Barnabé Rudge, Tome I
CHAPITRE XXVIII.
Lorsqu'il eut quitté la maison du serrurier, M. Chester se rendit à un café distingué dans Covent-Garden, et y resta longtemps assis à prolonger son dîner, s'égayant excessivement des souvenirs amusants de sa récente visite, et se félicitant du succès de son insigne adresse. Grâce à l'influence de ses pensées, sa figure avait une expression si bénigne et si tranquille, que le garçon chargé particulièrement du service de sa table se sentait presque capable de mourir pour sa défense, et se mit dans la tête (il en fut désabusé au reçu du montant de la carte, où il n'eut pour prix de toutes les peines qu'il s'était données qu'une gratification d'un penny) qu'un chaland si apostolique valait une demi-douzaine au moins de dîneurs ordinaires.
Une visite à la table de jeu, non pas en étourdi qui risque gros pour satisfaire à l'ardeur qui l'emporte, mais en homme sage et posé qu'on a plaisir à voir sacrifier l'enjeu de ses deux ou trois écus pour condescendre aux folies de la société et sourire avec une égale bienveillance au gain et à la perte, fut cause qu'il ne rentra chez lui qu'à une heure avancée. Il avait l'habitude de dire à son domestique d'aller se coucher quand il voudrait, à moins d'un ordre contraire, et de laisser seulement une bougie sur l'escalier. Au palier était une lampe où il pouvait toujours l'allumer lorsqu'il revenait tard, et, comme il avait sur lui une clef de la porte, il pouvait rentrer et se coucher à l'heure qu'il voulait.
Il ouvrit le verre de la sombre lampe, dont la mèche, presque toute embrasée et enflée comme le nez d'un ivrogne, s'envolait en petites escarboucles au toucher de la chandelle, et, répandant tout autour d'ardentes étincelles, rendait assez difficile l'opération d'allumer le paresseux flambeau, quand un bruit, semblable au ronflement profond d'un homme endormi quelques marches au-dessus, tint en suspens M. Chester et le fit écouter. C'était bien la forte respiration d'un homme qui dormait là, tout contre. Un individu s'était couché sur l'escalier même, et y dormait solidement. Après avoir allumé enfin la chandelle et ouvert sa porte, le gentleman monta doucement, en tenant le flambeau élevé sur sa tête et regardant avec précaution alentour, curieux de voir quelle espèce d'homme avait choisi pour son gîte un abri si peu confortable.
Sa tête sur le palier supérieur et ses grands membres étendus sur une demi-douzaine de marches, aussi négligemment qu'un cadavre jeté la par des croque-morts en goguette, gisait Hugh, son visage en l'air, sa longue chevelure éparpillée comme une algue sauvage sur son oreiller de bois avec sa large poitrine haletante dont le bruit troublait ce lieu à cette heure d'une manière si inaccoutumée.
Le gentleman, qui s'attendait peu à le voir là, allait interrompre son repos en le poussant du pied, lorsque, au moment de le faire, un coup d'oeil sur le visage tourné vers lui l'arrêta. Se baissant donc et ombrageant de sa main la bougie, il examina les traits du dormeur, mais, de si près qu'il les eût examinés, cela ne lui suffit pas, car il passa et repassa sur la figure de cet homme la lumière couverte encore avec plus de soin, pour observer l'inconnu d'un oeil plus pénétrant.
Tandis qu'il était tout entier à cet examen, le dormeur, sans tressaillir, sans se tourner même, se réveilla. Il y eut dans la rencontre soudaine de son fixe regard une espèce de fascination qui ôta à l'observateur la présence d'esprit de retirer ses yeux, et l'obligea en quelque sorte de soutenir les yeux de l'autre. Ils restèrent ainsi à se considérer avec un étonnement réciproque, jusqu'à ce que M. Chester rompit enfin le silence, et lui demanda à voix basse pourquoi il était venu coucher là.
«Il me semblait, dit Hugh, en s'efforçant de se mettre sur son séant et continuant à fixer sur lui un regard prolongé, que vous faisiez partie de mon rêve. Un rêve curieux, ma foi; j'espère qu'il ne se réalisera jamais, maître.
— D'où vient que vous frissonnez?
— C'est le froid, je suppose, grogna-t-il en se secouant et se levant. Je ne sais pas encore bien où j'en suis.
— Est-ce que vous ne me reconnaissez pas? dit M. Chester.
— Oh que si, je vous reconnais bien, répliqua-t-il. Je rêvais de vous; mais, par exemple, nous ne sommes pas où je croyais être avec vous, Dieu merci!»
En disant ces mots, il regarda autour de lui, et particulièrement au-dessus de sa tête, comme s'il se fût attendu à se trouver au- dessous de quelque objet qui faisait partie de son rêve. Puis il se frotta les yeux, se secoua de nouveau, et suivit son conducteur dans son appartement.
M. Chester alluma les bougies de sa table de toilette, et roulant une bergère vers le feu qui brûlait encore, s'assit devant, et dit à son inculte visiteur:
«Venez ici, ôtez-moi mes bottes… Vous avez encore bu, mon drôle, dit-il lorsque Hugh s'agenouilla pour exécuter l'ordre qu'il avait reçu.
— Aussi vrai que j'existe, maître, j'ai fait à pied les quatre mortelles lieues, après quoi, j'ai attendu ici je ne sais depuis combien de temps, sans qu'il m'ait passé une goutte de boisson par les lèvres depuis midi que j'ai dîné.
— Et n'aviez-vous rien de mieux à faire, mon agréable ami, que de vous endormir à ébranler la maison tout entière de vos ronflements? dit M. Chester. Ne pouviez-vous pas aller rêver sur votre paille au Maypole, mauvais chien que vous êtes, au lieu de venir ici pour cela? Allez me chercher mes pantoufles, et marchez doucement.»
Hugh obéit en silence.
«Écoutez un peu, mon cher jeune gentleman, dit M. Chester en mettant les pantoufles. La première fois que vous rêverez, dispensez-vous de rêver de moi; rêvez de quelque chien ou de quelque rosse avec qui vous serez plus lié. Remplissez-vous un verre; vous le trouverez, ainsi que la bouteille, à la même place, et videz-le pour vous tenir éveillé.»
Hugh obéit derechef, et, cette fois, même avec plus de zèle; puis après il se présenta devant son patron.
«Maintenant, dit M. Chester, que me voulez-vous?
— Il y a des nouvelles aujourd'hui, répliqua Hugh; votre fils a paru chez nous, il est venu à cheval. Il a essayé de voir la jeune femme, il n'a pas pu seulement l'entrevoir. Il a laissé quelque lettre ou quelque message dont notre Joe s'est chargé; mais lui et le vieux se sont querellés à ce sujet quand votre fils a été parti, et le vieux ne voulait pas que la commission fût faite. Il dit comme ça (c'est le vieux qui parle) qu'il ne veut pas que personne chez lui se mêle de cette affaire pour lui procurer du désagrément. Il est aubergiste, comme il dit, et ne veut pas mécontenter ses pratiques qui le font vivre.
— C'est un vrai diamant, dit M. Chester avec un sourire, et un diamant brut, ce qui n'en vaut que mieux. Après?
— La fille de Varden… c'est la jeunesse à qui j'ai pris un baiser…
— Et à qui vous avez volé un bracelet sur la grande route, dit
M. Chester tranquillement. Eh bien, qu'avez-vous à dire d'elle?
— Elle a écrit chez nous une lettre à la jeune femme, pour lui annoncer qu'elle avait perdu celle que je vous ai apportée et que vous avez brûlée. Notre Joe devait porter ce billet à la Garenne; mais le vieux a retenu son fils au logis toute la journée suivante, afin de l'empêcher de faire la commission. Le surlendemain, il m'en a chargé; le voici.
— Vous ne l'avez donc pas remis à son adresse, mon bon ami? dit M. Chester, en tortillant le billet de Dolly entre son doigt et son pouce, et feignant la surprise.
— J'ai supposé que vous ne seriez pas fâché de l'avoir, répliqua Hugh. Quand on en brûle une, autant les brûler toutes, ai-je pensé.
— Ma foi, monsieur le Diable, dit Chester, réellement, si vous ne prenez pas plus de discernement, votre carrière pourra bien se trouver raccourcie avec une rapidité merveilleuse. Ne savez-vous pas que la lettre que vous m'avez apportée était adressée à mon fils qui reste ici même? et ne mettez-vous aucune différence entre ses lettres et celles qui sont adressées à d'autres?
— Si vous n'en voulez pas, dit Hugh déconcerté par ce reproche, quand il s'attendait à des compliments, rendez-la-moi, et je la remettrai à son adresse. Je ne sais pas comment vous contenter, maître.
— Je la remettrai, répliqua son patron, en la rangeant de côté après avoir réfléchi un moment… La jeune demoiselle se promène- t-elle dehors, dans les belles matinées?
— Très souvent. Ordinairement sur le midi.
— Seule?
— Oui, seule!
— Où?
— Sur la pelouse en face de la maison, celle qui est traversée par le sentier.
— Si le temps est beau, il est possible que je me lance demain sur son passage, dit M. Chester, aussi froidement que si cette demoiselle eût été une de ses connaissances habituelles. Monsieur Hugh, si j'arrive à cheval devant la porte du Maypole, vous me ferez la faveur de ne m'avoir jamais vu qu'une seule fois. Vous devez supprimer votre gratitude et tâcher d'oublier ma tolérance dans l'affaire du bracelet. Cette gratitude est naturelle: je ne suis pas étonné que vous la montriez, et cela vous fait honneur; mais quand il y a là d'autres personnes, vous devez, pour votre propre sûreté, continuer d'être comme à votre ordinaire, absolument, comme si vous ne m'aviez aucune espèce d'obligation, et que vous ne vous fussiez jamais trouvé ici entre ces quatre murs. Vous me comprenez?»
Hugh le comprit parfaitement. Après une pause, il marmotta qu'il espérait que son patron ne le jetterait pas dans quelque embarras au sujet de cette dernière lettre, qu'il avait gardée dans l'unique vue de lui plaire. Il allait continuer de ce ton, lorsque M. Chester coupa court à ses excuses de l'air du plus généreux des protecteurs, et lui dit:
«Mon bon garçon, vous avez ma promesse, ma parole, mon engagement scellé (car un engagement verbal de ma part a tout autant de valeur) que je vous protégerai toujours aussi longtemps que vous le mériterez. Mettez donc votre esprit en repos. Soyez bien tranquille, je vous en prie. Quand un homme se livre à moi aussi complètement que vous avez fait, il me semble en vérité qu'il a une sorte de droit sur moi. Je suis plus disposé à la miséricorde et à la tolérance dans le cas actuel que je ne peux vous le dire, Hugh. Regardez-moi comme votre protecteur; et à l'égard de cette indiscrétion, soyez assuré, je vous en conjure, que vous pouvez conserver, aussi longtemps que vous et moi serons amis, le coeur le plus léger qui ait jamais battu dans une poitrine humaine. Remplissez encore une fois le verre, pour vous faire reprendre gaiement la route du Maypole. Je suis réellement confus quand je songe au chemin énorme que vous avez à faire; et puis adieu, bonne nuit!
— Ils croient, dit Hugh après avoir entonné la liqueur, que je suis à dormir solidement dans l'écurie. Ha ha ha! La porte de l'écurie est fermée, mais la bête n'y est plus, maître.
— Vous êtes un franc luron, répliqua son ami, et il n'y a rien qui m'amuse comme votre humeur joviale. Bonne nuit! Prenez le plus grand soin possible de vous, pour l'amour de moi!»
Il est remarquable que, durant le cours de cette entrevue, chacun d'eux avait essayé de regarder à la dérobée la figure de l'autre, sans jamais pouvoir parvenir à la voir en plein. Ils échangèrent un rapide coup d'oeil lorsque Hugh ferma derrière lui la double porte, avec soin et sans bruit; et M. Chester resta dans sa bergère, fixant sur le feu un regard attentif.
«C'est bien, dit-il après une longue, méditation, et il le dit avec un profond soupir et en changeant péniblement l'attitude, comme s'il écartait de son esprit quelques autres pensées, pour en revenir à celles qui l'avaient préoccupé tout le jour. L'intrigue se complique; voilà ma bombe lancée; elle éclatera dans quarante- huit heures, et va vous éparpiller toutes ces bonnes gens-là d'une manière étonnante. Nous verrons!»
Il se coucha et s'endormit; mais il n'y avait pas longtemps qu'il dormait quand il se réveilla en sursaut, croyant que Hugh était à la porte extérieure et demandait d'une voix étrange, très différente de la sienne, qu'on le fît entrer. L'illusion était si forte et si pleine de cette vague terreur que la nuit donne à de semblables visions, qu'il se leva, et, prenant à la main son épée dans le fourreau, ouvrit la porte, regarda l'escalier à l'endroit où il avait trouvé Hugh endormi, et l'appela même par son nom. Mais tout était sombre et paisible. Il retourna lentement au lit, et, après une heure de veille fatigante, il retrouva le sommeil, et ne s'éveilla plus que le lendemain matin.
CHAPITRE XXIX.
Les pensées des hommes du monde sont à jamais réglées par une loi morale de gravitation, qui, comme la loi physique, les emporte vers la terre en vertu de l'attraction. Le glorieux éclat du jour et les silencieuses merveilles d'une nuit éclairée par les étoiles font un vain appel à leurs esprits. Il n'y a pas de signes dans le soleil, ni dans la lune ni dans les étoiles, qu'ils sachent lire. Ils ressemblent à quelques savants qui connaissent chaque planète par son nom latin, mais qui ont tout à fait oublié de petites constellations célestes telles que la charité, la tolérance, l'amour universel et la miséricorde, quoiqu'elles brillent nuit et jour d'une clarté si splendide que les aveugles peuvent les voir; et qui, en regardant là haut le ciel parsemé de paillettes, n'y voient rien que le reflet de leur grand savoir et de leur instruction de rencontre puisée dans des bouquins.
Il est curieux de se représenter ces gens du monde, s'arrachant un moment à leurs grandes affaires pour tourner les yeux par hasard vers les innombrables sphères qui scintillent au-dessus de nous, qu'y voient-ils, croyez-vous? rien que l'image qu'ils portent dans le coeur. L'homme qui ne peut vivre que dans l'atmosphère des princes ne voit rien là dans le ciel que des étoiles pour décorer la poitrine des courtisans. L'envieux y poursuit de sa haine jalouse les honneurs brillants de son voisin. Pour le ladre, occupé à entasser de l'or, et pour la foule des gens du monde, tout le firmament au-dessus de nous reluit de pièces sterling, toutes fraîches sorties de la monnaie, avec l'empreinte de la figure du souverain: ils ont beau se retourner, ils ne voient rien autre chose entre eux et le ciel. C'est ainsi que les ombres de nos désirs viennent se mettre entre nous et nos bons anges, qu'ils éclipsent à notre vue.
Tout était frais et gai, comme si le monde n'eût été fait que de ce matin, quand M. Chester chevaucha d'un pas tranquille le long de la route de la forêt. Bien que la saison ne fût pas avancée, la température était chaude et fécondante; les boutons des arbres s'épanouissaient en feuilles, les haies et l'herbe étaient vertes, l'air était une vraie musique, grâce aux chansons des oiseaux, et, s'élevant bien loin au-dessus d'eux tous, l'alouette répandait ses plus riches mélodies. Dans les endroits à l'ombre, la rosée du matin étincelait sur chaque jeune feuille et sur chaque brin d'herbe; et, là où rayonnait le soleil, quelques gouttes diamantines brillaient encore, comme par regret de quitter un si beau monde et d'avoir une si courte existence. Même le vent léger, dont le bruissement était aussi agréable à l'oreille que l'eau qui tombe doucement, promettait un beau jour; et laissant une suave odeur sur sa trace, pendant qu'il s'éloignait en voltigeant, il chuchotait quelque chose de ses rapports intimes avec l'été, dont il attendait incessamment l'heureux retour.
Le cavalier solitaire allait toujours du même pas, toujours égal, promenant à travers les arbres un coup d'oeil du soleil à l'ombre et de l'ombre au soleil, regardant autour de lui, sans doute, de moment en moment; mais s'il pensait avec quelque plaisir au jour si beau, au chemin si charmant, c'était seulement pour s'applaudir dans l'intérêt de sa toilette, plus soignée que jamais, d'être favorisé d'un pareil temps. Il souriait alors avec complaisance, mais plutôt comme satisfait de lui-même que de toute autre chose, poursuivant ainsi sa promenade sur son bidet alezan, d'aussi bonne mine que le cavalier, et probablement plus sensible aux scènes intéressantes de la nature dont il marchait environné.
Les massives cheminées du Maypole finirent par se dresser à ses yeux, mais il n'accéléra point son pas, et ce fut toujours avec la même gravité calme qu'il arriva auprès du porche de la taverne. John Willet, qui faisait rôtir sa rouge figure devant un grand feu dans la salle et qui, avec une prévoyance et une vivacité d'esprit prodigieuses, venait de penser, en regardant le ciel bleu, que, si l'état des choses se prolongeait, il faudrait de toute nécessité éteindre les feux et ouvrir les fenêtres toutes grandes, sortit pour tenir l'étrier au gentleman, appelant d'une voix gaillarde: Hugh!
«Oh! c'est vous; vous y êtes donc déjà, monsieur? dit John un peu étonné de la promptitude avec laquelle Hugh avait paru. Menez à l'écurie ce précieux animal, et ayez-en un soin plus que particulier, si vous désirez, garder votre place… Un fainéant, monsieur, comme il n'y en a pas!
— Mais vous avez un fils, répliqua monsieur Chester en donnant sa bride après avoir mis pied à terre, et répondant au salut de l'aubergiste par un négligent mouvement de sa main vers son chapeau. Pourquoi ne l'utilisez-vous pas, lui?»
— Eh mais, la vérité est, monsieur, repartit John avec une grande importance, que mon fils… Qu'est-ce que vous faites là à m'écouter, vilain curieux?
— Qui est-ce qui écoute? riposta Hugh en colère. Avec ça que c'est amusant de vous écouter! Voulez-vous pas que j'emmène le cheval à l'écurie tout en sueur, pour qu'il s'enrhume?
— Alors promenez-le de long en large plus loin de nous, monsieur, cria le vieux John, et quand vous me voyez en train de causer avec un noble gentleman, restez à distance. Si vous ne connaissez pas votre distance, monsieur, ajouta M. Willet après une pause énormément longue, durant laquelle il fixa ses grands yeux stupides sur Hugh, et attendit avec une patience exemplaire qu'il lui passât par l'esprit quelque chose qui ressemblât à une idée, nous trouverons un moyen de vous l'apprendre plus vite que ça.»
Hugh haussa les épaules dédaigneusement, prit son air téméraire et traversa de l'autre côté du gazon, où, ayant jeté la bride en bandoulière sur son épaule, il promena le cheval, tout en lançant de temps en temps à son maître, par-dessous ses sourcils touffus, des coups d'oeil aussi sinistres qu'un tyran de mélodrame.
M. Chester qui, sans que cela parût, l'avait attentivement observé durant cette courte dispute, entra dans le porche, et se tournant brusquement vers M. Willet, lui dit:
«Vous avez d'étranges domestiques, John.
— Il est certain, monsieur, que celui-ci a l'air assez étrange, répondit l'aubergiste; mais c'est un bon domestique pour le dehors. Pour les chevaux, les chiens et tout cela, il n'y a pas en Angleterre un plus habile homme que ce Hugh du Maypole. Par exemple, il ne vaut rien pour le dedans, ajouta M. Willet de l'air confidentiel d'un homme qui sentait la supériorité de sa propre nature. Le dedans, c'est mon affaire; mais si ce gars avait simplement un brin d'imagination, monsieur…
— C'est un garçon actif, je le parierais, dit M. Chester, ayant l'air de se parler à lui-même plutôt qu'à la cantonade.
— Actif, monsieur, riposta John, dont la figure par extraordinaire prit de l'expression; ce gars-là! Ohé, ici! monsieur! Amenez le cheval par ici, et allez pendre ma perruque à la girouette, pour montrer à ce gentleman si vous êtes leste.»
Hugh ne répondit pas, mais jetant la bride à son maître, et lui arrachant de la tête sa perruque avec si peu de cérémonie et tant de précipitation que M. Willet n'en fut pas peu déconcerté, quoiqu'il en eût exprimé le désir spécial, il grimpa lestement au faîte du mai placé devant la maison, et suspendant la perruque sur la girouette, il l'y fit tourner comme la manivelle d'un tournebroche. Cet exercice achevé, il la lança à terre, et glissant lui-même en bas le long du mai avec une inconcevable rapidité, il se trouva sur ses pieds presque aussitôt que la perruque touchait le sol.
«Voilà, monsieur! dit John retombant dans son état de stupidité habituelle. Vous ne verrez pas beaucoup d'auberges comme le Maypole, pour y avoir bon logis à pied, à cheval; ni pour voir ça non plus, quoique ce ne soit rien au prix de tout ce qu'il fait.»
Cette dernière remarque était une allusion à la manière dont Hugh sautait sur le dos d'un cheval, comme il avait fait lors de la première visite de M. Chester, et disparaissait promptement par la porte de l'écurie.
«Ça n'est rien au prix de tout ce qu'il fait, répéta M. Willet en brossant sa perruque avec son poignet, et se décidant intérieurement à distribuer sur les divers articles de la note de son hôte une petite augmentation pour le dommage causé par la poussière à cette pièce de son ajustement. Il saute de presque toutes les fenêtres de la maison. Il n'y a jamais eu de gars pour se jeter comme lui de n'importe où, sans se rompre les os. C'est mon opinion, monsieur, qu'il ne doit guère tout ça qu'à son manque d'imagination, et que, si l'imagination pouvait (chose impossible) lui être fourrée dans la tête, il ne serait plus capable d'en faire autant. Mais nous parlions de mon fils, monsieur.
— C'est vrai, Willet, c'est vrai, dit le visiteur en se tournant vers l'aubergiste avec sa sérénité habituelle. Mon bon ami, qu'est-ce qu'on dit de lui?»
On m'a rapporté que M. Willet avant de répondre cligna de l'oeil. Mais comme il n'a jamais été reconnu coupable d'une telle légèreté de conduite, ni antérieurement ni ultérieurement, on peut regarder cette inconvenance comme une invention de ses ennemis, fondée peut-être sur le fait suivant qui est incontestable. Il prit son hôte par le troisième bouton de son habit sur la poitrine, en comptant à partir du menton, et lui insinuant sa réplique dans l'oreille:
«Monsieur, dit John avec dignité, je connais mon devoir. Nous n'avons pas besoin ici d'amourettes, monsieur, d'amourettes à l'insu des parents. Je respecte certain jeune gentleman, comme un jeune gentleman qu'il est; je respecte certaine jeune demoiselle, comme une demoiselle qu'elle est, mais ces deux personnes, en tant que les deux font la paire, je ne connais pas ça, monsieur, je n'entends pas ça. Mon fils, monsieur, s'est engagé.
— Je croyais l'avoir vu regarder tout à l'heure à travers la fenêtre du coin, dit M. Chester, qui, naturellement, pensa que, s'il était engagé, il devait être quelque part sous les drapeaux.
— Vous ne vous êtes pas trompé, monsieur, c'est bien lui que vous avez vu, répliqua John. Je vous disais qu'il était engagé… d'honneur, monsieur, à ne pas sortir d'ici. Moi et quelques-uns de mes amis qui passent leurs soirées au Maypole, monsieur, nous avons considéré que c'était le meilleur parti à prendre pour l'empêcher de faire quoi ce soit de fâcheux en opposition avec vos désirs. Nous l'avons fait engager. Et il y a plus, monsieur, nous ne lui laisserons pas rompre son engagement avant un bon bout de temps, je vous en réponds.»
Lorsqu'il eut causé par ses paroles ambiguës cette légère méprise, dont l'origine était sans doute la récente escapade d'un garçon du village, qui venait de s'engager pour de bon, M. Willet se recula de l'oreille de son hôte; et, sans aucune modification visible dans ses traits, il gloussa de rire trois fois bien distinctement. Il ne riait jamais plus fort que cela, il ne se le serait pas permis (et encore, encore, il fallait des occasions rares et extraordinaires); il ne retroussait pas même ses lèvres, et n'aurait pas, pour tout au monde, remué tant seulement son double menton, gras et dodu, lequel en ces circonstances, aussi bien que dans toutes les autres, restait, comme un véritable désert de Sahara, sur la large mappemonde de sa frimousse; un steppe en blanc sur la carte, un monde inconnu, sans ville, sans verdure et sans eau.
Que personne ne s'étonne si M. Willet se permit ce petit éclat de rire, sans respect pour une personne qu'il avait souvent hébergée et qui avait toujours payé généreusement son passage au Maypole; c'est au contraire un fait à l'honneur de sa pénétration et de sa sagacité, qui lui conseillaient, contre son habitude, cette démonstration badine et familière. Car M. Willet, après avoir pesé avec soin le père et le fils dans ses balances mentales, était arrivé à la conclusion fort nette que le vieux gentleman était un chaland de meilleure qualité que le jeune. Puis, jetant dans le même plateau, déjà victorieux, son propriétaire, et, par-dessus M. Haredale, le vif agrément de contrecarrer le malheureux Joe, et sa résistance paternelle, en principe général, à toutes les affaires d'amour et de mariage, ce plateau plongea droit vers le plancher, envoyant droit au plafond le jeune gentleman, qui ne pesait pas plus qu'une plume. M. Chester n'était pas homme à se faire illusion sur les motifs de M. Willet; mais il le remercia avec autant de grâce que si l'aubergiste eût été un des plus désintéressés martyrs qui eussent jamais paru dans ce monde; et, le laissant maître de lui préparer un dîner de son choix, grande preuve de confiance dans son goût et son jugement, dit-il d'un ton complimenteur, il dirigea ses pas vers la Garenne.
