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Barnabé Rudge, Tome I

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CHAPITRE XIX.

La jolie petite tête de Dolly Varden était encore éperdue des divers souvenirs de la soirée, et ses yeux brillants étaient encore éblouis d'une foule d'images qui dansaient devant eux comme des atomes dans les rayons du soleil; parmi ces images figurait spécialement l'effigie d'un de ses partenaires, jeune carrossier (avec brevet de maître), lequel lui avait donné à entendre, en lui offrant la main pour la conduire à sa chaise au moment du départ, que son idée fixe et sa résolution irrévocable étaient de négliger désormais ses affaires, et de mourir lentement d'amour pour elle. La tête de Dolly et ses yeux, disons-nous, et ses pensées, et tous ses sens se trouvaient donc dans un état d'agitation désordonnée que la soirée justifiait bien, quoiqu'elle eût déjà trois jours de date, lorsque, au moment où, assise à table, au déjeuner, et fort distraite, elle lisait sa bonne aventure (c'est-à-dire de beaux mariages et de splendides fortunes) dans le résidu de sa tasse à thé, on entendit un pas dans la boutique. On aperçut en même temps, par la porte vitrée, M. Édouard Chester, debout au milieu des serrures et des clefs pleines de rouille, tel que l'Amour au milieu des roses: comparaison d'une justesse dont l'historien ne peut nullement se faire honneur, attendu que l'invention appartient à un autre, à la chaste et modeste Miggs, qui, voyant le jeune homme du seuil de la porte, où elle était alors à nettoyer, se sentit en veine de sentiment, et se permit dans la foi intérieure de son âme virginale cette similitude poétique.

Le serrurier, les yeux au plafond et la tête en arrière, était justement en ce moment dans le feu de ses communications intimes avec Tobie, et il n'aperçut pas, pour sa part, la personne qui lui faisait visite, jusqu'à ce que Mme Varden, plus vigilante que les autres, eût prié Sim Tappertit d'ouvrir la porte vitrée et de faire entrer le gentleman. Et notez que la bonne dame ne fut pas fâchée de trouver son mari en faute, pour lui faire une bonne morale à propos de rien, sur ce que, par exemple, prendre le matin une gorgée de petite bière, c'était une coutume pernicieuse, irréligieuse et païenne, dont les délices devaient être laissées à des pourceaux, à Satan, ou du moins aux sectateurs du pape, et faire horreur aux justes comme une oeuvre de crime et de péché. Elle allait sans aucun doute pousser son admonition beaucoup plus loin; elle y eût rattaché une longue liste de préceptes d'une valeur inestimable, si le jeune gentleman, dont l'attitude était quelque peu gênée et décontenancée pendant qu'elle sermonnait son mari, ne l'eût engagée à conclure prématurément.

«Vous m'excuserez, monsieur, j'en suis bien sûre, dit Mme Varden en se levant et lui faisant des révérences. Varden est si irréfléchi, et il a tellement besoin qu'on lui rappelle… Sim, apportez une chaise.»

M. Tappertit obéit avec un geste plein d'une noble fierté, qui semblait dire qu'il ne voulait pas la refuser, mais qu'il protestait contre cet attentat à sa dignité.

«Vous pouvez vous en aller, Sim,» dit le serrurier.

M. Tappertit obéit encore, mais toujours sous réserve de protestation; et en retournant à l'atelier, il commença sérieusement à craindre qu'il ne fût obligé d'en venir à empoisonner son maître avant la fin de son apprentissage.

Pendant ce temps, Édouard répondit aux révérences de Mme Varden par les compliments les mieux appropriés; cette dame en était toute rayonnante: aussi, quand il accepta une tasse de thé des belles mains de Dolly, la mère fut on ne peut plus agréable.

«Assurément, s'il y a quelque chose que nous puissions faire, Varden ou moi, ou bien Dolly elle-même, pour vous obliger, monsieur, n'importe quand, vous n'avez qu'à le dire, et ce sera fait, dit Mme Varden.

— Je vous suis fort obligé assurément, répliqua Édouard; vous m'encouragez à vous dire que je suis justement venu ici pour vous demander vos bons offices.»

Mme Varden fut enchantée outre mesure.

«Il m'est venu à l'esprit que probablement votre charmante fille irait à la Garenne soit aujourd'hui soit demain, dit Édouard en regardant Dolly; s'il en est ainsi, et que vous consentiez à ce qu'elle se charge de cette lettre, vous m'obligerez, madame, plus que je ne saurais vous le dire. La vérité est que, malgré le plus vif désir que ma lettre arrive à sa destination, j'ai des raisons particulières pour ne pas la confier à tout autre moyen de transport; ce qui fait que, sans votre aide, je serais dans un extrême embarras.

— Elle ne devait pas aller de ce côté-là, monsieur, ni aujourd'hui ni demain, ni en vérité de toute la semaine prochaine, répliqua gracieusement la dame; mais nous serons heureux de nous déranger pour vous, et, si vous le souhaitez, vous pouvez compter qu'elle ira aujourd'hui. Vous supposeriez peut-être, ajouta Mme Varden, et elle regardait son époux en fronçant le sourcil, à voir Varden assis là, sombre et taciturne, qu'il a quelque objection à cet arrangement; mais n'y faites pas attention, s'il vous plaît: c'est son habitude à la maison; car au dehors il est assez gai et assez causeur.»

Or le fait est que l'infortuné serrurier, bénissant son étoile de ce qu'il trouvait sa compagne de si bonne humeur, était resté assis avec une radieuse figure, et prenant un plaisir infini à l'entendre dégoiser si bien. Cette soudaine attaque le prit donc tout à fait au dépourvu.

«Ma chère Marthe, dit-il.

— Oh oui, bien sûr, interrompit Mme Varden, avec un sourire où le dédain se mêlait à l'enjouement. Très chère! nous savons tous cela.

— Mais, ma chère âme vous êtes entièrement dans l'erreur, vous vous méprenez en vérité. J'étais ravi de vous voir si bonne, si prompte à obliger; j'attendais, ma chère, avec anxiété, je vous le jure, ce que vous alliez dire.

— Vous attendiez avec anxiété, répéta Mme Varden. Oui vraiment, je vous remercie, Varden. Vous attendiez, comme vous faites toujours, que je pusse m'exposer à quelque reproche de votre part si vous trouviez matière à m'en faire, mais je suis accoutumée à cela dit la dame avec un rire sous cape d'un genre solennel, et c'est ce qui me console.

— Je vous donne ma parole. Marthe… dit Gabriel.

— Laissez-moi vous donner ma parole, mon cher, dit en l'interrompant sa femme avec un sourire charitable, que lorsqu'il y a de semblables discussions entre gens mariés, le mieux est d'y couper court. Nous mettrons donc ce sujet de côté s'il vous plaît, Varden. Je ne désire pas le poursuivre. J'aurais beaucoup à dire, mais je préfère ne dire rien; je vous prie de n'en pas parler davantage.

— Je ne demande pas à en parler davantage, répliqua le serrurier piqué.

— Eh bien donc, en voilà assez, dit Mme Varden.

— Seulement ce n'est pas moi qui ai commencé, ajouta le serrurier avec bonne humeur, vous devez le reconnaître.

— Vous n'avez pas commencé, Varden! s'écria sa femme en ouvrant de grands yeux et regardant la compagnie à la ronde, comme si elle disait: Vous entendez cet homme! Vous n'avez pas commencé. Varden, mais vous ne direz pas que je fusse de mauvaise humeur. Non, vous n'avez pas commencé, oh! mon Dieu non, ce n'est pas vous, mon cher!

— Bien, bien, dit le serrurier, voilà donc une affaire réglée.

— Oh oui, répliqua sa femme, tout à fait. S'il vous convient de dire que c'est Dolly qui a commencé, mon cher, je ne vous contredirai pas, je connais mon devoir. J'ai besoin de le connaître, bien sûr, je suis souvent contrainte de me le représenter à l'esprit, quand j'aurais envie de l'oublier un moment. Je vous remercie, Varden.» Et en parlant de la sorte, avec une puissante démonstration d'humilité et de clémence, elle croisa ses mains et regarda encore à la ronde et son sourire disait clairement: «Si vous voulez voir celle qui mérite le premier rang parmi les femmes martyres, elle est ici, sous vos yeux, contemplez-la!»

Ce petit incident, quoique bien propre à faire ressortir la douceur et l'amabilité extraordinaires de Mme Varden, était de nature à gêner la conversation et à déconcerter tout le monde, sauf cette excellente dame: aussi n'y eut-il que quelques monosyllabes échangés jusqu'à ce qu'Édouard se retirât; ce qu'il fit bientôt, en remerciant un grand nombre de fois la maîtresse de la maison de sa condescendance, et en chuchotant à l'oreille de Dolly qu'il viendrait voir le lendemain s'il n'y avait pas par hasard réponse à son billet. Dolly véritablement n'avait pas besoin qu'il le lui dit pour le savoir: car Barnabé avec son ami Grip s'était glissé chez elle la veille au soir pour la préparer à la visite qu'elle recevait en ce moment.

Gabriel accompagna Édouard à la porte de la rue, et revint les mains dans ses poches; puis, après avoir tourné dans la salle inquiet et mal à son aise, après avoir lancé beaucoup de coups d'oeil obliques vers Mme Varden (qui avec la plus calme des physionomies était plongée à cinq brasses de profondeur dans le Manuel Protestant), il interpella Dolly et lui demanda comment elle comptait aller à la Garenne. Dolly répondit que, selon sa supposition, elle s'y rendrait par la diligence, et regarda madame sa mère qui, voyant qu'on lui faisait un appel silencieux, plongea dans le Manuel, et perdit conscience de toutes choses terrestres.

«Marthe, dit le serrurier.

— Je vous entends, Varden, dit sa femme, sans remonter à la surface.

— Je suis fâché, ma chère amie, que vous ayez des préventions contre le Maypole et le vieux John: car sans cela, comme la matinée est très belle et que le samedi n'est pas pour nous un jour de besogne, nous aurions pu aller tous les trois à Chigwell, et passer une journée tout à fait agréable.»

Mme Varden ferma immédiatement le Manuel, et fondant en larmes, demanda qu'on la conduisît en haut.

«Eh bien! qu'avez-vous donc, Marthe?» dit le serrurier.

À quoi Marthe répliqua: «Oh! ne me parlez pas,» et protesta dans une espèce d'agonie que, si on lui avait dit cela, elle n'aurait pas voulu croire que ce fût possible.

«Mais, Marthe, dit Gabriel en se plaçant sur son passage comme elle se mettait en route pour sa chambre avec l'aide de l'épaule de Dolly, qu'est-ce que vous n'auriez pas cru possible? Dites-moi le nouveau tort que j'ai maintenant avec vous, voyons, dites-le- moi; sur mon âme je ne le sais pas; le savez-vous, ma fille? Damnation! cria le serrurier en arrachant sa perruque dans une sorte de frénésie, personne ne le sait, non vraiment personne, à moins que ce ne soit Miggs!

— Miggs, dit Mme Varden languissamment et avec des symptômes d'une extravagance imminente, Miggs m'est attachée, et cela suffit pour attirer sur elle la haine dans cette maison. Eh bien! oui, cette fille est une consolation pour moi, si elle ne sait pas plaire à d'autres.

— Ce n'est pas toujours une consolation pour moi, cria Gabriel rendu audacieux par le désespoir. C'est le malheur de ma vie. Elle vaut à elle seule toutes les plaies d'Égypte!

— Il y a des gens qui le pensent, je n'en doute pas, dit Mme Varden. J'étais préparée à cela, c'est naturel, cela va avec le reste. Lorsque vous m'insultez en face, comme vous le faites, puis-je m'étonner que vous l'insultiez derrière son dos?»

Et ici l'extravagance allant son train Mme Varden pleura, rit, soupira, frissonna, eut des hoquets et des suffocations, elle dit qu'elle savait que c'était folie de sa part, mais qu'elle ne pouvait pas s'en empêcher, et que quand elle serait morte peut- être on aurait du chagrin de tout cela, ce qui réellement vu les circonstances, ne paraissait pas tout à fait aussi probable qu'elle semblait le croire, et elle en chanta bien plus long sur la même gamme. En un mot, elle n'oublia aucune des cérémonies qui accidentent les occasions de ce genre, et s'étant fait soutenir jusqu'au haut de l'escalier, elle fut déposée dans un état spasmodique des plus graves sur son propre lit, où bientôt après Mlle Miggs se lança elle-même à corps perdu sur sa pauvre maîtresse.

Le fin mot de toute cette comédie, c'est que Mme Varden désirait aller à Chigwell, qu'elle désirait ne faire aucune concession et ne donner aucune explication; qu'elle ne voulait y aller qu'autant qu'on la prierait et supplierait de le faire et qu'elle était décidée à ne pas accepter d'autres conditions. En conséquence, après un total énorme de gémissements et de cris à l'étage supérieur, après qu'on eut bien humecté le front de la malade et frotté ses tempes, appliqué sous son nez le sel de corne de cerf, et ainsi de suite; après les pathétiques adjurations que Miggs appuya d'un grog bien chaud et pas trop faible, et de divers autres cordiaux, également d'une vertu stimulante, administrés d'abord avec une cuiller à thé, mais plus tard en doses toujours croissantes, dont Miggs elle-même prit sa part, comme mesure préventive (car la syncope est contagieuse); après l'emploi de tous ces remèdes et de beaucoup d'autres trop longs à citer, sinon à gober; après qu'on eut assaisonné le tout de consolations morales, religieuses et combinées, le serrurier s'humilia, et le but fut atteint.

«C'est seulement pour l'amour de la paix et de la tranquillité, père, dit Dolly en le pressant de monter à la chambre.

— Oh! Doll, Doll, dit son bonhomme de père, si jamais vous avez un mari à vous!»

Dolly jeta un coup d'oeil à la glace.

«Bien; quand vous l'aurez ce mari, continua le serrurier, pas de syncope, mignonne. La syncope trop répétée cause à elle seule plus de maux domestiques, Doll, que toutes les passions mises ensemble. Rappelez-vous ça, chère petite, si vous voulez être réellement heureuse, et vous ne pouvez l'être, si votre mari ne l'est pas. Un mot encore dans le tuyau de l'oreille, mon trésor; n'ayez jamais de Miggs autour de vous!»

Avec cet avis il donna un baiser à sa fille sur sa joue en fleur, et lentement il gagna la chambre de Mme Varden. Cette dame gisait toute pâle et languissante sur sa couche, se réconfortant par la vue de son dernier chapeau neuf, que Miggs, comme un moyen de calmer ses sens troublés, déployait sur le bord de son lit dans l'aspect le plus favorable.

«Voici monsieur, mame, dit Miggs. Oh! quel bonheur quand mari et femme se raccommodent! Oh! penser que lui et elle puissent jamais avoir un mot ensemble!»

Dans l'énergique effusion de ces espèces de toasts, qui furent proférés comme une apostrophe aux cieux en général, Mlle Miggs percha sur sa propre tête le chapeau de sa maîtresse, croisa ses mains, et se mit à pleurer.

«Je ne peux pas retenir mes larmes, cria Miggs. Je ne le saurais même quand je devrais m'y noyer. Elle a un tel esprit de clémence et de miséricorde! elle va oublier tout ce qui s'est passé, et elle ira avec vous, monsieur. Oh! oui, lui fallût-il aller au bout du monde, elle irait avec vous.»

Mme Varden, avec un sourire plein de langueur, blâma doucement la camériste de cet enthousiasme, et lui représenta en même temps qu'elle se sentait beaucoup trop mal à son aise pour se hasarder à sortir ce jour-là.

«Oh! non, vous ne l'êtes pas trop, mame, en vérité, vous ne l'êtes pas trop, dit Miggs. J'en appelle à monsieur; monsieur sait que vous ne l'êtes pas trop, mame. Le bon hair, le mouvement de la voiture, vous feront du bien, mame; il ne faut pas vous laisser abattre, il ne le faut pas réellement. N'est-ce pas, monsieur, qu'elle doit se lever pour l'amour de nous tous? C'est précisément ce que j'étais en train de lui dire. Elle doit se souvenir de nous, si elle s'oublie elle-même. Monsieur vous persuadera, mame, j'en suis sûre. Voici Mlle Dolly prête à partir, vous savez, avec monsieur et avec vous, et tous trois si heureux et si contents. Oh! cria Miggs, en se remettant à pleurer, avant de quitter la chambre, dans une grande émotion, jamais je n'ai vu d'angélique créature comme elle pour son esprit de clémence; jamais, jamais je n'en ai vu. Monsieur non plus n'en a jamais vu; non, ni personne au monde, jamais!»

Pendant cinq minutes environ, Mme Varden fit une douce opposition aux prières de son mari, lequel lui répétait qu'elle l'obligerait en prenant un jour de plaisir; mais à la fin elle céda, se laissa persuader, et lui accordant une amnistie (dont tout le mérite, disait elle avec humilité, revenait au Manuel Protestant, et non pas à elle), elle exprima le désir que Miggs vînt l'aider à s'habiller. Miggs fut prompte à venir, et nous ne ferons que rendre justice aux efforts réunis de la maîtresse et de la servante en constatant que la bonne dame lorsqu'elle descendit après un certain temps, équipée d'une façon complète pour le voyage, paraissait jouir, comme s'il ne s'était rien passé, de la meilleure santé imaginable.

Quant à Dolly, elle était là aussi, la perle et le modèle des jolis minois, parée d'une gentille petite mante couleur cerise, avec le capuchon rabattu sur sa tête, et sur le haut de ce capuchon il y avait un petit chapeau de paille garni de rubans couleur cerise, et posé un tantinet de côté, juste assez pour en faire la plus agaçante et la plus perverse coiffure qu'eût jamais inventée une malicieuse marchande de modes. Et, sans parler de la manière dont ce système d'ornements couleur cerise ajoutait du brillant à ses yeux, ou rivalisait avec ses lèvres, ou répandait sur sa figure une nouvelle fleur de beauté, elle portait un si cruel petit manchon, et une paire de souliers si capables de vous fendre le coeur, et elle était entourée et enveloppée, s'il est permis de le dire, de tant de coquetteries aggravantes de toute espèce, que quand M. Tappertit, tenant la tête du cheval, vit la jeune fille sortir seule de la maison, la tentation lui vint de l'attirer dans la chaise et de fuir au galop comme un fou. Et il l'eût incontestablement fait sans les doutes qui l'assiégèrent au sujet de Gretna-Green: il ignorait le chemin le plus court, il ne savait pas s'il fallait monter la rue ou la descendre, tourner à droite ou tourner à gauche, si, en supposant qu'on emportât d'assaut toutes les barrières sur le chemin, le forgeron de la localité, en définitive, les marierait à crédit, ce qui, vu le caractère clérical du personnage qui prête son office complaisant à la chose, parut, même à son imagination excitée, d'une telle invraisemblance, qu'il hésita. Pendant qu'il était là hésitant, et lançant à Dolly des regards de ravisseur en chaise de poste à six chevaux, son maître et sa maîtresse sortirent de chez eux avec la fidèle Miggs, et l'occasion propice s'évanouit pour jamais, car la carriole cria sur ses ressorts, et Mme Varden fut dedans, et la carriole cria de nouveau et plus que la première fois, et le serrurier fut dedans, et la chaise bondit, comme si elle avait un léger battement de coeur, et Dolly fut dedans et la chaise partit, et sa place resta vide, et il ne resta plus que lui et cette lugubre Miggs debout, ensemble, dans la rue.

Le brave serrurier était d'aussi bonne humeur que s'il ne fût rien arrivé qui le contrariât pendant les douze derniers mois; Dolly était tous sourires et toutes grâces, et Mme Varden était agréable au delà de tout précédent. Comme ils roulaient cahotés à travers les rues en parlant de chose et d'autre, devinez qui l'on aperçut sur le trottoir: c'était le carrossier lui-même, ayant un air si distingué que personne ne pouvait croire qu'il se fut jamais autrement occupé d'une voiture que pour s'y faire promener, et saluer de là les piétons comme un noble personnage. Il est bien sûr que Dolly fut confuse quand elle rendit le salut; il est bien sûr que les rubans couleur cerise tremblèrent un peu lorsqu'elle rencontra ses mélancoliques regards qui semblaient dire. «J'ai tenu ma parole, j'ai commencé, l'affaire va un train du diable, et vous en êtes la cause» Il resta là fixé sur le sol comme une statue, suivant l'expression de Dolly comme une pompe, suivant l'expression de Mme Varden, jusqu'à ce qu'ils eussent tourné le coin de la rue, et, quand son père déclara qu'il fallait que ce garçon-là fût bien impudent, quand sa mère demanda avec étonnement quelle pouvait être l'intention de ce jeune homme, Dolly redevint toute rouge, si rouge que son capuchon pâlit.

Mais ils n'en continuèrent pas moins gaiement leur voyage. Le serrurier, dans l'imprudente plénitude de son coeur, «levait le coude» à toutes sortes d'endroits, et trahissait la plus étroite intimité avec toutes les tavernes de la route et tous les hôteliers et hôteliers, amicales relations que partageait véritablement le petit cheval, car il s'arrêtait de lui-même. Jamais gens ne furent plus heureux de voir d'autres gens, que ces hôteliers et hôtelières de contempler M. Varden et Mme Varden et Mlle Varden. «Ne descendrez-vous pas? disait l'un — Il faut absolument que vous montiez chez nous, disait un autre. — Si vous nous refusez de goûter si peu que ce soit de quelque chose, je me fâcherai et je serai convaincue que vous êtes fiers,» disait une troisième personne du sexe féminin, et ainsi de suite au point que ce n'était pas tant un voyage qu'une marche solennelle, une scène d'hospitalité qui se prolongeait du commencement à la fin. Il était assez flatteur de jouir d'une pareille estime; aussi Mme Varden ne dit rien sur le moment, et fut de l'affabilité la plus délicieuse, mais quelle masse de témoignages elle recueillit ce jour-là contre l'infortuné serrurier, pour en faire usage au besoin! Jamais on n'en fit pareille collection dans une enquête matrimoniale.

Avec le temps, avec un temps assez long, car ils ne furent pas peu retardés par ces interruptions agréables, ils atteignirent la lisière de la forêt et, après la plus agréable promenade sous les arbres en berceau, ils arrivèrent enfin au Maypole. Le joyeux «holà ho!» du serrurier amena vite à son porche le vieux John, et après lui Joe, si transportés l'un et l'autre à la vue de ces dames, que pendant un moment il leur fut tout à fait impossible d'articuler un mot de bienvenue, ni de faire autre chose que s'ébahir.

Joe, toutefois, ne s'oublia qu'un moment; il revint vite à lui, poussa de côté son père somnolent (M. Willet parut concevoir de cette bousculade une profonde, une inexprimable indignation), et s'élançant dehors comme un trait, il se trouva en mesure d'aider ces dames à descendre. Il fallait que Dolly descendît la première. Joe l'eut dans ses bras; oui, le temps seulement de compter jusqu'à un, Joe l'eut dans ses bras. Rayon de bonheur!

Il serait difficile de décrire quelle plate et banale affaire ce fut après cela d'aider Mme Varden à descendre; mais Joe le fit, et de la meilleure grâce du monde. Mais le vieux John, qui, ayant une vague et nébuleuse idée que Mme Varden ne l'aimait pas, n'était pas bien sûr qu'elle ne fût pas venue dans des intentions d'assaut et de bataille, prit courage, dit qu'il espérait qu'elle allait bien, et s'offrit à la conduire dans la maison. Cette offre étant reçue d'une façon amicale, ils se dirigèrent ensemble vers l'intérieur; Joe et Dolly suivirent, bras dessus bras dessous (encore du bonheur!); Varden composait l'arrière-garde.

