Biographie des Sagamos illustres de l'Amérique Septentrionale (1848)
CHAPITRE V
ARGUMENT
Des Miamis--Tetinchoua, leur premier Chef connu--Mechecunaqua--Il se ligue contre les Américains--Ses victoires--Sa défaite et sa disgrâce--Sa mort--Son caractère.
Les Miamis étaient autrefois une nation puissante. Perrot, envoyé du marquis de Courcelles les avait trouvés répandus sur les bords du Lac Michigan. Leur chef, Tetinchoua, était le plus puissant et le plus despotique du Canada, dit Charlevoix. Il ne marchait jamais sans être accompagné d'une garde de quarante guerriers, qui veillaient aussi autour de sa cabane. Il communiquait rarement avec ses sujets, et se contentait de leur faire intimer ses ordres. Quand il sut que le général des Français lui envoyait un ambassadeur, il voulut le recevoir en guerrier, et envoya un détachement à sa rencontre. Ses guerriers, la tête ornée de plumes, s'avancèrent en ordre de bataille, et les Pouteouatamis, qui escortaient Perrot, les reçurent de la même manière. Les deux troupes étant en présence, s'arrêtèrent pour prendre haleine, puis, tout-à-coup, les Miamis se recourbant en arc, les Pouteouatamis se trouvèrent enveloppés, et ce fut le signal d'un combat simulé. Les Miamis firent une décharge de leurs fusils, et les Pouteouatamis leur répondirent, après quoi on se mêla le casse-tête à la main, et l'on se battit longtems. Tetinchoua ayant fait cesser cette parade, donna à Perrot une garde d'honneur, et fit alliance avec les Français. Les Miamis ne fournissent plus rien à l'histoire jusques au temps de Mechecunaqua.
Ce personnage, un des plus extraordinaires qui aient paru sur ce continent, était fils d'un Chef Miami et d'une Mohicane ordinaire. Il était ainsi plébéïen selon le code sauvage, et semblait condamné à l'oubli; mais les qualités qui en fesaient un enfant remarquable, l'élevèrent très jeune au rang de Chef. Ses premiers exploits furent ceux d'un héros. Par la paix de 1783, l'Angleterre conservait plusieurs postes qui pouvaient devenir un point de ralliement pour les tribus. Les Américains purent pacifier les Cris, mais rien ne pouvait adoucir les Miamis et les peuplades de l'Ouabache. Les Hurons, les Delawares, les Pouteouatamis, les Outaouais, les Shaouanis et les Chippeouais déclarèrent la guerre, et les Miamis vinrent former au milieu de cette puissante ligue une espèce de bataillon sacré, sous la conduite de notre héros, qui était comme l'âme de ce grand mouvement. Il partit avec ses guerriers, et Buckonghahelas le suivit. Le 13 Septembre, 1791, tout espoir de pacification ayant disparu, le général Harmer, par ordre du gouvernement fédéral, partit de Fort Washington avec trois cent vingt réguliers et mille deux cents miliciens. Ceux du Kentucky, sous le colonel Hardin, formaient l'avant garde forte de six cents hommes. Ces troupes attaquèrent bravement, mais tous les réguliers de cette division ayant été tués à l'exception de huit, la milice prit la fuite. Malgré ce honteux échec, Harmer détruisit le principal fort des sauvages, qui avait été abandonné, et revint à Washington sans être molesté, mais tout abattu. Il laissa la frontière sans aucune défense, et la campagne se termina par des dévastations. On n'avait pas encore rappellé ce Chef incapable; il voulut livrer un nouveau combat, et s'avança jusqu'à Chilicothe. Le colonel Hardin attaqua avec furie: Mechecunaqua harangua ses guerriers qui combattirent à la vue de leurs villages en flammes et de leurs morts sans sépulture. Les levées prirent encore la fuite: cinquante soldats et cent volontaires plus aguéris vendirent chèrement leur vie, et les sauvages furent si maltraités, qu'ils ne purent poursuivre l'armée battue. Les armes des Etats-Unis n'étaient pas moins déshonorées, et une armée de deux mille hommes, fournie de canon, n'avait pu se mesurer avec quelques centaines de naturels, conduits il est vrai, par deux héros. Les Etats détachèrent, pour soulager les troupes d'Harmer, deux détachemens sous les généraux Scott et Wilkinson. Le dernier n'eut aucun succès, et Scott n'en eut que de tardifs. Le général St. Clair, ayant été nommé pour commander en chef, arriva à quinze milles des ennemis. Il rangea alors son armée, sa droite protégée par des abattis, et sa gauche par des piquets de cavalerie. Les Kentuckiens, un peu plus accoutumés à l'ennemi, étaient encore en avant. Mechecunaqua, et son émule Buckonghahelas, prévenus par leurs éclaireurs montraient une force de mille à mille deux cents guerriers, et observaient tous les mouvemens des Américains. On fit un feu partiel durant tout le jour, et on le prolongea même jusque dans la nuit, tandis que les sachems tenaient un conseil, où il marquèrent l'ordre et le rang que devaient observer les diverses tribus, avec cette belle précision que nous voyons au deuxième chant d'Homère. Les Hurons étaient à l'ouest, suivis des Delawares sous leur invincible Chef; puis venaient les Tsononthouans, les Shaouanis, les Outaouais, et la ligne était terminée par les Chippeouais. Mechecunaqua, semblable à Agamemnon, ne conduisait aucun corps, mais animait toutes ces phalanges. Le combat commença avec acharnement et se soutint jusqu'à la nuit; mais alors le feu des sauvages ayant cessé instantanément, on crut qu'ils se retiraient à la faveur des ténèbres; toutefois la milice du Kentucky, attaquée inopinément, ne tint pas plus qu'à l'ordinaire, et épouvanta toute l'armée. Après trois heures, les troupes plièrent de toutes parts, et les efforts des officiers furent inutiles. Les sauvages tiraient avec avantage, cachés par les bois, et lorsque l'artillerie cessait de tonner, ils se jettaient, le tomahack en mains sur les soldats, s'emparaient de leurs tentes, en étaient chassés, et revenaient à la charge. Le général St. Clair abandonna son camp avec douze pièces de canon, et les miliciens jetèrent leurs armes pour fuir plus sûrement. Le général C. Butler fut tué avec trente-huit officiers et cinq cent quatre-vingt treize soldats, et l'on eut encore deux cent soixante-quatre blessés, en sorte qu'aucune armée n'éprouva un pareil désastre, même au temps de Philippe et d'Opechancana. Ce qui suit caractérise bien les vainqueurs. Le lendemain, le général Scott, arrivé trop tard pour prendre part au combat, les surprit dispersés et fêtant leur triomphe par des chants et des danses. Il les balaya sans peine, et recouvra neuf canons. Il compta cinq cents cadavres sur l'espace de trois cent cinquante verges.
Mechecunaqua ouvrit le campagne en 1792, en s'avançant en personne sur le territoire des Etats-Unis. Il défit le major Adair et lui prit son bagage. Il congrès découragé 132 persuada les cinq Cantons iroquois étrangers à la guerre, de se faire médiateurs pour la paix. On vit reluire encore ce rayon de gloire sur cette célèbre république, que les Etats-Unis ne dédaignèrent pas de prendre pour arbitre. Un armistice sembla promettre un terme à une boucherie qui avait fait tant de victimes, et l'année 1973 fut assez tranquille, mais les hostilités recommencèrent l'année suivante. Mechecunaqua battit le major McMahon au Fort Recovery: ce fut sa dernière victoire. La général Wayne était destiné à renverser sa fortune. Eléve de Washington, il était plus que tout autre fait pour conduire cette guerre, et les sauvages même le mettaient à côté du héros Miami, et au-dessus de Buckonghahelas. Le succès répondit à sa réputation. La difficulté des chemins le retint jusqu'à l'été, mais alors il pénétra sur le Miami, et y construisit le fort Defiance; puis il chercha l'ennemi avec ses propres force, qui furent jointes par la brave division de Scott. Il avait cru pouvoir arriver inaperçu, et pour cela, il avait suivi des routes inconnues; mais il apprit que Mechecunaqua et son collègue, ainsi que le célère Blue-Jacket, Chef des Shouanis, l'attendaient aux Rapides, sous le canon d'un fort anglais. Un soldat nommé Miller fut envoyé pour proposer la paix. Il trouva tous les Chefs en un groupe, et occupés à délibérer. Les guerriers se ruèrent sur lui, mais les Sachems le protégèrent, et après s'être consultés, ils demandèrent dix jours, durant lesquels Wayne ne devait pas bouger du lieu où il était campé. Cet officier habile savait que le que le temps est précieux. Il arriva aux Rapides le 18 août. Le 19, il alla reconnaître l'ennemi, et construisit à sa vue le fort Deposite. Le 20, il rangea son armée en bataille, et marcha pour combattre. Le major Price fut battu avec la garde avancée, mais le gros des Américains força les vainqueurs à rentrer dans leur camp.
Note 132: (retour) Quelques Sagamos tenant en échec, à la tête de leurs clans, la république entière des Etats-Unis, excitèrent l'admiration universelle. On se reporta vers l'époque où les Pictes et les Scots, guidés par Fingal et son fils Morni, donnèrent tant d'occupation aux empereurs romains, et obtinrent d'eux une paix glorieuse.
Les sauvages moins nombreux de moitié étaient très avantageusement postés à Presqu'île, ayant leur droite protégée par des abattis, et leur gauche par un rocher. Ils étaient rangés sur trois lignes et occupaient deux milles de terrain. Le général Wayne ordonna à Scott de faire un circuit pour envelopper les ennemis, et se prépara à charger à la bayonnette. Les sauvages cédèrent au nombre, et les victorieux ne s'arrêtèrent que sous le canon du Fort Maumee, occupé par une garnison britannique. Mechecunaqua ne voulait point livrer cette dernière bataille. «Nos guerriers ont vaincu trois Grand-Chefs. Les dix-sept feux 133 en ont un maintenant qui ne dort pas, et nos jeunes gens ont été incapables de le surprendre.» Ainsi avait-il parlé mais Bickonghahelas et Blue-Jacket prévalurent. Le traité dit de Grenville, mit fin à la guerre le 3 août, 1795. Sept tribus envoyèrent des députés. Lorsqu'ils furent réunis, un Chef se leva et, après avoir témoigné de vifs regrets de ce que la paix avait été rompu, il proposa de déraciner le grand chêne qui était devant eux, et d'enterre dessous la hache de guerre.
Un autre se leva à son tour et dit: que les arbres pouvant être déracinés par les vents, il valait mieux enterrer la hache sous la haute montagne qui était derrière lui.
«Quant à moi, reprit un troisième, je ne suis qu'un homme, et je n'ai pas la force du Grand-Esprit, pour arracher les arbres des forêts, ni pour déplacer les montagnes afin d'y enterrer la hache de guerre; mais je propose de la jeter au milieu de ce grand lac, où aucun guerrier n'ira la chercher.»
Les Etats-Unis après avoir fait de grandes pertes gagnèrent une grande étendue de pays. Mechecunaqua avait conseillé la paix, mais il ne voulut point consentir à cette cession. Il perdit toute son influence, et se retira sur la Rivière Ed, où le Congrès, pour se l'attacher, lui bâtit une très belle résidence. Il visita plusieurs fois Philadelphie et Washington, et fut gratifié d'une forte pension. Il n'en fut pas plus heureux. Accusé d'avoir oublié sa race, il devint d'une humeur chagrine. Une opposition systématique aux vues du gouvernement le firent aussi soupçonner des Américains, qui le supposaient d'intelligence avec l'agent britannique, George McKay. Il fut mieux vu en 1803. Il refusa de se trouver à un conseil sous prétexte que n'étant pas populaire, sa présence serait plus nuisible qu'utile. Cette circonspection détrompa ses compatriotes, qui le choisirent pour médiateur entre eux et le général Harrison. Il s'opposa aux desseins de Tecumseh, et retint les Miamis, mais un accès de goutte l'emporta le 14 juillet, 1812. Son corps fut inhumé au Fort Wayne avec les honneurs de la guerre. On pense qu'il avait alors soixante-cinq ans révolus, en sorte qu'il devait avoir trente ans lors de la révolution, et quarante-quatre ans, quand il défit le général St. Clair.
Il procura aux siens le bienfait de l'inoculation, lorsqu'il connut le Dr. Waterhouse, le Jenner américain, et administra lui-même la vaccine aux Miamis. Personne ne fit plus que lui, sur ce continent, pour abolir les sacrifices humains, et, ce qui ne lui fait pas un moindre honneur, il obtint de la législation du Kentucky une loi qui prohibait la vente des liqueurs fortes. Celle de l'Ohio se montra bien au-dessous de ce sauvage. Enfin Mechecunaqua, quoique né au milieu des forêts de l'Amérique, sera rangé parmi les bienfaiteurs humains. Il consacra le temps de la paix à l'étude des institutions européennes, et montra, selon Gawson, un génie capable de tour embrasser. Passant au Fort Washington, en 1797, lorsque le capitaine, depuis général Harrison, en était gouverneur, il dit à cet officier qu'il avait vu bien des choses ont il désirait avoir l'explication, mais que le capitaine Welles, son interprète, étant presque aussi ignorant que lui, ne pouvait le satisfaire. Il ajouta poliment qu'il craignait de fatiguer le gouverneur par un trop grand nombre de questions, et voulut savoir seulement quels étaient les pouvoirs respectifs du Président, des deux chambres du Congrès, et des Secrétaires d'état. Il dit ensuite au capitaine qu'il avait vu à Philadelphie un guerrier dont le sort l'intéressait singulièrement. Ce guerrier n'était autre que le général Kosciusko. Ce héros malheureux, apprenant que Mechecunaqua étant dans cette ville lui demanda une entrevue. C'étaient deux célébrités un peu différentes; cependant ils s'estimèrent en se voyant. Kosciusko donna à Mechecunaqua une robe de loutre de mer de la valeur de trois cents piastres et une belle paire de pistolets, et Mechecunaqua donna son plus riche calumet. Le héros sauvage voulut savoir de Harrison, où Kosciusko avait reçu ses nombreuses blessures. Ce commandant lui montrant sur une carte la situation de la Pologne, fit voir les usurpations de la Russie et de la Prusse. En entendant les détails, un peu exagérés de la bataille de Raclawice, il brisa son calumet, et fit deux ou trois tours de la salle en disant: que cette femme prenne garde à elle, car ce guerrier-là est encore dangereux. Le capitaine Harrison avait fait mention des favoris de Catherine, tels que Orloff et Potenkin: Mechecunaqua, redevenu plus calme, lui observa que peut-être Kosciusko aurait pu conserver la liberté de son pays s'il eût eu un plus beau visage, et qu'il eût fait l'amour à l'impératrice.