Habillé avec encore plus d'élégance que de coutume, prenant une grâce accomplie de manières, qui, pour être le résultat d'une longue étude, ne lui en laissait pas moins toute son aisance et lui seyait à merveille, donnant à ses traits l'expression la plus sereine et la plus faite pour gagner les coeurs; bref, irréprochable de tout point, ce qui dénotait qu'il n'attachait pas une médiocre importance à l'impression que sa personne allait faire, il entra sur les limites de la promenade habituelle de Mlle Haredale. À peine eut-il fait quelques pas et jeté un coup d'oeil autour de lui, qu'il aperçut une femme venant dans sa direction. Un coup d'oeil jeté sur sa taille et sa toilette, comme elle traversait un petit pont de bois qui les séparait, suffit pour lui donner la certitude que c'était bien la personne qu'il désirait voir. Il s'avança sur son chemin, et, le moment d'après, ils étaient tout près l'un de l'autre.
Il ôta son chapeau, et, cédant le sentier à la jeune fille, il la laissa passer. Puis, comme si l'idée ne lui en était venue qu'en ce moment, il se tourna vers elle avec précipitation, et lui dit d'une voix agitée:
«Je vous demande pardon, n'est-ce pas à mademoiselle Haredale que je m'adresse?
Elle s'arrêta, quelque peu confuse d'être accostée d'une façon si inattendue par un étranger, et répondit oui.
«Quelque chose me disait, reprit-il avec un regard qui était un compliment pour sa beauté, que ce ne pouvait être une autre. Mademoiselle Haredale, je porte un nom qui ne vous est pas inconnu, et qui, pardonnez-moi d'en éprouver à la fois de l'orgueil et du chagrin, résonne, je crois, agréablement à vos oreilles. Je suis déjà d'un certain âge, comme vous voyez. Je suis le père de l'homme que vous daignez distinguer par-dessus tous les autres. Puis-je, pour de puissantes raisons qui me sont bien pénibles, vous prier de m'accorder ici une minute d'entretien?»
Comment une jeune fille, étrangère à la ruse, avec un coeur plein d'une noble franchise, aurait-elle pu douter de la sincérité de cet homme, surtout quand elle reconnaissait dans sa voix l'écho affaibli d'une voix qu'elle connaissait si bien et qu'elle aimait tant à entendre? Elle inclina la tête, s'arrêta, et jeta les yeux sur le sol.
«Un peu plus à l'écart, entre ces arbres. C'est la main d'un vieillard que je vous offre, mademoiselle Haredale; une main loyale et honnête, croyez-le bien.»
Elle y mit la sienne comme il disait ces mots, et se laissa conduire vers un siège voisin.
«Vous m'alarmez, monsieur, dit-elle à voix basse. Vous n'êtes pas porteur de quelque mauvaise nouvelle, j'espère?
— D'aucune que vous puissiez craindre avant de m'entendre, répondit-il en s'asseyant près d'elle. Édouard va bien, tout à fait bien. C'est de lui que je désire vous parler, certainement; mais je n'ai pas de malheur à vous annoncer.
Elle inclina la tête de nouveau, comme pour le prier de poursuivre, mais sans rien dire elle-même.
«Je sais que j'ai tout contre moi dans ce que je vais avoir à vous dire, chère mademoiselle Haredale. Croyez-moi, je n'ai pas oublié les sentiments de ma jeunesse au point de ne pas savoir que vous êtes peu disposée à me regarder d'un oeil favorable. Vous m'avez entendu dépeindre comme un homme au coeur froid, positif, égoïste.
— Je n'ai jamais, monsieur, interrompit-elle d'un air mécontent et d'une voix ferme, je n'ai jamais entendu parler de vous en termes durs ou incivils. Vous ne rendez pas justice au naturel d'Édouard, si vous croyez votre fils capable de sentiments si bas et si vulgaires.
— Pardonnez-moi, ma douce jeune demoiselle, mais votre oncle…
— Ce n'est pas non plus dans le caractère de mon oncle, répliqua- t-elle, et sa joue se colora davantage; il n'est pas dans son caractère de frapper dans l'ombre, pas plus que dans le mien d'aimer de pareils actes.
À ces mots elle se leva et voulait le quitter; mais il la retint doucement de sa main, et il la supplia d'un accent persuasif de l'entendre encore une minute: elle se laissa calmer et consentit à se rasseoir.
«Et c'est, dit M. Chester en levant les yeux au ciel et en apostrophant l'air, c'est ce coeur si franc, si ingénu, si noble, que vous pouvez, Ned, blesser si légèrement! C'est honteux, honteux pour vous, jeune homme!»
Elle se tourna vite vers lui, avec un regard de dédain et des éclairs dans les yeux. Dans les yeux de M. Chester il y avait des larmes; mais il les essuya précipitamment, comme s'il lui eût répugné qu'elle vît cette faiblesse, et il la regarda d'un oeil où l'admiration se mêlait à la compassion.
«Je n'aurais jamais cru jusqu'à présent, dit-il, que la conduite frivole d'un jeune homme pût m'émouvoir comme vient de le faire celle de mon propre fils. Je n'avais jamais connu comme en ce moment ce que vaut le coeur d'une femme que ces jeunes garçons se font un jeu de prendre et de quitter avec tant de légèreté. Croyez, chère demoiselle, que jamais, jusqu'à présent, je n'avais connu votre mérite; et quoique je n'aie fait, en venant vous trouver, que céder à mon horreur pour tout ce qui est tromperie et mensonge, car je l'eusse fait également pour la plus pauvre et la moins douée de votre sexe, je n'aurais pas eu le courage d'affronter cette conversation, si j'avais pu vous peindre à mon esprit telle que vous m'apparaissez réellement.»
Oh! si Mme Varden avait pu voir le vertueux gentleman quand il prononça ces paroles, avec ses yeux étincelants d'indignation… si elle avait pu entendre sa voix entrecoupée, tremblotante… si elle avait pu le contempler quand, debout et nu-tête au soleil, il épanchait son éloquence avec une énergie inaccoutumée!
La figure altière, mais pâle et tremblante aussi, Emma le regardait en silence. Elle ne parlait ni ne bougeait, mais elle le considérait comme si elle eût voulu lire dans son coeur.
«Je secoue, dit M. Chester, la contrainte que l'affection naturelle imposerait à quelques hommes, et je brise tous autres liens que ceux de la vérité et du devoir Mademoiselle Haredale, vous êtes trompée, vous êtes trompée par votre indigne amant, par mon indigne fils!
Elle le regarda fixement et ne dit pas encore un seul mot. «J'ai toujours été opposé à l'amour dont il a fait profession envers vous, vous serez assez juste, chère mademoiselle Haredale, pour vous le rappeler, votre oncle et moi fûmes ennemis dans notre jeunesse, et, si j'avais cherché des représailles, j'aurais pu en trouver ici. Mais en devenant vieux nous devenons plus sages, meilleurs, j'aimerais à l'espérer, et dès le principe j'ai été opposé à mon fils dans cette tentative. J'en prévoyais la fin, et je voulais vous l'épargner, si cela m'était possible.
— Parlez ouvertement, monsieur, balbutia-t-elle, vous me trompez ou vous vous trompez. Je ne vous crois pas, je ne le peux pas, je ne le dois pas.
— D'abord, dit M. Chester d'un ton insinuant, comme il y a peut- être dans votre esprit quelque secret sentiment de colère que je ne veux pas exploiter, prenez, je vous prie, cette lettre. Elle est tombée en mes mains par hasard, par suite d'une méprise, elle était destinée à vous expliquer, m'a-t-on dit, pourquoi mon fils n'a pas répondu à un autre billet de vous. À Dieu ne plaise, mademoiselle Haredale, dit le bon gentleman avec une grande émotion, qu'il reste dans votre tendre coeur un injuste sujet de reproche contre Édouard! Vous deviez connaître, comme vous allez le voir, qu'Édouard n'est pas en faute sur ce point.»
Un semblable procédé semblait si candide, si scrupuleux, si honorable, si vrai et si juste, il y avait là quelque chose qui en rendait le loyal auteur si digne de confiance, qu'Emma sentit, pour la première fois, son coeur défaillir. Elle se détourna et fondit en larmes.
«Je voudrais, dit M. Chester en se penchant vers elle en lui parlant d'une voix douce et tout à fait vénérable je voudrais, chère demoiselle, que ma tâche fût de dissiper et non d'accroître ces témoignages de votre douleur. Mon fils, mon fils égaré… car je ne veux pas l'accuser d'être criminel de propos délibéré: les jeunes gens qui ont déjà eu deux ou trois amourettes auparavant agissent sans réflexion, sans savoir seulement le mal qu'ils font… rompra la foi qu'il vous a engagée; il l'a même rompue maintenant. M'arrêterai-je là, et, après vous avoir donné cet avertissement, laisserai-je à l'avenir le soin de le justifier, ou bien voulez-vous que je continue?
— Continuez, monsieur, répondit-elle, et parlez plus ouvertement encore; vous le devez pour lui comme pour moi.
— Ma chère demoiselle, dit M. Chester en se courbant vers elle d'une manière encore plus affectueuse, que je voudrais nommer ma chère fille, mais les destins ne le permettent pas, Édouard cherche à rompre avec vous sous un prétexte faux et tout à fait inexcusable. Je le sais par ses manifestations, j'en ai eu la preuve de sa main. Pardonnez-moi si j'ai surveillé sa conduite; je suis son père; votre paix et son honneur m'étaient chers, et il ne me restait plus d'autre ressource. Une lettre se trouve en ce moment sur son pupitre, prête à vous être envoyée, et dans laquelle il vous dit que notre pauvreté… notre pauvreté, la sienne et la mienne, mademoiselle Haredale, l'empêche de persister et de prétendre à votre main; dans laquelle il vous offre, vous propose volontairement, de vous dégager de votre foi, et parle avec magnanimité (ce que les hommes font très communément en pareil cas) d'être un jour plus digne de votre attention, et ainsi de suite; une lettre, enfin, dans laquelle non seulement il fait avec vous des façons, pardonnez-moi l'expression, je voudrais appeler à votre secours votre orgueil et votre dignité; non seulement il fait avec vous des façons pour retourner, je le crains, à l'objet dont les dédains lui avaient inspiré sa courte passion pour vous (car elle prit naissance dans sa vanité blessée), mais encore affecte de se faire un mérite et une vertu de son prétendu sacrifice.»
Emma lança de nouveau à M. Chester un regard orgueilleux, comme par un mouvement involontaire, et elle répliqua le coeur gros:
«Si ce que vous dites est vrai, il prend une peine bien inutile, monsieur, pour exécuter son dessein. Il est bien bon de se préoccuper de la paix de mon esprit. Je lui en suis fort obligée.
— Vous reconnaîtrez si ce que je vous dis est vrai, chère demoiselle, repartit M. Chester, en recevant ou en ne recevant pas la lettre dont je vous parle… Haredale, mon cher garçon, je suis charmé de vous voir, quoique nous nous rencontrions dans une circonstance singulière et assez triste. Vous vous portez bien je l'espère?»
À ces mots, la jeune demoiselle leva ses yeux qui étaient pleins de larmes en voyant son oncle debout en effet devant eux, se sentant d'ailleurs incapable de supporter l'épreuve d'entendre ou de dire elle même un mot de plus, elle s'éloigna précipitamment et les laissa. Ils restèrent à se regarder l'un l'autre et à suivre des yeux Emma qui se retirait sans que, pendant longtemps, ni l'un ni l'autre ouvrît la bouche.
«Qu'est-ce que cela signifie? Expliquez-vous, dit enfin
M. Haredale. Pourquoi êtes-vous ici, et pourquoi avec elle?
— Mon cher ami, répondit l'autre en reprenant ses manières accoutumées avec une merveilleuse promptitude, et se jetant sur le banc d'un air fatigué, vous m'avez dit il n'y a pas longtemps, à cette vieille taverne délicieuse dont vous êtes le propriétaire estimé (c'est un charmant établissement pour des personnes qui ont des occupations rurales et une santé assez robuste pour ne pas craindre d'attraper un rhume), que j'avais la tête et le coeur d'un mauvais génie en toute matière de déception. J'ai pensé alors, j'ai pensé réellement que vous me flattiez, mais maintenant je commence à m'étonner de votre discernement et, vanité à part, je crois sincèrement que vous disiez la vérité. Avez-vous jamais simulé l'extrême ingénuité et l'honnête indignation? Mon cher garçon, vous n'imaginez pas si vous ne l'avez jamais fait, combien un effort de ce genre fatigue un homme.»
M. Haredale l'examina d'un regard de froid mépris.
«Vous ne seriez pas fâché d'échapper à une explication, dit-il en croisant ses bras, mais il m'en faut une, je peux attendre.
— Pas du tout, pas du tout, mon bon monsieur, vous n'attendrez pas un moment, répliqua son ami en croisant nonchalamment ses jambes, c'est la chose la plus simple du monde, et l'explication ne sera pas longue: Ned a écrit une lettre, une enfantine, honnête, sentimentale composition qui est encore sur son pupitre parce qu'il n'a pas eu le coeur de l'envoyer. J'ai pris une liberté que mon affection et mon anxiété paternelle excusent suffisamment, et je me suis approprié la connaissance de ce que renferme cette lettre; je l'ai décrit à votre nièce (une personne enchanteresse, Haredale, une créature angélique), avec quelques traits et quelques couleurs adaptés à notre dessein. C'est une affaire faite, vous pouvez désormais être tranquille; c'est fini. Privés de leurs entremetteurs, l'orgueil et la jalousie de la jeune fille étant excités au plus haut degré, personne n'étant là pour la détromper, et vous y étant au contraire pour appuyer mes assertions, vous verrez que leurs rapports cesseront avec la réponse qu'elle va faire. Si elle reçoit la lettre de Ned demain vers midi, vous pouvez dater leur séparation de demain soir. Je ne vous demande pas de remercîment, vous ne m'en devez aucun; j'ai agi pour moi-même, et, si j'ai avancé les résultats de notre pacte avec toute l'ardeur que vous auriez pu désirer vous-même, je l'ai fait par pur égoïsme, eu vérité.
— Je maudis ce pacte, comme vous l'appelez, de tout mon coeur et de toute mon âme, répliqua l'autre; il a été fait dans une mauvaise heure. Je me suis engagé à un mensonge, je me suis ligué avec vous, et, quoique je l'aie fait par le plus légitime motif et qu'il m'en coûte un effort que peut-être peu d'hommes connaissent, je me hais et me méprise pour cette action.
— Vous vous échauffez beaucoup, dit M. Chester avec un sourire languissant.
— Oui, je m'échauffe. Votre sang-froid me rend fou. Morbleu! Chester, si votre sang coulait plus chaud dans vos veines, et si je n'étais pas astreint à des devoirs qui me contiennent et m'arrêtent… Allons, c'est fini; vous le dites, et sur une chose de ce genre je peux vous croire. Quand j'éprouverai des remords de cette perfidie, je penserai à vous et à votre mariage, et j'essayerai de me justifier par un tel souvenir, d'avoir séparé Emma et votre fils, à tout prix. Voilà notre contrat biffé maintenant, et nous n'avons plus qu'à nous quitter.»
M. Chester lui adressa avec grâce un baiser de la main; et avec la figure tranquille qu'il avait conservée pendant cette scène, même quand il avait vu son compagnon torturé et transporté par la colère, au point que tout son corps en était ébranlé, il demeura sur son siège dans une attitude indolente, observant M. Haredale qui s'éloignait.
«Mon bouc émissaire et mon souffre-douleur à l'école, dit-il en levant sa tête pour regarder après lui; mon ami d'autrefois, qui ne put pas s'assurer la maîtresse dont il avait gagné l'amour, et qui me rapprocha d'elle pour que je pusse mieux le supplanter. Je triomphe dans le présent et dans le passé. Aboie, pauvre chien galeux et pelé; la fortune a toujours été de mon côté; tes aboiements me font plaisir.»
Le lieu où ils s'étaient rencontrés était une avenue d'arbres. M. Haredale, sans passer de l'autre côté, avait marché tout droit. Il tourna par hasard la tête quand il fut à une distance considérable, et voyant que son ancien camarade s'était levé depuis son départ et regardait après lui, il s'arrêta, croyant que peut-être l'autre avait envie de venir le rencontrer, et l'attendit de pied ferme.
«Un jour, un jour peut-être, mais pas encore, se dit M. Chester en agitant sa main, comme s'ils eussent été les meilleurs amis, et se retournant pour s'éloigner. Pas encore, Haredale. La vie est assez agréable pour moi; pour vous elle est triste et pesante. Non. Croiser l'épée avec un pareil homme, se prêter ainsi à son humeur, à moins d'une extrémité, ce serait véritablement une faiblesse.»
Malgré tout cela, il dégaina en s'en allant, et, sans y penser, il laissa courir vingt fois ses yeux de la garde de son épée à la pointe. Mais c'est la réflexion qui fait que l'on vit vieux. Il se rappela cet adage, remit son arme au fourreau, détendit son sourcil contracté, fredonna un air des plus gais et de l'humeur la plus enjouée lui-même, il redevint comme devant l'imperturbable M. Chester.
CHAPITRE XXX.
Il y a malheureusement des gens dont un proverbe populaire dit que, si vous leur accordez un pied, ils en prennent quatre. Sans citer les illustres exemples de ces héroïques fléaux de l'humanité, dont l'aimable chemin dans la vie a été tracé, depuis leur naissance jusqu'à leur mort, à travers le sang, le feu et les ruines, et qui semblent n'avoir existé que pour apprendre à l'humanité que, comme l'absence du mal est un bien, la terre, purgée de leur présence, peut être considérée comme un lieu de bénédiction; sans citer d'aussi puissants exemples, contentons- nous de celui du vieux John Willet.
Le vieux John Willet ayant empiété un bon pouce, grande mesure, sur la liberté de Joe, et lui ayant rogné une grande aune de permission d'ouvrir la bouche, devint si despotique et si superbe, que sa soif de conquêtes ne connut plus de bornes. Plus le jeune Joe se soumit, plus le vieux John se montra absolu. L'aune fut bientôt réduite à néant: on en vint aux pieds, aux pouces, aux lignes; et le vieux John continua de la manière la plus plaisante à tailler dans le vif de ses réformes, à retrancher tous les jours quelque chose sur la liberté de parole ou d'action de son esclave, enfin à se conduire dans sa petite sphère avec autant de hauteur et de majesté que le plus glorieux tyran des temps anciens ou modernes qui ait jamais eu sa statue érigée sur la voie publique.
De même que les grands hommes sont excités aux abus de pouvoir (quand ils ont besoin d'y être excités, ce qui n'arrive pas souvent) par leurs flatteurs et leurs subalternes, ainsi le vieux John fut poussé à ces empiétements d'autorité par l'applaudissement et l'admiration de ses compères du Maypole. Chaque soir, dans les intermèdes de leurs pipes et de leurs pots de bière, ils secouaient leurs têtes et disaient que M. Willet était un père de la bonne vieille roche anglaise; qu'il n'y avait pas à lui parler de ces inventions modernes de douceur paternelle, ni des méthodes du jour; qu'il leur rappelait exactement à tous ce qu'étaient leurs pères quand ils étaient petits garçons, et qu'il faisait bien; qu'il vaudrait mieux pour le pays qu'il y eût plus de pères comme lui, et que c'était pitié qu'il n'y en eût point davantage; avec beaucoup d'autres remarques originales de la même nature. Puis ils condescendaient à faire comprendre au jeune Joe que tout cela était pour son bien, et qu'il en serait reconnaissant un jour. M. Cobb, en particulier, l'informait que, quand il avait son âge, son père lui donnait un paternel coup de pied, un horion sur les oreilles, ou une taloche sur la tête, ou quelque petit avertissement de ce genre, comme il aurait fait toute autre chose; et il remarquait en outre, avec des regards très significatifs, que, s'il n'avait pas reçu cette judicieuse éducation, il n'aurait jamais pu devenir ce qu'il était. Et la conclusion n'était que trop probable, car il était devenu le chien le plus hargneux de toute la compagnie. Bref, entre le vieux John et les amis du vieux John, il n'y eut jamais un infortuné garçon, si rudoyé, si malmené, si tourmenté, si irrité, si harcelé, ni si abreuvé du dégoût de la vie que le pauvre Joe Willet.
C'en était venu au point que c'était à présent l'état de choses officiel et légal; mais, comme le vieux John avait un vif désir de faire briller sa suprématie aux yeux de M. Chester, il se surpassa ce jour-là, et il aiguillonna et échauffa tellement son fils et héritier que, si Joe n'avait pris avec lui-même l'engagement solennel de garder ses mains dans ses poches lorsqu'elles n'étaient pas occupées d'une autre façon, il est impossible de dire ce qu'il en aurait fait peut-être. Mais la plus longue journée a son terme, et M. Chester finit par monter sur son cheval, qui était prêt devant la porte.
Comme le vieux John ne se trouvait pas là en ce moment, Joe, qui, dans le comptoir, méditait sur son triste sort et sur les perfections innombrables de Dolly Varden, courut dehors pour tenir l'étrier à son hôte et l'aider à monter. M. Chester était à peine en selle, et Joe était en train de lui faire un gracieux salut, quand le vieux John, plongeant du porche dans la cour, saisit son fils au collet.
«Pas de cela, monsieur, dit John, pas de cela, monsieur. Il ne faut point rompre votre engagement. Comment osez-vous, monsieur, franchir la porte sans permission? Vous cherchez à vous sauver, n'est-ce pas, monsieur, comme un parjure? Que prétendez-vous, monsieur?
— Lâchez-moi, père, dit Joe d'un air suppliant, lorsqu'il aperçut un sourire sur la figure du visiteur et qu'il observa le plaisir que lui procurait sa mésaventure. C'est trop fort aussi. Qui est- ce qui songe à se sauver?
— Qui est-ce qui songe à se sauver? cria John en le secouant. Eh mais, c'est vous, monsieur. C'est vous: c'est vous, petit polisson, monsieur, ajouta John, en le colletant d'une main et employant l'autre à faire au visiteur un salut d'adieu, c'est vous qui voulez vous glisser comme un serpent dans les maisons, et susciter des différends entre de nobles gentlemen et leurs fils; direz-vous que ce n'est pas vous, hein? Taisez-vous, monsieur.»
Joe ne fit pas d'effort pour répliquer. Sa honte était consommée: la dernière goutte allait faire déborder le vase. Il se dégagea de l'étreinte de son père, lança un regard courroucé à l'hôte qui partait, et retourna dans l'auberge.
«Si ce n'était pour elle, pensa Joe, en se jetant à une table dans la salle commune et laissant tomber sa tête sur ses bras; si ce n'était pour Dolly (car je ne pourrais supporter l'idée qu'elle pût me croire un mauvais sujet, comme ils ne manqueraient pas de le dire, si je me sauvais de la maison), le Maypole et moi nous nous séparerions cette nuit.»
Le soir étant alors arrivé, Salomon Daisy, Tom Cobb et le long Parkes, étaient réunis dans la salle commune, d'où ils avaient été témoins par la fenêtre de toute la scène. M. Willet, les joignant bientôt après, reçut les compliments de ses compagnons avec un grand calme, alluma sa pipe, et s'assit parmi eux.
«Nous verrons, messieurs, dit John après une longue pause qui est le maître ici et qui ne l'est pas. Nous verrons si ce sont les petits polissons qui doivent mener les hommes, ou si ce sont les hommes qui doivent mener les petits polissons.
— C'est vrai aussi, dit Salomon Daisy avec quelques inclinations de tête d'un caractère approbatif, vous avez raison. Johnny. Très bien, Johnny. Bien dit, monsieur Willet. Brayvo, monsieur.»
John porta lentement ses yeux sur l'approbateur, le regarda longtemps, et finit par faire cette réponse qui consterna l'auditoire d'une manière inexprimable: «Quand je voudrai des encouragements de vous, monsieur, je vous en demanderai. Je vous prie de me laisser tranquille, monsieur. Je n'ai pas besoin de vous, j'espère. Ne vous frottez pas à moi, s'il vous plaît.
— Ne prenez point pas mal la chose, Johnny; je n'ai pas eu de mauvaise intention, dit le petit homme pour sa défense.
— Très bien, monsieur, dit John, plus obstiné que de coutume après sa dernière victoire. Ne vous occupez pas de ça, monsieur; je saurai bien me tenir tout seul, je pense, monsieur, sans que vous vous donniez la peine de me soutenir.» Et après cette riposte, M. Willet, fixant ses yeux sur le chaudron, tomba dans une sorte d'extase tabachique.
