Biographie des Sagamos illustres de l'Amérique Septentrionale (1848)
CHAPITRE XXIII
ARGUMENT
Nouveaux détails sur Uncas--Sa soumission aux Anglais--Ses vices--Il prend partit contre Philippe--Ses guerres--Sa postérité.
UNCAS est un nom célèbre dans le beau roman de Cooper, le Dernier des Mohicans. Il convient à plusieurs Sachems. Celui qui fait le sujet de ce chapitre, et dont j'ai déjà parlé si souvent, était Pequot de naissance. Il descendait même des Sachems par son père et sa mère, qui était fille de Tatobam. A l'arrivée des Anglais, il se rebella contre Sassacus. Son adresse et son ambition le rendirent le Chef des Mohicans, peuple qui semble n'être qu'une fraction des Pequots: il devait bientôt occuper seul les forêts du Connecticut.
Aucun aborigène ne fut plus qu'Uncas utile aux Anglais. Il les suit à la guerre 97 contre son maître. S'étant embarqué sur la flottille de Mason, avec ses guerriers, il se fatigua bientôt de la manière de naviguer des colons, et continua par terre. Ses sauvages fesaient force belles fanfaronnades. Chaque guerrier vantait le noble courage qu'il allait déployer, les nombreux ennemis auxquels il allait faire mordre la poussière. Pour Uncas, comme le major lui demandait ce qu'il pensait que ferait les sauvages, il répondit froidement: «Les Narraghansetts abandonneront les Anglais, mais Uncas ne fuira point.» Sa prédiction se trouva vraie. Ils reculèrent de terreur à la vue des guerriers de Sassacus. Après le combat, Uncas alla avec cent guerriers contre Pacatuck. Un petit havre au sud de la ville de Guilford, porte encore le nom d'un de ses exploits. Côtoyant le rivage pour couper la retraite aux vaincus, il y prit un Sachem et quelque Pequots, et coupa la tête au premier. Depuis ce temps, le havre s'est appelé Sachem's Head. Cent prisonniers et une partie du territoire Pequot furent le prix de ses services. Des guerriers de différentes tribus commencèrent aussi dès lors à se rallier autour de lui, et grossirent sa tribu.
J'ai détaillé ailleurs la victoire d'Uncas sur Miantonimo, et la manière dont il le fit périr. Depuis cette catastrophe les Mohicans n'eurent plus de repos. Sans cesse Pessacus et Ninigret se jettaient sur leurs habitations. Assiégé jusques dans son fort, Uncas ne fut délivré que par les forces réunies de Connecticut et de New-Haven. Les Mohacks le réduisirent de nouveau à l'extrémité. Bloqué une troisième fois, il fut sauvé par un nommé Leffingweld, homme de tête et de main, qui s'aventura sur la rivière Thames, et ravitailla la place. Si Miantonimo et Sequassem ne purent faire assassiner l'adroit mohican, le poison, les calomnies mêmes n'eurent pas plus de succès. Sequassem, qui tenta vainement de tuer le gouverneur Haynes, l'accusa de ce complot; mais Ouatalibrock, sauvage Ouaranoke, éclaircit toute l'affaire, et le vrai coupable s'enfuit chez les Mohacks. Uncas demeuré le mignon des Anglais, envoya son fils Onecho contre Philippe. Mais il ne se montra pas favorable au Christianisme. Je crains fort, écrivait un M. Gookin, que le grand obstacle, qu'éprouve le Révérend Fitche ne vienne d'Uncas, vieillard méchant et têtu, ivrogne et livré à tous les vices. Ce jugement bien peu favorable des qualités morales du Sachem est confirmé par une multitude de faits. Obechiquod, Pequot, prouve qu'il a enlevé sa femme, et la recouvre. Sanops, un autre sauvage, l'accuse du même crime. Les preuves de ses fraudes sont encore plus abondantes. Miantonimo prouve qu'il a soustrait des prisonniers sous couleur qu'ils sont Mohicans. Il se déshonore par ses cruautés envers le Pequots soumis à son autorité. Ainsi, ayant perdu un enfant, il affecta de faire un riche présent à sa femme pour la consoler, et força ces malheureux d'en faire autant. Accusé de leur avoir quarante fois extorqué du blé, et d'avoir voulu tuer leurs guerriers, il se défend avec son habileté ordinaire, par l'intermédiaire de Foxon, son orateur, en jetant le blâme sur Ouëque son frère. Il disait que ce traître, pour porter les Pequots à la révolte, leur annonçait qu'il avait l'ordre de les faire passer par les armes. Il ajoutait que s'il n'avait pas souffert que les Pequots portassent leur blé aux colons, ce n'était que parce que Tassaquamot, frère de Sassacus, ne le fesait que par insubordination. Si ces raisons ne parurent pas absolument spécieuses, et le Sachem Ouëque était bien vraiment un homme turbulent. Il le prouva en dépouillant à la tête de cinquante guerriers la tribu des Mopmets, alliée du gouvernement. On se borna à avertir Uncas de réprimer plus efficacement l'ardeur guerrière de ses vassaux. Il n'en devint pas plus pacifique. Après avoir ravagé le pays des Roratucks, il se joignit à Ninigret contre les Sachems de Long-Island, et défit Arrahamet, Sachem de Mussauko. Voici une ruse dont il se servit. Ayant pénétré dans cette tribu, et tué quelques guerriers, il y laissa la marque des Mohacks. Tandis que le Sachem se mettait à la poursuite des prétendus Iroquois vers le Nord-ouest il rentra dans les forts et détruisit tout ce qui y était. La source de cette étrange série de rapines et de guerres, de fraudes et d'adultères, se trouve dans des appétits vicieux qui ne connaissaient aucun frein. Miantonimo semble craindre de combattre ses semblables, s'il va en personne contre Sassacus. Uncas, placé vis-à-vis de ce Sachem, à peu près comme un d'Orléans vis-à-vis de Louis XVI, ne saurait laisser échapper un seul Pequot. Sassacus n'a pas plutôt péri, qu'il accuse Ninigret d'être de complot avec les Hollandais, et va jusqu'à intercepter un canot où il prétend en découvrir les preuves. Il fait mille attaques directes contre Mexham. Massassoit avait été le protecteur des Anglais: Uncas se contente d'être leur courtisan et leur esclave, semblable à ces rois qui paraissaient avec tant de honte devant le sénat romain, baisant en entrant le seuil de la porte. On s'explique la partialité des Bretons pour un tel homme. Il leur céda tout son territoire hors le terrein qu'habitait sa tribu, qui conserve encore trois cents acres de terre près de Norwich. Pour me résumer, Uncas paraît éloquent et sagace, mais plus astucieux encore. Chez lui point de patriotisme, point de générosité, mais tous les vices. Je le comparerais à Ulysse mieux que M. Dainville ne lui a comparé Garrangulé; mais le Grec avait moins de défauts. Uncas n'avait-il donc aucune qualité? il n'est point de coeur si méchant qu'il n'en recèle quelqu'une.
Isaiah Uncas, dernier Sachem des Mohicans, étudia sous le Docteur Whelock, dans la célèbre école de Lebanon. L'épitaphe suivante prise par le Président Stites, sur le monument qui se voit sur le territoire sauvage, indique la fin de la généalogie de cette célèbre famille:
Here lies the body of Sunseeto
Own son to Uncas, grandson to Onecho
Who were the famous Sachem of Mohegan,
But now they are all dead, I think it is Wherheeghen! 98
CHAPITRE XXIV
ARGUMENT
Si l'ordre chronologique ne m'a pas amené plutôt à parler des Grands Chefs Iroquois, le nom Mohack à sans cesse retenti jusque parmi les tribus les plus éloignées.
Garrangulé (Garrakonthié), Chef Iroquois, de la tribu d'Onnondagué, s'acquit un grand crédit auprès de ses compatriotes par ses belles actions à la guerre et sa dextérité à manier les esprits, talent qu'il possédait pardessus tus ses collègues. Mais il naquit surtout avec un naturel meilleur, et montra beaucoup plus de douceur et de droiture que n'en avaient les autres Iroquois.
Garrangulé aimait sincèrement les Français, et il leur en donna des preuves dans la guerre de 1660, en retirant un grand nombre d'entre eux des mains des Mohacks. Il s'acquit par là la considération de M. d'Argenson, et celle de son successeur le baron d'Avaugour, qui crut pouvoir lui envoyer sans crainte le P. Lemoyne, jésuite en qualité d'ambassadeur. Garrangulé vint à sa rencontre jusqu'à deux lieues de distance, contrairement à la coutume des Cantons, qui ne permettait pas d'aller plus d'un quart de lieue au-devant des ambassadeurs. Il fit preuve en cette occasion d'une bien grande délicatesse de politique; car sans conduire d'abord les députés à sa demeure, il alla les présenter aux différens Chefs qu'il croyait devoir amener à ses desseins ou à son avis, qui était de faire une paix durable, en la leur fesant envisager comme leur ouvrage, prévoyant bien qu s'il paraissait en faire son affaire propre plusieurs s'y opposeraient par jalousie.
Ayant atteint son but, il partit pour la capitale du Canada vers la mi-Septembre, 1661, avec les députés des Cayougués (Goyogouins) et des Tsononthouans. Il rencontre sur sa route une troupe de guerriers de sa nation conduits par Oureouati. Ils étaient chargés de chevelures et de dépouilles sanglantes. A cette vue Garrangulé parut embarrassé; ses compagnons étaient d'avis de rebrousser, ne pouvant se persuader qu'on les reçût comme ambassadeurs après ce qui s'était passé. Mais réflexion faite, et après avoir fait entendre aux députés qu'il ne pouvait y avoir de danger pour eux tandis qu'il y avait un ambassadeur français à Onnondagué, il adoucit Oureouati, et continua sa route. Il arriva à Montréal où on le reçut avec distinction. Il y eut avec le gouverneur-général des entretiens particuliers dans lesquels il fit paraître beaucoup d'esprit et de jugement. Ayant pris connaissance des propositions de M. d'Avaugour, il reprit le chemin de son Canton, promettant d'être de retour avant la fin du printems. Arrivé dans son pays, il fut assez surpris de trouver la plupart des Chefs dans des dispositions toutes différentes de celles où il les avait laissés. Il s'aperçut même que l'on fesait mine de vouloir se mettre en garde contre lui; et sans son adresse et sa fermeté il courait le risque de se voir désavoué par ceux-là même qui l'avaient député auprès du gouvernement du Canada. Il parvint cependant par son habileté à reprendre son premier ascendant: la paix fut conclue et ratifiée, et le P. Lemoyne retourna dans la colonie avec les prisonniers.
La paix parut s'éloigner de nouveau en 1663. Il y eut quelques actes d'hostilité, mais la sagesse de Garrangulé maintint ou établit une si heureuse harmonie. C'était dans le temps même que les Anglais, devenant maître de la Nouvelle-Belgique, s'acquéraient une grande influence chez les Mohacks et les Oneidé.
M. le marquis de Tracy venait d'être nommé vice-roi du Canada en 1665. Garrangulé le vint visiter dans la capitale avec des orateurs d'Onnondagué, de Tsononthouan et de Cayougué. Il fit de beaux présens au général, et l'assura de l'amitié sincère des trois cantons. Il parla avec dignité et en même temps avec modestie des services qu'il avait rendus aux Français, et pleura, à la manière de son pays, le P. Lemoyne, mort depuis peu. Il dit à ce sujet, rapporte-t-on, des choses si touchantes et si bien pensées, que le représentant vice-royal et les assistans en furent tout étonnés. Il conclut en demandant la confirmation de la paix et la mise ne liberté des prisonniers faits par les Français depuis le dernier traité. M. de Tracy lui fit en public et en particulier beaucoup d'amitiés; il lui accorda ce qu'il demandait, et le combla de présens.
En 1669, Garrangulé obtint aux PP. Bruyas et Garnier la permission de s'établie à Onnondagué pour y prêcher l'Evangile; il les logea chez lui, et leur fit bâtir une chapelle. Peu content de ces premières démarches, il vint à Québec pour obtenir d'autres missionnaires, et l'on confia encore à ses soins les PP. Carheil et Millet.
Environ ce temps les Iroquois et les Outaouais, recommencèrent à se poursuivre à outrance. M. de Courcelles, alors gouverneur, qui le prenait toujours sur un ton fort haut avec les sauvages, prétendit leur faire accepter sa médiation, et en reçut une réponse pleine de fierté. Garrangulé vint cependant à Québec, et renouvella l'alliance avec le gouverneur-général. Il choisit cette occasion solennelle pour se déclarer chrétien. Il reçut le baptême de la main de l'Evêque de Pétrée, et il eut pour parrain M. de Courcelles, et pour marraine Mademoiselle De Bouteroue, fille de l'Intendant ad interim. Tous les députés des nations furent présens et l'on n'oublia rien pour célébrer avec pompe cet évènement, qui devait en effet répandre un grand lustre sur les Cantons, si l'on considère qu'un Sagamo illustre, enfant des forêts du nouveau monde, fut régénéré par un prélat issu des Montmorency, sortis eux-mêmes des anciens rois de l'Heptarchie anglo-saxonne 99, et qu'il s'allia avec le plus grand monarque, alors, de l'Europe.
On sait le mauvais pas où s'engagea le marquis de la Barre, en 1685, pour avoir voulu châtier les Cayougué et les Tsononthouans. Les trois autres Cantons se firent médiateurs et envoyèrent des députés au-devant du général. Garrangulé trouva l'armée française aux abois dans une anse qui, depuis, fut appelée l'Anse de la Famine: elle s'appelait Kaihohague, en iroquois. Je doute si l'on a pu dire avec exactitude, comme je l'ai répété moi-même dans le No. 8 de l'Encyclopédie Canadienne, que Garrangulé parla comme de coutume, avec beaucoup de modération; il faut ajouter, du moins, avec une grande fermeté. Je fesais alors deux personnages différens de Garrakonthié, comme disaient les Français, et de Garrangulé, selon l'orthographe anglaise. C'est ce qui me fesait dire «qu'un Chef de la même tribu, Garrangulé, fit un discours fort hardi, et sut se donner tout l'honneur du traité fameux, par lequel le marquis de laBarre fut obligé de décamper honteusement.»
J'ajoutais le paragraphe suivant:
«Garrakonthié entra dans la suite dans tous les plans du P. De Lamberville, et parut favoriser les Français, même après l'indigne trahison de Cataracouy (Cadaracui). Cependant quoiqu'il pût dire ou faire, il ne put empêcher le massacre de la Chine, fait par les Agniers (Mohacks) principalement. Il semble qu'il perdit même la confiance des autres Cantons et de ses compatriotes d'Onnondagué, car la guerre recommença, devint générale...» Tout est ici fondé sur l'erreur. Garrangulé cessa d'être l'ami des Français quand ils devinrent perfides, et il soutint l'honneur de sa nation. Il mourut ver 1698.
On a parlé de la conduite régulière de cet illustre Iroquois dans la vie privée, de la pureté de ses moeurs avant même qu'il ne fût chrétien. C'est de lui qu'un de nos poëtes a dit:
Salut O! mortel distingué
Par la droiture et la franchise
Dont la candeur fut la devise,
Honneur d'Onnondagué:
Ce que j'estime en toi, c'est bien moins l'éloquence,
L'art de négocier, que la sincérité,
Que la véracité,
Et des moeurs chez les tiens l'admirable décence.
CHAPITRE XXV
ARGUMENT
Houreouaré, du Canton de Cayougué--Il est fait prisonnier et conduit en France--Il revient avec le comte de Frontenac--Rend d'éminens services à la Colonie--Sa mort--Son caractère.