Le vieux John ne fut pas content qu'on ne se fût assis dans le comptoir, et, personne n'y faisant objection, ce fut dans le comptoir qu'on entra. Tous les comptoirs sont de petits endroits bien commodes; mais le comptoir du Maypole était le plus mignon, le plus confortable et le plus complet que l'esprit humain eût jamais inventé. Il y avait de si merveilleuses bouteilles dans le vieux casier en bois de chêne; des pots si brillants qui pendillaient à des chevilles, inclinés à peu près d'avance dans la position voulue pour qu'un homme altéré les portât à ses lèvres; il y avait de si solides barillets de Hollande rangés sur des tablettes; un si grand nombre de citrons suspendus par des filets séparés, formant l'odorant bosquet dont il a déjà été question dans cette chronique, et suggérant, avec des pains de sucre d'un blanc de neige, amoncelés auprès, l'idée d'un punch exquis au delà de toute connaissance humaine; il y avait de tels cabinets, de telles armoires, de tels tiroirs pleins de pipes, de telles places pour serrer une foule de choses dans l'embrasure des fenêtres, le tout bourré jusqu'à la gorge de comestibles, de liquides ou d'assaisonnements savoureux; enfin, et pour couronner tout cela, comme symbole des immenses ressources de l'établissement et de son défi aux consommateurs de pouvoir en venir à bout, il y avait un si monstrueux fromage!

C'aurait été un pauvre coeur, incapable de jamais se réjouir… le coeur le plus pauvre, le plus faible, le plus aqueux qui battit jamais, que celui qui ne se serait pas senti réchauffé devant le comptoir du Maypole. Ce n'est toujours pas celui de Mme Varden, car il prit feu à l'instant. Il ne lui eût pas été plus possible de faire des reproches à John Willet parmi ces dieux domestiques, les barillets et les bouteilles, les citrons et les pipes, et le fromage, que de lui prendre son propre couteau à découper, si luisant, pour le poignarder du coup. Le menu du dîner aussi avait de quoi attendrir un sauvage. «Un peu de poisson, dit John à la cuisinière, et quelques côtelettes de mouton panées, avec beaucoup de ketchup[20] et une bonne salade, et un jeune poulet rôti, et un plat de saucisses à la purée de pommes de terre, ou quelque chose de ce genre.» Quelque chose de ce genre! Voyez donc les ressources de ces auberges! Indiquer négligemment des plats qui étaient en eux-mêmes une espèce de dîner de première classe et de jour de fête, et qui convenaient à un repas de noce, les appeler «quelque chose de ce genre» n'était-ce pas comme s'il avait dit: «Si vous n'avez pas un jeune poulet, vous nous servirez, en fait de volaille, quelque autre bagatelle, par exemple un faisan, peut- être!» Et la cuisine donc, avec sa cheminée large comme une caverne, en voilà une cuisine où il ne semblait pas que l'art de cuisiner eût des limites, où vous pouviez croire à n'importe quoi de tout ce qu'on aurait pu vous raconter des choses qui se mangent! Mme Varden revint au comptoir après avoir contemplé ces merveilles, la tête tout étourdie de ravissement. Sa capacité comme ménagère n'était pas assez vaste pour les embrasser toutes. Elle fut contrainte d'aller dormir. Cela faisait mal de rester les yeux ouverts au milieu d'une telle immensité. Durant ce sommeil, Dolly, dont le coeur et la tête couraient gaiement sur d'autres sujets, passa la porte du jardin, et regardant de temps en temps derrière elle (mais ce n'était pas, croyez-le bien, pour voir si Joe l'avait aperçue), d'un pied léger suivit dans les champs, pour remplir sa mission à la Garenne, un petit sentier de traverse qu'elle connaissait fort bien; et, moi qui vous parle, j'ai été informé, et je le crois dur comme fer, que vous auriez vu peu d'objets aussi agréables que la mante et les rubans couleur cerise, lorsqu'ils voltigeaient le long des vertes prairies, à la brillante lumière du jour, comme de petits étourdis qu'ils étaient.

CHAPITRE XX.

L'orgueil qu'elle ressentait de la mission confiée à son adresse, et la grande importance qu'elle en tirait naturellement, l'eussent trahie aux yeux de toute la maison, s'il lui avait fallu essuyer les regards de ses habitants; mais, comme Dolly avait joué mainte et mainte fois dans chaque passage et chaque sombre pièce, au temps de son enfance, et que, depuis, elle avait été l'humble amie de Mlle Haredale, dont elle était la soeur de lait, elle en connaissait aussi bien les êtres que cette jeune personne elle- même. Ne prenant donc pas d'autres précautions que de retenir son haleine et de marcher sur la pointe du pied devant la porte de la bibliothèque, elle alla droit à la chambre d'Emma, comme une visiteuse privilégiée.

C'était la chambre la plus gaie de l'édifice. La pièce était sans doute sombre comme le reste; mais la jeunesse et la beauté rendent une prison joyeuse (sauf, hélas! que l'isolement les y étiole) et prêtent quelques-uns de leurs propres charmes à la plus lugubre scène. Oiseaux, fleurs, livres, dessins, musique, et mille choses de ce genre, mille gracieux témoignages des affections et des préoccupations féminines, remplissaient de plus de vie et de sympathie humaine cette seule pièce que la maison tout entière ne semblait faite pour en contenir. Il y avait un coeur dans cette chambre; et celui qui a un coeur ne manque jamais de reconnaître la silencieuse présence d'un coeur comme le sien.

Dolly en avait incontestablement un, et pas trop coriace, je vous assure, quoiqu'il y eût autour un petit brouillard de velléités coquettes comparable à ces vapeurs qui environnent le soleil de la vie dans son matin et obscurcissent un peu son lustre. Aussi, quand Emma, s'étant levée pour aller à sa rencontre et l'ayant baisée affectueusement sur la joue, lui eut dit, avec son calme ordinaire, qu'elle avait été bien malheureuse, les larmes vinrent aux yeux de Dolly, et elle se sentit plus chagrine qu'elle ne pouvait le dire; mais un moment, après il lui arriva de relever les yeux, de les voir dans la glace, et ils avaient en vérité quelque chose de si excessivement agréable, que tout en soupirant elle sourit, et se sentit étonnamment consolée.

«J'ai entendu parler de cela, mademoiselle, dit Dolly, et c'est vraiment fort pénible; mais, quand les choses sont au pis, elles ne peuvent que tourner au mieux.

— Mais êtes-vous sûre qu'elles sont au pis? demanda Emma avec un triste sourire.

— Eh! mais, je ne vois pas comment elles pourraient donner moins d'espérances. Je ne le vois réellement pas, dit Dolly. Et, pour qu'elles commencent à changer, je vous apporte quelque chose.

— Ce n'est point de la part d'Édouard?»

Dolly fit un signe de tête et sourit; elle tâta dans ses poches (il y avait des poches à cette époque-là) en affectant de craindre qu'elle ne fût jamais capable de trouver ce qu'elle cherchait, ce qui rehaussa grandement son importance, puis elle finit par produire la lettre. Lorsque Emma eut bien vite rompu le cachet et dévoré l'écriture, les yeux de Dolly, par un de ces étranges hasards dont on ne saurait rendre compte, errèrent de nouveau dans la direction de la glace. Elle ne put s'empêcher de se dire qu'en effet le carrossier devait souffrir beaucoup, et de plaindre tout à fait le pauvre jeune homme.

C'était une longue lettre, une très longue lettre, écrite en lignés serrées sur les quatre pages, et encore entrecroisées, qui plus est; mais ce n'était pas une lettre consolante, car Emma pendant sa lecture s'arrêta de temps en temps pour mettre son mouchoir sur ses yeux. Il est certain que Dolly s'émerveilla fort de la voir en proie à une si grande affliction: car une affaire d'amour devait être, dans son idée, un des meilleurs badinages, une des plus piquantes et des plus amusantes choses de la vie. Mais elle considéra comme positif en son esprit que tout ceci venait de l'extrême constance de Mlle Haredale, et que, si elle voulait s'éprendre de quelque autre jeune gentleman, de la façon la plus innocente du monde, juste assez pour maintenir son premier amant à l'étiage des grandes eaux de la passion, elle se trouverait soulagée d'une manière sensible.

«Bien sûr, c'est ce que je ferais si c'était moi, pensa Dolly. Rendre ses amants malheureux, c'est assez légitime et tout à fait légitime; mais se rendre malheureuse soi-même, pas de ça.»

Toutefois un tel langage aurait mal réussi; elle demeura donc assise à regarder en silence. Force lui fut d'avoir une patience du plus gentil tempérament: car, lorsque la longue lettre eut été lue une fois d'un bout à l'autre, elle fut relue une seconde fois, et, lorsqu'elle eut été lue deux fois d'un bout à l'autre, elle fut relue une troisième fois. Durant cette ennuyeuse séance, Dolly trompa de son mieux la lenteur du temps; elle frisa sa chevelure sur ses doigts, en s'aidant du miroir déjà consulté plus d'une fois, et se fit quelques boucles assassines.

Toute chose a son terme. Les jeunes amoureuses elles-mêmes ne peuvent pas lire éternellement les lettres qu'on leur écrit. Avec le temps le paquet fut replié, et il ne resta plus qu'à écrire la réponse.

Mais comme cela promettait d'être une oeuvre qui exigerait aussi du temps, Emma le remit après le dîner, disant qu'il fallait absolument que Dolly dînât avec elle. Dolly s'était d'avance proposé de le faire; il n'y eut donc pas besoin de la presser extrêmement, et ce point réglé, les deux amies sortirent pour se promener dans le jardin.

Elles flânèrent en tous sens le long des allées de la terrasse, parlant continuellement (Dolly, du moins, ne déparla pas une minute), et donnant à ce quartier de la lugubre maison une gaieté complète: non qu'on les entendît parler haut ni qu'on les vît rire beaucoup; mais elles étaient toutes les deux si bien tournées, et il faisait une si douce brise ce jour-là, et leurs légers vêtements, et les brunes boucles de leur chevelure paraissaient si libres et si joyeuses dans leur abandon, et Emma était si belle, et Dolly avait un teint si rosé, et Emma avait une taille si délicate, et Dolly était si rondelette, et en un mot il n'y a pas de fleurs dans aucun jardin comme ces fleurs-là, quoi qu'en disent les horticulteurs; la maison et le jardin semblaient bien aussi le savoir: il n'y avait qu'à voir la mine radieuse qu'ils avaient.

Après la promenade vint le dîner, puis la lettre fut écrite, puis il y eut encore quelque petite causerie, dans le cours de laquelle Mlle Haredale saisit l'occasion d'accuser Dolly de certaines tendances coquettes et volages; on aurait cru que Dolly prenait ces accusations pour des compliments, et qu'elle s'en amusait extrêmement. La trouvant tout à fait incorrigible, Emma consentit à son départ, mais non sans lui avoir confié auparavant cette importante réponse dont jamais on ne pouvait avoir assez de soin; et elle la gratifia, en outre, d'un joli petit bracelet pour lui servir de souvenir. L'ayant agrafé au bras de sa soeur de lait, et lui ayant derechef, moitié plaisamment moitié sérieusement, conseillé de s'amender dans ses friponnes coquetteries, car Emma savait que Dolly aimait Joe au fond du coeur (ce que Dolly niait avec force en multipliant d'altières protestations, et qu'elle espérait bien rencontrer mieux que cela en vérité! et ainsi de suite), Mlle Haredale lui dit adieu; et après l'avoir rappelée, elle lui donna pour Édouard quelques messages supplémentaires, qu'une personne dix fois plus grave que Dolly aurait eu de la peine à retenir, et elle la congédia enfin.

Dolly lui dit adieu, et, sautant avec légèreté les marches de l'escalier, elle arriva à la porte de la terrible bibliothèque, devant laquelle elle allait repasser sur la pointe du pied, lorsque cette porte s'ouvrit, et tout à coup parut M. Haredale. Or, Dolly avait dès son enfance associé avec l'idée de ce gentleman celle de quelque chose d'affreux comme un fantôme, sa conscience étant d'ailleurs au même moment agitée de remords, la vue de l'oncle d'Emma la jeta dans un tel désordre d'esprit qu'elle ne put ni le saluer ni s'échapper; elle éprouva un grand tressaillement, et puis elle resta là, les yeux baissés, immobile et tremblante.

«Venez ici, petite fille, dit M. Haredale en la prenant par la main. J'ai à vous parler.

— S'il vous plaît, monsieur, il faut que je me dépêche, balbutia Dolly, et… et vous m'avez effrayée en m'abordant d'une manière si soudaine, monsieur. J'aimerais mieux m'en aller, monsieur, si vous étiez assez bon pour me le permettre.

— Immédiatement, dit M. Haredale, qui pendant ce temps l'avait conduite dans la bibliothèque, dont il avait fermé la porte. Vous vous en irez tout de suite. Vous venez de quitter Emma?

— Oui, monsieur, il n'y a qu'une minute; mon père m'attend, monsieur; ayez la bonté, s'il vous plaît…

— Je sais, je sais, dit M. Haredale. Répondez à cette question.
Qu'avez-vous apporté ici aujourd'hui?

— Apporté ici, monsieur? balbutia Dolly.

— Vous me direz la vérité, j'en suis sûr. N'est-ce pas?»

Dolly hésita un instant, et quelque peu enhardie par le ton de M. Haredale, elle dit enfin: «Eh bien, monsieur, c'était une lettre.

— De M. Édouard Chester, naturellement. Et vous remportez la réponse?»

Dolly hésita de nouveau, et, faute de mieux, elle fondit en larmes.

«Vous vous alarmez sans motif, dit M. Haredale. Pourquoi ces enfantillages? Assurément vous pouvez me répondre. Vous savez que je n'aurais qu'à poser la question à Emma, pour connaître aussitôt la vérité. Avez-vous la réponse sur vous?»

Dolly avait, comme on dit, son petit caractère, et, se voyant alors joliment aux abois, elle le déploya de son mieux.

«Oui, monsieur, répliqua-t-elle, toute tremblante et effrayée qu'elle était; oui, monsieur, je l'ai. Vous pouvez me tuer si vous voulez, monsieur, mais je ne m'en dessaisirai pas. J'en suis très fâchée, mais je ne la livrerai pas; voilà, monsieur.

— Je loue votre fermeté et votre franchise, dit M. Haredale. Soyez assurée que je désire aussi peu vous ravir votre lettre que votre vie. Vous êtes une très discrète messagère et une bonne fille.»

Ne se sentant point la pleine certitude, comme elle l'avoua plus tard, qu'il n'allait pas sauter sur elle à la faveur de ces compliments, Dolly se tint éloignée de lui autant qu'elle put et pleura de nouveau, décidée à défendre sa poche (où était la lettre) jusqu'à la dernière extrémité.

«J'ai quelque intention, dit M. Haredale après un court silence, pendant lequel un sourire, alors qu'il regarda Dolly, avait percé le sombre nuage de mélancolie naturelle répandue sur sa figure, de procurer une compagne à ma nièce car sa vie est très solitaire. Aimeriez-vous cette position? Vous êtes la plus ancienne amie qu'elle ait, et vous avez à notre préférence les meilleurs titres.

— Je ne sais, monsieur, répondit Dolly, craignant un peu qu'il ne voulût se moquer d'elle, je ne peux rien vous dire. J'ignore ce qu'on en penserait à la maison, je ne peux pas vous donner mon opinion là-dessus, monsieur.

— Si vos parents n'y avaient pas d'objections, en auriez-vous pour votre compte? dit M. Haredale. Allons, c'est une question toute simple, à laquelle il est aisé de répondre.

— Aucune absolument que je sache monsieur, répliqua Dolly. Je serais fort heureuse sans doute d'être auprès de Mlle Emma, car c'est toujours un bonheur pour moi.

— Très bien, dit M. Haredale. Voilà tout ce que j'avais à vous dire, vous brûlez de vous en aller, libre à vous, je ne vous retiens plus.»

Dolly ne se laissa point retenir, et n'attendit point qu'il l'essayât: car ces mots n'eurent pas sitôt fui des lèvres de M. Haredale, que Dolly avait fui aussi de la chambre et de la maison, et se retrouvait dans les champs.

La première chose qu'elle fit, comme de raison, quand elle revint à elle-même et qu'elle considéra le grand émoi où elle venait d'être, ce fut de repleurer de nouveau, et la seconde, lorsqu'elle réfléchit au succès de sa résistance, ce fut de rire de tout son coeur. Les larmes une bonne fois bannies cédèrent la place aux sourires et Dolly finit par rire tant, mais tant, qu'il lui fallut s'appuyer contre un arbre et donner carrière à ses transports. Quand elle ne put pas rire davantage, et qu'elle en fut tout à fait fatiguée, elle rajusta sa coiffure, sécha ses yeux, regarda derrière elle avec une joie bien vive et bien triomphante les cheminées de la Garenne qui allaient bientôt disparaître à sa vue, et poursuivit sa route.

Le crépuscule était survenu, et l'obscurité augmentait d'une manière rapide dans la campagne; mais Dolly était si familiarisée avec le sentier, pour l'avoir traversé bien souvent, qu'elle s'apercevait à peine de la brune, et n'éprouvait aucun malaise d'être seule. D'ailleurs, il y avait le bracelet à admirer; et quand elle l'eut bien frotté et se le fut offert en perspective au bout de son bras étendu, il étincelait et reluisait si magnifiquement à son poignet, que le contempler dans tous les points de vue, et en tournant le bras de toutes les façons possibles, était devenu une occupation tout à fait absorbante. Il y avait la lettre, aussi, et qui lui semblait si mystérieuse, si rusée, quand elle la tira de sa poche, et qui contenait tant d'écriture sur ses pages, que de la tourner, et retourner, en se demandant de quelle manière elle commençait, de quelle manière elle finissait, et ce qu'elle disait tout du long, cela devint un autre sujet d'occupation continuelle. Entre le bracelet et la lettre, il y eut bien assez à faire sans penser à autre chose; et, en les admirant tour à tour, Dolly chemina gaiement.

Comme elle passait par une porte d'échalier[21], là où le sentier était étroit et flanqué de deux haies garnies d'arbres de place en place, elle entendit tout près d'elle un frôlement qui la fit s'arrêter soudain. Elle écouta. Tout était tranquille, et elle poursuivit sa route, non pas absolument avec frayeur, mais avec un peu plus de vitesse qu'avant peut-être; il est possible aussi qu'elle fût un peu moins à son aise, car une alerte de ce genre est toujours saisissante.

Elle n'eut pas sitôt repris sa marche, qu'elle entendit le même son, semblable au bruit d'une personne qui se glisserait à pas de loup le long des buissons et des broussailles. Regardant du côté d'où ce bruit paraissait venir, elle s'imagina presque pouvoir distinguer une forme rampante. Elle s'arrêta derechef. Tout était tranquille comme avant. Elle se remit en marche, décidément plus vite cette fois, et elle essaya da chanter doucement à part elle. Bon! encore! il fallait donc que ce fût le vent.

Mais comment arrivait-il que le vent soufflât seulement lorsqu'elle marchait, et qu'il cessât de souffler lorsqu'elle restait immobile? Elle s'arrêta sans le vouloir en faisant cette réflexion, et le frôlement s'arrêta également. Elle ressentait en réalité de la frayeur à présent, et elle hésitait encore sur ce qu'elle devait faire, quand des branches craquèrent, se cassèrent, et un homme plongeant au travers vint se planter en face d'elle et tout près d'elle.

CHAPITRE XXI.

Ce fut pour Dolly un soulagement inexprimable lorsqu'elle reconnut en la personne qui avait pénétré de force dans le sentier d'une façon si soudaine, et qui maintenant se trouvait debout précisément sur son passage, Hugh du Maypole; elle proféra son nom d'un accent de délicieuse surprise, d'un accent sorti du coeur.

«C'était vous? dit-elle. Que je suis heureuse de vous voir!
Comment pouviez-vous m'effrayer ainsi?»

En réponse à cela, il ne dit rien du tout, mais resta parfaitement immobile à la regarder.

«Est-ce que vous êtes venu à ma rencontre?» demanda Dolly.

Hugh fit un signe de tête affirmatif, et marmotta quelque chose dont le sens était qu'il l'avait attendue, et qu'il croyait la revoir plus tôt.

«Je supposais bien qu'on enverrait au-devant de moi, dit Dolly, grandement rassurée par les paroles de Hugh.

— Personne ne m'a envoyé, répondit-il d'un air maussade. Je suis venu de mon chef.»

Les rudes manières de ce garçon, et son extérieur étrange et inculte, avaient souvent rempli la jeune fille d'une crainte vague, même quand il y avait là d'autres personnes; et cette crainte était cause qu'elle s'éloigna involontairement de lui. La pensée d'avoir en lui un compagnon venu de son chef, dans cet endroit solitaire, et lorsque les ténèbres se répandaient avec rapidité autour d'eux, renouvela et même augmenta les alarmes qu'elle avait ressenties d'abord.

Si l'air de Hugh n'avait été que hargneux et passivement farouche, comme d'habitude, elle n'aurait pas eu pour sa compagnie plus de répugnance qu'elle n'en avait toujours éprouvé; peut-être même eût-elle été bien aise de cette escorte. Mais il y avait dans ses regards une espèce de grossière et audacieuse admiration qui la terrifia. Elle jetait sur lui des coups d'oeil timides, incertaine si elle devait avancer ou reculer, et lui, debout, la regardait comme un beau Satyre; et ils restèrent ainsi pendant quelque temps sans bouger ni rompre le silence. Enfin Dolly prit courage, le dépassa d'un bond, et marcha précipitamment.

«Pourquoi donc vous essoufflez-vous à m'éviter? dit Hugh, en accommodant son pas à celui de la jeune fille et se tenant tout près d'elle.

— Je veux rentrer le plus vite possible, et d'ailleurs vous marchez trop près de moi, répondit Dolly.

— Trop près! dit Hugh en se baissant sur elle au point qu'elle pouvait sentir l'haleine de celui-ci sur son front. Pourquoi trop près? Vous êtes toujours fière avec moi, mistress.

— Je ne suis fière avec personne. Vous me jugez mal, répondit
Dolly. Tenez-vous en arrière, s'il vous plaît, ou allez-vous-en.

— Non, mistress, répliqua-t-il en cherchant à mettre le bras de la jeune fille dans le sien. J'irai avec vous.»

Elle se dégagea, et serrant sa petite main, elle le frappa avec toute la bonne volonté possible. Ce coup fit éclater de rire Hugh du Maypole, ou plutôt il poussa un rugissement jovial; et lui passant son bras autour de la taille, il la retint dans sa forte étreinte aussi aisément que si elle eût été un oiseau.

«Ha, ha, ha! bravo, mistress! Frappez encore. Meurtrissez-moi la figure, arrachez-moi les cheveux, déracinez-moi la barbe, j'y consens, pour l'amour de vos beaux yeux. Frappez encore, maîtresse. Allons. Ha, ha, ha! ça me fait plaisir.

— Lâchez-moi, cria-t-elle, en s'efforçant avec les deux mains de se débarrasser de lui. Lâchez-moi tout de suite.

— Vous feriez bien d'être moins cruelle pour moi, mon adorable, dit Hugh, vous feriez bien, en vérité. Voyons, pourquoi êtes-vous toujours si fière? Mais je ne vous en fais pas de reproche. J'aime à vous voir fière comme cela. Ha, ha, ha! Vous ne pouvez pas cacher votre beauté à un pauvre garçon; c'est toujours ça.»