L'entrain de la société se trouvant singulièrement amorti par la conduite embarrassante de leur hôte, on ne dit rien de plus pendant longtemps; mais enfin M. Cobb prit sur lui de remarquer, en se levant pour vider les cendres de sa pipe, qu'il espérait que Joe dorénavant apprendrait à obéir à son père en toutes choses, ayant vu ce jour-là que M. Willet n'était pas un homme avec lequel on pût badiner; et il ajouta qu'il lui recommandait, poétiquement parlant, de ne pas s'endormir sur le rôti.
«Et vous, je vous recommande en revanche, dit, en levant les yeux, Joe dont la figure était toute rouge, de ne pas m'adresser la parole.
— Taisez-vous, monsieur, cria M. Willet, en se réveillant soudain, et se retournant.
— Je ne me tairai pas, père, cria Joe, en frappant du poing la table, et si fort que les verres et les pots dansèrent; c'est bien assez dur de souffrir de vous pareilles choses; je ne les endurerai plus de tout autre, quel qu'il soit. Ainsi je le répète, monsieur Cobb, ne m'adressez pas la parole.
— Eh mais, qui êtes-vous donc, dit M. Cobb d'un air narquois, pour qu'on ne puisse vous parler, hein, Joe?
À cela Joe ne répondit pas; mais, avec un sombre hochement de tête qui n'était pas du tout de bon augure, il reprit sa position antérieure. Il l'aurait conservée paisiblement jusqu'à la fermeture de l'auberge au bout de la soirée; mais M. Cobb, stimulé par l'étonnement que causait à la société la présomption du jeune homme, riposta en lui décochant quelques brocards; c'était trop: la chair et le sang ne purent supporter cela. En un seul moment s'accumulèrent la vexation et le courroux de bien des années. Joe bondit, renversa la table, tomba sur son ennemi invétéré, le gourma de toute sa force et de toute son adresse, et finit par le lancer avec une rapidité surprenante contre un monceau de crachoirs dans un coin. M. Cobb y plongeant, la tête la première, avec un fracas terrible, resta étendu de tout son long parmi les ruines, abasourdi et sans mouvement. Alors le vainqueur, n'attendant pas que les spectateurs le complimentassent sur son triomphe, se retira dans sa chambre à coucher, et, se considérant comme en état de siège, il entassa contre la porte tous les meubles transportables, en guise de barricade.
«Voilà qui est fait, dit Joe, en s'asseyant sur son bois de lit et essuyant sa figure échauffée. Je savais que j'en viendrais là. Le Maypole et moi, il faut que nous nous séparions. Je suis un vagabond, un coureur, elle me liait pour toujours. Tout est perdu!»
CHAPITRE XXXI.
Réfléchissant sur sa malheureuse destinée, Joe resta assis et écouta longtemps; il s'attendait à chaque instant à entendre l'escalier crier sous leurs pas ou à être salué des sommations de son digne père, exigeant qu'il capitulât sans condition et se rendît tout de suite. Mais ni voix ni pas ne vint jusqu'à lui, et, quoique des échos de portes qu'on fermait, de gens qui allaient et venaient dans les chambres avec précipitation, résonnant de temps en temps à travers les grands corridors et pénétrant au fond de sa solitude reculée, lui fissent comprendre qu'il y avait en bas un bouleversement extraordinaire, aucun son plus rapproché ne troubla le lieu de sa retraite, qui semblait encore plus paisible à cause de ces bruits lointains, et qui était triste et sombre comme la cellule d'un ermite.
Il fit de plus en plus noir. Le gothique ameublement de cette chambre, espèce d'hôpital des invalides pour les meubles de la maison, devint indistinct et fantastique. Les chaises et les tables, qui étaient dans le jour d'aussi honnêtes estropiées que possible, prirent un caractère équivoque et mystérieux, et un vieux lépreux de paravent en cuir terni de l'Inde, avec bordure d'or, qui jadis avait tenu en respect plus d'un courant d'air dangereux et servi de rempart à plus d'une joyeuse figure, le regardait d'un air rébarbatif et spectral, et se tenait de toute sa hauteur dans les coins qu'on lui avait assigné, semblable à quelque maigre fantôme qui attendait qu'on lui adressât des questions. Un portrait en face de la fenêtre, portrait bizarre d'un vieux général aux yeux gris, dans un cadre ovale, semblait cligner de l'oeil et s'assoupir à mesure que le jour baissait; et enfin, quand la dernière des faibles taches lumineuses du jour s'évanouit, il parut fermer les yeux de bon coeur et s'endormir solidement. Il y avait là un tel silence et un tel mystère autour de toute chose, que Joe ne put s'empêcher d'en suivre l'exemple. Il se livra donc au sommeil comme tout le reste et rêva de Dolly, jusqu'à ce que l'horloge de l'église de Chigwell sonna deux heures.
Personne ne vint encore. Les bruits lointains de la maison avaient cessé; au dehors tout était également tranquille, sauf lorsque aboyait par hasard un chien à large gueule, ou lorsque le vent agitait les branches des arbres. Il regarda mélancoliquement, de la fenêtre ouverte, chaque objet bien connu qui gisait endormi à l'obscure lueur de la lune; puis se traînant vers le siège qu'il avait quitté, il pensa à l'algarade de la veille, tant qu'après y avoir pensé longtemps, il lui sembla qu'un mois s'était écoulé depuis cette scène. Tandis qu'il s'assoupissait, méditait, allait à la fenêtre et regardait au dehors, la nuit se passa; le vieux paravent rébarbatif, les chaises et les tables ses contemporaines, commencèrent lentement à se révéler dans leurs formes accoutumées; le général aux yeux gris recommença à cligner de l'oeil, à bâiller, à se réveiller, et enfin, quand il fut réveillé tout à fait, il se montra mal à son aise, transi de froid et l'air hagard, à la triste lumière grisâtre du matin.
Le soleil perçait déjà au-dessus des arbres de la forêt; déjà s'étendaient à travers le brouillard onduleux de brillantes barres d'or, quand Joe jeta de la fenêtre sur le sol un petit paquet avec son fidèle bâton, et se prépara à descendre lui-même.
Ce n'était pas une tâche bien difficile, car il y avait là tout du long tant de saillies et tant de bouts de chevrons, que cela faisait presque un escalier rustique, d'où il ne restait plus à faire qu'un saut de quelques pieds pour être en bas.
Joe se trouva bientôt sur la terre ferme, son bâton à la main, son paquet sur l'épaule, et il leva les yeux pour regarder le vieux Maypole, peut-être pour la dernière fois.
Il ne l'apostropha pas d'un adieu solennel, comme aurait pu le faire un vétéran de rhétorique; il ne le maudit pas non plus, car il n'avait pas dans son coeur le moindre fiel contre quoi que ce fut au monde. Il éprouvait au contraire plus d'affection et de tendresse à son égard qu'il n'en avait jamais éprouvé dans toute sa vie. Il lui dit donc de tout son coeur: «Dieu vous bénisse!» comme souhait d'adieu, se détourna et s'éloigna.
Il se mit en route d'un bon pas. Il était plein de grandes pensées: il voulait être soldat, mourir dans quelque contrée étrangère où il y eût beaucoup de chaleur et beaucoup de sable, et laisser en mourant Dieu sait quelles richesses inouïes de ses parts de prise à Dolly, qui serait fort affectée lorsqu'elle viendrait à le savoir. Rempli de ces visions de jeune homme, quelquefois ardentes, quelquefois mélancoliques, mais qui avaient toujours la jeune fille pour point central, il poussa en avant avec vigueur, jusqu'à ce que le tapage de Londres retentit à ses oreilles, et que l'enseigne du Lion Noir se dressa à ses yeux.
Il n'était alors que huit heures, et le Lion Noir fut très étonné en le voyant entrer les pieds couverts de poussière à cette heure matinale, et sans la jument grise encore, pour lui tenir au moins compagnie. Mais Joe ayant demandé qu'on lui servît à déjeuner le plus tôt possible, et ayant donné, quand le déjeuner eut été placé devant lui, d'incontestables témoignages d'un appétit excellent, le Lion lui fit comme de coutume un accueil hospitalier, et le traita avec ces marques de distinction auxquelles, à titre de pratique régulière et de membre de la franc-maçonnerie du métier, il avait tous les droits du monde.
Ce Lion ou cet aubergiste, car on appelait ainsi l'homme du nom de la bête, pour avoir prescrit à l'artiste qui avait peint son enseigne de mettre tout ce qu'il avait de talent d'invention et d'exécution à faire passer, avec autant d'exactitude que possible, dans les traits du roi des animaux dont elle portait l'effigie, une contrefaçon de sa propre figure, était un gentleman presque égal par la promptitude de son intelligence et la subtilité de son esprit au puissant John lui-même. Mais voici en quoi consistait entre eux la différence: c'est que, tandis que l'extrême sagacité et l'extrême finesse de M. Willet résultaient des efforts d'une nature spontanée, le lion semblait devoir la moitié de ses moyens à la bière, dont il absorbait de si copieuses gorgées que la plupart de ses facultés étaient complètement noyées et entraînées par ce liquide, sauf une seule, la grande faculté du sommeil, qu'il conservait à un degré de perfection surprenant. Le Lion qui craquait au vent au-dessus de la porte de la taverne était donc, à dire la vérité, un lion assoupi, apprivoisé, sans vigueur; et, comme ces représentants sociaux d'une classe sauvage offrent habituellement un caractère conventionnel (étant peints, en général, dans des attitudes impossibles et avec des couleurs qui ne sont pas de ce monde), les plus ignorants et les plus mal informés du voisinage croyaient fréquemment voir en lui le portrait véritable de l'aubergiste en costume officiel pour quelque grande cérémonie funèbre, ou pour un deuil public.
«Quel est donc le gaillard qui fait tant de bruit dans la salle voisine? dit Joe, lorsqu'il eut déjeuné et qu'il se fut levé et brossé.
— Un sergent recruteur, répliqua le Lion.»
Joe tressaillit involontairement. Il rencontrait là tout juste l'objet de ses rêvasseries tout le long du chemin.
«Et je souhaiterais, dit le Lion, qu'il fût bien loin d'ici. Ces gens-là et leur bande font beaucoup de bruit, mais ne consomment guère. Des cris et du tapage, tant qu'on en veut, mais de l'argent, bonsoir. Votre père n'aime pas ces chalands-là, je le sais.»
Peut-être ne les aimait-il guère, en effet, en aucune circonstance: mais peut-être, s'il eût pu savoir ce qui se passait en ce moment dans l'esprit de Joe, les eût-il moins aimés que jamais.
«Il recrute pour un …, pour un beau régiment? dit Joe en donnant un coup d'oeil à un petit miroir rond suspendu dans le comptoir.
— Oui, je crois, répliqua l'hôte; c'est à peu près la même chose, n'importe le régiment pour lequel il recrute. Je me suis laissé dire qu'il n'y a pas grande différence entre un bel homme et un autre, quand ils attrapent une balle dans le ventre.
— Tout le monde n'attrape pas une balle, dit Joe.
— Non, répondit le Lion, pas tout le monde, et ceux-là qui sont tués, en supposant que leur affaire soit bientôt faite, sont les plus heureux dans mon opinion.
— Ah! riposta Joe, vous n'avez donc nul souci de la gloire?
— Souci de quoi? dit le Lion.
— De la gloire.
— Non, répliqua le Lion avec une suprême indifférence. Je n'en ai nul souci. Vous avez raison en cela, monsieur Willet. Quand la gloire viendra ici me demander quelque chose à boire, et me changera une guinée pour le payer, je le lui donnerai pour rien. Voyez-vous, monsieur, je crois qu'une auberge qui veut faire ses affaires fera aussi bien de prendre un lion noir pour enseigne que non pas «les armes de la gloire.»
Ces remarques n'étaient pas du tout encourageantes, Joe sortit du comptoir, s'arrêta à la porte de la salle voisine, et écouta. Le sergent décrivait la vie militaire. On ne faisait que boire, disait-il, excepté qu'il y avait de grands intervalles pour manger et faire l'amour. Une bataille était la plus belle chose du monde, quand votre côté la gagnait, et les Anglais gagnaient toujours.
«Supposons que vous seriez tué, monsieur? dit une voix timide dans un coin.
— Eh bien, monsieur, supposons que vous le seriez, dit le sergent, qu'arrive-t-il alors? Votre pays vous aime, monsieur; S. M. le roi Georges III vous aime; votre mémoire est honorée, révérée, respectée; tout le monde a de la tendresse pour vous, de la reconnaissance pour vous; votre nom est couché tout au long dans un livre au ministère de la guerre. Dieu me damne, gentleman, ne devons-nous pas tous mourir un jour ou l'autre, hein?»
La voix toussa et ne dit plus rien.
Joe entra dans la salle. Une demi-douzaine de gars s'y étaient réunis et groupés; ils écoutaient d'une oreille avide. L'un d'eux, un charretier en blouse, avait l'air d'hésiter encore, quoique disposé à s'enrôler. Le reste, qui n'était nullement disposé à en faire autant, le pressait vivement de prendre ce parti (voilà bien les hommes!), appuyait les arguments du sergent, et ricanait ensemble.
«Il n'y a pas besoin, mes amis, dit le sergent, qui était assis un peu à l'écart, à boire sa liqueur, d'en dire bien long pour des lurons résolus (ici il jeta un regard sur Joe), mais voilà le vrai moment. Je ne veux pas vous enjôler. Le roi n'en est pas réduit là, j'espère. Ce qu'il nous faut, ce n'est pas du sang de navet, c'est un sang jeune et bouillant. Nous ne prenons point des hommes de pacotille. Il nous faut des gens d'élite. Je ne viens pas vous compter des gausses d'écolier; mais! Dieu me damne, si je vous citais tous les fils de gentlemen qui servent dans notre corps, après quelques peccadilles peut-être ou quelques castilles avec les papas…»
Ici son regard se porta encore sur Joe, et avec tant de bonhomie, que Joe lui fit signe de sortir. Il sortit tout de suite.
«Vous êtes un gentleman, sacrebleu, lui dit-il d'abord en lui donnant une claque sur le dos. Vous êtes un gentleman déguisé, moi aussi; jurons-nous amitié.»
Joe ne fit pas exactement comme cela, mais il lui donna une poignée de main, et le remercia de sa bonne opinion.
«Vous désirez servir? dit son nouvel ami. Vous servirez, vous êtes fait pour le service. Vous êtes né pour être un des nôtres. Que voulez-vous boire?
— Rien pour le moment, répliqua Joe avec un faible sourire. Je ne suis pas encore tout à fait décidé.
— Un garçon plein d'ardeur comme vous, et qui n'est pas décidé! cria le sergent. Tenez! laissez-moi sonner; vous serez décidé dans une demi-minute, j'en suis sûr.
— Vous êtes bien dans l'erreur, répliqua Joe: car, si vous sonnez ici où je suis connu, vous allez faire évaporer en un clin d'oeil ma vocation militaire. Regardez-moi en face. Vous me voyez bien, n'est-ce pas?
— Si je vous vois! répliqua le sergent avec un juron; jamais plus beau garçon ni plus propre à servir son roi et son pays n'a frappé mes… yeux, ajouta-t-il en intercalant une épithète de troupier.
— Je vous remercie, dit Joe, je ne vous ai pas demandé cela pour avoir de vous un compliment, mais je vous remercie tout de même. Ai-je l'air d'un poltron ou d'un menteur?»
Le sergent répondit avec beaucoup de protestations flatteuses qu'il n'en avait pas l'air, et que si son propre père, à lui, sergent, était là soutenant qu'il en avait l'air, il passerait de bon coeur son épée au travers du corps du vieux gentleman et croirait faire un acte méritoire.
Joe lui exprima combien il lui était obligé et continua:
«Vous pouvez vous fier à moi, et compter sur ce que je vous dis. Je crois que je m'enrôlerai ce soir dans votre régiment. Si je ne le fais pas maintenant, c'est que je n'ai pas besoin de prendre avant ce soir un engagement qui ne pourra plus être rétracté. Où vous trouverai-je donc dans la soirée?»
Son ami répliqua avec quelque répugnance, et après beaucoup d'inutiles instances pour régler immédiatement l'affaire, que son quartier général était à la Bûche Tortue, dans Tower-Street, où on le trouverait éveillé jusqu'à minuit, et dormant jusqu'au lendemain à l'heure du déjeuner.
«Et si je vais vous rejoindre (il y a un million à parier contre un que j'irai), quand m'emmènerez-vous de Londres? demanda Joe.
— Demain matin, à huit heures et demie, répliqua le sergent, vous partirez pour l'étranger… pour une contrée où tout est soleil et pillage… le plus beau climat du monde.
— Partir pour l'étranger, dit Joe en donnant une poignée de main, c'est précisément ce que je souhaite. Vous pouvez m'attendre.
— Vous êtes un des lurons qu'il nous faut, cria le sergent, retenait la main de Joe dans l'excès de son enthousiasme. Vous êtes un luron à faire vite votre chemin. Je ne dis pas ça par jalousie ou parce que je voudrais diminuer en rien l'honneur de vos succès; mais, si j'avais été élevé et instruit comme vous, je serais à présent colonel.
— À d'autres, l'ami! dit Joe; je ne suis pas si nigaud que vous croyez. Il y a nécessité quand le diable vous pousse, et le diable qui me pousse, c'est une bourse vide et des contrariétés à la maison. Pour l'instant, adieu.
— Vivent le roi et le pays! cria le sergent en agitant son drapeau.
— Vivent le pain et la viande!» cria Joe en faisant claquer ses doigts. Et c'est ainsi qu'ils se séparèrent.
Il avait très peu d'argent dans sa poche, si peu en vérité que, après avoir payé son déjeuner (car il était trop honnête et peut- être aussi trop fier pour laisser l'écot à la charge de son père), il ne lui restait qu'un penny. Il eut néanmoins le courage de résister à toutes les affectueuses importunités du sergent, qui le conduisit jusqu'à la porte avec beaucoup de protestations d'éternelle amitié et le pria en particulier de lui faire la faveur d'accepter un seul et unique shilling d'avance sur son engagement. Rejetant à la fois ses offres d'espèces et de crédit, Joe s'en alla comme il était venu, avec son bâton et son paquet, déterminé à passer sa journée le mieux qu'il pourrait, et à se rendre chez le serrurier le soir à la brune; car il ne voulait pas après tout partir sans dire un mot d'adieu à la charmante Dolly Varden.
Il sortit de Londres par Islington et poussa jusqu'à Highgate; il s'assit sur bien des pierres, devant bien des portes, mais il n'entendit pas les cloches lui dire de s'en retourner. C'était bon du temps du noble Whittington, la fine fleur des marchands; mais les cloches ont fini par avoir moins de sympathie pour l'humanité. Elles ne sonnent que pour de l'argent et dans des occasions solennelles. Le nombre des émigrants s'est accru; des vaisseaux quittent la Tamise pour de lointaines régions, n'ayant pas d'autre cargaison de la poupe à la proue, et les cloches restent silencieuses, elles ne sonnent plus ni supplications ni regrets; elles sont accoutumées aux départs, et se sont faites aux usages du monde.
Joe acheta un petit pain, et réduisit sa bourse (sauf une différence) à la condition de la célèbre bourse de Fortunatus, laquelle contenait toujours la même somme, quels que fussent les besoins de son possesseur privilégié. Dans nos temps plus réalistes, où les fées sont mortes et enterrées, il y a encore une foule de bourses qui ont la même vertu. Le total qu'elles contiennent s'expriment en arithmétique par un cercle vicieux qu'on peut additionner ou multiplier par sa propre somme sans changer le résultat du problème résultat clair et net s'il en fut jamais: 0 X 0 = 0.
Le soir arriva enfin. Avec le sentiment de désolation d'un homme qui n'avait ni feu ni lieu, et qui était complètement seul dans le monde pour la première fois, il se dirigea vers la maison du serrurier. Il avait différé jusqu'à cette heure, sachant que Mme Varden allait quelquefois seule, ou accompagnée seulement de Miggs, entendre des sermons du soir, et espérant ardemment que ce serait peut-être une de ses soirées de culture morale.
Il se promena deux ou trois fois de long en large devant la maison, de l'autre côté de la rue; et, comme il revenait sur ses pas, il entrevit soudain une jupe qui flottait à la porte. C'était celle de Dolly; à quelle autre pouvait-elle appartenir? il n'y avait que sa robe pour avoir cette tournure. Il s'arma donc de tout son courage, et suivit la jupe dans l'atelier de la Clef d'Or.
Comme il boucha le jour de la porte en entrant, Dolly se retourna pour regarder. «Oh quelle figure! ma foi je ne regrette pas, pensa Joe, d'être tombé sur ce pauvre Tom Cobb. Elle est vingt fois plus belle que jamais. Elle épouserait un lord qu'elle lui ferait honneur.»
Il ne le dit pas, il se contenta de le penser; peut-être était-ce écrit aussi dans ses yeux. Dolly fut joyeuse de le voir; mais, comme elle était si fâchée que son père et sa mère se trouvassent absents, Joe la supplia de ne point s'en tourmenter du tout.
Dolly hésitait à le conduire dans la salle à manger, car il y faisait presque noir; en même temps elle hésitait à causer debout dans la boutique, où il faisait encore clair, et où l'on était vu de tous les passants. Ils étaient arrivés comme ça jusqu'à la petite forge, et Joe tenait la main de Dolly dans la sienne (il n'en avait pas le droit, car Dolly n'avait entendu lui donner qu'une poignée de main), comme s'ils étaient là devant quelque autel mythologique pour se marier, si bien que c'était la position la plus embarrassante du monde.
«Je suis venu, dit Joe, vous dire adieu, vous dire adieu je ne sais pour combien d'années, peut-être pour toujours. Je pars pour l'étranger.»
C'était précisément ce qu'il n'aurait pas dû dire. Il parlait là comme un gentleman maître de sa personne libre d'aller, de venir, de courir le monde selon son bon plaisir, lorsque le galant carrossier avait juré pas plus tard que la veille au soir que Mlle Varden le retenait dans des chaînes adamantines, lorsqu'il avait positivement déclaré en termes exprès qu'elle le faisait mourir à petit feu, et que dans une quinzaine plus ou moins, il s'attendait à faire une fin décente et à laisser son établissement à sa mère.
Dolly dégagea sa main et dit: «Vraiment?» faisant observer, sans reprendre haleine qu'il faisait bien beau ce soir, bref, elle ne trahit pas plus d'émotion que l'enclume même de la forge.
«Je n'ai pu partir, dit Joe, sans venir vous voir. Je n'en avais pas le courage.»
Dolly témoigna qu'elle était bien fâchée qu'il eût pris tant de peine. C'était une si longue course, et il devait avoir tant de choses à faire! Et comment allait M. Willet, ce bon vieux gentleman?
«Est-ce là tout ce que vous avez à me dire? s'écria Joe.
— Tout! Bonté divine! Et sur quoi donc avait compté ce garçon- là?» Elle fut obligée de prendre son tablier d'une main et de jeter les yeux sur l'ourlet d'un bout à l'autre, pour s'empêcher de lui rire au nez, car ce n'était pas un effet de son trouble ou de sa stupéfaction. Oh! pas du tout.
Joe avait peu d'expérience en affaires d'amour, et il n'avait aucune idée de la manière dont les jeunes demoiselles varient selon les temps. Il s'attendait à retrouver Dolly juste au point où il l'avait laissée lors de ce délicieux voyage nocturne, et il n'était pas plus préparé à un tel changement qu'à voir le soleil et la lune changer de place. Il avait été soutenu toute la journée par l'idée vague qu'elle lui dirait certainement: «Ne partez pas,» ou «Ne nous quittez pas,» ou: «Pourquoi partez-vous?» ou «Pourquoi nous quittez-vous?» ou qu'elle lui donnerait quelque petit encouragement de ce genre; il avait même admis comme possible qu'elle fondît en larmes, qu'elle se précipitât dans ses bras, ou qu'elle tombât en pamoison sans un mot, sans un signe au préalable: mais il avait été si loin de penser à rien qui approchât d'une pareille ligne de conduite, qu'il ne put que la regarder avec un silencieux étonnement.
Dolly cependant en revenait aux coins de son tablier, mesurait les côtes, effaçait les plis, et restait aussi silencieuse que lui- même. Enfin, après une longue pause, Joe lui dit au revoir.
«Au revoir! dit Dolly, avec un sourire aussi agréable que s'il allait dans la rue voisine faire un tour avant de revenir souper, au revoir!
— Voyons, dit Joe, en lui tendant ses deux mains, Dolly, chère Dolly, ne nous séparons pas comme cela. Je vous aime tendrement, de tout mon coeur et de toute mon âme, avec autant de sincérité et de sérieux que jamais homme aima une femme dans ce monde, je le crois. Je suis un pauvre garçon, comme vous savez, plus pauvre à présent que jamais, car j'ai fui de la maison paternelle, ne pouvant souffrir plus longtemps d'être traité de la sorte, et il faut que je fasse mon chemin sans aucune aide. Vous êtes belle, admirée, vous êtes aimée de chacun, vous êtes dans l'aisance et heureuse, puissiez-vous toujours l'être! Le ciel me préserve de compromettre votre bonheur! mais dites-moi un mot de consolation Je n'ai pas le droit de le réclamer de vous, je le sais; mais je vous le demande parce que je vous aime, et que le moindre mot de vous sera pour un moi un trésor que je garderai chèrement pendant toute ma vie. Dolly, ma chère Dolly, n'avez vous rien à me dire?
— Non, rien.»
