Barnabé Rudge, Tome I
CHAPITRE XXXVIII.
Le secrétaire mit la main devant ses yeux pour les garantir de la clarté de la lampe, et pendant quelques moments il regarda Hugh en fronçant le sourcil, comme s'il se souvenait de l'avoir vu naguère, mais sans pouvoir se rappeler en quel lieu ni en quelle occasion. Son incertitude dura peu: car avant que Hugh eût prononcé un mot, il dit, en même temps que sa figure s'éclaircissait:
«Oui, oui, je me rappelle. C'est très bien, John, vous n'avez pas besoin de rester… Ne vous dérangez pas, Dennis.
— Votre serviteur, maître, dit Hugh quand Grueby eut disparu.
— Eh bien, mon ami, répliqua le secrétaire de son ton le plus doux, qu'est-ce qui vous amène ici? Nous n'aurions pas par hasard oublié de payer notre écot?»
Hugh fit entendre un rire bref à cette plaisanterie, et mettant la main dans les poches de son gilet, il exhiba une des affiches, toute sale et toute crottée d'avoir passé la nuit dehors, la posa sur le pupitre du secrétaire, après avoir commencé par la lisser et par effacer les rides qui s'y voyaient encore, avec la lourde paume de sa main.
«Vous n'avez oublié que ça, maître; et c'est tombé en bonnes mains, comme vous voyez.
— Qu'est-ce que c'est que cela? dit Gashford en retournant l'affiche d'un air de surprise innocente. Où vous êtes-vous procuré cela, mon bon garçon? qu'est-ce que cela signifie? Je n'y comprends rien du tout.»
Un peu déconcerté de cet accueil, Hugh portait ses regards du secrétaire sur Dennis, qui s'était levé et se tenait debout aussi près de la table, en observant l'étranger à la dérobée, il paraissait éprouver la plus grande sympathie pour ses manières et son extérieur. Se croyant suffisamment autorisé par cet appel muet, M. Dennis hocha trois fois la tête à son intention comme confirmant le dire de Gashford «Non, il ne comprend rien du tout à ça; je sais qu'il n'y comprend rien, je jurerais qu'il n'y comprend rien,» et cachant son profil à Hugh avec l'un des coins de sa cravate malpropre, il faisait des signes de tête et ricanait derrière cet écran, comme s'il trouvait admirable la conduite discrète du secrétaire.
«Ça dit toujours bien à celui qui le trouvera de venir ici, n'est- ce pas? demanda Hugh. Je ne suis pas un grand clerc, mais je l'ai montré à un ami, et il m'a assure que ça disait ça.
— Oui, c'est positif, répliqua Gashford en ouvrant des yeux aussi grands qu'une porte cochère. Voici bien la plus drôle de chose que j'aie jamais vue de ma vie. Comment cela vous est-il tombé entre les mains, mon bon ami?
— Maître Gashford, dit le bourreau tout bas, d'une voix étouffée, vous n'avez pas votre pareil dans tout Newgate[29].»
Soit que Hugh l'eût entendu, ou qu'il eût vu, à l'air de Dennis, qu'on se moquait de lui, soit qu'il eût deviné de lui-même le manège de Gashford, il alla droit au but, brutalement, selon son habitude.
«Voyons, cria-t-il en étendant sa main et reprenant l'affiche, ne vous occupez point de ce papier, de ce qu'il dit ou de ce qu'il ne dit pas. Vous n'y comprenez rien, maître … ni moi non plus… ni lui non plus, ajouta-t-il en lançant un coup d'oeil à Dennis. Personne de nous ne sait ce que ça signifie ni d'où ça vient, c'est une affaire entendue. Tant il y a que je voudrais m'enrôler contre les catholiques; je suis antipapiste, et prêt à m'engager par serment. Voilà pourquoi je suis venu ici.
— Couchez-le sur la liste, maître Gashford, dit Dennis d'un air approbatif. C'est comme ça qu'on se met à la besogne: droit au but, sans barguigner et sans bavarder.
— À quoi ça sert-il de tirer sa poudre aux moineaux, mon vieux? cria Hugh.
— Mes sentiments tout crachés! répondit le bourreau. Voilà un gaillard comme il m'en faut dans ma division, maître Gashford. Prenez son nom, monsieur, couchez-le sur la liste. Je veux bien être son parrain, quand il faudrait pour son baptême faire un feu de joie des billets de la banque d'Angleterre.»
M. Dennis accompagna ces témoignages de confiance, et d'autres compliments non moins flatteurs, d'une bonne tape sur le dos qu'il donna à Hugh, et que celui-ci lui rendit sans se faire attendre.
«À bas le papisme, frère! cria le bourreau.
— À bas la propriété, frère! répondit Hugh.
— Le papisme, le papisme, dit le secrétaire avec son habituelle douceur.
— Tout ça, c'est la même chose! cria Dennis. Tout ça, c'est très bien. Le camarade a raison, maître Gashford. À bas tout le monde, à bas tout! Hourra pour la religion protestante! Voilà le vrai moment, maître Gashford!»
Le secrétaire les regarda tous les deux avec une expression de physionomie très favorable, tandis qu'ils lâchaient la bride à toutes ces démonstrations de leurs sentiments patriotiques; et il allait faire quelque remarque à haute voix, quand Dennis, s'avançant vers lui et lui couvrant la bouche de sa main, lui dit tout bas de sa voix rauque, en lui poussant le coude:
«Ne tranchez pas trop avec lui du magistrat constitutionnel, maître Gashford. Il y a des préjugés populaires, vous savez; il pourrait bien ne pas aimer ça. Attendez qu'il soit plus intime avec moi. C'est un gaillard bien bâti, n'est-ce pas?
— Un robuste compère, en vérité!
— Avez-vous jamais, maître Gashford, chuchota Dennis, avec l'espèce d'admiration sauvage et monstrueuse d'un cannibale affamé, en regardant son intime ami; avez-vous jamais (et alors il s'approcha plus près de l'oreille du secrétaire en cachant sa bouche de ses deux mains) vu une gorge comme celle-là? Jetez-y seulement les yeux. Quel col pour y passer la corde, maître Gashford!»
Le secrétaire acquiesça à cette opinion de la meilleure grâce qu'il put y mettre: car il y a de ces jouissances de connaisseur qu'on ne peut guère simuler avec succès quand on n'est pas du métier; et, après avoir fait au candidat un petit nombre de questions peu importantes, il procéda à son enrôlement comme membre de la grande Association protestante de l'Angleterre. Si quelque chose avait pu surpasser la joie que causa à M. Dennis l'heureuse conclusion de cette cérémonie, c'aurait été le ravissement avec lequel il reçut la déclaration que le nouveau membre ne savait ni lire ni écrire: ces deux sciences étant, sacrebleu! dit M. Dennis, la plus grande malédiction qu'une société civilisée pût connaître, et causant plus de préjudice aux émoluments professionnels et aux profits du grand office constitutionnel qu'il avait l'honneur d'exercer, que n'importe quels autres fléaux qui pouvaient se présenter à son imagination.
L'enrôlement étant achevé dans les formes et Gashford ayant instruit à sa manière le néophyte des vues pacifiques et strictement légales du corps auquel il avait l'honneur d'appartenir, cérémonie pendant laquelle Dennis joua souvent du coude et fit à Gashford diverses grimaces remarquables, le secrétaire leur fit entendre qu'il désirait être seul. Ils prirent donc congé de lui sans délai, et sortirent ensemble de la maison.
«Vous promenez-vous, frère? dit Dennis.
— Oui! répliqua Hugh, où vous voudrez.
— Voilà ce qui s'appelle un bon camarade, dit son nouvel ami. Quel chemin allons-nous prendre? Voulez-vous que nous allions jeter un coup d'oeil aux portes où nous devons faire un joli tapage, avant qu'il soit longtemps? Qu'en dites-vous, frère?»
Hugh ayant accepté cette offre, ils s'en allèrent tout doucement à Westminster, où les deux chambres du parlement étaient alors en séance. Se mêlant à la foule des carrosses, des chevaux, des domestiques, des porteurs de chaises, des porte-falots, des commissionnaires et des oisifs de tout genre, ils flânèrent aux alentours. Le nouvel ami de Hugh lui montra du doigt, d'une manière significative, les parties faibles de l'édifice; lui expliqua combien il était aisé de pénétrer dans le couloir, et par là à la porte même de la chambre des Communes; il lui fit voir enfin que, lorsqu'ils marcheraient en masse, leurs rugissements et leurs acclamations seraient facilement entendus à l'intérieur par les membres du parlement. Il ajouta beaucoup d'autres observations analogues, toutes reçues par Hugh avec un plaisir manifeste.
Dennis lui nomma aussi quelques-uns des lords et des membres de la Chambre des communes, à mesure qu'ils entraient ou sortaient; il lui dit s'ils étaient amis ou ennemis des papistes, et il l'engagea à remarquer leurs livrées et leurs équipages, pour ne pas s'y tromper, en cas de besoin. Quelquefois il l'entraîna tout près de la portière d'un carrosse qui passait, afin que l'autre pût voir la figure du maître à la lueur des réverbères. Bref, sous le double rapport des personnes et des localités, il prouva une telle connaissance de tout ce qui l'entourait, qu'il fut évident pour Hugh que Dennis avait fait souvent de cet endroit l'objet de ses études antérieures, comme effectivement, lorsque leurs relations devinrent un peu plus confidentielles, ce dernier ne fit pas difficulté d'en convenir.
Mais ce qu'il y avait dans tout cela de plus frappant, c'était le nombre de gens, jamais en groupes de plus de deux ou trois ensemble, qui semblaient se tenir cachés dans la foule pour le même motif. À la majeure partie de ces gens un léger signe de tête ou un simple regard du compagnon de Hugh était un salut suffisant; mais, de temps en temps, un homme venait et s'arrêtait auprès de Dennis dans la foule, et, sans tourner la tête ni paraître communiquer avec lui, lui disait un mot ou deux à voix basse. Puis ils se séparaient comme des étrangers. Quelques-uns de ces hommes reparaissaient souvent d'une façon inattendue dans la foule tout près de Hugh, et, en passant, lui serraient la main, ou le regardaient d'un air farouche en plein visage, mais jamais ils ne lui parlaient, ni lui à eux; non, pas un mot.
Une chose remarquable encore, c'est que, quand il leur arrivait de se trouver là où il y avait presse, et que Hugh baissait par hasard les yeux, il était sûr de voir un bras allongé, sous le sien peut-être, ou peut-être par devant lui, pour jeter quelque papier dans la main ou la poche d'un spectateur, puis se retirer si soudainement qu'il était impossible de dire à qui il appartenait; Hugh ne pouvait pas non plus, en lançant un rapide coup d'oeil à la ronde, découvrir sur n'importe quelle figure la moindre confusion, ni la moindre surprise. Souvent ils marchaient sur un papier semblable à celui qu'il portait dans son sein; mais son compagnon lui disait à l'oreille de n'y pas toucher, de ne pas le relever, de ne pas même le regarder; ils le laissaient donc sur le pavé et passaient leur chemin.
Lorsqu'ils eurent ainsi rôdé dans la rue et dans toutes les avenues de l'édifice durant près de deux heures, ils s'éloignèrent, et son ami lui demanda ce qu'il pensait de ce qu'il venait de voir, et s'il était prêt à quelque échauffourée, dans le cas où l'on en viendrait là.
«Plus elle sera chaude, mieux ça vaudra, dit Hugh; je suis prêt à n'importe quoi.
— Je le suis également, dit son ami, et nous ne sommes pas les seuls.»
Alors ils se donnèrent une poignée de mains avec un grand juron et nombre d'imprécations les plus terribles contre les papistes.
Comme ils se sentaient altérés, Dennis proposa de se rendre ensemble à la Botte, où il y avait bonne compagnie et liqueurs fortes. Hugh ne s'étant pas fait prier, ils dirigèrent leurs pas de ce côté sans perdre de temps.
Cette Botte était un établissement public situé à l'écart dans les champs, derrière l'hôpital des Enfants trouvés, lieu très solitaire à cette époque, et tout à fait désert après la brune. La taverne était à quelque distance de toute grande route; on n'en approchait que par une ruelle étroite et sombre: aussi Hugh fut-il très surpris de trouver là beaucoup de gens qui buvaient et faisaient bombance. Il fut encore plus surpris de retrouver parmi ces gens-là toutes les figures qui avaient attiré son attention dans la foule; mais son compagnon l'ayant prévenu tout bas avant d'entrer qu'il serait de mauvais genre à la Botte de faire attention à la société, il garda ses réflexions pour lui et n'eut pas l'air de connaître âme qui vive.