Elle ne lui fit aucune réponse; mais, comme il ne l'avait pas encore empêchée de continuer sa marche, elle avançait le plus vite qu'elle pouvait. À la fin, tandis qu'elle marchait avec précipitation, dans sa terreur, et qu'il l'étreignait davantage, la force manqua à la pauvre enfant, et elle ne put pas aller plus loin.

«Hugh, cria la jeune fille haletante, si vous me laissez, je vous donnerai quelque chose, tout ce que j'ai, et je ne dirai jamais un mot de ceci à âme qui vive.

— C'est ce que vous avez de mieux à faire, répondit-il. Écoutez, petite colombe, c'est ce que vous avez de mieux à faire. Tout le monde d'alentour me connaît, et l'on sait ce dont je suis capable, quand je veux. Si jamais vous êtes tentée de parler de cela, arrêtez-vous avant que les mots s'échappent de vos lèvres, et pensez au mal que vous attireriez, en jasant, sur quelques têtes innocentes dont vous ne voudriez pas qu'il tombât un cheveu. Faites-moi de la peine, et je leur en ferai, et quelque chose de plus en retour. Je ne me soucie pas plus de leur peau que si c'étaient des chiens, pas même autant. Et pourquoi m'en soucierais-je? Il n'y a pas de jour où je ne fusse plus disposé à tuer un homme qu'un chien. Je n'ai jamais été peiné de la mort d'un homme dans toute ma vie, et la mort d'un chien m'a fait de la peine.»

Il y avait quelque chose de si complètement sauvage dans le caractère de ces expressions, dans les regards et les gestes dont elles étaient accompagnées, que la frayeur de Dolly lui donna une nouvelle vigueur, et la rendit capable de se dégager par un soudain effort et de courir de toute sa vitesse. Mais Hugh était aussi agile et vigoureux, aussi rapide à la course que n'importe quel coureur dans toute l'Angleterre. Ce ne fut qu'une vaine dépense d'énergie; car, avant que la fugitive eût fait cent pas, il l'entoura une seconde fois de ses bras.

«Doucement! chérie, doucement! Voudriez-vous donc fuir le rude Hugh, qui ne vous aime pas moins que n'importe quel galant de salon?

— Oui, je le voudrais, dit-elle en s'efforçant de se dégager de nouveau. Je le veux. Au secours!

— À l'amende, pour avoir crié ainsi, dit Hugh. Ha, ha, ha! une amende, une gentille amende, que vont payer vos lèvres. Tenez, je me paye moi-même. Ha, ha, ha!

— Au secours! Au secours! Au secours!»

Comme elle poussait ce cri perçant avec toute la véhémence qu'elle pouvait y mettre, on entendit un cri répondre au sien, puis un autre, et un autre encore.

«Merci, mon Dieu! s'écria la jeune fille, dans l'ivresse de la délivrance. Joe, cher Joe, par ici. Au secours!»

Hugh cessa son attaque, et resta irrésolu pendant un moment; mais les cris, approchant de plus en plus et arrivant vite sur eux, le forcèrent de prendre une prompte résolution. Il relâcha Dolly, chuchota d'un air de menace: «Vous n'avez qu'à lui conter ça, et vous en verrez les suites.» Puis sautant par-dessus la haie, il disparut en un instant. Dolly s'élança comme une flèche, et courut se jeter tout bellement dans les bras ouverts de Joe Willet.

«Qu'y a-t-il? Êtes-vous blessée? Qu'était-ce donc? Qui était-ce? Où est-il? À quoi ressemblait-il?» Telles furent les premières paroles qui jaillirent de la bouche de Joe, avec un grand nombre d'expressions encourageantes et d'assurances qu'elle n'avait plus rien à craindre. Mais la pauvre petite Dolly était si hors d'haleine et si terrifiée que, pendant quelque temps, elle ne put lui répondre, et resta pendue à l'épaule de son libérateur, sanglotant et pleurant comme si son coeur voulait se briser.

Joe n'avait pas la moindre objection à sentir Dolly suspendue à son épaule; non, pas la moindre, quoique cela froissât pitoyablement les rubans couleur cerise, et ôtât à l'élégant petit chapeau toute espèce de forme. Mais il ne supporta pas la vue de ses larmes; cela lui alla au fond du coeur. Il essaya de la consoler, se pencha sur elle, lui chuchota quelques mots, d'aucuns prétendent qu'il lui donna quelques baisers, mais c'est une fable. Quoi qu'il en soit, Joe dit toutes les affectueuses et tendres choses qu'il put imaginer, et Dolly le laissa continuer sans l'interrompre une seule fois, et dix bonnes minutes se passèrent avant qu'elle fût en état de relever la tête et de le remercier.

«Qu'est-ce donc qui vous a effrayée?» dit Joe.

Un homme, un inconnu l'avait suivie, répondit-elle; il avait commencé par lui demander l'aumône, puis il en était venu à des menaces de vol, menaces qu'il était prêt de mettre à exécution, et qu'il aurait exécutées si Joe n'était accouru à temps pour la défendre. La manière hésitante et confuse dont elle dit tout cela fut attribué par Joe à l'effroi qu'elle avait éprouvé, pour le moment. Il ne soupçonna pas la vérité le moins du monde.

«Arrêtez-vous avant que ces mots s'échappent de vos lèvres!» Cent fois durant cette soirée, et bien des fois à une époque postérieure, quand la révélation monta pour ainsi dire à sa langue, Dolly se rappela l'avertissement de Hugh, et se retint de parler. Une terreur de cet homme profondément enracinée chez elle, la certitude que sa féroce nature, une fois excitée, ne reculerait devant rien, et la conviction que, si elle l'accusait, sa colère et sa vengeance se déchargeraient pleinement sur Joe, son libérateur: ce furent là des considérations qu'elle n'eut pas le courage de surmonter, des motifs trop puissants de garder le silence pour qu'elle en pût triompher.

Joe, de son côté, était beaucoup trop heureux pour pousser ses questions avec une grande curiosité; et Dolly étant, du sien, encore trop tremblante pour marcher sans appui, ils avancèrent très lentement et, selon lui, très agréablement, jusqu'à ce que les lumières du Maypole furent tout près, plus brillantes que jamais pour leur faire un joyeux accueil. Alors Dolly s'arrêta tout à coup et poussa un demi-cri d'effroi.

«La lettre!

— Quelle lettre? cria Joe.

— Celle que j'apportais. Je l'avais à la main. Mon bracelet aussi, dit-elle en serrant de sa main le poignet de l'autre. Je les ai perdus tous les deux.

— Ne faites-vous que de vous en apercevoir? dit Joe.

— Je les ai laissés tomber ou on me les a pris, répondit Dolly, tandis qu'elle fouillait en vain dans sa poche et secouait ses vêtements. Ils n'y sont plus, ils ont disparu tous les deux. Malheureuse fille que je suis!» À ces mots, la pauvre Dolly, qui, pour lui rendre justice, était absolument aussi chagrine d'avoir perdu la lettre que le bracelet, pleura de nouveau et gémit sur son destin d'une façon très touchante.

Joe la consola en l'assurant qu'aussitôt qu'il l'aurait mise en sûreté au Maypole, il retournerait à l'endroit avec une lanterne (car il faisait maintenant tout à fait noir), et chercherait scrupuleusement les objets perdus, qu'il trouverait, selon la plus grande probabilité, car il n'était pas vraisemblable que quelqu'un eût depuis passé par là, et elle n'avait pas la conviction que ces objets lui eussent été soustraits. Dolly le remercia très cordialement de son offre, en avouant qu'elle n'espérait guère qu'il réussît dans ses recherches; et de la sorte, avec beaucoup de lamentations du côté de Dolly, et beaucoup de paroles d'espoir du côté de Joe, et une extrême faiblesse du côté de Dolly, et le plus tendre empressement à la soutenir du côté de Joe, ils purent atteindre enfin le comptoir du Maypole, où le serrurier, sa femme et le vieux John, prolongeaient encore un joyeux festin.

M. Willet reçut la nouvelle de l'accident de Dolly avec cette surprenante présence d'esprit et cette promptitude d'élocution qui le distinguaient d'une façon si éminente et le plaçaient au-dessus des autres hommes. Mme Varden exprima sa sympathie pour la douleur de sa fille en la grondant vertement de revenir si tard; et le bon serrurier se partagea entre les consolations et les baisers qu'il donnait à Dolly et les poignées de main qu'il prodiguait à Joe, ne pouvant assez le louer et le remercier.

Sur cet article, le vieux John était loin d'être d'accord avec son ami: car, outre qu'en thèse générale il n'avait aucun goût pour les esprits aventureux, il lui vint à l'idée que, si son fils et héritier avait été sérieusement endommagé dans une batterie, cela aurait eu des conséquences sans aucun doute dispendieuses, gênantes, et peut-être même préjudiciables aux affaires du Maypole. Pour cette raison, et aussi parce qu'il ne regardait pas d'un oeil favorable les jeunes filles, mais plutôt les considérait, avec le sexe féminin tout entier, comme une espèce de bévue de la nature, il sortit du comptoir sous un prétexte, et alla secouer sa tête en particulier devant le chaudron en cuivre. Inspiré et incité par ce silencieux oracle, il fit du coude quelques signes clandestins à Joe, en guise de paternel reproche et de douce admonition, comme pour lui dire: «Tu ferais mieux de t'occuper de tes affaires, au lieu de faire des sottises pareilles.»

Joe, toutefois, prit sur une planche la lanterne et l'alluma: puis, s'armant d'un solide bâton, il demanda si Hugh était dans l'écurie.

«Il dort, étendu devant le feu de la cuisine, monsieur, dit
M. Willet. Que lui voulez-vous?

— Je veux l'emmener avec moi pour chercher ce bracelet, répondit
Joe. Holà! venez ici, Hugh.»

Dolly devint pâle comme la mort et se sentit toute prête à s'évanouir. Quelques moments, après Hugh entra d'un pas chancelant, en s'étirant et bâillant selon son habitude, et ayant tout à fait l'air d'avoir été réveillé d'un profond somme.

«Ici, dormeur éternel! dit Joe en lui donnant la lanterne. Emportez cela et amenez le chien. Malheur à cet individu si nous l'attrapons!

— Quel individu? grogna Hugh en frottant ses yeux et se secouant.

— Quel individu! répliqua Joe qui, dans sa bouillante valeur, ne pouvait pas rester en place. Vous sauriez de quel l'individu il s'agit, si vous étiez un peu plus vigilant. Il est bien digne de vous et de ceux qui vous ressemblent, paresseux géant que vous êtes, de passer le temps à ronfler dans le coin d'une cheminée, quand les filles des honnêtes gens ne peuvent traverser même nos paisibles prairies à la chute du jour sans être attaquées par des voleurs, et effrayées au point que cela compromet leurs précieuses vies.

— Jamais ils ne me volent, moi, cria Hugh en riant. Je n'ai rien à perdre. Mais c'est égal, je les assommerais aussi volontiers que d'autres. Combien sont-ils?

— Un seul, dit Dolly d'une voix faible, car tout le monde la regardait.

— Et quelle espèce d'homme, mistress? dit Hugh, en lançant sur le jeune Willet un coup d'oeil si léger, si rapide, que ce qu'il avait de menaçant fut perdu pour tous excepté pour elle. À peu près de ma taille?

— Non, pas si grand, répliqua Dolly, qui savait à peine ce qu'elle disait.

— Son costume, dit Hugh en la regardant d'une manière perçante, ressemblait-il à quelqu'un des nôtres? Je connais tous les gens des alentours, et peut-être que je mettrais sur la voie de cet homme, si j'avais un simple renseignement pour me guider.»

Dolly balbutia et redevint pâle; puis elle répondit qu'il était enveloppé d'un habit très ample et que sa figure était cachée par un mouchoir, et qu'elle ne saurait fournir d'autres détails de signalement.

«Alors il est probable que vous ne le reconnaîtriez pas si vous le voyiez, dit Hugh avec un malicieux sourire qui montra ses dents.

— Je ne le reconnaîtrais pas, répliqua Dolly; et elle fondit de nouveau en larmes. Je souhaite de ne pas le revoir. Penser à lui m'est insupportable: je ne peux même en parler davantage. Monsieur Joe, je vous en prie, n'allez pas à la recherche de ces objets. Je vous conjure de ne pas aller avec cet homme.

— De ne pas aller avec moi! cria Hugh. Ne semble-t-il pas que je sois un épouvantail pour eux tous? Ils ont tous peur de moi. Ah bien! par exemple, mistress, vous ne savez donc pas que j'ai le plus tendre coeur qu'il y ait au monde. J'aime toutes les dames, madame,» dit Hugh en se tournant vers la femme du serrurier.

Mme Varden émit l'opinion que, s'il disait vrai, il devrait en mourir de honte; des sentiments pareils convenant mieux, selon elle, à un musulman plongé dans la nuit de l'erreur, ou à un sauvage des îles, qu'à un zélé protestant. D'après la conclusion qu'elle tira de l'état imparfait des principes moraux de Hugh, elle émit ensuite l'opinion qu'il n'avait sans doute jamais étudié le Manuel. Hugh admettant qu'il ne l'avait jamais lu, pour plusieurs raisons, dont la première était qu'il ne savait pas lire, Mme Varden déclara avec beaucoup de sévérité qu'il devrait encore bien plus mourir de honte; elle lui recommanda fortement d'économiser l'argent de ses menus plaisirs pour l'acquisition d'un exemplaire de ce livre, dont il ferait bien, après cela, d'apprendre le contenu par coeur en toute diligence.

Elle était encore à développer ce texte, quand Hugh, d'une manière quelque peu incérémonieuse et irrévérente, suivit son jeune maître dehors, la laissant édifier sans fin le reste de la compagnie. C'est ce qu'elle continua de faire, et, trouvant que les yeux de M. Willet étaient fixés sur elle avec une apparence de profonde attention, elle lui adressa graduellement la totalité de son discours; elle lui fit une leçon morale et théologique d'une longueur considérable, dans la conviction qu'elle opérait sur lui les effets les plus merveilleux. Voici cependant la simple vérité: quoique ses yeux fussent tout grands ouverts et qu'il vît devant lui une femme dont la tête, à force de la regarder longtemps et fixement, lui avait semblé devenir si grosse petit à petit qu'elle eut bientôt rempli le comptoir, M. Willet était bel et bien endormi, et il demeura ainsi penché en arrière sur sa chaise, les mains dans ses poches, jusqu'à ce que le retour de son fils l'arracha au sommeil. On l'entendit soupirer profondément, car il lui restait une vague idée d'avoir rêvé de porc mariné aux légumes, vision de ses sommeils qu'il fallait imputer sans aucun doute à la circonstance d'avoir entendu Mme Varden prononcer fréquemment le mot «Grâce» avec l'accent oratoire. Or, ce mot, entrant dans le cerveau de M. Willet pendant que la porte en était entre-bâillée, et s'y accouplant avec les mots «après le repas» qui erraient tout autour, lui suggéra, par le souvenir des grâces, l'idée de ce mets particulier avec l'espèce de légumes qui l'accompagne d'ordinaire.

Les recherches n'avaient eu aucun succès. Joe avait tâté le long du sentier une douzaine de fois dans l'herbe, dans le fossé à sec et dans la haie, mais tout cela en vain. Inconsolable de sa double perte, Dolly écrivit à Mlle Haredale un billet qui lui donnait là- dessus les mêmes renseignements qu'elle avait donnés déjà au Maypole, et Joe se chargea de remettre ce billet en mains propres, le lendemain, dès qu'il y aurait quelqu'un de levé dans la maison. Après cela, on s'assit pour prendre le thé dans le comptoir. Il y eut une prodigalité peu commune de rôties beurrées, et, afin que les voyageurs n'éprouvassent pas de faiblesse par défaut de nourriture, et en faisant pour ainsi dire une bonne petite halte à mi-chemin entre le dîner et le souper, on n'oublia pas quelques savoureuses bagatelles sous forme de larges grillades de lard bien soignées, cuites à point et toutes fumantes, qui exhalèrent un parfum délicieux et appétissant.

Mme Varden, bonne protestante d'ailleurs, ne protestait jamais contre un bon repas, ou il fallait donc que les mets fussent trop peu cuits ou trop cuits, ou qu'il y eût n'importe quoi qui eût altéré son humeur. L'aspect de ces excellentes préparations augmentant beaucoup son entrain, elle qui venait de dire que les bonnes oeuvres n'étaient rien sans la foi, déclara de la manière la plus gaie que le jambon et la rôtie étaient quelque chose. Bien plus, sous l'influence de ces salutaires stimulants, elle reprocha vivement à sa fille d'être abattue et découragée (ce qu'elle considérait comme une disposition d'esprit condamnable), et elle remarqua, en tendant son assiette pour prendre encore un morceau, qu'au lieu de se désoler de la perte d'une babiole et d'une feuille de papier, elle ferait bien mieux de réfléchir aux privations des missionnaires dans les pays étrangers, où ces bons chrétiens poussent le dévouement jusqu'à ne vivre que de salade.

Les accidents divers d'une semblable journée sont bien faits pour occasionner quelques fluctuations dans le thermomètre humain, et surtout lorsque cet instrument est d'une construction aussi délicate et d'une aussi grande sensibilité que celui de Mme Varden. Ainsi, au dîner, Mme Varden se tint à la chaleur d'été; elle fut sereine, souriante, délicieuse. Après le dîner, le vin lui avait donné un coup de soleil qui l'éleva au moins d'une demi-douzaine de degrés; on n'avait jamais vu pareille enchanteresse. Maintenant elle était redescendue à la chaleur d'été, à l'ombre; et lorsque le thé fut fini, et que le vieux John, tirant de son casier de chêne une bouteille d'un certain cordial, insista pour qu'elle en bût deux verres à petits traits et fort lentement, elle remonta et se tint fixe à quatre-vingt-dix pendant une heure un quart. Instruit par l'expérience, le serrurier profita de cette sereine température pour fumer sa pipe sous le porche, et, grâce à sa conduite prudente, il était pleinement en mesure, quand baissa le thermomètre, de partir aussitôt pour retourner au logis.

En conséquence le cheval fut attelé, et la chaise amenée devant la porte. Joe, que rien n'aurait pu dissuader de leur servir d'escorte jusqu'à ce qu'ils eussent passé la partie la plus solitaire et la plus terrible de la route, fit sortir en même temps de l'écurie la jument grise; et, après avoir aidé Dolly à monter en voiture (encore du bonheur!), il sauta en selle gaiement. Puis, après qu'on eut dit plusieurs fois bonsoir aux voyageurs, qu'on leur eut recommandé de s'envelopper, qu'en dirigeant sur eux le rayon des lumières on leur eut tendu leurs manteaux et leurs châles, la carriole roula et Joe trotta auprès, du côté de Dolly, cela va sans dire, et presque tout contre la roue.

CHAPITRE XXII.

C'était une belle et brillante nuit. Malgré son abattement, Dolly regardait les étoiles avec une attitude et d'une manière si propre à ensorceler (elle le savait bien), que Joe en avait perdu la tête, et que, si jamais un homme s'enfonça, c'est trop peu dire jusqu'aux oreilles et par-dessus la tête, mais plutôt par-dessus le Monument et le dôme de Saint-Paul, dans le fin fond de l'amour, cet homme-là, c'était lui, la chose était claire comme le jour. La route était fort bonne: ce n'était pas une route à cahots, ni même une route inégale; et cependant Dolly, de sa petite main, voulut se retenir à la chaise durant tout le trajet. Quand il y aurait eu là derrière lui un exécuteur avec sa hache levée en l'air et prêt à le décoller s'il touchait cette main, Joe n'aurait pas pu s'empêcher de le faire. Après avoir mis sa propre main sur celle de Dolly comme par hasard, et l'avoir retirée au bout d'une minute, il en vint à chevaucher tout le long de la route, sans retirer sa main du tout. On eût dit que l'escorte avait cette consigne, comme partie importante de son service, et qu'elle n'avait pas quitté le Maypole pour autre chose. Le plus curieux incident de ce petit épisode, c'est que Dolly avait l'air de ne pas s'en apercevoir. Elle semblait si pleine d'innocence, si sainte nitouche quand elle tournait ses yeux sur lui, que c'en était agaçant.

Elle parla néanmoins; elle parla de sa frayeur et de l'arrivée de Joe à son secours, et de sa reconnaissance, et de sa crainte de ne pas l'avoir assez remercié, et de l'espérance que désormais ils vivraient comme une bonne paire d'amis et de mille choses de ce genre. Et quand Joe exprima l'espoir, au contraire, qu'ils ne vivraient pas comme une bonne paire d'amis, Dolly parut extrêmement surprise, et elle exprima l'espoir qu'ils ne seraient toujours pas des ennemis; et, quand Joe lui demanda s'ils ne pourraient pas être quelque chose de mieux qu'amis ou ennemis, tout à coup Dolly de découvrir une étoile plus étincelante que toutes les autres étoiles, et d'y appeler l'attention du jeune homme, et d'être mille fois plus pleine d'innocence et plus sainte nitouche que jamais.

Ils poursuivaient de cette façon leur voyage, chuchotant plutôt qu'ils ne parlaient, et souhaitant que la route s'allongeât à peu près de douze fois sa longueur naturelle; c'était, du moins, le souhait de Joe, lorsque, au moment de sortir de la forêt et de déboucher dans la partie la plus fréquentée de la route, ils entendirent le bruit des pas d'un cheval allant au grand trot. Ce bruit, devenu vite plus distinct, à mesure qu'il approchait, arracha à Mme Varden un cri perçant, auquel répondit cette exclamation: «Ami!» poussée par le cavalier qui arriva aussitôt tout haletant, et arrêta son cheval auprès d'eux.

«Encore cet homme! cria Dolly en frissonnant.

— Hugh, dit Joe, quelle commission vous a-t-on donnée?

— Celle de revenir avec vous, répondit-il en lançant à la fille du serrurier un secret coup d'oeil. C'est lui qui m'envoie.

— Mon père?» dit le pauvre Joe. Et il ajouta à voix basse cette apostrophe très peu filiale: «Il ne me croira donc jamais assez grand pour me protéger moi-même?

— Oui, votre père, répliqua Hugh à la première partie de la question. Il dit que depuis quelque temps les routes ne sont pas sûres, et qu'il vaut mieux que vous n'y soyez pas seul.

— En ce cas, allez toujours, dit Joe, je ne reviens pas encore.»

Hugh obéit, et on continua le voyage. Par caprice ou par goût, il chevaucha immédiatement devant la chaise, et de cette position il tournait sans cesse la tête pour regarder en arrière. Dolly sentit qu'il la regardait; mais elle détourna ses yeux et craignit de les lever une seule fois, tant était grande la terreur qu'il lui inspirait.

Cette interruption, en éveillant Mme Varden, qui avait dormi jusque-là la tête inclinée, sauf pendant une minute ou deux de temps en temps, lorsqu'elle reprenait ses sens pour gronder le serrurier, qui se permettait de la retenir et l'empêcher de choir de la voiture en inclinant ainsi la tête, vint mettre des entraves à la conversation, qui se chuchotait tout bas, et la rendit fort difficile à reprendre. Effectivement, avant qu'on eût fait un autre mille, Gabriel arrêta, selon le désir de sa femme, et cette bonne dame déclara positivement que Joe ne ferait point un pas de plus sous aucun prétexte, et qu'elle n'en voulait point entendre parler. Ce fut en vain que, de son côté, Joe protesta qu'il n'était nullement fatigué, qu'il tournerait bride tout à l'heure, qu'il voulait seulement les voir sains et saufs au delà de tel ou tel endroit, et ainsi de suite. Mme Varden s'obstina, et, quand elle s'obstinait, il n'y avait pas de pouvoir terrestre capable d'en venir à bout.