HOUREOUARÉ, né dans le Canton de Cayougué, partît avoir été le plus marquant des Iroquois, que le perfide (ou trop obséquieux) 100 Denonville fit saisir à Cadaracui. Il fut enchaîné et embarqué pour la France, où les galères l'attendaient lui et ses malheureux compagnons de voyage. Arrivé sur ce sol où tout était nouveau pour lui, il eut la bonne fortune de rencontrer un protecteur dans Louis de Buade, comte de Frontenac, duquel il se fit remarquer par sa bonne mine et son esprit. Ce seigneur, qui se disposait à retourner en Amérique, lui procura sa liberté, et s'acquit son estime et son amitié. Houreouaré se fit en peu de tems aux habitudes européennes et à la politesse française, et ne fut pas longtems sans répondre aux grandes espérances que son patron fondait sur lui. Louis XIV ayant résolu la conquête de la Nouvelle-Iork, rappella M. le Marquis de Denonville, et nomma De Frontenac, chef de l'expédition, et gouverneur pour la seconde fois.
Note 100: (retour) Louis XIV, monarque ignorant des droits de l'homme, écrivait à M. de Labarre: «Comme il importe au bien de mon service de diminuer autant qu'il se pourra le nombre des Iroquois, et que d'ailleurs, ces sauvages, qui sont forts et robustes, serviront utilement sur mes galères, je veux que vous fassiez tout ce qui sera possible pour en faire un grand nombre prisonniers, et que vous les fassiez passer en France.
Houreouaré le suivit avec les Iroquois qui vivaient encore en France. La flotte arriva à Chedabouctou, le 12 Septembre, 1689, et alla de là à l'île Percée, où l'on apprit des missionnaires la nouvelle de l'irruption des Iroquois dans l'île de Montréal. On prit incontinent la route de Québec. Le comte, et Houreouaré en partirent le 20, et arrivèrent le 27 à Montréal, où ils furent témoins du triste état dans lequel la vengeance des Cantons, et en particulier des Mohacks, avait réduit les habitans. Les Iroquois, rassasiés de sang, envoyèrent Sadekanatie (Gagniegaton) auprès du nouveau gouverneur qui, par le conseil d'Houreouaré, lui confia quatre des Chefs que l'on avait ramenés de France. A l'arrivée des captifs, les cantons tinrent un grand conseil, et envoyèrent leur réponse par le même ambassadeur, qui arriva le 9 mars, 1695, à Montréal où, dans une entrevue avec M. de Callières, il affecta de dire qu'il avait tué quatre prisonniers français par représailles, et les avait mangés. N'ayant trouvé ni M. de Frontenac ni Houreouaré, il descendit à Québec, où le comte feignit de ne vouloir pas traiter avec un homme qui parlait avec tant de rudesse. Houreouaré conduisit toute la négociation, et parut même agir en son propre nom. Il remit à Gagniegaton huit colliers dont il donna l'explication selon l'usage, et le chevalier d'Eau eut ordre de l'accompagner comme ambassadeur; démarche qui contribua à rendre encore plus difficiles les Iroquois déjà enorgueillis par l'évacuation et la démolition de Cadaracui, ordonnées par le précédent gouverneur, et par les craintes que manifestaient les Outaouais.
M. de Frontenac, chagrin de voir le mauvais succès de ses efforts pour amener les Cantons à des dispositions plus pacifiques, voulut s'en prendre à Houreouaré, et lui dit qu'il avait cru que la reconnaissance de ses bienfaits l'aurait porté à faire ouvrir les yeux à ses compatriotes, et qu'il fallait, ou qu'il fût bien insensible à ses caresses, ou que sa nation fît bien peu de cas de lui, s'il n'avait pu lui inspirer des sentimens plus conformes à ses véritables intérêts.
Houreouaré dut être d'autant plus piqué de ces reproches qu'il les méritait moins: il sut néanmoins se contenir, et sans laisser paraître la moindre altération, il pria le général de vouloir bien se souvenir qu'à son retour d'Europe, il avait trouvé les Cantons étroitement alliés avec les Anglais, et tellement irrités contre les Français, dont la perfidie les avait, pour ainsi dire, forcés de contracter cette alliance, qu'il était devenu nécessaire d'attendre et du temps et des circonstances, des dispositions plus pacifiques.
Cette réplique, pleine de raison et de sagesse, fit revenir le général de sa mauvaise humeur: il rendit ses bonnes grâces à Houreouaré, et travailla même à se l'attacher de plus en plus. L'Iroquois se fit chrétien, et suivit même les Français à la guerre contre ses compatriotes. Il se trouva avec MM. de Vaudreuil et Crisasi, à l'affaire de St. Sulpice, où l'on tua soixante Oneidé (Onneyouths). Il commanda un corps au combat disputé de Laprairie de la Madeleine, où il fit des prodiges de valeur. A peine sort de cette lutte, il se mit à la poursuite d'un parti d'Iroquois qui venaient de fondre sur la colonie. Il les atteignit à un endroit appelé le Rapide Plat, sur le chemin de Cadaracui, et leur enleva leurs prisonniers; puis il descendit à Québec où M. de Frontenac le combla d'éloges et d'amitiés. L'auteur de l'ode des Grands Chefs l'excuse d'avoir fait la guerre contre les siens:
Avec les canadiens, parfois
Avec les enfans de la France
S'il porta l'épée ou la lance,
Contre les Iroquois,
Ne le croyons point lâche, et traître à sa patrie
Non, Oureouaré chérit sa nation, etc.
Les poëtes ont des licences.
Ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que les Iroquois aient bien voulu le recevoir avec eux. Il profita d'une nouvelle députation de sa tribu, pour retourner dans son pays natal, et il y servit encore les Français. Au mois de Septembre 1696, il revint dans la colonie avec un nombre de prisonniers qu'il avait délivrés, et des députés des Cantons de Cayougué et d'Oneidé. Quoique le comte de Frontenac eût désiré d'avantage, la considération qu'il avait pour Houreouaré l'engagea à bien recevoir l'ambassade. Il voulut que les Chefs du Nord et de l'Ouest qui se trouvaient à Montréal fussent présens à l'audience qu'il lui donna. Houreouaré mourut à Québec l'année suivante, d'une pleurésie qui l'emporta en peu de jours. Le prêtre lui parlant, durant sa courte maladie, des opprobres et des ignominies de la passion de Notre Seigneur, il entra, dit-on, dans un si grand mouvement d'indignation contre les Juifs, qu'il s'écria: «Que n'étais-je là, je les aurais bien empêchés de traiter ainsi mon Sauveur.» Il fut enterré avec tous les honneurs militaires, en présence de son noble ami, qui fit aux sauvages un éloge touchant de celui qui avait eu une si grande part à ses glorieux travaux.
Il fallait, dit Charlevoix, que ce Chef eût dans le caractère quelque chose de fort aimable; cart toutes les fois qu'il paraissait à Montréal ou à Québec, le peuple lui donnait mille témoignages de sympathie. Les vers suivans contiennent le même éloge:
Qui mérite d'être admiré,
Par un coeur tendre, une âme pure,
Par tous les dons de la nature?
C'est Oureouaré;
Qui se donnant aux siens comme exemple et modèle,
Oubliant Denonville et le fatal tillac,
Devient de Frontenac
L'admirateur, l'ami, le compagnon fidèle.
CHAPITRE XXVI
ARGUMENT
La Chaudière-Noire. 101 Il bloque Michillimakinac, et tient tout le Canada en échec; combat du Long-Sault--Descente à Lachenaye--Attitude prise par les Onnondagués--Court résumé des actions du Sachem.
La Chaudière-Noire, le plus habile peut-être des capitaines Iroquois, dut commander un parti lors de l'invasion qui causa le terrible massacre de Lachine. Après la lutte indécise de Laprairie de la Madeleine, le conseil de sa nation le chargea de bloquer Michillimakinac, et d'intercepter tous les Français qui voudraient aller ou revenir. Ce fut alors qu'à la tête de deux cents hommes de guerre, ce Chef tint pendant plusieurs mois en échec tout le Canada. Il paraît par les mémoires du temps que l'on croyait ces guerriers plus nombreux et que l'on jugeait de leur nombre par la terreur qu'ils inspiraient.
M. de Callières, qui attendait un grand convoi de l'Ouest, voulait, d'un côté, envoyer au devant une grande escorte, et de l'autre, il avait besoin de ses soldats pour protéger les laboureurs. Le comte de Frontenac lui vint en aide, et dépêcha M. de St. Michel et quarante Canadiens par terre, les fesant suivre par trois canots qui devaient porter ses ordres à Michillimakinac. De St. Michel eut une terreur panique à la vue des éclaireurs de La Chaudière-Noire, et rentra à Montréal par une porte comme le gouverneur-général y arrivait par une autre, venant de la capitale. Le général le fit repartir avec un renfort de soixante hommes, et le sit suivre de près par M. Tilly de St. Pierre, que portait ses ordres à M. de Louvigné, bloqué par les Iroquois. M. de St. Michel arrivé au même lieu où il était parvenu la première fois, aperçut La Chaudière-Noire, qui venait de mettre à l'eau, et fesait mouvoir ses canots. Il retraita de nouveau, quoiqu'il eut cent quarante hommes, en comptant ceux de M. de Tilly. Mais trois jours après, ayant été joint par soixante sauvages, qui avaient échappé au terrible Onnondagué en suivant la rivière du Lièvre, il retourna hardiment sur ses pas. La Chaudière-Noire prit avec lui cent cinquante guerriers et les mit en embuscade. Les Français étant arrivés au Long-Sault, il leur fallut faire un portage. Tandis qu'une partie montaient les canots à vide, et que les autres, pour les couvrir, marchaient le long du rivage, une grande décharge de fusils faite par un ennemi inconnu, écarta tous les sauvages, et fit tomber plusieurs Français. Les Iroquois fondant alors avec le tomahack, dans la confusion d'une attaque si brusque, ce qui ne fut pas pris fut tué ou noyé: M. de la Gemeray échappa pourtant avec quelques soldats. De St. Michel et les De Hertel se rendirent. Après cette importante victoire remportée sur un ennemi supérieur, le vainqueur feignit de reprendre le chemin des Cantons, et M. de Frontenac, qui dirigeait avec si peu de succès cette singulière campagne, retournait confiant à Québec, pour y attendre les vaisseaux de France, lorsque tout-à-coup, La Chaudière-Noire descendit à La Chenaye, et enleva un grand nombre d'habitans. Au premier bruit de cette irruption, M. de Callières dépêcha cent soldats sous M. Duplessis-Fabvert, et M. de Vaudreuil le suivit avec deux cents hommes de la milice. L'ennemi apprenant par ses éclaireurs le grand nombre des Français, abandonna ses canots et ses bagages, et se jetta dans les bois, emmenant tous les prisonniers à l'exception de MM. Villedonné et Laplante, qui s'évadèrent. Il ne fut point poursuive, et il eut le temps de faire de nouveaux canots et de regagner la grande rivière.
Cependant M. de Callières, apprenant de M. Villedonné, que La Chaudière-Noire avait caché au Long-Sault une grande quantité de pelleteries, ordonna à M. de Vaudreuil d'aller à la recherche avec la petite armés, à laquelle se joignirent cent vingt sauvages. La diligence fut si grande que l'on atteignit l'ennemi au-dessus même du Long-Sault. Dix Iroquois tombèrent à la première décharge, et dix-neuf captifs furent délivrés; une centaine de guerriers restant semblaient devoir succomber et se rendre, mais l'Annibal iroquois se tira de ce mauvais pas, je ne sais par quel expédient, car il n'avait pas ces taureaux qui, la tête enflammée, semèrent l'épouvante parmi les Romains. Il se fraya un passage avec cent vingt guerriers à travers trois cents hommes. La Chaudière-Noire n'était point défait. M. de Lusignan se laissa battre, M. de Monclérie retraita, et il fut défendu à tous les habitans de s'éloigner des habitations. M. de Frontenac rappela Scipion: pour éloigner son vainqueur, il s'avança dans le pays des Iroquois 102. Les Oneidé demandèrent la paix, mais ceux d'Onnondagué, guidés par leur redouté sachem, suspendirent à un arbre deux paquets de joncs. Il y en avait mille quatre cents, ce qui voulait dire qu'autant de guerriers attendaient les Français 103. Le Comte avança, et La Chaudière-Noire alla se poster dans les bois. On ne trouva dans le Canton qu'un vieillard qui attendait et qui reçut la mort avec la même tranquillité que ces anciens sénateurs romains au sac de Rome par Brennus, roi des Gaulois, et les bandes auxiliaires de Jughaine le Grand, son gendre, roi d'Irlande et d'Albany 104. Le comte ne voulut pas aller plus loin: il ordonna la retraite. Je termine par ce que l'Anglo-américain Thatcher dit de mon héros.
Note 102: (retour) L'armée du Comte de Frontenac, la plus grande qui eût été assemblée en Canada, ressemblait à celle d'un roi. Il était accompagné de M. de Callières, et de MM. de Subercase, de Ramzay, de St. Martin, de Grandpré, Deschambauts, de Grandville, de Kondiaronk, et du baron de Békancour. Il avait sa maison et son bagage, M. de Subercase fesait l'office de Major-général, M. Levasseur était Ingénieur-en-chef, et il y avait un commissaire d'artillerie.
«Le plus fameux guerrier iroquois de ces tems-là, fut celui que que les Anglais appellaient La Chaudière-Noire. Golden 105 en parle comme d'un héros, quoique peu de ses exploits nous soient connus. En 1691, il fit une irruption dans les campagnes qui avoisinent Montréal. Il envahit le Canada (disent les annalistes français) comme un torrent se précipite sur les terrains bas, quant il franchit ses bornes. Les troupes de ce pays reçurent l'ordre de garder la défensive, et ce ne fut que lorsque le vainqueur reprenait la route de son pays, que quatre cents hommes marchèrent à sa poursuite. On dit que La Chaudière-Noire n'en avait que la moitié. Après avoir perdu vingt guerriers et quelques captifs, il se jetta parmi les Français, les rompit, et poursuivit sa marche.»
Ce paragraphe résume assez bien mon article, et donne une haute idée de celui qui en fait le sujet. On trouve quelques autres exploits de La Chaudière-Noire, dans un petit écrit de l'époque modestement intitulé Histoire du Canada 106. Ce grand chef n'était sans doute pas un homme ordinaire, si l'on en juge par ce que nous en voyons. Il fit voir ce que j'oserai bien appeller une tactique militaire: Le Miami Mechecunaqua, chez les Américains modernes, égala les généraux de ce Continent dans l'art des campemens.
CHAPITRE XXVII
ARGUMENT
Des orateurs Iroquois--Garrangulé--Teganissoré--Cannehoot--Sadekanatie--Adharatah--Réflexions.
On n'a guère connu jusqu'ici les Iroquois que par leur férocité à la guerre, férocité qui, souvent cédait à des beaux sentimens, comme le prouvèrent assez Oureouati et ce Chef qui leva le blocus de Cadaracui, en reconnaissance de ce que le gouverneur-général lui avait renvoyé son fils qui était captif dans la colonie. Leur sagesse politique et leur éloquence égalaient leur bravoure à la guerre. Le bocage du conseil était aussi fréquenté que le forum de Rome ancienne, ou que l'aréopage d'Athènes. Adolescens et vieillards s'y rendaient en foule, ceux-ci pour faire des lois, et la jeunesse pour apprendre la sagesse. L'éloquence était le partage de l'Onnondagué, comme la supériorité à la guerre était celui du Mohack. Garrangulé est le premier Démosthènes connu. Un écrivain en fait l'Ulysse de l'Amérique du Nord 107, mais avec plus de droiture que ce Grec. Je citerai ici en entier le discours qu'il prononça 108 lorsqu'il dicta la paix au marquis de la Barre. Après qu'Oureouati a parlé, l'Aigle d'Onnondagué se lève:
«Ononthio, je t'honore, et les guerriers qui m'accompagnent t'honorent comme moi. Ton orateur a terminé sa harangue, je commence la mienne: Ononthio, prête l'oreille à ma voix impatiente de se faire entendre.