Le Sachem possédait le talent des bons mots. Je n'en citerai qu'un exemple. Le congrès voulant placer son portait dans le bureau de la guerre, il posait chez le célèbre Stewart, en même temps qu'un gentilhomme irlandais, et semblait préoccupé. L'hibernois prétendit que c'était de dépit de ce qu'il ne pouvait lutter avec lui pour la fine repartie. Tu te trompes, repartit Mechecunaqua, je songeais é nous faire peindre face à face, pour te confondre jusqu'à l'éternité. Tel était ce Sachem, le plus grand Chef entre Ponthiac et Tecumseh. Il sera même bien au-dessus de ce dernier aux yeux de ceux qui ne mettent pas la gloire exclusivement dans les armes, car quelques-uns se laisseront aller à l'enthousiasme au récit des exploits de Gengis-Khan, qui ne prendront pas le même intérêt aux actions de Cang-Hi, qui fut à la fois un héros et un bienfaiteur de ses peuples: leur goût n'est point, ce me semble, le plus délicat.
CHAPITRE VI
ARGUMENT
Des Shaouanis--Légende américaine--Premières années de Tecumseh--Ses frères Kunshaka et Elsquataoua--Conférence de Vincennes--Bataille de Tippecanöe--Tecumseh se retire chez les Hurons--Il entre dans les vue des Anglais--Bataille de Meigs--Mort de Tecumseh--Anecdotes--Caractère des deux Sachems.
Avant de tracer l'histoire du Bonaparte de l'Ouest, il est à propos de dire quelques mots de sa nation. Les Shouanis, venus du sud, ainsi que l'indique leur nom, qui est un mot Delaware, étaient un peuple peu considérable, mais fort remuant; tellement que les Cherokis, les Choctas et les Séminoles furent obligés de se réunir pour les expulser de leur voisinage. Mais les Shaouanis furent assez sages pour retraiter d'eux-mêmes vers l'Ohio. Ils passèrent les Alleghanis et tombèrent sur les Delawares, qui furent contraints de leur céder des terres. Il s'allièrent aux Iroquois contre les Cherokis, et les forcèrent d'implorer la paix en 1765. Depuis ce temps la terreur de leur nom ne fît que s'accroître.
Une Deshoulières américaines me fournit la légende suivante sur la naissance de Tecumseh, le plus grand Chef qu'ait produit cette tribu:
Le Shaouani Oneouequa était l'ami des blancs. Il admirait leurs arts, et s'efforçait d'inspirer à son peuple l'ambition de les atteindre. Il devait apprendre que le coeur le plus noir était le partage de ses voisins. Il tomba sous les coups d'un barbare, et son sang fut répandu sur l'autel ensanglanté de cette haine exterminatrice qui poursuivait sa race infortunée. Un jour Oneouequa chassait dans la forêt. Il rencontre un parti de miliciens qui le reconnurent, et le sommèrent de leur servir de guide. «Vos mains, leur dit-il, ne sont-elles pas teintes du sang de mes semblables?--Insolent sauvage,» s'écria le commandant, et il déchargea sur lui sa carabine. Oneouequa tomba, et les Américains le laissèrent dans le silence de la forêt. Elohama, son épouse, se dirigea inquiète au-devant de lui. Oneouequa n'était pas encore mort, mais il était baigné dans son sang sous un arbre. Les cris d'Elohama et du petit Tecumseh lui firent ouvrir les yeux. Il les vit, et dit d'une voix distincte en regardant sa femme: «vois la foi des blancs!» Un instant après Elohama voyant qu'il ne respirait plus, prit son fils, le leva vers le ciel, et pria le Grand-Esprit de lui donner un vengeur dans cette petite créature. Sa prière fut entendue.
Tecumseh élevé au milieu des combats parut grand dès son enfance. Sa sagesse croissait avec l'âge, et il avait en horreur le mensonge. On dit que son premier exploit fut une victoire sur les milices du Kentucky. A vingt-cinq ans, il était l'Achille des bandes de Mechecunaqua. Aucun guerrier ne pouvait se vanter d'avoir intercepté plus de barques sur l'Ohio, ou d'avoir vu fuir plus souvent les Américains. Quelquefois poursuivi, mais jamais il ne prenait sa part du butin: la passion de ses guerriers était le gain, la sienne était la gloire.
Tecumseh avait deux frères, Kunshaka, peu célèbre, et Elsquataoua. Ce dernier, pour promouvoir les plans de son frère, entreprit de jour le rôle de prophète. Ils pensèrent à réunir toutes les tribus de l'Ouest dans une ligue offensive contre les Etats-Unis. Elsquataoua commença par insinuer La nécessité d'une réforme radicale, et fit ressortir les maux survenus du commerce avec les blancs. Il insista même sur des articles peu importans en apparence, parce qu'ils ne laissaient pas que de diminuer l'influence étrangère. Il montra la profondeur d'un politique, et son plan s'il eût pu réussir entièrement, eût rendu les sauvages redoutables. On a dit que Tecumseh ne parlait de lui que comme de son fou de frère; mais autant que je puisse faire un discernement, ils étaient d'intelligence, et le rôle du prophète suppose un génie aussi vaste, dans son genre, que celui de Tecumseh. Il ne s'agissait plus de se donner comme l'envoyé du Grand-Esprit dans une seule tribu, mais de tromper une multitude de peuplades. Il réussit au-delà de toute croyance. Teteboxti, chez les Delawares et Chatekaronrah, chez les Hurons, s'opposèrent à ses desseins. Il devint alors un nouveau Mahomet. Il donna des signes pour reconnaître les possédés du malin esprit. Teteboxti périt sur un bûcher, et le prophète atteignit de même le vieux Chatekaronrah, par le moyen de Tarhé, un autre Chef huron, son prosélyte. Un Chef de la tribu des Kikapoux fut cassé. La puissance des deux frères était sans bornes. Elsquataoua déclara à toutes les tribus que le temps était venu pour elles de regagner sur ce continent leur prépondérance primitive. Il vint fixer sa résidence à Tippecanöe, et s'y vit bientôt entouré de trente Shaouanis influens, et de cent cinquante Pouteouatamis, Chippeouais Ouinebagos et Outaouais. C'était sur le terrain que les Miamis avaient cédé aux Etats. Ils vinrent pour déloger Elsquataoua; mais Tecumseh les défit ainsi que les Delawares.
Cependant l'Union Américaine fesait de grands préparatifs. Le prophète parut à Vincennes, et masqua si bien ses desseins que l'on ne put rien prouver contre lui. Il soutint sa mission du Grand-Esprit, et donna ses liaisons avec les Anglais pour simple intérêt de philantropie. Mais les tribus se réunissaient depuis les Illinois jusques au lac Michigan: le Président donna ordre d'arrêter les deux Sachems. Tecumseh voulut voir ce que l'on ôserait, et vint avec trois cents hommes à Vincennes. Il fit demander au général Harrison s'il paraîtrait en armes dans le conseil; ce dernier lui fit répondre qu'il se réglerait sur lui. Le lendemain, 28 juillet, 1810, le Sachem entra dans la salle avec deux cents guerriers armés de fusils et de haches. Le gouverneur le reçut à la tête d'un corps de dragons, et mit de l'infanterie aux portes de la ville. Il demanda justice des deux assassins Chippeouais, mais le fier Shaouani prétendit qu'il serait injuste de leur ôter la vie, quand, de son côté, il avait épargné les Osages, fidèles aux Etats. Il désirait que les choses restassent comme elles étaient jusqu'à ce qu'à ce qu'il revient d'une excursion dans le sud, après quoi il irait à Washington pour traiter avec le Président. Il reprit la route de l'Ouabache et partit en effet pour le sud.
Le général Harrison reçut de M. Eustis, secrétaire de la guerre, l'ordre d'entrer en campagne, et chemin fesant, il remporta quelques avantages. Elsquataoua se retira dans son camp après avoir ravagé les fermes de l'Ouabache, et le 7 novembre, il attaqua Harrison avec huit cents guerriers. M. Beltrami, auquel sa haine contre les Anglais fait débiter bien des sarcasmes, rapporte ainsi ce combat: «Le général Harrison accourut à la fin avec des forces majeures contre ces croisés, et, comme un autre Saladin, il les vainquit; mais jamais bataille entre peuples sauvages et peuples civilisés n'a été plus obstinée, plus vaillamment soutenue de part et d'autgre... Le prophète encourageait ses guerriers au combat en déployant son étendard de ses manitoux; mais comme en sa qualité de Grand-Prêtre, il ne lui était pas permis d'être un sot, il se tenait bien loin du danger, sur une petite hauteur, tandis que son frère se battait comme un lion. Enfin il prit prudemment la fuite avec les vaincus, et laissa le champ de bataille couvert de ses bons croyans, ainsi que d'armes et de bagages de manufacture anglaise.»
Il est probable que Tecumseh était de retour du sud lors de la bataille, et il put s'y trouver en effet. Après la retraite des Américains, il fit une démonstration contre les premiers postes de l'Union, puis rebroussa chez les Hurons qui, contrairement à leurs usages, lui conférèrent la dignité de Grand Chef, quoiqu'il n'eut que quarante ans, et qu'il fut étranger. Les Anglais le firent général-major, et lui firent une pension. Son appel réunit trois mille sauvages au conseil tenu à Malden. Ouinimac, Chef Pouteouatamis, se déclara pour la paix, mais toutes les tribus levèrent la hache de guerre. Tecumseh devint le généralissime de toutes ces bandes diverses par un consentement tacite aussi rare qu'étonnant. Il possédait le secret de les amener à ce qu'il voulait, par cet ascendant que donne le génie, et par cette essence de persuasion qui a pu lui faire appliquer ce mot du poëte Ennius destiné à Cethegus, Suada medulla.
Si l'on excepte l'invasion des Iroquois contre les premières peuplades du Canada, il n'y a point d'exemple de si grande multitude de sauvages marchant à la fois sous un même Chef. Ils partagèrent les exploits de l'immortel général Brock. En 1813, Tecumseh en réunit deux mille cinq cents au Détroit. Après la bataille de Frenchtown, on le trouve avec Proctor 134 poussant le général Harrison, qui avait cru reprendre le Michigan. Le fort Meighs fut investi à sa vue. Le général Clay vint au secours et culbuta d'abord les confédérés; mais Tecumseh rappella la victoire à la tête de ses guerriers. Il tailla en pièces le régiment du colonel Dudley, et l'on tua en tout quatre cents hommes. Le général Harrison s'enfuit vers l'Ohio pour en ramener des renforts. Le Sachem se sépara alors de Proctor, et se répandit sur la frontière des deux Etats à la tête de deux mille guerriers. Après avoir atteint et battu une seconde fois l'arrière garde d'Harrison, et lui avoir enlevé mille bêtes à cornes, il continua à observer ses mouvemens, et couvrit le siége de Stephenson, sur la rivière Sandusky. Le major Croghan commandait une garnison de cent soixante soldats. Ils n'auraient pu tenir contre cinq cents Anglais et huit cents sauvages, mais la division se mit entre les deux Chefs. Après une canonnade de deux jours, le général Proctor voulut ordonner aux sauvages de monter à l'assaut: Tecumseh s'y opposa en disant: «Brock ne parlait point comme tu fais; tu dis, toi, allez attaquer, mais lui, il disait, allons à le'ennemi.» Il rebroussa sur Malden, et Proctor fut contraint de le suivre. Le major Croghan reçut les remerciemens du Congrès avec le grade de lieutenant-colonel, et les Dames de Chilicothe l'armèrent d'une riche épée. Dans ce temps même, Perry se rendait maître de l'Erié par une victoire. Il devint nécessaire qu l'armée de terre retraitât pour n'être pas prise entredeux feux. La difficulté était de faire trouver la chose bonne à Tecumseh.
Les Chefs s'assemblèrent à Amherstburg, et le général Proctor leur proposa de l'accompagner dans son mouvement rétrograde. Notre Sachem prononça un discours dont la traduction a été imprimée. «Les marques de distinction que tu portes à tes épaules, disait-il au général, arrache-les, jette-les à tes pieds et marche. As-tu déjà oublié les promesses que tu nous as faites, en disant que toi et tes soldats vous mêleriez votre sang avec celui de mes guerriers pour la défense de ces forts. Il y a longtems que je m'aperçois que tu ne mettais pas en moi toute la confiance que tu devais; et ce n'est pas la première fois que je te connais menteur. Tu dois avoir enfin fini de m'étourdir les oreilles en publiant que notre Père en bas (Sir George Prévost) devait envoyer ici des munitions et des troupes? Ta méfiance a-t-elle enfin cessé? Mais je n'ai pas oublié tes promesses, quand tu disais que tes soldats seraient forts. Quoique sauvage, j'ai été accoutumé à dire vrai, et je veux te faire dire vrai à toi aussi: je veux que tes jeunes gens mêlent leur sang avec le nôtre.» Proctor l'interrompit ici, et lui dit qu'il fallait retraiter, parce qu'il n'y avait pas moyen de subsister dans le pays. «As-tu oublié, reprit Tecumseh, que mes jeunes gens t'ont dit qu'il y avait des poissons au fond du lac? Si tu m'eusses écouté, quoique je ne sois qu'un sauvage, les choses iraient mieux qu'elles ne vont. Mais le Grand-Esprit a donné à nos pères les terres que nous possédons; et si c'est sa volonté, nos os les blanchiront, mais nous ne les quitterons pas.» La seule alternative était de le convaincre dans une entrevue particulière. Le colonel Elliot l'ayant conduit chez le général, on lui fit voir une carte du pays, la première qu'il eût jamais vue. On lui eut bientôt fait comprendre que l'on allait être enveloppé. Malden fut évacué, et le 28 du mois de septembre, les généraux Cass et Harrison, et le gouverneur Shelby y entrèrent avec l'armée américaine.