«Bonsoir, puisqu'il faut vous le dire, dit Joe avec un peu de tristesse.

— Bonsoir,» dit Dolly. Elle aurait bien ajouté: «Gardez-vous de cet homme, ne vous y fiez pas, je vous en prie;» mais Hugh avait retourné son cheval et il se trouvait tout près d'eux. Elle ne put donc faire autre chose que de souffrir que Joe lui serrât les doigts, et, quand la voiture fut à quelque distance, de regarder en arrière et d'agiter sa main, tandis qu'il était encore arrêté sur le lieu de leur séparation, avec cette grande et sombre figure de Hugh auprès de lui.

À quoi pensa-t-elle en revenant au logis? Le carrossier eut-il dans ses méditations une place aussi favorisée que celle qu'il avait occupée le matin? C'est ce qu'on ignore. Ils arrivèrent enfin à la maison; enfin, car la route était longue, et les gronderies de Mme Varden ne la raccourcissaient pas du tout. Miggs, entendant le bruit des roues, fut aussitôt à la porte.

«Les voilà, Simmun! les voilà! cria Miggs en claquant des mains et sortant pour aider sa maîtresse à descendre. Apportez une chaise, Simmun. Eh bien! vous ne vous en êtes pas trouvée plus mal, n'est- ce pas, mame? Je suis sûre que vous vous sentez mieux dans votre assiette que si vous étiez restée à la maison. Oh! miséricorde, que vous avez froid! Bonté divine, monsieur, mais c'est un vrai glaçon.

— Je n'y peux rien, ma bonne fille. Vous feriez mieux de l'emmener se chauffer, dit le serrurier.

— Monsieur en parle bien à son aise, mame, dit Miggs d'un ton compatissant; mais, au fond, je suis sûre qu'il n'est pas si insensible qu'il le paraît. Après ce qu'il a vu de vous aujourd'hui, je croirai toujours qu'il a des sentiments plus affectueux dans le coeur que sur les lèvres. Entrez, venez vous asseoir auprès du feu: je vous en ai fait un qui est si bon! Venez.»

Mme Varden agréa le conseil et entra. Le serrurier la suivit les mains dans ses poches, et M. Tappertit fit rouler la carriole vers une remise voisine.

«Ma chère Marthe, dit le serrurier lorsqu'on fut arrivé à la salle à manger, si vous vous occupiez vous-même de Dolly, ou si vous laissiez les autres s'en occuper, peut-être ce tendre soin serait- il plus raisonnable. Elle a eu peur, voyez-vous, et elle n'est pas du tout bien ce soir.»

En effet, Dolly s'était jetée sur le sofa, sans faire attention à toutes les belles petites choses qui, le matin, lui avaient donné tant d'orgueil; et, la figure ensevelie dans ses mains, elle pleurait beaucoup, mais beaucoup.

À la première vue de ce phénomène (car les manifestations de ce genre n'étaient nullement une habitude chez Dolly, qui apprenait plutôt, par l'exemple de sa mère, à les éviter le plus possible), Mme Varden exprima sa conviction qu'il n'y avait jamais eu de femme aussi tourmentée qu'elle; que sa vie était une scène continuelle d'épreuves; que, quand elle était disposée par hasard à se sentir un peu plus gaie, aussitôt son entourage venait, d'une manière ou d'autre, faire l'office de rabat-joie, et que, comme elle s'était donné un peu de bon temps ce jour-là, et le ciel savait si elle s'en donnait souvent, elle allait maintenant en payer la folle enchère: toutes jérémiades que Miggs accueillit par un assentiment complet. La pauvre Dolly, néanmoins, ne se trouvait pas mieux d'être réconfortée de la sorte; sa situation empirait, au contraire. Voyant donc qu'elle était réellement malade, Mme Varden et Miggs furent toutes deux prises de compassion et se mirent à la soigner sérieusement.

Mais, alors même, leur bonté prit la forme habituelle de leur caractère; et, quoique Dolly fût évanouie, il devint évident pour l'intelligence la plus bornée que c'était Mme Varden qui souffrait. De même, quand Dolly commença à se trouver mieux, et passa à cette période où les matrones tiennent qu'on peut appliquer avec succès les remontrances et les raisonnements, sa mère lui représenta, les larmes aux yeux, que si elle avait eu de l'émoi et du chagrin ce jour-là, elle devait se rappeler que c'était le lot commun de l'humanité, et spécialement celui des femmes, qui, pendant tout le cours de leur existence, ne devaient pas s'attendre à autre chose, et qui n'avaient rien de mieux à faire que de supporter leurs peines avec douceur et résignation. Mme Varden la supplia de se rappeler encore que l'un de ces jours elle aurait, selon toute probabilité, à faire violence à ses sentiments, au point de se marier; et que le mariage, comme elle pouvait le voir chaque jour de sa vie (et elle ne le voyait que trop), était un état qui exigeait un grand courage et une grande patience. Elle lui exposa avec de vives couleurs que si elle (Mme Varden), en se dirigeant à travers cette vallée de larmes, ne se fût pas appuyée sur de forts principes de devoir, qui seuls la tenaient sur ses pieds et l'empêchaient de tomber d'épuisement, elle serait dans sa fosse depuis bien des années et, alors, que serait devenue, je vous le demande, cette âme en peine (elle entendait par là le serrurier), qui ne pouvait voir que par ses yeux, qui avait tant besoin d'elle, son étoile et son fanal, pour guider ses pas dans les ténèbres de la vie?

Mlle Miggs plaça aussi son mot à même fin. En vérité, en vérité je vous le dis, Mlle Dolly pouvait prendre exemple sur sa digne mère, car elle l'avait toujours dit et le dirait toujours, dût-elle la minute d'ensuite être pendue ou écartelée, c'était bien la femme la plus douce, la plus aimable, la plus clémente, la plus capable de souffrir longtemps qu'on pût jamais imaginer. Elle ajouta que le simple récit de ses perfections avait opéré un changement salutaire dans l'âme de sa propre belle-soeur; qu'elle et son mari, qui vivaient avant comme chien et chat, et avaient l'habitude de se lancer à la tête chandeliers de cuivre, couvercles de marmite, fers à repasser, et toutes les marques les plus pesantes de leur ressentiment, étaient maintenant le couple le plus heureux et le plus tendre qu'il y eût au monde, ainsi qu'on pouvait le voir chaque jour en s'adressant Cour du Lion d'or, numéro 27, seconde sonnette au montant à droite. Puis faisant un retour rapide sur elle-même, comme sur un vase[22] indigne de comparaison, mais qui avait bien aussi son petit mérite, elle la supplia de se bien mettre dans l'idée que sa susdite mère unique et chérie, d'une faible constitution et d'une nature excitable, avait eu constamment à supporter, dans la vie domestique, des afflictions auprès desquelles larrons et voleurs n'étaient rien, et que cependant jamais elle n'avait cédé ni à l'affaissement, ni au désespoir, ni à la colère furieuse; mais que, comme on dit à la boxe, elle avait toujours pris le dessus avec une physionomie joyeuse, et gagné le prix, comme si de rien n'était. Quand Miggs eut fini son solo, sa maîtresse reprit sa partie, et toutes deux ensemble, se donnant le la, exécutèrent un duo dont voici le refrain: «Mme Varden était la vertu accomplie, mais persécutée; et M. Varden, représentant du sexe masculin dans cet appartement, était une créature d'habitudes vicieuses et brutales, un mari tout à fait insensible aux bénédictions conjugales dont il jouissait.» Enfin, sous le masque de la sympathie, elles déployèrent contre lui une tactique si habile et si raffinée, que quand Dolly, remise de sa défaillance, embrassa son père avec tendresse, comme pour rendre témoignage à sa bonté, Mme Varden exprima le solennel espoir que cela lui servirait de leçon pour le reste de sa vie, et qu'il rendrait toujours dorénavant un peu plus de justice au mérite des femmes, désir que Mlle Miggs, par des reniflements et des quintes de toux alternatifs plus éloquents que le plus long discours, témoigna partager entièrement.

Mais la grande joie du coeur de Miggs fut que non seulement elle recueillit tous les détails de ce qui était arrivé, mais qu'elle eut le suprême délice de les communiquer à M. Tappertit, pour mettre sa jalousie à la torture: car ce gentleman, vu l'indisposition de Dolly, avait été prié de souper dans la boutique, et son repas lui avait été apporté là par les belles mains de Mlle Miggs en personne.

«Oh, Simmun! dit la jeune demoiselle; les étranges choses qui se sont passées aujourd'hui! Oh! miséricorde, Simmun!»

M. Tappertit, qui n'était pas de très bonne humeur, et à qui Mlle Miggs déplaisait, surtout quand elle plaçait sa main sur son coeur tout haletant, parce que son manque de contour n'était jamais plus apparent, lui lança une oeillade du style le plus superbe, et ne daigna pas montrer la moindre curiosité.

«Je n'ai jamais vu pareille chose, ni qui que ce soit non plus, poursuivit Miggs. S'occuper d'elle! en voilà une idée! Faire attention à elle, comme si ce n'était pas perdre son temps! Quelle plaisanterie! Hé, hé, hé!»

Voyant qu'il s'agissait d'une dame, M. Tappertit invita d'une façon hautaine la belle amie à être plus explicite, et à lui apprendre ce qu'elle entendait par elle.

«Eh mais, cette Dolly, dit Miggs en donnant à ce nom un accent oratoire des plus aigus; mais, ma parole d'honneur, Joseph Willet est un brave jeune homme, et il la mérite; ça, c'est positif.

— Femme! dit M. Tappertit en sautant à bas du comptoir où il était assis, prenez garde!

— Ciel, Simmun! cria Miggs, avec un étonnement affecté; vous m'effrayez à mourir. Qu'est-ce qu'il y a?

— Il est des cordes dans le coeur humain, dit M. Tappertit en brandissant en l'air le couteau qui lui servait à couper son pain et son fromage, qu'il vaut mieux ne pas faire vibrer. Voilà ce qu'il y a.

— Oh! très bien, si vous êtes en colère, dit Miggs, lui tournant le dos comme pour s'en aller.

— En colère ou pas en colère, dit M. Tappertit, la retenant par le poignet, qu'entendez-vous par là, Jézabel? Qu'alliez-vous me dire? répondez-moi.»

Nonobstant cette incivile exhortation, Miggs fit volontiers ce dont elle était requise, et lui raconta comme quoi leur jeune maîtresse, étant seule dans les prairies passé la brune, avait été attaquée par trois ou quatre hommes de grande taille, qui l'auraient enlevée et peut-être assassinée, si Joseph Willet n'était survenu à temps, ne les avait mis, de sa seule main, tous en fuite, et ne l'avait délivrée, ce qui le rendait l'objet de la durable admiration de ses semblables en général, et de l'éternel amour de la reconnaissante Dolly Varden.

«Très bien, dit M. Tappertit en respirant fortement, lorsque l'histoire eut été achevée, et rebroussant ses cheveux jusqu'à ce qu'ils se tinssent roides et droits sur le haut de sa tête; ses jours sont comptés.

— Oh! Simmun!

— Je vous le répète, dit l'apprenti, ses jours sont comptés.
Laissez-moi; allez-vous-en.»

Miggs partit sur son ordre, mais peut-être moins par docilité que par envie d'aller glousser de rire toute seule à son aise. Lorsqu'elle eut donné carrière à sa gaieté, elle retourna dans la salle à manger, où le serrurier, stimulé par le bonheur de se sentir enfin tranquille et par Toby, était devenu causeur, et semblait disposé à passer gaiement en revue les incidents de sa journée. Mais Mme Varden, dont la religion pratique (chose assez commune) était volontiers de l'ordre rétrospectif, coupa court à ses causeries en déclamant contre les péchés qu'entraînent «des régalades comme celle d'aujourd'hui,» et en soutenant qu'il était grandement l'heure d'aller au lit. Elle alla donc au lit avec une physionomie aussi farouche et aussi lugubre que celle du lit d'apparat du Maypole; et le reste de l'établissement alla également au lit bientôt après la maîtresse.

CHAPITRE XXIII.

Le crépuscule avait fait place à la nuit depuis quelques heures, et il était plus que l'après-midi dans ces quartiers de la ville que le monde consent à habiter, car le monde était alors, comme maintenant, retiré dans des dimensions très restreintes et logé à son aise dans un espace circonscrit, quand M. Chester s'étendit sur un sofa, dans son cabinet de toilette au Temple, s'amusant à la lecture de quelque livre.

Il s'habillait par intermittences, pour se donner moins de mal à la fois, et, comme il avait déjà fait la moitié de la besogne, il était à prendre un long repos. Complètement vêtu, quant à ses pieds et à ses jambes, dans la plus correcte mode du jour, il avait encore le reste de sa toilette à faire. L'habit était étendu comme un élégant épouvantail, sur son chevalet spécial; le gilet était déployé de la façon la plus avantageuse; les divers articles de parure étaient séparément étalés dans l'ordre le plus attrayant; et néanmoins il restait assis là, ses jambes pendillant entre le sofa et le parquet, les yeux fixés sur son livre avec autant d'attention que si toutes ces belles choses ne lui donnaient seulement pas la tentation de se lever.

«Sur mon honneur, dit-il en levant enfin ses yeux au plafond, de l'air d'un homme qui réfléchit sérieusement à ce qu'il vient de lire; sur mon honneur, voilà bien la plus capitale composition, les pensées les plus délicates, le code de morale le plus distingué, les plus gentlemanesques sentiments qu'il y ait au monde. Ah! Ned, Ned, si vous vouliez seulement former votre esprit par de tels préceptes, nous ne pourrions que nous entendre à merveille sur toutes les questions qui viendraient à s'agiter entre nous!»

Cette apostrophe fut adressée, comme le reste de la remarque, au vide de l'air, car Édouard n'était pas présent, son père était tout seul.

«Milord Chesterfield, dit-il en appuyant doucement sa main sur le livre, lorsqu'il le déposa, si j'avais seulement pu profiter de votre génie assez tôt pour former mon fils sur le modèle que vous avez laissé à tous les pères sages, nous serions riches à présent l'un et l'autre. Shakespeare était incontestablement très distingué dans son genre; Milton a du bon, quoique prosaïque; lord Bacon est profond, un vrai connaisseur: mais l'écrivain qui doit être à jamais l'orgueil de son pays, c'est milord Chesterfield.»

Il redevint pensif, et le cure-dent fut mis en réquisition.

«Je me croyais vraiment un homme du monde passablement accompli, poursuivit-il; je me flattais d'être suffisamment versé dans tous ces petits arts et ces grâces qui distinguent les hommes du monde des rustres et des paysans, et séparent leur caractère de ces sentiments horriblement vulgaires qu'on appelle le caractère national. En dehors de toute prévention naturelle en ma faveur, je croyais pouvoir me rendre cette justice. Et pourtant, dans chaque page de cet écrivain éclairé, je trouve quelque séduisante hypocrisie que je n'avais jamais rencontrée auparavant, quelque principe supérieur d'égoïsme auquel j'étais absolument étranger. Je rougirais tout à fait de moi-même devant cette prodigieuse créature, si ses principes mêmes ne nous apprenaient à ne rougir de n'importe quoi. Quel homme étonnant! Quel véritable grand seigneur! Un roi ou une reine peut faire un lord, mais le diable seul et les Grâces peuvent faire un Chesterfield.»

Les hommes qui sont pétris de fausseté et de perfidie essayent rarement de se dissimuler ces vices; et toutefois, en se les avouant à eux-mêmes, ils prétendent aux vertus qu'ils feignent le plus de mépriser. «Car, disent-ils, il y a de l'honnêteté à confesser la vérité. Tous les hommes sont comme nous; seulement ils n'ont pas la candeur d'en convenir.» Plus de tels hypocrites affectent de nier que la sincérité existe sur la terre, plus ils voudraient qu'on crût qu'ils la possèdent sous sa forme la plus hardie; et c'est ainsi qu'à leur insu ces philosophes rendent à la vérité un hommage qui mettra contre eux les rieurs au jour du jugement.

M. Chester, après avoir exalté son auteur favori par cet élan d'enthousiasme, reprit son livre dans l'excès de son admiration; et il se disposait à continuer la lecture de cette sublime morale, quand il fut troublé par un bruit étrange à la porte extérieure. Il lui semblait que son domestique barrait le passage à quelque visiteur désagréable.

«Il est tard pour un créancier impatient, dit-il en levant ses sourcils avec une expression d'étonnement aussi indolente que si le bruit eût été dans la rue, et ne l'eût pas concerné lui-même le moins du monde. Il est beaucoup plus tard que ces gens-là n'ont coutume de venir. Le prétexte ordinaire, je suppose. Sans doute un fort payement à faire demain. Pauvre garçon, il perd son temps, et le temps est de l'argent, comme dit le bon proverbe, quoique pour moi je n'aie jamais vu cela. Eh bien! qu'y a-t-il? vous savez que je n'y suis pas.

— Un homme, monsieur, répliqua le domestique, qui était dans son genre d'une tout aussi grande froideur et d'une tout aussi grande indolence que son maître, a rapporté chez vous la cravache que vous avez perdue l'autre jour. Je lui ai dit que vous étiez absent, mais il a déclaré qu'il attendrait que je vous eusse apporté cette cravache, et ne s'en irait pas avant.

— Il avait complètement raison, répondit son maître, et vous êtes un imbécile, sans aucune espèce de jugement ni de discernement. Dites-lui d'entrer, et veillez à ce qu'il essuie ses souliers pendant cinq minutes précises avant d'entrer.»

Le domestique posa la cravache sur une chaise et se retira. Le maître, qui avait seulement entendu ses pas sur le parquet, sans prendre la peine de se retourner pour le voir, ferma son livre, et poursuivit le cours de ses idées interrompues par l'entrée du valet.

«Si le temps était de l'argent, dit-il en maniant sa tabatière, je transigerais avec mes créanciers, et je leur donnerais… voyons donc… combien chaque jour? Il y a mon somme après dîner, une heure. Je peux leur sacrifier cela bien volontiers, pour qu'ils en tirent le meilleur parti possible. Le matin, entre mon déjeuner et le journal, je leur réserverais une autre heure; et le soir avant dîner, mettons encore une heure. Trois heures chaque jour. Ils se payeraient eux-mêmes en visites, avec les intérêts, dans l'espace de douze mois. J'ai envie de leur en faire la proposition quelque jour… Ah! mon centaure, c'est vous qui êtes là?

— C'est moi, répondit Hugh en entrant à grandes enjambées, suivi d'un chien aussi rude et aussi farouche que lui; j'ai eu assez de mal à arriver jusqu'ici. Pourquoi donc me demandez-vous de venir, et me laissez-vous dehors quand je viens?

— Mon bon garçon, répliqua l'autre en levant un peu sa tête de dessus le coussin, et l'examinant avec insouciance de la tête aux pieds, je suis enchanté de vous voir, et d'acquérir, par votre présence ici, la preuve la plus convaincante qu'on ne vous laisse pas dehors, quoi que vous en disiez. Comment allez-vous?

— Je vais assez bien, dit Hugh impatienté.

— Vous avez l'air de jouir d'une merveilleuse santé. Asseyez- vous.

— Je préfère rester debout, dit Hugh.

— À votre aise, mon bon garçon, répondit M. Chester, se levant, ôtant lentement l'ample robe de chambre qu'il portait, et s'asseyant devant sa toilette. Faites comme vous voudrez.»

Cela dit du ton le plus poli, le plus aimable, M. Chester commença de s'habiller, sans plus s'occuper de son hôte. Celui-ci restait debout à la même place, incertain de ce qu'il devait faire maintenant, et regardant de temps en temps d'un air boudeur.

«Allez-vous me parler, maître? dit-il après un long silence.

— Ma digne créature, répliqua M. Chester, vous êtes un peu ému, et vous ne paraissez pas de bonne humeur. J'attendrai que vous soyez tout à fait dans votre assiette; je ne suis pas pressé.»

Cette conduite produisit immédiatement son effet. Elle humilia l'homme, elle le couvrit de confusion, et le rendit plus irrésolu encore et plus incertain. De dures paroles, il y eût riposté; la violence, il l'eût remboursée avec les intérêts: mais cet accueil froid, affable, dédaigneux, d'un personnage maître de lui-même, lui fit sentir son infériorité d'une manière beaucoup plus complète que ne l'eussent fait les raisonnements les mieux élaborés. Tout contribuait donc à le déconcerter. Son rude langage, si mal assorti avec les accents doucement persuasifs de l'autre; son geste inculte et les façons polies de M. Chester; le désordre et la négligence de ses vêtements déguenillés et l'élégant costume qu'il voyait devant lui; l'aspect de la chambre remplie d'un voluptueux confort auquel il n'était pas accoutumé; le silence qui lui donna le loisir d'observer ces choses, et de sentir comme elles le mettaient mal à son aise: toutes ces influences qui n'opèrent que trop souvent sur des esprits cultivés, mais qui deviennent d'une puissance presque irrésistible quand elles pèsent sur un esprit grossier comme le sien, domptèrent Hugh en un moment. Il s'avança peu à peu plus près de la chaise de M. Chester, et, regardant par-dessus l'épaule la figure du gentleman son interlocuteur, reflétée par le miroir, comme s'il cherchait dans son expression quelque encouragement, il dit enfin avec un rude effort de conciliation:

«Voulez-vous me parler, maître, ou faut-il que je m'en aille?

— Parlez, vous, dit M. Chester; c'est à vous à parler, mon bon garçon. J'ai parlé, moi, n'est-ce pas? J'attends maintenant que vous parliez à votre tour.

— Mais voyons, monsieur, répliqua Hugh avec un embarras qui ne faisait que croître, ne suis-je pas l'homme auquel vous avez laissé en particulier votre cravache avant de quitter à cheval le Maypole, en lui disant de vous la rapporter lorsqu'il désirerait vous parler sur un certain sujet?

— Certainement si, vous êtes bien cet homme, ou il faut que vous ayez un frère jumeau, dit M. Chester en regardant l'inquiète figure de Hugh reflétée aussi par le miroir; ce qui n'est pas probable, n'est-ce pas?

— Je suis donc venu, monsieur, dit Hugh, vous rapporter cela, en y joignant autre chose; c'est une lettre, monsieur, que j'ai prise à la personne qui en était chargée.»

En même temps il posa sur la toilette l'épître même d'Emma, cette missive dont la perte avait causé tant de chagrin à Dolly.

«Avez-vous enlevé ceci de vive force, mon bon garçon? dit M. Chester en y jetant les yeux, sans le moindre signe visible d'étonnement ou de plaisir.

— Pas tout à fait, dit Hugh, pas tout à fait.

— Qui était le messager auquel vous l'avez pris?

— Une femme, la fille d'un nommé Varden.

— Oh! vraiment, dit gaiement M. Chester. Ne lui avez-vous pas encore pris autre chose?

— Quelle autre chose?

— Oui, dit le gentleman d'un ton traînant, car il était occupé à fixer un tout petit morceau de taffetas d'Angleterre sur un tout petit bouton à l'un des coins de la bouche, autre chose.

— Eh bien!… un baiser.

— Et rien de plus?

— Rien.

— Je présume, dit M. Chester avec la même aisance, et en souriant deux ou trois fois pour voir si le petit morceau de taffetas adhérait bien au petit bouton, je présume qu'il y avait quelque autre chose. J'ai entendu parler d'un bijou… une simple bagatelle… Une chose de si minime valeur, en vérité, que vous pouvez ne plus vous en souvenir. Vous rappelez-vous quelque chose de ce genre… un bracelet, par exemple?»