Avant de porter à ses lèvres la liqueur qu'on leur avait servie, Dennis porta à haute voix la santé de lord Georges Gordon, président de la grande Association protestante; Hugh fit raison à ce toast avec le même enthousiasme. Un joueur de violon qui se trouvait là, et qui avait l'air de remplir les fonctions de ménestrel officiel de la compagnie, racla immédiatement un branle d'Écosse, et il y mit tant d'entrain que Hugh et son ami, qui avaient commencé par boire, se levèrent de leurs sièges comme d'un commun accord, et, à la grande admiration des hôtes réunis, exécutèrent une improvisation chorégraphique, la danse de Pas de papisme.
CHAPITRE XXXIX.
Les applaudissements que la danse exécutée par Hugh et son nouvel ami arracha aux spectateurs de la Botte n'avaient pas encore cessé, et les deux danseurs étaient encore tout haletants de leurs gambades, qui avaient été d'un caractère des plus violents, quand la compagnie reçut du renfort. Les nouveaux venus, composés d'un détachement des Bouledogues Unis, furent reçus avec des marques très flatteuses de distinction et de respect.
Le chef de cette petite troupe (car ils n'étaient que trois en le comptant) était notre ancienne connaissance, M. Tappertit, qui semblait, physiquement parlant, être devenu plus petit avec les années, particulièrement des jambes: jamais vous n'en avez vu de plus fluettes; mais par exemple, au point de vue moral, en dignité personnelle, en estime de soi-même, il avait acquis des proportions gigantesques. Il ne fallait pas avoir l'esprit bien observateur pour découvrir ces sentiments chez l'ex-apprenti: car non seulement il les proclamait, de manière à faire impression et à éviter toute méprise, par sa majestueuse démarche et son oeil flamboyant, mais en outre il avait trouvé un moyen frappant de révélation dans son nez retroussé, qui semblait affecter pour toutes les choses de la terre le plus profond dédain, et ne voulait entrer en communion qu'avec le ciel, sa patrie.
M. Tappertit, comme chef ou capitaine des Bouledogues, était accompagné de ses deux lieutenants: l'un, le long camarade de sa vie juvénile; l'autre, un chevalier apprenti au temps jadis, Marc Gilbert, engagé anciennement chez Thomas Curzon de la Toison d'or. Ces gentlemen, comme lui-même, étaient maintenant émancipés de leur esclavage d'apprenti, et servaient en qualité d'ouvriers; mais c'étaient, dans leur humble émulation de son grand exemple, des esprits hardis, audacieux, et ils aspiraient à un rôle distingué dans les grands événements politiques. De là leur alliance avec l'Association protestante d'Angleterre, sanctionnée par le nom de lord Georges Gordon; de là aussi leur visite actuelle à la Botte.
«Gentlemen! dit M. Tappertit, en ôtant son chapeau comme fait un grand général qui s'adresse à ses troupes. Bonne rencontre! Milord me fait ainsi qu'à vous l'honneur de nous envoyer ses compliments personnels.
— Vous avez vu milord aussi, n'est-ce pas? dit Dennis; moi, je l'ai vu dans l'après-midi.
— Mon devoir m'appelait au couloir de la Chambre après la fermeture de notre boutique; et c'est là que je l'ai vu, monsieur, répliqua M. Tappertit, en même temps qu'il s'assit avec ses lieutenants. Comment vous portez-vous?
— À merveille, maître, à merveille, dit le luron. Voici un nouveau frère, inscrit en règle noir sur blanc, par maître Gashford. Il fera honneur à la cause, c'est un vrai sans-souci, une artère de mon coeur. Regardez-moi ça; n'est-ce pas qu'il a l'air d'un homme qui fera l'affaire? Qu'en dites-vous? cria-t-il en donnant une tape à Hugh sur le dos.
— Que j'en aie l'air ou pas l'air, dit Hugh, dont le bras fit un moulinet d'ivrogne, je suis l'homme qu'il vous faut. Je hais les papistes, tous du premier jusqu'au dernier. Ils me haïssent et je les hais. Ils me font tout le mal qu'ils peuvent, et je leur ferai tout le mal que je pourrai. Hourra!
— Y eut-il jamais, dit Dennis en regardant autour de la salle, lorsque l'écho de la voix pétulante de Hugh se fut évanoui, avez- vous jamais vu pareil gaillard? Tenez! vous me croirez si vous voulez, frères, mais maître Gashford aurait pu courir cent milles et enrôler cinquante hommes ordinaires, qu'ils n'auraient pas valu celui-ci.»
La majeure partie de la société souscrivit implicitement à cette opinion, et témoigna sa confiance dans Hugh par des signes de tête et des coups d'oeil très significatifs. M. Tappertit, de son siège, le contempla longtemps en silence, comme s'il suspendait son jugement; puis il s'approcha de lui un peu plus près, pour l'examiner plus soigneusement, puis alla tout contre lui, et le prenant à part dans un coin sombre:
«Dites-moi, demanda-t-il, en commençant son interrogatoire d'un front soucieux, ne vous ai-je pas déjà vu quelque part?
— C'est possible, dit Hugh de son ton indifférent. Je ne sais pas; je n'en serais pas étonné.
— Non, mais c'est chose facile à établir, répliqua Sim. Regardez- moi, m'avez-vous déjà vu? Il est probable que vous ne l'oublieriez pas, vous savez, si vous en aviez eu l'occasion? Regardez-moi, n'ayez pas peur; je ne vous ferai aucun mal. Regardez-moi bien, voyons, fixement.»
La manière encourageante dont M. Tappertit fit cette demande, en y joignant l'assurance que l'autre ne devait pas avoir peur, amusa Hugh énormément; à ce point même qu'il ne vit rien du tout du petit homme qui était devant lui, quand il ferma les yeux dans un accès de fou rire qui secouait ses larges flancs. Il finit par en avoir mal aux côtes.
«Allons! dit M. Tappertit, qui commençait à s'impatienter de se voir traité avec cette irrévérence, me connaissez-vous, mon gars?
— Non, cria Hugh. Ha ha ha! non, mais je voudrais bien vous connaître.
— Et moi je gagerais une pièce de sept shillings, dit M. Tappertit en se croisant les bras et le regardant en face, les jambes très écartées et solidement plantées sur le sol, que vous avez été palefrenier au Maypole.»
Hugh ouvrit les yeux à ces mots, et le regarda d'un air fort surpris.
«Et vous l'étiez en effet, dit M. Tappertit, en poussant Hugh, avec une condescendance enjouée. Mes yeux n'ont jamais trompé que les jolies femmes! Ne me connaissez-vous pas maintenant?
— Mais ne seriez-vous pas…? balbutia Hugh.
— Ne seriez-vous pas…? dit M. Tappertit. Vous n'en êtes donc pas encore bien sûr? vous vous rappelez Georges Varden, n'est-ce pas?»
Certainement Hugh se le rappelait, et il se rappelait Dolly
Varden, aussi; mais il ne le lui dit point.
«Vous rappelez-vous que j'allai là-bas, avant d'avoir achevé mon apprentissage, et que j'y demandai des nouvelles d'un vagabond qui avait filé, laissant son père inconsolable en proie aux plus amères émotions, et tout ce qui s'ensuit? vous le rappelez-vous? dit M. Tappertit.
— Sans doute, je me le rappelle! cria Hugh. C'est là que je vous ai vu.
— C'est là que vous m'avez vu? dit M. Tappertit. Oui, certainement c'est là que vous m'avez vu! on n'y ferait pas grand- chose de bon sans moi. Ne vous rappelez-vous pas que je vous crus l'ami du vagabond, et qu'à ce propos j'étais au moment de vous chercher querelle? puis, qu'ayant reconnu que vous le détestiez plus que du poison, je voulus boire un coup avec vous? Ne vous rappelez-vous pas cela?
— Si fait! cria Hugh.
— Bien! et êtes-vous toujours dans les mêmes idées? dit
M. Tappertit.
— Oui! rugit Hugh.
— Vous parlez en homme, dit M. Tappertit, et je vous donnerai une poignée de main.»
Après ce langage conciliant, le geste suivit de près la parole. Hugh répondit avec empressement aux avances de l'autre, et la cérémonie s'accomplit avec des démonstrations de franche cordialité.
«Il se trouve, dit M. Tappertit en regardant à la ronde toute la compagnie, que le frère… je ne sais pas son nom… et moi, nous sommes de vieilles connaissances… Vous n'avez plus jamais entendu parler de ce drôle, je suppose, hein?
— Pas un mot, répliqua Hugh. Je ne le désire pas. Je ne crois pas que jamais j'en entende parler. Il est mort depuis longtemps, j'espère.
— Espérons, en faveur de l'humanité en général et du bonheur de la société, espérons qu'il est mort, dit M. Tappertit en frottant ses jambes avec la paume de sa main, qu'il considérait de temps en temps dans l'intervalle. Votre autre main est-elle un peu plus propre? C'est la même chose. Bien. Je vous dois une autre poignée de main. Nous la tiendrons pour donnée, si vous n'y voyez pas d'objection.»
Hugh se mit à rire derechef, et il se livra si complètement à sa folle humeur, que ses membres semblèrent se disloquer et tout son corps courir le risque d'éclater par morceaux, mais M. Tappertit, loin d'accueillir cette extrême gaieté de mauvaise grâce, daigna la prendre en très bonne part, et même il s'associa autant que le pouvait un personnage aussi grave et d'un rang aussi élevé, qui sait la réserve et le décorum qu'on doit s'attendre à voir garder en toute occasion par un homme qui occupe une haute position.
M. Tappertit ne se borna pas là, comme eussent fait beaucoup de personnages publics, mais, ayant appelé ses deux lieutenants, il leur présenta Hugh avec les plus grandes recommandations déclarant que, par le temps qui courait, c'était un homme qui ne pouvait être trop bien traité. En outre, il lui fit l'honneur de remarquer que c'était une acquisition dont les Bouledogues Unis eux-mêmes seraient fiers, et, après s'être assuré, en le sondant qu'il était tout prêt à entrer volontiers dans la Société (car Hugh n'avait pas l'ombre d'un scrupule, et il se serait ligué ce soir-là avec n'importe quoi, ou n'importe qui, pour n'importe quel dessein), il voulut que les préliminaires indispensables fussent accomplis sur place. Cet honneur rendu à son grand mérite n'enchanta personne plus que M. Dennis, comme il le proclama lui-même avec force jurons des plus satisfaisants, et véritablement l'assemblée tout entière en ressentit une satisfaction infinie.
«Faites de moi ce que vous voudrez! cria Hugh en agitant en l'air le pot qu'il avait déjà vidé plus d'une fois. Imposez-moi le service quelconque qui vous plaira Je suis votre homme. Je remplirai mon devoir. Voici mon capitaine… voici mon chef. Ha ha ha! Qu'il m'en donne l'ordre, je combattrai à moi seul tout le parlement, ou je mettrai une torche allumée au trône même du roi!»
En disant cela, il frappa M. Tappertit sur le dos avec une telle violence que son petit corps en parut réduit à sa plus simple expression, puis il recommença ses éclats de rire à réveiller en sursaut, dans leurs lits, les enfants trouvés du voisinage.
Le fait est que l'idée du singulier patronage auquel il se trouvait accouplé avait pour lui quelque chose de si comique que son rude cerveau ne pouvait s'en détacher. La simple circonstance d'avoir pour patron ce grand homme qu'il eût écrasé d'une main, s'offrit à ses yeux sous des couleurs si excentriques et si fantasques, qu'une sorte de gaieté sauvage le possédait tout entier et subjuguait tout à fait sa brutale nature. Il réitéra ses éclats de rire, porta cent toasts à M. Tappertit, se déclara Bouledogue jusque dans la moelle des os, et jura de lui être fidèle jusqu'à la dernière goutte de sang qui coulait dans ses veines.
