Justice n'ont pas troublé, et que même les agences officielles de jurisprudence n'ont pas pu faire disparaître. Dans l'été, ses pompes fournissent des jets plus frais, plus étincelants, plus profonds que les autres puits, aux flâneurs altérés, en suivant la trace de l'eau que les cruches pleines répandent sur le sol brûlant, ils aspirent la fraîcheur, jettent en soupirant de tristes regards vers la Tamise, et pensent aux bains, aux bateaux, aux excursions aquatiques, avec un morne désespoir.
C'était dans une chambre de Paper Buildings, rangée de belles demeures qu'ombragent par devant de vieux arbres, et qui ont vue par derrière sur les jardins du Temple, que se dorlotait notre homme à son aise, tantôt reprenant le journal qu'il avait déposé cent fois, tantôt s'amusant avec les bribes de son repas tantôt tirant son cure-dent d'or et regardant à loisir autour de la chambre, ou bien par la fenêtre, dans les allées bien peignées des jardins, où un petit nombre de gens inoccupés étaient déjà, quoiqu'il fût de bonne heure, à se promener de côté et d'autre. Ici, une paire d'amants se trouvaient à un rendez-vous pour se quereller et se raccommoder après; là, une bonne d'enfant aux yeux noirs faisait plus d'attention aux étudiants en droit qu'à son marmot; de ce côté, une vieille fille, tenant un bichon en laisse, jetait sur cette double énormité d'obliques regards de dédain; de l'autre côté, un vieux monsieur, grêle et chétif, lorgnait la bonne d'enfant et jetait sur la vieille fille des regards aussi dédaigneux que les siens, et s'étonnait que la malheureuse ne sût pas qu'elle n'était plus jeune. Loin de tous ces gens-là, sur le bord du fleuve, deux ou trois couples de gens d'affaires marchaient de long en large, livrés à une conversation sérieuse; un jeune homme assis sur un banc, et seul, avait l'air tout pensif.
«Ned est prodigieusement patient! dit M. Chester en lançant un coup d'oeil à ce dernier, tandis qu'il remettait sa tasse à thé sur la table et pliait son cure-dent d'or… immensément patient! Il était assis là-bas quand j'ai commencé à m'habiller, et c'est à peine s'il a changé d'attitude depuis. Le drôle de garçon!»
Comme il parlait, l'autre se leva et vint dans sa direction d'un pas rapide.
«Vraiment on croirait qu'il m'a entendu, dit le père en reprenant son journal avec un bâillement. Cher Ned!»
Aussitôt la porte de la chambre s'ouvrit, et le jeune homme entra; son père lui dit un petit bonjour de la main, et sourit.
«Avez-vous assez de loisir pour un court entretien, monsieur? dit
Édouard.
— Assurément, Ned; j'ai toujours du loisir; vous connaissez mon tempérament. Avez-vous déjeuné?
— Il y a trois heures.
— Quel gaillard matinal! cria son père en le contemplant de derrière son cure-dent avec un languissant sourire.
— La vérité est, dit Édouard en avançant une chaise et s'asseyant près de la table, que j'ai mal dormi cette nuit et que j'étais bien aise de me lever de bonne heure. La cause de mon malaise ne vous est sans doute pas connue, monsieur, et c'est là-dessus que je désire vous parler.
— Mon cher garçon, répliqua son père, ayez confiance en moi, je vous en prie. Mais vous connaissez mon tempérament; pas de phrases.
— Je serai clair et bref, dit Édouard.
— Ne dites pas que vous le serez, mon bon garçon, répliqua son père en croisant ses jambes, ou vous ne le serez certainement pas. Vous disiez donc…
— Simplement ceci alors, dit le fils d'un air de profonde affliction, que je sais où vous étiez hier soir, parce que j'y étais moi-même, voyez-vous. Je sais qui vous y avez vu et ce que vous y alliez faire.
— Est-il possible! cria son père. Je suis enchanté de l'apprendre; cela nous épargne l'ennui, les tiraillements d'une explication, et c'est un grand soulagement pour nous deux. Quoi! à l'auberge? Que n'êtes-vous donc monté? J'aurais été charmé de vous voir.
— Je savais que ce que j'avais à vous dire serait mieux dit après une nuit de réflexion, quand nous serions tous deux à nous parler plus froidement, répliqua son fils.
— Devant Dieu, Ned, riposta le père, j'étais assez froidement hier soir. Ce détestable Maypole! Il faut que ce soit quelque infernale invention de celui qui l'a construit, il tient le vent et le garde frais. Vous vous rappelez ce vent d'est si âpre, et qui soufflait si fort il y a cinq semaines? Je vous en donne ma parole d'honneur, il avait élu domicile hier soir dans cette masure, quoiqu'il y eût au dehors calme plat. Mais vous alliez me dire…
— J'allais vous dire, Dieu sait avec quelle sérieuse conviction, que vous avez fait mon malheur, monsieur. Voulez-vous m'écouter un moment et sérieusement?
— Mon cher Ned, dit son père, je vous écouterai volontiers avec la patience d'un anachorète. Ayez l'obligeance de me passer le lait.
— J'ai vu hier soir Mlle Haredale, reprit Édouard après avoir accédé à cette requête; son oncle, en sa présence, immédiatement après votre entrevue, et, comme je suis forcé de le reconnaître, en conséquence de votre accord, m'a défendu sa maison, et, avec des circonstances outrageantes qui, j'en suis sûr, sont votre ouvrage, il m'a sommé de sortir à l'instant.
— Je ne suis nullement responsable, je vous en donne ma parole d'honneur, Ned, dit son père, de ses façons d'agir à votre égard. En cela, il vous faut l'excuser; c'est un vrai rustre, une bûche, un animal, sans l'ombre de savoir-vivre… Ah! par exemple, une mouche dans le pot à la crème! la première que j'aie vue de l'année.»
Édouard se leva et fit quelques pas dans la chambre. Son imperturbable père but son thé à petits traits.
«Père, dit le jeune homme, s'arrêtant à la fin devant lui, il n'y a pas à badiner en pareille matière. Nous ne devons pas nous tromper l'un l'autre ni nous-mêmes. Laissez-moi soutenir ouvertement le rôle viril que je désire prendre, et ne me repoussez pas par cette indifférence affligeante.
— Si je suis indifférent ou non, répliqua l'autre, c'est ce dont je vous laisse juge, mon cher garçon. Une course à cheval de vingt-cinq ou trente milles à travers des routes fangeuses; un dîner du Maypole, un tête-à-tête avec Haredale, ce qui, vanité à part, me rappelait tout à fait la scène entre Orson et Valentine; un lit du Maypole, un aubergiste du Maypole et un cortège du Maypole, composé d'un idiot et d'un centaure, j'ai supporté tout cela: est-ce de l'indifférence, cher Ned? n'est-ce pas plutôt l'excessive sollicitude, le dévouement, et toute chose analogue, d'un père? Je vous en fais juge vous-même.
— Je désire que vous considériez, monsieur, dit Édouard, dans quelle cruelle situation je suis placé. Aimant Mlle Haredale comme je l'aime…
— Mon cher garçon, interrompit son père avec un sourire plein de compassion, non, vous ne faites rien de pareil. Vous ne savez pas du tout ce que vous dites. Tout cela n'est pas, je vous assure. Maintenant, croyez ce que je vous en dis. Vous avez du bon sens, Ned, beaucoup de bon sens. Je m'étonne que vous puissiez commettre d'aussi prodigieuses absurdités. Réellement vous me surprenez.
— Je répète, dit son fils d'un ton ferme, que je l'aime. Vous êtes intervenu pour nous séparer, et vous y avez réussi autant que vous pouviez le faire: je vous en ai dit l'effet tout à l'heure. Est-il encore temps pour moi de vous amener, monsieur, à voir notre attachement d'un oeil plus favorable? ou bien est-ce votre intention et votre immuable résolution de nous tenir séparés si vous pouvez?
— Mon cher Ned, répliqua son père en prenant une prise de tabac et lui poussant sa tabatière, c'est mon dessein indubitablement.
— Le temps qui s'est écoulé, répondit son fils, depuis que j'ai commencé à connaître ce qu'elle vaut, a fui dans un tel rêve que j'ai pu à peine jusqu'à présent m'arrêter à réfléchir sur ma position. Que vous dirai-je? Dès l'enfance, j'ai été accoutumé au luxe et à l'oisiveté, j'ai été élevé comme si ma fortune était considérable, et mes espérances presque sans limites. On m'a familiarisé dans mon berceau avec l'idée de la fortune. On m'a appris à regarder ces moyens, par lesquels les hommes parviennent à la richesse et aux distinctions, comme indignes de mes soins et de mes efforts. J'ai reçu suivant l'expression consacrée, une éducation libérale, ce qui fait que je ne suis propre à rien. Je me trouve finalement dépendre tout à fait de vous, et n'avoir pas d'autre ressource que dans votre bienveillance. Sur cette question de la dernière importance pour mon avenir, nous ne sommes point d'accord, et il ne semble guère que nous puissions l'être jamais. Je me suis senti une répugnance instinctive, aussi bien pour les personnes auxquelles vous m'aviez pressé de faire ma cour, que pour les motifs d'intérêt et de lucre[16] qui vous faisaient souhaiter qu'elles devinssent mon point de mire. S'il n'y a pas eu jusqu'ici de franche explication entre nous, monsieur, ce n'est certes pas ma faute. S'il vous semble que je vous parle maintenant avec trop de franchise, je le fais, croyez-moi, mon père, dans l'espoir qu'il y aura entre nous à l'avenir plus de franchise, une plus digne confiance et un plus tendre épanchement.