«Lorsque tu es parti de Québec, tu pensais que le soleil avait brulé toutes les forêts qui rendent inaccessible aux Français le pays des Mingos; que les grands lacs ayant franchi leurs bornes, avaient environné leurs forts, et qu'ils ne trouveraient point d'issue pour en sortir. Oui! il fallait bien que tu rêvas ces choses, et c'est la curiosité de voir un si étrange prodige qui t'a conduit dans ces forêts avec tes jeunes gens.
«Te voilà bien trompé, car moi Garrangulé, et les anciens que m'entourent, nous venons te dire que les Onnondagué, les Mohacks, les Cayougué, les Tsononthouans et les Oneidé sont ici.
«Je te remercie ne leur nom de ce que tu as apporté dans leur pays l'arbre de la paix, et le calumet que ton prédécesseur a reçu d'eux. Il est heureux pour toi que tu aies caché dans la terre la hache que avais en main: le tomahack des Mingos n'a-t-il pas été teint du sang des Français?
«Ononthio, Garrangulé ne dort point, et ses yeux sont ouverts. Le soleil qui répand sa lumière, lu découvre un grand capitaine avec ses guerriers, mais qui parle comme s'il dormait. Tu dis que tu est venu ici pour fumer le calumet de paix avec l'Onnondagué, et moi je dis que c'était pour lui casser la tête, si la faim n'eût pas affaibli tes jeunes gens.
«Ecoute, Ononthio; si tes alliés sont des esclaves, qu'ils t'obéissent en esclaves. Les cinq peuples parlent par ma bouche. Lorsqu'ils ont enterré la hache de guerre au milieu de la forteresse de Cadaracui, l'arbre de la paix y a été planté, afin que cette place fut un lieu de trafic, et non une retraite de guerriers. Prends bien garde que tes jeunes gens n'abattent cet arbre, car nos guerriers ne lèveront la hache de guerre que lorsque Corlar ou Ononthio envahiront ce grand lit que nous ont laissé nos pères.»
Le gouverneur Clinton met ce discours à côté de celui de Logan. L'article que j'ai donné plus haut, fait voir que M. Thatcher a tort de dire que toute la réputation de Garrangulé se fonde sur cette harangue, et que l'histoire ne dit rien des ses actions. M. Dainville lui accorde un esprit supérieur, un tact de convenances plus européen que sauvage: il était encore plus grand qu'on ne l'a fait. Taganissoré, Sadekanatie et Cannehoot lui succédèrent.
Entrons dans un grand conseil tenu à Onnondagué en 1690. Quatre-vingts Sachems pleins de majesté ordonnent qu'on admette les ambassadeurs d'Ononthio (le C. de Frontenac). Sadekanatie (Gagniegaton), l'ennemi particulier du général 109, se lève le premier, et s'adressant à Corlar, il l'informe de l'arrivée de quatre députés, dont trois étaient des Chefs revenus de France, et le quatrième était Sachem des Iroquois prians, Adharatah 110. Ils annoncent le retour d'Houreouaré et des douze Chefs captifs en France. Sadekanatie prenant un collier de Ouampum envoyé par le comte, et le tenant par le milieu, ajouta: «Ce que je viens de dire n'explique que la moitié de ce collier. L'autre partie signifie que notre pàre Ononthio désire rallumer son feu à Cadaracui, aux premières feuilles, et qu'il invite ses enfans, et Teganissoré à traiter avec lui.»
Note 109: (retour) Gagniegaton parut deux fois à Montréal et à Québec où il déplut fort. Les caresses de M. de Callières l'adoucissaient un peu, mais il ne prétendait pas moins donner aux Français une leçon d'humanité en disant à ce général: Vous avez été plus cruels que moi, car vous avez fusillé douze Tsononthouans; c'est par représailles que j'ai mangé quatre des vôtres.»
Note 110: (retour) Par les Français surnommé le Grand Agnier, était Chef des Iroquois établis au Canada. C'était un homme de tête et de main. Il rendit aux Français de signalés services, et lorsque le marquis de Denonville, ne voyant pas arriver de députés Iroquois, désespérait de les amener à la paix, il s'offrit d'aller chez eux lui-même. Comme il traversait le lac Champlain, il rencontra un parti de soixante guerriers, et leur persuada habilement de retourner chez eux. Il prit le fort de Corlar avec d'Iberville et Ste-Hélène, en 1689, et se mit de nouveau en marche l'année suivante avec MM. de Brosse et Beauvais. Ils furent d'abord assez heureux, et battirent l'ennemi près Sorel; mais ayant appris que sept cents Mahingans les attendaient, ils retraitèrent jusqu'à la rivière au Saumon. Adharatah y fut tué dans une escarmouche.
Adharatah se levant après lui, parla en faveur de la paix: «Je conseille à mes frères, dit-il, d'aller trouver Ononthio (prenant un collier). Houreouaré envoie ce collier afin que les Mingos apprennent son arrivée de l'autre côté du grand lac, et pour leur donner la paix.»
Cannehoot, Sachem Tsononthouan, l'interrompit, et rendit compte d'un traité conclu avec les Ouahongas, peuple fréquentant la rivière des Outaouais. Sept tribus avaient pris part aux négociations qui devaient être ratifiées dans cette séance. Les Ouahongas disaient par la bouche de Cannehoot:
«Les Ouahongas sont venus pour unir deux peuples comme un seul.
«Ils sont venus pour apprendre la sagesse de Corlar et des Tsononthouans, et leurs présente un collier, qui a une grande vertu.
«Par ce collier, ils essuient les larmes de ceux qui ont perdu leurs amis dans les combats, et ils effacent les couleurs des guerriers peints pour les batailles.
«Ils enterrent la hache que leur a donnée Ononthio.
«Que le soleil éclaire sans cesse l'amitié des Ouahongas.
«Que la pluie, venant du Ciel, efface toutes les haines, et que les amis fument avec leurs amis.
«Ononthio est méchant.
«Les Ouahongas ont douze Tsononthouans captifs; ils les ramèneront aux premières feuilles du printems.»
Cannehoot cessa de parler, et distribua aux cinq nations les présens des Ouahongas. Il y avait six colliers de Ouampum, un soleil de marbre rouge, et un calumet de même substance. Un collier envoyé d'Albany fut aussi divisé, et les colonies, ensemble, ayant présenté le modèle d'un poisson, on le passa à tous les Sachems, puis il fut mis en réserve. Après ce cérémonial, Sadekanatie dit à l'assemblée: «Mes frères, écoutons Quider 111 et regardons Ononthio comme l'ennemi des Mingos.»
Le député anglais fut alors prié de parler. Il proposa qu'aucune proposition de paix ne fût entendue qu'à Albany. Son discours occasionna une longue consultation entre les Sachems, qui s'animèrent sans sortir de leur gravité. Enfin Sadekanatie fut chargé d'annoncer le résultat de leur délibération. «Mingos, dit-il, notre feu brule à Albany, et nous conservons l'ancienne alliance avec Corlar. Nous n'enverrons point Teganissoré à Cadaracui.»
«Kinshon 112, nous savons que tu te proposes d'envoyer des soldats contre les Outaouais; mais ceux-ci ne sont que les banches, Ononthio est le trône. Frappe-le, et ses enfans périront.»
«Ononthio, tu désires nous parler à Cadaracui; ne sais-tu pas que ton feu y est éteint.»
«Les Mingos ont fait la paix avec les Ouahongas. Leurs guerriers continueront de marcher contre toi jusqu'è ce que leur frère Houreouaré soit parmi eux.»
Sadekanatie ne fut effacé que par Teganissoré. Le comte de Frontenac entretenait pour ce dernier une estime singulière, et il aurait désiré qu'il succédât plutôt à celui qui lui avait montré une franchise si féroce. Teganissoré était de haute taille, bien fait de sa personne, et les traits de son visage ressemblaient, a-t-on dit à ceux qu'offrent les bustes de Cicéron. L'historien des cinq nations, Colden, qui l'avait bien connu, et l'avait souvent entendu parler, dit qu'il s'énonçait avec une facilité admirable et que les grâces de son élocution auraient plu partout. Il est à regretter dit M. Thatcher, qu'il ne nous soit parvenu que de faibles échantillons de son éloquence; cependant, le peu que nous connaissons démontre que le sentiment élevé de l'honneur, la grandeur d'âme, l'imperturbabilité, la sagacité et l'urbanité étaient chez lui de qualité de l'orateur comme de l'homme privé.
En 1693, un conseil fut tenu pour la paix à Onnondagué, mais ni les Anglais ni les Mohacks ne s'y trouvèrent. Teganissoré fut envoyé à Albany pour faire approuver le résultat des délibérations. C. Colden regarde le discours qu'il prononça en cette occasion, comme un bel exemple de son art à faire trouver bonne une mesure prise contre les intérêts des Anglais, et à faire valoir sa nation.
«Cayenguirago 113, dit-il, Teganissoré est venu t'annoncer que ses enfans, les Oneidé, ont envoyé des députés à Ononthio, et qu'ils ont reçu un collier.
«Aussitôt que Tareha 114 est arrivé devant Ononthio, on lui a demandé où étaient les six cents guerriers qui devaient frapper les Français, comme l'avait dit Carioki, le Mohack. Il a répondu que les guerriers n'étaient pas armés.
Note 114: (retour) Un des plus célèbres Chefs et orateurs des Iroquois, était Cayougué. Il conduisait avec lui une femme Oneida, dont tout le but était de voir le Comte de Frontenac. Ce n'était pas la reine de Saba, observe Charlevoix: elle ne flatta pas moins la vanité de ce seigneur, qui lui donna de quoi vivre. M. Isidore Lebrun croit qu'elle se fit religieuse.
«On l'a conduit à Québec, où il a dit: Ononthio, si tu veux planter l'arbre de la paix, viens à Albany: les cinq nations ne feront rien sans Cayenguirago. Ononthio s'est fâché, et il a répondu qu'il ne traiterait point avec Cayenguirago, mais avec les Cinq-nations, parce que l'arbre de la pais ne peut être planté que de l'autre côté du grand lac. Il a dit que les Mingos devaient être bien dégénérés, puisqu'ils s'étaient joint un sixième pour le pour les gouverner. Si les Mingos m'appellent, j'irai à Onnondagué, mais je n'irai point à Albany. Ils ont mal fait de se soumettre à Corlar, mais s'ils envoient deux députés des cinq peuples avec Teganissoré, le Grand Ononthio m'a dit d'enterrer la hache de guerre.
«Ibibigui a dit: Mes enfans des Cinq-Nations, j'ai compassion de vos jeunes gens; ainsi donc, venez bientôt me parler de paix, et laissez venir Teganissoré; car si le Mohack est seul, je ne l'écouterai point. Maintenant Tareha retourne, et dis aux anciens que j'attendrai leurs orateurs, jusqu'à ce que les arbres mûrissent, et que les fruits en soient enlevés. Je pars pour le grand lac, et je commande au Sachem que je laisse ici de leur faire la guerre, s'ils n'enterrent la hache des batailles. Je suis fâché que Quider et Cayenguirago vous aient joués. Autrefois vos Sachems parlaient à Ononthio, mais Corlar vous intimide.»
Ici Teganissoré prit occasion de s'excuser de son retard à se rendre à Albany. Il rapporta ce qu'il avait répondu à Ononthio.
«Ononthio, tu m'as appelé souvent, mais j'ai craint d'aller à toi à cause de la grande chaudière de guerre que tu as suspendue sur ton feu.
«Renverse ta chaudière, et qu'elle se brise ne éclat.
«Ecoute, Ononthio, tu viens de la part du Grand Ononthio, et Cayenguirago est envoyé par les Grands Sachems 115 de son pays. Le Grand Esprit parle par ma bouche. Tu dis que tu ne parleras pas à notre frère Cayenguirago, mais souviens-toi que l'Onnondagué et Corlar sont un même peuple;» fidélité noble qui vient de l'imperturbabilité et non de la crainte. Il veut demeurer l'ami des Anglais, mais en se séparant de M. Schuyler, il dit que les Mingos sont libres et il a l'habileté de lui faire trouver bon son voyage à Montréal.
Pendant qu'il prenait la route du Canada, Sadekanatie parut à Albany, et parla avec beaucoup d'éloquence. Voici son discours:
«Cayenguirago, quelques-uns de nos Sachems t'avaient promis de ne point traiter avec Ononthio. Il est vrai qu'ils ont manqué à leur promesse. Mais ils n'ont reçu des ambassadeurs et envoyé Teganissoré que mus par la crainte.
«Tu voulais que l'arbre de la paix fût planté à Albany, et nous avons coutume de ne nous assembler qu'à Onnondagué. Nous l'avons enraciné profondément, ses branches s'étendent sur toutes les terres que tu découvres sous l'horizon, et nous nous reposons sous son ombre. Laisse nous cet arbre, et ne soyons point divisés.
«Nous avons envoyé des députés à Canada parce qu'Ononthio est un vieillard rempli de sagesse, et qui aime la paix.
«Onnondagué en est le principal garant, et il a envoyé neuf Sachems avec neuf colliers à Canada. Je suis fâché d'y voir tant de Chefs, et de ce qu'il n'en reste que le même nombre à Onnondagué; mais c'est pour empêcher qu'Ononthio n'assemble ses jeunes gens.
«Mais, Corlar, nous ne nous séparerons point de toi: nous avons un même coeur et une même âme. Quant aux Chaouanis, laisse les venir à nous pour peupler notre pays 116 car comment les Mingos refuseraient-ils la paix à un ennemi humilié?»
Note 116: (retour) Les Iroquois, ou les Romains du Nouveau-monde, avaient le même principe que ceux de l'ancien. Ceux-ci pardonnèrent toujours et s'incorporèrent les Marses, les Asculans, les Férentans, les Vestins, etc. Cela porta d'autres peuples à les joindre.--(V. MONTESQUIEU, Grandeur et Déc. des Romains.)
Cependant Taganissoré arrivait avec sa suite au Sault St. Louis. Il y fut reçu par le Supérieur des Jésuites, qui le conduisit jusqu'à Québec. Il y parut dans un attirail qui aurait fait honneur à un ambassadeur européen, portant un bel habit militaire à l'anglaise, et ses cheveux blancs couverts d'un beau chapeau avec panache, que lui avait fait faire le colonel Fletcher. Il dîna tous les jours avec le comte de Frontenac, et ne parut pas un instant embarrassé dans ses manières. Mais ni les festins, ni le cérémonial ne purent distraire sa fermeté. Je dois omettre cependant le discours que Colden lui met dans la bouche, comme ne pouvant soutenir la critique; car l'on ne doit pas croire que le comte eût fait un si grand cas de Teganissoré aussi insolent. Le général persistant à ne vouloir pas négocier avec Corlar, le Sachem fidèle à l'amitié et à l'honneur, ne voulut traiter qu'à la condition que les Français n'entreprendraient rien de l'été contre la Nouvelle-Iork. Notre glorieux pacificateur passa de Québec à Albany, et il parut évidemment que ce politique iroquois voulait que les Cantons maintinssent la balance entre les Anglais et les Français. Au grand conseil tenu sous lord Bellamont, il s'écriait: «Je ne comprends point comment mon frère l'entend, de ne vouloir pas que nous écoutions la voix de notre père, et de chanter la guerre lorsque tout nous invite à la paix»; puis se tournant vers l'orateur anglais: «Tu diras à Corlar, mon frère, que je vais descendre à Québec, vers mon père Ononthio, qui a planté l'arbre de la paix. J'irai ensuite à Orange pour voir ce que mon frère me veut.» L'ambassade fut reçue par Gennantaha avec des honneurs inusités, et fut introduite à Montréal au bruit d'une décharge de boîtes. La paix fut consentie par tous les ambassadeurs, le 8 Septembre, 1700, et chaque tribu mit son blason ou ses armoiries au bas du traité. Les Onnondagués et les Tsononthouans tracèrent une araignée, les Cayougués, un calumet, les Oneidé, un morceau de bois en fourche, avec une pierre au milieu, et les Mohack, un ours.