Dolly était coquette de sa nature, et de plus enfant gâté. Elle n'avait pas du tout envie qu'on vînt la prendre d'assaut de cette manière-là. Le carrossier aurait fondu en larmes, il se serait agenouillé, il se serait fait des reproches, il aurait crispé ses mains, frappé sa poitrine, serré sa cravate à s'étrangler, et fait toute sorte de poésie. Joe n'avait pas besoin d'aller à l'étranger. Il n'avait pas le droit d'en être capable, et, puisqu'il était dans les chaînes adamantines, il ne pouvait plus disposer de lui.
«Je vous ai dit au revoir, dit Dolly, et encore deux fois. Otez tout de suite votre bras, monsieur Joseph, ou j'appelle Miggs.
— Je ne vous ferai pas de reproches répondit Joe, c'est ma faute sans doute J'ai cru quelquefois que vous ne me méprisiez pas mais c'était folie de ma part. Je dois être méprisé de quiconque a vu la vie que j'ai menée, de vous plus que de tous les autres. Que Dieu vous bénisse!»
Il était parti, ma foi l! mais parti pour de bon. Dolly attendit un peu de temps pensant qu'il allait revenir sur ses pas, elle se coula près de la porte, regarda dans la rue, à droite et à gauche, autant que l'obscurité croissante le lui permit rentra dans la boutique, attendit encore un peu plus, monta en fredonnant un air, s'enferma au verrou, laissa tomber sa tête sur son lit, et pleura comme si son coeur eût voulu éclater. Et cependant ces natures-là sont faites de tant de contradictions, que si Joe Willet était revenu ce soir, le lendemain, la semaine suivante, le mois suivant, elle l'aurait traité absolument de la même façon, quitte à pleurer encore après, avec la même douleur.
Elle n'eut pas sitôt quitté la boutique qu'on aurait pu voir surgir de derrière la cheminée de la forge une figure qui était déjà sortie deux ou trois fois de ladite cachette sans être vue, et qui, après s'être assurée qu'il n'y avait personne, fut suivie d'une jambe, d'une épaule, et ainsi graduellement, jusqu'à ce que parut en son entier la forme bien accusée de M. Tappertit, avec un bonnet de papier gris négligemment enfoncé sur un des côtes de sa tête, et les deux poings fièrement plantés sur les hanches.
«Mes oreilles m'ont-elles trompé, dit l'apprenti, ou est-ce que je rêve? Dois-je te remercier, ô Fortune, ou te maudire? lequel des deux?»
Il descendit gravement du lieu élevé qu'il occupait, prit son morceau de miroir, le planta contre la muraille sur le banc habituel, frisa sa tête, et regarda ses jambes avec attention.
«Si ce sont là des rêves, dit Sim en les caressant, je souhaite aux sculpteurs d'en avoir de pareils et de les façonner sur ce moule à leur réveil. Mais non, c'est bien une réalité. Le sommeil ne vous fait pas des membres comme ceux-là. Tremble, Willet, tremble de désespoir. Elle est à moi! Elle est à moi!»
En achevant ces triomphantes paroles, il saisit un marteau et en asséna un coup violent sur une vis qui représentait aux yeux de son imagination la caboche ou la tête de Joseph Willet. Cela fait, il poussa un long éclat de rire dont tressaillit Mlle Miggs même dans sa lointaine cuisine; et plongeant sa tête dans un bol rempli d'eau, il eut recours à l'essuie-mains placé en dedans de la porte du cabinet, et s'en servit à la fois pour étouffer ses sentiments et sécher sa figure.
Joe, inconsolable et abattu, mais plein de courage pourtant, en quittant la maison du serrurier, se dirigea de son mieux vers la Bûche Tortue, et demanda là son ami le sergent. Celui-ci, qui ne s'attendait guère à le voir, le reçut à bras ouverts. Cinq minutes après son arrivée à cette taverne, il était enrôlé parmi les braves défenseurs de son pays natal; et au bout d'une demi-heure on le régalait à souper d'un plat fumant de tripes bouillies aux oignons, préparé, comme le lui assura plus d'une fois son nouvel ami, par l'ordre exprès de Sa très sacrée Majesté le roi. Ce mets lui sembla fort savoureux après son long jeûne; il y fit donc grand honneur, et quand il l'eut accompagné des divers toasts d'un fidèle sujet envers son prince et sa patrie, on le conduisit à une paillasse dans un grenier à foin, au-dessus de l'écurie, et on l'y enferma pour la nuit.
Le lendemain, grâce au soin obligeant de son martial ami, il trouva son chapeau décoré de plusieurs rubans bigarrés qui lui donnaient un air coquet. En compagnie de cet officier, et de trois autres militaires nouvellement enrôlés, si bien enrubannés comme lui, que sous ce nuage flottant on ne pouvait distinguer que trois souliers, une botte, et un habit et demi, il alla vers le bord du fleuve. Là ils furent rejoints par un caporal et quatre héros de plus, dont deux étaient ivres et tapageurs, et les deux autres sobres et repentants, mais ayant chacun, comme Joe, son bâton poudreux et son paquet au bout. La société s'embarqua sur un bateau de passage en destination pour Gravesend, d'où on devait aller pédestrement à Chatham. Le vent les favorisait, et ils eurent bientôt laissé Londres derrière eux; ce n'était plus qu'un brouillard sombre, le fantôme d'un géant dans les airs.
CHAPITRE XXXII.
Un malheur, dit le proverbe, ne vient jamais seul. On ne peut douter en effet que les tribulations ne soient excessivement collectives de leur nature, et qu'elles ne prennent plaisir à voler par bandes, pour aller de là se percher selon leur caprice sur la tête de quelque pauvre diable, jusqu'à ce qu'elles ne lui laissent plus sur le crâne un pouce de libre, sans faire seulement attention à d'autres qui offriraient à la plante de leurs pieds d'aussi bonnes places de repos, mais qu'elles s'obstinent à ne pas voir. Il arriva peut-être qu'une volée de tribulations planant sur Londres, et épiant Joseph Willet sans pouvoir le trouver, fondirent à tout hasard sur le premier jeune homme qui leur tomba sous la main, pour s'y abattre. Quoi qu'il en soit, il est positif que, le jour même du départ de Joe, un essaim de tribulations fit autour des oreilles d'Édouard Chester un tel bourdonnement, un tel tintamarre de ses ailes, qu'il en étourdit cette infortunée victime.
C'était le soir, il était juste huit heures, quand lui et son père, en face du vin et du dessert qu'on venait de placer devant eux, furent laissés seuls pour la première fois de la journée. Ils avaient dîné ensemble, mais une tierce personne avait été présente pendant tout le repas, et, jusqu'au moment où ils s'étaient rencontrés à table, ils ne s'étaient point vus depuis la soirée précédente.
Édouard était réservé et silencieux, M. Chester était plus gai que de coutume; mais ne se souciant pas, à ce qu'il semblait, d'engager la conversation avec quelqu'un d'une humeur si différente, il donnait cours à la légèreté de la sienne en sourires et en regards scintillants, sans faire d'ailleurs aucuns frais pour attirer l'attention de son fils. Ils restèrent ainsi quelque temps, le père étendu sur un sofa avec son air accoutumé de gracieuse négligence, le fils assis en face de lui, les yeux baissés, évidemment préoccupé de pensées et d'ennuis pénibles.
«Mon cher Édouard, dit enfin M. Chester avec un rire des plus attrayants, n'étendez pas votre influence assoupissante jusque sur le carafon. Faites au moins circuler cela, pour empêcher que votre humeur ne reste trop stagnante.»
Édouard s'excusa et lui passa le carafon; puis il retomba dans son état de torpeur.
«Vous avez tort de ne pas remplir votre verre, dit M. Chester en tenant le sien devant la lumière. Le vin pris modérément, sans excès, car cela rend laid, à mille influences agréables. Il donne aux yeux plus de brillant, à la voix plus d'éclat, aux pensées plus de vivacité, à la conversation plus de piquant. Vous devriez en essayer, Ned.
— Ah! père, s'écria son fils, si…
— Mon bon garçon, interrompit précipitamment le père, en mettant son verre sur la table et haussant ses sourcils avec l'expression de physionomie d'un homme qui tressaille d'horreur, au nom du ciel, ne m'appelez pas de ce nom antique et suranné. Ayez quelque égard pour la délicatesse. Suis-je donc déjà tout gris, tout ridé, marché-je sur des béquilles, ai-je perdu mes dents, que vous adoptiez une pareille formule avec moi? Bon Dieu, quelle grossièreté!
— J'allais vous parler du fond de mon coeur, monsieur, répondit Édouard, avec toute la confiance qui devrait exister entre nous; et vous m'arrêtez tout court dès le début.
— Oh! de grâce, Ned, dit M. Chester en levant sa main délicate comme pour implorer son fils, ne vous énoncez pas de cette monstrueuse façon; vous alliez me parler du fond de votre coeur! Ne savez-vous point que le coeur est une partie ingénieuse de notre mécanisme, le centre des vaisseaux sanguins et de toutes les choses de ce genre, qui n'a pas plus de rapports avec vos pensées et vos paroles que n'en ont vos genoux? Comment pouvez-vous être si vulgaire et si absurde? On doit laisser ces allusions anatomiques aux gentlemen de la profession médicale. Elles ne sont réellement pas agréables en société. Vous me surprenez tout à fait, Ned.
— Je sais bien que, selon vous, des coeurs blessés, des coeurs consolés, des coeurs à ménager, ce sont toutes chimères. Je connais vos principes à cet égard, monsieur, et je n'en parlerai plus, répliqua son fils.
— Voici encore, dit M. Chester en buvant son vin à petits traits, que vous êtes dans l'erreur. Je dis nettement, au contraire, que ce ne sont point des chimères, nous savons qu'il y en a. Les coeurs des animaux, des boeufs, des moutons et ainsi de suite, sont mis sur le feu et dévorés à ce qu'on m'a dit, par la basse classe, avec un suprême délice. Des hommes sont quelquefois percés d'un coup de poignard au coeur, frappés d'une balle au coeur, mais ces locutions «du fond du coeur,» ou «jusqu'au coeur,» «coeur chaud et coeur froid,» ou «coeur brisé,» ou «qui est tout coeur,» ou «qui n'a pas de coeur,» peuh! voilà ce que je dis qui n'a pas de sens, Ned.
— Sans doute, monsieur, répliqua son fils, voyant qu'il faisait une pause pour le laisser parler, sans doute.
— Voilà la nièce de Haredale, le dernier objet de vos feux dit M. Chester, comme s'il prenait le premier exemple venu pour éclaircir sa pensée. Sans doute elle était tout coeur dans votre esprit jadis; maintenant elle n'a plus du tout de coeur: pourtant c'est la même personne, Ned, exactement la même!
— C'est une personne qui a changé, monsieur, cria Édouard en rougissant, et changé, je le crains, par des influences odieuses.
— Vous avez reçu là un congé assez froid, n'est-ce pas? Pauvre Ned! je vous disais l'autre soir que cela vous arriverait. Puis-je vous demander le casse noisettes?
— Il faut qu'il y ait eu autour d'elle quelque machination, elle a été trompée de la manière la plus perfide, cria Édouard en se levant de table. Je ne croirai jamais que la connaissance de ma véritable position, dont elle recevait de moi la confidence, ait pu produire ce changement. Je sais qu'elle est assiégée et torturée, mais, quoique notre engagement soit fini et rompu sans ressource, quoique je l'accuse d'avoir manqué de fermeté, de fidélité envers elle-même comme envers moi, je ne crois pas et je ne croirai jamais qu'aucun motif sordide, ni son propre mouvement, sa volonté libre et spontanée, lui aient dicté cette conduite… jamais.
— Vous me faites rougir, répliqua gaiement son père, de la folie de votre naturel ou j'espère… mais il est vrai qu'on ne se connaît jamais soi-même…où j'espère ardemment qu'il n'y a nul reflet du mien. Quant à ce qui regarde cette jeune demoiselle, elle a agi très naturellement et très convenablement, mon cher garçon; elle a fait ce que vous-même vous aviez proposé de faire, à ce que m'apprend Haredale, et ce que je vous avais prédit (il ne fallait pas pour cela grande sagacité) qu'elle ferait indubitablement. Elle vous supposait riche, ou du moins assez riche, et elle découvre que vous êtes pauvre. Le mariage est un contrat civil; les gens se marient pour améliorer leur condition en ce monde et pour y faire figure. C'est une affaire de maison et d'ameublement, de livrées, de domestiques, d'équipage, et ainsi de suite. La demoiselle étant pauvre, et vous aussi, tout est dit. Cela ne vous regarde plus, et vous n'avez rien à voir dans cette cérémonie. Je bois à sa santé, je la respecte et l'honore à cause de son extrême bon sens; elle vous donne là un bon exemple à suivre. Remplissez votre verre, Ned.
— C'est un exemple, répliqua son fils, dont j'espère ne jamais profiter; et, si l'expérience des années grave de pareilles leçons dans…
— N'allez pas dire dans le coeur, interrompit son père.
— Dans des esprits que le monde et son hypocrisie ont gâtés, dit
Édouard avec chaleur, le ciel me préserve de les connaître!
— Allons, monsieur, répondit son père en se levant un peu sur le sofa et regardant droit vers lui, en voilà bien assez sur ce sujet. Rappelez-vous, s'il vous plaît, votre devoir, vos obligations morales, votre affection filiale, et toutes les choses de ce genre auxquelles il est si délicieux et si charmant de réfléchir, ou vous vous en repentirez.
— Je ne me repentirai jamais de conserver le respect de moi-même, monsieur, dit Édouard. Pardonnez-moi si je vous déclare que je ne le sacrifierai pas à votre commandement, que je ne suivrai pas la route que vous voudriez me faire prendre pour me rendre complice de la part secrète que vous avez eue dans cette dernière séparation.»
Le père se leva encore un peu plus, et le regardant comme par un sentiment de curiosité, pour voir s'il parlait sérieusement, il se laissa doucement glisser de nouveau en arrière, et dit de la voix la plus calme, tout en croquant ses noisettes:
«Édouard, mon père eut un fils qui, étant fou comme vous, et comme vous entretenant des sentiments de désobéissance bas et vulgaires, fut déshérité et maudit un matin après déjeuner. La circonstance se représente ce soir à mon esprit avec une précision singulière dans mes souvenirs. Je me rappelle encore que j'étais en train de manger des petits pains au beurre avec de la marmelade. Il mena une misérable vie (le fils, bien entendu), et mourut jeune; ce fut bien heureux sous tous les rapports, car il ne faisait guère honneur à la famille. C'est une triste circonstance, Édouard, quand un père se trouve dans la nécessité de recourir à des mesures si extrêmes.
— Oui, sans doute, répliqua Édouard, et c'en est une fort triste aussi quand un fils, offrant à son père son amour et ses devoirs dans le sens le meilleur et le plus vrai, se trouve repoussé à tout propos, et forcé de désobéir. Cher père, ajouta-t-il d'un air plus sérieux encore, quoique d'un ton plus doux, j'ai souvent réfléchi sur ce qui se passa entre nous lorsque nous discutâmes ce sujet pour la première fois. Souffrez que nous ayons ensemble une explication confidentielle, mais je dis une explication franche et sincère. Écoutez ce que j'ai à vous dire.
— Comme je pressens ce qu'elle serait et que je ne peux manquer de le pressentir, Édouard, répondit froidement son père, je m'y refuse; je ne saurais m'y prêter. Je suis sûr qu'elle me mettrait de mauvaise humeur, ce qui est une situation d'esprit que je ne peux pas endurer. Si vous vous proposez de faire obstacle à mes plans pour votre établissement dans la vie et pour la conservation de cette noblesse de race et de cet orgueil bienséant que notre famille a si longtemps soutenus; en un mot, si vous êtes résolu de suivre la route que vous vous tracez, suivez-la et emportez avec tous ma malédiction. J'en suis très fâché, mais il n'y a réellement pas d'alternative.
— La malédiction peut traverser vos lèvres, dit Édouard, mais ce ne sera qu'un vain souffle. Je ne crois pas qu'un homme ait le pouvoir ici-bas d'en attirer une sur son semblable, et surtout sur son propre enfant, pas plus que de faire tomber, par ses conjurations impies, une goutte d'eau ou un flocon de neige des nuages qui sont au-dessus de nous. Regardez-y à deux fois, monsieur.
— Vous êtes si irréligieux, si irrespectueux, si horriblement profane, répondit son père en se tournant vers lui avec nonchalance et cassant une autre noisette, que je dois positivement vous interrompre ici. Il est tout à fait impossible que notre entretien continue sur ce ton-là. Si vous voulez, bien sonner, le domestique va vous conduire jusqu'à la porte. Ne revenez plus sous ce toit, je vous en prie. Allez, monsieur, puisqu'il ne vous reste aucun sens moral, et allez au diable, c'est ce que je vous souhaite. Bonjour.»
Édouard quitta la chambre sans un mot de plus, sans un regard, et tourna le dos à la maison pour jamais.
Le visage du père rougit et s'échauffa légèrement; mais il n'y eut pas la moindre altération dans ses manières lorsqu'il sonna derechef et dit à son domestique, quand il fut entré:
«Peak, si ce gentleman qui vient de sortir…
— Pardon, monsieur; M. Édouard?
— Y en avait-il donc ici plus d'un, balourd, que vous me faites cette question? Si ce gentleman envoyait prendre sa garde-robe, vous la lui donneriez, vous entendez? S'il se présentait lui-même, n'importe quand, je n'y suis pas. Vous le lui direz comme ça, et vous fermerez la porte.»
Ainsi l'on chuchota bientôt à la ronde que M. Chester était très malheureux d'avoir un fils qui lui causait beaucoup de peine et de chagrin. Les bonnes gens qui l'entendirent et le répétèrent s'émerveillèrent d'autant plus de son égalité d'âme et de sa sérénité. «Quelle aimable nature il faut avoir, disaient-ils, pour montrer tant de calme après tant d'épreuves!» Et, lorsqu'on prononçait le nom d'Édouard, la société secouait la tête et mettait son doigt sur sa lèvre; elle soupirait, elle prenait son air grave; et ceux qui avaient des fils de l'âge de ce jeune homme, dans un accès de pieuse colère et de vertueuse indignation, lui souhaitaient la mort, comme une expiation due à la piété filiale. Et ce n'est pas là ce qui empêcha le monde d'aller son petit train pendant cinq ans dont cette histoire ne parle pas.
CHAPITRE XXXIII.
Un soir d'hiver, dans les premiers mois de l'an de Notre Seigneur mil sept cent quatre-vingts, un vent perçant du nord s'éleva vers la brune, et, quand parut la nuit, le ciel était noir et affreux. Une violente tempête de grésil aigu, épais et froid comme la glace, balaya les rues humides et retentit sur les fenêtres tremblantes. Les enseignes, secouées sans pitié dans leurs cadres gémissants tombèrent avec fracas sur le pavé, de vieilles cheminées branlantes vacillèrent et chancelèrent, comme un homme ivre, sous l'ouragan; en plus d'un clocher se balança cette nuit comme s'il y avait un tremblement de terre.
Ce n'était pas, pour ceux qui pouvaient se procurer chez eux du feu et de la chandelle, le moment de braver la furie de la tempête. Dans les meilleurs cafés, les habitués, réunis autour du feu, oubliaient la politique et se disaient les uns aux autres, avec une secrète joie que le vent devenait plus terrible de minute en minute. Chaque humble taverne du bord de l'eau avait autour du foyer son groupe d'incultes personnages qui parlaient de vaisseaux sombrant en mer et d'équipages perdus, rapportaient mainte histoire de naufrage et d'hommes noyés, faisaient des voeux pour que quelques matelots de leur connaissance sortissent de là sains et saufs, et secouaient leur tête en signe de doute. Dans les maisons particulières, les enfants, en peloton près de la flamme de l'âtre, écoutaient les contes de fantômes et de lutins, de grandes figures vêtues de blanc qui venaient se tenir debout dans la ruelle du lit, de gens qui, étant allés dormir dans de vieilles églises et ayant échappé à la ronde du sacristain, s'étaient trouvés là tout seuls au fort de la nuit. Les pauvres petits frissonnaient en pensant aux chambres ténébreuses de l'étage supérieur, et cependant ils aimaient à entendre aussi le vent gémir, et ils espéraient bien qu'il allait continuer de souffler bravement. De temps en temps ces bienheureux causeurs à l'abri s'arrêtaient pour écouter; ou bien l'un d'eux, levant le doigt, criait: «Chut!» Et alors, au-dessus du ronflement du vent dans la cheminée, du clapotage de l'eau fouettée contre les vitres, on entendait un bruit lamentable, impétueux, qui secouait les murs comme d'une main de géant; puis un rauque mugissement, comme si la mer eût monté; puis un tourbillon si tumultueux, que l'air semblait en délire; puis, avec un hurlement prolongé, les vagues de vent passaient rapidement et laissaient l'intervalle d'un instant de repos.
Ce soir-là, bien qu'il n'y eût personne au dehors pour la voir, il y avait grande illumination au Maypole. Comme cela faisait bien sur le vieux rideau rouge de la fenêtre… d'un beau rouge vif écarlate, qui mêlait dans un riche courant de splendeur le feu et la chandelle, les plats, les verres et les convives, et qui brillait comme un oeil jovial sur le morne désert du dehors! Au dedans, quel tapis comparable à son sable craquant sous le pied? Quelle musique aussi gaie que ses bûches pétillantes? Quel parfum aussi suave que la friande vapeur de sa cuisine? Quelle température aussi féconde que sa puissante chaleur? Parlez-moi de la vieille maison solide comme le roc! Que le vent irrité s'acharne tant qu'il voudra à rugir autour de son toit robuste; qu'il s'essouffle, si cela lui plaît, dans sa lutte avec les larges cheminées, ça ne les empêchera pas de vomir de leurs gosiers hospitaliers de grands nuages de fumée, et de les lui jeter par défi à la face. Laissez-le s'épuiser à battre et secouer bruyamment les fenêtres. Plus il se montre jaloux d'éteindre ce joyeux éclat qui l'offusque, et plus vous verrez la lueur briller et pétiller, animée par la lutte.
Et que dire aussi des profusions, des opulentes prodigalités de cette splendide taverne? Ce n'était pas assez qu'un seul feu rugît et étincelât dans son spacieux foyer; sur les carreaux qui le pavaient tout autour, cinq cents feux brûlaient en scintillant avec une égale clarté. Ce n'était pas assez qu'un seul rideau rouge repoussât au dehors la nuit farouche, et versât sa joyeuse influence sur la salle commune. Dans chaque couvercle de casserole, dans chaque chandelier, dans chaque vase de cuivre, jaune ou rouge, ou d'étain, suspendu aux murailles, il y avait d'innombrables rideaux rouges, qui brillaient d'un éclat soudain à chaque mouvement de la flamme, et offraient, n'importe où l'oeil s'égarât, des perspectives sans borne de cette riche couleur. La vieille boiserie en chêne, les poutres, les chaises, les sièges, la reflétaient dans une faible lueur d'un ton foncé. Il y avait des feux et des rideaux rouges jusque dans les yeux des buveurs, dans leurs boutons, dans leur liqueur, dans les pipes qu'ils fumaient.
M. Willet était assis à l'endroit qui avait été sa place accoutumée cinq ans auparavant, ses yeux fixes sur l'éternel chaudron. Il était assis là depuis que l'horloge avait sonné huit heures, il ne donnait pas d'autres signes de vie que de respirer avec un ronflement sonore et continuel (quoiqu'il fût très éveillé), de porter de temps en temps son verre à ses lèvres, de faire tomber les cendres de sa pipe et de la bourrer de nouveau Il était maintenant dix heures et demie. M. Cobb et le long Phil Parkes étaient ses compagnons, comme jadis, et, pendant deux mortelles heures et demie, personne de la société n'avait prononcé un mot.
À force de s'asseoir ensemble à la même place et dans les mêmes positions relatives, à force de faire exactement la même chose durant un grand nombre d'années, serait-il vrai que les gens finissent par acquérir un sixième sens, ou, à son défaut, la faculté occulte de s'influencer les uns les autres qui en tient lieu? c'est une question que je laisse à la philosophie le soin de résoudre. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que le vieux John Willet, M. Parkes et M. Cobb, étaient tous trois fermement convaincus qu'ils formaient un trio de jolis lurons, qu'ils étaient plutôt des esprits d'élite qu'autrement. Il est encore certain qu'ils se regardaient les uns les autres de temps en temps, comme s'il y avait entre eux un perpétuel échange d'idées, qu'aucun d'eux ne considérait nullement ni lui ni son voisin comme silencieux, et que chacun d'eux, quand il rencontrait le regard d'un autre, faisait un signe de tête affirmatif, comme pour lui dire: «Ce que vous venez de dire là est parfait, monsieur, on ne pouvait pas mieux s'exprimer, et je suis tout à fait de votre avis.»
La salle était si chaude, le tabac si délicieux, le feu si caressant, que M. Willet commença par degrés à s'assoupir, mais comme il avait supérieurement acquis, par suite d'une longue habitude, l'art de fumer dans son sommeil, et comme sa respiration était presque la même, qu'il fût éveillé ou endormi, sauf que dans ce dernier cas il éprouvait quelquefois une petite difficulté du genre de celle qu'un charpentier rencontre lorsque son rabot ou sa plane trouve un noeud sur son chemin, aucun de ses camarades ne s'était aperçu de la chose, jusqu'à ce qu'il rencontra un de ces obstacles et fut obligé de s'y reprendre.