— Mon bon garçon, dit en souriant son père, vous me touchez tout à fait. Continuez, je vous prie, mon cher Édouard Mais rappelez- vous votre promesse. Il y a un grand sérieux, une immense candeur, une évidente sincérité dans tout ce que vous dites, mais j'ai bien peur d'y trouver la trace d'une vague tendance à faire des phrases.
— J'en suis très fâché, monsieur.
— J'en suis très fâché aussi, Ned, mais vous savez qu'il m'est impossible de fixer mon esprit sur une longue période à la fois. Si vous voulez aller d'un seul coup au point capital, j'imaginerai tout ce qui doit précéder, et je supposerai que cela a été dit. Ayez l'obligeance de me passer encore le lait. Voyez-vous, c'est plus fort que moi, cela me donne la fièvre.
— Voici donc en résumé ce que j'aurais voulu vous dire, reprit Édouard Je ne saurais supporter de dépendre absolument de quelqu'un, même de vous, monsieur. J'ai perdu bien du temps, j'ai jeté à mes pieds bien des occasions propices, mais je suis encore jeune, et cela peut se réparer. Me fournirez-vous les moyens de dévouer les talents et toute l'énergie que j'ai en partage à quelque but digne de mes efforts? Me laisserez-vous tenter de me frayer moi-même un honorable chemin dans la vie? Pendant tout ce laps de temps qu'il vous plaira de me fixer, cinq ans, par exemple, si cela vous convient, je m'engage à ne pas faire, sur le terrain où nous sommes en désaccord, un pas de plus sans votre plein concours. Durant cette période, je tâcherai aussi sérieusement, aussi patiemment que n'importe qui, de m'ouvrir quelque perspective d'avenir, et de vous délivrer du fardeau que vous pourriez craindre de voir retomber sur vous si j'épousais une femme dont le mérite et la beauté sont les principaux avantages. Consentez-vous à cela, monsieur? À l'expiration du terme convenu, ce sujet sera discuté de nouveau. Jusque-là donc, à moins que vous ne le remettiez sur le tapis vous-même, qu'il n'en soit plus question entre nous.
— Mon cher Ned, répliqua son père, en déposant le journal qu'il avait négligemment parcouru et se rejetant en arrière sur son siège dans l'embrasure de la fenêtre, vous savez, je crois, combien j'aime peu ce qu'on appelle affaires de famille, cela n'est bon, suivant la coutume plébéienne, qu'aux jours de Noël, et n'a pas le moindre rapport avec des gens de notre condition. Mais comme votre plan de conduite roule sur un malentendu, Ned, absolument sur un malentendu, je surmonterai ma répugnance à traiter des matières pareilles, et je vous répondrai d'une façon parfaitement claire et candide, si vous voulez bien avoir la complaisance de fermer la porte.»
Édouard lui ayant obéi, il tira de sa poche un élégant petit couteau, et se faisant les ongles, il continua:
«Vous avez à me remercier, Ned d'être de bonne famille: car votre mère, qui était une charmante femme, et qui m'a laissé presque le coeur brisé (je vous fais grâce des autres locutions d'usage) lorsqu'elle fut prématurément contrainte de me quitter pour devenir immortelle, n'avait pas de quoi se vanter sur le chapitre de la naissance.
— Son père était du moins monsieur un légiste éminent, dit
Édouard.
— C'est juste Ned, parfaitement juste. Il avait une haute position au barreau, un grand nom et une grande fortune, mais il n'était pas né. J'ai toujours fermé mes yeux et obstinément résisté à cette considération, mais je crains fort que le père de votre grand-père maternel n'ait vendu de la charcuterie et que son commerce n'ait cumulé les pieds de veau et les saucisses. Il désirait marier sa fille dans une bonne famille. Le voeu de son coeur fut accompli, Ned. J'étais le cadet d'un cadet, j'épousai votre mère. Nous avions chacun notre but, qui fut atteint. Elle entra tout d'un coup dans les cercles les plus distingués, dans le meilleur monde, et moi j'entrai en possession d'une fortune qui, je vous l'assure, était très nécessaire à mon confort, tout à fait indispensable. Maintenant, mon bon garçon, cette fortune est du nombre des choses qui ont été. Elle est partie, Ned, il y a déjà… Quel est votre âge? je l'oublie toujours.
— Vingt-sept ans, monsieur.
— Auriez-vous vraiment cet âge-là? cria son père, en soulevant ses paupières avec une languissante surprise. Déjà! Il faut donc vous dire, Ned, que la queue de cette comète brillante qu'on appelait ma fortune a disparu de l'horizon il y a environ, autant que je peux me le rappeler, dix-huit ou dix-neuf ans. Ce fut vers cette époque que je vins occuper cet appartement (qu'occupa jadis votre grand-père, et que m'a légué cette personne extrêmement respectable), et c'est alors que je commençai à vivre d'une pension assez chétive et de ma réputation passée.
— Vous plaisantez avec moi, monsieur, dit Édouard.
— Pas le moins du monde, je vous l'assure, répliqua son père avec un grand calme. Ces questions domestiques sont excessivement arides, et n'admettent pas, je le dis à mon profond regret, la plaisanterie: ce serait au moins une consolation. C'est pour cette raison et parce que je n'aime pas ce qui ressemble à une affaire que je ne peux pas les souffrir. Eh bien, vous savez le reste. Un fils, Ned, sauf lorsque son âge nous en fait un compagnon, c'est- à-dire lorsqu'il n'a que vingt-deux ou vingt-trois ans, n'est pas quelque chose d'agréable à avoir autour de soi. C'est une gêne pour son père, comme son père est une gêne pour lui; ils portent atteinte l'un et l'autre à leur mutuel bien-être. C'est pourquoi, jusqu'à ces quatre dernières années ou environ… j'ai une pauvre mémoire en fait de dates, mais vous rectifierez cela dans votre esprit… vous avez poursuivi vos études à distance, et amassé une grande variété de talents. Nous avons passé ici, dans l'occasion, une semaine ou deux ensemble, et nous ne nous sommes incommodés que comme de si proches parents peuvent le faire. Enfin vous êtes revenu à la maison. Et je vous dirai avec candeur, mon cher enfant, que, si vous aviez été un de ces grands dadais comme j'en vois, je vous eusse exporté au bout du monde.
— Je regrette de tout mon coeur que vous ne l'ayez pas fait, monsieur, dit Édouard.
— Non, vous ne le regrettez pas, Ned, répliqua froidement son père. Vous êtes dans l'erreur, je vous l'assure. J'ai trouvé en vous un beau garçon, qui prévient en sa faveur, qui a de l'élégance, et je vous ai lancé dans un monde où je commande encore. En cela, mon cher garçon, j'estime que j'ai pourvu à votre avenir, et je compte que vous ferez quelque chose afin de pourvoir en revanche au mien.
— Je ne comprends pas votre pensée, monsieur, dit Édouard.
— Ma pensée, Ned, est facile à saisir… Encore une mouche dans le pot à crème! Mais ayez la bonté de ne pas la poser là comme vous avez fait la première fois: car, lorsqu'elles marchent avec leurs pattes toutes pleines de lait, il n'y a rien de plus disgracieux et de plus désagréable… Ma pensée est que vous devez faire ce que j'ai fait, que vous devez faire un bon mariage et tirer le meilleur parti possible de vous-même.
— Un véritable coureur de fortune! cria le fils, d'un air indigné.
— Mais, au nom du diable, Ned, que voulez-vous donc être? répliqua le père. Tous les hommes ne sont-ils pas des coureurs de fortune? La magistrature, l'Église, la cour, l'armée, voyez comme tout cela est encombré de coureurs de fortune, qui se heurtent les uns les autres dans leur poursuite. La Bourse, la chaire, le comptoir, le salon royal, les chambres, qu'est ce qui remplit tout cela, sinon des coureurs de fortune? Un coureur de fortune! oui, vous en êtes un, et vous ne seriez pas autre chose, mon cher Ned, si vous étiez le plus grand courtisan, légiste, législateur, prélat ou marchand, qu'il y eût au monde. Si vous vous piquez de délicatesse, de moralité, Ned, consolez-vous par cette réflexion qu'en vous faisant un coureur de fortune, vous ne pouvez, au pis, que rendre une seule personne misérable ou malheureuse. Combien supposez vous que ces chasseurs d'une autre espèce écrasent de gens lorsqu'ils courent après la fortune? Des centaines à chaque pas, ou des milliers?»
Le jeune homme, sans répondre, appuya sa tête sur sa main.
«Je suis tout à fait charmé, dit le père, qui se leva et se promena lentement ça et là, s'arrêtant de temps en temps pour se regarder dans une glace, ou pour examiner un tableau avec son lorgnon, d'un air de connaisseur, que nous ayons eu cette conversation, Ned, si peu attrayante qu'elle fût. Cela établit entre nous une confiance qui est tout à fait délicieuse, et qui était certainement nécessaire, quoique je ne puisse pas concevoir, je vous l'avoue, que vous ayez jamais pu vous méprendre sur notre position et sur mes desseins. Je me suis persuadé, jusqu'à ce que j'eusse découvert votre caprice pour cette jeune fille, que tous ces points-là étaient tacitement convenus entre nous.
— Je savais vos embarras de fortune, monsieur, répliqua le fils, en relevant sa tête un moment et retombant ensuite dans sa première attitude, mais je n'avais aucune idée que nous fussions des misérables, réduits à la mendicité, comme vous venez de nous dépeindre. Comment pouvais-je le supposer, élevé comme je l'ai été, témoin de la vie que vous avez toujours menée et du train de maison que vous avez toujours eu?