Nous voyons pour la dernière fois Teganissoré à Montréal. Chagrin de ne pouvoir maintenir la paix entre les Anglais et les Français, il dit au gouverneur: «l'Onnondagué ne prendra aucune part dans une guerre qu'il n'approuve point. Les blancs ont l'esprit mal fait: ils font la paix, et un rien leur fait reprendre la hache de guerre. Ce n'est pas ainsi que nous en usons, et il nous faut de graves raisons pour rompre un traité que nous avons signé.» Un autre Sachem que le Quintilien iroquois, disait: «Ne vous rappelez vous pas que nous sommes placés entre deux nations puissantes, capables de nous exterminer, et intéressées à le faire quand elles n'auront plus besoin de nos secours? nous devons donc faire en sorte que l'une ne prévale point sur l'autre.»
C'est ainsi que parlaient les orateurs, ou autrement, les hommes d'état des cinq Cantons. Leurs sentences étaient des leçons de sagesse même pour les deux grandes nations qui les avoisinaient. Le fond n'en fesait pas le seul mérite: l'orateur sauvage ne parle jamais sans préparation, et parvient à une espèce d'atticisme. Ce mérite prêtait un nouveau charme aux harangues de Garrangulé et de Teganissoré. Sadekanatie, Haaskouam et Tareha leur en cédaient peu; et si quelque fois, le ton de ces derniers nous semble empreint de férocité, c'est qu'ils étaient les Chefs d'une confédération de peuples que leur génie fesait pencher vers la civilisation, mais qui ne pouvaient encore l'être qu'à demi. La République iroquoise renfermait dans son sein l'amour de la vraie gloire, et le parfait héroïsme: les bienfaits de la paix y étaient appréciés comme les trophées de la guerre. L'iroquois, dans son particulier, vivait aussi plus à l'aise et plus commodément que ses semblables. Malgré ces lueurs d'une civilisation naissante, le commun des hommes n'a vu que des barbares dans ces Romains nouveaux, et l'on n'a pas osé croire tels ces soldats français, ces bandes qui, sous Louis XIV, mirent à feu et à sang la Hollande et le Palatinat, et commirent mille autres horreurs que l'on se refuse à décrire.
CHAPITRE XXVIII
ARGUMENT
Andario ou Kondiaronk--Il accompagna le marquis de Denonville contre les Iroquois--Singulier stratagême qu'on lui attribue--Il défait les canots iroquois--Part qu'il prend aux négociations pour la paix--Sa mort et ses obsèques--Son éloge.
ADARIO, plus connu sous le nom de Kondiaronk, par les Canadiens surnommé le Rat, c'est-à-dire le Rusé, fut le plus illustre des Sachems hurons. Ennemi juré des Iroquois, il suivit les guerriers de sa tribu dans un grand nombre d'expéditions, et se fit remarquer par une intrépidité extraordinaire et maints faits glorieux, qui l'élevèrent au rang de Grand Chef, et de capitaine au service du roi. Il accompagna le marquis de Denonville avec quatre cents hommes de guerre en 1687, et l'aida à ravager le pays des Iroquois. Dans le temps que Haaskouam 117, un de leurs plus valeureux capitaines, et le général, convenaient d'une trève à Montréal, il continuait à les harceler à la tête d'un gros parti qu'il mena à Cadaracui. Le commandant de ce poste, instruit des négociations que l'on avait entamées, chercha à l'amener à des résolutions pacifiques, et lui signifia que ce qu'il avait de mieux à faire en cette occasion, c'était de reconduire ses guerriers à Michillimakinac; ajoutant qu'il désobligerait infiniment le gouverneur-général s'il fesait le moindre mal aux Iroquois. L'adroit huron eut l'air un peu surpris en apprenant cette nouvelle: il se contint pourtant, et, quoique persuadé que l'on sacrifiait son peuple et ses alliés, il sut dissimuler et ne laissa échapper aucune plainte. Il laissa Cadaracui, donnant à croire aux Français qu'il reprenait le chemin de son pays; mais ayant appris que Teganissoré était en marche avec les députés de sa nation, il s'informa de la route qu'il devait suivre, et alla l'attendre à Kaihohague, où il se mit en embuscade. Il l'aperçut au bout de quelques jours, et fondit sur ses gens comme ils débarquaient de leurs canots. Quoique surpris, Teganissoré se défendit avec tout le courage que l'on devait attendre de lui; mais la partie n'était pas égale, et il fut forcé de se rendre. Quand il demanda à Adario comment il avait pu ignorer qu'il était ambassadeur, ce dernier feignit d'être plus étonné que lui-même, et protesta que c'étaient les Français qui l'envoyaient, en l'assurant qu'il rencontrerait un parti d'Iroquois qu'il lui serait facile de défaire. Pour persuader Teganissoré, il relâcha toute sa suite à l'exception d'un seul qu'il gardait, disait-il, pour remplacer un des siens qui avait été tué dans le combat.
Note 117: (retour) Ce chef, dont le peuple exprimait l'éloquence par un surnom vulgaire, s'était mis à la poursuite des Français avec mille deux cents guerriers. Il parut en vainqueur à Montréal, et fit valoir les prétentions du chevalier Andros. Il parla avec emphase de la faiblesse de la Nouvelle-France, de la puissance des Cantons, et de la facilité qu'auraient les Iroquois de chasser les Français de Canada.
On prétend qu'il alla seul à Cadaracui après cette prouesse, et que quelqu'un lui ayant demandé d'où il venait, il répondit, de tuer la pais, expression dont on ne comprit pas d'abord le ses, mais dont on eut l'explication par un des compagnons de Teganissoré, qui s'était échappé au commencement du combat, et que l'on renvoya vers ses compatriotes pour les convaincre que les Français n'avaient point pris de part à cette perfidie.
Adario retourna à Michillimakinac, et livra son prisonnier à M. de la Durantaye. Ce commandant, qui ignorait peut-être l'armistice; mais qui aurait dû connaître les lois de la guerre, ou du moins celles de l'humanité, condamna ce malheureux à passer par les armes. En vain protesta-t-il qu'il était ambassadeur, et que les Hurons l'avaient pris par trahison: Adario avait prévenu tout le monde que la tête lui avait tourné, et que la peur le fesait extravaguer. Dès qu'il fut mort, le rusé Chef fit venir un vieux iroquois depuis longtems captif dans sa tribu, lui donna sa liberté, et lui recommanda, en le renvoyant, d'informer ses compatriotes que, tout en les amusant par des négociations feintes, on fesait faire des prisonniers sur eux pour les fusiller.
Si l'historien contemporain, dit l'auteur de l'Histoire du Canada sous la domination française, n'a ni exagéré, ni défiguré les faits, il doit paraître un peu singulier que Kondiaronk n'ait pas été plus mal vu des Français après leur avoir joué une aussi mauvaise pièce; et que La Durantaye n'ait pas été blâmé d'avoir fait fusiller un prisonnier de guerre. En effet, il ne cessa pas de jour de leurs bonnes grâces. Mais il fit des prodiges de valeur au combat de la Madeleine, et en 1696, lorsque le célèbre Chef que les Français avaient surnommé Le Baron, partit pour Orange, il retint un grand nombre de familles huronnes qui se disposaient à le suivre chez les Anglais. Ces services signalés pouvaient servir à pallier ses trots, si l'on veut regarder comme fondées les particularités rapportées par Charlevoix et Lahontan, mais révoquées en doute par l'historien du Canada.
Ces services furent suivis d'autres non moins considérables. Etant parti, en 1697, avec cent cinquante guerriers, il s'avança sur le lac Ontario et fit prisonniers quatre éclaireurs, qui lui apprirent que les canots iroquois n'étaient pas loin de là, et que leurs guerriers étaient au nombre de deux cent cinquante. Sur cet avis, il s'avança à leur rencontre, et lorsqu'il en fut à une portée de fusil, il feignit de se trouver surpris et de prendre la fuite. Une partie des Iroquois se mirent à sa poursuite. Adario fit force de rames jusqu'à ce qu'il fut à deux lieues de terre; alors il s'arrêta et essuya sans tirer la première décharge de ses adversaires, qui ne lui tua que deux de ses gans, puis sans leur donner le temps de recharger, il fondit sur eux avec une telle impétuosité, qu'en un moment tous leurs canots furent percés. Tous ceux des Iroquois qui ne se noyèrent pas furent tués ou pris. Ce terrible échec, et bien plus encore la mort de La Chaudière-Noire, qui périt dans un combat contre les Algonquins, força les Cantons à se prêter franchement à la paix. Adario prit une belle part aux négociations de 1700. Le généreux vainqueur des Iroquois fit cesser les murmures des alliés, jaloux des honneurs avec lesquels on reçut Teganissoré, et ratifia le traité provisoire du 8 Septembre en disant: «J'ai toujours écouté la voix de mon père, et je jette ma hache à ses pieds; je ne doute point que les gens d'en haut n'en fasse de même. Iroquois, imitez mon exemple.» 118 Une nouvelle conférence fut convoquée pour l'année suivante, 1701. La ville de Montréal se vit remplie de sauvages de toutes les tribus, au nombre de plus de deux mille. M. de Callières, alors gouverneur, fondait sa principale espérance pour se succès de ses desseins sur le Chef huron, à qui l'on devait cette réunion et ce concert inouï pour la paix générale. La première audience eut lieu le 1er Août. Adario se trouva mal au commencement de sa harangue. On le secourut avec empressement, et lorsqu'il fut revenu à lui, on le fit asseoir dans un fauteuil au milieu de l'assemblée, et chacun s'approcha pour l'entendre. Il fit avec modestie, et en même temps avec dignité, le récit de tous les mouvemens qu'il s'était donnés pour ménager une paix durable entre toutes les nations. Il s'étendit sur la nécessité de cette paix, sur l'avantage qui en résulterait pour tout le pays en général, et pour chaque peuple en particulier et démêla avec une singulière sagacité les intérêts des uns et des autres. Sa voix s'affaiblissant de plus en plus, il cessa de parler, se trouva plus mal à la fin de la séance, et mourut le lendemain matin vers les deux heures. Son corps fut exposé quelque tems en habits militaires. Le gouverneur-général et l'intendant allèrent les premiers lui jeter de l'eau bénite, puis le sieur Joncaire, suivi de soixante guerriers du Sault St. Louis, qui le pleurèrent à la manière des sauvages. Le Lendemain eurent lieu ses funérailles, qui avaient quelque chose d'imposant et de magnifique. M. de St. Ours, premier capitaine, ouvrait la marche avec soixante soldats. Venaient ensuite seize guerriers hurons, marchant quatre à quatre, vêtus de longues robes de castor, le visage peint en noir, et le fusil sous le bras. Le clergé précédait le cercueil soutenu par six Chefs de guerre, et couvert d'un poële semé de fleurs, sur lequel on avait placé un chapeau, un hausse-col et une épée. Les frères et les enfans du défunt suivaient accompagnés des chefs des nations, et M. de Vaudreuil, gouverneur de Montréal, fermait la marche avec l'état-major. Il fut enterré dans l'église paroissiale, et l'on grava sur sa tombe cette inscription, ci-gît le Rat Chef Huron, qui a le double défaut de n'exprimer pas la célébrité du défunt, et de montrer combien la nature grandiose de ces régions avait peu d'inspirations pour les esprits incultes des Français qui nous gouvernaient alors. Ce seul mot Kondiaronk, ou Adario, eut été un souvenir historique 119. Après le service, M. Joncaire mena les Iroquois de la Montagne faire leurs condoléances aux Hurons, auxquels ils présentèrent la figure d'un soleil et un collier de porcelaine, en les exhortant à conserver l'esprit, et à suivre les vues du grand homme qu'ils venaient de perdre.
Adario était toujours applaudi quant il parlait en public. «Il ne brillait pas moins, dit Charlevoix, dans ses conversations particulières, et on prenait plaisir à l'agacer, afin d'entendre ses reparties vives, pleines de sel, et ordinairement sans répliques. Il était en cela le seul homme du Canada qui pût tenir tête au comte de Frontenac, qui l'invitait souvent à sa table, afin de procurer à ses officiers le plaisir de les entendre.» C'est ce qu'expriment les vers suivans toujours tirés de l'Ode des Grands-Chefs:
Entre ces guerriers quel est donc
Ce Chef à la mâle figure,
A la haute et noble stature?
Ah! c'est Kondiaronk:
Ce guerrier valeureux, ce rusé politique,
Ou pour dire le mot, ce grand homme d'état,
Cet illustre yendat,
Presque digne du chant de la muse héroïque.
De quel esprit est-il doué,
Quand deux fois par sa politique
Et par son adroite rubrique,
L'Iroquois est joué;
Quand pour le mot plaisant, la fine repartie,
Laissant loin en arrière et Voiture et Balzac,
Du seul De Frontenac
Peut avec lui lutter à pareille partie.
CHAPITRE XXIX
ARGUMENT
Des Abénaquis--Taxous--Mataouando--Ouitelamon--Barbarie de ces peuples--Exception frappante. Réflexions.
J'ai dit plus haut comment se forma la Confédération abénaquise. Nous sommes arrivés à l'époque où elle se rendit terrible. Les Jumbeovich et les Meskambiwit (ce dernier le bras droit de notre d'Iberville), se distinguèrent comme volontaires dans nos armées coloniales. Taxous et Mataouando se signalèrent à la tête de corps nombreux. Mataouando s'avançant dans la Nouvelle-Angleterre, y massacra deux cent cinquante personnes, et rappela le massacre de Lachine; Taxous pénétra jusqu'à Boston, dévastant tout sur son passage, et Ouitelamon entra dans Albany, et y fit des captifs. Ces exploits éclatans étaient accompagnés de contineulles horreurs, et, il faut le dire, l'administration en Canada, barbare à l'excès, ne craignait point d'offrir des primes aux guerriers qui feraient plus de chevelures; bien différente de ces anciens Romains qui dégradèrent le soldat qui s'était permis de sortir de son rang sans l'ordre de son chef, elle nous rendait cruels en fesant de nous, comme des Abénaquis, autant de Flibustiers qu'elle lançait contre les colonies anglaises. Là une voix s'éleva en faveur de l'humanité, et Schuyler, gouverneur d'Orange, écrivit au marquis de Vaudreuil, une lettre que fait honneur à l'humanité.