Après une retraite longue et difficile, Proctor et Tecumseh firent halte au village Moravien, résolus de défendre ce poste avantageux. Les Anglais furent rangés dans un bois clair, et les sauvages à leur gauche, dans un bois plus épais. Le plan de bataille fut montré à Tecumseh qui en fut satisfait; et les dernières paroles qu'il adressa au général furent celles-ci: «Chef, recommande à tes jeunes gens de tenir ferme.» Les Anglais, découragés par la retraite et exténués par les privations qu'ils enduraient, plièrent au commencement du combat, tandis que Tecumseh fesait des progrès rapides, malgré la disproportion des forces. «Le fait le plus important de cette journée, écrit le R. P. Thébault, fut la mort de Tecumseh. Il paraît certain que ce brave Sachem périt dans un combat corps à corps avec le colonel Johnson. On dit qu'après la défaite des troupes anglaises, le régiment des carabiniers du Kentucky se replia sur les sauvages, qui n'avaient pas encore été entamés. La voix terrible de Tecumseh pouvait se distinguer Au milieu du bruit de l'artillerie et des évolutions militaires. Il s'attaqua de suite à Johnson qui, monté sur un cheval blanc, menait les Kentuckiens à la charge. Déjà Tecumseh levait son casse-tête, quand Johnson le renversa d'un coup de pistolet. Les historiens américains s'accordent à regarder le Sachem Shaouani comme un héros. Brave, éloquent, généreux, d'un port majestueux, d'une taille élevée, il sut gagner l'affection et la confiance entière de ses compatriotes. Tant qu'ils l'eurent à leur tête, ils ne désespérèrent de rien; ils se jetaient, sur sa parole, dans les entreprises les plus hasardeuses, et si, dans les desseins de la Providence, ils eussent dû conserver leur nationalité et leur territoire, Tecumseh semblait fait pour être leur premier Roi.
Dans la bataille décisive des villages moraviens, dit M. Thatcher, il commandait l'aile droite (la gauche) de l'armée confédérée, et se trouvait à la tête du seul corps qui fut engagé dans l'action. Dédaignant de fuir lorsque tout fuyait autour de lui, il se précipita dans la mêlée, encourageant les guerriers pas sa voix, et brandissant sa hache de guerre avec une force redoutable. On dit qu'il alla droit au colonel Johnson... Soudain, les rangs s'ouvrirent; personne ne les commandait plus. Qui eut l'honneur de tuer Tecumseh? Tout le monde sait qu'il fut tué; il est possible que ce fût de la main de Johnson, qui fut blessé au même endroit, mais on ne peut rien dire de plus.
Le tombeau dans lequel les Hurons déposèrent les cendres de Tecumseh après que l'armée américaine se fut éloignée, se voit encore près des bords d'un marais de saules, au nord du champ de bataille, sous un large chêne incliné. Les roses sauvages, et les saules l'environnent à distance; mais le tertre où il se trouve ne laisse voir aucun arbrisseau, grâce aux fréquentes visites des sauvages. Ainsi reposent dans la solitude et le silence les restes du Bonaparte de nos tribus. Le gouvernement britannique pensionna sa veuve et le prophète Elsquataoua; les haut-canadiens ont ouvert une souscription pour ériger un monument au défenseur de leur Province, et M. G. H. Cotton vient de publier aux Etats-Unis: «Tecumseh or the West thirty years since.» On trouve aussi sur ce héros un poëme en trois chants dans le «Canadian Review»; et l'on peut dire qu'ici, tout le monde veut écrire sur Tecumseh 135, comme en Europe chacun veut transmettre ses pensées dur Napoléon. Il y a sans doute une grande distance entre le héros transatlantique et celui des forêts de l'Amérique septentrionale; mais celui-ci fut aussi dans son genre un génie extraordinaire, un homme colossal.
Dans le temps que l'on équipait la flottille du lac Erié, Tecumseh dîna souvent à la table du général Proctor, et il s'y montra toujours de manière à ne pas donner le monder mécontentement à la dame la plus délicate. Cela fait contraste avec la rudesse de son éloquence. Au conseil que le général Harrison tint à Vincennes en 1811, les Chefs de quelques tribus étaient venus se plaindre de ce que l'on avait acheté quelques terres des Kikapoux. On sait qu'il ne fut rien décidé à cette conférence, qui finit d'une manière abrupte, en conséquence de ce que Tecumseh traita le général de menteur. Ayant terminé sa harangue, il regarda autour de lui, et voyant que tout le monde était assis, et qu'il n'y avait point de siége, un dépit soudain se fit voir dans toute sa contenance. Aussitôt le général Harrison lui fit porter un fauteuil. Le porteur lui dit en s'inclinant: Guerrier, votre père, le général Harrison vous présente un siège. Les yeux noirs de Tecumseh parurent étincellans; «Mon père!», s'écria-t-il avec indignation, en étendant ses bras vers le ciel, «le soleil est mon père, et la terre est ma mère; elle me nourrit, et je repose sur son sein.» En achevant ces mots, il se jetta à terre et s'y assit les jambes croisées.
Tecumseh était tout à la fois un Chef militaire accompli, un grand orateur et un homme d'état. Il avait des vues grandes et élevées, et pour les accomplir, des facultés extraordinaires. Son esprit fier, sa noble ambition, sa franchise, et l'inflexibilité hardie, mais prudente, avec laquelle il poursuivait ses desseins, décèle en lui une âme du premier ordre. Et les vertus naïves de l'enfant de la nature!... jamais on ne put faire prendre de liqueur forte à Tecumseh. Il avait prévu qu'il devait être le premier de sa nation; il avait compris que le vice de l'ivrognerie le rendrait indigne d'un tel rang, ou, pour parler son langage, «il avait reconnu que la boisson ne lui valait rien.» Loin d'être brutal envers les femmes, il voulait que l'on eût pour elles les plus grands égards. Mais il n'estimait le sexe qu'à proportion de sa modestie. S'étant trouvé dans une grande compagnie, un officier anglais se mit à le railler au sujet du mariage, le pressant de prendre une épouse, et lui recommandant une jeune veuve vêtue dans tout le complet du costume de bal. Le noble Shaouani, après avoir fixé la dame, répondit avec un mouvement de tête significatif: «non, elle montre trop de chair pour moi.» Il avait retrouvé les Hurons dans ces mêmes lieux d'où ils avaient été chassés par les Iroquois: il rappela leur ancienne gloire. Mais voici ce qui honore plus sa mémoire. Dans un conseil, il les exhorta à ne pas transmettre à son fils, après sa mort, la dignité de Grand-Chef, parce que, disait-il, il était trop beau, et comme les blancs. Comme un autre Epaminondas, il semblait ne reconnaître d'autre postérité que sa gloire. Après lui, les efforts de sa race ont paru impuissans, et c'est apparemment pour cela que l'auteur de l'Ode des Grands Chefs termine par ces vers:
Des tribus par la mort de ce Chef des guerriers
Se fanent les lauriers;
Mon chalumeau se brise, et ma tâche est remplie.
CHAPITRE VII
ARGUMENT
Des Esquimaux--Keraboa--Sackheuse.
Les Esquimaux sont sans contredit une des plus intéressantes familles aborigènes; mais malheureusement aussi, une de celles sur lesquelles on possède moins de renseignemens. Elle n'a pu me fournir qu'un court chapitre.
Les «Beautés de l'Histoire d'Amérique» font mention d'un jeune Esquimaux du nom de Keraboa. En 1796, y est-il dit, un gentilhomme français (canadien)... pénétra dans le Labrador, et dans ces régions incultes arrosées par la baie à laquelle le pilote Hudson donna son nom. Il visita les huttes de quelques cantons peuplés d'Esquimaux, demeura quelques jours au milieu d'eux, et s'en fit aimer par sa douceur et sa complaisance. Il fit à ces sauvages une telle peinture du bonheur que l'on goûte chez les peuples civilisés qu'il parvint à émouvoir l'imagination froide d'un jeune homme. Keraboa abandonna sa hutte, ses filets, sont canot d'écorce, et la Keralite qui partageait ses travaux, et suivit l'étranger à Québec.
A la vue d'une Cité régulièrement bâtie, de grands édifices, et de tous les prodiges de l'art européen, l'enfant de la nature est d'abord frappé d'étonnement et d'admiration. Le luxe des maisons et de la table, une foule d'objets dont il ne soupçonnait pas même l'existence, ravissent son esprit, et entretiennent sa surprise. Mais bientôt il s'accoutume: la vie molle des riches, l'esclavage des pauvres, cette bassesse et cette corruption de tous, maintenant frappent ses regards. Il redemande ses rivières poissonneuses, ses monts glacés, l'indépendance de sa vie errante. Il court, il s'agite, il gravit les montagnes les plus escarpées: là, durant tout le jour, ses regards cherchent le pays où il a laissé ses frères, la compagne qu'il ne reverra plus, ses lacs son océan, sur lesquels il s'élançait dans un frêle canot, malgré les tempêtes. La nuit, il va s'étendre tristement au bord d'une rivière glacée, qui lui offre du moins une image de la patrie. Il verse d'amères larmes; ses plaintes et ses soupirs troublent le silence des ténèbres, et le sommeil fuit loin de ses yeux creusés par la douleur. Enfin il devient la victime du désespoir; une funeste langueur dessèche ses viscères, et va tarir dans son coeur les sources de la vie. Sa poitrine ne peut être arrosée des larmes de ceux qu'il a laissés, ni le sol natal recevoir ses os. Keraboa meurt sans songer à cette dernière consolation; mais la cruelle pensée qu'il va s'endormir sous in ciel étranger empoisonne ses derniers soupirs!
Sackheuse, autre Esquimaux célèbre, peut embarrasser les chercheurs qui voudraient philosopher sur les causes qu rendirent si déplorable le sort de Keraboa. Né en 1797, Sackheuse fut trouvé par les Anglais dans les régions polaires, et conduit à Leith, en 1816. Il retourna dans son pays en 1817, sur le vaisseau qui l'avait pris; mais voyant qu'une soeur, sa seule parente, venait de mourir, il dit adieu à sa patrie, et retourna à Leith, d'où il se rendit à Edimbourg, chez Nasmith, artiste éminent, qui découvrit en lui de grandes dispositions pour le dessin, et l'instruisit dans cet art. L'amirauté anglaise attacha de l'importance à l'avoir pour interprète dans les nouvelles expéditions scientifiques qu'elle projettait: elle tenta de lui donner une éducation libérale. Il la poursuivit et la perfectionna avec une ardeur et une capacité étonnantes. Engagé dans la première expédition du capitaine Ross aux régions arctiques, en 1818, il rendit de signalés services par son courage, et son adresse à traiter avec les natifs. De retour à Londres, et fatigué de la sensation qu'il y fesait, il fut envoyé à Edimbourg avec un officier de l'expédition. Il y fut surpris au milieu de l'étude, par une inflammation qui l'emporta le 14 février, 1819, malgré les efforts des premiers médecins de la capitale.
Sackheuse, dit M. E. Bellechambers, dans son Dictionnaire Historique, se distingua par son courage et une intelligence qui jettent un grand lustre sur sa race, en apparence si inculte et si rude. 136. Ses manières étaient simples, et son naturel obligeant et fort tendre. Il aimait la société, et comme il intéressait beaucoup par sa candeur, jointe à une science acquise, il jouissait d'un cercle étendu et choisi. Il avait cinq pieds et hui pouces, et possédait une grande force musculaire. Il était très bien proportionné, et d'une fort belle contenance. On ne dit pas qu'il se soit marié en Angleterre, et il est bien probable que non, puisqu'il n'avait encore que vingt-trois ans quand il mourut.
Note 136: (retour) Le fait de Sackheuse, de Siquayam, de Kussick et de plusieurs autres ne prouve-t-il pas que l'on dot prendre pour du pédentisme ce passage d'un philosophe moderne: «Il est prouvé par un examen anatomique que le cerveau des Caraïbes, des Esquimaux... a moins d'ampleur que le nôtre dans la partie frontale de ses hémisphères, et par conséquent moins d'aptitude aux connaissances d'acquisition, faute d'un espace où elles puissent être élaborées. L'opération, en quelque sorte, digestive de la sensation s'y fesant mal, ou pas du tout, les organes des relations extérieures dirigeant en vain vers ce centre le produit de leurs recherches; leurs divers rapports s'y combinent peu. La masse de l'encéphale finit ainsi par perdre sa prépondérance, bien caractérisée dans l'homme sur le plexus solaire et sur le grand sympathique. Le reste du système nerveux la domine par le calibre de ses vaisseaux agrandis; d'où il arrive que les déterminations instinctuelles acquièrent un surcroit de forces et même d'intelligence apparente, ce qui rabaisse l'être vers l'animalité, tandis que celles du raisonnement s'appauvrissent dans la proportion opposée...» Fût-il fondé, il ne devrait pas attaquer les races primitives de ce continent. Le sauvage de cette partie est de fait l'être le mieux conformé par la nature, de laquelle il semble n'être point sorti. Son intelligence me paraît au-dessus de la nôtre, hors en ce à quoi la nature n'a pas permis qu'elle fût appliquée: il suffit de se rappeler le mot de Locke sur Opechancana, roi de Virginie.
CHAPITRE VIII
ARGUMENT
Des Sioux--Leur origine--Leur histoire primitive--Leurs moeurs comparées avec celles des anciens peuples--Leurs grands hommes--Légende.
Je n'ai pu plutôt parler de ces peuples que l'on pourrait appeler, à beaucoup d'égards lse Arabes de l'Amérique Septentrionale. Quelle fut l'origine de cette famille remarquable?... M. Beltrami la croit venue du Mexique, et j'incline vers ce sentiment; mais comme on dit qu'il ne faut pas croire sans raison, j'analyserai ce qu'en dit l'Anacharsis italien. Il parait, selon lui, que le pays qu'habitent aujourd'hui les Sioux était autrefois la propriété des Chippeouais, et les Montagnes Rocheuses, qui séparent ces contrées du Nouveau Mexique, étaient appelées Montagnes Chippeouaises. Eskibugicoge, Sachem Chippeouais, disait en 1823, à ce voyageur, qu'il y avait plus de trois mille lunes que son peuple était en guerre avec les Sioux, et si l'on compte une année par douze lunes, on remonte à peu près à la conquête du Mexique. Les Sioux fuyant la cruauté des Espagnols, envahirent les terres des Chippeouais qui, resserrés dans leurs foyers, jurèrent une haine éternelle aux agresseurs. Cela supposé, donnons un aperçu de l'histoire des Sioux après la conquête des terres qu'ils occupent aujourd'hui.