— Non, cher enfant dit le père; car en réalité vous parlez si bien comme un enfant, que je ne peux pas vous donner d'autre nom; vous avez été élevé d'après un principe de haute prudence, le style de votre éducation, je vous l'assure, a maintenu mon crédit d'une façon étonnante. Quant à la vie que je mène, il faut que je la mène, Ned. Il faut que j'aie autour de moi ces petits raffinements. J'ai toujours été habitué à les avoir, je ne saurais exister sans cela. Il faut que j'en sois environné, comme vous voyez, et c'est pour cela que j'y tiens. Quant à notre situation financière, Ned, vous pouvez mettre votre esprit en repos sur cet article. Elle est désespérée. Votre représentation personnelle n'est nullement méprisable, et l'argent réuni de nos menus plaisirs dévore à lui seul notre revenu. Voilà la vérité.
— Pourquoi ne l'ai-je pas connue plus tôt? Pourquoi m'avez-vous encouragé, monsieur, à des dépenses et à un genre de vie auxquels nous n'avons ni droit ni titre?
— Mon bon garçon, répliqua son père d'une voix plus compatissante que jamais, si vous n'aviez pas de représentation, comment auriez- vous chance de réussir à faire le mariage que je vous destine? Quant à notre genre de vie, tout homme a le droit de vivre le mieux qu'il peut et de se procurer autant de confort qu'il peut, ou c'est un gredin dénaturé. Nos dettes sont grandes, j'en conviens, il vous sied donc, à vous qui êtes un jeune homme muni de principes d'honneur, de payer nos dettes le plus diligemment possible.
— Quel rôle de scélérat, marmotta Édouard, j'ai joué à mon insu! moi conquérir le coeur d'Emma Haredale! Je voudrais, par pitié pour elle, être mort avant!
— Je suis bien aise que vous voyiez, Ned, répliqua son père, une chose qui est de la plus parfaite évidence, c'est-à-dire qu'il n'y a rien à faire de ce côte-là. Mais à part ceci, et la nécessité de vous pourvoir avec diligence d'un autre côté (comme vous savez que vous le pouvez dès demain, si vous voulez), je désirerais que vous pussiez envisager avec plaisir l'événement. Au seul point de vue religieux, est-ce que vous devriez jamais songer à une union avec une catholique… à moins qu'elle ne fût prodigieusement riche? vous qui devez être un si bon protestant, puisque vous sortez d'une si bonne famille protestante! Soyons moraux, Ned, ou nous ne sommes rien. Quand même on écarterait cette objection, ce qui est impossible, nous arrivons à une autre qui est tout à fait décisive. La simple idée d'épouser une jeune fille dont le père a été assassiné, haché comme chair à pâté! bon Dieu, Ned, y a-t-il une idée plus désagréable? Réfléchissez à l'impossibilité d'avoir quelque respect pour votre beau-père dans des circonstances si déplaisantes; pensez que, ayant été l'objet de l'examen des jurés, de l'autopsie des coroners, il ne peut avoir en conséquence qu'une position très équivoque au sein de sa famille. Cela me semble quelque chose de si contraire à la délicatesse des idées, que, dans ma conviction, l'État aurait dû mettre à mort la jeune fille, pour prévenir les suites. Mais je vous ennuie peut-être; vous préféreriez être seul? Je vous laisserai seul, mon cher Ned, très volontiers. Dieu vous bénisse! Je vais sortir tout à l'heure, mais nous nous retrouverons ce soir, ou sinon ce soir, certainement demain. Ayez soin de vous d'ici là, pour l'amour de vous et pour l'amour de moi. Vous êtes une personne dont la santé est d'un grand intérêt pour moi, Ned, d'une importance énorme, en vérité. Dieu vous bénisse!»
Cela dit, le père, qui avait arrangé sa cravate devant la glace pendant qu'il parlait avec une négligence décousue, quitta l'appartement en fredonnant un air. Le fils, qui avait paru plongé dans ses pensées au point de ne pas entendre ni comprendre ce que son père disait, resta tout à fait immobile et silencieux. Au bout d'une demi-heure ou environ, Chester père, dans une fraîche toilette, sortit. Chester fils resta toujours assis et immobile, sa tête appuyée sur ses mains; il semblait être devenu stupide.
CHAPITRE XVI.
Une série de peintures représentant les rues de Londres la nuit, à la date comparativement récente de cette histoire, offrirait aux yeux quelque chose d'un caractère si différent de la réalité dont nous sommes aujourd'hui les témoins, qu'il serait difficile pour le spectateur de reconnaître ses plus familières promenades à la distance d'un demi-siècle ou à peu près.
Elles étaient, depuis la première jusqu'à la dernière, depuis la plus large et la plus belle jusqu'à la plus étroite et la moins fréquentée, fort ténébreuses. Les réverbères à mèche de coton imbibée d'huile, quoique régulièrement visités deux ou trois fois durant les longues nuits d'hiver, ne brûlaient qu'à peine dans les meilleurs cas, et à une heure avancée, lorsqu'ils n'avaient plus l'assistance des lampes et des chandelles des boutiques, ils ne projetaient sur le trottoir qu'une traînée de lumière douteuse, laissant les portes en saillie et les façades des maisons dans la plus profonde obscurité. Une foule de cours et de ruelles étaient totalement abandonnées aux ténèbres. Les voies publiques d'un ordre inférieur où une faible lumière clignotait pour une vingtaine de maisons, passaient pour être très favorisées. Même dans ces quartiers, les habitants avaient souvent de bons motifs pour éteindre leur réverbère aussitôt qu'on l'allumait, et la surveillance étant impuissante à les empêcher de le faire, ils ne se gênaient pas pour recommencer selon leur bon plaisir. Ainsi, dans les passages les mieux éclairés, il y avait à chaque tournant, quelque place obscure et dangereuse où un voleur pouvait se sauver et se cacher et où peu de gens se souciaient de le suivre, et la cité était alors séparée des faubourgs, qui l'ont rejointe depuis par une ceinture de champs, d'allées vertes de terres incultes, de routes solitaires, qui permettaient au malfaiteur, même quand la poursuite était vive, de s'échapper aisément.
Il ne faut pas s'étonner qu'à la faveur de ces circonstances en pleine et incessante activité, des vols dans les rues, vols souvent accompagnés de cruelles blessures, et maintes fois de mort d'homme, eussent lieu nuitamment au coeur même de Londres, ni que les gens paisibles éprouvassent une grande frayeur à traverser ses rues quand les boutiques étaient fermées. Pour ceux qui rentraient seuls chez eux à minuit, c'était une habitude assez commune de tenir le milieu de la chaussée afin d'être mieux en garde contre les voleurs en embuscade sur les bas-côtés; on y regardait pour s'en retourner, sur le tard à Kentish Town ou à Hampstead, ou même à Kensington et à Chelsea, sans armes et sans escorte, celui-là qui venait de faire blanc de son épée au souper de la taverne, et qui n'avait qu'un mille environ à faire, n'était pas fâché de payer un porteur de torche pour se faire escorter jusque chez lui.
Beaucoup d'autres détails caractéristiques, pas tout à fait si désagréables se voyaient alors à Londres dans les voies de circulation, détails avec lesquels on était depuis longtemps familiarisé. Quelques boutiques, spécialement celles du côté oriental de Temple-Bar, adhéraient encore à l'ancien usage de suspendre à l'extérieur une enseigne, et ces belles images, en criant et se balançant dans leurs cadres de fer durant les nuits vendeuses, formaient, pour les oreilles de ceux qui étaient au lit, mais réveillés, ou de ceux qui traversaient les rues précipitamment, un concert étrange et lamentable. De longues stations de voitures de louage et des groupes de porteurs de chaise, en comparaison desquels les cochers d'à présent sont doux et polis, obstruaient la voie publique et remplissaient l'air de clameurs. Les caveaux nocturnes indiqués par un petit courant de lumière qui, franchissant le trottoir, s'étendait jusqu'au milieu de la rue, et par le tapage étouffé des voix d'en bas restaient béants pour recevoir et régaler les êtres les plus dépravés des deux sexes. Sous chaque auvent et à l'encoignure de chaque édifice des porteurs de torches, en petits groupes perdaient au jeu leur gain de la journée, ou l'un deux, plus las que les autres cédait au sommeil, et laissait le reste de sa torche tomber en sifflant sur le sol bourbeux.
Il y avait aussi le veilleur avec son bâton et sa lanterne, criant l'heure qu'il était et le temps qu'il faisait, et ceux qui, réveillés à sa voix, se retournaient dans leur lit, ne l'en trouvaient que meilleur en apprenant avec plaisir qu'il pleuvait ou qu'il neigeait, ou qu'il ventait, ou qu'il gelait, sans qu'ils en souffrissent en rien dans leur confort. Le passant solitaire tressaillait au cri des porteurs de chaise: «Place, s'il vous plaît!» lorsque deux de ces hommes arrivaient en trottant et le dépassaient avec leur véhicule à vide, renversé en arrière pour montrer qu'il était libre, en se précipitant vers la station la plus proche. Mainte chaise particulière renfermant quelque belle dame monstrueusement garnie de cerceaux et de falbalas, et précédée de coureurs portant des flambeaux, dont les éteignoirs sont encore suspendus devant la porte d'un petit nombre de maisons du meilleur genre, donnait à la rue un moment de gaieté et de légèreté, pendant qu'elle y passait en dansant, pour la rendre plus sombre et plus sinistre encore lorsqu'elle avait passé. Ce n'était pas chose rare, pour ces coureurs, qui menaient tout le monde tambour battant, de se prendre de querelle dans la salle des domestiques tandis qu'ils attendaient leurs maîtres et leurs maîtresses; d'en venir aux coups soit là, soit dehors dans la rue, et de joncher le lieu de l'escarmouche de poudre à cheveux, de morceaux de perruques et de bouquets éparpillés. Le jeu, ce vice si répandu dans tous les rangs (il était mis naturellement à la mode par l'exemple des classes supérieures) était en général la cause de ces disputes; car les cartes et les dés s'étalaient aussi à découvert, enfantaient autant de mal, et produisaient une excitation aussi grande dans les vestibules que dans les salons. Tandis que des incidents de ce genre, provenant de soirées, de mascarades ou de parties au quadrille[17], se passaient à l'extrémité orientale de la ville, de lourdes diligences et des charrettes massives (il n'y avait pas d'ailleurs grande différence de vitesse) roulaient lentement leur cargaison vers la cité; le cocher, le conducteur, les voyageurs, étaient armés jusqu'aux dents; la diligence, en retard d'un jour ou deux peut-être, mais on n'y regardait pas de si près, était dévalisée par des voleurs de grand chemin. Ces voleurs-là ne se faisaient pas scrupule d'attaquer, souvent seuls de leur bande, toute une caravane d'hommes et de marchandises; ils tuaient quelquefois à coups de fusil un voyageur ou deux; quelquefois aussi ils se faisaient tuer eux-mêmes, selon que le cas se présentait. Le lendemain, le bruit de ce nouvel acte d'audace sur les routes parcourait la ville et fournissait matière aux conversations pendant quelques heures. Puis une procession publique de quelques beaux gentlemen (à moitié ivres), dirigés sur Tyburn, habillés à la dernière mode, et maudissant l'aumônier de la prison avec une bravoure et une grâce inexprimables, offrait à la populace un agréable divertissement en même temps qu'un grand et salutaire exemple.