Parmi ces fureurs, quelques beaux traits venaient prouver que l'on aurait pu adoucir ces sauvages, loin de les exaspérer. Un jeune officier anglais, pressé par deux Abénaquis, ne songeait plus qu'à vendre chèrement sa vie. Au même moment, un vieux Chef, armé d'un arc, s'approche de lui, et s'apprête à le percer d'une flèche; mais après l'avoir ajusté, tout-à-coup il baisse son arme, et court se jeter entre l'Anglais et les deux guerriers qui le poursuivaient. Ceux-ci se retirèrent avec respect. Le vieillard prit le jeune officier par la main, le rassura par ses caresses et le conduisit dans sa cabane. Il n'en fit pas un esclave, mais son compagnon; lui apprit la langue de son pays et ses arts grossiers. Une seule chose inquiétait le jeune Anglais; quelquefois le vieillard tournait sa vue sur lui, et après l'avoir contemplé, laissait tomber des larmes. Cependant aux premières feuilles du printems, la tribu reprit les armes. Le vieux guerrier, assez robuste encore pour supporter les fatigues de la guerre, partit avec son prisonnier. Les Abénaquis firent une marche de plus de deux cents lieues à travers les forêts. Enfin ils arrivèrent dans une plaine où ils découvrirent un camp d'Anglais. Le vieux Sachem le fit voir au jeune homme en observant sa contenance... Voilà tes frères, lui dit-il, les voilà qui nous attendent pour combattre. Ecoute, je t'ai sauvé la vie; je t'ai appris à faire un canot, un arc, des flèches, à surprendre l'orignal dans la forêt, à manier le tomahack, et à enlever la chevelure à l'ennemi. Qu'étais-tu lorsque je t'ai conduit dans ma cabane? Tes mains étaient celles d'un enfant, ton âme était dans la nuit: tu ne savais rien, tu me dois tout. Serais-tu si ingrat que de retourner à tes frères?--L'Anglais protesta qu'il ne verserait jamais le sang d'un Abénaquis. Le vieillard mit ses deux mains sur son visage, en baissant la tête; puis il regarda le jeune officier, et lui demanda: as-tu un père?--Il vivait encore quand je quittai ma patrie.--Oh! qu'il est malheureux, s'écria le vieux sauvage; et après un moment de silence, il ajouta: moi aussi j'ai été père, mais je ne le suis plus. J'ai vu mon fils tomber dans le combat, à côté de moi. Il est mort en homme; il était couvert de blessures, mon fils, quand il tomba. Mais je l'ai vengé, oui! je l'ai vengé. Il prononça ces mots avec force: tout son corps tremblait. Ses yeux étaient égarés, et ses larmes ne pouvaient couler. Il se calma peu à peu, et se tournant du côté de l'orient, où le soleil allait se lever, voit-tu ce beau ciel, dit-il au jeune homme, as-tu du plaisir à le regarder?... Oui, j'ai du plaisir à le voir, répondit le jeune Anglais.--Eh bien! je n'en ai plus, s'écria le vieillard. Puis, lui montrant un manglier en fleurs, vois-tu ce bel arbre, aimes-tu sa vue?... Oui son aspect me réjouit... Il n'a pour moi aucun charme, reprit l'Abénaquis, et li ajouta: pars, vas dans ton pays, afin que ton père ait encore du plaisir à voir le soleil, qui se lève, et les fleurs du printems. Il n'y a pas plus bel exemple de l'amour filial: l'amitié, chez le sauvage, produit des effets aussi frappans.
L'amitié est le plus grand bonheur de la vie, disaient les Scandinaves. Ce sentiment, tous les peuples, pasteurs ou guerriers, lui ont rendu leur culte; mais il agit avec plus de force sur l'enfant de la nature que sur l'homme civilisé. L'historien des Gaules nous montre deux jeunes guerriers qui échangent leurs armes sur la pierre du serment. La trompette sonne et Teutates les appelle au combat: ils se font une chaîne de leurs colliers, et vont comme un seul, unissant ou confondant leurs efforts, leurs victoires, leur vie et leur mort. Ainsi chez nos sauvages, un ami fera cent lieues dans les bois pour s'asseoir sur la sépulture de son ami.
CHAPITRE XXX
ARGUMENT
Saguima, Chef Outaouais--Guerre des Outagamis--Memoussa.
La paix de 1701 avait procuré la tranquillité à la Nouvelle-France, et rompu le chaînon des évènemens. Cependant ce repos n'empêcha pas que les sauvages eussent leurs illustres. La Pouteouatami Onangnicé montra beaucoup d'esprit et de sens, mais surtout un génie vaste qui embrassait merveilleusement tous les détails du commerce de ces régions. L'Algonquin Makinac, digne successeur des Tessoat et des Piskarent et l'Outaouais Onaské, se signalèrent par des exploits guerriers. Saguima, de la même nation, les surpassa. Il défit les mascoutins en 1715, et en fit un grand carnage. Au premier bruit de cette irruption, le fier Pemoussa, qui était comme le dictateur des Outagamis, nation nombreuse et turbulente, alliée aux Anglais, s'avança sur le Détroit, causant partout de funestes ravages. Le danger était imminent: Hurons, Outaouais, Sakes, Malhomnes, Illinois, Osages et Missourites, toutes les tribus accoururent au secours des Français. Sur la route, tous ces sauvages se pressaient les uns sur les autres. «Il n'y a pas de temps à perdre disaient-ils, Ononthio est en danger, il nous aime; son coeur nous est ouvert, son bras est étendu sur nous: défendons-le, ou mourons à ses pieds. Vois-tu cette fumée, Saguima, disaient les Hurons, ce sont trois femmes de la tribu que l'on brûle, et la tienne est du nombre.» Trois femmes outaouaises étaient en effet captives chez les Outagamis, mais on n'en savait pas davantage, et les Hurons parlaient ainsi pour enflammer son courage.
Cependant Pemoussa arrivé à la vue de la place, et la voyant sur ses gardes, assit ses retranchemens sur un terrein avantageux, et l'appuya d'une maison fortifiée dont il se rendit maître. M. Dubuisson, gouverneur, sortit avec du canon et suivi de ses alliés. Pemoussa répondit bravement à la première attaque; mais se voyant pressé par le feu bien nourri des Français, il fit creuser de grands trous en terre pour y mettre ses guerriers à couvert. On dressa alors deux échafauds de vingt-cinq pieds de hauteur, d'où l'on battit vivement les assiégés, qui n'osèrent plus sortir pour avoir de l'eau. Dans cette extrémité, animés par leur redoutable Chef, et tirant des forces de leur désespoir, ils combattirent avec un courage qui rendit longtems la victoire douteuse. Ils s'avisèrent même d'arborer sur leurs palissades des couvertures rouges en guise de drapeaux, et crièrent de toutes leurs forces: «Corlar est notre père, son drapeau flotte sur nos têtes, et il protège nos bras: il viendra nous secourir, ou il vengera notre mort.» Mais pressé de plus en plus, Pemoussa fit remplacer les couvertures rouges par un drapeau blanc. Il se présenta en dehors de son camp avec deux de ses officiers, et fut introduit devant le gouverneur. Il remit plusieurs captifs, et présenta des colliers à Saguima, afin de l'adoucir, mais les alliés furent inexorables, et ne voulurent le recevoir qu'à discrétion. Réduit à se défendre encore, il fit décocher à la fois jusqu'à trois cent flèches au bout desquelles il y avait un tondre allumé, et à quelques-unes des fusées de poudre, pour mettre le feu au camp des Français. Quelques maisons brulèrent en effet, et pour empêcher que l'incendie ne gagnât plus loin, on fut obligé de couvrir tout ce qui restait de peaux d'ours et de chevreuils, et de les arroser à chaque instant.
Lassés d'une résistance si opiniâtre et si habile, les confédérés parurent désespérer du succès, et M. Dubuisson fut Sur le point d'être abandonné et laissé à la merci de ceux envers qui l'on s'était montré si impitoyables. Il fallut qu'il employât tout ce que la raison et l'éloquence ont de plus persuasif. Ces bandes indisciplinées retournèrent enfin à l'assaut, et les assiégés, aux abois, demandèrent de nouveau à parlementer. Il y eut quelques discours assez semblables à ceux des héros d'Homère; mais M. Dubuisson les fit cesser, et pressa la ruine totale des Outagamis. Fort heureusement pour eux, un orage dispersa les alliés, et permit à Pemoussa d'opérer sa retraite. Il alla se poster sur une île du lac Ste. Claire, où il fut forcé après un nouveau siége de quatre jours; le premier en avait duré dix-neuf. Le Sachem perdit plus de mille guerriers, et ne parut que plus animé par ce désastre. Les Outagamis, souvent vaincus, demeurèrent indomptables.
Je retrouve Pemoussa chez sa nation en 1728. Etant allé en ambassade chez les Kikapoux, en 1729, il fut assassiné avec Chichippa, son compagnon, par trente guerriers de cette tribu, une des plus perfides de celles qui suivaient les Français. Le sage Chouaenon, Chef du conseil, voulut en vain le protéger contre les traîtres, apostés par le Sachem Kausecoué. Voilà le récit des infortunes de Pemoussa: ses belles actions ne sont pas assez connues.
CHAPITRE XXXI
ARGUMENT
Des Cherokis--Leurs rapports avec les Français--Ceux-ci les excitent contre les Anglais--Parti de la guerre et parti de la pais--Occonostata; Attakullakulla--Guerre sanglante--Défaite des Cherokis et retour de la paix.--Anecdotes.
Les Cherokis, qui forment sans contredit la plus célèbre Confédération, après celle des cinq Cantons Iroquois, ne paraissent sur la scène qu'en 1730. Alors, le sort des colonies de l'Angleterre et de la France demande une décision, et les Français, plus faibles cherchent partout des défenseurs: l'alliance de nombreuses tribus aait été tout le secret de leur force.
Les Cherokis, campés dans l'Alabama et le Tenessee, vivaient en paix avec les Anglais, mais un de leurs guerriers ayant été massacré par la milice de Géorgie, soldatesque dont la cruauté et la barbarie commençait à devenir proverbiale, la bonne harmonie cessa, et les Français reçurent l'appui d'une diversion puissante. Ils trouvèrent un parti de guerre accrédité, duquel Occonostata était l'âme. Occonostata, ou le Grand Capitaine, avait mérité ce beau surnom par ses prouesses à la guerre. Inaccessible à la crainte, il s'écriait: «Quelle est la nation devant laquelle le Grand Capitaine tremblera?... il ne craint pas les nombreux guerriers que le Grand Sachem George peut envoyer dans ces montagnes.» Son éloquence mâle animait les jeunes gens, précipitait leurs aveugles démarches. Le gouverneur de la Caroline du Sud crut devoir assembler toutes ses forces à Congares, d'où il menaça tout le pays des Cherokis. Occonostata n'était pas prêt à éclater. Il s'aventura avec trente députés, et se rendit à Charleston, pour y négocier un accommodement devenu impraticable. Le gouverneur, après avoir énuméré les griefs de la colonie, dédaigna de l'écouter, et lui ordonna de suivre l'armée. Au fort George, Occonostata fut confiné, avec ses compagnons, dans une misérable hutte à peine assez grande pour contenir la moitié des députés. Cependant, les milices se mécontentèrent faute de paye, et le gouverneur, n'osant s'aventurer plus loin, s'en revenait lentement, traînant Occonostata à sa suite, lorsqu'Attakullakulla, Chef du parti pacifique, se dévoua pour délivrer son rival. Ce Sachem, l'homme le plus éloquent de sa nation, qui avait traversé l'océan, avait une singulière amitié pour les Européens. Il opinait toujours pour la paix, mais la puissance de sa parole succombait devant la fougue du Grand Capitaine, et sa destinée était d'être toujours le réparateur des fautes de sa nation. Il eut une entrevue avec le commandant, et négocia avec tant d'habileté qu'il obtint la liberté d'Occonostata et de Fiftoe et Saloueh, Sachems de Keovi et d'Estatoï.
Cette marche infructueuse des Anglais avait coûté £25,000, et en pure perte, car Occonostata ne devint pas plus pacifique, et douze colons furent massacrés par ses partisans. Il paraît que Coytmore, commandant du Fort George, avait provoqué ces hostilités. Le Grand Capitaine vint l'assiéger, mais désespérant de pouvoir emporter la place, il fit une embuscade dans un bois voisin, puis il envoya une femme prévenir le gouverneur, qu'ayant quelque chose d'important à lui communiquer, il désirait le voir sur le bord de la rivière. L'imprudent Coytmore s'avança vers le rivage avec les lieutenans Bell et Forster. Occonostata paraissant sur la rive opposée lui dit qu'il allait à Charleston, pour solliciter la liberté des captifs, et qu'il désirait avoir pour sauve-garde quelques Anglais de la garnison; et montrant une bride qu'il tenait à la main, il feignit d'aller chercher un cheval dans la forêt, mais à l'instant même, il donna le signal convenu, qui était de faire tourner la bride autour de sa tête. Les sauvages se précipitant du bois, massacrèrent le commandant et prirent les deux officiers. La garnison exaspérée, fit périr tous les prisonniers, qui étaient dans le fort.
Occonostata venait d'allumer un vaste incendie, car il n'y eut pas de famille qui ne perdît un proche dans ce massacre, et toute la nation courut aux armes. Toutes les tribus descendirent de leurs montagnes, semblables aux avalanches, qui absorbent tut ce qu'elles trouvent sur leur passage. Elles décimèrent les habitans inoffensifs de la Caroline, et ne virent mettre un frein à leurs fureurs, que par l'arrivée de sept compagnies de réguliers, qui furent cantonnées sur la frontière. La Caroline du Nord et la Virginie armèrent toutes leurs milices, et Sir Jeffery Amherst, général en chef dans les colonies, fit de nouveau partir douze compagnies pour le théâtre de la guerre. L'armée réunie entra sur le territoire des Cherokis, et rasa sur son passage les deux gros bourgs de Keovi et d'Estatoï. Les deux Sachems en avaient retiré les guerriers, et retraitaient devant les soldats Anglais, suivant le plan du Grand Capitaine, qui abandonna le blocus du Fort George pour marcher à la défense de son pays. Il laissa les Anglais s'engager dans des défilés dangereux. Ils s'avancèrent jusqu'à cinq milles d'Etchoï à travers les rivières et les montagnes. Là était une vallée basse, tellement couverte de buissons que les soldats pouvaient à peine s'y battre un chemin. Un officier fut chargé d'ouvrir une route avec une compagnie de sapeurs. Ils tombèrent dans une embuscade. Un feu bien nourri d'armes à feu jeta sur le carreau le Chef anglais et plusieurs soldats. Les grenadiers et l'infanterie légère s'avancèrent alors au pas de charge, un feu régulier s'ouvrit sur toute l'étendue des deux lignes, et les bois voisins retentirent du bruit du canon et de la mousquetterie, que répétaient les collines. Après une heure de combat les Cherokis cédèrent momentanément, et retraitèrent emportant leurs morts. Les soldats bretons rêvèrent aux armées disciplinées qu'ils avaient combattues en Europe, et leurs officiers contemplèrent avec étonnement le choix judicieux que le Sachem avait su faire du terrein. On avait perdu cent vingt hommes; il fallut retraiter aussitôt. Occonostata suivit en vainqueur ces vieilles bandes formées par le duc de Cumberland, il emporta le fort Loudon. Le capitaine Stuart capitula avec vingt réguliers, à la condition d'être conduit à Fort George. Il en sortit presqu'aussitôt, pensant reprendre son poste, mais il fut contraint de se rendre à discrétion après avoir perdu trente hommes.
Attakullakulla ne prit aucune part à cette seconde campagne. Il voulut jouer le rôle de pacificateur; mais la gloire de son rival animait les jeunes guerriers à poursuivre la guerre. Il eut cependant l'influence de se faire livrer le Capitaine Stuart, et le logea dans sa cabane. Occonostata, maître de tout le pays, était bien résolu à emporter Fort George. Il se procura du canon, et ordonna au prisonnier d'en conduire le service. Le malheureux capitaine ne voyant que l'alternative de mourir ou de manquer à l'honneur, communiqua son trouble à son libérateur, qui le prit par la main en disant: «Sois tranquille, mon fils, le vieux guerrier est ton ami.» Attakullakulla annonça qu'il partait pour la chasse, et voulut conduire avec lui son prisonnier. Il y avait loin du point de départ à la frontière, et la plus grande diligence était nécessaire pour éviter toute surprise. Ils marchèrent neuf jours et neuf nuits à travers d'épaisses forêts, et sans autre guide que les astres. Le dixième jour ils arrivèrent heureusement sur la rive de la rivière Holstein, et rencontrèrent l'armée du colonel Bird. Le vieux Sachem se sépara de son prisonnier, et se renfonça dans la forêt aussi composément que s'il eût fait une action ordinaire.