Les Sioux eurent leur Hélène comme les Grecs. Vers l'an 1650, selon Balbi, Ozalapaïla, femme de Ouihanoappa, fut enlevée par Ohatampa, qui tua le mari, et les deux fils, qui venaient la redemander. La guerre s'alluma entre ces deux familles, les plus puissantes de la nation. Les parens, les amis, les partisans des deux côtés prirent fait et cause: une guerre civile divisa la nation en deux peuples distincts, les Assiniboins, d'Achiniboina, faction du Paris Sioux, et les Dacotahs ou Sioux proprement dits, de Siovaé, faction de Ouihanoappa.
Les Français connurent très peu les Sioux. Cependant, un de leurs Chefs fut envoyé comme ambassadeur au Comte de Frontenac. Il l'approcha d'un air fort triste, lui appuya les deux mains sur les genoux 137 et lui dit les larmes aux yeux: «Toutes les autres nations ont leur père; la mienne seule est abandonnée dans les bois, comme un enfant exposé aux serpens et aux tigres.» Je n'imagine pas comment le grand homme négligea cette alliance, si ce n'est que rarement les hommes pourvoient à tout.
Ces peuples ne reconnaissent qu'un Dieu, Tangoouacoun, infini en sagesse et en puissance. Tout le reste est un problème.
Ils parlent la langue Narcotah, une des quatre langues mères, et, dit Beltrami, elle est une nouvelle preuve de leur origine mexicaine.
Je regrette de dire que les Sioux sont parmi les quelques peuplades qui ont oublié la nature, envers le beau sexe. Voici comment se font leurs mariages. Un sauvage éprouve-t-il de l'amour pour une jeune fille, il la demande à son père. Elle vient frapper à sa porte, et, s'annonçant par son nom, elle demande si son fiancé est présent; on ouvre, et ses amis la présente à l'épouse, qui est debout au milieu de la loge. Il lui fait ses complimens, et s'assied avec elle sur une natte. Les Romains fesaient asseoir la fiancée sur la toison d'une brebis, pour l'avertir que c'est à elle de couvrir son mari. Chez les Sioux, l'époux présente à son épouse une botte de foin, pour lui signifier qu'elle ne soit se mêler que de porter son fardeau comme une bête de somme. Cette botte est dit-on entremêlée d'herbes d'une odeur si délicate, et arrangée avec tant d'art, qu'elle éclipse le talent des fleuristes.
La femme malheureuse chez ce peuple enfante des héros. A quinze ans le jeune Sioux devient un guerrier; il lui tarde de se montrer, il brule d'impatience de tremper ses mains dans le sang ennemi. La danse de la guerre anime son jeune courage.
Si la femme est esclave, la passion de l'amour n'est pas moins forte. Un rocher qui se projette sur les eaux du lac Pepin, rappelle celui de Leucade. La muse Mitilène s'y précipita de dépit: Oholaïtha, plus belle qu'heureuse, trancha le cours de sa vie, séparée de son Anikigi, jeune et beau guerrier Chippeouais.
On déclare la guerre en jettant un tomahack sur les terres de l'ennemi, comme autrefois le Fecialis des Romains jetait une javeline. Achille immolait des jeunes Troyens à Patrole: les Sioux et les Mexicains sacrifiaient leurs ennemis à leurs guerriers tués dans les combats.
Après le guerre, la chasse exerce l'enfance, la jeunesse et l'âge viril. Avant que de partir, on se purifie devant le dieu de la nation. J'ai cité plus haut quelques chasses célèbres. Ce goût du sauvage pour la chasse rappelle les premiers hommes: les peuples primitifs étaient chasseurs. Ce qu'il y a de plus remarquable chez nos Sioux, c'est que l'on découvre au milieu d'une superbe et vaste prairie, un grand block de granit, figure de Tangoouacoun, à qui tous les chasseurs viennent fair la révérence. Il est peint comme on représentait le soleil avant Maria, avec un nez, des yeux et une bouche.
On voit également dans l'antiquité la musique naissante des Sioux. Les Grecs primitifs avaient comme eux une espèce de castagnettes faites d'os ou de coquilles. Comme eux les Romains marquaient la cadence avec des sonnettes qu'ils attachaient à leur pieds. Les Sioux ont le tambour de basque, et le mamuductor dans celui qui conduit la danse. La simphonie chez les Grecs comme chez eux était formée de l'union de la voix et des instrumens. La musique de nos peuplades, bien que monotone, a quelque chose d'animé et de touchant. Mars préside plutôt à ces fêtes que Terpsichore, ignorée des sauvages. Ils y paraissent en armes, et la tête ornée de plumes de Kilio 138, apanage exclusif des preux guerriers. Cet oiseau est si rare que celui qui en tue un, reçoit les complimens de tut le camp, et acquiert le droit de porter une de ses plumes. Il en ajoute une autre autant de fois qu'il tue un guerrier dans les combats. Ce panache ne releva pas peu ces preux des forêts, avec leur manteau qu'ils adaptent à leur corps avec cette grâce qu'avaient les Romains sous leur Pallium. Leurs mocassins ressemblent aux cothurni: ils ajoutent en hiver une espèce de guêtres sur les genoux; comme les Cimbres au temps de Marius.
Leurs armes offensives sont l'arc et les flèches, la pique, la hache et la massue, comme les soldats de Tamerlan. Ils ont aussi adopté le fusil. Le bouclier est leur seule arme défensive. Ils le peignent de même que les anciens, quoique moins magnifiquement que celui d'Achille, qui était au reste l'ouvrage des dieux!
Si je viens à parler des illustres de la nation, M. Beltrami parle de Tantangamani, père de l'infortunée Oholaïtha. Il retrouve dans Ouamenitonka la fameuse statue d'Aristide dans le Museum de Naples, et celle de Caton dans Cetamvacomani; mais quelqu'intérêt que puisse leur prêter l'érudit italien, je ne trouve rien de si romanesque que l'histoire d'Alleouemi et de Ouabisciuova.
Alleouemi descendait des anciens Chefs. Il vint aux Etats dans sa jeunesse, et fréquenta l'Université de Washington, où son nom devint en grande célébrité parmi les élèves. A dix-sept ans il épousa, malgré les efforts de quelques amoureux éconduits, Miss Grighton, fille d'un riche négociant de la capitale, et reprit avec elle le chemin de sa tribu. Ouabisciuova, le Lion des Dacotahs, les guérissait en Dictateur; mais le jeune Chef fit valoir la noblesse de sa naissance, et supplanta ce rival. Il conserva, par sa sagesse et sa fermeté, le territoire que le Congrès convoitait depuis longtems, et, confiant dans son influence, il songea à devenir le législateur des Dacotahs. Ses vues élevées et son génie alarmèrent le gouvernement, et le major Sherbury, gouverneur du fort St. Charles, eut ordre d'exciter contre lui son redoutable adversaire. Il députa en même temps vers Alleouemi le capitaine Smith, pour lui offrir un commandement dans l'armée de l'Union. «Nos voisins des villes, répondit le jeune Chef, regrettent qu'il y ait au fond de la prairie un peuple qui s'oppose à leurs continuels envahissemens. Ils veulent enlever aux Sioux leur Chef, leur protecteur, leur ami; celui que fait tous ses efforts pour leur conserver le pays stérique que nous ont laissé nos pères. Ils m'envoient une ancienne connaissance des salons de Washington, pour m'éblouir et me faire déserter la cause de mon peuple. Eh! qui vous a dit que je pourrais renier mon pays et mes ancêtres? Les peuplades que vous dédaignez si fort ne seraient elles civilisées que par la conquête; et pourquoi un Dacotah, après avoir puisé chez vous cette instruction dont vous êtes si fiers, ne chercherait-il pas à adoucir leurs moeurs, tout en défendant leurs sol? Vous avez encouragé mon rival: les citadins ne devaient pas pas manquer de faire jouer la trahison, tout en usant de belles promesses.»
Cependant Ouabisciuova, peu soucieux des séduisans discours des Américains, attaqua la barque qui avait amené le capitaine Smith, et Williams, touriste anglais. Quatre soldats furent tués et l'équipage garrotté. L'héroïque Alleouemi se dévoua pour ceux qui cherchaient la ruine de son peuple. Il entra dans le conseil des Dacotahs et, tout en protestant de sa haine contre les Américains, il essaya de faire entendre qu'il fallait prendre quelque chose de leur tactique et de leurs moeurs, pour leur résister plus efficacement. Mais entraîné bientôt par ses pensées, sa haute intelligence ne put se contenir dans les bornes étroites de l'esprit de ses compatriotes. Dans cet élan patriotique, il oublia, ce jeune Chef, que l'astre du jour ne répand que par degrés ses rayons sur la terre. Il condamna les usages de ses ancêtres, et leurs petits neveux le vouèrent à l'exil. Alleouemi partit de nuit, après avoir délivré les auteurs du drame qui va se déployer. A peine fuyaient-ils que des cris affreux se firent entendre dans les bois, des guerriers parurent sur le rivage, et des flèches volèrent, sifflant à la surface de l'eau. Le jeune héros regarda quelques instans la fureur impuissante des Sioux, puis il laissa tomber sa belle tête sur sa poitrine, en murmurant ces paroles, écho du trouble de son coeur: «Je suis donc l'ennemi de mon peuple?» Pour aggraver le malheur de sa situation, Miss Brighton périt de lassitude près de l'endroit où la rivière Plate se jette dans le Missouri. Le lendemain, une lugubre et solennelle cérémonie s'accomplissait sur la cime de la montagne qui sépare les deux territoires. Les étrangers s'éloignèrent pour ne pas troubler les muets adieux de cet homme énergique, qui s'agenouilla sur le sol, et demeura absorbé dans sa douleur. Il se leva, et ses compagnons le virent monter sur un rocher qui dominait toute la plaine, et d'où il fit entendre un cri perçant que les Sioux prirent pour une insulte. Alleouemi leur fit signe de l'attendre, et des hurlemens prolongés témoignèrent qu'ils l'avaient compris. En vain Smith et Williams voulurent le retenir: il jeta un dernier regard sur la tombe de sa compagne, salua tout le monde avec grâce, et descendit la montagne. Il est perdu, s'écria Smith, et tous les Américains se précipitèrent vers le rocher. Alleouemi venait de sortir du bois, et s'avançait d'un pas grave et fier. On vit un instant d'hésitation parmi les Sioux. Ils semblaient intimidés par la contenance impérieuse du jeune Chef, lorsque, du sein d'un massif de feuillage, s'élança un jet de feu et de fumée, et une légère commotion se fit entendre dans la plaine. Alleouemi tomba, et Ouabisciuova, qui l'avait frappé, sortit de sa retraite en brandissant sa carabine: il enleva la chevelure à son rival, et s'en fit un trophée.
Alleouemi avait une taille imposante, et un maintien majestueux. Son corps robuste était modelé dans les plus admirable proportions de la stature. Son visage, quoiqu'il fût de la couleur cuivrée des indigènes, avait cette beauté mâle et fière qui résulte de l'harmonie des lignes, en même temps que de la pensée qui s'y reflète. Tout en lui était noble, et plein d'une grâce naturelle. Williams dit de lui: «J'ai trouvé dans le nouveau monde un homme qui réunissait l'instinct merveilleux, les sens parfaits du sauvage, à l'instruction et à l'intelligence de l'homme civilisé; la plus large, la plus belle expression de l'humanité.»
Le sol des Dacotahs n'était pas encore prêt pour notre civilisation; il vit renaître l'empire d'un véritable héros sauvage, de Ouabisciuova que, enveloppé dans sa large peau d'ours, cent chevelures suspendues à ses jambes, et agitant son tomahack orné de cercles d'argent semblait plus fait pour commander aux Sioux.
CHAPITRE IX
ARGUMENT
Saguova ou le dernier des Iroquois--Son premier triomphe oratoire; il s'oppose à la vente des terres--Déclaration de guerre contre les Anglais--Discours de Saguova--Sa disgrâce et son rétablissement--Ses entrevues avec Washington et Lafayette--Réflexions.
Au milieu de la torpeur générale qui succéda à la mort de Tecumseh, un homme pensa rétablir l'ancienne splendeur de la République des Cinq Cantons, Saguova, appelé Red-Jacket chez nos voisin. Il n'avait que trente ans lorsque les Etats-Unis conclurent un traité avec les Iroquois sur la belle élévation qui commande le lac Canandagua. Deux jours s'étaient passés en négociations, et un correspondant du New-Iork American, et l'on allait signer, lorsque le jeune Chef se leva. Avec la grâce et la dignité d'un sénateur romain, il se couvrit de son manteau, et, d'un oeil perçant, regarda la multitude. Il s fit un parfait silence, hors l'agitation des arbres sous lesquels étaient rangées les ambassadeurs. Après une pause solennelle, il commença à parler lentement tt par sentences, autre Mirabeau des forêts de l'Amérique; puis s'animant graduellement avec son sujet, il fit une peinture naturelle de la simplicité de du bonheur primitifs de sa race, et présenta les maux que lui ont causés le commerce des Européens, avec un pinceau si hardi et si vrai cependant, que l'effet qu'il produisit ne saurait s'exprimer. Les ambassadeurs des Cantons éprouvèrent le sentiment de la douleur ou celui de la vengeance, et les députés de la République, seuls dans un pays ennemi, craignirent pour leur vie, lorsqu'un Chef favorable aux Américains fit cesser le conseil, et donna ainsi le temps aux esprits de se refroidir. Les Mingos livrèrent un grand lit de terres à leurs plus cruels ennemis, mais le jeune Seneca eut dès lors des amis. Il grandit rapidement aux yeux de ses compatriotes, qui lui confièrent l'autorité suprême. On peut dire que dans cette situation, Saguova réussit au-delà de ce que l'on pouvait attendre, si l'on considère que, depuis plus d'un demi-siècle, la Confédération, jadis si formidable, était resserrée sur un petit espace de terre environné par la civilisation. L'ancien Forum d'Onnondaga était désert, lorsque le jeune Chef rallia autour de lui quelques hommes dignes des premiers Iroquois. Il rappella l'indépendance nationale, dont il ne dévia jamais. Mais il ne fut compris qu'à demi par ses compatriotes auxquels la soif de l'or pouvait bien peut-être faire vendre les personnes après avoir aliéné le sol.
Si les Anglais, dans la dernière guerre, trouvèrent les Iroquois assez déchus pour dédaigner leur alliance, ils eurent tort de les forcer à se jeter dans les bras de leurs ennemis, en saisissant la Grande Ile, propriété des Cantons, sur la rivière Niagara. Toute la population ne passait pas alors huit mille âmes: elle arma cependant mille guerriers, et ce fut à leur tête que Saguova, le 13 août, 1812, défit les troupes anglaises au fort George avec le général Boyd.