«Voilà Johnny parti, chuchota M. Parkes.
— Il ronfle comme un sabot,» dit M. Cobb.
Ils n'en dirent pas davantage jusqu'à ce que M. Willet arriva à un autre noeud, un noeud d'une dureté surprenante, qui promettait de le jeter dans des convulsions, mais que, par un effort tout à fait surhumain, il surmonta enfin sans se réveiller.
«Il a le sommeil terriblement dur,» dit M. Cobb.
M. Parkes, qui était peut-être lui-même un dormeur de première force, répliqua avec quelque dédain: «Ah bien oui, joliment!» et dirigea ses yeux vers une affiche collée sur le manteau de la cheminée. Le haut de cette affiche avait pour décoration une gravure sur bois, laquelle représentait un jeune garçon d'un âge tendre, fuyant d'un pied leste et portant un paquet au bout d'un bâton, et, pour aider à l'intelligence des spectateurs, un poteau avec une main et une borne milliaire, à côté du fugitif. M. Cobb tourna également ses yeux dans la même direction, et examina le placard comme si c'était la première fois qu'il l'eût vu. Or ce placard était un document que M. Willet lui-même avait dicté lors de la disparition de son fils Joseph; il y informait la grande noblesse, la petite noblesse et le public en général, des circonstances dans lesquelles son fils avait quitté la maison; il dépeignait son costume et son extérieur; et il offrait une récompense de cinq livres sterling à la personne ou aux personnes qui emballeraient le fugitif et le renverraient sain et sauf au Maypole à Chigwell, ou qui le logeraient dans quelqu'une des prisons de Sa Majesté jusqu'à ce que son père eût le temps de venir le réclamer. Dans cet avertissement, M. Willet avait, d'une manière obstinée, en dépit des avis et des prières de ses amis, persisté à dépeindre son fils comme «un petit garçon,» bien plus, dans son signalement, il lui donnait dix-huit pouces ou deux pieds de moins que sa taille réelle Cette double inexactitude suffisait pour expliquer peut-être l'unique résultat que l'affiche avait produit, c'est-à-dire la transmission à Chigwell, en différentes fois et avec des frais considérables, de quelque quarante-cinq vagabonds, dont l'âge variait de six à douze ans.
M. Cobb et M. Parkes regardaient donc d'un air mystérieux cette composition, puis ils se regardaient l'un l'autre, puis ils regardaient le vieux John. Depuis le temps qu'il l'avait collée de ses propres mains, M. Willet n'avait jamais, soit par un mot, soit par un signe, fait allusion à ce sujet, ni encouragé quelque autre à le faire. Personne n'avait la moindre idée de ses pensées et de ses opinions à cet égard, s'il s'en souvenait ou s'il l'avait oublié, s'il avait ou non dans l'esprit qu'un semblable événement eût jamais eu lieu. Aussi, même tandis qu'il dormait, personne ne se hasardait à y faire allusion en sa présence, et voilà ce qui faisait que ses amis de coeur étaient silencieux en ce moment.
M. Willet en était venu cependant à une telle complication de noeuds, qu'évidemment de deux choses l'une, il allait se réveiller ou mourir. Il opta pour la première alternative, et ouvrit les yeux.
«S'il n'arrive pas d'ici à cinq minutes, dit John, je ferai servir le souper sans lui.»
L'antécédent de ce pronom avait été mentionné pour la dernière fois à huit heures. MM. Parkes et Cobb, accoutumés à ce style de conversation intermittente, répliquèrent sans difficulté qu'assurément Salomon était fort en retard, et qu'ils s'étonnaient de ce qui pouvait le retenir.
«Il n'a pas été emporté par le vent, je suppose? dit Parkes, quoique le vent soit assez fort pour enlever un homme de sa taille, et sans se gêner encore. Tenez! entendez-vous? on dirait de la grosse artillerie. Il y aura bien du fracas ce soir dans la forêt, et plus d'une branche brisée à ramasser par terre demain matin.
— Il ne brisera toujours pas grand chose au Maypole, je vous en réponds, monsieur, répliqua le vieux John. Il n'a qu'à essayer. Je lui en donne la permission. Qu'est-ce que c'est que ça?
— Le vent, cria Parkes. Il hurle comme un chrétien, il n'a fait que ça toute la soirée.
— Avez-vous jamais, monsieur, demanda John, après une minute de contemplation, entendu le vent dire: «Maypole?»
— Eh mais, qui donc l'a jamais entendu? dit Parkes.
— Ni: «Ohé!» peut-être? ajouta John.
— Non, pas davantage.
— Très bien, monsieur, dit M. Willet sans la plus légère émotion. En ce cas, si c'était le vent, comme vous dites, que j'entendais tout à l'heure, et pour peu que vous veuillez vous donner la peine d'écouter un moment sans parler, vous allez voir comme il dit ces deux mots-là d'une manière très distincte.»
M. Willet avait raison. Après avoir écouté quelques instants, ils purent entendre distinctement, par-dessus le tumulte rugissant du dehors, ce cri répété; et cela d'une façon perçante et avec une énergie dénotant qu'il venait d'une personne en proie à une grande douleur ou à une grande terreur. Ils se regardèrent les uns les autres, pâlirent et retinrent leur haleine. Pas un ne bougea.
Ce fut dans cette conjoncture que M. Willet déploya quelque chose de la vigueur d'esprit et de la plénitude de ressources mentales qui lui attiraient l'admiration de tous ses amis et voisins. Après avoir regardé MM. Parkes et Cobb quelque temps en silence, il appliqua ses deux mains à ses joues, et poussa un rugissement qui fit danser les verres et résonner les chevrons; un beuglement longtemps soutenu, discordant, qui, roulant avec le vent et faisant tressaillir chaque écho, rendit cette bruyante nuit cent fois plus tumultueuse; un braiment profond, éclatant, formidable, qui retentit comme un gong humain. Puis, ayant toutes les veines de sa tête et de sa figure enflées par ce grand effort, et la pourpre la plus vive répandue sur son teint, il s'avança plus près du feu, et y tournant le dos, il dit avec dignité:
«Si ça peut réconforter quelqu'un, qu'il en profite; si c'est inutile, j'en suis fâché pour lui. S'il plaît à l'un de vous deux de sortir et d'aller voir ce qui en est, vous le pouvez, messieurs. Je ne suis pas curieux pour ma part.»
Tandis qu'il parlait, le cri se rapprocha, se rapprocha, un bruit de pas se fit entendre sous la fenêtre, le loquet de la porte fut levé, elle s'ouvrit; on la referma violemment, et Salomon Daisy, avec sa lanterne allumée à la main et ses habits en désordre et ruisselants de pluie, se précipita dans la salle.
Il serait difficile d'imaginer une peinture plus exacte de la terreur que celle que présentait le petit bonhomme. Sa transpiration formait des perles sur sa figure, ses genoux claquaient l'un contre l'autre, chacun de ses membres tremblait, il avait perdu tout pouvoir d'articuler des mots; il était là debout, haletant, fixant sur eux des regards si livides, si plombés, qu'ils furent infectés de son effroi, bien qu'ils en ignorassent la cause, et que, reflétant son visage terrifié, frappé d'horreur, ils reculèrent ébahis, sans se risquer à lui faire la moindre question. Enfin le vieux John Willet, dans un accès de délire momentané, se jeta sur sa cravate, et, le saisissant par cette partie de son costume, le secoua de çà et de là, si bien que ses dents lui en claquaient dans la tête.
«Dites-nous tout de suite ce que vous avez, monsieur, cria John, ou je vous tue. Dites-nous ce que vous avez, ou je vous plonge à l'instant la tête dans le chaudron. Comment osez-vous prendre cet air-là? Y a-t-il quelqu'un qui vous poursuive? Dites quelque chose, ou je vous extermine, oui, je vous extermine.»
M. Willet, dans sa frénésie, fut si près de tenir sa parole à la lettre, car Salomon Daisy commençait déjà à rouler ses yeux d'une manière alarmante, et certains sons rauques, semblables à ceux d'un homme qui suffoque, sortaient déjà de sa gorge, que les deux spectateurs, qui avaient un peu recouvré leurs sens, lui arrachèrent de force sa victime, et placèrent le petit sacristain de Chigwell sur une chaise. Celui-ci, jetant un regard d'épouvanté autour de la salle, les supplia d'une voix faible de lui donner quelque chose à boire; et surtout de fermer à clef la porte de la maison, et de mettre les barres aux volets, sans perdre un moment. La dernière requête n'était pas propre à rassurer ses auditeurs, ni à les remplir des sensations les plus réconfortantes. Ils firent néanmoins ce qu'il demandait, avec toute la célérité possible; et, après lui avoir servi une rasade de grog presque bouillant, ils attendirent le récit de ce qu'il pouvait avoir à leur apprendre.
«Ô Johnny, dit Salomon en le secouant par la main. Ô Parkes! Ô Tommy Cobb! pourquoi ai-je quitté l'auberge ce soir? le dix-neuf mars! le jour le plus terrible de l'année, le dix-neuf mars!»
Ils se rapprochèrent tous du feu. Parkes, qui était le plus près de la porte, tressaillit et regarda par-dessus son épaule. M. Willet, avec une grande indignation, demanda ce que diable il voulait dire par là; puis il dit: «Dieu me pardonne!» lança un coup d'oeil de mépris par-dessus son épaule, et se rapprocha de l'âtre tant soit peu.
«Lorsque je vous laissai ici ce soir, dit Salomon Daisy, je ne songeais guère au quantième. Je n'étais jamais allé seul dans l'église après la brune, à pareil jour, depuis vingt-sept ans: car j'ai entendu dire que, comme nous fêtons nos anniversaires de naissance durant notre vie, les fantômes des morts qui sont mal à leur aise dans leurs tombeaux, fêtent l'anniversaire de leur décès… Comme le vent rugit!»
Personne ne dit mot. Tous les yeux étaient fixés sur Salomon.
«J'aurais dû reconnaître la date, ainsi que ce temps exécrable. Il n'y a pas dans tout le cours de l'année une nuit pareille à cette nuit, il n'y en a pas. Jamais je ne dors tranquille dans mon lit le dix-neuf mars.
— Continuez, dit Tom Cobb à voix basse; ni moi non plus.»
Salomon Daisy porta son verre à ses lèvres; il le remit sur le carreau d'une main si tremblante que la cuiller tinta dans le verre comme une clochette, et il continua ainsi:
«Ne vous disais-je pas bien que nous étions ramenés à ce sujet de quelque étrange façon, à chaque anniversaire du dix-neuf mars? Supposez-vous que ce soit par un simple hasard que j'avais oublié de remonter l'horloge de l'église? Jamais je ne l'oublie d'ordinaire, bien que cette sotte machine ait besoin d'être remontée chaque jour. Pourquoi ma mémoire serait-elle plus en défaut ce jour-là que tous les autres?
«J'y allai au sortir d'ici, avec autant de hâte que possible: mais j'avais à passer d'abord à la maison pour prendre les clefs; et, le vent et la pluie faisant rage contre moi tout le long de la route, c'était tout ce que je pouvais faire que de me tenir sur mes jambes. Enfin j'arrive, j'ouvre la porte et j'entre. Je n'avais pas rencontré une âme tout le long de la route, jugez si c'était rassurant. Pas un de vous n'avait voulu me tenir compagnie, et, si vous aviez pu vous douter de ce qui allait advenir, vous aviez bien raison.
«Le vent était si violent, que c'est tout au plus si je pus fermer la porte de l'église en appuyant de tout mon poids; et malgré ça, elle s'ouvrit toute grande deux fois avec une telle force, que chacun de vous aurait juré, en voyant la résistance qu'elle opposait à mes efforts, que quelqu'un poussait de l'autre côté. Je finis cependant par tourner la clef, j'entrai dans le beffroi, et je remontai l'horloge: il était temps, elle était presque au bout de son rouleau, et elle allait s'arrêter dans une demi-heure.
«Lorsque je pris ma lanterne pour quitter l'église, voilà que je me sens l'esprit frappé de l'idée que c'était le dix-neuf mars, mais frappé, là, comme d'un coup qu'une main robuste m'eût porté pour mieux me le faire entrer dans la tête; au même moment, j'entendis une voix hors de la tour… une voix qui s'élevait d'entre les tombeaux.»
Ici le vieux John interrompit précipitamment l'orateur, et pria M. Parkes, qui était assis en face de lui et regardait fixement par-dessus sa tête, s'il voyait quelque chose, d'avoir la bonté de le lui dire. M. Parkes s'excusa en déclarant qu'il ne voyait rien, que c'était seulement pour écouter. M. Willet riposta avec colère que sa façon d'écouter avec une pareille expression de physionomie n'était pas agréable, et que, s'il ne pouvait point regarder comme tout le monde, il ferait mieux de se couvrir la tête avec son mouchoir. M. Parkes, avec une grande soumission, promit de ne pas y manquer à sa première sommation, et John Willet, se tournant vers Salomon, le pria de continuer. Après avoir attendu qu'une violente bourrasque de vent et de pluie, qui semblait ébranler même cette solide maison jusqu'en ses fondements, fût passée, le petit homme obéit à sa requête.
«Et n'allez pas me dire que c'était un effet de mon imagination, ni que je pris un bruit pour un autre! J'entendis le vent siffler à travers les arceaux de l'église. J'entendis le clocher crier en résistant. J'entendis la pluie qui venait battre contre les murs. Je sentis les cloches en branle. Je vis les cordes aller en haut et en bas. Et j'entendis cette voix.
— Que dit-elle? demanda Tom Cobb.
— Ma foi! je ne sais quoi; je ne sais pas même si c'étaient des paroles. Elle proféra une espèce de cri, comme chacun de nous en pousserait un, si quelque vision terrible le poursuivait en rêve ou venait l'assaillir à l'improviste; et puis ça s'évanouit dans l'air, ça sembla passer tout autour de l'église.
— Je ne vois pas que ce soit grand'chose, dit John en reprenant longuement haleine, et regardant autour de lui comme un homme qui se sent soulagé.
— Peut-être que non, répliqua son ami; mais ce n'est pas tout.
— Qu'est-ce que vous allez encore nous conter, monsieur? demanda John, en s'arrêtant au beau moment où il s'essuyait le front avec son tablier; qu'est-ce que vous allez encore nous chanter?
— Ce que j'ai vu!
— Vu! répétèrent-ils tous les trois en se penchant vers lui.
— Quand j'ouvris la porte de l'église pour sortir, dit le petit homme avec une expression de physionomie qui témoignait amplement de la sincérité de sa conviction, quand j'ouvris la porte de l'église pour sortir, ce que je fis brusquement, parce qu'il me fallait la refermer avant qu'un autre coup de vent vînt m'en empêcher, alors je me croisai, si près qu'en étendant mes doigts je l'aurais touché, avec quelque chose qui ressemblait à un homme. C'était nu-tête au milieu de l'ouragan! Ça tourna sa figure sans s'arrêter, et ça fixa ses yeux sur les miens! C'était un fantôme!… un esprit!…
— De qui?» crièrent-ils tous les trois en même temps.
Dans l'excès de son émotion, car il tomba en arrière tout tremblant sur sa chaise, et agita sa main comme s'il les conjurait de ne pas l'interroger davantage, sa réponse fut perdue pour tous, excepté pour le vieux John Willet, qui se trouvait assis près du sacristain.
«Qui donc? crièrent Parkes et Tom Cobb, en regardant avec ardeur
Salomon Daisy et M. Willet tour à tour. Qui donc était-ce?…
— Messieurs, dit M. Willet après une longue pause, vous n'avez pas besoin de le demander. L'image d'un homme assassiné! C'est le dix-neuf mars!»
Un profond silence s'ensuivit.
«Si vous voulez m'en croire, dit John, nous ferons bien, tous tant que nous sommes, de tenir ça secret. De pareilles histoires ne seraient pas fort goûtées à la Garenne. Gardons ça pour nous, quant à présent, ou nous pourrions nous attirer quelque désagrément, et Salomon pourrait perdre sa place. Que la chose soit réellement comme il le dit ou qu'elle ne le soit pas, peu importe. Qu'il ait raison ou qu'il ait tort, personne ne voudra le croire. Quant aux probabilités, je ne pense pas, pour ma part, dit M. Willet, en regardant les coins de la salle d'une manière qui dénotait que, comme quelques autres philosophes, il n'était pas parfaitement rassuré sur sa théorie, qu'un fantôme qui aurait été un homme sensé pendant sa vie, irait se promener par un pareil temps, ce que je sais seulement, c'est que ce n'est pas moi qui m'en aviserais à sa place.»
Mais cette doctrine hérétique rencontra une forte opposition chez les trois autres camarades, qui citèrent un grand nombre de précédents pour montrer que le mauvais temps était précisément le temps propice aux apparitions de ce genre, et M. Parkes (qui avait eu un fantôme dans sa famille, du côte maternel) argumenta sur le sujet avec tant d'esprit et une telle vigueur de raisonnement, que John aurait été obligé de se rétracter piteusement, si l'on n'avait pas apporté à point le souper, auquel ils s'appliquèrent avec un appétit effrayant. Salomon Daisy lui-même, grâce aux influences exhilarantes du feu, des lumières, de l'eau-de-vie et de la bonne compagnie, recouvra ses sens au point de manier son couteau et sa fourchette d'une façon qui lui fit beaucoup d'honneur, et de déployer pour boire comme pour manger une capacité si remarquable, qu'elle dissipa toutes les craintes qu'on aurait pu concevoir pour lui de la peur qu'il avait eue.
Le souper terminé, ils se rassemblèrent encore autour du feu, et, conformément à l'usage en de telles circonstances, ils mirent en avant toutes sortes de questions majeures qui ne faisaient qu'ajouter à l'horreur de cette histoire merveilleuse. Mais Salomon Daisy, nonobstant ces tentations de l'incrédulité se montra si ferme dans sa foi, et répéta si souvent son récit avec de si légères variantes et avec de si solennelles protestations de la vérité de ce qu'il avait vu de ses yeux, que ses auditeurs furent à bon droit plus étonnés encore que la première fois. Comme il adopta les vues de John Willet relativement à la prudence qu'il y aurait à ne pas ébruiter cette histoire au dehors, à moins que le fantôme ne lui apparût derechef, auquel cas il serait nécessaire de demander immédiatement conseil à M. le curé, résolution solennelle fut prise de garder le silence et de se tenir tranquille. Et, comme la plupart des hommes ne sont pas fâchés d'avoir un secret à dire qui puisse rehausser leur importance, ils arrivèrent à cette conclusion avec une parfaite unanimité.
Cependant il s'était fait tard; l'heure habituelle de leur séparation était passée depuis longtemps; les compères se dirent adieu pour aller se coucher. Salomon Daisy, avec une chandelle neuve dans sa lanterne, regagna son logis sous l'escorte du long Phil Parkes et de M. Cobb, qui étaient un peu moins émus que lui. M. Willet, après les avoir conduits à la porte, retourna recueillir ses pensées avec l'assistance du chaudron, tout en écoutant la tempête de vent et de pluie, qui n'avait rien rabattu de sa rage et de sa furie.
CHAPITRE XXXIV.
Il n'y avait pas plus de vingt minutes que le vieux John considérait le chaudron, quand il concentra ses idées sur un point unique, en leur donnant pour objet l'histoire de Salomon Daisy. Plus il y pensa, plus il devint pénétré du sentiment de sa propre sagesse et du désir de faire partager à M. Haredale le même sentiment. À la fin, résolu à jouer en cette affaire un rôle principal, un rôle de la plus haute importance; voulant d'ailleurs devancer Salomon et ses deux amis, qui ne manqueraient pas d'aller ébruiter l'aventure, considérablement augmentée, en la confiant au moins à une vingtaine de gens discrets comme eux, et très vraisemblablement à M. Haredale lui-même, le lendemain, à l'heure de son déjeuner; il se détermina à se rendre à la Garenne, avant d'aller au lit.
«C'est mon propriétaire, pensa John, tandis que prenant une chandelle, et la fixant dans un coin hors de l'atteinte du vent, il ouvrait, sur le derrière de la maison, une fenêtre qui regardait les écuries. Nous n'avons pas eu durant ces dernières années d'aussi fréquentes relations que celles dont nous eûmes jadis l'habitude. Des changements vont avoir lieu dans la famille. Il est à désirer que je sois avec eux, au point de vue de ma dignité, aussi bien que possible. Les chuchotements qu'on fera ici de cette histoire le mettront en colère. Il est bon d'être sur un pied de confiance avec un gentleman de son caractère, et de se mettre bien dans son esprit. Holà, ho! Hugh! Hugh! Holà, ho!»
Quand il eut répété ce cri une douzaine de fois, et réveillé en sursaut tous ses pigeons, une porte s'ouvrit dans l'un des vieux bâtiments en ruine, et une voix rude demanda ce qu'il y avait de nouveau, pour qu'on ne pût pas seulement dormir tranquille pendant la nuit.
«Quoi! Ne dormez-vous pas assez, chien hargneux, pour qu'on puisse vous réveiller une fois par hasard? dit John.
— Non, répliqua la voix, tandis que l'orateur bâillait et se secouait. Je ne dors pas la moitié de ce qu'il me faudrait de sommeil.
— Je ne sais pas comment vous pouvez dormir lorsque le vent beugle et rugit autour de vous, et fait voler les tuiles comme un paquet de cartes, dit John; mais peu importe. Enveloppez-vous d'une chose quelconque, et venez ici, car il vous faut aller à la Garenne avec moi. Et tâchez d'être plus vif que ça.»
Hugh, après avoir beaucoup grogné et marmotté, rentra dans sa bauge et reparut bientôt, apportant une lanterne et un gourdin, et enveloppé de la tête aux pieds d'une vieille et sale couverture de cheval rabattue sur sa figure. M. Willet reçut ce personnage à la porte de derrière, et l'introduisit dans la salle, tandis qu'il s'enveloppait lui-même d'une foule de pardessus et de capes, et qu'il liait et nouait tellement sa figure avec des châles et des foulards, que sa respiration était un mystère.
«Vous n'emmènerez pas un homme dehors à près de minuit par un temps pareil, sans lui mettre un peu de coeur au ventre, n'est-ce pas, maître? dit Hugh.
— Si fait, monsieur, répliqua John; je lui mettrai du coeur au ventre (comme vous appelez ça), lorsqu'il m'aura ramené sain et sauf à la maison, et qu'il y aura moins de danger pour la solidité de ses jambes, à lui verser à boire. Ainsi, levez la lumière, s'il vous plaît, et allez un pas ou deux en avant, pour me montrer le chemin.»
Hugh obéit d'assez mauvaise grâce, et en jetant sur les bouteilles un regard d'impatient désir. Le vieux John, après avoir strictement enjoint à sa cuisinière de tenir la porte fermée à clef en son absence, et de n'ouvrir qu'à lui sous peine de renvoi, suivit Hugh, dehors dans le tumulte de l'air et l'obscurité du ciel.
Le chemin était si détrempé et si affreux, la nuit était si noire, que, si M. Willet eût été son propre pilote, il se fût jeté dans un profond abreuvoir à quelques centaines de pas de sa maison, et aurait certainement terminé sa carrière dans cette ignoble sphère d'activité. Mais Hugh, qui avait la vue perçante qu'un faucon, et qui, en outre de ce don naturel, était capable de trouver son chemin, les yeux bandés, dans n'importe quelle direction, à une distance de douze milles, traîna le vieux John à la remorque, se montrant tout à fait sourd à ses remontrances, et se dirigea d'après ses idées personnelles, sans consulter le moins du monde, sans écouter seulement celles de son maître. Tous deux tinrent ainsi tête au vent le mieux possible; Hugh écrasant sous ses pieds lourds l'herbe trempée, et marchant comme à l'ordinaire d'un air sauvage et fanfaron; John Willet le suivant à une longueur de bras, choisissant où poser ses pieds, et regardant autour de lui s'il n'y avait pas des fossés ou des fondrières, ou s'il ne s'y trouvait pas des revenants égarés qui cherchaient leur chemin, témoignant enfin autant d'effroi et d'inquiétude que sa figure immuable pouvait en exprimer.
Ils finirent par être sur la grande avenue sablée devant la Garenne. Le bâtiment était profondément sombre; il n'y avait personne qui remuât près de là qu'eux-mêmes. Toutefois, de la chambre solitaire d'une tourelle s'échappait un rayon de lumière. Ce fut vers ce point lumineux, le seul qui égayât cette scène froide, triste et silencieuse, que M. Willet ordonna à son pilote de le conduire.
«La vieille chambre, dit John en levant un regard timide, l'appartement même de M. Reuben, Dieu nous assiste! Je m'étonne que son frère aime à s'y tenir, à une heure si avancée de la nuit, et de cette nuit surtout.
— Eh mais, pourquoi se tiendrait-il ailleurs? demanda Hugh en plaçant la lanterne contre sa poitrine pour l'abriter du vent, tandis qu'il mouchait la chandelle avec ses doigts. Est-ce qu'elle n'est pas bien gentille, cette petite chambre?
— Gentille! dit John d'un air indigné. En vérité, monsieur, vous avez une confortable idée de la gentillesse. Savez-vous ce qui s'est fait dans cette chambre, scélérat?