Hugh, en marmottant un jurement, plongea la main dans sa poitrine, et tirant de là le bracelet, enveloppé d'une poignée de foin, il allait mettre le tout sur la toilette, quand son patron, arrêtant sa main, l'invita à remettre le bijou à l'endroit où il était.

«Vous avez pris cela pour vous, mon excellent ami, dit-il; gardez- le donc. Je ne suis ni un voleur, ni un receleur. Ne me le montrez pas. Vous ferez mieux de le cacher, et promptement. Ne me montrez pas non plus l'endroit où vous le mettez, ajouta-t-il en détournant la tête.

— Vous n'êtes pas un receleur! dit Hugh d'un ton brusque, malgré le respect croissant que lui inspirait le gentleman. Comment appelez-vous cela, maître? et il frappa la lettre de sa main pesante.

— J'appelle cela d'une manière toute différente, dit froidement M. Chester. Je vais vous le prouver à l'instant, vous verrez. Vous avez soif, je suppose?»

Hugh, passant sa manche en travers de ses lèvres, répondit oui d'un air rechigné.

«Allez à ce cabinet; apportez-moi une bouteille que vous y trouverez et un verre.»

Il obéit. Son patron le suivit des yeux, et, quand il eut tourné le dos, M. Chester sourit alors, ce qu'il n'avait eu garde de faire tant que Hugh était debout à côté de la glace. À son retour, il remplit le verre, et lui dit de boire. Cette goutte expédiée, il lui en versa une autre, puis une autre.

«Combien en pouvez-vous boire? dit-il en remplissant le verre derechef.

— Autant qu'il vous plaira de m'en donner. Versez toujours. Remplissez tout plein. Une rasade avec la mousse par-dessus! Quelqu'un qui m'en donnerait à mon contentement, ajouta-t-il en entonnant le liquide dans sa gorge barbue, j'irais pour lui assassiner un homme s'il me le demandait.

— Comme je n'ai pas l'intention de vous le demander, et que vous le feriez peut-être sans qu'on vous le demandât, si vous continuiez de boire, dit M. Chester avec un grand calme, nous nous arrêterons, s'il vous plaît, mon bon ami, au prochain verre. N'aviez-vous pas déjà bu avant de venir ici?

— Je bois toujours, quand je peux trouver à boire, cria Hugh d'une voix bruyante, en agitant au-dessus de sa tête le verre vide, et prenant vivement la pose grossière d'un Satyre qui va entrer en danse. Je bois toujours. Pourquoi pas! Ha, ha, ha! Y a- t-il jamais rien eu qui m'ait fait tant de bien? Non, non, rien, jamais. N'est-ce pas ce qui me défend du froid dans les nuits piquantes? qui me soutient lorsque je meurs de faim? Qu'est-ce donc qui m'aurait jamais donné la force et le courage d'un homme, quand les hommes m'auraient laissé mourir, chétif enfant? Sans cela, est-ce que j'aurais jamais eu le coeur d'un homme? Je serais mort dans un fossé. Quel est celui qui, du temps où j'étais un pauvre malheureux, faible, maladif, les jambes flageolantes et les yeux éteints, m'a jamais remis le coeur au ventre comme un verre de ça? Jamais, jamais. Je bois à la santé de la boisson, maître. Ha, ha, ha!

— Vous êtes un jeune homme d'un entrain extraordinaire, dit M. Chester en mettant sa cravate avec une grande circonspection, et remuant légèrement sa tête d'un côté à l'autre pour installer son menton à sa place. Un vrai luron.

— Voyez-vous cette main, maître, et ce bras? dit Hugh, mettant à nu jusqu'au coude le membre musculeux. Tout ça n'était autrefois que de la peau et des os, et ça ne serait plus que de la poussière dans quelque pauvre cimetière, sans la boisson.

— Vous pouvez le couvrir, dit M. Chester, on le verrait tout aussi bien dans votre manche.

— Je n'aurais jamais eu l'audace de prendre un baiser à l'orgueilleuse petite beauté, maître, sans la boisson, cria Hugh. Ha, ha, ha! C'était un bon baiser. Doux comme miel, je vous le garantis. C'est encore à la boisson que je dois ce baiser-là. Je vais boire encore à la boisson, maître. Remplissez-moi ce verre. Allons. Encore une fois!

— Vous êtes un garçon qui promettez trop, dit son patron en mettant son gilet avec le soin le plus scrupuleux, et sans tenir compte de sa requête; il est de mon devoir de vous garder des impulsions trop vives qui résulteraient infailliblement pour vous de la boisson, et qui peuvent vous faire pendre prématurément. Quel âge avez-vous?

— Je ne sais pas.

— Dans tous les cas, dit M. Chester, vous êtes assez jeune pour échapper, pendant quelques années encore, à ce que je peux appeler une mort naturelle. Comment venez-vous donc vous livrer dans mes mains, sur une si courte connaissance, avec la corde autour du cou? Il faut que vous soyez d'une nature bien confiante!»

Hugh recula d'un pas ou deux, et l'examina d'un air où se mêlaient la terreur, l'indignation et la surprise. Quant à son patron, en se regardant dans le miroir avec la même affabilité qu'auparavant, et parlant d'une manière aussi aisée que s'il eût discuté quelque agréable commérage de la ville, il poursuivit:

«Le vol sur la grande route, mon jeune ami, est une occupation dangereuse et chatouilleuse. Elle est agréable, je n'en doute pas, tant qu'elle dure; mais, comme tous les autres plaisirs en ce monde où tout passe, rarement elle dure longtemps. Et en réalité, si, dans la candeur de la jeunesse, vous êtes si prompt à ouvrir votre coeur sur ce sujet, je crains que votre carrière ne soit extrêmement limitée.

— Qu'est-ce-ci? dit Hugh. De quoi parlez-vous là, maître? qui m'y a poussé?

— Qui donc? dit M. Chester, en pivotant avec vivacité, et le regardant en face pour la première fois; je ne vous ai pas bien entendu. Qui est-ce?»

Hugh se troubla et marmotta quelque chose qu'on ne pouvait pas entendre.

«Qui est-ce? Je suis curieux de le savoir, dit M. Chester avec une affabilité des plus grandes. Quelque rustique beauté peut-être? mais soyez prudent, mon bon ami. Il ne faut pas toujours se fier à ces fillettes. Prenez note de l'avis que je vous donne, et faites attention à vous.» En disant ces mots, il se retourna vers le miroir et continua sa toilette.

Hugh lui aurait bien répondu que c'était lui, lui qui lui faisait cette question, qui l'y avait poussé; mais les mots se collèrent dans sa gorge. L'art consommé avec lequel son patron l'avait amené là, l'habileté avec laquelle il avait dirigé toute la conversation, dérouta complètement le pauvre diable. Il ne douta pas que, s'il eût lâché la riposte qui était sur ses lèvres quand M. Chester se retourna si vivement, ce gentleman ne l'eût fait arrêter sur-le-champ et ne l'eût traîné devant un magistrat avec l'objet volé en sa possession; auquel cas il eût été pendu, aussi sûr qu'il était né. L'ascendant que l'homme du monde avait voulu prendre sur ce sauvage instrument fut conquis dès cet instant, et la soumission de Hugh fut complète. Il en eut une peur affreuse; il sentait que le hasard et l'artifice venaient de lui filer un bout de chanvre qui, au moindre mouvement d'une main aussi habile que celle de M. Chester, le suspendrait à la potence.

En proie à ces pensées qui traversèrent rapidement son esprit, et pourtant se demandant encore comment il pouvait se faire qu'au moment même où il venait en tapageur, pour s'imposer lui-même à cet homme, il se fût laissé au contraire subjuguer si vite et si complètement, Hugh se tenait humble et timide devant M. Chester, le regardant de temps en temps avec une espèce de malaise, tandis qu'il finissait de s'habiller. Quand le gentleman eut fini, il prit la lettre, rompit le cachet, et se jetant en arrière dans sa chaise, lut à loisir les pages d'Emma d'un bout à l'autre.

«Tout à fait bien troussé, sur ma vie! Une vraie lettre de femme; c'est plein de ce qu'on appelle tendresse, désintéressement, et tout ce qui s'ensuit!»

En parlant ainsi, il tortilla le papier, et regardant avec indolence du côté de Hugh, comme s'il eût voulu dire: «Vous voyez!» il le présenta à la flamme de la bougie. Quand le papier fut tout en flamme, il le jeta sur la grille, et l'y laissa se consumer.

«C'était adressé à mon fils, dit-il en se tournant vers Hugh; vous avez eu complètement raison de me l'apporter. Je l'ai ouvert sous ma responsabilité personnelle, et vous voyez ce que j'en ai fait. Prenez ceci pour votre peine.»

Hugh, s'avançant de quelques pas, reçut la pièce d'argent que M. Chester lui tendait. Lorsque ce dernier la lui remit dans la main, il ajouta:

» S'il vous arrivait de trouver quelque autre chose de cette sorte, ou de recueillir quelque renseignement qu'il vous parût que je pusse désirer connaître, apportez-les ici; voulez-vous, mon bon garçon?»

Cela fut dit avec un sourire qui signifiait, ou du moins Hugh le crut: «Manquez-y et vous me le payerez.» Il répondit qu'il n'y manquerait pas.

«Et ne soyez pas, reprit son patron, de l'air du plus affectueux patronage, ne soyez pas du tout abattu ou mal à votre aise au sujet de cette petite témérité dont nous avons parlé. Votre cou est aussi en sûreté dans mes mains que si c'était un baby qui le caressât dans ses petits doigts, je vous assure. Buvez encore un coup, maintenant que vous êtes plus tranquille.»

Hugh l'accepta de sa main, et, regardant à la dérobée sa figure souriante, il but en silence le contenu.

«Eh bien! vous ne buvez plus, ha, ha! vous ne buvez donc plus à la
Boisson? dit M. Chester, de sa manière la plus séduisante.

— À vous, monsieur, répondit l'autre d'un air assez gauche, en faisant quelque chose comme une révérence. C'est à vous que je bois.

— Merci. Dieu vous bénisse! À propos, quel est votre nom, mon brave homme? On vous appelle Hugh, oui, je sais; mais votre autre nom?

— Je n'ai pas d'autre nom.

— Un bien étrange garçon! Voulez-vous dire par là que vous ne vous en êtes jamais connu d'autre, ou que vous aimez mieux l'oublier? Lequel des deux?

— Je vous dirais mon autre nom si je le savais, reprit Hugh avec vivacité, mais je ne m'en connais pas d'autre: on m'a toujours appelé Hugh, rien de plus. Je ne me suis jamais ni vu ni connu de père, je n'y ai seulement pas songé. J'étais un petit garçon de six ans, ce n'est pas bien vieux, lorsqu'on pendit ma mère à Tyburn pour procurer à deux mille hommes le plaisir de la voir à la potence. On aurait pu la laisser vivre: elle était assez malheureuse.

— C'est triste, bien triste! dit son patron, avec un sourire plein de condescendance. Je ne doute pas qu'elle ne fût extrêmement belle.

— Voyez-vous mon chien? dit Hugh d'un ton brusque.

— Fidèle, je parie, répliqua son patron, lorgnant le chien, et plein d'intelligence? Les animaux vertueux et bien doués, hommes et bêtes, sont toujours très hideux.

— Ce chien que vous voyez, et un de la même portée, furent la seule chose vivante, excepté moi, qui poussa des cris plaintifs ce jour-là, dit Hugh. De deux mille hommes, et davantage (la foule était plus nombreuse, parce que c'était une femme), le chien et moi nous fûmes les seuls à ressentir quelque pitié. Si ç'avait été un homme, il aurait été bien aise d'être débarrassé d'elle, car elle avait été contrainte par la misère de le laisser maigrir et presque mourir de faim; mais comme ce n'était qu'un chien, et qu'il n'avait pas naturellement les sentiments d'un homme, il en eut du chagrin.

— C'était pure stupidité de bête brute, certainement, dit
M. Chester, et bien digne d'une bête brute comme lui.»

Hugh ne répliqua pas; mais sifflant son chien, qui bondit au sifflement et vint sauter et gambader autour de lui, il souhaita le bonsoir à son ami, le gentleman sympathique.

«Bonsoir, répondit M. Chester. N'oubliez pas que vous êtes en sûreté avec moi, tout à fait en sûreté. Aussi longtemps que vous le mériterez, mon bon garçon, et vous le mériterez toujours, j'espère, vous aurez en moi un ami sur le silence duquel vous pouvez compter. Maintenant faites attention à vous, et songez à quoi vous vous exposez. Bonsoir! Dieu vous assiste!»

Hugh, intimidé par le sens caché de ces paroles, fit le chien couchant, et gagna la porte en rampant, pour ainsi dire, d'une manière si soumise et si subalterne, d'une façon, en un mot, si différente des airs de bravache qu'il avait en entrant, que son patron resté seul sourit plus que jamais.

«Et cependant, dit-il en prenant une prise de tabac, je n'aime pas qu'on ait pendu sa mère. Ce garçon a un bel oeil; je suis sûr qu'elle était belle. Mais très probablement c'était une grossière créature; elle avait peut-être un nez rouge et de gros vilains pieds. Baste! Tout a été pour le mieux, sans aucun doute.»

Après cette réflexion consolante, il mit son habit, adressa un regard d'adieu au miroir et sonna son domestique. Celui-ci parût promptement, suivi d'une chaise et de ses porteurs.

«Pouah! dit M. Chester, l'atmosphère que ce centaure m'a apportée est empestée: cela pue l'échelle et la charrette. Ici, Peak. Apportez quelque eau de senteur et arrosez le parquet; prenez la chaise sur laquelle il s'est assis, et exposez-la à l'air: jetez un peu de cette essence sur moi. Je suis suffoqué!»

Le domestique obéit; puis la chambre et le maître étant tous deux purifiés, M. Chester n'eut plus qu'à demander son claque, à le placer gracieusement plié sous son bras, à s'asseoir dans la chaise, et à se laisser emporter dehors en fredonnant un air à la mode.

CHAPITRE XXIV.

Comment ce gentleman distingué passa la soirée au milieu d'un cercle brillant, éblouissant; comment il enchanta tous ceux dont il s'approcha, par la grâce de son maintien, la politesse de ses manières, la vivacité de sa conversation et la douceur de sa voix; comment on remarqua dans chaque coin du salon que Chester était un homme d'une heureuse humeur, que rien ne le troublait, que les soucis et les erreurs du monde ne lui pesaient pas plus que son habit, et que sa figure souriante reflétait constamment un esprit calme et tranquille; comment d'honnêtes gens, qui par instinct le connaissaient mieux, s'inclinèrent néanmoins devant lui, pleins de déférence pour chacune de ses paroles, et courtisant la faveur d'un de ses regards; comment des gens qui avaient réellement du bon se laissèrent aller au courant, le flattèrent, l'adulèrent, l'approuvèrent, et se méprisèrent eux-mêmes de tant de bassesse; comment, en un mot, il fut un de ceux qui sont reçus et choyés dans la société par nombre de personnes qui, individuellement, se fussent éloignées avec dégoût de celui qui faisait en ce moment l'objet de leur attention avide: voilà des choses si naturelles, qu'elles se présenteront d'elles-mêmes à nos lecteurs. De pareilles platitudes sont si communes qu'elles ne valent à peine qu'un coup d'oeil rapide, et c'est tout.

Les gens qui méprisent l'humanité (je ne parle pas des imbéciles et des comédiens, qui se font de cela une religion) sont de deux sortes: ceux qui croient leur mérite négligé et incompris forment la première classe; ceux qui recueillent la flatterie et l'adulation, sachant bien leur propre indignité, composent l'autre. Soyez sûr que les misanthropes, qui ont le coeur le plus froid, sont toujours de la dernière.

M. Chester était dans son lit, sur son séant, le lendemain matin, et buvant à petits traits son café; il se rappelait, avec une espèce de satisfaction méprisante, comment il avait brillé la veille au soir, comment il avait été caressé et courtisé, lorsque son domestique lui apporta un très petit morceau de papier sale, étroitement cacheté à deux places, et à l'intérieur duquel étaient écrits en assez gros caractères les mots suivants: «Un ami. On désire une conférence. Immédiatement. En particulier. Brûlez cela après l'avoir lu.»

«Où donc, au nom de la conspiration des poudres[23], avez-vous ramassé cela?» dit son maître.

Cela lui avait été donné par une personne qui attendait maintenant à la porte: telle fut la réponse du domestique.

«Avec un manteau et un poignard? dit M. Chester.

— Cette personne n'avait sur elle rien de plus menaçant, à ce qu'il m'a semblé, qu'un tablier de cuir et une figure sale.

— Qu'elle entre.» Elle entra. C'était M. Tappertit, avec ses cheveux encore hérissés, et dans sa main une grande serrure qu'il déposa sur le parquet au milieu de la chambre, comme s'il eût été prêt à exécuter quelque représentation où devait figurer une serrure.

«Monsieur, dit M. Tappertit en faisant un profond salut, je vous remercie de votre condescendance, et je suis bien aise de vous voir. Excusez l'emploi servile dans lequel je suis engagé, et étendez votre sympathie sur un homme qui, malgré son humble apparence, travaille intérieurement à une oeuvre fort au-dessus de son rang social.»

M. Chester écarta les rideaux du lit plus en arrière, et regarda ce visiteur avec une vague idée que c'était quelque maniaque qui non seulement avait forcé la porte de sa loge, mais avait emporté la serrure par-dessus le marché. M. Tappertit salua de nouveau, et développa ses jambes dans l'attitude la plus avantageuse.

«Vous avez entendu parler, monsieur, dit M. Tappertit, en mettant sa main sur sa poitrine, de G. Varden, serrurier, pose les sonnettes et exécute proprement les réparations à la ville et à la campagne, Clerkenwell, Londres?

— Eh bien, après? demanda M. Chester.

— Je suis son apprenti, monsieur.

— Eh bien, après?

— Hem! dit M. Tappertit, voulez-vous me permettre de fermer la porte, monsieur, et voulez-vous en outre, monsieur, me donner votre parole d'honneur que ce qui se passera entre nous demeurera strictement confidentiel?»

M. Chester se recoucha dans son lit avec calme, et tournant une figure où il n'y avait pas le moindre trouble, vers l'étrange apparition qui pendant ce temps avait fermé la porte, il pria l'inconnu de s'expliquer aussi raisonnablement que possible, si cela ne le gênait pas.

«En premier lieu, monsieur, dit M. Tappertit, exhibant un petit mouchoir de poche et le secouant pour le déplier, comme je n'ai pas de carte sur moi (l'envie des maîtres nous ravale au-dessous de ce niveau), souffrez que je vous offre ce que les circonstances me fournissent de mieux en remplacement d'une carte. Si vous voulez prendre ceci dans votre main, monsieur, et jeter les yeux sur le coin qui est à votre droite, dit M. Tappertit en présentant d'un air gracieux son mouchoir, vous y trouverez mes lettres de créance.

— Je vous remercie, répondit M. Chester en acceptant ce mouchoir avec politesse, et regardant à l'un des bouts quelques caractères d'un rouge de sang: Quatre. Simon Tappertit. Un. Est-ce cela?

— C'est mon nom, monsieur, ne faites pas attention aux numéros, répliqua l'apprenti. Les numéros ne sont là que comme de simples indications pour la blanchisseuse, sans aucune connexion avec moi ni ma famille. Votre nom, monsieur, dit M. Tappertit en regardant fixement le bonnet de nuit du gentleman, est Chester, je suppose? vous n'avez pas besoin de l'ôter, monsieur, je vous remercie. Je vois d'ici E. C.; nous tiendrons le reste pour chose convenue.

— Monsieur Tappertit, je vous prie, dit M. Chester, cette pièce compliquée de serrurerie que vous m'avez fait la faveur d'apporter avec vous a-t-elle quelque connexion immédiate avec l'affaire que nous avons à discuter?

— Elle n'en a aucune, monsieur, répliqua l'apprenti. C'est que j'allais la poser à la porte d'un magasin dans Thames-Street.

— Peut-être, en ce cas, dit M. Chester, comme elle a un parfum d'huile grasse un peu plus fort que je n'ai l'habitude d'en rafraîchir ma chambre à coucher, voudrez-vous bien m'obliger de la déposer dehors à la porte?

— Certainement, monsieur, dit M. Tappertit, se hâtant d'acquiescer à ce désir.

— Vous m'excuserez de cette observation, j'espère?

— Ne vous en excusez pas, monsieur, je vous prie. Et maintenant, s'il vous plaît, à notre affaire.»

Durant tout le cours de ce dialogue, M. Chester n'avait rien laissé paraître sur sa figure que son sourire de sérénité et de politesse inaltérable. Sim Tappertit, qui avait de lui-même une opinion beaucoup trop bonne pour soupçonner que n'importe qui pût s'amuser à ses dépens, s'imagina reconnaître là quelque chose du respect qui lui était dû, et fit de cette conduite courtoise d'un étranger à son égard une comparaison qui n'était point du tout favorable à celle du digne serrurier, son patron.

— D'après ce qui se passe chez nous, dit M. Tappertit, je suis instruit, monsieur, d'un commerce que votre fils entretient avec une jeune demoiselle contre vos inclinations. Votre fils ne s'est pas bien conduit avec moi, monsieur.

«Monsieur Tappertit, dit l'autre, vous me peinez au delà de toute expression.

— Je vous remercie, monsieur, répliqua l'apprenti. Je suis aise de vous entendre parler ainsi. Il est très fier, monsieur votre fils, très hautain.

— J'en ai peur, dit M. Chester. Savez-vous que je le craignais un peu déjà? mais votre témoignage ne me permet plus d'en douter.

— Raconter les corvées serviles que j'ai eu à faire pour votre fils, monsieur, dit M. Tappertit; les chaises que j'ai eu à lui donner, les voitures que j'ai eu à aller lui chercher, les nombreuses besognes dégradantes, et sans la moindre connexion avec mon contrat d'apprentissage, que j'ai eu à subir pour lui, remplirait une Bible de famille. D'ailleurs, monsieur, ce n'est lui-même au bout du compte qu'un jeune homme, et je ne considère pas: «Merci, Sim» comme une formule convenable de politesse en ces occasions.

— Monsieur Tappertit, vous avez une sagesse au-dessus de votre âge. Continuez, je vous prie.

— Je vous remercie de votre bonne opinion, monsieur, dit Sim, très flatté, et je tâcherai de la justifier. Maintenant, monsieur, à cause de ce grief (et peut-être encore pour une ou deux raisons qu'il est inutile de vous déduire), je suis de votre côté. Et voici ce que je vous dis: tant que nos gens iront et viendront, çà et là, en long et en large, à ce vieux joyeux Maypole là-bas, avec des lettres, des commissions mille choses qu'on porte, qu'on va chercher, vous ne sauriez empêcher votre fils d'entretenir commerce avec cette jeune demoiselle par délégué, quand tous les Horse-Guards[24] le surveilleraient nuit et jour, en grand uniforme, depuis le premier jusqu'au dernier.»

M. Tappertit s'arrêta pour prendre haleine après cette hypothèse; puis il reprit son élan.

«Maintenant, monsieur, j'arrive au point capital. Vous demanderez comment empêcher cela? je vais vous dire comment. Si un honnête, civil, et souriant gentleman, tel que vous…

— Monsieur Tappertit, réellement…

— Non, non, je parle sérieusement, répliqua l'apprenti, je parle sérieusement, ma parole d'honneur. Si un honnête, civil, et souriant gentleman, tel que vous, consentait à causer seulement pendant dix minutes avec notre vieille femme, Mme Varden, et à la flatter un brin, elle vous serait acquise à jamais. Et nous obtiendrons cet autre résultat que sa fille Dolly (ici une rougeur subite se répandit sur la figure de M, Tappertit) n'aurait plus la permission de servir dorénavant d'intermédiaire; mais rien ne l'en empêchera, tant que nous n'aurons pas la mère pour nous. Songez-y bien.