M. Tappertit reçut tous ces compliments comme choses fort naturelles… peut-être un peu flatteuses dans leur genre, mais dont on ne devait attribuer l'exagération qu'à son immense supériorité. Son aplomb plein de dignité ne fit que réjouir Hugh encore davantage, en un mot, le géant et le nain contractèrent une amitié qui promettait d'être durable: car l'un regardait le commandement comme son droit légitime, et l'autre considérait l'obéissance comme une exquise plaisanterie, et, pour faire voir qu'il ne serait pas un de ces acolytes passifs, qui se font scrupule d'agir sans ordres précis et définis, lorsque M. Tappertit monta sur un tonneau vide qui était debout en guise de tribune, dans la salle, et qu'il improvisa un speech sur la crise alarmante prête à éclater, le gaillard Hugh alla se placer à côté de l'orateur, et, bien qu'il ricanât d'une oreille à l'autre à chaque mot que disait son capitaine, il adressa aux railleurs des avertissements si expressifs par la manoeuvre de son gourdin, que ceux qui étaient d'abord les plus disposés à interrompre l'orateur devinrent d'une attention remarquable et furent les premiers à témoigner hautement leur approbation.
Tout n'était pas néanmoins tapage et badinage à la Botte, toute la compagnie n'écoutait pas le speech. Il y avait, à l'autre bout de la salle (longue chambre, basse de plafond), quelques hommes en conversation sérieuse pendant ce temps-là. Lorsqu'un des personnages de ce groupe s'en allait dehors, on était sûr de voir de nouvelles recrues entrer après et s'asseoir à leur tour, comme si on devait les relever de faction, et il était assez clair que la chose se passait ainsi, car ces changements avaient lieu de demi-heure en demi-heure, au coup de l'horloge. Ces personnes chuchotaient beaucoup entre elles, se tenaient à distance et regardaient souvent alentour, comme si elles ne voulaient pas que leurs discours fussent entendus. Deux ou trois d'entre elles consignaient dans des registres les rapports des autres, à ce qu'il semblait; quand elles n'étaient pas occupées de ce soin, l'une d'elles recourait aux journaux qui étaient éparpillés sur la table, et lisait aux autres, à voix basse, dans la Chronique de Saint-James, le Messager, la Chronique ou l'Avertisseur public, quelque passage relatif à la question qui les intéressait tous si profondément. Mais ce qui attirait le plus leur attention, c'était un pamphlet intitulé le Foudroyant, qui avait épousé leurs opinions et que l'on supposait, à cette époque, émaner directement de l'Association. Il était toujours demandé, et, soit qu'il fût lu tout haut à un petit groupe avide ou médité par un lecteur isolé, la lecture en était infailliblement suivie d'une conversation orageuse et de regards très animés.
Au milieu de son allégresse et de son admiration pour son capitaine, Hugh reconnut, à ces signes et d'autres encore, l'air de mystère qui l'avait déjà frappé avant d'entrer. Il était clair comme le jour qu'il y avait là-dessous quelque projet sérieux, et que les bruyantes régalades du cabaret cachaient des menées dangereuses. Peu ému de cette découverte, il n'en était pas moins satisfait de ses quartiers, et il y serait demeuré jusqu'au matin si son conducteur ne s'était levé bientôt après minuit pour rentrer chez lui. M. Tappertit, ayant suivi l'exemple de M. Dennis, ne laissa plus à Hugh aucun prétexte de rester. Ils quittèrent donc ensemble la taverne tous les trois, en braillant une chanson de Pas de papisme à faire retentir toute la campagne de ce vacarme affreux.
«Allez, capitaine! cria Hugh lorsqu'ils eurent braillé jusqu'à en perdre la respiration. Encore un couplet!»
M. Tappertit, sans la moindre répugnance, recommença; et le trio continua sa route d'un pas chancelant, bras dessus, bras dessous, poussant des cris enragés et défiant le guet avec une grande valeur. Il est vrai qu'il n'y avait pas à cela une grande bravoure ni une hardiesse exagérée, vu que les watchmen d'alors, n'ayant pas d'autres titres à leur emploi qu'un âge très avancé et des infirmités constatées, s'enfermaient d'habitude hermétiquement et vivement dans leurs guérites aux premiers symptômes de troubles et n'en sortaient que quand ils avaient disparu. M. Dennis, qui avait une voix de basse-taille et des poumons d'une puissance considérable se distinguait particulièrement dans ce genre, ce qui lui fit beaucoup d'honneur auprès de ses deux compagnons.
«Quel drôle de garçon vous êtes! dit M. Tappertit. Vous êtes joliment discret et réservé. Pourquoi ne dites-vous jamais votre profession?
— Répondez tout de suite au capitaine, cria Hugh en lui enfonçant son chapeau sur la tête. Pourquoi ne dites-vous jamais votre profession?
— J'ai une profession aussi distinguée, frère, que n'importe quel gentleman en Angleterre… une occupation aussi douce que n'importe quel gentleman peut en désirer une.
— Avez-vous fait un apprentissage? demanda M. Tappertit.
— Non. Génie naturel, dit M. Dennis. Pas d'apprentissage. Ça m'est venu tout seul. Maître Gashford connaît ma profession. Regardez cette main que voici; eh bien! elle a fait plus d'une besogne avec une propreté et une dextérité inconnues auparavant. Lorsque je regarde cette main, dit M. Dennis en l'agitant en l'air, et que je me rappelle les élégantes besognes qu'elle a troussées, je me sens tout à fait mélancolique de penser que je deviens vieux et faible. Mais voilà la vie du monde!»
Il poussa un profond soupir en s'abandonnant à ces réflexions, puis, mettant d'un air distrait ses doigts sur la gorge de Hugh, et particulièrement sous l'oreille gauche comme s'il étudiait le développement anatomique de cette partie de sa constitution, il hocha la tête d'une manière consternée et versa de vraies larmes.
«Vous êtes une espèce d'artiste, je suppose… hein? dit
M. Tappertit.
— Oui, répliqua Dennis, oui… Je peux m'appeler un artiste… un ouvrier de fantaisie, «l'art embellit la nature;» telle est ma devise.
— Et comment appelez-vous ceci? dit M. Tappertit en lui prenant le bâton qu'il avait à la main.
— C'est mon portrait qui est en haut, répliqua Dennis, le trouvez-vous ressemblant?
— Eh! mais… il est un peu trop beau, dit M. Tappertit. Qui l'a fait? Vous?
— Moi! repartit Dennis en contemplant avec tendresse son image. Je voudrais bien avoir ce talent. Cela fut sculpté par un de mes amis, qui n'existe plus. La veille même de sa mort, il tailla cela de mémoire avec son couteau de poche! «Je mourrai bravement, dit mon ami, et mes derniers instants seront consacrés à faire le portrait de Dennis» Voilà ce que c'est.
— Voilà une drôle d'idée! dit M. Tappertit.
— Ah! oui, une drôle d'idée! répliqua l'autre en soufflant sur le nez de son image et le polissant avec le manche de son habit, mais c'était aussi un drôle de sujet… une espèce de bohémien… un des plus beaux hommes et des mieux découplés que vous ayez jamais vus. Ah! il me dit des choses qui vous feraient joliment tressaillir, cet ami-là, le matin du jour où il mourut.
— Vous étiez donc avec lui dans ce moment-le? dit M. Tappertit.
— Mais, oui, répondit Dennis avec un regard singulier, j'y étais. Oh! certainement que j'y étais! Sans moi, il ne serait point parti pour l'autre monde aussi confortablement de moitié. Je m'étais trouvé avec trois ou quatre membres de sa famille dans les mêmes circonstances. C'étaient tous de beaux garçons.
— Ils devaient bien vous aimer, remarqua M, Tappertit en lui lançant un coup d'oeil oblique.
— Je ne sais pas s'ils m'aimaient bien, en effet, dit Dennis avec quelque hésitation, mais ils m'eurent tous auprès d'eux à leur décès. Aussi j'ai honte de leur garde-robe. Ce foulard que vous voyez autour de mon cou appartenait à celui dont je vous parle, celui qui fit ce portrait.»
M Tappertit regarda l'article désigné, et parut se dire en lui- même que le défunt avait sur la toilette des idées particulières, et qui dans tous les cas, n'étaient pas ruineuses. Il n'en fit cependant pas tout haut la remarque, et laissa son mystérieux camarade continuer sans interruption.
«Cette culotte dit Dennis en frottant ses jambes, cette culotte même… elle appartenait à un de mes amis qui a échappé pour toujours aux tribulations d'ici-bas: cet habit aussi … j'ai souvent marché derrière cet habit, dans les rues, en me demandant s'il ne me reviendrait pas quelque jour; cette paire de souliers a dansé une bourrée, aux pieds d'un autre individu, devant mes yeux, une demi-douzaine de fois au moins, et quant à mon chapeau, dit il en l'ôtant et le faisant tourner sur son poing, Seigneur Dieu! quand je pense que j'ai vu ce chapeau monter Holborn sur le siège d'une voiture de louage… ah! bien des fois, bien des fois!
— Vous ne voulez pas dire que ceux qui ont porté jadis ces objets soient tous morts, j'espère? dit M. Tappertit, s'éloignant un peu de lui en lui posant cette question.
— Il n'y en a pas un qui soit en vie, répliqua Dennis, pas un, depuis le premier jusqu'au dernier.»
Il y avait quelque chose de si lugubre dans cette circonstance, et qui expliquait d'une manière si étrange et si horrible son habillement fané, décoloré, peut-être par la terre des tombeaux, que M. Tappertit annonça brusquement qu'il suivait un autre chemin, et s'arrêta tout court pour lui souhaiter le bonsoir de tout son coeur. Comme ils se trouvaient près de Old-Bailey[30], et que M. Dennis se rappela qu'il y avait des porte-clefs dans la loge du concierge avec lesquels il pourrait passer la nuit à discuter sur des sujets intéressants pour eux tous, sur quelque point de sa profession, au coin du feu, en vidant le petit verre de l'amitié, il se sépara de ses compagnons sans trop de regret, et ayant échangé une cordiale poignée de main avec Hugh en lui donnant rendez vous pour le lendemain matin, de bonne heure, à la Botte, il les laissa poursuivre leur route.
«C'est un drôle de corps, dit M. Tappertit en observant le chapeau de feu le cocher de fiacre descendre la rue avec un mouvement oscillatoire. Je ne peux pas deviner ce qu'il est. Pourquoi donc n'a t-il pas des culottes de commande comme tout le monde? Qu'est- ce qui l'empêche de porter des habits de vivant?
— C'est un homme chanceux, capitaine, cria Hugh. Je voudrais bien avoir des amis tels que les siens.
— J'espère toujours qu'il ne leur fait pas faire leur testament
pour les assommer ensuite, dit M. Tappertit d'un air soucieux.
Mais allons, les Bouledogues Unis m'attendent. En avant!…
Qu'est-ce que vous avez?
— Quelque chose que j'avais tout à fait oublié, dit Hugh, qui venait de tressaillir en entendant une horloge voisine. J'ai quelqu'un à voir cette nuit… Il faut que je retourne tout de suite sur mes pas. Tandis que nous étions là à boire et à chanter, ça m'était sorti de la tête. C'est bien heureux que je me le sois rappelé.»
M. Tappertit le regarda comme s'il eût été sur le point d'exprimer quelques reproches majestueux au sujet de cet acte de désertion; mais la précipitation de Hugh montrant clairement que l'affaire était pressante, il lui fit grâce de ses observations, et lui accorda la permission de partir sur-le-champ, faveur précieuse que l'autre reconnut par un grand éclat de rire.
«Bonne nuit, capitaine! cria-t-il. Je suis à vous à la vie à la mort, souvenez-vous-en.
— Adieu! dit M. Tappertit en agitant sa main. Hardiesse et vigilance!
— Pas de papisme, capitaine! rugit Hugh.
— Plutôt voir l'Angleterre dans le sang!» cria son terrible chef.
Sur quoi Hugh applaudit, toujours en riant aux éclats, et se mit à courir comme un lévrier.
«Cet homme fera honneur à mon corps, dit Simon en tournant sur son talon d'un air pensif. Et voyons un peu. Dans un changement de société, qui est inévitable, si nous nous soulevons et que nous remportions la victoire, quand la fille du serrurier sera à moi, il faudra me débarrasser de Miggs d'une manière quelconque, ou un soir, pendant mon absence, elle empoisonnera la bouilloire à thé. Il pourrait épouser Miggs dans un moment d'ivresse. Oui, c'est ça. Je vais en prendre note.»
CHAPITRE XL.