Au retour de la paix, il reprit l'administration des affaires de sa nation, et s'opposa aux progrès des missionnaires. Le discours suivant est un des plus remarquables, et le seul que l'on ait de lui dans son entier.
«Ami (dit-il au ministre), le Grand-Esprit a voulu que nous nous rencontrassions en ce jour. Il règle sagement toutes choses, et il nous accorde une belle journée, car les nuages se sont dissipés devant le soleil qui brille au-dessus de nous. Nous avons prêté l'oreille à ta harangue.
«C'est pour toi que ce feu brule au milieu du conseil. Tu veux que nous ti disions ouvertement la pansée de notre âme: nous nous en réjouissons, car nous n'avons tous qu'une même pensée.
«Tu dis que tu ne partiras pas que tu n'aies une réponse. Il est juste que tu l'aies, car ta cabane est bien loin, et nous ne voulons pas te retarder. Nous allons te dire ce que nous ont appris nos pères.
«Au commencement nos ancêtres régnaient seuls sur cette grande île: leur domaine s'étendait de l'Orient à l'Occident. Le Grand-Esprit l'a fait pour les hommes rouges 139. Il créa le buffle et le daim pour les nourrir, l'ours et le castor pour les garder du froid. Il dispersa ces créatures par le pays, et nous montra la manière de les prendre. La terre produisait aussi du maïs, et le Grand-Esprit avait donné tout cela à ses enfans rouges parce qu'il les aimait.
«Vos pères traversèrent les grandes eaux, et vinrent dans cette île, mais en petit nombre. Ils ne trouvèrent que des amis dans le peuple rouge, qui leur donna un grand lit de terre, afin qu'ils pussent prier le Grand-Esprit, sans crainte du Grand Roi. Ils étaient au milieu de nous, nous leur donnions à manger, et eux, ils nous donnaient du poison. Les blancs connaissaient le chemin de notre île, et il en vint un plus grand nombre. Ils nous appelèrent frère, et nous leur donnâmes nos plaines et nos côteaux.
«Alors nos domaines étaient vastes; mais vous êtes devenus un grand peuple. Notre pays est dans vos mains et la prière y fait des progrès.
«Ecoute, tu dis que tu viens nous apprendre à prier le Grand-Esprit, afin que nous soyons heureux dans la suite. La prière est écrite dans un livre qui a été donné à vos pères, et le Grand-Esprit a parlé au peuple rouge.
«Tu dis qu'il n'y a qu'une manière de prier le Grand-Esprit, parce que elle est venue d'un homme vénérable; et nos anciens nous ont enseigné une religion qui leur fut donnée par le Grand-Esprit. Elle nous enseigne à le remercier de ses dns, et à vivre dans l'union avec nos frères.
«Le Grand-Esprit, qui a fait tous les peuples, n'a pas fait les hommes de ce pays-ci comme les autres. Il vous a donné les arts, que nous ignorons. Il nous a aussi accordé beaucoup de choses, et une prière différente, à notre usage.
«Nous te prenons par la main pour que tu retournes à tes amis.»
Il est digne de remarque que ce discours ne contient pas un seul mot qui sente la rudesse. Saguova était véritablement affable. On en voit un exemple dans une entrevue avec le colonel Snelling. Cet officier partant pour Governor's Island, il vint lui dire adieu, et ajouta: «J'apprends que notre Grand-Père t'envoie dans une île qui porte le nom de Sachem; j'espère que tu deviendras aussi un Sachem. On dit que les blancs sont glorieux du grand nombre de leurs enfans; que le Grand-Esprit t'en donne mille.»
Son opposition aux empiètemens des Etats-Unis le firent disgracier en 1827; mais il se releva par son éloquence, et il ne fut pas dit que Saguova vécût dans l'oubli de sa nation.
Il visita les villes de l'Atlantique 140 en 1829, et, au milieu de la sensation qu'il y fit, il soutint la dignité de son rang et de sa renommée. Washington l'avait voulu voir, et lui avait fait présent d'une médaille d'or qu'il porta toujours depuis. Ce fut dans sa dernière visite aux Etats-Unis, qu'il vit le Général Lafayette à Buffalo. Les deux héros s'étaient connus à Stanwix, en 1784. Il faut convenir que le patriote français se montra spirituel et poli comme ceux de sa nation. «Où est le jeune Chef, dit le général, qui s'opposa avec tant d'éloquence à ce que l'on enterrât la hache de guerre?» C'est Saguova, répondit froidement le Sachem, qui avait alors ravagé les frontières de la Nouvelle-Iork, du New-Jersey, de la Pensylvanie et de la Virginie. Le général français n'avait pas beaucoup vieilli. Saguova le remarqua, et lui dit: «Le temps a fait de moi un vieillard, mais toi, le Grand-Esprit t'a laissé tes grands cheveux.» Lafayette eut la bonne fortune de se rappeler quelques mots Iroquois, qu'il répéta avec une complaisance qui grandit beaucoup l'idée avantageuse que le Sachem avait déjà conçue de lui.
Note 140: (retour) Red-Jacket. This celebrated Indian Chief, who has recently attracted so much attention at New-Iork and the Southern Cities, has arrived in this City, and has accepted an invitation of the Superintendent to visit the New-England Museum, this evening, March 21, in his full Indian costume, attended by Captain Johnson his interpreter, by whom those who wish it can be introduced to him.
Saguova mourut le 19 janvier, 1830, et fut enterré le 21, près de Buffalo. Ses compatriotes regardèrent avec indifférence les cérémonies que firent les Américains, et lorsqu'elles furent terminées, plusieurs orateurs parlèrent successivement et rappelèrent ses exploits et ses grandes qualités. Ils n'oublièrent pas son appel prophétique: «Quel est celui qui me succédera au milieu de mon peuple.» Ils pleurèrent une gloire déjà passée, et entrevirent la ruine de leur nation. La mort de Saguova rappelle celle d'Alexandre.
Un Américain bel esprit, mais singulier dans ses idées, a dit: «L'ouest ne doit pas peu aux conseils d'un sauvage qui, pour le génie, l'héroïsme, la vertu, et tout ce qui peut faire resplendir un diadême, laisse loin derrière lui non seulement George IV et Louis le Désiré, mais l'empereur de Germanie et le czar de Moscovie.» Il est vrai que bien des modernes qui ont voulu républicaniser ont eu l'esprit curieusement tourné.
La licence entre mieux dans la poésie: peut-être même ne se fait elle pas sentir dans les vers suivans:
Though no poet's magic
Could make Red-Jacket grace an English rhyme,
.............................................
Yet it is music in the language spoken
Of thine own land; and on her herald-roll,
As nobly fought for, and as proud a token
As Coeur-de-Lion of a warrior's soul
William Weir a laissé un magnifique portrait de Saguova, dans la collection de James Ward, écuïer, ami distingé des beaux arts.
CHAPITRE X
ARGUMENT
Chetabao, roi des Omahas--Ses artifices et ceux de son grand-médecin--Il se défait de tous ses ennemis--Sa mollesse--Il meurt de la peste--Réflexions.
Ce Sachem, mort en 1832, a été un homme remarquable. Il s'acquit une grande popularité parmi ses compatriotes par mille travaux glorieux; mais la distinction dont il se montra plus avide fut un pouvoir sans limites. Il était efficacement aidé dans ses desseins par un prophète ou grand médecin, dont les ordonnances artificieuses et les pratiques de magicien en imposaient aux esprits superstitieux de la tribu.
Chetabao ayant donné de ses talens, toutes les preuves requises, on lui conféra le rang suprême; mais poussé par ses vue ambitieuses, il était peu satisfait d'une autorité toute patriarcale, et fondée sur les principes démocratiques. En vain, pour atteindre son but, avait-il déployé tour-à-tour le prestige des exploits guerriers, et le pouvoir d'une éloquence barbare mais énergique: il se formait dans la nation un parti de guerriers rigides, jaloux de leur liberté. Chetabao traitait ce parti de faction séditieuse, de serpens à sonnettes, et l'on méprisait ses reproches. Impatient de la contrainte qui lui était opposée, il résolut de s'y soustraire à quelque prix que ce fût. Mais jugeant en profond politique que la vengeance est souvent nuisible à son auteur, quand il y arrive par la violence, il aima mieux recourir aux ruses du renard. Plusieurs fois par an un colporteur arrive du pays civilisé, pour échanger des marchandises contre des fourrures ou d'autres objets à sa convenance. Ce fut à un de ces marchands que Chetabao s'adressa pour avoir un remède efficace afin, disait-il, de détruire les bandes de loups qui infestaient les prairies. Le colporteur lui procura de l'arsenic pur. Dès qu'il se vit en possession de cette arme terrible, il n'eut rien de plus pressé que d'en éprouver la puissance. Son père et ses deux frères, dont il redoutait l'influence, furent les premières victimes de ses essais, et leur mort ne réveilla aucuns soupçons. Certain désormais de l'efficacité du poison, il invita tous les mécontens à venir se régaler d'une soupe au chien. Il reçut les conviés de l'air amical qu'il avait coutume de prendre, leur témoigna un très ardent désir de calmer toutes leurs dissensions, et parla hautement de la nécessité de la réunion de tous les partis. Il sut si bien s'insinuer dans les coeurs, que soixante de ses plus redoutables ennemis s'assirent avec lui autour de la large gamelle où fumait l'appétissante soupe. Tous, pour reconnaître dignement l'hospitalité de leur hôte, mangèrent copieusement du plat favori, et firent l'éloge de son goût délicat. Pour dessert, on fit circuler les calumets, et lorsque la vapeur aromatique du tabac eut étendu sa molle influence sur le cercle des guerriers, Chetabaqo se leva pour parler. Il rappela aux assistans, eux, disait-il, qu'il chérissait comme ses enfans, les menées séditieuses dont ils s'étaient rendus coupables envers l'autorité légitime, qu'il tenait du Grand-Esprit, et de laquelle il était impie de se jouer comme ils l'avaient fait. En témoignage de son assertion, il en appela au jugement de son grand médecin, qui fit un signe de tête affirmatif, puis élevant la voix d'un air inspiré: «Au reste, continua-t-il, les Omahas n'oublieront plus à l'avenir que Chetabao est l'arbitre souverain de leurs destinées; chiens que vous êtes! vous serez morts jusqu'au dernier avant le lever du soleil.» A ces mots d'un sinistre augure, les convives se levèrent en désordre, et se précipitèrent en hurlant hors de la cabane. Les soixante expirèrent la même nuit au milieu d'atroces douleurs.
Durant tout le reste de sa vie, jamais la tyrannie du Sachem ne rencontra la plus légère opposition. Lorsque à son voyage annuel au pays des Omahas, le marchand arrivait avec sa pacotille, sa majesté prenait tut ce qui était à sa convenance et à celle de son auguste famille, en fesait le compte, et les guerriers recevaient l'ordre de trouver le nombre demandé de peaux de castor, d'écureuil ou de marte. Amolli par une longue prospérité, ce roi sauvage renonça peu à peu à la vie active. Il se fesait prescrire par son grand médecin le repos le plus absolu, et fesait régulièrement sieste après diner, comme un Grand d'Espagne. Par une recherche toute oriental, il avait poussé la jouissance de ce court sommeil jusqu'au dernier raffinement. Ses femmes, au nombre de six, se relevaient deux par deux, et lui chatouillaient l'épine dorsale avec de longues plumes de paon. Si pendant qu'il dormait, il devenait urgent de le consulter sur les affaires de l'Etat, une seule personne pouvait se hasarder à troubler le repos du monarque, et ce personnage était le grand médecin, son premier ministre. Il se mettait à quatre pattes, s'approchait sans bruit, puis avec une plume, il lui chatouillait agréablement la plante des pieds. Si le roi étendait le bras horizontalement, il fallait se retirer en silence; mais se frottait-il le nez avec l'index, c'était dire que l'on pouvait parler à sa majesté.
Cependant la petite vérole apparut parmi les Omahas, et, semant la désolation dans leurs deux bourgs, elle enleva aussi le ministre: la mort mit fin à ses simagrées, et il alla rejoindre ceux qu'il avait tués par ses remèdes homicides. On croyait que la dictature garantirait Chetabao; mais ayant voulu assister aux funérailles de son complice et de son favori, l'accomplissement de ce devoir lui fut fatal. Il eut le temps néanmoins de prendre ses mesures pour faire le plus commodément possible son voyage dans l'autre monde. Il commanda que l'on mît à côté de lui dans sa tombe des armes et des munitions pour se défendre cintre ses ennemis; car il songeait, sans doute, à ses victimes, et redoutait leur vengeance. Ses funérailles furent pompeuses. Il fut assis droit sur son plus vite coursier de chasse, et, suivi de toute la nation, on le conduisit à sa tombe, que l'on avait creusée sur les bords du Missouri. On fit descendre dans la fosse le cheval chargé de son maître, et on l'enterra tout vivant, non sans avoir déposé devant lui une portion de maïs. Quant à sa majesté, on enfouit à ses côtés de la viande sèche, un calumet, une carabine, des balles de de la poudre, un arc, un carquois rempli de flèches, et des couleurs pour décorer sa personne tant à la guerre que durant la paix.
L'histoire transmet les vices aussi bien que les vertus: elle rapporte les actions de Denys le tyran comme celles d'Aristide et de Scipion. Mais l'admiration n'est due qu'à la vertu. Miantonimo et Conanchel excitent un vif intérêt. Le dernier Sachem des Omahas intéresse aussi un instant par ses artifices, et la manière dont il sut tromper et asservir son peuple; mais la postérité n'aura pour lui aucune estime.
CHAPITRE XI
ARGUMENT
Lueurs de civilisation--Cadmus Cheroki--Cussick--Mashulatuba.
Que ce continent ait joui autrefois d'une civilisation avancée, et en particulier la partie septentrionale, comment en douter à la vue des vestiges que l'on rencontre depuis le bord méridional du lac Erié jusques au golfe du Mexique; et le long du Missouri jusques aux Montagnes Rocheuses?