Parmi tous les redoutables individus qui, profitant d'un tel état de société, rôdaient et se cachaient la nuit dans la capitale, il y avait un homme dont beaucoup d'autres, aussi rudes et aussi farouches que lui, s'écartaient avec une terreur involontaire. Qui il était, d'où il venait, c'était une question souvent faite, mais à laquelle personne ne pouvait répondre. On ignorait son nom; il n'y avait pas plus de huit jours qu'on l'avait vu pour la première fois, et il était également inconnu des vieux et des jeunes scélérats dont il s'aventurait sans crainte à hanter les repaires. Ce ne pouvait être un espion, car il ne relevait jamais son chapeau rabattu pour regarder autour de lui; il n'entrait en conversation avec personne, ne s'occupait en rien de ce qui se passait, n'écoutait aucun discours, n'examinait ni ceux qui arrivaient ni ceux qui s'en allaient. Mais aussitôt qu'on était au fort de la nuit, on était sûr de le retrouver au milieu de la cohue des caveaux nocturnes où se rendaient les bandits de tout grade; et il y restait assis jusqu'au matin.
Ce n'était pas seulement à leurs fêtes licencieuses qu'il avait l'air d'un spectre, de quelque chose qui les glaçait au milieu de leur bruyante gogaille, et les obsédait comme un fantôme; sorti de là, il était le même. Dès qu'il faisait sombre, il était dehors, jamais en compagnie de qui que ce fût, mais toujours seul; jamais ne s'arrêtant, ne flânant, mais toujours marchant d'un pas rapide, regardant par-dessus son épaule de temps en temps, et, après avoir regardé ainsi, accélérant son pas. Dans les champs, dans les sentiers, dans les routes, dans tous les quartiers de la ville, est, ouest, nord et sud, on voyait cet homme glisser comme une ombre. Il était toujours pressé. Ceux qui le rencontraient le voyaient passer bien vite; ils surprenaient son coup d'oeil en arrière, et le voyaient se perdre dans l'obscurité.
Cette constante agitation, cette fuite errante et perpétuelle, donnaient naissance à d'étranges histoires; on l'avait vu en des endroits si éloignés l'un de l'autre et à des heures si rapprochées, qu'il y avait des gens qui n'étaient pas bien sûrs, qu'au lieu d'être tout seul, cet homme-là ne fût pas double ou triple, avec des moyens surnaturels pour voyager d'un endroit à un autre. Le voleur à pied qui se cachait dans un fossé l'avait remarqué passant comme un spectre le long du bord; le vagabond l'avait vu sur la grande route ténébreuse; le mendiant l'avait vu s'arrêter sur un pont, baisser la tête pour regarder l'eau, puis filer encore; ceux qui trafiquaient des cadavres avec les chirurgiens pouvaient jurer qu'il couchait dans des cimetières, et qu'ils l'avaient vu fuir en glissant parmi les tombes, à leur approche. Et, lorsqu'on se racontait ces histoires à l'oreille l'un de l'autre, on était tout étonné que le narrateur, après avoir regardé autour de lui, tirait son auditeur par la manche pour lui dire: «Chut! il est là.»
Enfin un homme, un de ceux qui travaillent dans le cadavre, résolut de questionner cet étrange compagnon. La nuit suivante, quand l'autre eut mangé sa pauvre pitance avec voracité (on avait observé que c'était sa coutume de manger de la sorte, comme s'il ne faisait pas d'autres repas de tout le jour), notre gaillard vint s'asseoir auprès de l'inconnu, coude à coude.
«Une sombre nuit, maître!
— Oui, une sombre nuit.
— Plus sombre que la dernière, bien qu'elle fût noire comme de la poix. N'est-ce pas vous que j'ai croisé proche la barrière, sur la route d'Oxford?
— Comme il vous plaira. Je ne sais pas.
— Allons, allons, maître, cria le questionneur, encouragé par les regards de ses camarades et lui tapant sur l'épaule, soyez donc plus sociable, plus communicatif. Il faut se conduire en gentleman quand on est en si bonne compagnie. Il circule des histoires parmi nous que vous êtes vendu au diable, et que sais-je encore?
— Est-ce que nous ne le sommes pas tous ici? répliqua l'inconnu en redressant la tête. Si nous étions moins nombreux, peut-être nous donnerait-il un meilleur prix.
— Ma foi! ça ne vous profite pas beaucoup, en effet, dit le loustic, lorsque l'inconnu laissa voir sa sauvage figure toute crasseuse et ses vêtements en lambeaux. Qu'est-ce que ça veut dire? Allons! gai, gai, mon maître! un couplet de chansonnette à nous faire rire aux éclats!
— Si vous voulez entendre chanter, vous n'avez qu'à chanter vous- même, répliqua l'autre en l'écartant avec rudesse; mais ne me touchez pas, pour peu que vous ayez de prudence. Je porte des armes qui partent aisément; elles l'ont déjà fait avant cette heure-ci, et des étrangers qui n'en savent pas le truc s'exposent en mettant la main sur moi.
— Est-ce une menace? dit le questionneur.
— Oui,» répliqua l'inconnu en se levant, se tournant vers lui, et regardant à la ronde avec un air farouche, comme dans l'appréhension d'une attaque générale.
Sa voix, son regard, son attitude, exprimant la scélératesse qui ne calcule rien et qui est capable de tout, domptèrent l'assistance par le dégoût autant que par la crainte. Quoique dans une sphère très différente, c'était encore l'effet déjà produit au Maypole.
«Je suis ce que vous êtes tous, et je vis comme vous vivez tous, dit l'inconnu d'un ton sévère après un court silence. Je me cache ici comme les autres, et, si nous étions surpris, je jouerais peut-être mon rôle avec les meilleurs d'entre vous. Si mon humeur est qu'on me laisse tranquille, laissez-moi tranquille, ou bien, et il fit alors un terrible jurement, il y aura quelque mauvais coup de fait dans ce lieu quoique vous soyez plus de vingt contre moi.»
Un sourd murmure, qui tenait peut-être à la terreur qu'inspirait l'homme et au mystère qui l'environnait peut-être aussi à la sincère opinion de quelques-uns des spectateurs, que ce serait un fâcheux précédent de se mêler d'une façon trop curieuse des affaires personnelles d'un gentleman quand il juge à propos de les celer, avertit l'auteur de la querelle qu'il n'avait rien de mieux à faire que de ne pas la mener plus loin. Peu de temps après, l'inconnu se coucha sur un banc pour dormir, et, lorsqu'on se remit à penser à lui, il avait disparu.
Le lendemain soir, aussitôt que fut venue l'obscurité, il circula de nouveau et traversa les rues, il alla devant la maison du serrurier plus d'une fois mais la famille était absente et tout était fermé. Ce soir-là, par le pont de Londres, il arriva dans Southwark. Comme il enfilait une rue longue, une femme avec un petit panier au bras tournait pour y entrer à l'autre bout. Dès qu'il la vit, il se cacha sous une espèce de voûte, et se tint à l'écart jusqu'à ce qu'elle fût passée; alors il sortit de sa cachette et la suivit.
Elle entra dans différentes boutiques pour y acheter diverses provisions de ménage, et, autour de chaque endroit où elle s'arrêta, il voltigea comme son mauvais génie, la suivant chaque fois qu'elle reparaissait. Il était près de neuf heures, et les rues se dégarnissaient vite de passants, lorsqu'elle retourna sur ses pas, sans doute pour aller au logis. Le fantôme la suivit encore.
Elle reprit la même rue borgne où il l'avait aperçue la première fois; cette rue, n'ayant pas de boutiques et étant étroite, se trouvait extrêmement sombre. La pauvre femme y doubla le pas, comme si elle eût craint d'être arrêtée et dépouillée de ce qu'elle avait sur elle, quoiqu'elle n'eût pas grand'chose. Il rampa le long de l'autre côté. Eût-elle été douée de la vitesse du vent, il semblait que l'ombre terrible de cet homme l'eût suivie à la trace et réduite aux abois.
Enfin la veuve, car c'était elle, atteignit sa propre porte, et, toute haletante, elle fit une pose pour prendre la clef dans son panier. La joue en feu, par suite de sa marche précipitée, et peut-être aussi de sa joie d'être arrivée saine et sauve au logis, elle se baissa pour tirer la clef, lorsque, en relevant la tête, elle le vit qui se tenait silencieusement auprès d'elle: l'apparition d'un rêve.
Il lui mit la main sur la bouche, mais c'était inutile, car sa langue, s'attachant à son palais, ne lui laissait nul moyen de crier.