Songeant fort peu au plan d'heureux établissement dont venait d'accoucher pour lui la féconde cervelle de son prévoyant capitaine, Hugh ne s'arrêta pas avant que les géants de Saint- Dunstan eussent frappé l'heure au-dessus de sa tête. Alors il fit jouer avec une grande vigueur la poignée d'une pompe qui se trouvait près de là; et, fourrant sa tête sous le robinet, il se mit à prendre une bonne douche, laissant l'eau tomber en cascade de chacun de ses cheveux vierges du peigne; et quand il fut trempé jusqu'à la ceinture, considérablement rafraîchi d'esprit et de corps par cette ablution, et presque dégrisé pour le moment, il se sécha du mieux qu'il put; puis il franchit la chaussée, et fit manoeuvrer le marteau de la porte de Middle-Temple.
Le portier de nuit regarda d'un oeil revêche à travers un petit guichet du portail et cria: «Qui vive?» Salut auquel Hugh répondit: «Ami!» en lui disant de se dépêcher de lui ouvrir.
«Nous ne vendons pas de bière ici, cria l'homme; qu'est-ce que vous voulez?
— Entrer, répliqua Hugh, et il donna un grand coup de pied dans la porte.
— Pour aller où?
— À Paper-Buildings.
— Chez qui?
— Sir John Chester.» Et il accentua chacune de ses réponses d'un nouveau coup de pied.
Après avoir un peu grogné, le portier lui ouvrit la porte, et Hugh passa, mais non sans subir une inspection sérieuse.
«Qui? vous? rendre visite à sir John, à cette heure de nuit! dit l'homme.
— Oui! dit Hugh. Moi! eh bien quoi?
— Mais il faut que je vous accompagne et que je vois si vous y allez, car je ne le crois pas.
— Venez donc alors.»
L'examinant d'un regard soupçonneux, l'homme, avec une clef et une lanterne, marcha à son côté et le suivit jusqu'à la porte de sir John Chester. Le coup de marteau qu'y donna Hugh retentit au travers du sombre escalier comme l'appel d'un fantôme, et fit trembler le pâle lumignon dans la lampe assoupie.
«Croyez-vous maintenant qu'il désire me voir?» dit Hugh.
Avant que l'homme eût eu le temps de répondre, on entendit un pas à l'intérieur, une lumière apparut, et sir John, en robe de chambre et en pantoufles, ouvrit la porte.
«Je vous demande pardon, sir John, dit le portier en ôtant son chapeau. Voici un jeune homme qui prétend avoir à vous parler. Ce n'est guère l'heure des visites. J'ai cru prudent de l'accompagner.
— Ah! ah! cria sir John en relevant les sourcils. C'est vous, messager? Entrez. C'est bien, mon ami. Je loue grandement votre prudence. Merci. Dieu vous bénisse! Bonne nuit.»
De se voir loué, remercié, honoré d'un: «Dieu vous bénisse!» et congédié avec les mots: «Bonne nuit!» par un gentleman qui avait un sir devant son nom, et qui signait M. P.[31], par-dessus le marché, c'était quelque chose pour un portier. Il se retira très humblement et avec force saluts. Sir John suivit dans son cabinet de toilette son visiteur attardé, et, se plaçant dans sa bergère devant le feu, après l'avoir dérangée pour mieux le voir debout devant lui, le chapeau à la main, près de la porte, il le regarda de la tête aux pieds.
C'était bien ce vieillard au visage toujours calme et agréable; c'était son teint fleuri, clair, et tout à fait juvénile; le même sourire; la précision et l'élégance habituelles de sa toilette; les dents blanches et bien rangées; ses manières composées et paisibles; chaque chose comme elle avait accoutumé d'être: nulles marques de l'âge ni des passions, ni envie, ni haine, ni mécontentement: tout tranquille et serein; cela faisait plaisir à voir.
Il signait M. P., mais comment cela? Eh mais, voici comment. C'était une orgueilleuse famille, plus orgueilleuse, en vérité, qu'opulente. Il avait couru le risque d'être arrêté pour dettes, d'avoir affaire aux baillifs[32] et de tâter de la prison, d'une prison vulgaire, ouverte aux petites gens qui ne jouissent que de petits revenus. Les gentlemen des maisons les plus anciennes n'ont pas de privilège qui les exempte de si cruelles lois; il faut pour cela qu'ils appartiennent à une grande maison[33], la seule qui confère ce privilège: alors c'est différent. Un orgueilleux personnage de sa race trouva moyen de l'envoyer au parlement. Il offrit, non pas de payer ses dettes, mais de le laisser siéger pour un bourg dévoué jusqu'à ce que son propre fils eût atteint sa majorité: c'était toujours vingt ans de bon, s'il vivait jusque- là. Cela valait un bill d'insolvabilité reconnue, et c'était infiniment plus distingué. Voilà comme sir John Chester devint un membre du parlement.
Mais pourquoi, sir John? Rien de si simple, de si aisé. Que l'épée royale vous touche, et la transformation est accomplie. John Chester, esquire, M. P., parut à la cour; il y alla porter une adresse au chef de l'État, à la tête d'une députation. Des manières si élégantes, tant de grâce dans le maintien, une conversation si aisée, ne pouvaient passer inaperçues. Monsieur était trop commun pour un pareil mérite. Un homme si gentlemanesque aurait dû… mais la fortune est si capricieuse… naître duc: précisément comme quelques ducs auraient dû naître gens de rien. Il plut au roi, s'agenouilla chrysalide et se releva papillon. Voilà comment John Chester, esquire, fut fait chevalier et devint sir John.
«Je croyais, quand vous m'avez laissé ce soir, mon estimable connaissance, dit sir John après un silence assez long, que vous aviez l'intention de revenir plus tôt que cela?
— Je l'avais en effet, maître.
— Et c'est comme cela que vous avez tenu parole? riposta M. Chester en jetant les yeux sur sa montre. Est-ce là ce que vous voulez dire?»
Au lieu de répliquer, Hugh s'appuya sur son autre jambe, fit passer son chapeau dans son autre main, regarda le parquet, le mur, le plafond, et enfin sir John lui-même. Devant l'agréable figure de son hôte, il baissa de nouveau ses yeux, et les fixa sur le parquet.
«Et comment avez-vous employé votre temps? dit sir John en croisant ses jambes avec indolence; où avez-vous été? Quel mal avez-vous fait?
— Pas de mal du tout, maître, grommela Hugh d'un air humble. Je n'ai fait que ce que vous m'avez ordonné.
— Ce que je quoi? répliqua sir John.
— Eh bien alors, dit Hugh avec embarras, ce que vous m'avez conseillé, ce que vous m'avez dit que je devais ou que je pouvais faire, ou que vous feriez vous-même si vous étiez à ma place. Ne soyez donc pas si sévère avec moi, maître.»
Quelque chose comme une expression de triomphe, à la vue du parfait contrôle qu'il avait établi sur ce rude instrument, parut un instant dans les traits du chevalier; mais cela s'évanouit aussitôt qu'il commença de répondre, en se taillant les ongles:
«Lorsque vous dites que je vous ai ordonné, mon bon garçon, cela implique que je vous ai chargé de faire quelque chose pour moi… quelque chose que je désirais vous faire faire… quelque chose de relatif à mes desseins particuliers… vous comprenez? Or, je n'ai pas besoin, j'en suis sûr, d'insister sur l'extrême absurdité d'une telle idée, encore qu'elle ne soit nullement intentionnelle. Ainsi, veuillez (et ici il tourna ses yeux vers lui) faire plus d'attention à ce que vous dites. Vous y penserez, n'est-ce pas?
— Je n'ai pas eu l'intention de vous offenser, dit Hugh. Je ne sais que dire. Vous me tenez de si court!
— On vous tiendra de beaucoup plus court, mon bon ami, d'infiniment plus court, un de ces jours; vous pouvez y compter, répliqua son patron avec calme. À propos, au lieu de m'étonner que vous ayez été si long à venir, je devrais plutôt m'étonner que vous soyez venu. Qu'est-ce que vous me voulez?
— Vous savez, maître, dit Hugh, que je ne pouvais pas lire l'affiche que j'avais trouvée, et que, supposant que c'était quelque chose d'extraordinaire à la façon dont c'était enveloppé, je l'apportai ici.
— Et ne pouviez-vous demander à tout autre que moi de vous la lire, ours mal léché? dit sir John.
— Je n'avais personne à qui confier un secret, maître. Depuis que Barnabé Rudge a disparu pour tout de bon, et il y a cinq ans de cela, je n'ai causé qu'avec vous seul.
— Vous m'avez fait un grand honneur, certainement.
— Mes allées et venues, maître, pendant tout ce temps, lorsqu'il y avait quelque chose à vous dire, se sont répétées, parce que je savais que vous seriez en colère contre moi si je restais à l'écart, dit Hugh, lâchant ses paroles à l'étourdie, après un silence plein d'embarras, et parce que je désirais faire mon possible pour vous plaire, afin de ne pas vous avoir contre moi. Voilà! c'est la vraie raison pour laquelle je suis venu cette nuit. Vous le savez bien, maître; j'en suis sûr.
— Vous êtes un finaud, répliqua sir John en fixant sur lui ses yeux, et vous avez deux faces sous votre capuchon, tout aussi bien que les plus rusés. Ne m'avez-vous pas donné, ce soir, dans cette chambre, un tout autre motif? ne m'avez-vous pas dit que vous en vouliez à quelqu'un qui vous a témoigné du mépris dernièrement, et qui, en toute circonstance, vous a malmené; qui vous a traité plutôt comme un chien que comme un homme, son semblable?
— Bien sûr, je vous ai donné ce motif! cria Hugh en s'emportant, ainsi que l'autre l'avait prévu; je vous l'ai dit, et je vous le répète, je ferai n'importe quoi pour tirer vengeance de lui; n'importe quoi. Et quand vous m'avez dit que lui et les catholiques souffriraient de la part de ceux qui se sont réunis sous cette affiche, je vous ai déclaré que je voulais être l'un d'eux, leur chef fût-il le diable en personne. Eh bien! je suis l'un d'eux, à présent. Voyez si je suis homme de parole, et si on peut compter sur moi. Il est possible que je n'aie pas beaucoup de tête, maître, mais j'ai assez de tête pour me souvenir de ceux qui ont des torts avec moi. Vous verrez, il verra, et cent autres verront si j'en rabattrai rien quand le moment sera venu. Ce n'est rien de m'entendre, il faut me voir mordre. J'en connais d'aucuns pour qui il vaudrait mieux avoir un lion sauvage au milieu d'eux que moi, quand je serai déchaîné. Oh oui! cela vaudrait mieux pour eux.»
Le chevalier le regarda avec un sourire beaucoup plus significatif qu'à l'ordinaire; et, lui montrant la vieille armoire, il le suivit des yeux, tandis que Hugh remplissait un verre et le vidait d'un trait. M. Chester, derrière le dos de son hôte, sourit d'une façon encore plus significative.
«Vous êtes d'une humeur tapageuse, mon ami, dit-il lorsque Hugh se fut retourné de son côté.
— Moi? non, maître! cria Hugh. Je ne dis pas la moitié de ce que je pense. Je ne sais pas m'exprimer. Je n'ai pas ce don. Il y en a assez qui parlent parmi nous; moi, je serai un de ceux qui agissent.
— Ah! vous avez donc rejoint ces gaillards-là? dit sir John de l'air de la plus profonde indifférence.
— Oui; je suis allé à la maison que vous m'aviez désignée, et je me suis fait inscrire comme recrue. Il y avait là un autre homme nommé Dennis.
— Dennis, ah! oui, cria sir John en riant. Oui, oui, encore un joli garçon, je crois.
— Un fameux luron, maître, un camarade selon mon coeur, et joliment chaud sur l'affaire en question; chaud comme braise.
— Je l'ai entendu dire, répliqua sir John négligemment. Vous n'avez pas eu l'occasion d'apprendre quel est son métier, n'est-ce pas?
— Il n'a pas voulu nous le dire, cria Hugh. Il en fait mystère.
— Ah! ah! dit sir John en riant; un étrange caprice; il y a des gens qui ont cette faiblesse-là. Vous le saurez un jour, je vous le jure.
— Nous sommes des intimes déjà, dit Hugh.
— C'est tout à fait naturel! Et vous avez bu ensemble, hein? poursuivit sir John. Vous ne m'avez pas dit, je crois, où vous êtes allés de compagnie en sortant de chez lord Georges?»