Ce sont des fortifications, des tumuli, des murs souterrains, des rochers couverts d'inscriptions, des idoles ou des momies. On est étonné de la vaste étendue de quelques ouvrages militaires. Ceux que l'on voit près de Chilicothe occupent plus de cent acres de superficie: c'est une muraille en terre de vingt pieds d'épaisseur à sa base, et douze de hauteur, et entourée de tous côtés, excepté vers la rivière, d'une tranché large d'environ vingt pieds. Les plus considérables de ces fortifications sont de forme rectangulaire. Elles ont plus de six cents pieds de long sur sept cents de large. Dans le district de Pompy dans l'état du New-Iork, se voient les restes d'une grande ville d'une superficie de cinq cents acres. Trois forts circulaires la renferment comme dans un triangle. L'ancienne fortification découverte par le capitaine Carver, proche du Mississipi, dans le district Huron, a près d'un mille d'étendue: elle est aussi régulière que si Vauban ou le général Pasley en eussent tracé le plan. On peut encore citer celles de l'Ohio. 141
Je ne dirai qu'un mot des tumuli, monticules de terre de forme conique, comme celles que l'on voit en Russie et dans la Scandinavie. A St. Louis, dans le Missouri, l'on voit un de ces tumuli qui a les mêmes dimensions que la pyramide en briques du roi Asychis, c'est-à-dire, deux mille quatre cent pieds de circonférence à sa base, et cent d'élévation. Devons nous attribuer ces monuments aux ancêtres des familles qui habitent encore ces régions, ou à une immigration plus ancienne? c'est une question qui embarrasserait les plus savans.
Les indigènes de cette partie du continent américain, dit le géographe Darby, avaient peu d'arts lorsqu'ils furent connus des Européens. Les arts mécaniques ne lur étaient point connus. Ils n'avaient point trouvé la charrue ou la roue, ni fait la conquête des animaux ruminans, premier objet de la civilisation: le chie était le seul animal que le sauvage s'associât. Une cabane était la demeure ambulante de l'espèce humaine sur une étendue de plus de quatre-vingt millions de milles quarrés.
Malgré ce que dit M. Darby, dès l'arrivée de nos pères, le sauvage savait peindre grossièrement toutes sortes d'objets; on trouvait même des peintures délicates selon M. Dainville. Sa teinture est surtout remarquable 142. On est dans l'admiration de voir déployées sur les ornemens dont il se pare, des couleurs biens supérieures à celles qu'emploient les nations civilisées, tant pour l'éclat que pour la durée. L'estimable Dr. Mitchell, de la Société Historique de New-Iork, admire surtout les teintes appliquées aux cuirs. L'art de préparer le cuir et de l'empreindre de ces couleurs aussi durables que le cuir même, est familier depuis le territoire des Panis sur la Rivière Rouge, jusqu'aux extrémités du Nord-ouest. Les matériaux des couleurs sont indigènes, et il n'y a que les sauvages qui les connaissent. Ils ont toujours un grand soin de ne donner aucuns renseignemens sur leurs teintures. Les couleurs principales sont le jaune, le bleu, le rouge et le noir. Les Hiétans qui vivent au-delà des Panis, et qui ont très bien apprivoisé le cheval, font des brides travaillées avec beaucoup de goût, et remarquables par la force des couleurs bleue et jaunes dont sont teints le cuir et les autres parties.
Note 142: (retour) J'ose assurer que l'art de la teinture avait été poussé en Amérique à un bien plus haut degré de perfection qu'il ne l'est même actuellement en Europe, malgré toutes nos connaissances en chimie. Nous savons à peine donner une teinte solide aux matières végétales telles que le coton, le lin, le chanvre. Oviedo a dit: «Les peuples de terre-ferme teignent le coton en couleur tannée, verte azur, rouge, jaune, et au plus haut degré de perfection.--(COMTE CARLO CARLI.)
Mais toutes les peuplades n'étaient pas aussi avancées lors de la découverte, quoique généralement nos pères aient trouvés les indigènes doux et agriculteurs sur les côtes et sur le bord des fleuves. Dans l'intérieur des forêts, l'on a trouvé des peuples vagabonds, qui ont traversé deux siècles sans entendre la voix de la civilisation qui convie tous les hommes. Mais les peuplades jadis les plus intéressantes se sont dispersées ou abruties, et les peuples chasseurs ont tout-à-coup pris leur place. Les Chérokis, les Chickasas et les Choctas n'avaient point connu les ressources des Hiétans et des Panis, mais la grande lueur est venue de leur côté. Les Chérokis ont donné l'élan à la civilisation de la race rouge. Darby écrivait: «L'usage du cheval, et l'introduction des armes à feu, est venu améliorer quelque peu la position du sauvage. Les relations politiques ont fait quelques progrès, après trois cents ans d'absolue nullité. Les lettres, partagent de la propriété foncière et de la résidence fixe, sont encore inconnues.» Mais, chose admirable, un nouveau Cadmus est sorti du sein d'un peuple réputé féroce, habitant un pays de montagnes!
Une ambassade à Washington, fournit à Siquayam une occasion heureuse d'observer une civilisation et des arts, que son génie naturel était fait pour comprendre et apprécier. Les plus sages d'entre les Chérokis attribuaient un pouvoir surnaturel aux instrumens à l'aide desquels nous fabriquons ces feuilles parlantes 143, pour eux incompréhensible merveille. Tout ce que l'on en disait n'excitait pas moins leur surprise que leur admiration: c'était depuis longtems l'objet des méditations de Siquayam. Son esprit moins crédule et plus réfléchi que celui de ses compatriotes, entreprit de percer ce mystère. Ses efforts furent couronnés d'un entier succès. Un longue indisposition l'ayant forcé de garder la cabane pendant une saison entière, la solitude dans laquelle il se trouve, et l'inaction à laquelle il se vit réduit, le servirent admirablement bien dans cette occasion, en lui permettant de se livrer avec toute la tranquilité désirable, à la recherche des moyens de procurer à sa nation le bienfait de l'écriture. Il commença par distinguer soigneusement tous les sons de sa langue. Cette première opération devenait difficile par les différentes nuances de prononciation, qui sont si nombreuses dans tout idiome qui n'est point fixé. Pour l'exécuter avec le plus de perfection possible, il soumit ses enfans à des épreuves réitérées. Quand il se crut assuré de la justesse de ses observations, il s'occupa du moyen de représenter ces sons par des signes. Il choisit d'abord des figures d'oiseaux et de divers animaux, et affecta à chacune l'idée d'un son. Main bientôt, trouvant dans cette méthode trop de difficulté, il abandonna ces images, et inventa d'autres signes. Il en créa d'abord deux cents, puis voyant que ce nombre rendrait l'écriture trop compliquées, il les réduisit à quatre-vingt-deux, aidé de sa fille, qui le seconda merveilleusement dans ce travail. Il ne s'occupa plus qu'à perfectionner les signes qu'il avait inventés, afin de les rendre faciles à tracer et à distinguer. Il n'avait d'abord, pour graver ses caractères sur l'écorce, d'autres instrumens qu'un couteau et un clou; mais il connut plus tard l'encre et les plumes, et les choses devinrent dès lors plus faciles.
Note 143: (retour) Dans les premiers temps de la découverte de l'Amérique, les simples habitans de cette partie du monde, ignorant tous nos arts, croyaient que le papier parlait. Un indien chargé d'un panier de figues, et d'une lettre de son maître à son ami, mangea une partie des figues. L'ami l'accusa d'avoir mangé celles qui manquaient en l'assurant que la lettre le lui disait. Mais l'indien le nia en maudissant le papier. Chargé depuis d'une semblable commission, il mangea encore la moitié des fruits, avec la précaution de cacher la lettre sous une grosse pierre, croyant que si elle ne le voyait pas, elle ne saurait rien témoigner; mais encore accusé et avec détails, il avoua tout, et reconnut dans le papier une vertu divine.--(MAD. DE GENLIS.)
La seule difficulté qui subsistât, était de faire adopter son invention par ses compatriotes. Sa profonde retraite avait inspiré de la méfiance aux Chérokis; ils le regardaient comme un magicien occupé d'un art diabolique, et même comme nourrissant de mauvais desseins contre ses compatriotes. Sans se laisser décourager, le philosophe s'adressa aux plus étlairés et aux plus influens de sa nation. Il leur annonça la découverte du grand mystère de fixer la parole par l'écriture comme font les blancs, et les pria de prendre connaissance de son procédé. En leur présence, sa fille qui, jusque-là avait été sa seule élève, écrivit les mots qu'ils prononcèrent, et ils furent tous dans l'étonnement lorsque ensuite cette jeune personne lut tout ce qu'ils avaient dit. Siquayam demanda alors que l'on choisit cinq ou six jeunes gens, pour qu'il leur enseignât l'art d'écrire; et quoique tous les soupçons ne fussent pas encore dissipés, on lui confia quelques élèves. Au bot de quelques mois, il annonça qu'ils étaient en état de subir l'examen public. On les prit chacun à part, et l'on acquit la preuve irrécusable de leur capacité. La joie de la nation fut soudaine et vive, comme toutes les affections du sauvage. Une grande fête fut ordonnée; Siquayam en fut le héros, et les Chérokis furent fiers de posséder un homme que le Grand-Esprit paraissait avoir doué de ses qualités divines.
Siquahyam ne se borna point à la découverte de son alphabet: il inventa aussi des signes pour les nombres, et il fallût qu'il imaginât en même temps les quatres premières règles qui font la base de l'arithmétique, et qu'il créât des noms pour les désigner. Il se mit aussi à écrire des lettres, et il établit bientôt une correspondance soutenue entre les Chérokis de Will's Valley, et leurs compatriotes d'au-delà du Mississipi, à cinq cent soixante milles de distance. L'intérêt excité par cette invention s'accrut au point que de jeunes Chérokis entreprirent un si long voyage pour être au fait de cette méthode facile de lire, d'écrire et de compter. Dès 1827 ses élèves commencèrent à former des écoles qui, en 1829, comptaient déjà cinq cents écoliers. Le fameux journal, Phoenix Cheroki, édité par Siquahyam et le célèbre John Ross, parut au mois de Février, 1828. Le premier numéro contenait une partie de la Constitution rédigée et promulguée dans le même temps, par laquelle le gouvernement des Chérokis se composait d'un pouvoir législatif, d'un pouvoir exécutif et d'un pouvoir judiciaire. La petite ville d'Etchoï (New-Echota) eut en 1829, outre son imprimerie, un musée et une bibliothèque.
Siquahyam était aussi devenu peintre par son génie. Il s'était fait des pinceaux du poil d'animaux sauvages, sans avoir jamais vu un pinceau. Ses dessins étaient grossiers comme ceux, je suppose, des premiers peintres de l'antiquité, mais il annonçait des dispositions. Les arts mécaniques ne lui étaient pas non plus étrangers. Il était forgeron dans sa tribu, et il devait orfèvre. On conçoit facilement tout ce que le séjour de Washington a dû apprendre à un génie si extraordinaire. Bienfaiteur de sa nation, il l'a élevée au premier rang parmi les races indigènes.
Les Choctas ont suivi ce noble élan et, au milieu de l'avilissement des Iroquois contemporains, le célèbre Kissick, de la tribu des Tuscaroras, retiré sur le sol britannique, est devenu l'historien de leur ancienne grandeur 144.
Note 144: (retour) «Esquisse de l'Histoire ancienne des Cinq Nations, comprenant: 1º le récit fabuleux ou traditionnel de la fondation de la Grande-Ile, maintenant l'Amérique Septentrionale, de la création du monde, et de la naissance des deux enfans; 2º l'établissement de l'Amérique Septentrionale et la dispersion de ses premiers habitans; 3º l'origine des Cinq Cantons Iroquois, leurs guerres, les animaux du pays, etc., etc., Lewiston, 1829.»
Sawenowane entreprenait, il y a quelques années, de traduire le «Chef Huron», d'Adam Kidd; et l'on peut croire que Mushulatuba eût été digne par son expérience et sa sagesse, d'obtenir l'objet de ses voeux, un siège au Congrès des Etats-Unis.
CHAPITRE XII
Coup-d'oeil rapide sur l'état présent des tribus.
Des Sagamos non moins nobles que leurs devanciers, les Tsaouawanhi, les Omaha et les Skenandow; le voyage de Sawenowane et de Sonatsiowane à travers l'Atlantique 145, et les vertus de Ouiaralihto m'auraient fourni la matière d'un nouveau Chapitre. Ouiaralihto, vénérable Chef huron, petit fils de Tsaaralihto, Chef de guerre de sa nation dans la lutte de 1759, suivit l'expédition du général Burgoyne, qui lui donna un festin de guerre. Adam Kidd, le barde canadien, l'ayant visité en 1829, il lui raconta avec une mémoire prodigieuse les exploits des héros, et les traditions des tribus, avec la même intérêt que les lairds de l'Ecosse mettent encore dans le récit des belles légendes d'Ossia. Tapooka 146 ferait honneur au moman, et serait une aussi belle héroïne qu'Atala, immortalisée par le génie.
Note 145: (retour) Sawenowane et Sonatsiowane, Chefs des Mohacks du Sault St. Louis, Seigneurs de St. Régis et de Cognaouaga, passèrent à Londres en 1829, pour réclamer un lot de terre vendu comme fesant partie des biens des Jésuites, mais qui tenait plutôt à leur Seigneurie. Sir George Murray leur promit de recommander leur pétition à Sir J. Kempt, et il leur fut permis d'avoir à Londres un chargé d'affaires.
On a trouvé sur les bords de la Rivière Columbia des peuples aussi intéressans que les premiers Canadois, et M. Franchère, notre compatriote, cite à l'appui, de très riantes traditions 147 qu'il reçut de la bouche d'un vieillard vénérable 148. Le Grand Sagamo du Nord-ouest, Netam, défenseur généreux de l'Honorable Compagnie Anglaise, a mérité le monument que ce corps, reconnaissant, lui a élevé au Fort William, et dans le temps que j'écris, Assaskinac, dont l'évêque de Tabraca fait l'éloge, est encore dans le Canada Supérieur, la gloire de cette race que l'on a si grand tort de dédaigner 149. Enfin, peut-être, quelques-uns croiront, que j'aurais du redire les vertus des Tegackouita et des Sakannadharoy, et décrire l'état présent des villages dans la Province 150. Mais il est aussi permis à l'historien de s'animer à l'approche d'un sinistre qu'il appréhende: il passe alors rapidement sur les faits secondaires, et se réserve tout entier pour l'évènement qui le préoccupe.
Note 149: (retour) Il est, dit M. Isidore Lebrun, des sauvages qui, par la lecture qu'ils font des gazettes, connaissent mieux les évènements politiques de l'Europe que les paysans de Vendée ou des campagnes de Rome. Un de leurs enfans traçait des dessins sur le mur de la cabane: une scène de massacre représentait, selon lui, la bataille de Waterloo.