«Voilà plusieurs soirs que je vous guette. La maison est-elle libre? Répondez. Y a-t-il quelqu'un chez vous?»
Elle ne put répondre que par un râle dans son gosier.
«Faites-moi un signe. «
Elle sembla indiquer qu'il n'y avait personne chez elle. Il prit la clef, ouvrit la porte, déposa la malheureuse à l'intérieur, et ferma la porte avec soin derrière eux.
CHAPITRE XVII.
C'était une nuit glaciale, et dans la salle à manger de la veuve il n'y avait presque plus de feu. L'inconnu, son compagnon, l'assit sur une chaise, se baissa devant les braises à moitié éteintes, et, les ayant réunies et rassemblées, les éventa avec son chapeau. De temps en temps, il lui jetait un coup d'oeil par- dessus son épaule, comme pour s'assurer qu'elle demeurait tranquille et ne faisait aucune tentative de fuite, puis, le coup d'oeil jeté, il ne s'occupait plus que du feu.
Ce n'était pas sans raison qu'il prenait toute cette peine, car ses vêtements étaient tout trempés, ses dents claquaient, et il frissonnait de la tête aux pieds. Il avait plu très fort durant la nuit précédente et quelques heures le matin, mais, à partir de l'après-midi, il avait fait beau. En quelque lieu qu'il eût passé les heures ténébreuses, son état témoignait suffisamment qu'il en avait passé la plus grande partie en plein air. Souillé de boue, ses habits saturés d'eau s'attachant à ses membres dans une étreinte humide, sa barbe non faite, sa figure sale, les joues maigres et creuses, il est douteux qu'il existât un être plus misérable que cet homme accroupi sur le foyer de la veuve, et surveillant les progrès de la flamme avec des yeux injectés de sang.
Elle avait couvert de ses mains sa figure; il semblait qu'elle craignît de regarder de son côté. Ils restèrent ainsi pendant quelques moments en silence. Jetant derechef un coup d'oeil autour de lui, il demanda enfin:
«Est-ce votre maison?
— C'est ma maison. Pourquoi, au nom du ciel, venez-vous l'attrister?
— Donnez-moi à manger et à boire, répondit il d'un ton bourru, ou je ferai bien pis. Je suis glacé jusqu'à la moelle des os par l'humidité et par la faim. Il me faut de la chaleur et de la nourriture, et il me les faut ici.
— C'est vous qui étiez le voleur de la route de Chigwell?
— C'était moi.
— Et presque un assassin après.
— Ce n'est pas l'intention qui a manqué. Il y a quelqu'un qui est arrivé sur moi en criant à tue-tête, il lui en aurait cuit s'il n'était pas si agile. Je lui ai lancé un coup.
— Un coup de poignard, à lui! cria la veuve, les yeux au ciel. Vous entendez cet homme, mon Dieu! vous l'entendez, et vous en êtes témoin.»
Il la regarda au moment où, la tête renversée en arrière, et les deux mains crispées ensemble, elle prononça ces mots dans l'agonie de son appel à Dieu. Alors, bondissant sur ses pieds, après cette crise, il s'avança vers elle:
«Prenez garde! cria-t-elle d'une voix qu'elle étouffait, et dont la fermeté l'arrêta à mi-chemin. Ne me touchez pas du bout du doigt, ou vous êtes perdu, perdu, vous dis-je, corps et âme.
— Écoutez-moi, répliqua-t-il en la menaçant de sa main. Moi qui sous la forme d'un homme mène la vie d'une bête traquée, moi qui dans un corps suis un esprit, un fantôme sur la terre, une chose qui fait reculer d'effroi toutes les créatures, excepté ces êtres maudits de l'autre monde qui ne me lâcheront pas; je n'ai d'autre crainte, en cette nuit désespérée, que celle de l'enfer où je vis au jour le jour. Jetez l'alarme, poussez un cri, refusez de m'abriter, je ne vous ferai pas de mal, mais on ne me prendra point vivant; et, aussi sûr que vous me menacez là à voix basse, je tombe mort sur ce plancher. Que le sang dont je l'arroserai soit sur vous et les vôtres, au nom du mauvais esprit qui tente les hommes pour les perdre!»
À ces mots il tira de sa poitrine un pistolet, et le serra fortement dans sa main.
«Éloigne de moi cet homme, Dieu de bonté! cria la veuve. En ta grâce et ta miséricorde, donne-lui une minute de repentir, et frappe-le de mort après.
— Il paraît que ce n'est pas son idée, dit l'autre l'envisageant: il est sourd. Voyons, à boire et à manger, de peur que je ne fasse ce que je ne peux m'empêcher de faire; et alors, tant pis pour vous.
— Me laisserez-vous, si je le fais? me laisserez-vous, pour ne plus jamais revenir?
— Je n'ai rien à vous promettre, répliqua-t-il en s'asseyant à la table. Rien que ceci: j'exécuterai ma menace si vous me trahissez.»
Elle se leva enfin, et, allant à un cabinet attenant à la chambre, elle apporta quelques restes de viande froide et du pain, et mit le tout sur la table. Il demanda un grog à l'eau-de-vie, il but et mangea avec la voracité d'un chien de chasse affamé. Tout le temps qu'il fut occupé à apaiser sa faim, elle se tint dans la partie la plus reculée de la chambre, assise et frissonnante, sa figure tournée vers lui. Jamais elle ne lui tourna le dos, et quand elle avait à passer près de lui pour aller au buffet par exemple, et pour en revenir, elle ramassait les bords de ses vêtements autour d'elle, comme si elle eût frémi de l'idée qu'ils pussent le toucher même par hasard, mais, au milieu de sa frayeur, de sa terreur profonde, elle gardait toujours sa figure dirigée vers celle de son épouvantail, et surveillait chacun de ses mouvements.
Son repas terminé, si l'on peut appeler repas ce qui n'était que la satisfaction dévorante des exigences de la faim, il approcha de nouveau sa chaise du feu, et, en se réchauffant devant la flamme qui jaillissait à présent toute brillante, il lui adressa encore la parole.
«Je suis un paria pour lequel un toit sur sa tête est souvent une jouissance extraordinaire, et les aliments que rejetterait un mendiant une nourriture délicate. Vous vivez ici dans l'aisance. Êtes-vous seule?
— Je ne suis pas seule, répondit-elle avec un effort.
— Qui est ce donc qui demeure avec vous?
— Quelqu'un… ça ne vous regarde pas. Vous ferez bien de partir pour qu'il ne vous trouve pas là. Qu'attendez-vous?
— Que je sois réchauffé, répliqua-t-il en étendant ses mains devant le feu. Je me réchauffe. Vous êtes riche peut être?
— Oh! oui, dit elle d'une voix faible. Très riche. Il n'y a pas de doute, je suis très riche.
— Du moins vous n'êtes pas sans le sou. Vous avez quelque argent, vous faisiez des emplettes ce soir.
— Il me reste peu de chose. Quelques schellings.
— Donnez-moi votre bourse. Vous l'aviez dans votre main à la porte. Donnez-la-moi.»
Elle alla vers la table, et mit sa bourse dessus. Il étendit son bras sur la table, prit la bourse, et en compta le contenu dans la main. Comme il était à compter, elle écouta un moment, et s'élança vers lui.
«Prenez ce qu'il y a, prenez tout, prenez plus s'il y avait plus, mais allez-vous-en avant qu'il soit trop tard. Je viens d'entendre dehors un pas étrange que je connais bien. Ce pas va revenir tout de suite. Allez-vous-en.
— Que voulez-vous dire?
— Ne vous arrêtez pas à le demander; je ne vous répondrais pas. Quelque horreur que j'aie à vous toucher, je vous traînerais à la porte, si j'en avais la force, plutôt que de vous laisser perdre un instant. Misérable, fuyez de ce lieu.
— S'il y a des espions dehors, je suis plus en sûreté ici, répliqua l'homme debout et effaré. Je resterai ici, et je ne fuirai pas que le danger ne soit passé.
— Il est trop tard! cria la veuve qui avait écouté ce pas, sans faire attention à ce qu'il disait; entendez-vous ce pas sur le sol? Est-ce qu'il ne vous fait pas trembler? C'est mon fils, mon fils idiot!»
Comme elle disait cela d'un air égaré, on frappa pesamment à la porte. Ils s'entre-regardèrent elle et lui.
«Faites-le entrer, dit l'homme d'une voix rauque; je le crains moins que la nuit noire, sans asile. Le voilà qui frappe encore. Faites-le entrer.
— L'effroi de cette heure, répliqua la veuve, a été sur moi toute ma vie. Je n'ouvrirai pas. Le crime tombera sur lui, si vous vous trouvez face à face. Mon pauvre fils a la raison brûlée dans sa fleur! Vous tous, bons anges qui savez la vérité, exaucez la prière d'une mère, et préservez mon fils de reconnaître cet homme!
— Il agite avec bruit les volets! cria l'homme. Il vous appelle. Cette voix, ce cri! c'est lui qui m'a saisi à bras-le-corps sur la route. Est-ce lui?»
Elle s'était affaissée sur ses genoux, et elle demeura agenouillée, remuant ses lèvres sans proférer aucun son. Comme il la considérait, incertain de ce qu'il devait faire pour s'éclipser, les volets s'ouvrirent tout grands. Attraper un couteau sur la table, lui donner pour gaine la large manche de son habit, se cacher dans le cabinet, tout cela fut fait avec la vitesse de l'éclair, et déjà Barnabé, tapant sur la vitre, avait haussé le châssis avec une joie triomphante.
«Mais qui peut donc me laisser dehors avec Grip? cria-t-il en fourrant sa tête à l'intérieur et en regardant fixement autour de la chambre. Êtes-vous là, mère? Comme vous nous laissez longtemps loin de la lumière et du feu!»