— Eh mais, elle n'en est pas pire pour ça! cria Hugh en regardant fixement la grasse figure de John. Est-ce qu'elle en garantit moins de la pluie, de la neige et du vent? Est-elle moins chaude ou moins sèche parce qu'un homme y a été tué? Ha, ha, ha! vous ne le croyez pas, n'est-ce pas, maître? Un homme de plus ou de moins, il n'y a pas là de quoi changer les choses.»
M Willet fixa ses yeux stupides sur son acolyte, et commença, par une espèce d'inspiration, à penser qu'il était véritablement fort possible que Hugh fût quelqu'un de dangereux, et qu'il y aurait peut-être sagesse à s'en débarrasser un de ces jours. Mais il était aussi trop prudent pour dire la moindre chose avant d'être de retour au logis. Il alla donc à la grille devant laquelle avait eu lieu ce court dialogue, et il tira la sonnette, dont le cordon pendait à côté. La tourelle où l'on apercevait la lumière se trouvant à l'un des coins du bâtiment, et n'étant séparée de l'avenue que par une des allées du jardin, sur laquelle donnait cette grille, M. Haredale ouvrit aussitôt la fenêtre et demanda qui était là.
«Pardon, monsieur, dit John, je savais que vous ne vous couchiez pas de bonne heure, et j'ai pris la liberté de venir parce que j'avais un mot à vous communiquer.
— Willet, n'est ce pas?
— Du Maypole, à votre service, monsieur.»
M. Haredale ferma la fenêtre et se retira. Il reparut bientôt à la porte au bas de la tourelle, et, traversant l'allée du jardin, il leur ouvrit la grille.
«Vous venez tard chez les gens, Willet. De quoi s'agit-il?
— De moins que rien, monsieur, dit John; c'est une histoire insignifiante, dont j'ai pensé cependant que je devais vous instruire. Voilà tout.
— Que votre domestique aille devant avec la lanterne, et donnez- moi votre main. L'escalier est tortueux et étroit. Doucement avec votre lanterne, l'ami. Vous la balancez comme un encensoir.»
Hugh, qui avait atteint déjà la tourelle, cessa d'agiter le falot et monta le premier, se tournant de temps en temps pour répandre en bas sa lumière sur les degrés. M. Haredale venait après lui, et observait son visage sombre d'un oeil peu favorable; Hugh répondait d'en haut à cet examen en lui rendant avec usure ses regards antipathiques, tandis que tous trois gravissaient l'escalier en spirale.
L'ascension eut pour terme une petite antichambre attenant à la pièce où les nouveaux venus avaient vu de la lumière. M. Haredale entra le premier, les mena à travers cette pièce jusqu'à celle du fond, et là, s'assit à un bureau d'où il s'était levé lorsqu'on avait tiré la sonnette.
«Entrez, dit-il en faisant signe au vieux John, qui restait à la porte et s'inclinait. Pas vous, l'ami, ajouta-t-il avec précipitation en s'adressant à Hugh, qui entrait comme son maître. Willet, pourquoi amenez-vous ici ce garçon?
— Eh mais, monsieur, répondit John, haussant les sourcils et abaissant la voix au diapason de la demande qui lui était faite, c'est un camarade solide, comme vous voyez, pour tenir compagnie la nuit.
— Ne vous y fiez pas trop, dit M. Haredale en portant ses yeux vers Hugh. Moi, je n'y aurais pas confiance. Il a l'oeil mauvais.
— Il n'y a pas beaucoup d'imagination dans son oeil, répliqua M. Willet en lançant un regard par-dessus son épaule à l'organe en question; ça, c'est certain.
— Il n'y a rien de bon, soyez-en sûr, dit M. Haredale. Attendez dans la petite pièce, l'ami, et fermez la porte entre nous.»
Hugh haussa les épaules, et, d'un air dédaigneux qui montrait ou qu'il avait entendu de loin, ou qu'il devinait le sens de leur chuchotement mystérieux, fit ce qu'on lui commandait. Lorsqu'il se fut séparé d'eux en fermant la porte, M. Haredale se tourna vers John, et l'invita à dire ce qu'il voulait lui communiquer, mais à ne pas le dire trop haut, parce qu'il y avait de fines oreilles de l'autre côté.
Ainsi dûment averti, M. Willet raconta tout bas, tout bas, ce qu'il avait entendu dire, ce qu'il avait dit lui-même pendant la soirée; appuyant particulièrement sur sa sagacité personnelle, sur son grand respect pour la famille, et sur sa sollicitude pour la paix de leur esprit et leur bonheur. L'histoire émut son auditeur beaucoup plus que John ne s'y était attendu. M. Haredale changea souvent d'attitude, se leva, marcha dans la chambre, revint s'asseoir, le pria de répéter, aussi exactement que possible, les propres mots dont s'était servi Salomon, et donna tant d'autres signes de trouble et de malaise, que M. Willet lui-même en fut surpris.
«Vous avez bien fait, dit-il en finissant cette longue conversation, de les engager à tenir secrète une pareille histoire. C'est une folle imagination, née dans le faible cerveau d'un homme nourri de craintes superstitieuses. Mais Mlle Haredale, malgré tout, serait troublée par ce conte, s'il arrivait à ses oreilles; cela se rattache de trop près à un sujet qui nous navre tous, pour qu'elle en entendît parler avec indifférence. Vous avez été très prudent, et je vous ai une extrême obligation. Je vous en remercie beaucoup.»
Ce remercîment répondait aux plus ardentes espérances de John; il eût toutefois mieux aimé voir M. Haredale le regarder en lui parlant, comme si réellement il le remerciait, que de le voir se promener de long en large, parler d'un ton brusque et saccadé, s'arrêtant souvent pour fixer les yeux sur le parquet, s'élançant de nouveau dans sa chambre comme un fou, presque sans avoir l'air de savoir ce qu'il disait ni ce qu'il faisait.
Telle fut cependant son attitude pendant cette communication, et John en était si embarrassé, qu'il resta longtemps assis tout à fait comme un spectateur passif, sans savoir quel parti prendre. À la fin il se leva. M. Haredale fixa sur lui son regard étonné pendant un moment, comme s'il eût tout à fait oublié sa présence, lui donna une poignée de main, et ouvrit la porte. Hugh, qui était ou feignait d'être fort endormi sur le plancher de l'antichambre, bondit sur ses pieds quand ils entrèrent, et, jetant autour de lui son manteau, il empoigna son bâton et sa lanterne, et se prépara à descendre l'escalier.
«Attendez, dit M. Haredale, cet homme boira peut-être bien un coup.
— Boire! Il boirait la Tamise, monsieur, si ce n'était pas de l'eau, répliqua John Willet. Il aura quelque chose quand nous serons rentrés au logis. Il vaut mieux qu'il n'en ait pas avant, monsieur.
— Là! voyez! la moitié de la distance est faite, dit Hugh. Quel rude maître vous êtes! Je n'en irai que mieux au logis, si je bois un bon verre à mi-route. Allons, un coup à boire!»
Comme John ne riposta pas, M. Haredale apporta un verre de liqueur et le donna à Hugh, qui, en le prenant dans sa main, en répandit une partie sur le plancher.
«À quoi pensez-vous, monsieur, d'éclabousser ainsi avec votre boisson la maison d'un gentleman? dit John.
— Je porte un toast, répliqua Hugh, levant le verre au-dessus de sa tête, et fixant ses yeux sur le visage de M. Haredale, un toast à cette maison et à son maître.»
Il marmotta ensuite quelque chose pour lui seul, but le reste du liquide, et, replaçant le verre, les précéda sans ajouter un mot.
John fut grandement scandalisé de cet hommage; mais, voyant que M. Haredale s'occupait peu de ce que Hugh pouvait dire ou faire, et que sa pensée était ailleurs, il se dispensa de lui présenter des excuses; il descendit en silence l'escalier, traversa l'allée du jardin et franchit la grille. Il s'arrêta du côté extérieur pour que Hugh éclairât M. Haredale, tandis que celui-ci fermait en dedans. John vit alors avec étonnement (comme il le raconta maintes fois par la suite) qu'il était très pâle, et que sa figure avait tellement changé depuis leur entrée, et que ses yeux étaient devenus si hagards qu'il semblait presque un autre homme.
Ils furent bientôt sur la grande route. John Willet marchait derrière son escorte, ainsi qu'en allant à la Garenne, et pensait très posément à ce qu'il avait vu tout à l'heure. Soudain Hugh le tira de côté, et presque au même instant trois cavaliers passèrent au galop, il était temps, car le plus proche lui rasa l'épaule. Ces cavaliers, arrêtant leurs chevaux tout court, restèrent immobiles et attendirent que les deux piétons fussent arrivés près d'eux.
CHAPITRE XXXV.
Quand John Willet vit les cavaliers faire vivement volte-face et se mettre tous les trois de front sur la route étroite, attendant qu'il les eût rejoints avec son domestique, il lui vint à l'idée avec une précipitation insolite que ce devaient être des voleurs de grand chemin. Si Hugh eût été armé d'une espingole, au lieu de son solide gourdin, il lui aurait certainement ordonné de faire feu à tout hasard, et, pendant que celui-ci eût exécuté le commandement, notre homme eût avisé à sa sûreté personnelle en prenant aussitôt la fuite. Mais, dans les circonstances désavantageuses où lui et son garde du corps étaient placés, il jugea prudent d'adopter un autre genre de tactique. C'est pourquoi il chuchota à son acolyte de leur adresser la parole dans les termes les plus pacifiques et les plus courtois. Par manière d'agir conformément à l'esprit et à la lettre de cette instruction, Hugh s'avança et, faisant le moulinet avec son bâton devant les yeux mêmes du cavalier le plus proche de lui, il lui demanda dans quel dessein il venait avec ses compagnons galoper ainsi presque sur eux battant le pavé du roi à cette heure indue.
L'homme à qui il s'était adressé commençait une réplique pleine de colère et dans le même style, lorsqu'il fut arrêté par le cavalier du centre, qui, s'interposant avec un air d'autorité, dit d'une voix un peu haute, mais qui n'avait rien de rude ni de désagréable.
«Pourriez-vous nous dire, je vous prie, si c'est bien là la route de Londres?
— Si vous la suivez en droite ligne; c'est elle, répondit Hugh avec rudesse.
— Eh! camarade, dit la même personne, vous n'êtes qu'un Anglais grossier, si vous êtes un Anglais, ce dont je douterais fort sans la langue que vous parlez. Votre compagnon, j'en suis sûr, me répondra plus civilement. Qu'en dites-vous, l'ami?
— Je dis, monsieur, que c'est la route de Londres, répondit John. Et je souhaiterais, ajouta-t-il à voix basse en se tournant vers Hugh, que vous fussiez sur quelque autre route, vous, chien de vagabond. Êtes-vous las de vivre, monsieur, pour aller provoquer trois grands vauriens, trois gibiers de potence qui pourraient fondre sur nous, par devant et par derrière, jusqu'à ce qu'ils nous eussent mis à mort, et puis prendre nos corps en croupe pour aller nous noyer à dix milles d'ici?
— À quelle distance est Londres? demanda le même cavalier.
— Eh mais, il y a d'ici, monsieur, répondit John, cinq petites lieues.»
Cette locution adoucissante était jetée là pour exciter les voyageurs à s'éloigner en toute hâte; mais, au lieu de produire l'effet désiré, elle fit jaillir des lèvres du questionneur une exclamation toute contraire.
«Cinq lieues! c'est une longue distance!»
Et cette observation fut suivie d'une courte pause d'indécision.
«Dites-moi, je vous prie, dit le gentleman, y a-t-il des auberges par ici?»
À ce mot d'auberges, John recueillit son courage d'une manière surprenante; ses craintes s'envolèrent comme la fumée; tout l'aubergiste se réveilla en lui.
«Des auberges? non, répondit M. Willet en mettant un fort accent oratoire sur le nombre pluriel; mais il y a une auberge… une auberge unique… l'auberge du Maypole. C'est ce qu'on peut appeler une auberge. Vous ne verrez pas souvent une auberge comme celle-là.
— C'est vous qui la tenez peut-être? dit le cavalier en souriant.
— C'est moi qui la tiens, monsieur, répliqua John, grandement étonné que l'autre eût fait cette découverte.
— Et quelle est la distance d'ici au Maypole?
— Environ un mille.»
John allait ajouter que c'était un tout petit mille, le plus petit du monde, quand le troisième cavalier, qui jusqu'alors était resté un peu à l'arrière-garde, l'interrompit soudain.
«Et avez-vous un excellent lit, aubergiste? Hein! un lit que vous puissiez recommander… un lit dont vous soyez sûr que les draps soient bien secs… un lit où ait couché quelque personnage d'un caractère respectable et irréprochable?
— D'abord, nous ne recevons pas, monsieur, de racaille ni de canaille chez nous, répondit John. Et quant au lit lui-même…
— Dites quant aux trois lits, répliqua en l'interrompant le gentleman qui avait parlé le premier, car il nous en faut trois si nous descendons chez vous, quoique mon ami n'ait parlé que d'un.
— Non, non, milord; vous êtes trop bon, vous êtes trop bienveillant; mais votre vie importe beaucoup trop à la nation, dans ces temps sinistres, pour être placée au même niveau qu'une vie aussi inutile et aussi chétive que la mienne. Une grande cause, milord, une cause puissante dépend de vous. Vous êtes son guide et son champion, sa sentinelle et son avant-garde. C'est la cause de nos autels et de nos foyers, de notre pays et de notre foi. Souffrez que je dorme, moi, sur une chaise… sur le tapis… n'importe où. Personne ne s'inquiétera si j'attrape un rhume ou la fièvre. Laissez John Grueby passer la nuit à la belle étoile… Personne ne s'inquiétera de lui non plus. Mais quarante mille hommes de notre pays, de cette terre qu'entourent les vagues (sans compter les femmes et les enfants), ont leurs yeux et leurs pensées attachés sur lord Georges Gordon, et chaque jour, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, prient Dieu de lui garder vigueur et santé. Oui, milord, dit l'orateur se dressant sur ses étriers, c'est une glorieuse cause et elle ne doit pas être oubliée. Milord, c'est une puissante cause, et elle ne doit pas être mise en péril. Milord, c'est une sainte cause, et elle ne doit pas être abandonnée.
— C'est une sainte cause! s'écria Sa Seigneurie en levant son chapeau d'une manière très solennelle. Amen!
— John Grueby, dit l'autre gentleman qui parlait à perte d'haleine d'un ton de doux reproche, Sa Seigneurie dit Amen.
— J'ai entendu milord, monsieur, dit l'homme assis en selle droit comme une statue.
— Pourquoi donc ne dites-vous pas Amen comme lui?»
John Grueby, sans rien répondre, se tint immobile et regardant droit devant lui.
«Vous me surprenez, Grueby, dit le gentleman. Dans une crise comme celle d'à présent, lorsque la reine Elisabeth, cette vierge monarque, pleure au fond de sa tombe, et que Marie la Sanglante, avec un visage sombre et sourcilleux, marche triomphante…
— Oh! monsieur, cria l'homme d'un ton bourru, à quoi bon parler de Marie la Sanglante dans la situation actuelle, lorsque milord est traversé par la pluie et harassé d'une rude course à cheval? Laissez-nous aller à Londres, monsieur, ou nous arrêter une bonne fois; sinon, cette infortunée Marie la Sanglante aura à répondre encore d'un autre accident… et elle aura fait beaucoup plus de mal dans son tombeau qu'elle n'en fit jamais durant sa vie, à ce que je crois.»
En ce moment M. Willet, qui n'avait jamais entendu personne dire tant de mots à la fois avec la volubilité de débit et l'accent oratoire du gentleman à longue haleine, et dont le cerveau, complètement incapable d'en soutenir le poids et de les saisir au passage, avait fini par y renoncer tout à fait, recouvra assez de présence d'esprit pour faire observer que le Maypole était à même de recevoir amplement toute la compagnie; qu'on y trouverait de bons lits, des vins soignés, excellent logis à pied et à cheval; salles particulières pour grandes ou petites sociétés; dîners servis dans le plus court délai; belles écuries, et remise fermée à clef. Bref, il passa en revue tous les bouts de phrases élogieuses qui étaient peints sur les diverses parties de son auberge, et que, durant quelque quarante ans, il avait appris à répéter d'une façon suffisamment correcte. Il examinait à part soi s'il serait possible d'insérer quelques nouvelles réclames tendant au même but, lorsque le gentleman qui avait parlé le premier, se tournant vers le cavalier à longue haleine, s'écria:
«Qu'en dites-vous, Gashford? Nous arrêterons-nous à l'auberge dont il parle, ou poursuivrons-nous vivement notre route? Décidez.
— Je vous soumettrai donc mon avis, milord, répliqua d'un ton doux comme miel la personne interrogée, mon avis est que votre santé et votre liberté d'esprit, qui importent tant, après la Providence, à notre grande cause, à notre cause pure et fidèle (ici Sa Seigneurie ôta derechef son chapeau, quoiqu'il plût à verse), ont besoin d'être renouvelées et rafraîchies par le repos.
— Allez devant, aubergiste, et montrez-nous le chemin, dit lord
Georges Gordon. Nous vous suivrons au pas.
— Si vous le permettez, milord, dit John Grueby à voix basse, je changerai de place pour marcher devant vous. La mine de l'ami de l'aubergiste n'est pas des plus honnêtes, et il n'y a pas de mal à prendre ses précautions avec lui.
— John Grueby a tout à fait raison, interrompit M. Gashford se plaçant avec précipitation en arrière. Milord, il ne faut pas exposer une vie aussi précieuse que la vôtre. Allez devant, John, certainement. Si vous avez la moindre raison de suspecter ce gaillard-là, faites-lui sauter la cervelle.»
John ne répondit pas, mais, regardant droit devant lui comme il paraissait en avoir l'habitude quand parlait le secrétaire, il dit à Hugh de se mettre en marche, et le serra de près. Ensuite venait Sa Seigneurie avec M. Willet à la bride de son cheval, et le secrétaire de Sa Seigneurie car c'était, semblait-il, l'emploi de Gashford, fermait la marche.
Hugh allait lestement et à grands pas, regardant souvent en arrière le domestique, dont le cheval était presque sur ses talons, et jetant un coup d'oeil de travers sur les fontes de pistolets auxquelles ce serviteur semblait attacher un grand prix. C'était un Anglais pur sang, un gaillard carré par la base, solidement bâti, au cou de taureau et, comme Hugh le toisait des yeux il toisait Hugh à son tour de temps en temps avec un regard de brusque dédain. Il était plus âgé que l'homme du Maypole, car il pouvait avoir, selon toute apparence quarante-cinq ans mais c'était un de ces camarades à tête dure, froide, imperturbable, qui se moquent bien de recevoir une gourmade en route et ne se laissent pas arrêter pour si peu dans la poursuite de leurs desseins.
«Si je vous égarais maintenant, dit Hugh d'un air moqueur, vous me feriez… ha! ha! ha!…, vous me feriez sauter la cervelle, je suppose?»
John Grueby ne tint pas plus compte de cette remarque que s'il eût été sourd et Hugh muet; il continua de chevaucher à son aise, les yeux fixés sur l'horizon.
«Avez-vous jamais essayé de vous colleter avec quelqu'un, monsieur, quand vous étiez jeune? dit Hugh. Savez-vous jouer du bâton?»
John Grueby le regarda de travers avec le même air d'insouciance, sans daigner répondre un mot.
«Comme ceci? dit Hugh en exécutant avec son gourdin un de ces habiles moulinets qui faisaient les délices des paysans de cette époque. Houp!
— Ou comme ça, répondit John Grueby en rabattant avec son fouet le gourdin de son conducteur, et le frappant sur la tête avec le manche. Oui, j'en ai joué un peu jadis. Vous portez vos cheveux trop longs; s'ils avaient été un peu plus courts, je vous aurais fêlé le crâne.»
C'était, dans le fait, un petit coup vif et retentissant; évidemment il étonna Hugh, qui, dans le premier moment, parut disposé à désarçonner sa nouvelle connaissance. Mais la figure de John Grueby ne dénotant ni malice, ni triomphe, ni rage, rien enfin qui pût faire croire à une offense préméditée; ses yeux restant toujours fixés dans l'ancienne direction, et son air étant aussi insoucieux et aussi calme que s'il eût simplement chassé une mouche qui le gênait; Hugh fut si démonté, si disposé à le regarder comme un luron d'une vigueur presque surnaturelle, qu'il se contenta de rire et de s'écrier: «Bien joué!» puis, s'écartant un peu, il reprit son office de guide en silence.
Quelques minutes après, la compagnie fit halte à la porte du Maypole. Lord Georges et son secrétaire, ayant promptement mis pied à terre, donnèrent leurs chevaux au domestique, qui, sous la conduite de Hugh, les mena à l'écurie. Très aises d'échapper à l'inclémence de la nuit, les gentlemen suivirent M. Willet dans la salle commune, et, debout devant l'âtre où il y avait un bon feu, ils se réchauffèrent et séchèrent leurs vêtements, tandis que l'aubergiste s'occupait à donner les ordres et veillait aux préparatifs qu'exigeait le haut rang de son hôte.
Comme il allait et venait fort affairé, tout entier à ces arrangements, il eut l'occasion d'observer dans la salle les deux voyageurs dont, jusque-là, il ne connaissait que la voix. Le lord, le grand personnage, qui faisait un pareil honneur au Maypole, était à peu près de taille moyenne, grêle de corps et d'un teint blême, il avait le nez aquilin, et de longs cheveux d'un rouge brun, rabattus, à plat sur ses oreilles et légèrement poudrés, sans le moindre vestige de frisure. Il était vêtu, sous son pardessus, d'un habillement tout noir, sans ornements, et de la coupe la plus simple et la plus sobre. La gravité de son costume, jointe à la maigreur de ses joues, et à la roideur de son maintien, lui donnait bien dix ans de plus, mais c'était un homme qui n'avait point passé la trentaine. Tandis qu'il rêvait debout à la rouge lueur du feu, on était frappé de voir ses grands yeux brillants, qui trahissaient une continuelle mobilité de pensées et de desseins, singulièrement en désaccord avec le calme étudié et le sérieux de sa mine, ainsi qu'avec son bizarre et triste costume. Sa physionomie n'avait rien d'âpre ni de cruel dans son expression, non plus que sa figure, qui était mince et douce et d'un caractère mélancolique, mais l'une et l'autre annonçaient un indéfinissable malaise, qu'on ne pouvait voir sans en prendre sa part et sans éprouver une sorte de pitié pour ce personnage, quoiqu'on eût été bien en peine de dire pourquoi.
Gashford, le secrétaire, était plus grand, de formes anguleuses, haut des épaules, décharné et disgracieux. Son habillement, à l'imitation de son supérieur, était modeste et grave à l'excès, il y avait dans ses manières quelque chose d'officiel et de contraint. Il avait des sourcils proéminents, de grandes mains, de grands pieds, de grandes oreilles, et une paire d'yeux qui semblaient avoir battu en retraite au fond de sa tête, et s'y être creusé une caverne pour se cacher. Ses manières étaient douces et humbles, mais tortueuses et évasives. Il avait l'air d'un homme toujours à l'affût sur le passage de quelque proie qui ne voulait pas venir, mais il paraissait patient, très patient, comme un épagneul en arrêt, qui remue la queue sans bouger. Même en ce moment, tandis qu'il chauffait et frottait ses mains devant le feu, il ne semblait pas avoir d'autre prétention que de jouir de cette chaleur, pour sa part, comme un simple roturier; et, bien qu'il sût que son maître ne le regardait pas, il jetait de temps en temps les yeux sur sa figure, et, d'un air soumis et plein de déférence, il souriait comme pour ne pas en perdre l'habitude.
Tels étaient les hôtes sur lesquels le vieux John Willet fixait son oeil de plomb, les examinant sans relâche. Il s'avança vers eux alors, tenant un chandelier d'apparat de chaque main, et les supplia de le suivre dans une pièce plus digne d'eux. «Car, milord, dit John (c'est assez étrange, mais il y a des gens qui semblent avoir autant de plaisir à prononcer des titres que ceux qui les ont en éprouvent à les porter), cette salle, milord, n'est pas du tout faite pour Votre Seigneurie, et je dois demander pardon à Votre Seigneurie de vous avoir laissé ici, milord, une seule minute.»
Après cette allocution, John les conduisit en haut dans l'appartement d'apparat, qui, semblable en cela à beaucoup d'autres choses d'apparat, était froid et incommode. Le bruit de leurs pas, se répercutant à travers la chambre spacieuse, frappait leurs oreilles d'un son creux; et l'atmosphère humide et glaciale qui y régnait était rendue doublement fâcheuse par son contraste avec la chaleur de la salle vulgaire qu'ils venaient d'abandonner.