Hugh ne le lui avait pas dit, et n'avait pas songé à le lui dire; mais il le lui conta; et cette demande ayant été suivie d'une longue file de questions, il rapporta tout ce qui s'était passé, soit à l'intérieur soit à l'extérieur, l'espèce de gens qu'il avait vus, leur nombre, leurs sentiments, leur conversation, leurs espérances et leurs intentions apparentes. Son interrogatoire fut dirigé avec tant d'art, qu'il croyait donner tous ces renseignements de lui-même, et non se les laisser arracher; et, grâce, à l'habile manège de sir John, il en était tellement convaincu que, lorsqu'il le vit bâiller enfin et se plaindre d'être excessivement fatigué, Hugh lui fit des excuses à sa manière, de l'avoir tenu là si longtemps à écouter son bavardage.
«Là, maintenant, allez-vous-en, dit sir John en tenant d'une main la porte ouverte. Vous avez fait de la jolie besogne ce soir. Je vous avais dit de ne pas faire cela. Vous pouvez vous mettre dans l'embarras. Mais vous voulez absolument une occasion de vous venger de votre orgueilleux ami Haredale, et pour y réussir vous risqueriez n'importe quoi, je suppose?
— Oui, certes, riposta Hugh en s'arrêtant au moment où il sortait et regardant en arrière; mais qu'est-ce que je risque? Qu'est-ce que j'ai à perdre, maître? des amis, un ménage? je m'en moque pas mal; je n'en ai pas, ainsi qu'est-ce que ça me fait? Donnez-moi une bonne bagarre; laissez-moi régler de vieux comptes dans une émeute hardie où il y aura des hommes pour me soutenir; et après ça, faites de moi ce que vous voudrez. Au bout du fossé la culbute.
— Qu'avez-vous fait de ce papier? dit sir John.
— Je l'ai sur moi, maître.
— Jetez-le à terre en vous en allant; il vaut mieux ne pas garder de ces choses-là sur soi.»
Hugh fit un signe de tête affirmatif, et ôtant son bonnet de l'air le plus respectueux qu'il put prendre, il s'éloigna.
Sir John, ayant mis le verrou à la porte derrière son visiteur, revint à son cabinet de toilette, se rassit encore une fois devant le feu, qu'il contempla longtemps dans une méditation sérieuse.
«Cela va bien, dit-il enfin avec un sourire, et promet merveilles. Voyons un peu. Mes parents et moi, qui sommes les plus chauds protestants du monde, nous souhaitons tout le mal possible à la cause des catholiques romains; et quant à Saville, qui a présenté le bill en leur faveur, j'ai contre lui en outre une objection personnelle: mais, comme chacun de nous fait de sa propre personne le premier article de son credo, nous ne nous commettrons pas en nous joignant à un fou fieffé, tel que l'est indubitablement ce Gordon. Seulement je peux fomenter en secret les troubles qu'il occasionne, et me servir dans ce but d'un aussi bon instrument que le sauvage ami qui sort de chez moi, c'est une chose utile pour favoriser nos vues réelles. Je puis encore exprimer dans toutes les conjonctures convenables, en termes modérés et polis, une désapprobation de ses actes, bien que nous soyons d'accord avec lui en principe: c'est le moyen infaillible de nous faire une réputation de gens honnêtes et droits dans nos desseins, réputation qui ne peut manquer de nous être infiniment avantageuse, et de nous élever à quelque importance politique. Très bien. Voilà pour le côté public de cette affaire. Quant aux considérations privées, j'avoue que, si ces vagabonds faisaient quelque émeute (ce qui ne semble pas impossible), et qu'ils infligeassent quelque petit châtiment à Haredale, comme étant un des membres les plus actifs de la secte, cela me serait extrêmement agréable, et m'amuserait outre mesure. Très bien encore! et même peut-être mieux!»
Quand il en fut là, il prit une prise de tabac, puis commençant à se déshabiller tout doucement, il résuma ses méditations en disant avec un sourire:
«Je crains, oui, je crains excessivement que mon ami ne marche un peu bien vite sur les traces de sa mère. Son intimité avec M. Dennis est de mauvais augure. Mais je ne doute pas qu'il n'eût toujours fini par là. Si je lui prête le secours de ma main, la seule différence, c'est qu'il boira peut-être, au total, un peu moins de gallons, ou de poinçons, ou de muids en cette vie qu'il n'en aurait bu autrement. Cela ne me regarde pas, et c'est d'ailleurs une affaire de mince importance!»
Là-dessus il prit une autre prise de tabac, et alla se coucher.
CHAPITRE XLI.
De l'atelier de la Clef d'Or s'échappait un tintement si joyeux et de si bonne humeur, qu'il donnait naturellement à penser que celui qui faisait une musique si agréable devait travailler gaiement et de bon coeur. N'ayez pas peur qu'un homme qui manie seulement le marteau pour accomplir une tâche ennuyeuse et monotone tire jamais des sons si guillerets de l'acier et du fer Il fallait pour cela un compère gazouillant, bien portant, franc et honnête, bienveillant pour tout le monde, un vrai Roger Bontemps. Il eût été chaudronnier, qu'il eût battu ses chaudrons en cadence. Eut-il été sur le siège de quelque chariot sautant sur le pavé avec une cargaison de barres de fer, qu'il eût tiré bien sûr de leurs cahots quelque harmonie imprévue.
Tink, tink, tink. C'était clair comme une sonnette d'argent et cela se faisait entendre à chaque pause des bruits plus âpres de la rue, comme si cela disait «Il ne m'en chaut; rien ne me contrarie, je suis résolu à être heureux.» Les femmes grondaient, les enfants piaillaient, les lourdes charrettes passaient avec un sourd tapage, d'horribles cris sortaient des poumons des colporteurs, et toujours cela refrappait, pas plus haut, pas plus bas, pas plus fort, pas plus doucement, sans chercher à s'imposer un brin à l'attention publique, pour se dédommager d'avoir été dominé par des sons plus bruyants. Tink, tink, tink, tink, tink. C'était une personnification parfaite d'une petite voix d'enfant vierge de tout rhume, de tout embarras dans la gorge, de tout enrouement ou de toute autre incommodité. Les piétons ralentissaient leur pas, et étaient disposés à s'arrêter auprès; les voisins, qui s'étaient levés le matin avec le spleen, sentaient la bonne humeur se glisser en eux lorsqu'ils entendaient ce tink, tink là, et petit à petit ils devenaient tout gaillards, les mères faisaient danser leurs poupons à ce tintement, et toujours ce magique tink, tink, tink s'échappait joyeux de l'atelier de la Clef d'Or.
Il n'y avait que le serrurier pour pouvoir faire pareille musique! Un rayon de soleil, brillant à travers la fenêtre sans croisée et rompant l'obscurité du sombre atelier par une large plaque de lumière, tombait en plein sur lui, comme attiré par son coeur chaleureux. Il était là, debout à son enclume, sa figure toute rayonnante d'exercice et d'allégresse, ses manches retroussées, sa perruque en arrière de son front luisant; c'était bien l'homme le plus à son aise, le plus libre, le plus heureux du monde entier. Auprès de lui se tenait assis un chat au poil lisse, faisant son ronron, clignant des yeux au grand jour, et s'abandonnant de temps en temps à un assoupissement paresseux, comme par excès de confort. Tobie[34] regardait son maître du bout d'un banc placé tout près de là; Tobie n'est tout entier qu'un radieux sourire de la tête aux pieds, depuis sa frimousse en terre cuite, brun marron, jusqu'aux boucles rissolées de ses souliers. Ses serrures elles- mêmes, suspendues autour de la boutique, avaient jusque dans leur rouille quelque chose de jovial, et ressemblaient à ces gentlemen goutteux, de gaillarde nature, disposés à plaisanter de leurs infirmités. Rien de maussade, rien de sévère dans toute cette scène. Je suis sûr que dans cette collection de clefs innombrables, il n'y en avait pas une qui se fût prêtée à ouvrir les coffres-forts d'un avare, ou une porte de prison. Quant à des caves pleines de bière et de vin, des chambres avec un bon feu, des livres intéressants, une causerie piquante, et des éclats de rire réjouissants, à la bonne heure, les clefs se trouvaient là sur leur terrain; mais des lieux de méfiance, de cruauté et de contrainte, elles les auraient laissés fermés bel et bien pour jamais, à quatre tours.
Tink, tink, tink. Le serrurier fit enfin une pause et essuya son front. Le silence réveilla le chat, qui, sautant doucement à bas, rampa vers la porte, et y guetta avec des yeux de tigre un oiseau dans sa cage à une fenêtre d'en face. Gabriel leva Tobie jusqu'à ses lèvres et but une bonne gorgée.
Alors, comme il était tout droit, sa tête rejetée en arrière, sa corpulente poitrine en saillie, on aurait vu que la partie inférieure de l'habillement de Gabriel appartenait au costume militaire. Si l'on avait en outre regardé le mur, on y eût observé, suspendus à leurs différentes chevilles, un chapeau à plumet, un sabre, un ceinturon, un habit ronge; et tout homme, pour peu qu'il fût versé en pareilles matières, aurait reconnu à leur façon et à leur patron ces divers objets pour l'uniforme de sergent des volontaires royaux de Londres oriental.
Lorsqu'il eut vidé son cruchon, et qu'il l'eut replacé sur le banc d'où Tobie lui avait souri auparavant, le serrurier regarda ces articles d'un oeil de jubilation, et, en penchant la tête un peu de côté, comme s'il eût voulu les réunir sous le même rayon visuel, il dit, appuyé sur son marteau:
«Un temps fut, je m'en souviens, que le plaisir de porter un habit de cette couleur m'aurait presque rendu fou, et, si tout autre que mon père eût voulu plaisanter mon enthousiasme, comme j'aurais jeté feu et flamme! Et pourtant j'ai fait là une grande folie certainement!
— Ah! soupira Mme Varden, qui était entrée sans être aperçue, certainement c'est une folie. Un homme de votre âge, Varden, faire des bêtises pareilles!
— Eh mais, quelle drôle de femme vous faites, Marthe! dit le serrurier, qui se retourna en souriant.
— Certainement, répliqua Mme Varden avec une gravité extrême. Sans doute je suis très drôle en effet. Je sais cela, Varden, merci.
— Je veux dire… commença le serrurier.
— Oui, dit la femme, je sais ce que vous voulez dire. Vous parlez assez clairement pour vous faire comprendre, Varden. C'est bien de la bonté de votre part que de vous mettre ainsi à ma portée.
— Là! Marthe, répliqua le serrurier; ne vous fâchez donc pas pour rien. Je veux dire qu'il est fort étrange que vous me reprochiez cet enrôlement volontaire, lorsqu'on ne le fait que pour vous défendre, vous et toutes les autres femmes, notre foyer domestique et celui de tout le monde, en cas de besoin.
— C'est le fait d'un mauvais chrétien, cria Mme Varden en hochant la tête.
— D'un mauvais chrétien! dit le serrurier. Eh mais, le diable…»
Mme Varden regarda le plafond, comme si elle se fût attendue que la conséquence immédiate de cette profanation serait de faire dégringoler par le plafond le lit à quatre montants du second étage, avec le beau salon du premier; mais aucun jugement visible ne s'étant accompli, elle poussa un grand soupir, et pria son mari, avec l'accent de la résignation, de continuer, et de ne pas se gêner pour blasphémer; qu'il savait combien elle aimait cela.
Le serrurier parut un moment disposé à lui faire ce plaisir; mais il se ravisa à propos, et lui répondit doucement:
«Dame aussi! pourquoi, au nom du ciel, dites-vous que c'est le fait d'un mauvais chrétien? Lequel serait plus chrétien, Marthe, de rester tranquilles et de laisser saccager nos maisons par une armée ennemie, ou de nous lever comme des hommes pour la mettre en fuite? Ne serais-je pas une belle espèce de chrétien, si j'allais me cacher dans un coin de ma cheminée pour regarder de là une bande de sauvages en moustaches emporter Dolly, ou vous peut- être?»
Quand il dit: «Ou vous peut-être,» Mme Varden, malgré qu'elle en eût, ne put s'empêcher de sourire. Il y avait dans cette idée une manière de compliment.
«J'avoue que, si les choses en étaient là… dit-elle avec un sourire modeste.