Pour revenir aux évènemens de la guerre, les colonies firent de nouveaux efforts, et levèrent un régiment colonial; des troupes arrivèrent du Nord, les Chickasas et les Catawbas s'armèrent contre leurs semblable, et trois mille hommes marchèrent contre les Cherokis. M. de Latinac se trouvait à Etchoï. Au grand conseil de la nation, brandissant La hache de guerre, il s'était écrié: «Qui est-ce qui lèvera le tomahack pour venger Ononthio?» Et le Sachem d'Estatoï, Saloueh, leva le sien, et chanta la guerre. Occonostata rencontra les troupes coloniales dans le même endroit où il les avait repoussée l'année précédente. Une colline appuyait leur flanc. Les premiers Cherokis la montèrent sans défiance, mais les Chickasas les ayant aperçus, les délogèrent, soutenus par les premiers rangs de soldats. Occonostata s'opiniâtra, et reprit la position malgré les efforts du colonel Grant: la bataille devint alors générale. Les troupes se trouvaient dans une situation déplorable, exténuées de fatigue et exposées à un orage furieux. Elles semblaient être le jouet des Cherokis, qui, protégés par leurs forêts, se dispersaient pour se rallier sans cesse. On les poussait sur un point, ils revenaient sur un autre, et sans les sauvages alliés, il est probable Que les vieux grenadiers anglais n'auraient pu vaincre les fiers montagnards. Comme le colonel Grant était occupé à les poursuivre du ôté de la rivière, le Grand Capitaine tomba sur les bagages et les détruisit. On se battit depuis huit heures du matin jusqu'à onze. Les sauvages retraitèrent alors emportant avec eux les corps de ceux qui avaient été tués. La victoire fut cependant complette, et l'armée employa un mois entier à ravager le pays. Un officier écrivait: «Le ciel nous a favorisés, et nous avons achevé notre ouvrage. Tous les bourgs, au nombre de quinze, ont été ruinés, mille quatre cents âcres de blé détruits, et cinq mille 120 Cherokis poussés dans les montagnes.»
Occonostata dédaigna de demander grâce, mais Attakullakulla, redevenu l'espoir de sa nation, vint trouver le colonel Grant, et lui tint ce discours: «Vous vivez sur le rivage, et vous êtes dans la lumière; pour nous, qui habitons la forêt, nous sommes dans les ténèbres. Cependant il n'y aura plus d'obscurité, car Attakullakulla a toujours cherché le bien, et quoiqu'il soit bien vieux, il vient encore voir ce qu'il y a à faire pour son peuple affligé. Ce qui est est l'ouvrage du Grand Esprit. Les Cherokis ne sont pas de la même couleur que les blancs, et ceux-ci leur sont supérieurs, mais le même esprit est le père de tous; c'est pourquoi le vieux Sachem espère que le passé sera enseveli dans l'oubli. Le grand roi (George) lui a dit que les plaines et les forêts appartiennent aux deux peuples, et comme ils vivent sur un même sol, il faut qu'ils s'aiment comme une même nation.» M. Ramzay ajoute que la paix fut conclue, et que les deux partis exprimèrent le désir qu'elle se perpétuât aussi longtems que le soleil répandrait sa lumière sur la terre, et tant que les fleuves rouleraient leurs eaux majestueuses. Attakullakulla se rendit à Charleston, où le gouverneur le reçut avec distinction, l'invita à sa table, et lui confia une copie du traité sous le grand sceau de la Province.
M. Thatcher doute qu'Attakullakulla fut un des Chefs qui furent présentés à George II, en 1730; mais le Sachem le dit indirectement dans son discours au colonel Grant.
Je termine cet article par une entrevue qu'eut avec ce sauvage intéressant Bertram, l'agréable auteur des voyages dans le Sud.
«Après avoir traversé cette branche considérable de la Tanase, dit en substance le voyageur, j'observai un groupe de sept Indiens descendant les hauteurs qui avoisinent le rivage. Je vis venir en avant un Chef de guerre, et supposant bien que c'était Attakullakulla, Empereur des Cherokis, par respect, je m'éloignai du chemin, pour lui laisser le passage. Sa hautesse me rendit le compliment par un sourire; elle s'approcha de moi, et, me serrant la main, elle me dit: Je suis Attakullakulla, l'Anglais me connaît-il? Je lui répondis que le bon esprit qui marchait devant moi, m'avait déjà appris qu'il était le Grand Attakullakulla, et k'ajoutai que k'étais de la Pensylvanie, dont les habitans, blancs et rouges se fesaient gloire d'être les alliés des Cherokis. Il me demanda si je venais de Charleston, et si je connaissais le capitaine Stuart que, me dit-il, il allait visiter. Sur mes réponses satisfaisantes, et sur ce que je luis dis que j'allais moi-même chez les Cherokis, il m'assura que je serais le bienvenu, et me fit, en s'éloignant, un signe de politesse, que toute sa suite me répéta.»
CHAPITRE XXXII
ARGUMENT
Etat de la Confédération iroquoise--Alliance anglaise--Talasson--Schinoniata--Les Cantons prennent part à l'invasion du Canada.
L'illustre orateur Teganissoré estimait assez sa nation pour la croire en état de tenir le balance entre les colonies françaises et anglaises; mais les grandes entreprises que l'instinct de leur conservation fit naître tout-à-coup au sein de ces dernières, prirent un immense développement, et ce torrent emporta tout sur son passage. Les cantons iroquois se virent entraînés. Leur constitution s'altéra sous l'influence de ce changement, et l'on vit cette république formidable diminuer d'importance en devenant moins indépendante. Sa population, loin de décroître, s'était accrue en 1712, lorsque les Tuscaroras, nation puissante de la Caroline, dépossédées par le sort de la guerre, vinrent former un sixième canton. Mais l'influence du général Johnson acheva un ouvrage depuis longtems commencé. Les Sachems avaient plus fréquenté Albany que Québec: ils étaient plus à portée des Anglais qui paraissaient leur tendre une main libérale. L'esprit conciliant des Français, soutenu par le courage, les avait tenus en suspens, mais la fortune ne parut pas plutôt fuir leur bannière, que les guerriers n'eurent plus d'estime que pour Corlar. Sir William, établi dans leur pays en qualité d'agent, leur fit accepter, sans qu'ils s'en doutassent, une dépendance entière des Anglais. Les moeurs s'altérèrent par le commerce avec les blancs. Ces peuples durent faire dès lors quelques progrès vers la civilisation. Mais l'on ne vit plus cette suite non interrompue de Chefs valeureux, dont Talasson sembla devoir fermer la liste. Il fut, comme tant d'autres l'orgueil d'Onnondagué, et la terreur des Outaouais. Ses successeurs ne parurent sur le champ de bataille que comme des volontaires servant sous des capitaines étrangers. Tel un descendant d'Uncas le Mohican, portant ce nom lui-même, se signala à la bataille du lac George, et Hendrich, Grand-chef de guerre des Mohacks 121, tomba devant Johnson comme un chevalier meurt aux pieds de son roi.
Note 121: (retour) Le général Johnson tenant conseil avec les Mohacks, ce Chef lui dit: J'ai rêvé que tu me donnais un habit galonné, et il me semble que c'est celui que tu portes maintenant. Eh bien! dit Sir William, il est à toi; et il en revêtit le Sachem, qui partit enchanté. Le général eut son tour. Je ne rêve pas ordinairement, dit-il à son homme, dans une autre occasion; cependant, depuis que je t'ai vu, j'au un songe vraiment singulier.--Quel est ton songe, dit le Mohack?--J'ai rêvé que tu me donnais une chaîne de terreins sur la rivière, pour y bâtir une maison.--Hendrich jetant sur lui un regard perçant: si dans la vérité de ton âme, tu as fait ce songe, tu l'auras. Quant à moi, je ne rêverai plus; je n'ai gagné qu'un beau vêtement, et toi, je t'abandonne un grand lit, sur lequel ont souvent dormi mes ancêtres. Ce lit avait trois lieues.
Schinoniata, Sachem Onnondagué, aurait été plus célèbre à une autre époque, lorsque l'indépendance de sa nation eut développé son énergie. La révolution favorable aux Anglais, ne s'était point opérée sans quelques efforts pour la prévenir de la part des Français. M. de Vaudreuil voulant faire revivre à tout prix l'influence de sa nation, fit prévenir ce Chef, en 1757, qu'il allait envoyer aux Iroquois un Sachem qui leur parlerait d'affaires sur leurs nattes. Ce Sachem devait être M. de Lévis, mais on eut besoin ailleurs de ce célèbre général, et M. Rigaud de Vaudreuil partit à sa place avec neuf canots chargés de présens. Schinoniata vint à sa rencontre avec vingt guerriers et le vit près d'Oswego. On se salua de trois décharges de mousquetterie, l'on dressa une tente, et nos deux grands hommes s'abouchèrent ensemble.
«Mon père, dit Schinoniata, nous regardons ce jour comme heureux puisque nous te voyons; mais avons appris ton arrivée par ceux que tu nous as envoyés. Ils nous ont dit que tu désirais que nous allassions au-devant de toi: nous sommes venus.»
Il continua tenant un collier de rassades: «Tes envoyés nous ont dit que tu demandais dans quel lieu nous voulions que tu nous parlasses. Nous ne voyons pas de meilleur lieu qu'Onnondagué où tu nous parlera sur nos nattes, car les fredoches ne sont point propres au conseil.»
M. de Vaudreuil répondit assez bonnement: «Mes frères, je vous remercie de ce que vous êtes venus au-devant de moi. Mon dessein était toujours d'aller à Onnondagué pour vous y porter la parole de mon père. Vous êtes les maîtres du départ, et d'en fixer l'heure et le jour.»
Les Français auraient eu l'imprudence de s'engager dans le pays des Iroquois, mais Schinoniata, revenant sur ses pas, dit à M. Rigaud: «Mon père, tu vois que nous souhaiterions de te voir dans nos villages, mais nous sommes trop près de Corlar; il est fort, et il nous a dit, qu'il voulait sacrifier Ononthio. Tu pourrais être insulté. Nous allons envoyer dire à Onnondagué que tu es ici, et que l'on vienne entendre la parole de notre père.»
Enfin, le 6 août, on tint un grand conseil dans la tente du général. Les présens étaient rangés sur le bord du rivage. Les Iroquois les acceptèrent sans peine; ils firent force belles promesses, et M. de Vaudreuil alla informer le marquis du succès apparent de sa mission. Schinoniata ne devient pas plus mauvais ami de Sir William Johnson pour avoir reçu des présens. Il le suivit dans son expédition contre Niagara, et contribua à la défaite des Français. Un corps de mile guerriers franchit les lacs avec le général Amherst, et fondit avec lui sur la colonie. Les Mohacks virent tomber la jeune France avec les bandes aguéries du général de Lévis, à Montréal.
SECONDE PARTIE
CES ÉTRANGERS (disait le vieux prince Norwégien) sont arrivés ici comme une volée d'oies sauvages; ils y ont amené leurs petits, et s'y sont mis à couvert. Qu'on leur propose aujourd'hui de retourner dans leurs montagnes ou dans leurs basses terres, après qu'ils ont goûté de nos excellens poissons!!! Non, nous ne verrons plus les beaux jours de ces îles, les usages primitifs n'existent plus. Que sont devenus nos anciens Chefs, nos Fea, nos Shlaghrenner? Ils ont fait place aux Mouat; eux dont les noms prouvent assez qu'ils sont étrangers à ces rivages. Dans un siècle d'ici, à peine il restera un pouce de terre aux vrais habitans norses, aux propriétaires d'héritages norwégiens.
SIR WALTER SCOTT (Le Pirate).
CHAPITRE I
ARGUMENT
Des Outaouais--Ponthiac, leur Chef--Ses premières armes--Entrevue avec le major Rogers--Nianvana--Grands projets de Ponthiac--Prise de Michillimakinac--Siége de Détroit--Bataille de Bloody-Bridge--Paix générale--Retraite de Ponthiac--Anecdotes et Réflexions.
Les Outaouais n'ont pas encore paru avec éclat dans cette histoire. Le grand Ponthiac va les tirer pour un moment de cette nullité, pour les couvrir d'un lustre sans supérieur dans les annales aborigènes: le Nord va s'étonner de leurs exploits.
Lorsque le commerce de la Nouvelle-France commença à prendre quelque développement pour s'étendre jusques aux lacs, les Outaouais vivaient dans leurs environs avec les Chippeouais et les Pouteouatamis, deux peuples quel'on suppose avoir appartenu à la grande nation algonquine qui, au temps de M. de Champlain, occupait la rive nord du St. Laurent, entre Québec et le lac St. Pierre. La tradition orale fait venir les trois tribus jusqu'au lac Huron, où elle se séparent. Les Outaouais, agriculteurs, se fixèrent dans les environs de Michillimakinac: les deux autres tribus poursuivirent leur marche.
Les Français se firent des amis des Outaouais et des Chippeouais. Un Chef de ces derniers disait naguère dans une ville des Etats-Unis: «lorsque les Français parurent aux chûtes, ils vinrent nous voir, et nous baiser. Ils nos appelaient leurs enfans, et nous trouvâmes en eux des pères. Nous vivions comme des frères dans une même cabane.»
Ponthiac, Chef des Outaouais, avait contribué, en 1754, à la défaite du général Braddock, sous le Grand Chef Makinac. Dans une autre occasion, il avait secouru le Détroit. Ami sincère des Français, il ne put voir d'un oeil tranquille la conquête de 1760, et commença dès lors à déployer toute l'énergie de son caractère. Les lacs venaient d'être livrés au général Amherst. Le major Rogers, qu'il envoya pour prendre possession du pays des Outaouais, rencontra le Sachem sur le chemin du Détroit. Ponthiac s'était fait précéder d'une députation de Chefs de tribus de sa dépendance. Ces ambassadeurs représentèrent leur maître comme le seul souverain du pays, et annoncèrent qu'il venait faire la paix avec les Anglais. Il parut en effet. Après les saluts, il demanda hardiment au major comment il avait ôsé entrer dans son pays, et quel était le but de cet empiètement. Rogers, trop prudent pour s'émouvoir, répondit qu'il venait en ami, pour chasser une nation qui avait été un obstacle à l'amitié des guerriers Outaouais pour le Grand Roi George; puis il offrit aux députés un présent de Ouampum. Ponthiac l'accepta en disant: je resterai ici jusqu'à demain, et je ferai aussi un présent aux Anglais. «C'était me dire, écrit Rogers, tu n'iras pas plus loin sans ma permission.» A l'approche de la nuit, il demanda au major si ses jeunes gens n'avaient pas besoin de se procurer des fruits que produisait son pays, et il envoya ses guerriers à la recherche. Dans une seconde entrevue, il lui présenta son calumet, et lui permit de traverser son territoire. Il voulut même l'accompagner jusqu'au Détroit, et força à rebrousser, une tribu qui venait couper le passage.
Les Outaouais avaient un autre Chef, Minavana, que le célèbre voyageur Henry 122 rencontra dans l'île de La Cloche 123 sur le lac Huron, puis à Michillimakinac. Ce lieutenant de Ponthiac, lui parla fort mal des Anglais. C'était, dit Henry, un personnage d'une apparence fort remarquable, de haute stature, à la contenance belle et fière. Il entra dans son appartement suivi de soixante guerriers armés de pied en cap. Quand ils eurent défilé un à un, ils s'assirent, et se mirent à fumer. Minavana parla sur un ton fort haut, et effraya beaucoup notre voyageur, mais il ajouta que les Anglais étaient indubitablement de braves guerriers, puisqu'ils venaient ainsi au milieu de leurs ennemis, et qu pour lui (M. Henry), il semblait être l'ami des guerriers rouges, et nourrir de bonnes intentions; puis il lui donna une poignée de mains, et sortit avec ses guerriers. M. Thatcher, frappé du caractère élevé de Minavana, veut le confondre avec Ponthiac lui-même; mais c'est une assertion improbable.