— Monsieur Tappertit, votre connaissance de la nature humaine…

— Attendez une minute, dit Sim, en croisant ses bras avec un calme effrayant. J'arrive à présent au point le plus capital. Monsieur, il y a un scélérat à ce Maypole, un monstre sous forme humaine, un vagabond fini. Si vous ne vous en débarrassez pas, si vous ne le faites pas au moins enlever et confisquer, vous ne réussirez à rien, il mariera votre fils, soyez-en sûr et certain, comme s'il était l'archevêque de Canterbéry en personne. Il le fera, monsieur, vu la haine malicieuse qu'il vous porte, et à part le plaisir de faire une mauvaise action, qui suffit pour le payer de toutes ses peines. Si vous saviez comme ce gaillard, ce Joseph Willet (c'est son nom), va et vient chez nous, vous diffamant, vous dénonçant, vous menaçant, et comme je frémis quand je l'entends, vous le haïriez plus que je ne fais, monsieur, dit M. Tappertit d'un air farouche, en hérissant sa chevelure encore davantage, et en grinçant des dents comme s'il voulait écraser son ennemi sous ses molaires, si c'était possible.

— Une petite vengeance particulière, monsieur Tappertit?

— Vengeance particulière, monsieur, ou intérêt public, ou tous les deux combinés, n'importe; détruisez-le, répliqua M. Tappertit. Miggs le dit comme moi. Miggs et moi, voyez-vous, nous ne pouvons souffrir tous ces complots souterrains qui vont leur train. Nos coeurs s'en révoltent. Barnabé Rudge et Mme Rudge sont dans l'affaire également; mais c'est ce scélérat de Joseph Willet qui est le meneur. Leurs complots et leurs plans sont connus de moi et de Miggs. Si vous désirez vous renseigner là-dessus, vous n'avez qu'à vous adresser à nous. À bas Joseph Willet, monsieur! Détruisez-le. Écrasez-le. Et ce sera bien fait.»

En disant ces mots, M. Tappertit, qui semblait ne pas attendre de réplique, et regarder comme une conséquence nécessaire de son éloquence que son auditeur fût tout à fait abasourdi, muet d'admiration, réduit au mutisme et anéanti, croisa ses bras de telle sorte que la paume de chacune de ses mains resta sur l'épaule opposée; et il disparut à la manière de ces conseillers mystérieux dont il avait vu les allures dans les livres de contes à bon marché.

«Ce garçon, dit M. Chester en détendant sa figure, lorsque l'apprenti fut déjà loin, est bon pour m'entretenir la main. Il faut vraiment que je sois maître de ma physionomie comme je le suis, pour ne pas pouffer de rire. Mais, avec tout cela, il n'en confirme pas moins pleinement mes soupçons. Il y a telles circonstances où des outils émoussés valent mieux pour l'usage qu'on en veut faire que des instruments bien raffinés. Je crains d'être obligé de faire un grand ravage parmi ces dignes gens. Fâcheuse nécessité! J'en suis tout à fait désolé pour eux.»

Cela dit, il commença par s'assoupir tout doucement: puis il tomba petit à petit dans un sommeil si paisible, si agréable, qu'il avait tout à fait l'air d'un enfant qui fait son dodo.

CHAPITRE XXV.

Laissant l'homme favorisé, bien reçu et flatté par le monde, l'homme du monde le plus mondain, qui jamais ne se compromit en dérogeant au code du gentleman, qui jamais ne fut coupable d'une action virile, dormir dans son lit en souriant (car le sommeil lui-même, n'opérant qu'un faible changement sur sa figure dissimulée, devenait, chez M. Chester, une espèce d'hypocrisie conventionnelle et calculée), nous allons suivre deux voyageurs qui se dirigent lentement à pied vers Chigwell.

Barnabé et sa mère. Grip les accompagne, bien entendu.

La veuve, à qui chaque pénible mille semblait plus long que le dernier, poursuivait sa route triste et fatigante; Barnabé, cédant à toutes les impulsions du moment, voltigeait çà et là, tantôt la laissant loin derrière lui, tantôt musant loin derrière elle, tantôt s'élançant dans quelque ruelle détournée ou quelque sentier, pendant qu'elle continuait seule sa route, et puis apparaissant de nouveau à la dérobée et arrivant sur elle avec un hourra de folle joie, selon les inspirations de sa fantasque et capricieuse nature. Tantôt il l'appelait de la branche la plus élevée de l'un des plus hauts arbres du bord de la route; tantôt, se servant de son grand bâton en guise de perche à sauter, il volait par-dessus un fossé, ou une haie, ou une barrière à cinq traverses; tantôt, avec une vitesse étonnante, il courait un mille ou plus sur la route tout droit devant lui, et faisait halte pour jouer avec Grip sur un peu de gazon, jusqu'à ce qu'elle le rejoignît. C'étaient là ses délices; et, quand sa patiente mère entendait sa voix, ou qu'elle regardait sa figure animée et pleine de santé, elle n'aurait pas voulu gâter ses plaisirs par une triste parole, ni par un murmure, quoique la gaieté insouciante et salubre qui faisait le bonheur de son fils fût pour elle, par réflexion, la source de ses souffrances éternelles.

C'est quelque chose pourtant d'avoir sous les yeux le spectacle de la gaieté libre, impétueuse, à la face de la nature, lors même que c'est la gaieté folâtre d'un idiot. C'est quelque chose de savoir que le ciel a laissé une place pour le contentement dans la poitrine d'une telle créature; c'est quelque chose d'être assuré que, si légèrement qu'on voie les hommes détruire cette faculté chez leurs semblables, le grand créateur de l'humanité l'accorde au plus humble, au plus méprisé de ses ouvrages. Qui ne préférerait être témoin du bonheur d'un idiot en plein soleil plutôt que des angoisses languissantes de l'homme le plus sensé dans une ténébreuse prison?

Gens d'une austérité lugubre, vous dont le pinceau prête au visage de l'infinie bienveillance un continuel froncement de sourcils, lisez le livre éternel tout grand ouvert à vos yeux, et retenez la leçon qu'il vous donne. Ses peintures n'ont pas des nuances noires et sombres, mais des teintes brillantes et éblouissantes; sa musique, si ce n'est quand vous la couvrez de vos croassements, ne consiste pas en soupirs et en gémissements, mais en chansons et en joyeux accords. Écoutez ces millions de voix dans l'air d'été, et trouvez-en une seule aussi lamentable que la vôtre. Rappelez-vous, si vous pouvez, le sentiment d'espoir et de plaisir que chaque riant retour du jour éveille dans la poitrine de tous vos semblables qui n'ont pas changé leur nature; et apprenez quelque sagesse même des pauvres d'esprit, quand leurs coeurs sont soulevés, ils ne savent pas pourquoi, par toute l'allégresse et tout le bonheur que le jour renaissant leur apporte.

Le sein de la veuve était rempli d'inquiétude, il était accablé d'affliction et d'une secrète épouvante; mais la gaieté de coeur de son fils la réjouissait, et trompait les ennuis de ce long voyage. Quelquefois il l'invitait à s'appuyer sur son bras, et il restait bien tranquille à côté d'elle pendant une courte distance; mais il était plus dans sa nature de rôder çà et là, et elle avait plus de plaisir encore à le voir libre et heureux qu'à le garder auprès d'elle, parce qu'elle l'aimait plus qu'elle-même.

Elle avait quitté l'endroit où ils se rendaient, aussitôt après l'événement qui avait changé toute leur existence; et, depuis vingt-deux ans, elle n'avait jamais eu le courage de retourner le visiter. C'était son village natal. Quelle foule de souvenirs s'empara de son esprit lorsque Chigwell frappa sa vue!

Vingt-deux ans! Toute la vie et toute l'histoire de son garçon. La dernière fois qu'elle avait jeté en arrière un regard sur ces toits au milieu des arbres, elle l'emportait dans ses bras, enfant en bas âge. Que de fois, depuis ce temps, elle était restée assise à ses côtés jour et nuit, épiant l'aube de l'intelligence qui jamais ne parut! Quelles avaient été ses craintes, ses doutes, et cependant ses espérances, longtemps encore après avoir acquis la conviction d'un mal sans remède! Les petits stratagèmes qu'elle avait inventés pour l'éprouver, les petites marques qu'il avait données dans ses actes enfantins, non pas de stupidité, mais de quelque chose d'infiniment pis, tant sa malice était affreuse et peu semblable à l'espièglerie d'un enfant, lui revinrent à la mémoire aussi vivement que si cela se fût passé la veille. La chambre dans laquelle ils se tenaient d'ordinaire, la place où était son berceau, lui-même enfin avec sa figure de vieux petit marmouset, mais toujours chéri de sa mère, fixant sur elle un oeil égaré et sans regard, et bourdonnant quelque chant bigarre, tandis que, assise à ses côtés, elle le berçait, toutes les circonstances de son enfance se représentèrent en foule, et les plus triviales furent peut-être les plus distinctes.

Sa seconde enfance aussi; les étranges imaginations qu'il avait; sa terreur de certaines choses insensibles, objets familiers qu'il animait et douait de la vie; la marche lente et graduelle de cette subite horreur, au milieu de laquelle, avant sa naissance, son intelligence obscurcie était éclose; comment, au milieu de tout cela, elle avait trouvé quelque espérance et quelque consolation à voir qu'il ne ressemblait pas aux autres enfants; comment elle en était presque venue à croire au tardif développement de sa raison, jusqu'à ce qu'il fût devenu un homme, et qu'alors son enfance fût complète et durable: toutes ces anciennes pensées jaillirent de suite dans son esprit, plus fortes après leur long sommeil et plus amères que jamais.

Elle prit son bras, et ils traversèrent à la hâte la rue du village. C'était bien le même village tel qu'elle l'avait connu jadis; néanmoins elle le trouvait un peu changé; il avait un autre air. Le changement venait d'elle et non de lui, mais elle ne songeait pas à cela; elle s'étonnait de ne plus lui retrouver la même physionomie; elle se demandait à quoi cela tenait.

Tout le monde reconnut Barnabé; les enfants s'attroupèrent autour de lui, comme elle se souvenait de l'avoir fait avec leurs pères et leurs mères autour de quelque mendiant idiot, lorsqu'elle était un enfant elle-même. Mais personne ne la reconnut. Ils passèrent devant chaque maison qu'elle se rappelait bien, chaque cour, chaque enclos; et, pénétrant dans les champs, ils se retrouvèrent bientôt seuls.

La Garenne fut le terme de leur voyage. M. Haredale se promenait dans le jardin; il les vit passer devant la porte de fer, et l'ayant ouverte, il leur dit d'entrer par là.

«Enfin, vous avez eu le courage de visiter l'antique demeure, dit- il à la veuve. Je vous sais gré de cet effort.

— J'y viens pour la première fois, monsieur, et pour la dernière, répliqua-t-elle.

— La première depuis bien des années, mais non pas la dernière.

— Oh! la dernière.

— Voulez-vous dire, repartit M. Haredale, en la regardant avec quelque surprise, qu'après avoir fait cet effort, vous êtes résolue de ne pas y persévérer, et que vous allez retomber dans votre faiblesse? Ce serait indigne de vous. Je vous ai souvent dit que vous devriez revenir ici. Vous y seriez plus heureuse que partout ailleurs, j'en suis sûr. Quant à Barnabé, il est ici comme chez lui.

— Et Grip aussi,» dit Barnabé en présentant son petit panier ouvert.

Le corbeau sautilla gravement dehors, se percha sur l'épaule de son maître, et, s'adressant à M. Haredale, il cria, comme pour donner à entendre peut-être que quelque rafraîchissement modéré ne serait pas de refus:

«Polly, mettez la bouilloire au feu, nous prendrons tous du thé!

— Écoutez-moi, Marie, dit affectueusement M. Haredale, comme il lui faisait signe de le suivre vers la maison. Votre vie a été un exemple de patience et de courage, sauf cette unique faiblesse qui m'a souvent causé beaucoup de peine. C'est bien assez de savoir que vous fûtes cruellement enveloppée dans la catastrophe qui me priva d'un frère unique et Emma de son père, sans être obligé de supposer (comme cela m'arrive parfois) que vous nous associez avec l'auteur de notre double infortune.

— Vous associer avec lui, monsieur! s'écria-t-elle.

— Réellement, dit M. Haredale, je vous en accuse quelquefois. Je suis tenté de croire que, comme de nombreux liens attachaient votre mari à notre parent, et qu'il est mort à son service et pour sa défense, vous en êtes venue en quelque sorte à nous confondre dans l'assassinat dont il a été victime aussi.

— Hélas! répondit-elle, que vous connaissez peu mon coeur, monsieur! que vous êtes loin de la vérité!

— C'est une idée si naturelle! Il est probable qu'elle vous vient malgré vous et à votre insu, dit M. Haredale, se parlant à lui- même plutôt qu'à elle. Nous sommes une maison déchue. L'argent, dispensé de la main la plus prodigue, ne serait qu'une pauvre indemnité pour des souffrances telles que les vôtres; répandu avec économie par des mains aussi étroitement serrées que les nôtres, il devient une misérable dérision. Je sens cela, Dieu le sait, ajouta-t-il avec précipitation. Pourquoi m'étonnerais-je qu'elle le sente aussi?

— Vous me faites vraiment tort, cher monsieur, répondit-elle avec une grande vivacité; et quand vous aurez entendu ce que je désire avoir la permission de vous dire…

— Je verrai mes soupçons se confirmer? dit-il en observant qu'elle balbutiait et devenait confuse. C'est bien!»

Il accéléra sa marche pendant quelques pas, mais il revint bientôt se mettre à ses côtés.

«Et enfin, dit-il, vous avez fait tout ce chemin seulement pour me parler?

— Oui, répliqua-t-elle.

— Malédiction, murmura-t-il, sur notre pitoyable position de gueux orgueilleux, également déplacés que nous sommes près du riche et près du pauvre! l'un forcé de nous traiter avec une apparence de froid respect, l'autre nous montrant de la condescendance en toutes ses actions et ses paroles, et nous tenant davantage à distance à mesure qu'il nous approche. Dites- moi, au lieu de vous donner la peine de rompre pour si peu de chose la chaîne d'habitude qu'ont forgée vingt-deux ans d'absence, ne pouviez-vous pas me faire connaître votre désir de recevoir ma visite?

— Je n'en ai pas eu le temps, monsieur, répondit-elle. Je n'ai pris ma résolution que la nuit dernière, et l'ayant prise, j'ai senti qu'il me fallait sans perdre un jour, un jour? pas même une heure, avoir un entretien avec vous.»

Ils avaient, pendant ce dialogue, atteint la maison. M. Haredale s'arrêta un moment et la regarda comme s'il était étonné de l'énergie de ses manières. Remarquant, toutefois, qu'elle n'avait pas l'air de faire attention à lui, mais qu'elle levait les yeux et jetait, en frissonnant, un regard sur ces vieilles murailles qui s'unissaient dans son esprit à de semblables horreurs, il la mena par un escalier particulier dans sa bibliothèque, où Emma était à lire, assise à la fenêtre.

Cette jeune personne, voyant qui s'approchait, se leva précipitamment et mit son livre de côté; puis avec beaucoup de paroles affectueuses, et non sans larmes, elle voulut faire à la veuve l'accueil le plus empressé, le plus cordial. Mais celle-ci se déroba à son embrassement comme si elle avait peur d'elle, et s'affaissa tremblante sur une chaise.

«C'est l'effet de votre retour ici après une si longue absence, dit Emma avec douceur. Sonnez, je vous prie, cher oncle, ou plutôt ne bougez pas: Barnabé courra lui-même demander du vin.

— Non, pour tout au monde, cria la veuve. Il aurait un autre goût. Je ne pourrais pas y toucher. Je n'ai besoin que d'une minute de repos; rien que cela.»

Mlle Haredale resta debout auprès de sa chaise, la regardant avec une compassion silencieuse. Elle demeura un peu de temps tout à fait tranquille; puis elle se leva et se tourna vers M. Haredale, qui s'était assis dans sa bergère et la contemplait avec l'attention la plus soutenue.

La légende rattachée au manoir semblait, comme nous l'avons déjà dit, le prédestiner à devenir le théâtre d'un crime pareil à celui qui avait ensanglanté ses murs. La chambre dans laquelle ils se trouvaient, voisine de la chambre même où le meurtre s'était accompli, ténébreuse, mélancolique et morne, surchargée de livres mangés aux vers, close par des rideaux qui amortissaient et étouffaient chaque son, couverte d'ombres lugubres par des arbres dont les branches bruissantes venaient continuellement, ainsi que des spectres, frapper les carreaux, avait, plus que toutes les autres chambres de la maison, un air sinistre et funèbre. Le groupe même qui se trouvait là offrait des personnages appropriés aussi à ce lieu terrible. La veuve, avec sa figure tressaillante et ses yeux baissés; M. Haredale, sévère et morne, comme toujours; sa nièce auprès de lui, ressemblant, malgré de très grandes différences, au portrait de son père, qui, de la muraille noircie, les considérait d'un air de reproche; Barnabé, avec son regard vague et ses yeux mobiles; tous répondaient bien au lieu de la scène et aux acteurs de la légende. Le corbeau lui-même, qui avait sauté sur la table, où, semblable à un vieux nécromancien, il paraissait étudier profondément un grand volume in-folio, ouvert sur un pupitre, était en harmonie avec le reste: on aurait dit une incarnation du mauvais esprit, attendant son heure de faire le mal.

«Je sais à peine, dit la veuve en rompant le silence, par où commencer. Vous allez croire qu'il y a du trouble dans ma raison.

— Tout le cours de votre vie paisible et irréprochable depuis que vous avez quitté la Garenne, répondit doucement M. Haredale, portera témoignage en votre faveur. Pourquoi craignez-vous d'exciter un pareil soupçon? vous ne parlez pas à des étrangers. Ce n'est pas la première fois que vous avez à réclamer notre intérêt ou notre considération. Remettez-vous. Prenez courage. Quelque avis ou quelque assistance que vous réclamiez de ma part, vous savez qu'ils vous appartiennent de droit, qu'ils vous sont pleinement acquis.

— Que diriez-vous donc, monsieur, si j'étais venue, répliqua-t- elle, moi qui n'ai pas d'autre ami que vous sur la terre, pour rejeter votre aide à partir de ce moment, et pour vous dire que désormais je me lance sur l'océan du monde, seule et sans soutien, prête à y enfoncer ou y surnager, selon que le ciel en décidera?

— Vous auriez, si vous étiez venue vers moi dans une semblable intention, dit avec calme M. Haredale, quelque motif à me donner sans doute d'une conduite si extraordinaire, et, malgré l'étonnement que pourrait me causer une résolution si soudaine et si étrange, naturellement je ne le traiterais pas légèrement.

— C'est là, monsieur, répondit-elle, ce qu'il y a de déplorable dans mon malheur. Je ne puis vous donner de motif. Ma résolution, sans explication aucune, est tout ce que je puis vous offrir. C'est mon devoir, mon devoir impérieux et forcé. Si je ne le remplissais pas, je serais une créature vile et criminelle. Maintenant que je vous ai dit cela, mes lèvres sont scellées; je ne puis vous en dire davantage.»

Comme si elle se fût sentie soulagée d'en avoir tant dit, et que cela lui eût donné du nerf pour le restant de sa tâche, elle continua de parler d'une voix plus ferme et avec plus de courage.

«Le ciel m'est témoin, comme l'est mon propre coeur (et le vôtre, chère demoiselle, parlera pour moi, je le sais), que j'ai vécu, depuis le temps dont nous avons tous d'amers sujets de nous souvenir, dans un dévouement et une gratitude invariables pour cette famille. Le ciel m'est témoin que, n'importe en quel lieu j'aille, je conserverai les mêmes sentiments à jamais inaltérables. Il m'est témoin encore qu'eux seuls me poussent dans la voie que je vais suivre, et dont rien à présent ne me détournera, aussi vrai que j'espère en la miséricorde divine.

— Voilà d'étranges énigmes, dit M. Haredale.

— Dans ce monde, monsieur, répliqua-t-elle, peut-être ne seront- elles jamais expliquées. Dans un autre, la vérité se découvrira d'elle-même. Et puisse ce temps, ajouta-t-elle à voix basse, être bien éloigné!

— Voyons, dit M. Haredale, si je vous comprends bien; car je doute de mes propres sens. Voulez-vous dire que vous êtes volontairement résolue à vous priver des moyens de subsistance que vous avez si longtemps reçus de nous; que vous êtes déterminée à résigner la rente que nous vous avons faite il y a vingt ans: à quitter votre maison, votre intérieur, tout ce qui vous appartient, pour recommencer une vie nouvelle; et cela pour quelque secret motif ou quelque monstrueuse fantaisie, qui n'est pas susceptible d'explication, qui n'existe que d'aujourd'hui et n'a pas cessé de dormir dans l'ombre pendant tout ce temps? Au nom de Dieu, à quelle illusion êtes-vous en proie?

— Aussi vrai que je suis profondément reconnaissante, répondit- elle, des bontés de ceux qui, vivants ou morts, ont été ou sont les propriétaires de cette maison; aussi vrai que je ne voudrais pas que son toit tombât et m'écrasât, ou que ses murs suassent du sang, lorsqu'ils entendent prononcer mon nom; aussi vrai est-il que je ne subsisterai plus jamais aux dépens de leur libéralité, ni que je ne souffrirai qu'elle aide à ma subsistance. Vous ne savez pas, ajouta-t-elle avec promptitude, à quels usages vos bienfaits peuvent être appliqués, dans quelles mains ils peuvent passer. Je le sais, et j'y renonce.

— Sûrement, dit M. Haredale, vous êtes maîtresse de l'emploi de cette rente.

— Je le fus. Je ne saurais l'être plus longtemps. Il se peut qu'elle soit (elle l'est) consacrée à un usage qui raille les morts dans leurs tombeaux. Cela ne peut que me porter malheur, attirer encore quelque affreuse condamnation du ciel sur la tête de mon cher fils, dont l'innocence souffrira des fautes de sa mère.

— Quels mots viens-je d'entendre là? cria M. Haredale en la regardant avec étonnement. Parmi quels associés êtes-vous donc tombée? quelle est cette faute où l'on vous aurait entraînée par surprise?

— Je suis coupable et pourtant innocente; j'ai tort et j'ai raison; pure d'intention, et contrainte de protéger et d'aider les méchants. Ne me questionnez pas davantage, monsieur; mais croyez que je suis plutôt à plaindre qu'à condamner. Il faut que j'abandonne demain ma maison: car, tandis que je me trouve ici, elle est hantée. Ma future résidence, si je veux y vivre en paix, doit être un mystère. Si mon pauvre garçon poussait un jour ses courses errantes de ce côté, ne tentez pas de découvrir notre asile car, si on nous relance, il nous faudra fuir encore. Et maintenant mon esprit est délivré de ce fardeau. Je vous conjure, monsieur, ainsi que vous, chère mademoiselle Haredale d'avoir confiance en moi, si vous pouvez, et de penser à moi aussi affectueusement que vous aviez accoutumé de le faire. Si je meurs sans pouvoir dire mon secret, même alors (car cela peut arriver), grâce à l'oeuvre d'aujourd'hui, ma poitrine sera plus légère à l'heure suprême, et le jour de ma mort, et chaque jour jusqu'à ce que celui-là vienne, je prierai pour vous deux, je vous remercierai et ne vous troublerai plus jamais.»