— Si les choses en étaient là! répéta le serrurier. Mais c'est ce que vous verriez arriver tout de suite. Miggs elle-même y passerait. Quelque négrillon, jouant du tambour de basque, avec un grand turban sur la tête, viendrait essayer de l'emporter, et, à moins que le joueur de tambour de basque ne fût à l'épreuve des coups de pied et des égratignures, c'est ma conviction qu'il en serait le mauvais marchand. Ha! ha! ha! Je plaindrais le joueur de tambour de basque. Je ne lui conseille pas de s'y frotter, le pauvre garçon.» Et ici le serrurier se mit à rire de si bon coeur, que les larmes lui en vinrent aux yeux, au grand scandale de Mme Varden, qui pensait que le rapt d'une protestante aussi solide, d'une personne aussi estimable dans sa vie privée que Miggs, et par un nègre encore, un vil païen, était une circonstance trop choquante et trop effroyable pour qu'on y songeât sans frémir.
Le tableau que Gabriel venait d'esquisser menaçait d'avoir des conséquences sérieuses, et il en aurait eu sans aucun doute, si par bonheur, en ce moment, un léger pas n'eût franchi le seuil, et si Dolly, s'élançant dans la boutique, n'eut jeté ses bras autour du cou de son vieux père qu'elle tenait étroitement serré.
«La voilà donc enfin! cria Gabriel. Quelle bonne mine vous avez,
Doll! et comme vous venez tard, ma chérie!»
Quelle bonne mine elle avait? Bonne mine? Je crois bien; il eût épuisé tous les adjectifs élogieux du dictionnaire, qu'il n'aurait pas encore assez loué sa fille. Où donc vit-on jamais dans le monde entier une petite minette si potelée, si friponne, si avenante, si pétillante, si séduisante, si ravissante, si éblouissante, si enivrante que Dolly! Ne me parlez pas de la Dolly d'il y a cinq ans, c'est bien autre chose aujourd'hui! Combien de carrossiers, de selliers, d'ébénistes et de garçons passés maîtres dans d'autres arts utiles, qui avaient abandonné leurs pères, leurs mères, leurs soeurs, leurs frères, et, ce qui est au-dessus de tout cela, leurs cousines, pour l'amour d'elle! Combien de gentlemen inconnus, qu'on supposait nantis d'immenses fortunes, sinon de titres … qui guettaient Miggs au coin de la rue après la brune, pour engager cette fille incorruptible, en la tentant par des guinées d'or, à remettre à sa jeune maîtresse des offres de mariage sous le sceau d'un billet doux! Combien de pères inconsolables, négociants aisés, avaient fait visite au serrurier pour le même motif, et lui avaient raconté de lugubres histoires domestiques, comme quoi leurs fils, perdant l'appétit, en étaient venus à s'enfermer dans d'obscures chambres à coucher, ou bien à errer dans des faubourgs solitaires avec de pâles figures, et tout cela parce que Dolly Varden était aussi cruelle que jolie! Que de jeunes gens, qui avaient montré à une époque antérieure une sagesse exemplaire, s'étaient portés soudain pour le même motif à des extravagances inexcusables, comme d'arracher les marteaux des portes et de culbuter les guérites des watchmen rhumatisants! Combien avait-elle recruté pour le service du roi, tant sur terre que sur mer, en réduisant au désespoir les sujets de Sa Majesté qui s'étaient amourachés d'elle, entre dix-huit et vingt-cinq ans! Combien de jeunes demoiselles avaient publiquement déclaré, les larmes aux yeux, qu'elle était beaucoup trop petite, trop grande, trop hardie, trop froide, trop forte, trop mince, trop blonde, trop brune, trop n'importe quoi, mais pas belle! Combien de vieilles dames, dans leurs conciliabules, avaient remercié le ciel de ce que leurs filles ne lui ressemblaient pas, et avaient exprimé le souhait qu'il ne lui arrivât rien de fâcheux, quoique bien persuadées qu'elle ne tournerait pas bien, et avaient fini par dire qu'elle avait un air effronté qui ne leur avait jamais plu, et qu'au demeurant ce n'était qu'une mystification parfaite et une bévue de la foule!
Et avec tout cela, Dolly Varden était si capricieuse et si difficile, qu'elle était encore Dolly Varden, avec tous ses sourires, et ses fossettes, et son joli minois, ne se souciant pas plus des cinquante ou soixante jeunes gens dont le coeur se brisait du désir de l'épouser, que si c'eussent été autant d'huîtres contrariées dans leurs amours qui fussent là, l'écaille béante, à exhaler leurs peines de coeur.
Dolly embrassa son père, comme nous l'avons déjà dit, et, après avoir embrassé aussi sa mère, elle les accompagna tous deux dans la petite salle à manger où la nappe était déjà mise pour le dîner, et où Mlle Miggs, un tantinet plus roide et plus raboteuse que jamais, l'accueillit avec une contraction hystérique de sa bouche qu'elle croyait un sourire.
Aux mains de cette jeune vierge, Dolly confia son chapeau et sa robe de promenade (le tout d'un goût terriblement artificieux, plein de mauvaises intentions), et alors elle dit avec un rire qui balança la musique du serrurier:
«Avec quel plaisir je reviens toujours à la maison!
— Et quel plaisir c'est toujours pour nous, Doll, dit son père, en relevant en arrière les cheveux noirs qui voilaient ses yeux étincelants, de vous revoir à la maison! Donnez-moi un baiser.»
Ah! s'il y avait eu là quelque malheureux du sexe masculin pour voir le baiser que Dolly lui donna! mais il n'y en avait pas, Dieu merci!
«Je n'aime pas que vous restiez à la Garenne, dit le serrurier. Je ne peux point supporter de ne plus vous avoir sous mes yeux. Et quelles nouvelles de là-bas, Doll?
— Quelles nouvelles de là-bas? Je pense que vous les savez déjà, répondit sa fille. Oh! oui, vous les savez, j'en suis sûre.
— Vrai? cria le serrurier; qu'est-ce qu'il y a donc?
— Allons, allons, dit Dolly, vous le savez bien. Mais dites-moi donc un peu, pourquoi M. Haredale… oh! comme il est redevenu morose et brusque, en vérité!… est parti de la Garenne depuis quelques jours, et pourquoi il est en voyage (nous ne savons qu'il est en voyage que par ses lettres) sans dire seulement à sa nièce où, ni pourquoi, ni comment?
— Je parie que Mlle Emma ne demande pas à le savoir, répliqua le serrurier.
— Je n'en sais rien, dit Dolly; mais moi je le demande, à tout prix. Dites-le-moi. D'où vient qu'il est si mystérieux? et qu'est- ce que cette histoire de fantôme, que personne ne doit raconter à Mlle Emma, et qui semble se rattacher au départ de son oncle? Ah! je vois que vous le savez, car vous devenez tout rouge.
— Ce que signifie cette histoire ou ce qu'elle est au fond, ou le rapport qu'elle a avec son départ, je ne le sais pas plus que vous, ma chère, répliqua le serrurier, sinon que c'est quelque frayeur folle du petit Salomon, qui ne signifie rien du tout, je suppose. Quant au voyage de M. Haredale, il va, selon ce que je crois…
— Oui, dit Dolly.
— Selon ce que je crois, reprit le serrurier en lui pinçant la joue… à ses affaires, Doll. Quelles sont ses affaires? c'est une tout autre question. Vous n'avez qu'à lire Barbe-Bleue, et vous ne serez pas si curieuse, enfant gâtée; cela ne vous regarde pas plus que moi, voilà ce qu'il y a de sûr; et voici le dîner, qui est beaucoup plus intéressant.»
En dépit de l'apparition du dîner, Dolly se serait révoltée contre cette façon cavalière d'écarter la question, si, à la mention faite de Barbe-Bleue, Mme Varden n'était intervenue, protestant que sa conscience ne lui permettait pas d'entendre là, tranquillement assise, recommander à sa fille de lire les aventures d'un Turc et d'un musulman, bien moins encore d'un faux Turc, comme l'était dans son idée ce potentat. Elle soutint que, dans des temps aussi agités, aussi redoutables que ceux où l'on vivait, il serait beaucoup plus utile à Dolly de prendre une souscription régulière au Foudroyant; qu'elle aurait au moins l'occasion d'y lire mot pour mot les discours de lord Georges Gordon; et ces discours lui offriraient beaucoup plus de confort et de consolation que ne pourraient, lui en procurer cent cinquante Barbes-Bleues. Elle en appela, pour appuyer cette proposition, à Mlle Miggs, qui servait alors à table. Celle-ci dit que le calme d'esprit qu'elle avait retiré de la lecture de cet écrit en général, mais en particulier d'un article de la semaine dernière, positivement la dernière, et intitulé: «La Grande- Bretagne noyée dans le sang,» surpassait en vérité toute croyance. Elle ajouta que le même morceau avait produit sur l'esprit d'une soeur à elle, mariée et domiciliée cour du Lion d'Or, numéro vingt-sept, deuxième cordon de sonnette au montant de la porte à main droite, un effet si réconfortant, que, dans le délicat état de santé où elle se trouvait, puisqu'elle attendait un surcroît à sa petite famille, elle était tombée en attaque de nerfs à la lecture dudit article, et n'avait depuis parlé en son délire que de l'inquisition, à la grande édification de son mari et de ses amis. Mlle Miggs ne craignit pas de dire qu'elle recommandait à tous ceux dont les coeurs étaient endurcis d'entendre eux-mêmes lord Georges, qu'elle louait d'abord pour son ferme protestantisme, puis pour son génie oratoire, puis pour ses yeux, puis pour son nez, puis pour ses jambes, et finalement pour l'ensemble de sa personne, qu'elle considérait comme faite pour honorer une statue modèle de prince ou d'ange; sentiment auquel Mme Varden souscrivit pleinement.
Mme Varden profita de la circonstance pour regarder sur le dessus de la cheminée une boîte peinte, imitant une maison bâtie en briques très rouges, avec un toit jaune, surmonté d'une vraie cheminée par laquelle les souscripteurs volontaires faisaient couler leur argent, leur or, ou leurs sous, dans la salle à manger; et sur la porte, l'imitation d'une plaque de cuivre où se lisaient très bien ces deux mots: Association Protestante; et en la regardant, elle déclara que c'était pour elle une source de poignante affliction de penser que jamais Varden n'avait, de tout son avoir, fait couler la moindre chose dans ce temple, sauf une fois, en secret, comme elle l'avait découvert plus tard, deux fragments de pipe, profanation dont elle souhaitait qu'on ne le rendît pas responsable, au jour du règlement des comptes. Elle remarqua ensuite, elle était peinée de le dire, que Dolly ne se montrait guère moins retardataire dans ses contributions, aimant mieux à ce qu'il semblait, acheter des rubans et de semblables babioles, qu'encourager la grande cause, soumise alors à de si accablantes tribulations. Elle la suppliait donc (car pour son père, elle craignait bien qu'il ne fût incorrigible), elle la suppliait de ne point mépriser, mais d'imiter au contraire le brillant exemple de Miggs, qui jetait ses gages pour ainsi dire à la figure du pape, au risque de lui casser le nez avec son trimestre.
«Oh! mame, dit Miggs, ne parlez pas de ça. Je n'ai pas l'intention, mame, que personne le sache. Des sacrifices comme ceux que je puis faire sont le denier de la veuve. C'est tout ce que j'ai, cria Miggs en fondant en larmes, car chez elle les larmes ne venaient jamais par degrés, mais j'en suis récompensée d'une autre manière, j'en suis bien récompensée.»
C'était complètement vrai, quoique peut-être pas tout à fait de la manière que Miggs voulait le dire. Comme elle ne manquait jamais de consommer ses sacrifices généreux sous les yeux et dans la tirelire de Mme Varden, cela lui valait de si nombreux cadeaux de bonnets, de robes et autres articles de toilette, que, au total, la maison en briques rouges était sans doute le meilleur placement qu'elle pût trouver pour son petit capital, cette maison lui rendant un intérêt de sept ou de huit pour cent en argent, et de cinquante au moins en réputation personnelle et en estime.
«Vous n'avez pas besoin de pleurer, Miggs, dit Mme Varden elle- même en larmes. Vous n'avez pas besoin d'en être toute honteuse, quoique vous ayez en cela le malheur de faire comme votre pauvre maîtresse.»