Elle balbutia quelque excuse et lui tendit sa main. Mais Barnabé, sans aide, s'élança légèrement à l'intérieur, et, se jetant au cou de la veuve, la baisa plus de cent fois.
«Nous avons été aux champs, mère, sautant les fossés, grimpant au travers des haies, descendant à la course des berges abruptes, toujours en avant, plus loin, et d'un bon pas. Le vent soufflait, les joncs et les jeunes plantes s'inclinaient et pliaient sous lui, de peur qu'il ne leur fît du mal, les lâches, et Grip, ha, ha, ha! le brave Grip, qui ne s'inquiète de rien, et qui, lorsque le vent le roule dans la poussière, se retourne vaillamment pour le mordre, Grip, le vaillant Grip, s'est querellé avec chaque brindille qui s'inclinait de son côté, pensant, m'a-t-il dit, qu'elle se moquait de lui, et il vous l'a houspillée comme un vrai bouledogue. Ha, ha, ha!»
Le corbeau, dans son petit panier au dos de son maître, entendant répéter fréquemment son nom d'une voix accentuée par la plus vive allégresse, exprima sa sympathie en chantant comme un coq, et parcourant ses diverses phases de conversation avec une telle rapidité et une telle variété de sons rauques, qu'ils retentissaient comme les murmures d'une multitude.
«Et puis il faut voir comme il prend soin de moi, dit Barnabé. Ah! oui, il a bien soin de moi, mère! Il veille tout le temps que je dors; et, lorsque je ferme les yeux pour lui faire croire que je sommeille, il répète doucement quelque leçon nouvelle, mais sans me perdre des yeux jamais; et s'il me voit rire, si peu que ce soit, tout de suite il s'arrête, pour faire une surprise quand il sera bien sûr de son affaire.»
Le corbeau chanta derechef, avec une sorte de transport qui disait clairement: «Il est certain que je reconnais là quelques traits de mon caractère, je m'en vante.» Dans l'intervalle, Barnabé ferma bien la fenêtre, et allant à la cheminée, il se préparait à s'asseoir, la figure tournée vers le cabinet. Mais sa mère l'en empêcha, en se hâtant de prendre elle-même cette place, et lui faisant signe de prendre l'autre.
«Comme vous êtes pâle ce soir! dit Barnabé en s'appuyant sur son bâton. Ce n'est pas bien, Grip; nous lui avons causé de l'inquiétude!»
De l'inquiétude, oh! oui, elle en éprouvait, elle en était navrée dans le coeur! L'homme aux écoutes tenait entr'ouverte avec sa main la porte de sa cachette et surveillait de près le fils de la veuve. Grip, attentif à toutes les choses dont son maître ne s'apercevait pas, sortait sa tête de son petit panier, et répondait à l'espionnage de l'inconnu en le surveillant extrêmement de son oeil étincelant.
«Il bat des ailes, dit Barnabé en se tournant si vite que sa vue faillit saisir cette ombre qui se retirait, cette porte qui se refermait, comme s'il y avait ici des étrangers; mais Grip est trop raisonnable pour s'imaginer cela. Saute donc!
Acceptant cette invitation avec un clignotement qui lui était particulier, l'oiseau sautilla sur l'épaule de son maître, de là sur sa main étendue, et de là enfin sur le plancher. Barnabé se débarrassa des courroies du petit panier et le déposa par terre dans un coin, le couvercle ouvert, le premier soin de Grip fut de faire tomber ce couvercle le plus vite possible, et ensuite de se percher dessus: croyant, sans aucun doute, qu'il avait rendu tout à fait impraticable à la puissance d'un mortel l'opération de l'enfermer après, il imita, dans son triomphe, le glouglou d'un grand nombre de bouteilles débouchées, et poussa autant de hourras.
«Mère! dit Barnabé en mettant de côté son chapeau et son bâton, et retournant s'asseoir sur sa chaise je vais vous dire où nous avons été aujourd'hui et ce que nous avons fait, voulez-vous?»
Elle prit sa main dans les siennes, et l'y tenant, elle donna d'un signe de tête le consentement qu'elle n'avait pas la force d'articuler.
«Vous n'en direz rien, il ne le faut pas, dit Barnabé en levant son doigt: car c'est un secret, voyez-vous, qui n'est connu que de moi, de Grip et de Hugh. Nous avions le chien avec nous, mais il ne vaut pas Grip, malgré sa finesse, et il ne s'en doute seulement pas. Pourquoi regardez-vous ainsi derrière moi?
— Ai-je regardé? répondit-elle d'une voix faible. C'est bien sans le savoir. Rapprochez-vous de moi.
— Vous êtes effrayée! dit Barnabé en changeant de couleur. Mère, vous ne venez pas de voir?
— Voir quoi?
— Il n'y en a pas par ici; il n'y en a pas du tout, n'est-ce pas? répondit-il avec un chuchotement; et il se rapprocha d'elle, et il serra d'une main la marque empreinte sur son poignet. J'ai peur que ça n'y soit, quelque part. Vous me faites dresser les cheveux sur la tête, vous me donnez la chair de poule. Pourquoi regardez- vous de la sorte? ça serait-il dans la salle comme je l'ai vu en mes rêves, éclaboussant le plafond et les murs de rouge? Dites- moi. Ça y est-il?»
Il eut un accès de frisson en faisant cette demande, et couvrant de ses mains la lumière, il resta assis, tremblant de tous ses membres, jusqu'à ce que la crise fût passée. Quelque temps après, il leva la tête et regarda autour de lui.
«Ça a-t-il disparu?
— Il n'y a rien eu ici, répliqua sa mère en le calmant. Rien en vérité, cher Barnabé, regardez! vous voyez qu'il n'y a que vous et moi.»
Il la considéra d'un oeil distrait, et se rassurant par degrés, il jeta un fol éclat de rire.
«Mais voyons, dit-il d'un air pensif, il me semble que nous…
Était-ce vous et moi? où avons-nous été?
— Nulle part ailleurs qu'ici.
— Oui, mais Hugh, et moi, dit Barnabé, c'est cela… Hugh du Maypole et moi, vous savez, et Grip, nous avons été à l'affût dans la forêt, et parmi les arbres qui bordent la route avec une lanterne sourde, après la tombée de la nuit, et le chien en laisse, une laisse prête à glisser, dès que l'homme viendrait tout contre.
— Quel homme?
— Le voleur; celui que les étoiles regardaient en clignotant. Nous l'avons attendu à partir du moment où il fait noir pendant plusieurs des nuits dernières, et nous l'aurons. Je le reconnaîtrais entre mille, mère, voyez donc, voici l'homme tel qu'il est. Regardez!»
Il tortilla son mouchoir autour de son cou, enfonça son chapeau sur ses sourcils, s'enveloppa de son habit, et se tint debout devant elle. C'était une copie si parfaite de l'original, que le sombre personnage qui l'examinait derrière par la porte entr'ouverte aurait pu passer lui-même pour n'en être que l'ombre. «Ha! Ha! ha! nous l'aurons, cria-t-il en dépouillant cette ressemblance aussi promptement qu'il l'avait prise, vous le verrez, mère, pieds et poings liés, on l'amènera à Londres, sanglé sur la selle d'un cheval. Vous entendrez parler de lui au gibet de Tyburn, si nous avons de la chance. C'est ce que dit Hugh. Eh! bien, vous voilà redevenue pâle et tremblante. Mais pourquoi donc regardez-vous ainsi derrière moi?
— Ce n'est rien, répondit elle, je ne suis pas tout à fait à mon aise. Allez vous mettre au lit, cher enfant, et laissez-moi ici.
— Au lit! répliqua-t-il, je n'aime pas le lit. J'aime à me coucher devant le feu, et à guetter les images qui s'échappent des charbons enflammés, les rivières, les collines, les vallons qu'empourpre un large soleil couchant et des figures extraordinaires. J'ai faim d'ailleurs, et Grip n'a rien mangé depuis plus de midi, donnez-nous à souper. Grip! on soupe, mon garçon!»
Le corbeau battit des ailes, et croassant pour montrer qu'il était satisfait il sautilla aux pieds de son maître, et là il resta le bec ouvert, prêt à happer tels morceaux de viande que celui-ci lui jetterait. Il en reçut une vingtaine environ, sans que la rapidité avec laquelle ils se succédèrent troublât aucunement son attitude.
— C'est tout, dit Barnabé.
— Encore! cria Grip. Encore!»
Mais comme il reconnut qu'il n'avait positivement pas à en espérer davantage, il s'éloigna avec sa provision, et dégorgeant les morceaux un à un de son jabot, il alla les cacher dans divers coins, prenant un soin particulier, toutefois, d'éviter le cabinet, comme s'il doutait que l'homme caché pût vaincre sa gourmandise et résister à la tentation. Quand il eut terminé ces arrangements, il fit un tour ou deux au travers de la salle en s'étudiant à feindre que rien ne le préoccupait (mais ayant un oeil fixé sur son trésor pendant tout ce temps-là) et après, mais pas tout de suite, il commença à le tirer des cachettes, morceau par morceau, et à le manger avec la plus grande volupté.
Barnabé, pour sa part, ayant pressé sa mère de souper, mais en vain, soupa comme Grip, de bon coeur. Une fois, dans le cours de son repas, il lui fallut encore du pain, et il se leva pour en prendre dans le cabinet. Elle se précipita au devant, l'empêcha d'y entrer, et appelant à soi tout son courage, elle entra dans le réduit, et rapporta le pain elle-même.
«Mère, dit Barnabé en la regardant fixement lorsqu'elle s'assit près de lui à son retour du cabinet, c'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance.
— Aujourd'hui! répondit-elle; ne vous souvenez vous pas que c'était il n'y a pas plus de huit jours, et que l'été, l'automne, l'hiver devront s'écouler avant qu'il revienne?