Il y a dix-neuf ans cette race proscrite leva encore la tête, l'esprit de guerre se ralluma, et les Outaouais, jadis si puissans, et les Saukis, se mirent à la tête de ce mouvement. L'Epervier Noir (Black Hawk) parut pour quelque tems digne successeur de Ponthiac et de Tecumseh; mais la discorde se mit bientôt parmi ses alliés. Abandonné de presque tus les siens, il combattit en désespéré jusqu'à ce qu'il tomba entre les mains de ses ennemis. Prisonnier de guerre, il fut traité avec humanité, et même avec distinction; mais on le promena de ville en ville, dans les états qui bordent l'Océan Atlantique, afin de le convaincre de l'inutilité de ses efforts en faveur de la suprématie de ss race; puis on le renvoya au-delà du Mississipi. Les Saukis, les Outaouais et les Aionais, riverains de ce Père des Eaux 151, se soumirent alors, comme les Miamis, les Shaouanis, les Hurons des bords de l'Ohio, de l'Ouabache et des lacs, s'étaient soumis dès longtems Des traités particuliers cédèrent aux Etats-Unis l'immense et fertile territoire des deux rives du haut Mississipi, et les mines de plomb les plus riches du monde 152. Les territoires d'Aionay et d'Ouisconsin furent alors partie de la République Unie.
Les Séminoles, peuplades naturellement inoffensives, qui ont donné lieu à des tableaux de moeurs qui feraient honneur à des nations civilisées 153 succédèrent aux Saukis. Nicanopy s'est illustré dans sa lutte longue et régulière avec le général Jessup, Neothlockmata a été le Bayard de sa race, et les feuilles américaines font un éloge pompeux d'Osceola, mort depuis peu. Cette guerre a reproduit l'héroïsme de Pocahontas.
J'écrivais en 1842, d'après le Courrier des Etats: Des bruits sourds, avant-coureurs d'une tempête, se font entendre vers l'Ouest. On signale une mystérieuse, une alarmante agitation au sein des peuplades, lasses enfin de céder pied à pied, le sol à la civilisation. Aujourd'hui ces tribus, autrefois puissantes, se rapprochent: elles s'unissent contre l'ennemi commun. Les Séminoles, les Choctas, les Osages, les Chickasas, les Sioux, les Cherokis et les Miamis, promettent de se réunir en congrès à Etchoï. Ils doivent prendre le saint engagement de courir à la défense des champs où ils ont trouvé un dernier asile.--Ce projet s'est évanoui faute d'ensemble. Les Miamis ont descendu l'Ouabache, les Pouteouatamis ont traversé les savanes des Illinois, et les derniers Hurons ont quitté les plaines de Sandusky, et croisé l'Ohio, fuyant les Cités qui s'élèvent pour dominer la forêt. Ce sont les petits neveux de ceux qui, dispersés par les Iroquois, se retrouvent plus tard en possession de leur ancienne et belle patrie, redevenus terribles sous l'égide de Tecumseh. Il y a là une sorte de phénomène, irrécusable monument d'une ancienne grandeur. Intéressante tribu! elle disparaît sans retour. Dans ce malheur devenu général, prolongée et poignante est la complainte du sauvage. Son éloquence défie nos idiômes usés, témoin ce Chef Delaware sous le pinceau duquel, la noire perfidie des Européens paraît si au naturel: «Il n'y a pas de confiance à mettre dans la parole de l'homme blanc. Il n'est pas comme le sauvage, qui n'est ennemi que durant la guerre, et qui aime les blancs durant la paix: il va dire à un Delaware, mon ami, mon frère, et au même instant il le tuera.» Ecoutons le général Jackson, dans son message de 1829 au Congrès assemblé au Capitole: «Professant le désir de les civiliser, et de les établir, nous n'avons cependant pas perdu de vue le moyen de nous emparer de leurs terres, et de les repousser plus avant dans la forêt. Par là ils ont été réduit non seulement à errer, mais ils ont été autorisés à nous regarder comme injustes, et comme indifférens à leur sort. Leur condition présente, si différente de ce qu'elle était autrefois, fait un éloquent appel à notre sympathie. Nos ancêtres les trouvèrent légitimes possesseurs de ces vastes régions. Ils ont été contraints par la force de se retirer de rivière en rivière, et de montagne en montagne; des tribus sont éteintes; d'autres conserveront pour quelque temps encore leur nom jadis terrible. Le sort des Mohicans, des Delawares, et des Narraghansetts menace les Choctas, les Cris et les Cherokis. L'humanité et l'honneur national demandent que les généreux efforts soient réunis pour détourner un aussi grand malheur.» L'opinion a flétri la mémoire du vainqueur de Tallustatchie et de Tolladga: le temps n'est peut-être pas venu pour l'historien.
Paw, en Allemagne, Morre, en Irlande, et Don Ulloa, en Espagne; en France, aimé Martin, et de ce bord-ci de l'Atlantique un de nos écrivains les plus distingués, M. Parent, n'ont point voulu se montrer généreux envers cette race, qu'ils appellent cependant une race noble. Ils n'ont guère envisagé que ses gémonies. On a dit avec emphase que le sol est donné à celui qui travaille. Les Cherokis on travaillé, ils se sont érigés en gouvernement, et en gouvernement constitutionnel; mais les Américains libres on décrété: Les Cherokis ne sont pas libres! Mushulatuba leur a demandé du travail, et ils lui ont refusé, parce que les sang des Sagamos coulait dans ses veines. M. Prent s'est déclaré l'ennemi de la noblesse, et l'ami du progrès; il a approuvé indirectement les envahissemens gigantesques de nos voisins, admirant que les tribus repoussent leur civilisation, cette civilisation devant laquelle elles fondent comme la neige frappée des feux du jour, écrit une femme bel esprit 154, et Washington Irving: «Ils ont vu (les indigènes) s'avancer contre eux comme un monstre à plusieurs têtes, vomissant chacune quelque espèce de misère, la société que précédaient la peste, la famine, la guerre; et à sa suite venait un fléau plus destructeur, le commerce. Multipliant les besoins de ces peuples, sans augmenter leurs moyens de les satisfaire, il a énervé leur vigueur, accru leurs maladies, affaibli leurs facultés intellectuelles. Ils sont vagabonds dans leurs pays devenus des colonies européennes, et la forêt qui, jadis fournissait à leur nourriture, est tombée... La solitude est fleurie comme un jardin.» Ainsi s'est exprimé le plus brillant écrivain de l'Union: risquerais-je quelque chose en ajoutant: chez nos voisins, civiliser, c'est détruire?
M. Parent n'a point donné le secret que cherchait Sir Francis B. Head. Il se trouve dans le caractère de la république qui nous avoisine. Cela me rappelle le mot du célèbre Franklin, qui disait assez ingénument: Il me semble que nous avons mal choisi pour emblême l'aigle, qui n'est bon qu'au brigandage; je préférerais même de dindon qui, pour n'être pas un oiseau noble, possède au moins un naturel plus honnête. Le bon philosophe n'avait-il pas raison? nul doute que oui: il suffit de comparer, en Canada, si les sauvages ne se multiplient pas, où s'ils se multiplient peu, on peut du moins prouver qu'ils ne diminuent pas. Ils trouvent sur le sol britannique une commune et paternelle protection, et leurs députés, confiés à l'Océan, trois fois ont éprouvé la gracieuseté de nos rois.
Mais le barde de l'Erin, et le philosophe ami généreux du beau sexe, se sont prononcés 155: empressons nous donc d'opposer à leur autorité, une autorité encore plus grande celle du grand penseur germanique 156. «Parmi tant de races qui n'ont pas encore eu le bonheur de participer à la civilisation, dit Emmanuel Kant, celle de l'Amérique Septentrionale, sans contredit, se présente avec le caractère le plus élevé. Le sentiment de l'honneur est si puissant chez ces peuples, que, sans autre projet que celui d'acquérir de la gloire dans des aventures toujours périlleuse, ils entreprennent des voyages de cent milles. Tombés aux mains de leurs plus cruels ennemis, ils veillent sur eux-mêmes avec le soin le plus attentif, de peur que la force des tourmens ne leur arrache quelque plainte ou quelque soupir étouffé, dont le vainqueur puisse se prévaloir contre la fermeté de leur âme. Le sauvage du Canada est au reste véridique et rempli de droiture. Son amitié, susceptible d'une vive exaltation, se teint d'une couleur romanesque, qui pourrait réveiller quelquefois le souvenir de l'antiquité fabuleuse. Fier à l'excès, il sait ce que vaut la liberté, et ne souffrirait, fût-ce même pour s'instruire aucune des sujétions qui pourraient lui porter la plus légère atteinte. On serait tenté de croire qu'un Lycurge aurait passé par là. L'entreprise des argonautes diffère peu des expéditions guerrières des Canadiens (Canadois), et Jason n'a d'autre avantage sur Attakullakulla 157 que l'honneur de porter un nom grec.» Avec Kant se sont rangés le Comte Carlo Carli et le savant Lefebvre de Villebrune. Oublierais-je un nom illustre?... Le noble Comte qui gouverne ces heureuses Provinces, a choisi l'occasion la plus solennelle pour rendre hommage, en présence du sénat canadien, à la noble générosité d'une tribu qui, en fesant aux Irlandais mourans de faim, un don considérable en argent, s'excusait avec la plus charmante ingénuité, de ne pas donner plus. Voilà ceux qui combattaient avec nous à Queenstown et à Chateauguay! Puissiez-vous, à l'ombre de la protection que vous accorde notre souveraine, vous multiplier comme les feuilles de vos forêts, et les auteurs de vos désastres, pâlir à la vue de vos guerriers! Un poëte canadien 158 vous disait comme à tous les sujet de l'empire:
Be Britons, and bid the usurper defiance!
C'est sublime, mais c'est illusoire. Vous disparaîtrez: «ils s'en vont», disait-on naguère, et Lord Kaimes l'a dit en d'autres termes. Vous disparaîtrez, le dernier guerrier de votre sang s'éteindra, et alors surgiront de plus brillans défenseurs que moi de votre gloire passée. Elle revivra aussi éclatante et plus réelle que celle qui se rattache aux gigantesques créations d'Homère.
Note 155: (retour) Il y a eu deux hommes au coeur bien fait, Legouvé et Aimé Martin. Si ce dernier a censuré nos peuplades, c'est que, peut-être il n'avait ouï parler que des Chippeouais ou des Sioux, ou qu'il s'imaginait que les habitans de nos forêts devaient bien être aussi barbares que des Français. Il s'est heureusement trompé. Si Aimé Martin eût lu le général Milfort, son compatriote, que les Séminoles firent Sachem, son coeur n'aurait pas ici chagriné comme il a du l'être quand il citait «le Périgord, où la femme croupit dans un état de saleté et d'abjection qui réagit sur toute la famille, la Picardie et le Limousin où, repoussées au dernier rang comme une race inférieure, les femmes servent leur mari à table sans jamais prendre place à son tôté, la Bresse, où elles sont manoeuvres, bêtes de somme et de labour, la Basse-Bretagne enfin, où l'homme, la femme et les enfans mangent le blé dans la même auge avec leurs pourceaux. Paris est un peu plus civilisé que la France. Là tout semble se rapporter aux femmes, mais ce n'est qu'une apparence; et sous ce rapport on a regretté que les lis ne filassent pas. J'aime bien mieux nos tribus. Un peu plus familières avec la nature que les Européens elles tenaient que l'enfant suit la caste de sa mère. Chez les Pequots, les Narraghansetts, les Pohatans et les Massachusetts, les femmes parvenaient au rang suprême, et, chez les Hurons et les Iroquois, elles étaient entourées d'un respect plus réel qu'à Paris.
ADDENDA
A LA
BIOGRAPHIE DES SAGAMOS ILLUSTRES
DE
L'AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE
«Relativement aux expéditions scandinaves en Amérique, il n'est pas aussi avéré, quoiqu'en dise M. Marmier, que l'Islande ait d'abord été découverte par les Irlandais, qui en auraient été chassés par les Scandinaves; de même que ce qu'il raconte d'une partie de l'Amérique appelée la Grande Irlande, et des aventures de Gudleif, lequel, se rendant d'Irlande en Islande, aurait été détourné de sa route par des vents contraires, et jeté sur une côte méridionale, comme serait la Floride ou les Carolines, où il trouve Biorn exilé d'Irlande à cause de ses relations avec Thuride de Frodo, soeur de Snorre Gode, préfait de Hellgaffel. Les naturels voulaient faire un mauvais parti à Gudleif, dit la légende, quand arriva un vieillard à barbe blanche, entouré de tous les signes du commandement. Gudleif lui ayant dit qu'il venait de l'Irlande, le vieux Chef lui demanda des nouvelles de presque tous les personnages distingués de cette île, et en particulier de Snorre Gode, de Thuride sa soeur, et de Klartan, fils de celle-ci. Il délivra ensuite les Irlandais, mais en leur conseillant qu'ils s'éloignassent au plus vite.»
Cette légende est du moins tirée d'un mémoire de M. Rafu, secrétaire de la Société des Antiquaires du Nord. On y ajoute que le vieillard se sépara de Gudleif en lui donnant un anneau d'or pour Thuride, et une épée pour Klartan. Gudleif passa l'hiver à Dublin, puis retourna en Islande. Tout ce récit se rattache à la domination des Danois en Irlande.
«On parlait déjà, au siècle dernier, dit M. Lefebvre de Villebrune 159, d'une colonie galloise partie d'Angleterre, pour se fixer en Amérique, sous la conduite de Madoc, fils d'Owen Gwynned. Cette émigration était connue par des notices historiques assez certaines dans le pays de Galles, et entre autres, par quatre vers gallois que Powell a publiés dans sa Chronique. La reine Elizabeth chargea même Rawleigh de chercher ces émigrans auxquels on avait entendu dire sur la côte de Virginie, haa, hooui, iach, comment vous portez vous, ce qui est le salut même de nos Celtes de la Basse-Bretagne. Rawleigh, malheureux, ne put les découvrir... Voyons d'abord ce qu'en dit M. Filson dans son excellente Histoire du Kentucky: je donnerai ensuite la preuve de ce qu'il avance.