Miggs, à cette remarque, hurla d'une façon particulièrement lugubre, en disant qu'elle savait bien que maître Varden la haïssait, que c'était une terrible chose que de vivre en condition, pour être entre l'enclume et le marteau, sans pouvoir plaire à tout le monde, que c'était une chose dont elle ne pouvait supporter la pensée, que de semer la zizanie, et que ses sentiments lui défendaient de jouer ce rôle plus longtemps, que si c'était le désir du bourgeois de se séparer d'elle, il valait mieux se séparer tout de suite, qu'elle ne souhaitait qu'une chose, c'était qu'il en fût plus heureux; car elle ne lui voulait que du bien, et ne demandait pas mieux qu'il trouvât quelqu'un qui pût convenir à son caractère. Ce serait une dure épreuve, continua-t-elle, de se séparer d'une si bonne maîtresse; mais elle était capable d'accepter n'importe quelle souffrance quand sa conscience lui disait qu'elle était dans le droit chemin, et c'était là ce qui lui donnait le courage de se résigner à son sort. Elle ne pensait pas, ajouta-t-elle, qu'elle survécût longtemps à ces séparations; mais puisqu'on la haïssait et qu'on ne la voyait qu'avec déplaisir, peut-être sa mort, et aussi prompte que possible, était-elle ce qu'il y avait de mieux à souhaiter pour tout le monde. Arrivée à cette navrante conclusion, Mlle Miggs répandit encore des larmes, et sanglota comme une Madeleine.
«Pouvez-vous supporter cela, Varden? dit sa femme d'une voix solennelle, en posant son couteau et sa fourchette.
— Ma foi! pas trop bien, ma chère, répliqua le serrurier; mais je fais tout ce que je peux pour garder mon sang-froid.
— Qu'il n'y ait pas de mots à mon sujet, mame, soupira Miggs. Mieux vaut que nous nous séparions. Je ne voudrais pas rester… oh! miséricorde divine!… et causer des divisions. Non, pas même pour une mine d'or par an, ou pour une rente de thé sucré.»
De crainte que le lecteur ne soit en peine de découvrir le motif de la profonde émotion de Mlle Miggs, nous pouvons en aparté lui confier tout bas que, comme elle était toujours aux écoutes, elle avait entendu, au moment où Gabriel et sa femme conversaient ensemble, la plaisanterie du serrurier relative à ce négrillon qui jouait du tambour de basque; elle n'avait pu retenir l'explosion des sentiments de dépit que ce sarcasme avait éveillés dans son beau sein, et voilà ce qui l'avait fait éclater comme nous venons de voir. Les choses étant arrivées alors à une crise, le serrurier, selon sa coutume, par amour pour la paix et la tranquillité, commença à mettre les pouces.
«Qu'avez-vous à pleurer, ma fille? dit-il. De quoi s'agit-il? qui est-ce qui vous dit qu'on vous hait? moi! je ne vous hais pas; je ne hais personne. Séchez vos yeux, devenez de meilleure humeur, au nom du ciel, et ne nous rendons pas malheureux tous tant que nous sommes: il sera toujours assez tôt.»
Les puissances confédérées, jugeant d'une bonne tactique de considérer ces paroles comme une excuse suffisante de l'ennemi commun et comme un aveu de ses torts, séchèrent leurs yeux et prirent la chose en bonne part. Mlle Miggs fit remarquer qu'elle ne voulait de mal à personne, pas même à son plus grand ennemi, et qu'elle l'aimait d'autant plus au contraire qu'il lui infligeait une persécution plus cruelle. Mme Varden approuva hautement cet esprit de douceur et de clémence, et déclara incidemment, comme si c'eût été une des clauses du traité de paix, que Dolly l'accompagnerait ce soir même à la succursale de l'Association siégeant à Clerkenwell. Ce fut là un exemple extraordinaire de sa grande prudence et de sa politique. Il y avait bien longtemps qu'elle visait à ce résultat, et, comme elle soupçonnait secrètement que le serrurier (toujours hardi lorsqu'il était question de sa fille) ne manquerait pas d'y faire des objections, si elle avait tant soutenu Mlle Miggs tout à l'heure, c'était pour le prendre à son désavantage. La manoeuvre réussit à souhait. Gabriel se contenta de faire une grimace, et, pour ne pas s'attirer une seconde scène comme celle de tout à l'heure, il n'osa pas dire un seul mot.
Miggs y gagna de Mme Varden une robe et de Dolly une demi- couronne, pour la récompenser de s'être éminemment distinguée dans le sentier de la vertu et de la sainteté. Mme Varden, selon sa coutume, exprima l'espoir que ce qui venait de se passer serait pour Varden une leçon qui lui apprendrait à tenir une plus généreuse conduite à l'avenir.
Le dîner s'étant refroidi, et personne n'ayant gagné beaucoup d'appétit durant cette scène, on continua le repas, comme dit Mme Varden, «en chrétiens.»
La grande parade des volontaires royaux de Londres oriental devait avoir lieu dans l'après-midi; le serrurier ne travailla donc pas davantage, mais il s'assit à son aise, la pipe à la bouche et son bras autour de la taille de sa jolie fille, regardant de temps en temps Mme Varden d'un air aimable, et ne montrant du sommet de sa tête à la plante de ses pieds qu'une surface souriante de bonne humeur. Et bien sûr, lorsque vint l'heure de revêtir son uniforme, et que Dolly, se suspendant autour de lui avec toute sorte de poses gracieuses et des plus séduisantes, l'aida à se boutonner, à se boucler, à se brosser et à entrer dans l'un des habits les plus justes qu'ait jamais faits tailleur en ce monde, c'était bien le plus orgueilleux père de toute l'Angleterre.
«Ah! la bonne pièce! dit le serrurier à Mme Varden, qui était debout à l'admirer les bras croisés (car, après tout, elle était un peu fière de son martial époux), tandis que Miggs lui tendait le chapeau et le sabre à longueur de bras, comme si elle eût craint que ce dernier ne passât de son chef au travers du corps de quelqu'un; mais, Doll, ma chère, n'épouse jamais un soldat.»
Dolly ne demanda pas pourquoi, ni ne dit mot; mais elle baissa bien bas la tête pour attacher le ceinturon.
«Je ne porte jamais cet uniforme, dit l'honnête Gabriel, que je ne pense au pauvre Joe Willet. J'aimais Joe; il a toujours été mon favori. Pauvre Joe!… Tudieu, ma fille, ne me serre donc pas si fort!»
Dolly se mit à rire; mais ce n'était pas son rire habituel; c'était le plus étrange petit rire du monde. Et elle pencha la tête encore plus bas.
«Pauvre Joe! reprit le serrurier en marmottant ces mots entre ses dents; j'ai toujours regretté qu'il ne fût pas venu me trouver. J'aurais rétabli le bon accord entre eux, s'il était venu. Ah! le vieux John s'est bien trompé dans sa manière de traiter ce garçon… oh! oui, fièrement trompé… Aurez-vous bientôt attaché mon ceinturon, ma chère?»
Il fallait que ce ceinturon fût mal fait! il venait encore de se détacher, et le voilà qui traînait à terre. Dolly fut obligée de s'agenouiller et de recommencer de plus belle.
«Qu'est-ce que vous avez besoin de parler du jeune Willet, Varden? dit sa femme en fronçant le sourcil; est-ce que vous ne pourriez pas nous parler de quelque chose de plus intéressant?»
Mlle Miggs fit un grand reniflement qui avait le même sens.
«Allons! Marthe, cria le serrurier; ne soyons pas trop sévères à son égard. Si ce garçon est mort, soyons du moins affectueux pour sa mémoire.
— Un fugitif et un vagabond!» dit Mme Varden.
Mlle Miggs exprima comme auparavant qu'elle partageait l'avis de sa maîtresse.
«Un fugitif, ma chère, mais non pas un vagabond, répliqua doucement le serrurier. Il se conduisait bien, Joe, toujours bien, et c'était un beau et brave garçon. Ne l'appelez pas un vagabond, Marthe.»
Mme Varden toussa… et Miggs fit de même.
«Et qui a bien fait tout ce qu'il a pu pour gagner votre estime, Marthe, je vous en réponds, ajouta le serrurier en souriant et en se caressant le menton. Ah! oui; il a bien fait ce qu'il a pu. Un soir, il me semble que c'est hier, il me suivit à la porte du Maypole, et me pria de ne pas dire qu'on le traitait chez lui comme un petit garçon… de ne pas le dire ici, à la maison, c'était comme cela qu'il l'entendait; quoique sur le moment, je m'en souviens, je ne l'eusse pas compris.» Et comment va Mlle Dolly, monsieur?» me disait-il, poursuivit le serrurier, en rêvant avec tristesse. Ah! pauvre Joe!
— Bon, je vous avertis, moi, cria Miggs. Oh! miséricorde divine!
— Eh bien! qu'est-ce qu'il vous prend? dit Gabriel en se retournant vivement vers la servante.
— Eh mais, est-ce que ne voilà pas Mlle Dolly, dit Miggs, en se baissant pour regarder sa jeune maîtresse en face, qui verse un torrent de larmes? Oh, mame! oh, monsieur! vraiment ça me retourne au point, cria l'impressionnable camériste en pressant son côté de sa main pour arrêter les palpitations de son coeur, que vous me feriez tomber morte, rien qu'en me touchant du bout d'une plume.»
Le serrurier, après un coup d'oeil à Mlle Miggs, comme s'il eût souhaité qu'on lui apportât une plume tout de suite, jeta des yeux effarés sur Dolly, qui s'enfuyait, suivie de cette jeune femme pleine de sympathie; puis, se tournant vers son épouse, il balbutia: «Dolly serait-elle malade? Est-ce que c'est moi qui lui ai fait quelque chose? Est-ce que c'est ma faute?
— Votre faute! cria Mme Varden d'un air de reproche. Là! vous auriez mieux fait de vous dépêcher de partir.
— Qu'est-ce que j'ai donc fait? dit le pauvre Gabriel. Il avait été convenu que jamais le nom de M. Édouard en serait prononcé, je n'ai pas parlé de lui; est-ce que j'en ai parlé?»
Mme Varden répliqua purement et simplement qu'elle perdait patience, et s'élança après les deux autres. L'infortuné serrurier attacha son ceinturon, ceignit son sabre, mit son chapeau et sortit.
«Je ne suis pas bien ferré sur l'exercice, dit-il à voix basse, mais je me tirerai encore mieux d'affaire de cette besogne-là que de celle-ci. Chaque homme est venu au monde pour quelque chose; mon département semble être de faire pleurer toutes les femmes sans le vouloir. C'est un peu fort!»
Mais il n'avait pas encore atteint le bout de la rue qu'il avait déjà oublié cet incident. Il continua son chemin avec une figure rayonnante, faisant un signe de tête en passant devant chaque voisin, et répandant autour de lui ses salutations amicales comme une douce pluie de printemps.
CHAPITRE XLII.
Les volontaires royaux de Londres oriental offrirent ce jour-là un brillant spectacle: formés en lignes, en carrés, en cercles, en triangles et mille autres figures, avec leurs tambours battants et leurs drapeaux flottants, ils exécutèrent un nombre immense d'évolutions compliquées, et le sergent Varden ne fut pas des derniers à s'y faire remarquer. Après avoir déployé au plus haut point leur prouesse militaire dans ces scènes guerrières, ils marchèrent au pas, dans un ordre éblouissant, vers Chelsea Bun- House, et se régalèrent jusqu'à la nuit dans les tavernes adjacentes. Puis, au son du tambour, ils reformèrent leurs rangs, et retournèrent, parmi les vivats des sujets de Sa Majesté, au lieu d'où ils étaient venus.
Cette marche vers le logis fut quelque peu retardée par la conduite peu militaire de certains caporaux, gentlemen d'habitudes tranquilles dans la vie privée, mais excitables au dehors. Ils cassèrent à coups de baïonnette les vitres de plusieurs fenêtres, et mirent le commandant en chef dans l'impérieuse nécessité de les placer sous la garde d'une forte escouade, avec laquelle ils se battirent par intervalles tout le long du chemin. Voilà pourquoi notre serrurier n'atteignit pas son domicile avant neuf heures. Une voiture de louage attendait près de la porte; et, au moment où il entrait, M. Haredale, passant la tête à la portière, l'appela par son nom.
«Voilà une vue qui peut guérir les ophtalmies, monsieur, dit le serrurier en s'avançant vers ce gentleman. Je regrette que vous ne soyez pas entré, plutôt que d'attendre ici.
— Il n'y a personne chez vous, à ce qu'il paraît, répondit M. Haredale; je désire d'ailleurs que nous ayons un entretien aussi particulier que possible.
— Hum! marmotta le serrurier en jetant un regard autour de la maison. Parties avec Simon Tappertit, sans doute pour aller à cette précieuse succursale!»
M. Haredale l'invita à monter dans la voiture, et, s'il n'était pas fatigué ou trop pressé de rentrer au logis, à faire une petite promenade avec lui pour pouvoir causer un peu ensemble. Gabriel y consentit avec plaisir, et le cocher, montant sur son siège, lança les chevaux.