— Je me souviens que c'était comme cela jusqu'à présent, dit Barnabé, mais je crois que, malgré tout, c'est aujourd'hui aussi l'anniversaire de ma naissance.» Elle lui demanda pourquoi. «Je vais vous dire pourquoi, dit-il. Je vous ai toujours vue, je ne vous l'ai pas laissé remarquer, mais rien n'est plus vrai, devenir, le soir de ce jour-là, d'une extrême tristesse, je vous ai vue pleurer quand Grip et moi nous étions fort joyeux, et avoir l'air effrayé sans aucun motif, et j'ai touché votre main et j'ai senti qu'elle était froide comme elle l'est à présent. Une fois, mère (c'était aussi un des anniversaires de ma naissance), Grip et moi pensâmes à cette tristesse après être montés nous coucher, et passé minuit, au moment où sonnait une heure, nous descendîmes à votre porte pour voir si vous n'étiez pas malade, vous étiez à genoux. Je ne me souviens pas de ce que vous disiez, Grip, qu'est- ce que nous avons entendu dire cette nuit-là?
— Je suis un démon! répliqua promptement le corbeau.
— Non, non, dit Barnabé, mais vous disiez quelque chose dans une prière, et quand vous vous relevâtes et fîtes plusieurs pas autour de la chambre, vous aviez (comme vous l'avez toujours eue depuis, mère, quand approche la nuit de l'anniversaire de ma naissance) juste la physionomie que vous avez à présent. J'ai découvert cela, vous voyez, quoique je sois un insensé. Je dis donc que vous êtes dans l'erreur, et ce doit être aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance, mon anniversaire de naissance, Grip!»
L'oiseau accueillit cette communication avec de tels croassements qu'un coq, doué de plus d'intelligence que tous ceux de son espèce, n'annoncerait pas le plus long jour par un chant plus soutenu. Puis, après avoir bien réfléchi pour dégoiser, en guise de toast, la phrase qu'il jugeait la plus convenable pour fêter un anniversaire de naissance, il cria plusieurs fois: «N'aie pas peur!» et il accentua ces mots en battant des ailes.
La veuve essaya de paraître attacher peu d'importance à la remarque de Barnabé, et chercha à reporter l'attention de son fils sur quelque autre sujet, tâche toujours facile, elle le savait trop bien. Son souper fini, Barnabé, sans tenir compte des instances de sa mère, s'étendit sur le paillasson devant le feu; Grip se percha sur la jambe de son maître, et partagea son temps entre des assoupissements causés par l'agréable chaleur, et des efforts (comme il le parut bientôt) pour se rappeler un nouvel exercice qu'il avait étudié toute la journée.
Un long et profond silence suivit, silence interrompu seulement lorsque changeait de position Barnabé, dont les yeux, encore tout grands ouverts, regardaient fixement le feu; ou lorsqu'il y avait quelque effort mnémonique[18] de la part de Grip, qui criait de temps en temps à voix basse: «Polly mettez le bouilli…» et s'arrêtait court, oubliant le reste et faisant un nouveau somme.
Après un long intervalle, la respiration de Barnabé devint plus profonde et plus régulière, et ses yeux finirent par se fermer. Mais ce n'était pas le compte de l'esprit inquiet du corbeau. «Polly mettez la bouill…» cria Grip, et son maître fut encore réveillé cette fois.
Enfin Barnabé s'endormit solidement, et l'oiseau, avec son bec affaissé sur sa poitrine, qui prit la forme bouffante d'une confortable bedaine d'alderman[19], et ses yeux brillants qui devenaient de plus en plus petits, parut véritablement s'abandonner aussi au repos. De temps en temps seulement il marmottait encore d'une voix sépulcrale: «Polly, mettez la bouill…» comme quelqu'un de très assoupi, et plutôt comme un homme ivre que comme un corbeau méditatif.
La veuve, respirant à peine de peur de les réveiller, se leva de son siège. L'homme se coula hors du cabinet et éteignit la chandelle.
«…Oire au feu! cria Grip, frappé d'une idée subite, et très excité; …oire au feu! Hourra! Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons tous du thé. Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons tous du thé. Hourra! hourra! hourra! Je suis un démon, je suis un démon, je suis… La bouilloire! Allons, courage. N'aie pas peur. Coa, coa, coa! Je suis un démon, je suis… La bouilloire… Je suis… Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons tous du thé.»
Ils restèrent enracinés au sol, comme si c'eût été une voix sortant d'un tombeau.
Mais ceci même ne put pas réveiller le dormeur. Il se retourna du côté du feu, son bras tomba sur le sol, et sa tête s'abattit lourdement sur son bras. La veuve et son affreux visiteur regardèrent Barnabé un moment et se regardèrent l'un l'autre, puis elle lui montra la porte.
«Un instant, dit-il tout bas. Vous instruisez bien votre fils!
— Je ne lui ai rien enseigné de ce que vous avez entendu ce soir.
Partez à l'instant, ou je vais le réveiller.
— Libre à vous de le faire. Voulez-vous que je le réveille!
— Vous n'oserez pas.
— J'oserai faire n'importe quoi, je vous l'ai dit. Il me connaît bien, ce me semble. Au moins je veux aussi le connaître.
— Voudriez-vous le tuer dans son sommeil? cria la veuve en se jetant entre eux.
— Femme, répliqua-t-il en desserrant à peine les dents, comme il lui faisait signe de s'écarter, je désire le voir de plus près, je le veux. Si vous tenez à ce que l'un de nous tue l'autre, réveillez-le.»
Cela dit, il avança, et, se penchant sur le corps étendu, il tourna doucement la tête en arrière et regarda en face la figure. La lueur du foyer donnait en plein sur elle, et chaque trait s'y révélait d'une manière distincte. Il contempla cette figure un moment, puis, se redressant avec précipitation:
«Rappelez-vous bien ceci, chuchota-t-il à l'oreille de la veuve. Par lui, dont l'existence a été ignorée de moi jusqu'à ce soir, je vous tiens en ma puissance. Prenez garde à vos procédés envers moi. Prenez-y garde. Je suis dénué de tout, je meurs de faim, j'erre incessamment sur la terre. Je puis tirer de vous une sûre et lente vengeance.
— Il y a dans vos paroles quelque sens horrible que je ne saurais approfondir.
— Le sens en est clair, et je vois que vous l'approfondissez autant qu'il faut. Voilà bien des années que vous pressentiez cela; vous me l'avez presque dit. Je vous laisse réfléchir là- dessus. N'oubliez pas mon avertissement.»
Il lui montra du doigt, comme il la quittait, Barnabé endormi, et, se retirant à la dérobée, il gagna la rue. Elle tomba à genoux auprès du dormeur, et y resta semblable à une femme pétrifiée, jusqu'à ce que les larmes, gelées si longtemps par la frayeur, vinssent lui procurer un tendre soulagement.
«Ô toi! cria-t-elle, qui m'as enseigné un si profond amour pour cet unique reste des promesses d'une vie heureuse, pour ce fils dont l'affliction même est pour moi la source de mon unique consolation, quand je vois en lui un enfant plein de confiance en moi, plein d'amour pour moi, sans devenir jamais ni vieux ni froid de coeur; condamné, dans la force de l'âge viril, comme lorsqu'il était en son berceau, à avoir besoin de ma sollicitude maternelle et de mon dévouement, daigne le protéger durant sa marche obscure au travers de ce triste monde, ou c'en est fait de lui, et mon pauvre coeur est brisé!»
CHAPITRE XVIII.
Glissant le long des rues silencieuses et choisissant, pour y diriger sa course, les plus sombres et les plus tristes, l'homme qui avait quitté la maison de la veuve traversa le pont de Londres, et, une fois dans la Cité, plongea au sein des places écartées, des ruelles et des cours, entre Cornhill et Smithfield; il n'avait pas d'autre but que de se perdre parmi leurs détours, et de déjouer toute poursuite, si quelqu'un s'attachait à ses pas.
C'était au plus fort de la nuit, et tout était tranquille. De temps en temps les pas d'un watchman assoupi résonnaient sur le trottoir, ou l'allumeur de réverbères, dans ses rondes, passait comme l'éclair, en laissant derrière lui une petite traînée de fumée qui se mêlait à des flammèches rouges de sa torche ardente. L'homme se cachait même de ces compagnons accidentels de sa course solitaire, et se repliant sous quelque voûte ou quelque entrée de porte jusqu'à ce qu'ils fussent passés, il sortait de là quand ils s'étaient éloignés et continuait d'errer seul.
Être seul et sans abri en rase campagne, entendre le vent gémir, guetter le jour pendant toute une longue nuit fatigante, écouter tomber la pluie, et se tapir, pour avoir chaud, sous la retraite abritée de quelque vieille grange ou de quelque meule, ou dans le creux d'un arbre, c'est une horrible chose, mais moins horrible que d'errer çà et là où se trouvent des abris, des lits et des dormeurs par milliers créature sans asile et qu'on rejette. Fouler d'heure en heure les pavés retentissants en comptant la monotone sonnerie des horloges, observer les lumières qui scintillent aux fenêtres des chambres, penser quel heureux oubli de la vie renferme chaque maison, se dire qu'il y a là des enfants roulés ensemble dans leurs lits, que les jeunes, les vieux, les pauvres, les riches, jouissent tous là de l'égalité devant la sommeil, et goûtent tous le repos, n'avoir rien de commun avec le monde endormi autour de soi, pas même le sommeil, don de Dieu à toutes ses créatures et ne se connaître d'autre parenté que le désespoir; se sentir, par le misérable contraste avec toute chose de tout côté, plus absolument seul et plus proscrit que dans un désert inabordable: c'est un genre de souffrance que mainte fois les grandes cités roulent dans leurs flots populeux et qui ne peut naître que dans la solitude en pleine foule.