Cela dit, elle voulait les quitter, mais ils la retinrent, et, avec beaucoup de paroles d'encouragement et d'affectueuses instances, ils la supplièrent de considérer ce qu'elle faisait et par dessus tout d'avoir en eux plus de confiance et de leur dire ce qui accablait son esprit d'une façon si navrante. La voyant sourde à leurs efforts de persuasion, M. Haredale s'avisa d'une dernière ressource il suggéra l'idée que la veuve prît pour confidente Emma, qui, à raison de sa jeunesse et de son sexe, l'effrayerait peut-être moins que lui. Cette proposition, toutefois, la fit reculer avec la même expression de répugnance qu'elle avait manifestée au commencement de leur entrevue. Tout ce qu'on put obtenir d'elle, ce fut une promesse de recevoir chez elle M. Haredale le lendemain soir, et d'employer cet intervalle à réfléchir de nouveau sur sa résolution et sur leurs, conseils, quoiqu'il n'y eut pas du tout à espérer, leur dit-elle, aucun changement de sa part. Cette condition acceptée enfin, ils laissèrent à contrecoeur partir la veuve puisqu'elle ne voulait ni boire ni manger dans la maison, et en conséquence, elle, Barnabé et Grip s'en allèrent, comme ils étaient venus, par l'escalier particulier et la porte du jardin, sans voir personne et sans que personne les vît sur le chemin.

Une chose remarquable chez le corbeau, c'est que, durant tout le cours de l'entrevue, il tint ses yeux fixés sur son livre, exactement de l'air du plus rusé coquin qui aurait feint de lire avec une extrême attention, mais qui aurait tout écouté, sans perdre un seul mot. Il fallait même que la conversation qu'il venait d'entendre occupât fortement son esprit: car, lorsqu'ils furent seuls tous les trois, tout en donnant des ordres pour l'immédiate préparation d'innombrables bouilloires dans le but de prendre du thé, il restait pensif et semblait plutôt céder à un sentiment abstrait de devoir qu'au désir de se rendre agréable et d'être ce qu'on appelle communément de bonne compagnie.

Les voyageurs devaient retourner à Londres par la diligence. Comme il y avait un intervalle de deux grandes heures avant qu'elle partît, et qu'ils avaient besoin de repos et de quelque nourriture, Barnabé insista pour une visite au Maypole; mais sa mère, qui ne souhaitait pas d'être reconnue, et qui craignait en outre que M. Haredale, après réflexion, n'envoyât à sa recherche quelque messager vers cet établissement, proposa d'attendre dans le cimetière au lieu d'aller au Maypole. Rien n'étant plus aisé pour Barnabé que d'acheter et d'apporter là les humbles aliments qu'il leur fallait, celui-ci consentit avec joie; et bientôt ils furent assis dans le cimetière à prendre leur frugal repas.

Là encore, le corbeau prit une attitude de haute méditation; il se promena de long en large quand il eut dîné, de l'air d'un grave gentleman et avec une telle importance, qu'il ne lui manquait plus que d'avoir ses mains sous les pans retroussés de son habit; il fit semblant de lire les pierres tumulaires en critique consommé. Quelquefois, après avoir longuement examiné une épitaphe, il aiguisait son bec sur la tombe et criait d'un ton rauque: «Je suis un démon, je suis un démon, je suis un démon!» Après cela, il n'est pas sûr du tout qu'il adressât ces allusions à la personne qui était censée reposer dessous; il est bien possible qu'il ne les vociférât que comme une réflexion générale.

Le cimetière était un joli endroit fort paisible, mais bien triste pour la mère de Barnabé, car M. Reuben Haredale gisait là, et, près du caveau où ses cendres reposaient, elle pouvait voir une pierre élevée à la mémoire de son propre époux, avec une courte inscription mentionnant quand et comment il avait perdu la vie. Elle s'assit là, pensive et à l'écart, jusqu'à ce que leur temps se fût écoulé, et que le son lointain du cor annonçât que la diligence arrivait.

Barnabé, qui dormait sur le gazon, bondit à ce bruit, et Grip, qui parut l'entendre aussi bien que lui, entra tout droit dans son panier, suppliant la société en général (comme s'il voulait faire une espèce de satire contre ceux qui avaient des rapports avec les cimetières) de ne jamais «avoir peur» dans aucun cas. Ils furent bientôt tous trois perchés sur la diligence et roulèrent sur la route.

On passa devant le Maypole et on s'arrêta à la porte. Joe était absent, Hugh vint, avec sa nonchalance accoutumée, tendre le paquet demandé. Il n'y avait pas à craindre que le vieux John sortît. Ils purent, du faîte de la diligence, le voir profondément endormi dans son confortable comptoir. C'était là une particularité du caractère de John. Il se faisait un point d'honneur d'aller dormir à l'heure de la diligence, il dédaignait de flâner par là; il regardait les diligences comme des choses qui auraient dû être poursuivies en justice, parce qu'elles troublaient le repos de l'humanité, comme des inventions d'une activité continuelle, sans cesse en mouvement, toujours affairées, ne servant qu'à souffler dans un cor, tout à fait au-dessous de la dignité d'hommes et convenant seulement à de folles jeunes filles qui ne savaient que babiller et courir les boutiques. «Nous ne nous occupons pas ici des diligences, monsieur, avait coutume de répondre John, si quelque étranger mal chanceux prenait auprès de lui quelque information sur ces odieux véhicules, nous n'enregistrons pas pour les diligences, elles donnent plus d'embarras qu'elles ne valent, avec leur bruit et leur tintamarre. Si vous voulez les attendre, vous le pouvez, mais nous ne nous occupons pas d'elles, il est possible qu'elles s'arrêtent, il est possible qu'elles ne s'arrêtent pas, il y a un messager, on le trouvait fort suffisant pour nous quand j'étais petit garçon.»

Elle baissa son voile lorsque Hugh grimpa et tandis qu'il causa avec Barnabé en chuchotant, mais ni lui ni aucune autre personne ne lui parla, ni ne fit attention à elle, ni ne montra la moindre curiosité à son sujet, et ce fut ainsi que, comme une étrangère, elle visita et quitta le village où elle était née, où elle avait vécu joyeuse enfant, gracieuse jeune fille, heureuse épouse, où elle avait connu toutes les jouissances de la vie, et où elle avait commencé la carrière de ses chagrins les plus cruels.

CHAPITRE XXVI.

«Et vous entendez ceci sans surprise, Varden? dit M. Haredale. Fort bien! Vous et elle avez toujours été les meilleurs amis, et, s'il est quelqu'un qui puisse la comprendre, ce doit être vous.

— Je vous demande pardon, monsieur, répondit le serrurier; je ne vous ai pas dit que je la comprisse. Je n'aurais pas la présomption de dire cela d'aucune femme. Ce n'est déjà pas si facile. Mais je ne suis pas aussi surpris, monsieur, que vous vous y attendiez, certainement.

— Puis-je vous demander pourquoi vous ne l'êtes pas, mon bon ami?

— J'ai vu, monsieur, répliqua le serrurier en se faisant évidemment violence, j'ai vu chez elle quelque chose qui m'a rempli de défiance et d'inquiétude. Elle a contracté de mauvaises liaisons; quand ou comment, je l'ignore; mais que sa maison soit le refuge d'un voleur et d'un coupe-jarret, au moins, je n'en suis que trop sûr. Voilà, monsieur. Maintenant, le mot est lâché.

— Varden!

— J'en appelle, monsieur, au témoignage de mes propres yeux; je voudrais, pour l'amour d'elle, être à demi aveugle et avoir le bonheur de douter de mes yeux. J'ai gardé le secret jusqu'à ce moment, et il restera entre vous et moi, je le sais; mais je vous déclare que de mes propres yeux, et bien éveillé, j'ai vu, dans le corridor de sa maison, un soir, après la brune, le voleur de grand chemin qui a volé et blessé M. Édouard Chester, et qui, cette nuit-là même, m'avait menacé.

— Et vous n'avez pas fait d'effort pour l'arrêter? dit vivement
M. Haredale.

— Monsieur, répliqua le serrurier, elle-même m'en empêcha, me retint, de toute sa force, se pendit autour de moi jusqu'à ce qu'il se fut échappé.»

Et ayant poussé la confidence si loin, il raconta d'une manière circonstanciée la scène qui s'était passée le soir en question.

Ce dialogue avait lieu à voix basse dans la petite salle à manger du serrurier, où l'honnête Gabriel avait introduit M. Haredale à son arrivée. Celui-ci était venu le prier d'être son compagnon dans sa visite à la veuve, il désirait avoir le concours de son influence persuasive, et c'est cette demande qui avait été l'origine de la conversation.

«Je me suis abstenu, dit Gabriel, de répéter un seul mot de ceci à qui que ce soit, car c'était de nature à ne lui faire aucun bien, mais à lui faire plutôt un grand mal. Je pensais et j'espérais, pour dire la vérité, qu'elle viendrait vers moi, me parlerait de cela et me dirait ce qui en était mais, quoique je me sois à dessein placé moi-même plusieurs fois sur son passage, elle n'a jamais touché ce sujet, sauf par un regard. Et vraiment, dit le brave homme de serrurier, il y avait beaucoup de choses dans ce regard, plus qu'on n'aurait pu en mettre dans un grand nombre de mots. Ce regard disait entre autres choses: «Ne me faites aucune question,» d'un air si suppliant, que je ne lui fis aucune question. Vous pensez, monsieur, je le sais, que je suis un vieux fou. Si ça vous soulage de m'appeler ainsi, ne vous gênez pas.

— Ce que vous venez de me dire me jette dans un désordre d'esprit extrême, dit M. Haredale après un moment de silence. Comment vous expliquez-vous ça?»

Le serrurier secoua la tête, et regarda par la fenêtre avec incertitude le jour qui tombait.

«Elle ne saurait s'être remariée, dit M. Haredale.

— Pas sans que vous en soyez instruit, monsieur, assurément.

— Elle pourrait me l'avoir caché, dans la crainte que ce projet ne l'exposât, étant connu, à quelque objection ou à quelque marque de répugnance. Supposons qu'elle se soit mariée imprudemment, ce qui n'est pas improbable, car son existence a été depuis bien des années une existence solitaire et monotone, et que l'homme soit devenu un scélérat, elle aurait un vif désir de le protéger, et cependant serait révoltée de ses crimes. Cela est possible. Cela s'accorde avec l'ensemble de sa conversation d'hier, et nous expliquerait entièrement sa conduite. Supposez-vous que Barnabé soit initié à ce mystère?

— Il est tout à fait impossible de le dire, monsieur, répondit le serrurier en secouant de nouveau la tête, et il est presque impossible de le savoir de lui. Si votre supposition est exacte, je tremble pour ce garçon; il n'est que trop commode à entraîner au mal.

— N'est-il pas possible, Varden, dit M. Haredale, à voix plus basse encore qu'il n'avait parlé jusque-là, que nous ayons été aveuglés et trompés par cette femme depuis le commencement? N'est- il pas possible que sa liaison ait été formée du vivant de son époux, et soit cause que lui et mon frère…

— Mon Dieu, monsieur, cria Gabriel en l'interrompant, n'entretenez pas un moment de si sombres pensées. Il y a vingt- deux ans, où auriez-vous trouvé une jeunesse comme elle, gaie, belle, riante, aux yeux brillants? souvenez-vous de ce qu'elle était, monsieur. Cela me remue encore le coeur à présent, oui, même à présent que je suis vieux, avec une fille bonne à faire une femme, de songer à ce qu'elle était et de voir ce qu'elle est. Nous changeons tous, mais c'est avec le temps; le temps fait honnêtement son oeuvre, et je ne m'en occupe pas. Nargue du temps, monsieur! usez-en bien avec lui, et c'est un bon compagnon qui dédaigne de prendre sur vous trop d'avantages. Mais les soucis et les souffrances, voilà ce qui l'a changée, voilà les démons, monsieur, les démons secrets, clandestins, qui vous minent, qui foulent aux pieds les fleurs les plus éclatantes de l'Eden, et qui font plus de ravage dans un mois que le temps n'en fait dans une année. Représentez-vous une minute ce qu'était Marie avant qu'ils attaquassent son coeur et sa figure dans leur fraîcheur, rendez- lui justice, et dites si votre soupçon est possible.

— Vous êtes un brave homme, Varden, dit M. Haredale, et vous avez tout à fait raison. J'ai couvé si longtemps ce triste sujet, que le moindre accident m'y ramène. Vous avez tout à fait raison.

— Ce n'est pas, monsieur, répliqua le serrurier, dont les yeux s'animaient et dont la forte voix avait l'accent de la loyauté, ce n'est pas parce que je lui ai fait la cour avant Rudge, et sans succès, que je dis qu'elle valait mieux que lui. On aurait pu dire de même qu'elle valait mieux que moi. Mais c'est égal, elle valait mieux que ça, il n'était pas assez franc ni assez ouvert pour elle. Je ne le reproche pas à sa mémoire, pauvre garçon, je veux seulement vous rappeler ce qu'elle était réellement. Quant à moi, je garde un vieux portrait d'elle dans mon esprit, et, tant que je songerai à ce portrait et au changement qu'elle a subi, elle aura en moi un ami solide qui s'efforcera de lui faire retrouver la paix. Et Dieu me damne! monsieur, cria Gabriel, pardonnez-moi l'expression, j'agirais de même, eût-elle épousé en un an cinquante voleurs de grand chemin, et je pense que ça doit être dans le Manuel protestant. Marthe a beau me dire le contraire, je le soutiendrai mordicus jusqu'au jour du jugement dernier!»

Quand l'obscure petite salle à manger aurait été remplie d'un épais brouillard qui, se dissipant en un instant, l'eût laissée pleine d'éclat et radieuse, elle n'aurait pas pu être plus soudainement égayée que par cette explosion du coeur de Varden. Presque aussi haut et presque aussi rondement, M. Haredale cria de son côté: «Bien dit!» et l'invita à partir sans prolonger l'entretien. Gabriel y consentant très volontiers, ils montèrent tous deux dans une voiture de louage qui attendait à la porte, et qui partit aussitôt.

Ils descendirent au coin de la rue, et, congédiant leur véhicule, ils marchèrent jusqu'à la maison. Au premier coup qu'ils frappèrent à la porte, pas de réponse. Le second eut le même résultat. Mais en réponse au troisième, qui était plus vigoureux, le châssis de la fenêtre de la salle à manger fut levé doucement, et une voix musicale cria:

«Haredale, mon garçon, je suis extrêmement aise de vous voir. Votre santé me parait bien améliorée depuis notre dernière entrevue Je ne vous vis jamais plus belle mine. Comment vous portez-vous?»

M. Haredale tourna les yeux vers la fenêtre d'où venait la voix, quoique cela ne fût pas nécessaire pour reconnaître l'orateur, et M. Chester, agitant sa main, l'accueillit courtoisement avec un sourire.

«On va ouvrir la porte tout de suite, dit-il. Personne ici n'est chargé de ces fonctions qu'une femme très délabrée. Vous excuserez ses infirmités: si elle était plus élevée sur l'échelle sociale, elle se plaindrait de la goutte, mais n'ayant pour état que de fendre du bois et de tirer de l'eau, elle se plaint seulement d'un rhumatisme. Mon cher Haredale, ce sont là les distinctions naturelles des classes, soyez-en convaincu.»

M. Haredale, dont la figure avait repris son air sombre et défiant dès qu'il avait entendu la voix, inclina sa tête avec roideur et tourna le dos à l'orateur.

«Pas ouvert encore! dit M. Chester. Ah! mon Dieu! j'espère que l'antique créature ne s'est pas pris le pied en chemin dans quelque malencontreuse toile d'araignée. La voici enfin! Entrez, je vous prie!»

M. Haredale entra, suivi du serrurier. Se tournant, d'un air très étonné, vers la vieille femme qui avait ouvert la porte, il demanda Mme Rudge et Barnabé. Ils étaient partis ensemble tout de bon, répliqua-t-elle en secouant sa tête chenue. Il y avait dans la salle à manger un gentleman qui leur en dirait peut-être davantage. Pour elle, c'était tout ce qu'elle en savait.

«Veuillez, monsieur, dit M. Haredale, en se présentant devant ce nouvel occupant, me dire où est la personne que je venais voir ici.

— Mon cher ami, répliqua-t-il, je n'en ai pas la moindre idée.

— Vos plaisanteries sont intempestives, riposta l'autre d'un ton de voix étouffé, et le sujet est mal choisi. Réservez-les pour vos amis, au lieu de les perdre avec moi. Je ne me reconnais aucun titre à cette distinction, et j'ai le désintéressement de la refuser.

— Mon cher bon monsieur, dit M. Chester, la marche vous a échauffé. Asseyez-vous, je vous prie. Notre ami est…?

— Tout uniment un honnête homme, répliqua M. Haredale, et tout à fait indigne de votre attention.

— Monsieur, je me nomme Gabriel Varden, dit le serrurier d'un ton un peu brusque.

— Un estimable yeoman anglais! dit M. Chester, un très estimable yeoman, dont j'ai souvent entendu parler à mon fils Ned, cher garçon, et que j'ai souvent eu le désir de voir. Varden, mon bon ami, je suis enchanté de vous connaître. Vous êtes bien étonné, dit-il en se tournant languissamment vers M. Haredale, de me trouver ici? Allons, avouez que vous l'êtes.»

M. Haredale le regarda (ce n'était pas d'un regard bien tendre ni bien amical), sourit et resta silencieux.

«Le mystère va être dévoilé en un moment, dit M. Chester, en un moment. Allons un instant à l'écart, s'il vous plaît. Vous vous rappelez notre petite convention par rapport à Ned et à votre chère nièce, Haredale? Vous vous rappelez la liste de ceux qui les aidaient dans leur innocente intrigue? Vous vous rappelez que Barnabé et sa mère figuraient parmi eux? Mon cher garçon, félicitez-vous et félicitez-moi. J'ai acheté leur départ.

— Vous avez fait cela? dit M. Haredale.

— J'ai acheté leur départ, répliqua son souriant ami. J'ai jugé nécessaire de prendre quelques mesures actives pour en finir tout à fait avec l'attachement de ce garçon et de cette jeune fille, et j'ai commencé par éloigner ces deux agents. Vous êtes surpris? qui peut résister à l'influence d'un peu d'or? Ils en avaient besoin, j'ai acheté leur départ. Nous n'avons plus rien à craindre d'eux. Ils sont partis.

— Partis! répéta M. Haredale; où?

— Mon cher garçon, et vous me permettrez de vous dire encore que vous n'avez jamais eu l'air si jeune, si positivement jouvenceau que ce soir, le Seigneur sait où; Colomb lui-même, je crois, en serait pour ses frais. Entre nous, ils ont leurs raisons cachées, mais sur ce point je me suis engagé au secret. Elle vous avait donné rendez-vous pour ce soir, je le sais; mais elle à trouvé qu'il y avait de l'inconvénient et qu'il lui était impossible de vous attendre. Voici la clef de la porte. Je crains qu'elle ne vous paraisse d'une grosseur assez gênante; mais comme la maison est à vous, votre bon naturel m'excusera, j'en suis sûr, Haredale, de vous donner cet embarras.»

CHAPITRE XXVII.

M. Haredale resta immobile dans la salle à manger de la veuve avec la clef de la porte à la main, regardant tour à tour M. Chester et Gabriel Varden, abaissant même parfois ses yeux sur la clef comme dans l'espoir que, de son plein gré, elle lui ferait pénétrer le mystère, jusqu'à ce que M. Chester, mettant son chapeau et ses gants, et s'informant d'une voix suave s'ils allaient dans la même direction, le rappela à lui-même.

«Non, dit-il, nos routes sont bien opposées, énormément, comme vous savez. Quant à présent, je resterai ici.

— Vous allez broyer du noir, Haredale; vous allez être malheureux, mélancolique, profondément misérable, répliqua l'autre. C'est le pire endroit pour un homme de votre caractère. Je sais que vous y aurez la mort dans l'âme.

— Soit, dit M. Haredale en s'asseyant; donnez-vous le plaisir de le croire. Bonsoir!»

Feignant de ne s'être pas du tout aperçu du brusque mouvement qui rendait cet adieu équivalent à un congé, M. Chester y répondit par une bénédiction aimable et bien sentie, puis il demanda à Gabriel de quel côté il allait.

«Ce serait trop d'honneur pour un homme comme moi, que de suivre le même chemin que vous, repartit Gabriel en hésitant.

— Je désire que vous demeuriez ici un petit instant, Varden, dit
M. Haredale, sans les regarder. J'ai deux mots à vous dire.

— Je ne ferai pas obstacle à votre conférence, un moment de plus, dit M. Chester avec une inconcevable politesse. Puisse-t-elle avoir pour vous deux des résultats satisfaisants! Dieu vous garde!»

Alors il accorda au serrurier le plus resplendissant sourire, et les quitta.

«Que voilà un raboteux personnage, se dit-il en marchant dans la rue, un véritable ours mal léché! c'est une atrocité qui porte avec soi son propre châtiment. Cet homme-là se ronge le coeur. Et voilà un des inestimables avantages d'avoir un parfait empire sur ses propres inclinations. J'ai été tenté cinquante fois pendant ces deux courtes entrevues de dégainer contre ce garçon. Cinq hommes sur six auraient cédé à leur impulsion. En reprenant la mienne, je lui ai fait une blessure plus profonde et plus mordante que si je fusse la meilleure lame de toute l'Europe, et lui la plus mauvaise. Vous êtes bien la dernière ressource de l'homme d'esprit, dit-il en tapant la garde de son épée, nous ne devons en appeler à vous qu'après avoir épuisé tout le reste. Si l'on commençait par vous dégainer, on ferait trop de plaisir à ses adversaires; c'est un procédé de spadassin qui n'est bon que pour des barbares, mais tout à fait indigne d'un homme qui a la plus lointaine prétention à des sentiments raffinés et délicats.»

Il sourit d'une manière si agréable en se communiquant à lui-même ces réflexions, qu'un gueux s'enhardit à l'accompagner pour avoir l'aumône, et à le suivre à la piste pendant quelque temps. M. Chester fut charmé de cet incident, qu'il regarda comme une espèce d'hommage rendu au pouvoir de sa physionomie et, pour l'en récompenser, il voulut bien lui permettre de l'escorter jusqu'à ce qu'il eût appelé une chaise, alors, il le congédia gracieusement avec un «Dieu vous assiste!» plein de ferveur.

«Cela ne coûte pas plus que de l'envoyer au diable ajouta-t-il judicieusement en prenant place, et cela sied mieux à la physionomie… À Clerkenwell, s'il vous plaît, mes bonnes créatures!» Paroles courtoises qui donnèrent des ailes aux porteurs, et les voilà partis pour Clerkenwell d'un joli petit trot.

Mettant pied à terre à un certain endroit qu'il leur avait indiqué en route, et les payant un peu moins que ces braves gens ne s'y attendaient pour le port d'un gentleman si bien élevé, il entra dans la rue où habitait le serrurier et s'arrêta bientôt sous l'ombre de la clef d'or. M. Tappertit qui travaillait dur à la lumière de la lampe dans un coin de l'atelier, ne s'aperçut pas de la présence du visiteur jusqu'à ce qu'une main posée sur son épaule lui fît tourner la tête en sursaut.

«L'industrie, dit M. Chester, est l'âme des affaires, et la clef de voûte de la prospérité. Monsieur Tappertit, j'espère bien que vous m'inviterez à dîner quand vous serez lord-maire de Londres.