Pour revenir à celui qui fait le principal sujet de ce chapitre, ce fut vers ce temps qu'il conçut le vaste projet de réunir les tribus de l'Ouest et du Sud-Ouest dans un irruption qui devait expulser les Anglais et, croyait-il peut-être, ramener les Français dans son voisinage. Le plan qu'il adopta suppose chez ce sauvage un génie extraordinaire et un courage de première force. C'était une attaque simultanée et soudaine contre tous les postes que les Anglais occupaient autour des tribus, aux deux extrémités du lac Ontario, ou midi et à l'occident de l'Erié, autour du Michigan, sur l'Ohio, l'Ouabache et l'Illinois. On tenait sur cette immense étendue Frontenac, Pittsburg, Buffalo, Niagara, Sandoske, le Détroit, Michillimakinac, etc. La plupart de ces postes étaient des entrepôts de commerce plutôt que des forteresses, mais ils étaient encore formidables contre les sauvages. Ils commandaient les grandes avenue aux eaux du Nord et de l'Ouest. Ponthiac, instruit qu'il était de la géographie de ces régions, comprit que leur conquête lui ouvrirait tous les passages. Le drapeau britannique devait être abattu au même instant dans tous les forts, et pour procurer l'ensemble nécessaire, le Sachem ne se prépara qu'en secret. Il ouvrit d'abord son plan aux Outaouais et le développa avec toute l'éloquence sauvage. Il fit jouer les ressorts de l'ambition et de la crainte, de l'espérance et de la cupidité, et rappella le souvenir des Français. Des Outaouais, l'ardeur se communiqua aux autres peuplades, qui se réunirent dans un grand conseil. Ponthiac y pénétra dans tous les replis de leur caractère, et il les fixa toutes en démêlant leurs intérêts divers, et en donnant son projet comme inspiré par le grand-esprit à un Chef Lenni-Lenape. Chippeouais, Outagamis, Yendats, Pouteouatamis, Sakis, Menomenes, Lenni-Lenapes, Missisagues, Shaouanis, et Miamis marchèrent sus un même drapeau. L'alliance des Iroquois acheva le chef-d'oeuvre de la politique sauvage, qui combina ce gigantesque plan d'attaque, embrassant tout depuis Niagara jusques à la rivière Potomac. L'oeuvre de la destruction commença en même temps sur tous les points, et de onze postes, neuf succombèrent. Presqu'île céda après deux jours. Le capitaine Ecuyer fut secouru à Pittsburg à la veille d'être forcé: les sauvages se dédommagèrent de ce désappointement en ouvrant une scène de dévastation dans toute l'étendue de la Pensylvanie, de la Virginie et de la Nouvelle-Iork.
Ponthiac arriva en personne devant Michillimakinac. Cette place, située entre les lacs Huron et Michigan, était le principal entrepôt entre les régions hautes et basses. Quatre-vingt-dix hommes la défendaient avec deux pièces de canon. Le Sachem envoya en avant Minavana, sous prétexte de complimenter le commandant. Après que ce Chef eut débité sa harangue et protesté de son amitié pour les Anglais, ses guerriers se mirent à jouer de la balle, près de l'enceinte du fort. Elle fut plusieurs fois jetée à dessein dans l'intérieur, et autant de fois les sauvages entrèrent pour la reprendre 124. Par ce moyen, ils se rendirent maîtres d'une des portes, et Ponthiac arrivant avec toutes ses forces, força la garnison de mettre bas les armes. Maître de Michillimakinac, il s'avança aussitôt contre le Détroit. Le major Gladwin y commandait avec trois cents hommes. Les sauvages passèrent la nuit à danser et à chanter. Le lendemain Ponthiac fit demander une audience, et fut introduit avec un détachement de ses guerriers. Ils devaient tomber sur les Anglais à un signal convenu. La harangue du Sachem fut sévère; il s'anima de plus en plus, et il allait donner l'attaque lorsque Galdwin cria aux armes. Les officiers tirèrent leurs épées, et les canonniers furent à leurs pièces. A cette vue, Ponthiac affecta de se voir trahi, et sortit. Le 10 de mai, il commença un siége en formes, et logea ses guerriers dans les faubourgs. Ils furent délogés le 11, à coups de canon. Cependant, le major, inaccoutumé à la guerre des sauvages, craignait un assaut; il voulait retraiter à Niagara, et n'en fut empêché que par les Canadiens. Ponthiac, profitant se son ineptie, proposa une nouvelle entrevue qui lui livra le capitaine Campbell et le lieutenant McDougall. Il eut un nouveau sujet de triomphe dans la défaite de Sir B. Devers, et d'un gros détachement. Le 30, une flottille parut à la vue de la place. La garnison monta aussitôt sur les bastions, et l'on entendit en même temps le cri de guerre des Outaouais. Ponthiac était allé se poster à la Pointe Pelée. Trente bateaux chargés de troupes furent attaqués et pris. Les guerriers remontèrent La rivière en triomphe, contraignant les Anglais de ramer, et passèrent devant la place. La garnison fut plus heureuse au mois de Juin. Un vaisseau de guerre ayant paru devant le fort, Ponthiac arma ses canots, et crut le prendre l'abordage, mais le capitaine, qui avait fait cacher les soldats à fond de cale, les rangea aussitôt sur le pont, commanda une décharge générale, et jeta les assaillans sur le carreau. Le Sachem n'abandonna pas encore l'espoir du triomphe. Il fit faire des radeaux avec des débris de maisons, et les chargea de matières combustibles en guise de brulots; mais ses guerriers ne comprirent rien à cette nouvelle invention, qui n'eut pas d'effet, et la place fut ravitaillée. Au mois de Juillet, un Chef Outaouais ayant été tué, le capitaine Campbell fut massacré, pour consoler les parens du défunt. Ponthiac eut la magnanimité de chercher l'assassin, qui s'enfuit à Saginan. Le 22 du même mois, trois cents hommes arrivèrent au secours de la place, et l'on résolut à attaquer les sauvages. Leur terrible Chef nit en sûreté les femmes et les enfant, et fit deux embuscades. Il laissa les Anglais s'avancer jusques au pont qui a retenu depuis le nom de Bloody-bridge, mais la petite armée n'y fut pas plutôt arrivée, qu'elle se vit accueillie par un feu bien nourri. Le commandant tomba mort, et les troupes furent mises en désordre: elles se rallièrent, et tous les postes furent enlevés à la bayonnette. Ponthiac les reprit cependant, et les Anglais rentrèrent avec perte de cent dix hommes tués ou blessés. Il ne se passa plus rien de remarquable jusqu'au 18 août. Mais alors les Hurons et les Pouteouatamis ayant laissé le camp, et Ponthiac ayant eu vent des préparatifs du général Bradstreet, qui était arrivé à Niagara avec trois mille hommes, le siége fut levé, et les sauvages se retirèrent en combattant avec le major Volkins. Le 3 avril, 1764, le Sault Ste. Marie fut témoin d'un congrès général des sauvages. Vingt-deux nations, quelques-unes inconnues jusqu'alors, y envoyèrent des députés, et firent la paix avec le Grand Roi, représenté par le vieux général Johnson. Mais Ponthiac dédaigna de négocier, et retraita jusqu'aux Illinois. Il fit encore quelques tentatives en 1765, à la tête des Miamis et des Mascoutins, et mourut en 1767, assassiné par un guerrier Peoria qui, dit-on, croyait faire sa cour aux Anglais, en les délivrant d'un si formidable ennemi.
Note 124: (retour) Homère nous décrit exactement au VIe livre de son Odyssée, ce jeu dont s'amusait Nausica sur le bord de la mer, dans l'île de Corfou, lorsqu'Ulysse sortit du buisson où il s'était caché après le naufrage. La reine, dit-il, jeta la balle à une de ses femmes, qui la manqua: la balle tomba dans les flots. Il nous rappelle encore ce jeu au VIIIe livre; les joueurs étaient Alius et Laodamas.
Ponthiac, en s'emparant du Détroit, voulait en faire le siége de sa domination, qui aurait été redoutable aux nouveaux possesseurs du Canada. «Il morcela sans cesse leur conquête, dit M. Beltrami, et ne put oublier les Français.» Le gouvernement, dans la vue de se l'attacher, lui avait fait une pension annuelle considérable, ce qui ne l'avait pas empêché de manifester, en plusieurs occasions, un esprit de malveillance et de haine contre ses anciens ennemis.
Nous n'avons encore vu qu'une partie de la grandeur de Ponthiac. Cet incompréhensible sauvage chercha à mettre ses sujets en état de manufacturer le drap et les étoffes Comme les Anglais, et offrit au major Rogers une partie de son territoire, s'il voulait entretenir quelques Outaouais dans les manufactures d'Angleterre. Il étudia la tactique de nos troupes, et en raisonnait avec une sagacité peu au-dessous de la science. Ce qui est plus étonnant encore, il établit durant la guerre une sorte de banque à sa façon. Elle donnait des billets de crédit, qui portaient l'image de ce qu'il voulait qu'on lui donnât, et son sceau qui était la figure d'une loutre. Son autorité parmi les siens était celle d'un Dictateur.
On cite à sa louange plusieurs beaux traits. En 1765, le lieutenant Frazer étant allé aux Illinois avec un détachement de soldats, sous couleur de visiter un établissement canadien, mais visiblement pour l'observer, il le fit prisonnier avec sa troupe, et le relâcha généreusement. Le major Rogers lui fait dire après sa retraite du Détroit: «que pour lui il ne ferait la paix que lorsque'elle lui serait utile ainsi qu'au grand roi.» Le même officier chargé de le regagner, lui envoya de l'eau-de-vie. Quelques guerriers qui l'entouraient frémirent à la vue de cette liqueur, qu'ils croyaient empoisonnée, et voulurent le dissuader d'en boire: «non! leur dit Ponthiac, celui qui recherche mon amitié, ne peut songer à m'ôter la vie;» et il prit la boisson avec l'intrépidité d'Alexandre prenant la potion de Philippe.
Le R. P. Thébaud, maintenant Recteur du Collège de Frodham aux Etats-Unis, écrivait en 1843: «la France n'a pas assez connu et apprécié les efforts de ce grand homme. Je n'ai pu trouver son nom dans aucun écrivain de notre nation: il était réservé aux Anglais et aux Américains, ses ennemis, de lui rendre justice. Après la mort du marquis de Montcalm, après les victoires de l'anglais Wolfe sous les murs de Québec, et de l'américain Washington devant le Fort Duquesne, quand les affaires des Français semblaient désespérées en Amérique, le Sachem Outaouais forma le plan de surprendre à la fois par un coup de main onze Postes militaires occupés par la Grande-Bretagne. Trois seulement, Niagara Pittsburg et Détroit résistèrent. Pontias assiégea Détroit, le plus important de tous. Il sut, chose étonnante, retenir ses inconstans compatriotes pendant une année entière sous ses murs 125. En vain la nouvelle de la paix de 1763 arriva en Amérique. Il continua le siége jusqu'à l'abandonnement entier du Canada par la France. Alors, resté seul sur le champ de bataille, à la tête de sa nation, n'ayant pas même pour sa protection personnelle le plus petit article d'un traité conclu à deux mille lieues de son pays, il s'enfuit à travers les bois comme un Indien ordinaire, et se réfugia chez les Illinois, parce qu'ils étaient les plus sincèrement attachés aux restes du parti français. Depuis il succomba dans une querelle particulière avec un Peoria, et telle était l'admiration de ces peuples pour ses talens et sa bravoure, que toutes les autres tribus s'unirent comme dans une croisade contre ceux qui l'avaient laissé périr. Les Peoria furent presqu'exterminés, et la France, qui dédie des palais à toutes ses gloires, n'a pas élevé de monument à Pontias.
M. Balbi 126 appelle Ponthiac «le plus formidable sauvage que l'on connaisse.» S'il fut venu plus tard, il eût été surnommé le Napoléon de l'Ouest, comme l'on dit aujourd'hui de Tecumseh. Je termine par quelques mots du biographe Thatcher: «Il est probable, dit-il, que son influence et ses talens furent sans précédens dans l'histoire de sa race. C'est de là que sa mémoire est encore chérie des peuples du Nord. L'histoire, loin d'ajouter à l'idée qu'ils s'en forment, le réduit à nos yeux aux justes proportions; mais la tradition le mesure avec les Hercules de la Grèce.»
CHAPITRE II
ARGUMENT
Des Lenni-Lenapes--Leur origine--Leur grandeur--Tamenund, ancien Chef--Fête en son honneur aux Etats-Unis--Koguethagechton préserve la paix--Son éloquence--Ses efforts en faveur des Américains.
Les Lenni-Lenapes, appellés aussi Delawares, du nom d'un gouverneur de la Virginie, vinrent selon la tradition d'au-delà du Missouri avec les Iroquois. Lenni-Lennape veut dire peuple primitif. Ils écrasèrent avec les Iroquois, tout ce qui s'opposa à leur passage, puis les deux peuples se séparèrent, et les Delawares occupèrent le pays situé entre les rivières Hudson et Potomac. Quarante tribus les saluaient du nom de Grand-Père. Ils tenaient la Pensylvanie, lorsque William Penn vint d'Albion leur donner des lois 127, et la mémoire de Miquo, comme ils l'appelaient, est encore en vénération chez quelques restes de la nation, qui subsistent sur la rive ouest du Mississipi. Le seul ancien Chef que l'on connaisse, est Tamenund. Les Lenni-Lenapes le mettent au premier rang de leurs grands hommes. Il était selon la tradition, guerrier valeureux, et parfait orateur. Ses vertus parlaient plu en sa faveur que ses hauts faits, et son patriotisme était pur. Plusieurs générations s'étaient écoulées, et sa mémoire était cependant si présente, que lorsque le colonel Morgan, de New-Jersey, fut envoyé comme agent, les Lenni-Lenapes l'appellèrent Tamenund pour honorer ses vertus. Elle était si vénérée même parmi les blancs, qu'ils en firent un saint. Les habitans de Philadelphie inscrivirent son nom sur le calendrier, et célébraient sa fête le 10 de mai. Les citoyens se rendaient en procession dans un bosquet voisin de la ville. Là on prononçait le panégyrique du Sachem. Un diner suivait, puis une danse sauvage. Il reste encore des traces de cette société.
Les anglais firent de grands efforts pour attirer les Lenni-Lenapes dans leur parti, lors de la première guerre américaine. Ils rencontrèrent de l'opposition dans Koguethagechton, Chef des tribus de l'Ohio. Ce Sachem, dont l'évêque Keckewelder fait de magnifiques éloges, s'attacha à persuader à sa nation qu'elle n'avait rien à démêler dans la querelle. Supposez, disait-il, qu'un père ait un enfant dont il a pitié parce qu'il est petit: lorsqu'il commence à grandir, il pense à en tirer de l'aide, fait un paquet, et le lui donne à porter. L'enfant s'en charge gaiment, et marche à la suite de son père. Celui-ci voyant l'enfant de bonne volonté, en est satisfait. Mais le voyant croître de plus en plus en force, il augmente le fardeau, et le fils ne murmure pas encore. Cependant il devient un homme fait. Le père ne laisse pas que de lui donner encore un fardeau, et pendant qu'il le fait, passe un homme mal intentionné qui lui conseille de le faire plus pesant. Le père, plutôt que de suivre son propre jugement, écoute le mauvais conseiller; maos son fils se tournant vers lui: mon père, dit-il, ce fardeau est trop pesant. Le vieillard, dont le coeur s'est endurci, le menace de le battre. Ainsi donc, reprit le fils, je vais être battu si je ne fais l'impossible, et je n'ai d'autre choix que de te résister.--Je trouve dans les recherches de M. Thatcher cette allégorie comme étant du Chef Delaware, mais on peut croire que quelque souffleur américain était là derrière.