Le malheureux homme arpenta en tous sens ces rues si longues, si ennuyeuses, si semblables les unes, aux autres, et souvent il jeta un regard attentif vers l'est, espérant voir les premiers faibles rais du jour, mais la nuit obstinée gardait encore le ciel en sa possession, et la course inquiète et incessante du rôdeur ne trouvait pas de repos.
Une maison dans une rue écartée brillait du joyeux éclat des lumières: on y entendait le son de la musique et les pas des danseurs. Il y avait là de joyeuses voix et plus d'un éclat de rire. Pour se rapprocher de quelque chose qui fût éveillé et qui sentît la joie, il y retourna à plusieurs reprises, et plus d'un des gais convives qui quittèrent cette maison quand l'allégresse y était au comble, sentirent leur folâtre humeur réprimée en le voyant voltiger çà et là comme une âme en peine. À la fin ils se retirèrent tous jusqu'au dernier, et alors la maison fut complètement close, et devint à son tour aussi morne et silencieuse que le reste.
Sa course errante l'amena une fois à la prison de la Cité. Au lieu de s'en éloigner à la hâte comme d'un endroit de mauvais augure, d'un endroit qu'il avait sujet d'éviter, il s'assit sur quelques degrés qui étaient tout près, et, appuyant son menton sur sa main, il en considéra les murailles âpres et rébarbatives, comme si elles promettaient un refuge à ses yeux harassés. Il fit et refit le tour de cet endroit, il y revint, il s'y rassit. Il recommença, et une fois, avec un mouvement précipité, il traversa pour aller où veillaient quelques hommes dans la loge du portier de la prison, et il eut le pied sur les marches. Mais ayant regardé autour de lui, il vit que le jour commençait à poindre, et abandonnant son dessein, il tourna le dos et s'enfuit.
Il se retrouva bientôt dans le quartier qu'il avait parcouru naguère, et l'arpenta en tous sens, comme il avait fait encore avant. Il descendait une rue infime, lorsque d'une allée tout près de lui s'élevèrent de bachiques acclamations, et sortirent nonchalamment une douzaine d'écervelés, se huant, s'appelant l'un l'autre, puis se séparant d'une manière tapageuse, prenant différentes routes, et se dispersant en petits groupes.
Dans l'espoir qu'il y avait à proximité quelque taverne de bas étage qui lui procurerait un sûr asile, il entra dans cette cour quand la bande fut partie et il promena ses yeux à la ronde, afin d'apercevoir une porte à demi ouverte, ou une fenêtre éclairée, ou quelque autre indice du lieu d'où venaient ces bambocheurs; mais tout y était d'une obscurité si profonde, d'un aspect tellement sinistre, qu'il en conclut que les braillards ne s'étaient introduits là qu'en se trompant de chemin, et qu'ils revenaient sur leurs pas au moment où il les avait remarqués. Avec une semblable opinion, et reconnaissant d'ailleurs qu'il n'existait point d'autre issue que celle par où il était entré lui-même, il allait reprendre le même chemin, lorsque d'un grillage presque à ses pieds s'échappa un soudain courant de lumière, et le bruit d'une conversation se rapprocha. Le rôdeur fit retraite dans une entrée de porte pour voir qui étaient ces causeurs et les écouter.
Comme il exécutait son mouvement, la lumière arriva au niveau du pavé de la cour, et un homme monta, une torche à la main. Ce personnage ouvrit la serrure et tint le grillage relevé pour en laisser passer un autre, qui parut immédiatement, sous la forme d'un jeune homme de petite stature et d'un air d'importance peu commun, habillé à la vieille mode, avec un luxe de mauvais goût.
«Bonsoir, noble capitaine, dit l'homme à la torche. Adieu, commandant. Bonne chance, illustre général!»
L'autre répondit à ces compliments en lui ordonnant de se taire et de garder pour lui son bruyant ramage; il lui adressa plusieurs autres injonctions du même genre, avec une grande fluidité de paroles et une grande sévérité de manières.
«Mes hommages, capitaine, à cette Miggs dont vous avez transpercé le coeur, répliqua le porteur de torche en baissant de ton. Mon capitaine vise à un gibier de plus haute volée que des Miggs. Ha! ha! ha! Mon capitaine est un aigle, s'il en a le coup d'oeil, il en a aussi les ailes. Mon capitaine vous casse un coeur comme d'autres célibataires vous cassent un oeuf à la coque.
— Vous êtes fou, Stagg! dit M. Tappertit en mettant le pied sur le pavé de la cour, et se frottant les jambes pour ôter la poussière qu'il avait ramassée dans son ascension.
— Quels précieux membres! cria Stagg en étreignant une de ses chevilles. Une Miggs oserait prétendre à des jambes faites au tour comme ça! Non, non, mon capitaine. Nous enlèverons de belles dames, et nous les épouserons dans notre secrète caverne. Nous nous unirons avec de florissantes beautés, capitaine.
— Je vous dirai une chose, mon gaillard, dit M. Tappertit en dégageant sa jambe, c'est que je vous dispense de prendre de ces libertés-là avec moi et de toucher certaines questions, à moins que je ne vous y autorise. Parlez quand on vous parle, de certains sujets réservés, mais jamais autrement. Tenez votre torche en l'air jusqu'à ce que je sois à l'entrée de la cour, avant de retourner vous blottir dans votre chenil, m'entendez-vous?
— Je vous entends, noble capitaine.
— Obéissez donc, dit M. Tappertit avec hauteur. Messieurs, en avant, marche!» En prononçant ce commandement (adressé à son état- major imaginaire), il se croisa les bras et sortit de la cour avec une dignité suprême.
Son obséquieux acolyte resta debout, levant la torche au-dessus de sa tête, et l'espion vit alors pour la première fois, du fond de sa cachette, que c'était un aveugle. Quelque mouvement involontaire de l'espion frappa la fine oreille de l'aveugle, avant que l'autre eût seulement bougé d'un pouce, car il se retourna soudain en criant: «Qui est là?
— Un homme, dit l'autre en s'avançant, un ami.
— Un inconnu! répliqua l'aveugle. Les inconnus ne sont pas mes amis. Que faites-vous là?
— J'ai vu votre compagnie sortir, et j'ai attendu ici qu'elle fût partie. Il me faut un logement.
— Un logement à cette heure! répliqua Stagg, en lui montrant du doigt l'aube comme s'il la voyait. Savez-vous qu'il va être jour?
— Je le sais, repartit l'autre, à mes dépens. J'ai sillonné cette ville au coeur de fer pendant toute la nuit.
— Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de la sillonner encore, dit l'aveugle en se préparant à descendre, jusqu'à ce que vous trouviez quelque logement dont votre goût s'accommode. Moi je n'en loue pas.
— Arrêtez! cria l'autre en le retenant par le bras.
— Ne me retenez pas, ou je vais vous briser cette torche sur votre figure de pendard (car c'est une figure de pendard si elle ressemble à votre voix), et je vais réveiller tout le voisinage. Laissez-moi descendre, entendez-vous?
— Entendez-vous? riposta l'autre en faisant sonner ensemble quelques schellings, et les lui collant dans la main avec précipitation. Je ne suis pas un mendiant. Je payerai l'asile que vous me donnerez. Par la mort! est-ce donc trop demander à un homme tel que vous? J'arrive de la campagne, et je désire me reposer quelque part à l'abri des curieux. Je suis affaibli, épuisé, harassé, mourant de fatigue. Laissez-moi me coucher comme un chien devant votre feu; je ne vous en demande pas davantage. Si vous voulez vous débarrasser de moi, je partirai demain.
— Lorsqu'un gentleman a eu quelque malheur sur la route, marmotta Stagg, cédant à l'autre qui, le suivant de près, avait déjà gagné une marche, et qu'il peut payer son logement…
— Je vous donnerai tout ce que j'ai. Justement je n'éprouve en ce moment aucun besoin de nourriture, Dieu le sait, et je ne souhaite que d'acheter un asile. Avez-vous quelqu'un en bas?
— Personne.
— Alors fermez votre grille, et montrez-moi le chemin, vite.»
L'aveugle consentit après un moment d'hésitation, et ils descendirent ensemble. Le dialogue avait été des plus rapides, et les deux hommes atteignirent la misérable demeure de Stagg avant que celui-ci eût eu le temps de revenir de sa première surprise.
«Puis-je voir où mène cette porte, et ce qu'il y a plus loin? dit l'étranger en jetant à la ronde un oeil perçant. Ça ne vous fait rien?
— Je vais vous le montrer moi-même! suivez-moi, ou allez devant.
À votre choix.»
L'étranger lui dit de le précéder, et, à la lueur de la torche que son guide levait en l'air exprès, il fit des trois caves un examen minutieux. Assuré que l'aveugle ne l'avait pas trompé, et qu'il habitait là tout seul, le visiteur retourna avec son hôte à la première cave dans laquelle était un bon feu, et se jeta devant, étendu par terre, avec un profond gémissement.
Son hôte continua ses occupations ordinaires sans paraître songer à lui davantage. Mais à peine se fut-il endormi (et l'aveugle s'en aperçut aussi promptement que l'eût fait un homme doué de la vue la plus perçante), que Stagg s'agenouilla auprès de lui, et lui passa légèrement mais soigneusement la main sur la figure et sur le corps.
Il eut un sommeil entrecoupé de soubresauts et de gémissements, et interrompu rarement d'un mot ou deux qu'il murmurait. Ses mains étaient serrées, ses sourcils froncés, sa bouche étroitement close. Rien de tout cela n'échappa à l'inventaire exact que l'aveugle dressa de sa personne; et sentant sa curiosité fortement excitée, comme s'il avait déjà pénétré quelque chose du secret de l'inconnu, il resta assis à le surveiller, si l'on peut surveiller sans voir, et à écouter, jusqu'à ce qu'il fit grand jour.