— Monsieur, dit l'apprenti en déposant son marteau et se frottant le nez avec le dos d'une main couverte de suie, je méprise le lord-maire et tout ce qui se rattache à sa personne. Il nous faudra un autre état social, monsieur, avant que vous m'attrapiez à être lord-maire. Comment vous portez-vous, monsieur?

— Mieux encore, monsieur Tappertit, depuis que je revois votre figure pleine d'une honnête franchise. Vous vous portez bien, j'espère?

— Je me porte aussi bien, monsieur, dit Sim en se redressant pour rapprocher de l'oreille du gentleman un rauque chuchotement, que peut se porter un homme sous l'empire des vexations auxquelles je suis exposé. La vie m'est à charge. Si ce n'était l'espoir de la vengeance, je jouerais ma vie à pile ou face en un coup.

— Mme Varden est-elle céans? dit M. Chester.

— Monsieur, répliqua Sim, en lui lançant une oeillade d'une expression concentrée, elle y est. Souhaitez-vous de la voir?»

M. Chester fit un signe affirmatif.

«Alors venez par ici, monsieur, dit Sim en s'essuyant le visage sur un tablier de cuir; suivez-moi, monsieur. Voulez-vous me permettre de vous chuchoter à l'oreille un tout petit mot?

— Certainement.»

M. Tappertit se haussa sur la pointe du pied, appliqua ses lèvres à l'oreille de M. Chester, retira sa tête sans dire quoi que ce soit, le regarda fixement, appliqua derechef ses lèvres à l'oreille de l'autre, retira encore sa tête, et finit par chuchoter:

«Son nom est Joseph Willet. Chut! je ne vous en dis pas davantage.»

Ayant dit tout cela, il fit signe au visiteur de le suivre à la porte de la salle à manger, où il l'annonça du ton d'un huissier du roi:

«M. Chester, et non pas M. Édouard, remarquez bien,» dit Sim, en jetant un nouveau coup d'oeil dans la salle, et ajoutant en guise de post-scriptum de son cru: «C'est son père.

— Mais pourtant, que son père, dit M. Chester en s'avançant le chapeau à la main, lorsqu'il eut remarqué l'effet de cette dernière explication, que son père ne vous dérange ni ne vous gêne en rien dans vos occupations domestiques, mademoiselle Varden.

— Ah! bon, maintenant. N'est-ce pas ce que je dis toujours? s'écria Miggs en claquant des mains. Il a pris madame pour sa propre fille. Vraiment oui, qu'elle en a tout l'air, c'est un fait. Rappelez-vous seulement ce que je vous disais, mame!

— Est-il possible, dit M. Chester de son accent le plus divin, que j'aie l'honneur de parler à madame Varden? je suis confondu. Cette jeune personne n'est pas votre fille, madame Varden? ce n'est pas possible. C'est votre soeur.

— C'est ma fille, monsieur, en vérité, répliqua Mme Varden en rougissant d'une façon toute juvénile.

— Ah! madame Varden! cria le visiteur. Ah! madame, on n'a certes pas à se plaindre de son lot, quand on a l'avantage de se reproduire dans ses enfants sans cesser d'être aussi jeune qu'eux. Vous permettrez que je vous embrasse, comme cela se fait à la campagne, ma chère madame, et votre fille également.»

Dolly montra quelque répugnance à accomplir cette cérémonie; mais elle fut vertement gourmandée par Mme Varden, qui insista pour qu'elle ne se fît pas prier, et «dépêchons.» Car l'orgueil, dit- elle avec une grande sévérité, était l'un des sept péchés mortels, tandis que l'humilité de coeur était une vertu. C'est pourquoi elle voulut que Dolly se laissât embrasser immédiatement, sous peine de lui causer un juste déplaisir; elle insinua en même temps que tout ce qu'elle voyait faire à sa mère, elle pouvait le faire elle-même en toute sûreté de conscience, sans se donner la peine de raisonner ni de réfléchir sur ce sujet: ce qui serait d'ailleurs un manque de respect, et par conséquent une contravention directe au catéchisme de l'Église établie.

Ainsi admonestée, Dolly s'exécuta, quoique pas du tout volontiers, car il y avait sur la figure de M. Chester un regard admiratif trop prononcé, bien qu'une exquise politesse cherchât à en amortir la hardiesse, et ce regard la mettait fort mal à son aise. Comme elle se tenait les yeux baissés, ne se souciant pas de les lever et de rencontrer ceux du gentleman, il la considéra d'un air approbatif, puis se tournant vers la mère:

«Mon ami Gabriel (dont je n'ai fait la connaissance que ce soir même) doit être un heureux homme, madame Varden.

— Ah! soupira Mme Varden en secouant sa tête.

— Ah! répéta Miggs comme un écho.

— Est-il possible? dit M. Chester avec compassion. Ah! mon Dieu! qu'est-ce que vous me dites là?

— Le bourgeois serait bien fâché, monsieur, murmura Miggs en se rapprochant de guingois du côté de M. Chester, de ne pas se montrer aussi reconnaissant que sa nature le lui permet pour tout ce qu'il peut apprécier dans le mérite des personnes qui lui appartiennent. Mais, vous savez, monsieur, dit Miggs en regardant latéralement Mme Varden et entrelaçant son discours d'un soupir, nous ne connaissons quelquefois tout le prix de notre vigne et de notre figuier[25] que quand nous les avons perdus. Tant pis pour ceux qui en font fi, monsieur, et qui ont ce tort sur leurs consciences, quand les fruits sont allés s'épanouir ailleurs.» Et Mlle Miggs leva les yeux en l'air, pour indiquer où cela pouvait être.

Comme Mme Varden entendait distinctement tout ce que disait Miggs à l'intention de sa maîtresse, et que ces mots semblaient présenter en termes métaphoriques un présage ou une prédiction, et lui annoncer que, à une période quelconque mais prématurée, elle s'affaisserait sous ses épreuves, et fuirait d'un facile essor vers les astres, elle commença aussitôt à devenir languissante, et, prenant sur une table voisine un volume du Manuel protestant, elle y appuya son bras comme si elle eût été l'Espérance et ce livre son ancre. M. Chester s'en apercevant, et voyant sur le dos du volume le titre de l'ouvrage, le lui retira doucement des mains et en tourna les feuillets légers.

«Mon livre favori, chère madame. Que de fois, oui, que de fois dans son plus jeune âge, à une époque antérieure à ses souvenirs (cette clause était strictement vraie), j'ai tiré de petites leçons de morale facile des pages de mon Manuel pour mon cher fils Ned! Vous connaissez Ned?»

Mme Varden dit qu'elle avait cet honneur, et que c'était un beau et gracieux jeune homme.

«Vous êtes mère, madame Varden, dit M. Chester en prenant une prise de tabac, et vous savez ce que je ressens, moi son père, lorsqu'on en fait l'éloge. Il me cause quelque peine, beaucoup de peine, il est d'une nature vagabonde, madame; il voltige de fleur en fleur, de douce amie en douce amie mais à l'âge qu'il a, on peut être papillon, et il ne nous faut pas être sévères pour de pareilles bagatelles.»

Il regarda Dolly. Elle était tout oreilles C'était justement ce qu'il désirait.

«La seule chose que je trouve à redire dans ce petit trait de caractère chez Ned, dit M. Chester et la mention de son nom me remémore, en passant, que j'ai à vous demander la faveur d'une minute d'entretien particulier, la seule chose que j'y trouve à redire, c'est qu'il y a là un défaut de sincérité. Or, j'ai beau m'efforcer de déguiser le fait à mes propres yeux, par suite de mon affection pour Ned, il n'en est pas moins vrai que j'en reviens toujours à dire que si nous ne sommes pas sincères, nous ne sommes rien… rien sur terre. Soyons sincères, ma chère madame.

— Et protestants, murmura Mme Varden.

— Et protestants par-dessus toutes choses. Soyons sincères et protestants, strictement moraux, strictement justes (quoique toujours en inclinant vers l'indulgence), strictement honnêtes et strictement vrais, et nous y gagnons. C'est un faible point, sans doute mais encore est-ce quelque chose de palpable, nous y gagnons de jeter les assises, et pour ainsi parler, les fondements solides sur lesquels il nous est possible plus tard d'élever quelque bel édifice.

— Voilà, certainement, pensa Mme Varden, voilà un parfait modèle d'honnêteté, voilà un homme plein de douceur et de droiture, un chrétien accompli. Après avoir conquis ces qualités si difficiles à acquérir, après avoir attrapé toutes les vertus cardinales en leur mettant un grain de sel sur la queue, il n'y attache pas plus d'importance qu'à rien du tout, il a l'air de ne pas savoir seulement la valeur de ces trésors précieux.»

Car la bonne dame ne douta pas (c'est toujours comme cela que font les bonnes dames, et, en général, les bonnes gens), qu'il ne fallût prendre au mot ces déclarations du mépris qu'on fait de soi-même, ce peu de valeur qu'on accorde à de grandes choses qu'on possède, cet air de dire: «Je ne suis pas orgueilleux, je suis ce que vous voyez, mais je ne me crois pas pour cela meilleur que les autres; changeons de conversation, je vous prie.» Au reste, il vous avait inventé cela, et il vous l'avait débité avec tant de modestie, qu'il avait l'air de ne pas pouvoir s'en empêcher, ce qui en rendait l'effet plus merveilleux encore.

S'apercevant de l'impression qu'il avait faite (il n'y avait personne comme lui pour s'en rendre compte), M. Chester redoubla ses coups en avançant certaines maximes vertueuses, quelque peu vagues et générales, sans doute, qui avaient bien parfois le cachet de ces vérités banales et usées qui montrent la corde, mais énoncées d'une voix si charmante, et avec un calme d'esprit et une sérénité si rares, qu'elles atteignaient le même but que si elles eussent été des plus saisissantes. Et il n'y a pas à s'en étonner: car, de même qu'un vase creux produit, en tombant, un son bien plus musical que ceux qui sont pleins et solides, ainsi l'on trouve souvent que des opinions vides et creuses sont celles qui retentissent le mieux dans le monde, et sont les plus goûtées.

M. Chester, tenant d'une main le volume mollement étendu, et laissant l'autre légèrement plantée sur sa poitrine, parla de la façon la plus délicieuse, et enchanta tout à fait ses divers auditeurs, en dépit de la lutte de leurs intérêts et de leurs pensées. Même Dolly, qui, entre le regard perçant de M. Chester et l'oeillade fascinatrice de M. Tappertit, était toute décontenancée, ne put pas s'empêcher d'avouer au dedans de soi qu'elle n'avait jamais vu de gentleman doué d'une parole aussi emmiellée que celui-là. Même Mlle Miggs, qui était partagée entre son admiration pour M. Chester et la jalousie mortelle que lui inspirait sa jeune maîtresse, eut le loisir de s'apaiser. Même M. Tappertit, quoique occupé, comme nous l'avons dit, à contempler les délices de son coeur, ne put pas complètement soustraire ses pensées à la voix de l'autre enchanteur. Quant à Mme Varden, selon son opinion personnelle et intime, elle n'avait jamais autant profité de sa vie ni de ses jours, et lorsque M. Chester, se levant et sollicitant la permission de l'entretenir en particulier, lui eut offert la main et l'eut conduite en haut dans le grand salon, à longueur de bras, elle le considéra presque comme un être surhumain.

«Chère madame, dit-il en pressant délicatement la main de sa dame sur ses lèvres, veuillez vous asseoir.»

Mme Varden prit tout à fait un air de cour et s'assit.

«Vous soupçonnez mon dessein? dit M. Chester en tirant une chaise vers elle; vous devinez mon but? Je suis un père plein de tendresse, ma chère madame Varden.

— J'en suis bien sûre, monsieur, dit Mme Varden.

— Je vous remercie, répliqua M. Chester en tapant le couvercle de sa tabatière. Les pères et les mères ont de lourdes responsabilités morales, madame Varden.»

Mme Varden leva légèrement ses mains, secoua sa tête, et regarda le plancher, comme si elle plongeait tout droit ses yeux au travers du globe, d'un bout à l'autre, et dans l'immensité de l'espace au delà.

«Je peux me fier à vous, dit M. Chester, m'y fier sans réserve. J'aime mon fils, madame, avec tendresse; et, l'aimant comme je fais, je voudrais le sauver d'une misère certaine. Vous savez quelque chose de son attachement pour Mlle Haredale. Vous l'avez favorisé, et il y avait beaucoup de bonté de votre part à le faire. Je vous suis très obligé, profondément obligé, de l'intérêt que vous avez témoigné à son égard; mais, ma chère madame, vous vous êtes méprise, je vous assure.»

Mme Varden balbutia qu'elle était fâchée.

«Fâchée, ma chère madame? répondit-il en l'interrompant. Ne soyez nullement fâchée d'une chose si aimable, si bonne dans l'intention, si parfaitement digne de vous. Mais il y a de graves et fortes raisons, de pressantes considérations de famille, et même, en les écartant, des difficultés dans la différence de religion, qui se mettent en travers de leurs sentiments, et rendent leur union impossible, tout à fait impossible. J'aurais exposé ces circonstances à votre mari; mais il n'a pas, vous m'excuserez de parler si franchement, il n'a pas votre vivacité à saisir les choses, ni votre profondeur de sens moral… Que cette maison-ci a un aspect agréable, et qu'elle est admirablement tenue! Pour un homme comme moi, veuf depuis si longtemps, ces marques du soin et de la surveillance d'une femme ont des charmes inexprimables.»

Mme Varden commença à penser (sans trop savoir pourquoi), que M. Chester fils devait avoir tort, et que M. Chester père devait avoir raison.

«Mon fils Ned, reprit le tentateur, de son air le plus séduisant, a eu, m'a-t-on dit, l'aide de votre aimable fille, et de votre mari, un homme franc comme l'or.

— Beaucoup plus que la mienne, monsieur, dit Mme Varden, infiniment plus. J'ai eu souvent mes doutes. C'est un…

— Un mauvais exemple, suggéra M. Chester. «Oui, c'en est un. Il n'y a pas de doute là-dessus, c'en est un. Votre fille est d'âge à ce qu'on doive éviter de mettre sous ses yeux un encouragement pour des jeunes gens à se révolter contre leurs parents sur un point de la plus haute importance; c'est un acte tout à fait imprudent. Vous avez parfaitement raison. J'aurais dû y songer moi-même; mais cela m'a échappé, je le confesse, tant votre sexe est supérieur au nôtre, chère madame, sous le rapport de la pénétration et de la sagacité.»

Mme Varden prit un air aussi avisé que si elle eût réellement dit quelque chose qui méritât ce compliment; elle finit par en avoir la conviction, et sa foi dans sa propre habileté s'en accrut considérablement.

«Ma chère madame, dit M. Chester, vous m'enhardissez à vous parler franchement: mon fils et moi nous sommes en désaccord sur cet article; la jeune demoiselle et son tuteur le sont également. Bref, pour conclure, mon fils est obligé, au nom de ses devoirs envers moi, de son honneur, des liens les plus solennels, d'en épouser une autre.

— Il a pris l'engagement d'épouser une autre demoiselle? dit
Mme Varden en levant ses mains.

— Ma chère madame, il a été élevé, instruit, formé expressément dans cette vue, expressément dans cette vue. Mlle Haredale, m'a-t- on dit, est une très charmante créature?

— Je l'ai nourrie, je dois la connaître; c'est la meilleure demoiselle que je connaisse, dit Mme Varden.

— Je n'ai pas là-dessus le moindre doute, elle l'est, j'en suis sûr. Et vous, qui avez eu ces tendres relations avec elle, vous n'en êtes que plus obligée de consulter son bonheur. Maintenant puis-je, moi, comme je l'ai dit à Haredale, qui en tombe d'accord, puis-je être là, et souffrir qu'elle se jette (bien qu'elle soit d'une famille catholique) dans les bras d'un jeune homme qui, quant à présent, n'a pas du tout de sentiments du coeur? Ce n'est pas lui faire de tort que de dire qu'il n'en a pas, car les jeunes gens qui se sont plongés au fond des frivolités et des habitudes convenues de la société, en ont très rarement. Le coeur ne leur pousse jamais, ma chère madame, qu'après la trentaine; je ne crois pas, non, je ne crois pas que j'eusse moi-même un coeur quand j'étais à l'âge de Ned.

— Oh! monsieur, dit Mme Varden, je pense que vous devez en avoir eu un; vous en avez trop aujourd'hui pour n'en avoir pas toujours eu.

— J'aime à espérer, répondit-il en haussant les épaules avec humilité, que j'en ai eu un peu, un tout petit peu, le ciel le sait! Mais, pour en revenir à Ned, je ne doute pas que vous n'ayez pensé, quand vous avez eu la bonté de vous entremettre en sa faveur, que je ne rendais pas justice à Mlle Haredale, c'est bien naturel! Mais point du tout, ma chère madame, c'est contre lui, contre lui seul que portent mes objections. Je le répète énergiquement, contre Ned lui-même.»

Mme Varden resta ébahie de cette révélation.

«Il a, s'il remplit en homme d'honneur l'engagement solennel dont je vous ai parlé (et il faut qu'il soit un homme d'honneur, ma chère madame Varden, ou il ne serait pas mon fils), une fortune sous la main. Avec ses habitudes dispendieuses, ruineuses, si, dans un moment de caprice et d'entêtement, il épousait cette jeune demoiselle et se privait par là des moyens de contenter les goûts auxquels il a été si longtemps accoutumé, il briserait, ma chère madame, le coeur de cette douce créature. Madame Varden, ma bonne dame, ma chère âme, je m'en rapporte à vous: est-ce là un sacrifice qu'il faille souffrir? le coeur d'une femme est-il une chose à laisser traiter d'une façon si légère? Interrogez le vôtre, ma chère madame, interrogez le vôtre, je vous en supplie.

— Vraiment, pensa Mme Varden, ce gentleman est un saint. Mais, ajouta-t-elle à haute voix et bien naturellement, si vous ôtez à Mlle Emma celui qu'elle aime, que deviendra donc, monsieur, le coeur de cette pauvre jeune fille?

— C'est juste le point, dit M. Chester sans être du tout déconcerté, où je désirais vous amener. Un mariage avec mon fils, que je serais contraint de désavouer, n'aurait d'autre suite que des années de misère, ils se sépareraient, ma chère madame, au bout d'un an. Rompre cet attachement, qui est plus imaginaire que réel, comme vous et moi le savons très bien, coûtera seulement quelques larmes à cette chère enfant; mais cela ne l'empêchera pas d'être heureuse après. Jugez-en par le cas de votre propre fille, la jeune demoiselle qui est en bas, votre vivante image.» Mme Varden toussa et sourit ingénument. «Il y a un jeune homme (je suis fâché de le dire, un garçon débauché, d'une réputation très médiocre) dont j'ai entendu parler à mon fils Ned. Il s'appelle Boulet, Poulet ou Mollet.

— Je connais un jeune homme appelé Joseph Willet, monsieur, dit
Mme Varden en croisant ses mains avec dignité.

— C'est cela, cria M. Chester. Supposez que ce Joseph Willet voulût aspirer aux affections de votre charmante fille, et fît tout ce qu'il pourrait pour y réussir.

— Il faudrait qu'il eût une fière impudence, interrompit
Mme Varden, d'oser penser à pareille chose!

— Ma chère madame, c'est exactement le même cas; ce serait une grande impudence, et voilà l'impudence que je reproche à Ned. Mais vous ne voudriez pas pour cela, j'en suis sûr, dût-il en coûter quelques larmes à votre fille, vous abstenir d'étouffer leurs inclinations naissantes; c'est ce que j'aurais voulu dire à votre mari quand je l'ai vu ce soir chez Mme Rudge…

— Mon mari, dit Mme Varden en interrompant avec émotion, ferait beaucoup mieux de rester à la maison que d'aller chez Mme Rudge si souvent. Je ne sais ce qu'il va faire là. Je ne sais pas quel motif il peut avoir, monsieur, de se mêler du tout des affaires de Mme Rudge.

— Si je ne vous parais pas exprimer mon adhésion aux sentiments que vous venez de manifester, répliqua M. Chester, tout à fait avec autant de force que vous le souhaiteriez peut-être, c'est parce que je dois à sa présence en ce lieu, ma chère madame, et à son peu de goût pour la conversation, d'être venu ici vous trouver vous-même; c'est ce qui m'a procuré le bonheur de cet entretien avec une personne dans laquelle sont concentrées, à ce que je vois, l'entière direction, la conduite et la prospérité de la famille.»

Cela dit, il reprit la main de Mme Varden, et l'ayant pressée sur ses lèvres avec la suprême galanterie du jour, un peu chargée, pour qu'elle frappât davantage les yeux inaccoutumés de la bonne dame, il continua, en employant le même mélange de sophismes et de cajoleries, à la supplier de faire tout son possible pour que son mari et sa fille n'aidassent plus Édouard dans sa recherche de la main de Mlle Haredale, et ne favorisassent plus, par aucune démarche, l'un ou l'autre des deux jeunes gens. Mme Varden n'était qu'une femme, et elle avait sa part de vanité, d'obstination, d'amour du pouvoir. Elle signa donc un traité d'alliance offensive et défensive avec son insinuant visiteur; et réellement elle crut, comme eussent fait beaucoup d'autres qui le voyaient et l'entendaient, qu'en agissant ainsi elle poussait de toutes ses forces au progrès de la vérité, de la justice et de la moralité.

Plein de joie du succès de sa négociation, et singulièrement amusé dans son for intérieur, M. Chester la conduisit en bas avec les mêmes cérémonies, puis, sans oublier la plus agréable, celle de l'embrassade, y compris encore Dolly, il se retira, non sans avoir complété la conquête du coeur de Mlle Miggs, en demandant si «cette jeune demoiselle» voudrait bien l'éclairer jusqu'à la porte.

«Oh! mame, dit Miggs, lorsqu'elle revint avec la chandelle; oh! miséricorde, mame, en voilà un gentleman! Y a-t-il jamais eu un ange pour parler comme lui? et un homme qui a l'air si avenant, si droit et si noble qu'il semble mépriser le sol même sur lequel il marche; et cependant d'une douceur et d'une condescendance si grandes qu'il semble dire: «N'ayez pas peur: je ne lui ferai pas de mal.» Et penser qu'il vous prend pour Mlle Dolly, et qu'il prend Mlle Dolly pour votre soeur! Oh, bonté divine! si j'étais le bourgeois, croyez-vous que je ne serais pas jaloux?»

Mme Varden blâma sa servante de ces paroles légères; mais doucement, très doucement, d'une manière tout à fait souriante en vérité; remarquant, pour l'excuser, que c'était une fille un peu folle, étourdie, une tête légère, dont l'humeur vive l'emportait au delà des bornes, et qui ne pensait pas la moitié de ce qu'elle disait; que, sans cela, elle se fâcherait contre elle.

«Pour ma part, dit Dolly d'un air pensif, je suis bien tentée de croire que M. Chester ressemble un peu à Miggs sous ce rapport. Avec toute sa politesse et son beau langage, je suis presque sûre qu'il se moquait de nous, et tout du long.

— Si vous vous hasardez à dire encore chose pareille, et à parler mal des gens derrière leur dos en ma présence, mademoiselle, dit Mme Varden, j'exigerai que vous preniez une lumière pour aller vous coucher tout de suite. Comment osez-vous, Dolly? Vous m'étonnez. Toute votre conduite ce soir a été d'une rudesse choquante. A-t-on jamais entendu, cria la matrone furieuse et fondant en larmes, une fille dire à sa mère qu'on se moquait d'elle?»

Il faut avouer que Mme Varden justifiait bien sa réputation d'avoir une humeur incertaine.

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