«Varden, dit M. Haredale après une pause d'une minute, vous serez stupéfait en apprenant la mission dont je me suis chargé; elle vous paraîtra bien étrange.
— Je ne doute pas qu'elle ne soit raisonnable, monsieur, et fort sensée, répliqua le serrurier; sans cela, vous ne vous en seriez pas chargé. Ne faites-vous que de revenir à la ville, monsieur?
— Il n'y a qu'une demi-heure que je suis à Londres.
— Vous n'apportez pas de nouvelles de Barnabé ni de sa mère? dit le serrurier d'un air inquiet. Ah! vous n'avez pas besoin de secouer la tête, monsieur. C'était une chasse aux oies sauvages. Je m'en suis bien douté dès l'origine. Vous aviez épuisé tous les moyens raisonnables de les découvrir lorsqu'ils sont partis. Et, après un si long temps, il n'y avait guère d'espérance de recommencer vos recherches avec succès.
— Mais où sont-ils? répliqua M. Haredale avec impatience Où peuvent-ils être? Ils ne peuvent pas être sous terre.
— Dieu le sait, répondit le serrurier. Il y en a plus d'un, que j'ai connus il y a cinq ans encore, qui sont couchés maintenant sous le gazon. Et le monde est si grandi. C'est une tentative sans espoir, monsieur, croyez-moi. Nous devons laisser la découverte de ce mystère, ainsi que de tous les autres, au temps, au hasard, au bon plaisir du ciel.
— Varden, mon excellent garçon, dit M. Haredale, j'ai, dans mon anxiété présente, une envie démesurée de poursuivre mes recherches. Ce n'est pas un pur caprice; ce ne sont pas mes anciens souhaits, mes anciens désirs accidentellement réveillés; c'est un dessein ardent, solennel. Toutes mes pensées, tous mes rêves, tendent à le fixer davantage en mon esprit. Je n'ai de repos ni jour ni nuit; ni paix ni trêve; je suis obsédé.»
Il y avait une si grande altération dans l'accent habituel de sa voix, et ses manières dénotaient une émotion si forte, que Gabriel, plein d'étonnement, ne put que rester assis, à le regarder dans l'ombre, pour chercher à deviner l'expression de sa figure.
«Ne me demandez pas d'explication, continua M. Haredale. Si je vous en donnais, vous me croiriez victime de quelque hallucination hideuse. Il suffit que la chose soit telle qu'elle est, et que je ne puisse pas, non, je ne le peux pas, reposer tranquillement dans mon lit, sans faire des choses qui vous paraîtront incompréhensibles.
— Depuis quand, monsieur, dit le serrurier après une pause, avez- vous éprouvé cette pénible sensation?»
M. Haredale hésita quelques instants, puis il répliqua: «Depuis la nuit de l'orage. Bref, depuis le dix-neuf mars dernier.»
Comme s'il eût craint que Varden n'exprimât de la surprise, ou qu'il ne voulût discuter avec lui, il se hâta de poursuivre:
«Vous pensez, je le sais, que je suis en proie à quelque illusion. Peut-être le suis-je. Mais elle n'a rien de morbide en tous cas; c'est un acte de mon esprit dans son état le plus sain, et raisonnant sur des faits très réels. Vous vous rappelez que Mme Rudge a laissé son mobilier dans la maison qu'elle occupait. Depuis son départ, cette maison a été fermée par mes ordres, sauf une fois ou deux la semaine qu'une vieille voisine y fait sa visite pour faire la chasse aux rats. C'est là que je vais en ce moment.
— Dans quel but? demanda le serrurier.
— Pour y passer la nuit, répliqua-t-il, et pas seulement cette nuit, mais bien d'autres. C'est un secret que je vous confie en cas d'événement inattendu. Vous ne viendrez me trouver que s'il y avait nécessité pressante; depuis la brune jusqu'au grand jour, je serai là. Emma, votre fille et les autres, me supposent hors de Londres, comme je l'étais encore il n'y a pas plus d'une heure. Ne les détrompez pas. Voilà la mission à laquelle je me suis dévoué. Je sais que je peux me fier à vous, et je compte que vous ne me questionnerez pas davantage, quant à présent!»
Puis M. Haredale, comme pour changer de sujet, ramena le serrurier confondu à la soirée du voleur de grand chemin qu'il avait rencontré au Maypole, au vol commis sur M. Édouard Chester, à la nouvelle apparition de cet homme chez Mme Rudge, et à toutes les circonstances étranges qui avaient encore eu lieu après. Il lui fit négligemment des questions sur la taille de cet homme, sur sa figure, sur toute sa personne; il lui demanda s'il ressemblait à quelqu'un qu'il eût jamais vu… à Hugh, par exemple, ou à quelque autre de sa connaissance… et il lui fit beaucoup d'autres questions de ce genre, que le serrurier considéra comme des sujets imaginés pour distraire son attention et donner le change à son étonnement. Aussi y répondit-il un peu en l'air.
Enfin ils arrivèrent au coin de la rue où était la maison. M. Haredale descendit et renvoya la voiture. «Si vous voulez voir comme je suis bien logé, dit-il en se retournant vers le serrurier avec un sombre sourire, vous le pouvez.»
Gabriel, pour qui toutes les merveilles passées n'étaient rien en comparaison de celle-ci, le suivit en silence le long de l'étroit trottoir. Ils atteignirent la porte; M. Haredale l'ouvrit doucement avec une clef qu'il avait sur lui, et la referma lorsque Varden fut entré. Ils se trouvèrent dans l'obscurité la plus complète.
Ils parvinrent à tâtons dans la pièce du rez-de-chaussée.
Là, M. Haredale battit le briquet et alluma une bougie de poche qu'il avait apportée à cette intention. Ce fut alors qu'à la lumière qui l'éclairait en plein, le serrurier vit pour la première fois combien il était hagard, pâle et changé; combien il était exténué, amaigri; combien tout son extérieur répondait parfaitement à tout ce qu'il avait dit de si étrange durant leur course. C'était un mouvement assez naturel chez Gabriel, après tout ce qu'il avait entendu, que d'observer curieusement l'expression de ses yeux. Elle était pleine de calme et de bon sens… au point, en vérité, que, se sentant honteux de ses soupçons passagers, il baissa ses propres yeux lorsque M. Haredale regarda vers lui, de crainte qu'ils ne trahissent sa pensée.
«Voulez-vous parcourir la maison? dit M. Haredale en jetant un coup d'oeil sur la fenêtre, dont les volets peu solides étaient fermés et assujettis. Parlez bas.»
Il eût été difficile de parler autrement, tant ce lieu inspirait de terreur. Gabriel chuchota: «Oui,» et suivit en haut M. Haredale.
Chaque chose était précisément comme ils l'avaient vue la dernière fois; il y régnait une odeur de renfermé provenant de ce que l'air frais n'y pénétrait jamais, et une obscurité pesante, comme si un long emprisonnement eût rendu le silence lui-même plus lugubre encore. Les grossières tentures des lits et des fenêtres avaient commencé à tomber de vétusté; la poussière gisait épaisse sur leurs plis en lambeaux; l'humidité s'était fait un passage à travers le plafond, les murs et le plancher. Le parquet craquait sous leurs pieds, comme s'il se révoltait contre les pas inaccoutumés de quelques intrus; d'agiles araignées, paralysées par l'éclat de la bougie, suspendaient le mouvement de leurs cent pattes sur la muraille, ou se laissaient choir à terre comme des choses inanimées; le ver rongeur, dans les poutres, faisait retentir son tic-tac funèbre, et l'on entendait derrière la boiserie le remue-ménage des rats et des souris qui décampaient.
En considérant cet ameublement délabré, ils s'étonnèrent tous deux de la vivacité d'images avec laquelle il leur représenta ceux à qui il avait appartenu et qui s'en servaient autrefois pour leurs usages familiers. Grip semblait être encore perché sur la chaise à dossier élevé: Barnabé s'accroupit encore dans son ancien coin favori, près du feu; la mère reprendre sa place habituelle pour le surveiller comme jadis. Même lorsqu'ils pouvaient séparer dans leur esprit ces objets visibles des fantômes disparus, ces fantômes se dérobaient seulement à leur vue, mais ils restaient près d'eux encore: car ils semblaient les guetter du fond des cabinets ou de derrière les portes, prêts à sortir de là soudain pour les interpeller de leurs voix bien connues.
Ils descendirent l'escalier et revinrent dans la pièce qu'ils avaient quittée quelques instants avant. M. Haredale déboucla son épée et la mit sur la table avec une paire de pistolets de poche; puis il dit au serrurier qu'il allait l'éclairer jusqu'à la porte.
«Savez-vous que vous avez pris là un poste qui n'est pas gai du tout, monsieur? dit Gabriel, qui s'en allait à contrecoeur. Est-ce que vous ne voulez personne pour partager votre veille?»
Il secoua la tête et manifesta si positivement son désir d'être seul, que Gabriel ne put insister. Un moment après le serrurier était dans la rue, d'où il vit la lumière voyager une seconde fois en haut; elle ne tarda pas à revenir dans la chambre basse et à y briller à travers les fentes des volets.
Si jamais homme fut cruellement embarrassé et inquiet, ce fut le serrurier ce soir-là. Même lorsqu'il se vit confortablement assis au coin de son propre foyer, ayant devant lui Mme Varden en bonnet de nuit et en camisole, et à côté de lui Dolly (dans le déshabillé le plus assassin) frisant ses cheveux et souriant comme si elle n'eût jamais pleuré de sa vie et qu'elle ne dût pleurer jamais… même alors avec Tobie à son coude et sa pipe à sa bouche, et Miggs (mais ça, ça ne compte pas) s'endormant par derrière, il ne put écarter sa profonde surprise et sa vive inquiétude. Il en fut de même dans ses rêves… il y voyait encore M. Haredale, hagard, rongé par les soucis, écoutant dans la maison déserte le moindre bruit, le moindre mouvement, à la lueur de la bougie qui brillait à travers les fentes, jusqu'à ce que le jour vînt la faire pâlir et mettre un terme à sa veille solitaire.
FIN DU PREMIER VOLUME.
[1] Table commune des officiers de tous grades.
[2] Allusion au coq qui se fait entendre dans le premier acte du drame de Shakespeare.
[3] Célèbre avocat irlandais, de l'époque antérieure à l'Union.
[4] Point de départ officiel des bornes militaires, comme à Paris la cathédrale de Notre-Dame.
[5] Arbre de mai, communément appelé autrefois un mai.
[6] Gardes du corps de la reine.
[7] Diminutif de Joseph.
[8] L'auberge située à la moitié de la route.
[9] Diminutif de Dorothy.
[10] Quartier de Londres.
[11] C'est pour ainsi dire, l'École de droit et le Palais de Justice réunis.
[12] Londres.
[13] Mélange de bière, de liqueurs spiritueuses et de sucre, le tout chaud à l'aide d'un fer brûlant (webstar).
[14] Diminutif d'Edward.
[15] Colonne élevée en souvenir du fameux incendie de 1666
[16] Profit pécuniaire, souvent matériel, plus ou moins licite et recherché avec avidité. [Note du correcteur]
[17] Jeu de quatre personnes avec quarante cartes.
[18] Qui concerne la mémoire. [Note du correcteur]
[19] Sorte de conseiller municipal à vie.
[20] Ou catshup, liqueur extraite de champignons, de toma- tes, et qui sert de sauce.
[21] Partie d'une clôture qui peut s'ouvrir ou se déplacer. [Note du correcteur]
[22] Miggs se sert ici d'une ellipse mystique; c'est le vase d'élection subalterne.
[23] Tramée, en 1605, par les catholiques, dans le but de faire périr par une explosion Jacques Ier roi d'Angleterre, sa famille et tout le Parlement.
[24] Gardes de corps à cheval.
[25] Citation biblique, souvenir des prêches où allait Miggs.
[26] Abréviation d'Élisabeth.
[27] Diminutif de Georges.
[28] Enrôlement maritime forcé.
[29] Prison de Londres.
[30] Prison.
[31] Initiales de Member of Parliament.
[32] Ceux qui exécutent les prises de corps.
[33] The house, la maison. C'est le nom qu'on donne à la chambre des Communes.
[34] Le fameux cruchon de M. Varden.
End of Project Gutenberg's Barnabé Rudge, Tome I, by Charles Dickens