Il vint à Pittsburg au commencement des hostilités pour y rencontrer les Tsononthouans, et chercha à les détourner de la guerre; mais on le traita de vieille femme. Ce fut alors qu'il dit ces paroles énergiques: «Je sais bien que les Mingos regardent les Delawares comme un peuple conquis. Ils ont, disent-ils, donné des jupes à nos guerriers. Eh bien! qu'ils regardent Koguethagechton; n'est-il pas un guerrier robuste, et n'en a-t-il pas les ornemens? Oui, c'est un guerrier, et tout ce pays (en montrant les terres que baigne l'Allegany), lui appartient...» Ce discours fier effraya sa nation, qui le désavoua par une ambassade. Koguethagechton, quoiqu'humilié par cette démarche, continua de travailler à la paix. Les Hurons de Sandoske répondirent à un de ses messages, en lui fesant dire de mettre de bons mocassins, afin de pouvoir suivre les autres guerriers à la guerre. Le gouverneur de Détroit brisa à ses pieds un collier qu'il lui avait présenté, et lu ordonna de laisser la place sous la demi-heure.
En 1778, quelques loyalistes s'étant réfugiés parmi la nation, lui persuadèrent que toutes les tribus voisines allaient fondre sur elle si elle ne marchait à la guerre. Koguethagechton entra dans le conseil. «Si vous marchez, dit-il aux guerriers, j'irai avec vous. J'ai recherché la paix pour vous sauver de la destruction, mais puisque vous préférez des méchans à un guerrier et à un Chef, allez combattre les enfans de Corlar. Koguethagechton ira aussi, mais non comme le chasseur qui n'a qu'à lâcher ses chiens contre sa proie, car il ne saurait survivre à son peuple, et il tombera au premier rang.» Ce discours eut son effet, et les guerriers consentirent à retarder leur départ de dix jours. L'évêque Heckewelder étant entré au même instant, est-il vrai, lui demanda le Chef, que vos guerriers aient été taillés en pièces par Corlar? Est-il vrai que le Sachem Washington est mort, qu'il n'y a plus de conseil, et que le Grand Roi a conduit vos anciens au-delà des eaux pour les tuer?... Les réponses de l'évêque achevèrent de convaincre les timides Delawares. Le lendemain Koguethagechton apprit la défaite de Burgoyne, et la célébra par un festin. Ayant ainsi triomphé du parti de la guerre chez les siens, il envoya des députés aux Shaouanis, sur le Sciotto, puis il partit avec le général McKintosh pour le pays des Tuscaroras, où il mourut de la picotte.
Cet évènement fit un bruit inaccoutumé, des messagers parcoururent cent milles de pays, et les Cherokis envoyèrent seize orateurs pour le pleurer. On lui fit une pompe funèbre à Goschoking, et lorsque l'on eut dansé la danse de mort, et déchargé les fusils, un Chef prononça ce bel éloge funèbre: «Un matin, à mon réveil, je regardai à la porte de ma cabane pour contempler le ciel, et je vis un épais nuage derrière les arbres de la forêt; j'attendais qu'il disparût, mais non, il n'était point mobile comme les autres nuages. Le voyant tous les matins dans le même lieu, je présageai quelque malheur, car le nuage planait au-dessus du Grand-Père, que j'allai voir aussitôt. Il était désolé, et se frappait la tête: des larmes coulaient sur ses joues. Je regardai d'un côté, et je vis une cabane d'où il ne sortait point de fumée; je regardai d'un autre, et j'aperçus un morceau de terre fraîchement remuée et soulevée au-dessus de la plaine. Je vis biens que c'était là le malheur de mon Grand-Père: comment ne serait-il pas désolé, et pourrait-il ne pas verser des larmes?» Ainsi par l'orateur Cheroki Nitatiï, et le Delaware Gilimund répondit: «Petits enfans, vous n'êtes pas venus en vain, et le peuple primitif a été consolé.»
Le grand mérite est dans l'imitation de la nature, que ces sauvages rendaient si bien. En cela ils laissent loin derrière eux nos plus grands modèles.
Lorsque les colonies eurent secoué l'autorité de leur métropole, le Congrès n'oublia point les services du Chef Delaware, et confia au colonel Morgan l'éducation de son fils connu sous le nom de George.
Glickican, conseiller de Pakanke, Chef des Delawares de l'Ohio, succéda à l'autorité avec les Sachems Gilimund te Ouingimund. Mais aucun d'eux n'eut l'influence de Koguethagechton. Ouingimund s'attacha au rôle de prophète, et ne fut pas aussi heureux que ne l'avait été le vénérable Sachem Passaconaoua, ou que ne le fut plus tard le célèbre Elsquataoua.
CHAPITRE III
ARGUMENT
Shikellimus, Chef iroquois moderne--Ses vertus--Infortunes de son fils--Discours de ce Chef adressé à Lord Dunmore--Réflexions--Les cantons embrassent le parti de la Grande-Bretagne contre ses colonies--Destruction de leurs villages.
SHIKELLIMUS était un Iroquois vénérable du Canton de Cayougué, résidant à Shamoky, dans l'état de Pensylvanie, comme agent des Six Nations. Il donna un refuge à l'évêque morave Zeisberger, et reçut chez lui le comte Zizendorf et son compagnon Conrad Weiser. Il leur donna un repas de melons. Il était heureux éloigné des vices que les blancs avaient transmis à ses compatriotes, et légua ses vertus à son immortel fils, si connu sous le nom de Logan, que les colons lui imposèrent mal à propos 128.
Ce Chef passait pour le meilleur ami des blancs, et ceux-ci le firent succomber sous le poids du malheur. Un vol ayant été commis sur l'Ohio, en 1774, on en accusa les sauvages, et sans aucune preuve à l'appui de cette présomption, le colonel Crésap, homme dont la mémoire demeure entachée d'infamie, s'avança sur la Kenhaoua. Un canot conduit par un seul homme, mais chargé d'une femme et de plusieurs enfans, venait de la rive opposée. Crésap se cacha dans les buissons avec sa bande, et lorsque la troupe innocente fut descendue à terre, il commanda de faire feu, et il n'y eut que le guerrier que le fer épargnât. La famille du Chef Cayougué venait d'être massacrée. Il n'interrompit les transports de sa douleur que pour venger son sang d'une si barbare cruauté. Il leva la hache de guerre, conduisit sa tribu au combat avec les Shaouanis et les Delawares, et engagea l'aile gauche de l'armée de lord Dunmore, sur les bords de la Kenhaoua, le 10 octobre. Huit cents sauvages avaient en tête mille Virginiens. Le colonel Lewis fut tué au premier choc, en combattant à la tête de la milice d'Augusta, qui plia devant les Delawares. Le colonel Fleming fut tué en fesant avancer les miliciens de Bedford. En vain le colonel Field ramena-t-il à la charge la légion d'Augusta: il tomba aussi, et sa troupe perdit du terrein. Le capitaine Shelby prit le commandement et poussa enfin les sauvages, mais en retraitant, ils trouvèrent un terrein avantageux, d'où l'on en put les déloger, et la nuit seule mit fin au combat. Les virginiens eurent trois colonels, quatre capitaines, dix officiers inférieurs et cinquante soldats tués, sans compter les blessés. Lord Dunmore parla de paix, et le héros de la Kenhaoua prononça à cette occasion le discours suivant, que l'on regarde comme le chef-d'oeuvre de l'éloquence sauvage 129.
«Je le demande aujourd'hui à tout homme blanc: s'il est entré pressé par la faim, dans la cabane de Logan, Logan lui a-t-il refusé des secours; s'il est venu chez Logan nu et transi de froid, Logan ne lui a-t-il point donné de quoi se couvrir? Pendant la dernière guerre si sanglante et si longue, Logan est demeuré sur sa natte désirant être l'avocat de la paix. Non! jamais les blancs et ceux de ma tribu ne passaient devant moi sans me montrer au doigt en disant: il est l'ami des blancs.
«Logan pensait même demeurer avec vous dans une même cabane, avant l'injure qu'un de vous m'a faite. Le printems dernier, Crésap, de sang froid, et sans être provoqué, a massacré tous les parens de Logan, sans épargner ni sa femme ni ses enfans. Il ne coule plus une seule goutte de son sang dans aucune créature. J'ai cherché ma vengeance, et je l'ai satisfaite.
«Je me réjouis de ce que la paix est rendue à ma nation; mais ne croyez pas que ma joie soit la joie de la peur. Jamais la crainte ne fut connue de Logan, qui n'a point tourné le dos pour sauver sa vie.
«Qui reste-t-il pour pleurer Logan quand il ne sera plus?... personne!»
Ce héros était destiné à devenir lui-même la victime de cette cruauté barbare, qui avait fait tout son malheur, et il fut massacré en retournant du Détroit dans son pays.
Campbell, dans Gertrude de Wyoming, prête ses sentimens à un héros de son imagination:
He left of all my tribe
Nor man, nor child, nor thing of living birth
No! not the dog that watched my household earth,
Escaped that night of blood upon our plains
All perished! I alone am left on earth!
To whom nor relative nor blood remains
No! not a kindred drop that runs in human veins!
Je ne doute pas que le sort de Logan n'influençât beaucoup les Iroquois dans le parti qu'ils prirent contre la révolution américaine. La scène de Wyoming irrita les indépendans, qui firent un effort pour mettre les Cantons hors d'état de leur nuire. Les Iroquois assemblèrent mille huit cents guerriers auxquels se joignirent deux cents royalistes; mais l'armée de Sullivan était de cinq mille hommes. Attaqués dans leurs positions ils d'enfuirent dans les bois. Le général républicain, à l'exemple du comte de Frontenac, détruisit les villages, ou plutôt les villes, pourrais-je dire, dans l'état de civilisation où étaient parvenus les Iroquois. Les habitations éloignées les blés, les fruits et les bestiaux, rein ne fut épargné, et d'une contrée riante et florissante, l'on fit une solitude désolée. «Ce fut, dit un auteur moderne, un affligeant spectacle pour l'humanité, que de voir ainsi refoulé vers la vie sauvage un grand nombre de peuplades qui commençaient à jouir d'un meilleur sort. Si quelques généreux défenseurs de la race proscrite élevèrent la voix en sa faveur, leurs accens de pitié ne furent point entendus, et l'on étendit sur une race entière la punition encourue par quelques tribus. On prétendit que tous ces peuples ne pourraient jamais être amenés à la civilisation, et l'on ôsa les présenter au monde comme dégradés de cette dignité morale et intellectuelle dont le sceau fut empreint par la divinité sur le front de tous les hommes.»
Le discours suivant que le Sachem Konigatchie fit parvenir au général Sir F. Haldimand, peint bien l'état de dénuement dans lequel cette guerre laissa les Iroquois naguère si puissans:
«Mon père, les Tsononthouans t'envoient un grand nombre de chevelures afin que tu voies qu'ils ne sont point des alliés inutiles.
«Nous désirons que tu les envoies par le grand lac, au Grand Roi, afin qu'il les regarde et qu'il dise: ce n'est pas en vain que j'ai fait des présens à ce peuple.
«Les ennemis du Grant Roi se grossissent, et ils sont devenus redoutables. Ils étaient d'abord semblables à de jeunes panthères, qui ne peuvent mordre ni égratigner. Nous pouvions nous jouer avec eux impunément. Mais ils sont devenus forts. Ils nous ont chassés de notre pays, parce que nous avons combattu pour toi. Nous attendons que le Grand Roi nous donne un autre lit, afin que nos enfans vivent auprès de nous, et soient aussi ses alliés.
«Mon père, tes marchands nous demandent plus que jamais pour leurs marchandises, et, cependant la guerre a réduit notre chasse, en sorte que nous n'avons point de peaux à leur donner. Aie pitié de tes enfans qui manquent de tout, quand tu es riche. Nous savons que tu nous enverras des fusils et des balles, mais les jeunes gens sont sans couvertures et transis de froid.»
CHAPITRE IV
ARGUMENT
Buckonghahelas, grand chef de guerre Delaware--Parti qu'il prend dans la guerre de l'indépendance--Sa défaite--Anecdotes de ce célèbre sauvage--Sa mort et son caractère.
J'ignore si un écrivain américain a exagéré, en regardant comme un personnage plus important que Logan, Buckonghahelas, simple guerrier Delaware, mais qui s'éleva par ses prouesses à la dignité de premier Chef de guerre de sa nation. Campé avec sa tribu sur les bords du Miami, il Cultiva l'amitié des Anglais, et n'hésita point à prendre le parti du Grand Roi contre les indépendans. Le discours suivant qu'il prononça au conseil de sa nation, peut être considéré comme une réfutation de celui de Koguethagechton.
«Mes frères, prêtez l'oreille à ma voix. Vous voyez une grande nation divisée, le père levant la hache de guerre contre son fils, et le fils contre son père. Celui-ci appelle à son secours ses enfans les hommes rouges, pour châtier Kinshon 130. J'ai hésité un moment si je prendrais la hache des mains de mon père, car je ne voyais qu'une querelle de famille. Cependant j'ai vu qu'il avait raison, et que Kinshon méritait d'être châtié. Cet enfant méchant a massacré les hommes rouges, et ravagé le pays que le Grand Esprit leur a donné: il n'a rien épargné. Oui! il a fait périr ceux même qui l'aimaient le plus tendrement, jusque dans les bras de son père, qui s'était mis en sentinelle à la porte de la cabane. 131»
Buckonghahelas rendit de grands services durant cette guerre, et fut toujours bien vu des Anglais. On le retrouve dans les conférences de Fort Wayne et de Vincennes. Les Américains y eurent sur lui un grand avantage au moyen des Pouteouatamis qui lur étaient dévoués. Il s'agissait de terres que les insatiables colons prétendaient leur appartenir. M. Dawson dit que Buckonghahelas voyant sacrifier sa nation, s'écria, interrompant le gouverneur, que rien de ce qui avait été fait ne liait les Delawares, et qu'il avait à côté de lui un Chef, témoin de la cession que les Piamkisas avaient faite à sa nation de tout le pays entre l'Ohio et les Eaux-Blanches. Puis il sortit indigné. Les Etats-Unis s'emparèrent du terrain, mais ils n'abattirent point l'indépendance d'un ennemi battu mais non défait.
Buckonghahelas, dit M. Thatcher, n'était rien moins que servile dans son amitié pour les Anglais. Il était leur allié, mais il ne le fut qu'aussi longtems qu'ils le traitèrent comme tel. Comme il combattait en quelque sorte pour eux, il attendait leur secours. Le major Campbell, commandant britannique sur le Miami, donna en effet des armes et des munitions, et après la défaite des sauvages par le général Wayne, il se plaignit avec énergie à cet officier de la violation du territoire anglais. Mais il avait déjà trop fait en armant les sauvages: il leur ferma les portes de son fort dans leur retraite. Buckonghahelas, indigné, résolut de faire sa paix avec les Américains, et dirigea ses canots du côté de Fort Wayne. Quant il fut arrivé au poste anglais, il fut prié de faire éloigner ses guerriers, et d'entrer lui-même dans le fort. Apprenant de l'envoyé que le gouverneur voulait lui parler, il s'écria: qu'il vienne lui-même--Tu ne passeras pas devant la forteresse, dit l'envoyé--Qui donc m'en empêchera? reprit Buckonghahelas, ces canons!... ils ont laissé passer Kinshon, Buckonghahelas ne les craint point; et il passa hardiment avec ses canots.
On a dit de ce Chef qu'il était aussi scrupuleux à garder ses engagemens que le plus parfait chevalier chrétien. On ne peut douter qu'il n'ait eu les qualités du héros, et le trait suivant le caractérise en lui. Le général Clark se trouvait, en 1785, au fort McKintosh avec Arthur Lee et Richard Butler; Buckonghahelas, sans faire attention à ces derniers, courut au général, et lui dit en lui serrant la main:
«Je remercie le Grand-Esprit d'avoir réuni en ce jour deux guerriers tels que Buckonghahelas et Clark.»