Il aurait été inutile toutefois de proposer d'y revenir, car les préparatifs se firent si prestement qu'on n'aurait pas eu seulement le temps de les contremander. John, tenant de chaque main les hauts chandeliers, précéda les gentlemen vers la cheminée avec une profonde révérence; Hugh, entrant à grands pas, jeta un tison allumé et une pile de menu bois sur l'âtre, qui fut bientôt en feu; John Grueby, portant à son chapeau une cocarde bleue pour laquelle il paraissait avoir un souverain mépris, déposa sur le plancher le portemanteau dont il avait déchargé son cheval; et tous les trois s'occupèrent à l'instant avec activité de développer le paravent, de mettre la nappe, d'inspecter les lits, d'allumer du feu dans les chambres à coucher, d'accélérer le souper, et de rendre toute chose aussi commode et aussi confortable qu'il était possible de le faire à si court délai. En moins d'une heure, le souper avait été servi, mangé, desservi; lord Georges et son secrétaire, tous deux en pantoufles, les jambes étendues devant le feu, étaient assis auprès d'un bol de vin chaud bien épicé.
«Ainsi se termine, milord, dit Gashford en remplissant son verre avec une grande aménité, l'oeuvre bénie d'un jour béni du ciel.
— Et d'une veille également bénie, dit Sa Seigneurie en levant la tête.
— Ah!… et ici le secrétaire joignit ses mains… Une veille bénie en vérité! Les protestants de Suffolk sont des hommes pieux et fidèles. Quoique beaucoup de nos compatriotes, milord, se soient égarés dans les ténèbres, exactement comme nous cette nuit sur la route, ces braves gens-là n'ont pas quitté le chemin de lumière et de gloire.
— Les ai-je émus, Gashford? dit lord Georges.
— Si vous les avez émus, milord! si vous les avez émus! Ils criaient qu'on les menât contre les papistes; ils appelaient une terrible vengeance sur leurs têtes; ils rugissaient comme des possédés.
— Des possédés! non pas des possédés du démon, toujours, dit le maître.
— Du démon! non pas, milord; dites plutôt des anges.
— Oui; oh! sûrement; des anges, sans aucun doute, dit lord Georges en mettant ses mains dans ses poches, les retirant pour ronger ses ongles, et regardant le feu d'un air embarrassé; ce ne peuvent être que des anges qui les possèdent, n'est-ce pas, Gashford?
— Vous n'en doutez pas, milord? dit le secrétaire.
— Non, non, répliqua le maître; non. Pourquoi en douterais-je? Je suppose qu'il serait positivement irréligieux d'en douter… n'est-ce pas, Gashford? Bien que parmi eux il y eût certainement, ajouta-t-il sans attendre une réponse, quelques personnages d'une physionomie diabolique.
— Quand vous avez fait avec chaleur, dit le secrétaire, en jetant un regard perçant sur l'autre, dont les yeux baissés reprirent peu à peu leur éclat tandis que Gashford parlait; quand vous avez fait avec chaleur cette noble sortie; quand vous leur avez déclaré que vous n'étiez pas de la tribu des tièdes ou des timides, et que vous les avez invités à considérer qu'ils se préparaient à suivre quelqu'un qui les conduirait en avant, fût-ce jusqu'à la mort même; quand vous avez parlé de cent vingt mille hommes sur la frontière d'Écosse qui se feraient justice un beau jour, si on ne la leur faisait pas; lorsque vous avez crié: «Périssent le pape et tous ses vils adhérents; les lois pénales portées contre eux ne seront jamais abrogées tant que les Anglais auront des coeurs et des mains…» et que vous avez agité la vôtre, avant de la mettre sur la garde de votre épée; et lorsqu'ils se sont écriés à leur tour: «Pas de papisme!» et que vous leur avez répondu: «Non! quand même nous serions obligés de marcher dans le sang!» et qu'ils ont levé leurs chapeaux en l'air, en criant: «Hourra! non, quand même nous marcherions dans le sang! Pas de papisme, lord Georges! À bas les papistes! vengeance sur leurs têtes!» Pendant que tout cela se faisait et se disait, et qu'un mot de vous, milord, excitait ou apaisait le tumulte, ah! je sentais alors tout ce qu'il y avait là de grandeur, et je me disais en moi-même: «Y eut-il jamais puissance comparable à celle de lord Georges Gordon?»
— C'est une grande puissance, vous avez raison; c'est une grande puissance! cria-t-il, les yeux étincelants. Mais, cher Gashford, ai-je réellement dit tout cela?
— Et beaucoup plus encore! cria le secrétaire, les yeux levés au ciel. Ah! beaucoup plus encore.
— Et je leur ai parlé, à ce que vous disiez tout à l'heure, de cent quarante mille hommes en Écosse, n'est-ce pas? demanda-t-il avec un plaisir évident. C'était un peu hardi.
— Notre cause n'est que hardiesse. La vérité est toujours hardie.
— Certainement, de même que la religion. Elle est hardie aussi,
Gashford!
— La vraie religion l'est, milord.
— Et c'est la nôtre, répondit-il en se remuant avec inquiétude sur son siège, et rongeant ses ongles, comme s'il voulait les couper jusqu'au vif. Il n'y a pas de doute que la nôtre ne soit la vraie. Vous êtes aussi certain de cela que je le suis, Gashford, n'est-ce pas?
— Milord peut-il me le demander, dit Gashford de son ton câlin, en approchant sa chaise d'un air offensé, et posant sa large main à plat sur la table, à moi, répéta-t-il en dirigeant sur lui les sombres cavités de ses yeux avec un sourire malsain, à moi qui, frappé en Écosse, il y a un an, par votre magique éloquence, abjurai les erreurs de l'Église romaine, et m'attachai à Votre Seigneurie comme à un libérateur dont la main m'avait retiré du bord du précipice?
— C'est vrai. Non, non. Je… je n'ai pas eu cette idée, répliqua l'autre en lui donnant une poignée de main, se levant de son siège, et se promenant autour de la chambre avec agitation. Savez- vous qu'on se sent fier de mener le peuple, Gashford? ajouta-t-il en faisant une halte soudaine.
— Et par la force de la raison, répondit son flatteur.
— Oui, bien sûr. Ils peuvent tousser, se moquer et grogner dans le parlement; ils peuvent me traiter de fou et d'insensé: mais quel est celui d'entre eux qui peut soulever cet océan humain et le faire enfler et rugir à son gré? Pas un.
— Pas un, répéta Gashford.
— Quel est celui d'entre eux qui peut se vanter comme moi, à l'honneur de son caractère, d'avoir refusé du ministre un présent corrupteur de mille livres sterling par an pour résigner son siège en faveur d'un autre? Pas un.
— Pas un, répéta de nouveau Gashford en prélevant, dans l'intervalle, la part du lion sur le bol de vin chaud aux épices.
— Et comme nous sommes d'honnêtes gens, des gens sincères, les défenseurs fidèles d'une cause sacrée, Gashford, dit, en mettant sa main fiévreuse sur l'épaule de son secrétaire, lord Georges, dont le teint s'animait et dont la voix s'élevait à mesure qu'il parlait, comme nous sommes les seuls qui prenions souci de la masse du peuple, et dont elle prenne souci à son tour, nous la soutiendrons jusqu'à la fin; nous pousserons, contre ces Anglais renégats qui se sont faits papistes, un cri qui retentira au travers du pays, et y roulera avec un fracas comparable au tonnerre. Je serai digne de la devise de ma cotte d'armes: Appelé, élu et fidèle.»
— Appelé, dit le secrétaire, par le ciel.
— Je le suis.
— Élu par le peuple.
— Oui.
— Fidèle à tous deux.
— Jusqu'au billot!»
Il serait difficile de donner une idée complète de l'excitation avec laquelle il fit ces réponses à chaque appel de son secrétaire, de la rapidité de son débit, ou de la violence de son accent et de ses gestes. Quelque chose de farouche et d'ingouvernable, luttant contre sa tenue puritaine, forçait toute contrainte. Pendant plusieurs minutes il marcha de long en large dans la pièce à pas précipités; puis, s'arrêtant soudain, il s'écria:
«Gashford, vous aussi, vous les avez émus. Oh! oui, et bien émus.
— Un reflet de l'auréole de milord, répliqua l'humble secrétaire en plaçant sa main sur son coeur. J'ai fait de mon mieux.
— Vous avez bien parlé, dit son maître, et vous êtes un grand et digne instrument. Si vous voulez sonner John Grueby pour qu'il apporte la valise dans ma chambre, et attendre ici que je sois déshabillé, nous réglerons les affaires comme de coutume, si toutefois vous n'êtes pas trop fatigué.
— Trop fatigué, milord!… mais je reconnais bien là votre charité! Chrétien de la tête aux pieds.»
En s'adressant ce soliloque, le secrétaire inclina le bol et regarda très sérieusement au fond ce qu'il y restait de vin chaud.
John Willet et John Grueby parurent ensemble. L'un se chargeant des hauts chandeliers, et l'autre du portemanteau, ils conduisirent à sa chambre le lord dupé; ils laissèrent le secrétaire seul bâiller et se secouer, puis s'endormir enfin devant le feu.
«Maintenant, monsieur Gashford, monsieur, lui dit John Grueby à l'oreille, lorsqu'il reconnut que le secrétaire avait perdu un moment connaissance, milord est couché.
— Ah! très bien John, répondit-il doucement: merci, John.
Personne n'a besoin de veiller. Je sais quelle est ma chambre.
— J'espère que vous n'allez pas troubler davantage votre tête, ni celle de milord, avec Marie la Sanglante, à cette heure de la nuit, dit John. Plût à Dieu que cette malheureuse vieille créature n'eût jamais existé!
— J'ai dit que vous pouviez vous coucher, John, répliqua le secrétaire. Vous ne m'avez pas entendu, je pense?
— Avec toutes ces Maries sanglantes, ces cocardes bleues, ces glorieuses reines Besses[26], ces Pas de Papistes, ces Associations protestantes, et cette fureur de faire des speechs, poursuivit John Grueby, regardant, comme d'habitude, fort loin devant lui, et sans tenir compte de l'avertissement de Gashford, milord a perdu la tête ou peu s'en faut. Quand nous sortons, un tel ramas de bélîtres vient crier après nous: «Vive Gordon!» que j'en suis honteux et ne sais où regarder. Quand nous sommes au logis, ils viennent rugir et glapir autour de la maison, comme autant de diables; et milord, au lieu d'ordonner qu'on les chasse, se présente au balcon, s'abaisse à leur faire des harangues; il les appelle: «citoyens d'Angleterre» et «compatriotes», comme s'il les aimait passionnément et qu'il les remerciât d'être venus là. Je ne peux pas m'expliquer ça; mais ils sont tous mêlés de façon ou d'autre avec cette infortunée Marie la Sanglante, ils s'enrouent à vociférer son nom. Ce sont pourtant tous bons protestants, les hommes comme les petits garçons; mais il faut croire que les protestants ont un terrible faible pour les cuillers et l'argenterie en général, quand les portes de la cuisine sont par hasard ouvertes. Je souhaite qu'il n'y ait rien de pire, et qu'il n'arrive pas plus de dommage; mais, si vous n'arrêtez pas à temps ces vilains compères, M. Gashford (et je vous connais, je sais que c'est vous qui soufflez le feu), vous verrez qu'ils vous monteront sur le dos: un de ces soirs, que la température sera chaude et que les protestants auront soif, ils vous jetteront Londres à bas; et je n'ai jamais entendu dire que Marie la Sanglante ait été jusque- là.»
Gashford avait disparu depuis longtemps, et ces réflexions se perdaient dans le vide de l'air. Quand John Grueby s'en aperçut, il n'en fut pas ému autrement; il enfonça son chapeau sur sa tête, autant que possible à rebours, afin de ne pas voir seulement l'ombre de l'odieuse cocarde, et il gagna son lit tout en secouant la tête, d'une manière sinistre et prophétique, jusqu'à ce qu'il eût atteint sa chambre.
CHAPITRE XXXVI.
Gashford, avec une figure souriante, mais aussi avec un air de déférence et d'humilité profondes, se rendit à la chambre de son maître, en lissant ses cheveux le long de la route, et bourdonnant une psalmodie. Lorsqu'il approcha de la porte de lord Georges, il éclaircit son gosier pour bourdonner plus vigoureusement encore.
Il y avait un remarquable contraste entre l'occupation de cet homme en ce moment, et l'expression de sa physionomie, qui était singulièrement repoussante et malicieuse. Son sourcil en saillie obscurcissait presque ses yeux; sa lèvre se repliait d'une manière dédaigneuse; ses épaules même paraissaient échanger à la dérobée des chuchotements moqueurs avec ses grandes oreilles rabattues.
«Chut! marmotta-t-il doucement, en jetant un coup d'oeil de la porte de la chambre dans l'intérieur. Il semble être endormi. Dieu veuille qu'il le soit! Trop de veilles, trop de soucis, trop de pensées. Ah! que le Seigneur le réserve pour en faire un martyr! c'est un saint, si jamais saint respira sur cette misérable terre.»
Plaçant sa lumière sur une table, il alla sur la porte du pied jusqu'au feu, et s'asseyant dans une chaise devant l'âtre, le dos tourné au lit, il continua de s'entretenir avec lui-même, comme quelqu'un qui pense tout haut.
«Le sauveur de son pays et de la religion de son pays, l'ami des pauvres, l'ennemi du riche orgueilleux; l'amour des malheureux et des opprimés, l'idole de quarante mille coeurs anglais hardis et fidèles; que son sommeil doit être heureux!»
Et ici il soupira, il chauffa ses mains et secoua sa tête, comme font les gens qui ont le coeur trop plein; puis il poussa encore un soupir et se remit à se chauffer les mains.
«Eh bien, Gashford? dit lord Georges qui était dans son lit tout éveillé, et ne l'avait pas quitté des yeux depuis qu'il était entré.
— Milord, dit Gashford en tressaillant et regardant autour de lui comme avec une grande surprise. Je vous ai dérangé?
— Je ne dormais pas.
— Vous ne dormiez pas! répéta-t-il avec une feinte confusion. Que puis-je dire pour m'excuser d'avoir exprimé en votre présence des pensées … mais elles étaient sincères… Elles étaient sincères, s'écria le secrétaire en passant à la hâte sa manche sur ses yeux: et pourquoi regretterais-je que vous les ayez entendues?
— Gashford, dit le pauvre lord en lui tendant la main avec une émotion manifeste, ne le regrettez pas. Vous m'aimez bien, je le sais, vous m'aimez trop, je ne mérite pas un tel hommage.»
Gashford ne répondit pas, mais il saisit la main et la pressa sur ses lèvres. Puis se levant et tirant de la malle un petit pupitre, il le plaça sur une table près du feu, l'ouvrit avec une clef qu'il avait dans sa poche, s'assit devant, y prit une plume, et, avant de la tremper dans l'encrier, il la suça, peut être pour corriger l'expression de sa bouche, sur laquelle planait encore un sourire.
«Où en sont nos chiffres depuis la dernière soirée d'enrôlement? demanda lord Georges. Sommes-nous réellement forts de quarante mille hommes, ou est-ce seulement pour avoir un nombre rond, que nous faisons monter l'association jusque-là?
— Notre total excède ce nombre de vingt-trois membres, répliqua
Gashford en jetant les yeux sur ses papiers.
— Les fonds?
— Ils ne prospèrent pas beaucoup, mais il y a de la manne dans le désert, milord. Hem! Vendredi soir, le denier de la veuve s'est glissé dans notre caisse.
«Quarante boueurs, trois shillings et quatre pence;
«Un vieil ouvreur de bancs à la paroisse Saint-Martin, six pence;
«Un sonneur de l'Église établie, six pence;
«Un protestant nouveau-né, un demi-penny;
«La société des porte-falots, trois shillings, dont un mauvais;
«Les prisonniers antipapistes de Newgate, cinq shillings et quatre
pence;
«Un ami à Bedlam, une demi couronne;
«Dennis le bourreau, un shilling.
— Ce Dennis, dit Sa Seigneurie, est un homme plein d'ardeur. Je l'ai remarqué au milieu de la foule dans Welbeck-Street, vendredi dernier.
— Un excellent homme, répondit le secrétaire, un homme solide, sincère et vraiment zélé.
— Il faut l'encourager, dit lord Georges. Prenez note de Dennis.
Je lui parlerai.»
Gashford obéit, et continua de lire sa liste de souscription:
«Les Amis de la Raison, une demi-guinée;
«Les Amis de la Liberté, une demi-guinée;
«Les Amis de la Paix, une demi-guinée;
«Les Amis de la Charité, une demi-guinée;
«Les Amis de la Miséricorde, une demi-guinée;
«Les frères vengeurs de Marie la Sanglante, une demi-guinée;
«Les Bouledogues Unis, une demi-guinée.
— Les Bouledogues, dit lord Georges en mordant ses ongles d'une manière affreuse, sont une nouvelle Société, n'est-ce pas?
— Ci-devant les Chevaliers Apprentis, Milord. Les contrats d'apprentissage des anciens membres expirant par degrés, ils ont changé leur nom, à ce qu'il paraît, quoiqu'ils aient encore des apprentis parmi eux, aussi bien que des ouvriers.
— Comment se nomme leur président? demanda lord Georges.
— Président, dit Gashford en lisant dans un papier, M. Simon
Tappertit.
— Je me le rappelle; c'est ce petit homme qui amène quelquefois une soeur aînée à nos meetings, et quelquefois aussi une autre femme qui peut être une consciencieuse et fidèle protestante, sans doute, mais qui n'est pas favorisée par la nature?
— Lui-même, milord.
— Tappertit est un homme plein d'ardeur, dit lord Georges d'un air pensif; n'est-ce pas, Gashford?
— C'est un des plus avancés, milord; il appelle de loin la bataille et l'aspire à pleins naseaux, comme le coursier de guerre. Il jette en l'air son chapeau dans la rue, comme s'il était inspiré, et prononce des discours très émouvants du haut des épaules de ses amis.
— Prenez note de Tappertit, dit lord Georges Gordon. On pourra l'élever à une place de confiance.
— Voilà, répond le secrétaire après en avoir pris note, voilà tout, excepté la tirelire de Mme Varden (c'est la quatorzième qu'elle casse en notre faveur), sept shillings et six pence en argent et en cuivre, et une demi-guinée en or; et Miggs (ce sont les épargnes d'un trimestre de gages), un shilling et trois pence.
— Miggs, dit lord Georges, est-ce un homme?
— Le nom est porté sur la liste comme étant celui d'une femme, répliqua le secrétaire. Je pense que c'est la grande femme maigre dont vous parliez tout à l'heure, milord, la personne si peu favorisée qui vient quelquefois entendre les speech en compagnie de Tappertit et de Mme Varden.
— Mme Varden alors est la dame âgée, n'est-ce pas?»
Le secrétaire fit un signe de tête affirmatif, et se frotta le nez avec les barbes de sa plume.
«C'est une soeur zélée, dit lord Georges. Les offrandes qu'elle amasse vont bien et se poursuivent avec ferveur. Son mari s'est-il joint à nous?
— C'est un méchant, répliqua le secrétaire en pliant ses papiers, indigne d'une telle femme. Il reste au fond de ses ténèbres, et refuse opiniâtrement de suivre l'exemple de sa femme.
— Que les conséquences en retombent sur sa tête. Gashford!
— Milord.
— Vous ne pensez pas, dit-il en se tournant et s'agitant dans son lit, que ces gens-là m'abandonneront, quand l'heure sera venue? J'ai parlé hardiment pour eux, j'ai risqué beaucoup, je n'ai rien ménagé. Ils ne reculeront point, n'est-ce pas?
— N'ayez pas peur, milord, dit Gashford avec un regard significatif, qui était plutôt l'expression involontaire de sa propre pensée qu'une réponse aux inquiétudes de Sa Seigneurie, car la figure de lord Georges était tournée dans l'autre sens. N'ayez pas peur, il n'y a pas de danger.
— Il n'y a pas non plus à craindre, dit-il en se remuant encore davantage, qu'on ne les… mais non, on ne peut pas les punir pour s'être ligués dans ce but. Le droit est de notre côté, quand même la force serait contre nous. Vous vous sentez convaincu de cela comme moi, n'est-ce pas? Voyons! la main sur la conscience?»
Le secrétaire commençait sa réponse par: «Vous ne doutez pas…» lorsque l'autre l'interrompit, et répliqua avec impatience:
«Douter. Non. Qui dit que je doute? Si je doutais, re-nierais-je parents, amis, toute chose, en faveur de ce malheureux pays? ce malheureux pays, cria-t-il en se redressant dans son lit, après s'être répété à lui-même la phrase: «en faveur de ce malheureux pays» au moins une douzaine de fois, oublié de Dieu et des hommes, livré à une dangereuse confédération des puissances papales, en proie à la corruption, à l'idolâtrie, au despotisme! Qui peut dire après cela que je doute? ne suis-je pas appelé, élu et fidèle? Voyons! le suis-je ou ne le suis-je pas?
— Oui, fidèle à Dieu, au pays et à vous-même, cria Gashford.
— Je le suis, je le serai, je le dis derechef, je le serai jusqu'au billot. Qui est-ce qui en dit autant? est-ce vous? est-ce quelque autre? Qu'on m'en cite un au monde seulement.»
Le secrétaire baissa la tête avec une expression de complet acquiescement à tout ce que son maître avait dit ou pourrait dire; et lord Georges, s'affaissant peu à peu sur son oreiller, s'endormit.
Quoiqu'il y eût quelque chose de risible dans la véhémence de ses manières rapprochée de sa maigreur et de son aspect disgracieux, il n'y avait vraiment pas de quoi rire pour un homme doué de quelque sensibilité; ou bien, s'il eût cédé à ce premier mouvement, il en aurait été fâché, il se le serait reproché à lui- même le moment d'après. Lord Gordon était aussi sincère dans sa violence que dans son hésitation. Il était naturellement enclin au faux enthousiasme, il avait la vanité de vouloir être un chef de parti; c'étaient là les deux plus grands défauts de son caractère. Le reste n'était que faiblesse… pure faiblesse; et c'est le malheureux lot des hommes faibles, que même leurs sympathies, leurs affections, leur confiance… toutes les qualités qui, dans les esprits mieux constitués, sont des vertus, dégénèrent en défauts, s'ils ne deviennent pas des vices complets.
Gashford, en dirigeant vers le lit plus d'un regard rusé, resta assis à ricaner de la folie de son maître, jusqu'à ce qu'une profonde et lourde respiration l'eût averti qu'il pouvait se retirer. Fermant son pupitre, et le replaçant dans la malle (mais non pas sans avoir pris d'un compartiment secret deux imprimés), il se retira avec précaution. Comme il s'en allait, il regarda en arrière pour considérer la figure de son maître endormi. Au-dessus de la tête de lord Georges, les panaches poudreux qui couronnaient la royale couche du Maypole s'agitaient d'un air triste et lugubre comme sur une bière.
S'arrêtant sur l'escalier pour écouter si tout était tranquille, et pour retirer ses souliers de peur que ses pas n'alarmassent près de là quelque dormeur qui aurait le sommeil léger, il descendit au rez-de-chaussée, et jeta un de ses imprimés sous la grande porte de la maison; cela fait, il se coula doucement, revint à sa chambre, et de la fenêtre laissa tomber dans la cour l'autre imprimé, soigneusement roulé autour d'une pierre, pour que le vent ne l'emportât pas.
Ces proclamations avaient au dos la suscription suivante: «À tout protestant aux mains duquel ceci tombera,» et à l'intérieur:
«Hommes et frères, quiconque trouvera cette lettre doit la regarder comme un avertissement d'aller rejoindre sans délai les amis de lord Georges Gordon. De grands événements se préparent, et les temps sont pleins de péril et de trouble. Lisez cet avis avec soin, tenez-le propre, et faites-le circuler. Pour le roi et le pays, union.»
«Semons encore, semons toujours, dit Gashford en fermant la fenêtre; quand viendra la moisson?»
CHAPITRE XXXVII.
Environner quelque chose de monstrueux ou de ridicule d'un air de mystère, c'est l'investir d'un charme secret, et d'un pouvoir d'attraction qui est irrésistible pour la foule. Faux prêtres, faux prophètes, faux docteurs, faux patriotes, faux prodiges de toute sorte, enveloppant leurs actes dans le mystère, se sont adressés avec un immense profit à la crédulité populaire, et ont été plus redevables peut-être à cette habile manoeuvre d'avoir gagné et gardé pour un temps l'avantage sur la vérité et le sens commun, qu'à n'importe quelle demi-douzaine d'articles les plus accrédités dans tout le catalogue de l'imposture.
Si un homme s'était tenu sur le pont de Londres, à appeler les passants à gorge déployée, pour les inviter à se joindre à lord Georges Gordon, fût-ce même pour un objet incompris de tout le monde, ce qui lui aurait donné un charme particulier, il est probable qu'il aurait pu faire une vingtaine de prosélytes en un mois. Si tous les zélés protestants avaient été publiquement pressés de se joindre à une association ayant pour but avoué de chanter une hymne ou deux dans l'occasion, d'entendre quelques discours médiocres, et en dernier lieu de pétitionner au parlement, afin qu'il n'y passât pas d'acte pour l'abolition des lois pénales contre les prêtres catholiques romains, de la pénalité de l'emprisonnement perpétuel portée contre ceux qui élevaient les enfants dans la foi catholique, et de l'interdiction de tous les membres de l'Église romaine, désormais inhabiles à posséder des biens immeubles dans le Royaume-Uni par acquêt ou par héritage, toutes ces matières étrangères aux occupations et aux goûts des masses n'auraient peut-être pas ému une centaine de gens. Mais lorsque des bruits vagues coururent au dehors que dans cette association protestante un pouvoir occulte essayait ses forces contre le gouvernement pour de grands desseins indéterminés; lorsque l'air fut rempli de sourdes rumeurs au sujet d'une confédération des puissances papistes pour dégrader et asservir l'Angleterre, établir une inquisition à Londres, et convertir les barrières du marché de Smithfield en bûchers et en chaudières; lorsque des terreurs et des alarmes que personne ne comprenait furent répandues, à l'intérieur ainsi qu'à l'extérieur du parlement, par un enthousiaste qui ne les comprenait pas lui- même, lorsqu'enfin d'antiques fantômes, qui avaient été couchés tranquillement depuis des siècles dans leurs tombeaux, furent évoqués pour obséder les gens ignorants et crédules; lorsque tout cela se fut machiné, en quelque sorte, dans les ténèbres, que des invitations secrètes de se joindre à la grande Association protestante pour la défense de la religion, de la vie et de la liberté, furent semées sur la voie publique, jetées sous les portes des maisons, glissées à l'intérieur des appartements par les fenêtres, fourrées dans les mains des passants, la nuit; lorsqu'elles étincelèrent à chaque muraille, et brillèrent sur chaque poteau, sur chaque pilier, au point que le bois et les pierres paraissaient infectés de la fièvre commune, excitant tous les hommes à se réunir en aveugles pour résister sans savoir à quoi, sans savoir pourquoi: alors la folie se propagea sans obstacles, et bientôt, croissant de jour en jour, l'association présenta une force de quarante mille membres.
Du moins c'est le chiffre déclaré au mois de mars 1780 par lord Georges Gordon, son président; qu'il fût exact ou non, peu de gens le surent ou se soucièrent de s'en assurer. Elle n'avait jamais fait de démonstration publique, on ne l'avait jamais vue, il y avait même encore des personnes qui ne voulaient y voir qu'une pure création de son cerveau détraqué. Il était habitué à parler longuement à des multitudes, stimulé, à ce qu'on pouvait croire, par certains troubles qui avaient réussi en Écosse l'année précédente sur le même sujet.
Membre de la chambre des Communes, on le regardait comme un cerveau brûlé qui attaquait tous les partis, sans être d'aucun, et ne jouissait pas d'une grande considération. On savait qu'un certain mécontentement régnait au dehors; il y en a toujours. Lord Georges Gordon s'était fait une habitude de s'adresser au peuple par des placards, des discours, de pamphlets, sur d'autres questions déjà. Rien n'était venu en Angleterre de ses tentatives passées en Écosse, et on n'appréhendait rien de celle-là. Tel qu'il vient de se montrer au lecteur, tel il avait paru de temps en temps devant le public, qui l'avait oublié le lendemain, lorsque soudainement, comme on le voit dans ces pages, après une lacune de cinq longues années, sa personne et ses actes commencèrent à s'imposer, vers cette période, à la connaissance de milliers de gens, qui s'étaient mêlés à la vie active durant tout l'intervalle, et qui n'étaient pourtant ni sourds ni aveugles aux événements contemporains, mais qui n'avaient jamais pensé à lui auparavant.
«Milord, dit Gashford à son oreille, en venant le lendemain tirer de bonne heure les rideaux de son lit; milord!
— Oui, qui est là? Qu'est-ce que c'est?
— L'horloge a sonné neuf heures, répondit le secrétaire, les mains croisées avec humilité. Vous avez bien dormi? J'espère que vous avez bien dormi. Si mes prières ont été exaucées, vos forces doivent être réparées par le repos.
— À dire vrai, j'ai dormi d'un si profond sommeil, dit lord Georges en se frottant les yeux et regardant autour de la chambre, que je ne me rappelle pas bien où nous sommes.
— Milord! dit Gashford avec un sourire.
— Oh! répliqua son supérieur. Oui, vous n'êtes donc pas un juif?
— Un juif! s'écria le pieux secrétaire en reculant d'horreur.
— Je rêvais que nous étions des juifs, Gashford. Vous et moi… tous les deux des juifs avec de longues barbes.
— Le ciel nous en préserve, milord! Autant vaudrait que nous fussions papistes.
— Je suppose que cela vaudrait autant, répliqua l'autre avec beaucoup de vivacité. N'est-ce pas? c'est bien votre avis, Gashford?
— N'en doutez pas! cria le secrétaire d'un air de grande surprise.
— Hum! marmotta son maître. Oui, cela me semble assez raisonnable.
— J'espère, milord… commença le secrétaire.
— Vous espérez! répéta lord Georges en l'interrompant. Pourquoi dites-vous que vous espérez? Il n'y a pas de mal à avoir de ces idées-là.
— En rêve, répondit le secrétaire.
— En rêve! non, et pendant la veille non plus.
— Appelé, élu, fidèle,» dit Gashford, prenant la montre de lord Georges qui était sur une chaise, et paraissant lire d'une manière distraite la devise inscrite sur le cachet.
Dans cet incident indifférent en lui-même, il n'y avait rien, ce semble, qui dût attirer l'attention du maître; ce n'était qu'une distraction sans but, qui ne valait pas la peine d'être remarquée: mais, lorsque les mots furent proférés, lord Georges, qui avait pris un ton impétueux, s'arrêta court, rougit et garda le silence. Feignant de ne s'être pas du tout aperçu de ce changement dans la conduite de son maître, l'astucieux secrétaire fit quelques pas à l'écart, sous prétexte de relever la jalousie, et revenant bientôt, lorsque l'autre eut eu le temps de se remettre:
«La cause sainte, dit-il, marche bravement, milord. Je n'ai pas été oisif, même cette nuit. J'ai jeté deux affiches avant d'aller me coucher, et toutes les deux ont disparu ce matin. Personne dans la maison n'en a soufflé mot, quoique j'aie été en bas une grande demi-heure. Elles nous vaudront une ou deux recrues, je gage et, qui sait s'il n'y en aura pas beaucoup plus, grâce à la bénédiction que le ciel peut répandre sur vos efforts inspirés?
— C'est une fameuse idée que nous avons eue là dans le principe, répliqua lord Georges; une fameuse idée, et qui a rendu d'excellents services en Écosse. Elle était bien digne de vous. Vous me rappelez, Gashford, que je ne dois pas lambiner, quand la vigne du Seigneur est menacée de destruction, et qu'elle se voit en danger d'être foulée aux pieds des papistes. Faites seller les chevaux dans une demi-heure. Debout et à l'oeuvre!»
Il avait, en parlant ainsi, la figure très colorée, et un tel accent d'enthousiasme que le secrétaire crut inutile de rien ajouter, et se retira.
«Il a rêvé qu'il était juif, dit-il d'un air pensif, lorsqu'il ferma la porte de la chambre à coucher. Il pourrait bien en venir là avant de mourir. C'est assez vraisemblable. Ma foi! on verra plus tard, et, pourvu que je n'y perde rien, je ne dis pas que cette religion ne me conviendrait point autant qu'une autre. Il y a des gens riches parmi les juifs; et puis c'est si ennuyeux de se faire la barbe. Oui! ça me convient assez. Quant à présent, toutefois, nous devons être chrétiens dans l'âme. Notre devise prophétique s'accommodera à toutes les croyances tour à tour; c'est ce qui me console.»
En réfléchissant sur cette source de consolation, il se rendit au salon, et sonna pour le déjeuner.
Lord Georges fut promptement habillé (sa toilette était assez simple pour n'être pas longue à faire), et, comme il n'était pas moins sobre dans ses repas que dans son costume puritain, il eut bientôt expédié sa part. Mais le secrétaire, moins négligent des bonnes choses de ce monde, ou plus attentif à soutenir sa force et son entrain en faveur de la cause protestante, ne cessa pas de manger, de boire en conscience jusqu'à la dernière minute; il lui fallut trois ou quatre avertissements de John Grueby avant qu'il pût se résoudre à s'arracher aux abondantes tentations de la table de M. Willet.
Enfin, il descendit l'escalier en essuyant sa bouche graisseuse, et, après avoir payé la note de John Willet, il grimpa sur sa selle. Lord Georges, qui s'était promené de long en large devant la maison en se parlant à lui-même avec des gestes animés, monta à cheval; et, répondant à la révérence cérémonieuse du vieux John Willet, aussi bien qu'aux salutations d'adieu d'une douzaine de flâneurs que la nouvelle d'un vrai lord en chair et en os, prêt à quitter le Maypole, avait rassemblés autour du porche, il s'éloigna avec son monde, le robuste John Grueby formant l'arrière-garde.
Si John Willet avait trouvé, la veille au soir, que lord Georges Gordon avait l'air d'un grand seigneur assez fantasque, ce fut bien autre chose ce matin-là. Perché tout droit comme une pique sur une rossinante, avec ses longs cheveux plats pendillant autour de sa figure et voltigeant au vent; tous ses membres roides et pointus, ses coudes collés de chaque côté d'une façon disgracieuse, et, tout son corps cahoté et secoué à chaque mouvement des pieds de son cheval, c'était bien le personnage le plus gauche et le plus grotesque qu'on pût voir. Au lieu de cravache, il avait à la main une grande canne à pomme d'or, aussi haute que celles que portent aujourd'hui les laquais; et ses diverses évolutions dans le maniement de cette arme pesante, tantôt droite devant sa figure comme un sabre de cavalerie, tantôt sur son épaule comme un mousquet, tantôt entre son doigt et le pouce, et toujours de l'air le plus maladroit du monde, ne contribuaient pas peu à lui donner un extérieur ridicule. Empesé, maigre, solennel, habillé en dépit de la mode, et déployant avec ostentation, soit à dessein, soit par pur hasard, toutes les singularités de son port, de ses gestes et de sa tenue, toutes les qualités, naturelles et artificielles, qui le distinguaient des autres hommes, il aurait excité le rire de l'observateur le plus grave; jugez s'il excita les sourires et les chuchotements railleurs qui saluèrent son départ de l'auberge du Maypole. Pour lui, sans se douter le moins du monde de l'effet qu'il avait produit, il trotta à côté de son secrétaire, se parlant à lui-même presque tout le long de la route, jusqu'à ce qu'ils arrivèrent à un ou deux milles de Londres. Là, de temps en temps, ils rencontrèrent quelque passant qui le connaissait de vue, et qui le montra à quelque autre, s'arrêtant peut-être pour le considérer, ou pour crier par plaisanterie ou autrement: «Hourra, Geordie![27] Pas de papisme!» Il ôtait alors gravement son chapeau et saluait. Quand on eut atteint la ville et qu'on chevaucha par les rues, ces reconnaissances devinrent plus fréquentes; quelques-uns riaient, quelques-uns sifflaient, quelques-uns tournaient la tête et souriaient, quelques-uns demandaient avec étonnement qui c'était, quelques-uns couraient le long du trottoir auprès de lui et l'applaudissaient. Lorsque cela arrivait au milieu d'un embarras de chariots, de chaises et de voitures, il s'arrêtait tout d'un coup, et ôtant son chapeau, il criait: «Gentlemen, pas de papisme!» Les gentlemen répondaient à ce cri par trois salves de hourras bien nourries, et puis il continuait d'avancer avec une vingtaine des plus déguenillés, qui suivaient à la queue de son cheval et poussaient des cris sauvages à plein gosier.
Et les vieilles dames, donc! car il y avait un grand nombre de vieilles dames dans les rues, et elles le connaissaient toutes. Quelques-unes d'entre elles, non pas celles du plus haut rang, mais celles qui vendaient du fruit dans des éventaires ou qui portaient des fardeaux, faisaient claquer leurs mains ridées, et poussaient un cri aigu, perçant, essoufflé: «Hourra, milord!» D'autres agitaient leurs mains ou leurs mouchoirs, ou bien elles secouaient leurs éventails et leurs parasols, ou bien elles ouvraient leurs fenêtres et criaient précipitamment à ceux de l'intérieur de venir voir. Toutes ces marques d'estime populaire, il les recevait avec une profonde gravité et un respect profond, saluant très bas et si souvent, que son chapeau n'était presque jamais sur sa tête, et regardant les maisons devant lesquelles il passait de l'air d'un homme qui faisait une entrée triomphale, mais qui n'en était pas plus fier pour cela.
Ils chevauchèrent de la sorte (John Grueby en ressentait un dégoût extrême, inexprimable) tout le long de Whitechapel, de Leadenhall- Street, de Cheapside et de Saint-Paul. En arrivant près de la cathédrale, il fit halte, parla à Gashford, et regardant en haut le dôme superbe, il secoua la tête, comme s'il disait: «L'Église est en danger! «C'est pour le coup que les spectateurs s'éraillèrent le gosier; puis il continua de nouveau sa route, au milieu des acclamations furibondes de la populace, qu'il saluait plus bas que jamais.
Il s'avança ainsi par le Strand, Swallow-Street, Oxford-Road, et de là jusqu'à sa maison dans Welbeck-Street, près Cavendish- Square, où il fut accompagné par une douzaine de traînards dont il prit congé sur les marches avec ce bref adieu: «Gentlemen, pas de papisme! Bonjour, Dieu vous bénisse!» Comme on s'était attendu à une allocution plus substantielle, on l'accueillit avec quelque déplaisir, en criant: «Un speech! un speech!» et il allait faire droit à leur demande, si John Grueby, en faisant sur eux une furieuse charge avec les chevaux qu'il menait à l'écurie, n'eût déterminé ces braillards à se disperser dans les champs voisins, où ils se mirent tout de suite à jouer à pile ou face, à la fossette, à pair ou non, à des combats de chiens et autres récréations protestantes.
Dans l'après-midi, lord Georges sortit de nouveau, vêtu d'un habit de velours noir, pantalon large et gilet écossais du clan de Gordon, le tout de la même coupe quakeresse, et sous ce costume, qui lui donnait un air vingt fois plus étrange et plus singulier qu'auparavant, il alla à pied à Westminster. Gashford, pendant son absence, resta à la maison, et il y travaillait encore lorsque, peu de temps après la brune, John Grueby vint lui annoncer un visiteur.
«Faites-le entrer, dit Gashford.
— Ici! entrez! dit John en grognant à quelqu'un qui était dehors.
Vous êtes protestant, n'est-ce pas?
— Je vous en réponds, répliqua une voix forte et bourrue.
— Ça se voit bien, dit John Grueby. Je vous aurais reconnu pour un protestant, n'importe où.» Cette remarque faite, il introduisit le visiteur, se retira et ferma la porte.
L'homme qui se trouvait maintenant en face de Gashford était un personnage trapu, ramassé, avec un front bas et fuyant, une tignasse semblable au poil d'un caniche, et des yeux si petits et si proches l'un de l'autre, que son nez brisé paraissait seul empêcher leur rencontre et leur fusion en un oeil de grandeur ordinaire. Une cravate de couleur sombre, tortillée autour de son cou comme une corde, laissait voir ses grosses veines, gonflées et saillantes, comme si elles regorgeaient de malice et de méchanceté. Son habillement de velours râpé, terni, était couleur de rouille, d'un noir blanchâtre, semblable aux cendres d'une pipe ou d'un feu de charbon éteint depuis vingt-quatre heures, souillé d'ailleurs de marques nombreuses d'anciennes débauches, et exhalait encore une forte odeur de cabaret. Au lieu de boucles à ses genoux, il portait des brides inégales de ficelle d'emballage; et dans ses mains sales il tenait un bâton noueux, dont le gros bout sculpté offrait une grossière image de son ignoble figure. Tel était le visiteur qui ôta son chapeau à trois cornes en présence de Gashford, et attendit, en jetant des regards de côté, qu'on fît attention à lui.
«Ah! c'est vous, Dennis? cria le secrétaire. Asseyez-vous.
— Je viens de voir milord là-bas, cria l'homme en lançant son pouce dans la direction du quartier dont il parlait, et il m'a dit, qu'il dit: «Si vous n'avez rien à faire, Dennis, allez chez moi, vous causerez avec maître Gashford.» Naturellement je n'avais rien à faire, vous savez. Ce n'est pas l'heure où je travaille. Ha ha! je prenais l'air quand j'ai vu milord: voilà tout ce que je faisais. Je prends l'air le soir, comme les hiboux, maître Gashford.
— Et quelquefois aussi pendant le jour, n'est-ce pas? dit le secrétaire; quand vous sortez en grande compagnie, vous savez.
— Ha ha! rugit le gaillard en frappant sa jambe. Parlez-moi de maître Gashford pour savoir manier la plaisanterie; il n'a pas son pareil à Londres ni à Westminster! Ce n'est pas pour mépriser milord, mais ce n'est qu'un imbécile auprès de vous. Ah! vous avez raison… quand je sors en grande cérémonie.
— Avez-vous votre carrosse? dit le secrétaire, et votre chapelain, et le reste?
— Vous me faites mourir, cria Dennis avec un autre éclat de rire. Mais qu'est-ce qu'il y a de nouveau aujourd'hui, maître Gashford? demanda-t-il d'une voix un peu rauque. Hein! sommes-nous sur le point de recevoir l'ordre de démolir une de leurs chapelles papistes, ou bien quoi?
— Chut! dit le secrétaire en laissant errer sur sa figure un faible sourire. Chut! comme vous y allez, Dennis! Notre association, vous savez, ne veut que la paix et le respect de la loi.
— Connu! connu! Dieu vous bénisse! répliqua l'homme en soulevant sa joue avec sa langue. Je n'y suis entré que pour ça, n'est-ce pas?
— Sans doute,» dit Gashford, souriant comme avant.
Dennis à ces mots fit un nouvel éclat de rire et se frappa la jambe encore plus fort; il riait aux larmes et s'essuya les yeux avec le coin de sa cravate en criant: «Maître Gashford n'a pas son pareil dans toute l'Angleterre… Ho la la!»
«Lord Georges et moi nous parlions de vous la nuit dernière, dit Gashford après une pause. Il dit que vous êtes un garçon très zélé.
— Oui, je le suis, répondit le bourreau.
— Et que vous haïssez les papistes de tout coeur.
— Si je les hais!» Et il confirma son dire par un bon gros juron, «Regardez ici, maître Gashford, dit le sacripant en plaçant son chapeau et son bâton sur le parquet, et frappant lentement la paume d'une de ses mains avec les doigts de l'autre. Remarquez! je suis un officier constitutionnel qui travaille pour vivre et qui fait sa besogne honorablement. Est-ce vrai? est-ce faux?
— C'est incontestable.
— Très bien. Attendez une minute. Ma besogne est solide, protestante, constitutionnelle, une besogne anglaise. Est-ce vrai? est-ce faux?
— Il n'y a pas l'ombre d'un doute à cela.
— Voici ce que dit le parlement, qu'il dit: «Si un homme, une femme ou un enfant, fait quelque chose de contraire à un certain nombre de nos lois…» Combien pouvons-nous avoir actuellement, maître Gashford, de lois qui condamnent à être pendu? cinquante?
— Je ne sais pas exactement combien, répliqua Gashford en se penchant en arrière sur sa chaise et en bâillant; je sais seulement que le nombre en est considérable.
— Bien. Mettons cinquante. Le parlement dit, qu'il dit: «Si un homme, une femme ou un enfant, fait quelque chose contre l'un de ces cinquante actes, l'homme, la femme ou l'enfant sera exécuté par Dennis!» Georges III intervint lorsque cela monta à un chiffre trop élevé à la fin de la session, et dit: «Il y en a trop pour Dennis, je vais en garder la moitié pour moi, et Dennis en aura la moitié pour sa part;» et quelquefois il m'en jette un de plus par- dessus le marché, comme il y a trois ans, quand j'eus Marie Jones, une jeune femme de dix-neuf ans, que je menai à Tyburn avec son enfant au sein. Elle fut exécutée pour avoir pris une pièce d'étoffe au comptoir d'une boutique de Ludgate-Hill. Elle était en train de la remettre quand le marchand l'aperçut. Elle n'avait jamais fait de mal auparavant, et n'avait essayé cette fois que parce que son mari, enlevé par la presse[28] depuis trois semaines, l'avait laissée réduite à mendier avec deux jeunes enfants, comme depuis ça fut prouvé dans le procès. Ha ha! qu'est-ce que ça fait? Avant tout, les lois et coutumes de l'Angleterre, c'est la gloire de notre pays. N'est-ce pas, maître Gashford?
— Certainement, dit le secrétaire.
— Et dans l'avenir, poursuivit le bourreau, si nos petits-fils pensent à l'époque de leurs grands-pères et trouvent tout ça changé, ils diront: «C'était ça, un temps! et nous n'avons fait que dégringoler depuis.» N'est-ce pas qu'ils diront ça, maître Gashford?
— Je n'en doute pas, répliqua le secrétaire.
— Eh bien donc, voyez un peu, dit le bourreau, si ces papistes s'emparent du pouvoir et qu'ils se mettent à bouillir et rôtir les gens au lieu de les pendre, que devient ma besogne? S'ils touchent à ma besogne, qui fait partie de tant de lois, que deviennent les lois en général, que devient la religion, que devient le pays? Êtes-vous allé parfois à l'église, maître Gashford?
— Parfois? répéta le secrétaire avec quelque indignation; sans doute.
— Bien, dit le sacripant, c'est comme moi: j'y suis allé aussi une ou deux fois, en comptant celle où j'ai été baptisé… Si bien donc que, lorsqu'on vint me dire qu'on allait supplier le parlement, et que je pensai au grand nombre des nouvelles lois de pendaison qu'il faisait à chaque session, je me suis considéré moi-même comme supplié par la même occasion; parce que vous comprenez, maître Gashford, continua-t-il en reprenant son bâton et l'agitant d'un air de menace, je n'ai pas envie qu'on vienne toucher à ma besogne protestante, ni rien changer à cet état de choses protestant, et je ferai tout ce que je pourrai pour l'empêcher. Je n'ai pas envie que les papistes viennent se mêler de mes affaires, à moins qu'ils n'aient recours à moi pour se faire exécuter d'après la loi. Je n'ai pas envie qu'on fasse ni bouillir, ni rôtir, ni frire; je veux qu'on se borne à pendre. Milord peut bien dire que je suis un garçon zélé. Pour soutenir le grand principe protestant d'avoir des pendaisons à gogo, à la bonne heure; je saurai (et il frappa de son bâton le parquet) brûler, combattre, tuer, faire tout je que vous me commanderez, si hardi et si diabolique que ce soit, quand je devrais, en fin de compte, devenir de pendeur pendu. Voilà! maître Gashford.»
Il avait accompagné, comme de raison, cette fréquente prostitution du noble mot de protestant aux plus vils desseins, en vomissant, dans une sorte de frénésie, une vingtaine au moins des plus terribles jurons; après quoi il essuya sa figure échauffée sur sa cravate, et se mit à crier: «Pas de papisme! je suis un homme religieux, nom de Dieu!
Gashford s'était penché en arrière sur sa chaise, le regardant avec des yeux si creux et si ombragés par ses épais sourcils, que pour ce qu'en voyait le bourreau, l'autre eût aussi bien pu être complètement aveugle. Il resta encore un peu de temps à sourire en silence, puis il dit d'une manière lente et distincte:
«Je vois décidément que vous êtes un garçon zélé, Dennis, un précieux sujet, l'homme le plus solide que je connaisse dans nos rangs; mais il faut vous calmer, il faut être pacifique, légal, doux comme un mouton: n'oubliez pas cela.
— C'est bon, c'est bon, nous verrons, maître Gashford, nous verrons; vous n'aurez pas à vous plaindre de moi, répliqua l'autre en hochant la tête.
— J'y compte bien, dit le secrétaire du même ton plein de douceur et avec le même accent oratoire. Nous aurons, à ce que nous pensons, vers le mois prochain ou dans le mois de mai, quand ce bill en faveur des papistes viendra devant la Chambre, à rassembler notre corps tout entier pour la première fois. Milord a l'idée de nous faire faire une procession dans les rues, simplement pour nous montrer en force et pour accompagner notre pétition jusqu'à la porte de la chambre des Communes.
— Plus tôt ça se fera, mieux ça vaudra, dit Dennis avec un autre juron.
— Il nous faudra marcher par divisions; notre nombre, sans cela, serait trop considérable; et je crois pouvoir me hasarder à dire, reprit Gashford en affectant de ne pas avoir entendu l'interruption, quoique je n'aie pas d'instructions directes à ce sujet, que lord Georges a l'idée que vous feriez un excellent chef pour l'une de ces bandes; et je n'en doute pas pour ma part.
— Vous n'avez qu'à essayer, dit le coquin en clignant de l'oeil d'une manière atroce.
— Vous auriez du sang froid, je le sais, poursuivit le secrétaire toujours souriant et toujours faisant manoeuvrer ses yeux de telle sorte, qu'il pouvait l'observer de près sans se laisser voir lui- même; vous garderiez bien votre consigne et vous seriez d'une modération parfaite. Vous ne mèneriez pas votre colonne au danger, j'en suis certain.
— Je la mènerai, maître Gashford…» Le bourreau allait gâter tout, quand Gashford se releva en sursaut, mit son doigt sur ses lèvres et feignit d'écrire, juste au moment où John Grueby ouvrait la porte.
«Oh! dit John en passant la tête; voilà encore un protestant.
— Faites-le attendre ailleurs, John, cria Gashford de sa voix la plus aimable; je suis occupé, quant à présent.»
Mais John avait amené à la porte le nouveau visiteur, qui entra sans façon, en même temps que Gashford donnait cet ordre. Ce n'était ni plus ni moins que le corps, les traits, le grossier costume et l'air tapageur de Hugh.