«L'an 1170, Madoc, fils d'Owen-Gwynned, prince de Galles, mécontent de la situation des affaires de son pays, abandonna sa patrie, comme le rapportent les historiens gallois. Laissant l'Irlande au nord, il avança à l'ouest, jusqu'à ce qu'il rencontra une contrée fertile, où ayant laissé une colonie, il retourna chez lui, persuada à plusieurs de le suivre, et partit de nouveau avec dix navires, sans qu'on ait entendu parler de lui depuis cette époque. Ce récit a plusieurs fois excité l'attention des savans. Mais comme on n'a point trouvé de vestiges de ces émigrans, on a conclu, peut-être trop légèrement, que c'était une fable, ou au moins, qu'il n'existait aucune trace de cette colonie. En dernier lieu, néanmoins, les habitans de l'Ouest ont entendu parler d'une nation qui habite à une grande distance sur le Missouri, semblable aux autres Indiens pour les moeurs et l'extérieur, mais parlant la langue galloise, et conservant quelques cérémonies de la religion chrétienne: ce qui, à la fin, a été regardé comme un fait constant.»
M. Filson cite ensuite d'anciennes ruines, des restes de fortifications, des tombeaux d'une structure toute différente de ceux des sauvages. Il croit d'autant plus volontiers que ce sont des restes d'ouvrages gallois, que les sauvages n'ont pas l'usage du fer: raisonnement peu concluant et fondé sur une erreur de fait. Ce qui suit a plus d'autorité.
«Benjamin Beatty, ministre de l'Eglise anglicane, lui-même Gallois, se trouvant en Virginie, et voulant repasser dans la Caroline, fut rencontré par une troupe de sauvages. Ceux-ci l'ayant reconnu Anglais, l'arrêtèrent avec ses compagnons, les attachèrent à des arbres, et se disposaient à le percer de flèches. Près de mourir, il se recommanda à Dieu, et dit son Pater tout haut dans sa langue. Ces sauvages étonnés qu'il parlât leur langue, accoururent à lui, l'appelèrent frère, le délièrent lui et les autres, et les menèrent à leur village. Il y vit une peuplade toute galloise, où se conservait la tradition du passage de Madoc. On le conduisit ensuite à l'Oratoire, où on lui mit en main un rouleau de peau, dans lequel était soigneusement conservé un manuscrit de la Bible en langue galloise. Beatty revint à Londres avec quatre de ces Gallois, pour demander des ministres de la religion, et publia cet évènement dans un petit ouvrage intitulé: «Journal of two months».
M. Le Brigant, le savant Celte, dit à M. de Villebrune, qu'il s'était trouvé à Londres peu de temps après, et qu'il s'en était procuré un exemplaire. Il y est parlé d'un nommé Sutton qui, ayant été fait prisonnier par ces sauvages, eut occasion de voir la peuplade. Les habitations y étaient Bien mieux construites que celles de tous les autres sauvages; on y voyait partout de l'art, et un peuple n'ayant rien de commun avec ses voisins par la manière de vivre.
Pour laisser parler de nouveau M. de Villebrune' «Je ne fais que rappeler, dit-il, que le célèbre Cook, a trouvé au nord de la Californie une partie de l'ancienne colonie Galloise, refoulée par les autres sauvages, comme la masse de la peuplade, a été forcée de quitter son ancien local, lorsque les Espagnols s'emparèrent du Mexique, et je passe à un monument publié à Londres en 1777, in-8vo, par M. Owen, le jeune, dans un recueil d'antiquités bretonnes, p. 103: j'en traduira littéralement l'essentiel.»
«Ces présentes attesteront à toute personne quelconque, qu'en 1669, étant alors chapelain du major-général Bennet, M. William Berkeley envoya deux vaisseaux, pour découvrir le lieu qu'on appelait alors Port-Royal, mais maintenant Sud-Caroline, qui est à soixante lieurs au sud du Cap Fair, et j'y fus envoyé avec eux pour en être le ministre.
«Nous partîmes le 3 avril pour la Virginie, et arrivâmes à l'embouchure du Port-Royal, le 19 du même mois. Les petits vaisseaux qui étaient avec nous remontèrent la rivière jusqu'à l'endroit appelé Oyster Point. Nous nous y arrêtâmes sept à huit mois, c'est-à-dire, jusqu'au 10 novembre suivant. Epuisés, pour ainsi dire, par une faim pressante, faute de vivres nécessaires, moi et cinq autres nous allâmes battre les champs, voyageant dans un désert, et nous vînmes enfin dans la contrée de Tuscaroras, où les Indiens du pays nous arrêtèrent, et nous firent prisonniers, parce que nous leur dîmes que nos vaisseaux étaient chargés pour Roanoake: or, ils étaient en guerre avec les Anglais à Roanoake. Ils nous conduisirent donc dans leur peuplade cette nuit-là, et nous enfermèrent seuls dans une maison. Le jour suivant ils tinrent un Machcomoco ou conseil à notre sujet, et après la délibération, l'interprète vint nous dire de nous préparer à mourir le lendemain. Consterné de cette décision, je m'écriai dans ma langue bretonne: «n'ai-je donc évité tant de dangers que pour mourir assommé comme un chien?» A ces mots un Indien vint à moi (il me parut être un des capitaines de guerre du Chef des Doëgs, dont l'origine me semble devoir rapportése aux Gallois). Cet Indien me prit par le milieu du corps, et me dit en breton: non, tu ne mourras pas. Sur le champ, il alla trouver le Chef des Tuscaroras, pour traiter de ma rançon. Après cela, ils nous conduisirent à leur ville, et nous traitèrent avec humanité pendant quatre mois. Je parlai avec eux de nombre de choses en langue bretonne, et je leur fis trois prêches par semaine. Ils se fesaient un plaisir de me communiquer leurs affaires les plus difficultueuses, et quand nous les quittâmes, ils agirent à notre égard avec beaucoup de civilité et de bonté. Ces sauvages ont leur habitation près de la rivière Pantigo, non loin du Cap Atros. Tel est le récit de mon voyage chez les Indiens Doëgs.
«A New-Iork, 10 mars, 1685-6, Morgan
Jones, fils de John Jones, de Basleg,
près de Newport, dans la province de
Monmouth.
«P. S. Je suis prêt à conduire tout Gallois ou autres qui désireront une plus ample instruction.»
«Très honorable cousin,
«Telle est la copie que mon cher cousin T. R. m'envoya de New-Iork, en Amérique. Je vous avais promis de vous en donner copie, d'autant plus que vous désiriez la montrer à l'évêque de St. Asaph. Ma longue absence m'a empêché de vous satisfaire, mais pour vous éclaircir un peu les choses, ainsi qu'à ce docte antiquaire, permettez-moi de vous présenter quelques détails à ce sujet.
«Mon fràre et moi, nous entretînmes il y a quelques années une correspondance sur ce sujet avec le cousin Thomas Price de Llawilling, et il nous dit qu'un homme de Brecknoc se trouvant, il y a environ trente ans, plus ou moins sur les côtes de l'Amérique et sur un vaisseau hollandais, l'équipage voulut descendre à terre pour prendre des rafraîchissemens. Les naturels s'approchèrent, et voulaient les prendre de force, lorsque cet homme dit aux matelots qu'il entendait le langage du pays. Les Hollandais lui dirent de parler aux sauvages, qui devinrent dès lors très honnêtes, et fournirent tout ce qui était à leur disposition. Ils dirent entre autres choses à celui qui les comprenait, qu'ils étaient venus d'une contrée appelée Gwynned en Prydam Fawr. Voilà en substance ce que je me rappelle de cette circonstance: c'était je pense entre la Virginie et la Floride. Mais pour laisser de côté des rapports incertains et des conjectures, je dirai que Thomas Herbert touche en passant ce sujet au dernier feuillet de son livre de Voyages aux Indes. Il cite même la chronique du Docteur Powl, ou plutôt son commentateur Lloyd de Denbigh, pour confirmer ce fait. L'un ou l'autre, ou tous les deux, ont extrait leur récit de la vie d'Owen Gwynned ou de son fils David, écrite par Gytto de Glyn; car je n'ai pas ce livre sous la main, l'ayant laissé dans la contrée de Hereford.»
(Suit la légende de Madoc, que je me dispense de citer une troisième fois.)
«Mon frère ayant appris ce récit, et rencontrant ce Jones à New-York, le pria de lui écrire chez lui-même. Ce fut Pour m'obliger ainsi que mon cousin Thomas Price, qu'il m'en envoya l'original. Ce Jones avait sa demeure à douze milles de New-York, et avait été en même tems que moi à Oxford. Il était du collége de Jésus, et se nommait Jones Senior, pour être mieux distingué. Les noms propres ne sont pas écrits selon l'orthographe moderne, mais j'ai dit à mon copiste de les écrire comme ils y étaient tracés: l'évêque de St. Asaph saura les corriger.
«Si je puis dire mon sentiment sur ces noms, les Indiens Doëgs n'ont eu ce nom que de la syllable finale du mot Madog ou Madoc. Le Cap Atros doit être le cap Hatteras près du cap Fair dans la Caroline. Car observez qu'il dit que ces Indiens Bretons habitaient sur la rivière Pantigo près du cap Atros. Il nomme Port-Royal, qui est actuellement dans la Caroline. En outre il dit qu'il s'échappa vers la Virginie. Les Indiens Doëgs et Tuscaroras sont placés là dans les nouvelles cartes des domaines britanniques.»
CHARLES LLOYD.
A Colobran M jour 3
8 14 4
Récit du Docteur Plott sur le même sujet.
«L'auteur de la lettre (Morgan Jones) n'ayant pas imaginé, ni fait présumer comment la colonie galloise peut avoir été portée dans une contrée si éloignée, je pense que ce serait obliger la société que d'éclaircir ce problême. Voici donc ce que je puis offrir au public à ce sujet, soumettant tout à l'examen le plus impartial. Ainsi j'espère procurer quelque satisfaction, ou au moins présenter quelques degrés de probabilité.
«Je trouve dans les Annales Bretonnes que le Prince Madoc, fils d'Owen Gwynned, fils de Griffith, fils de Conan rendait hommage à Guillaume le Conquérant pour certaines terres d'Angleterre. Fatigué de la lutte qui s'était allumée entre ses frères David, Howell et Jorwerth, chacun d'eux prétendant avoir part dans les domaines de leur père, selon la coutume de Gavel Keing 160. Il s'aperçût en même temps que les Normands, leurs nouveaux voisins, étaient près de leur enlever tout. Ne pouvant rétablir la paix, il résolut de chercher un asile dans quelque terre éloignée du globe, tant pour lui que pour sa postérité. Il fit ses préparatifs et partit en 1170, le seizième de Henri II. Ayant mis à la voile par un vent favorable, il passa en quelques semaines du pays de galles dans une nouvelle terre qu'il découvrit vers l'Ouest. A son arrivé, il y trouva tous les vivres dont il avait besoin, un air frais et salubre, de l'eau douce, jusqu'à de l'or, et tout ce qu'il pouvait raisonnablement désirer. Il s'y arrêta, y établit ceux qu'il avait amenés. (Vers la Floride et le Canada, comme mes auteurs le pensent).
Après y avoir passé quelque temps pour y mettre tout en ordre, et élever les fortifications nécessaires à une défense assurée, il se décida à retourner dans sa patrie, pour en amener un plus grand nombre de colons. Il partit donc laissant 120 hommes à sa nouvelle habitation, comme l'attestent Cynvrick fils de Grono, Meredith fils de Rice, Gaton et Owen. Dirigé par la Providence, qui est la meilleure boussole, et par la vue de l'étoile polaire, il arriva heureusement après un long voyage, raconta les succès qu'il avait eux, la fertilité du sol, la simplicité des sauvages, l'abondance qu'il y avait trouvée, et combien il était facile de faire la conquête de ce pays. Il engagea donc nombre de ses compatriotes à partir avec lui. Ils se hasardèrent sur des barques chargées de provisions, et arrivèrent heureusement à la colonie. Madoc n'y retrouva en vie qu'un petit nombre de ceux qu'il avait laissés. Les uns étaient morts par leur excès dans le manger, d'autres par la perfidie des barbares; mais les nouveaux venus ayant considérablement fortifié la peuplade, il disposa tout de manière à n'avoir plus à craindre aucun ennemi. L'abondance, la sécurité, un contentement parfait firent bientôt oublier l'ancienne patrie. Personne n'y retourna, et après quelques générations, ce fut un fait totalement oublié.
«D'ailleurs les écrits qui constatent ce voyage, les vers des poëtes Gallois, et les généologistes décident la question. La vérité est encore plus sensible quand on sait combien il reste de noms Bretons dans ces contrées. Tels sont par exemple Pengouin, tête blanche, nom donné à un oiseau qui a la tête blanche: ou aux pointes nues des rochers, gwyn-dwr, blanche eau, bara, pain, mam, mère, tad, père, clugar, coq de bruyère, ilinog, un renard, wy, oeuf, calaf, tuyau de plume, trwyn, nez, neaf, le ciel, mots connus également en Armorique.
«Mais la lettre de Jones est un monument incontestable. Un homme qui a été quatre mois parmi les sauvages, qui a prêché trois fois par semaines dans sa langue, que ces gens entendaient, à qui ils fesaient part de leurs affaires dans sa langue, étaient certainement de la même nation, quelque léger changement que le temps eût opéré dans l'idiome.»
Sur l'autorité de ces pièces traduites servilement par M. Lefebvre de Villebrune, je dirai que le voyage de Madoc n'est plus une chimère, et qu'il a eu lieu sans presque nul doute. Mais fut-ce sans boussole. Ne doit-on pas prendre pour l'oeuvre de demi-savans ces petits dictionnaires d'inventions que l'on publie, partout en France? Ils attribueront à Marco Paulo la découverte de la boussole: il la prit tout au plus de l'Orient. Il paraît même que les Chinois la connaissaient à une époque fort ancienne. Bien plus, Albert le Grand dont M. de Villebrune cite le traité des métaux, florissait à peu près dans le même temps que Madoc. Or, il parle de la boussole, comme d'une chose connue, et fait aussi dire à Aristote, que les marins se servaient d'un fer aimanté, qui se tournait vers le pole septentrional. Flavio, Seigneur de Goïa, ne découvrit pas plus ce que les troubadours chantaient avant lui. Il est au reste à peine croyable que les Normands songeassent sérieusement à leurs colonies de Groënland et de Vinland, sans boussole; et si on l'accorde ainsi, on croira qu'ils durent la communiquer l'Angleterre, et que Madoc en fit usage. Il put aussi avoir eu quelque vent des expéditions des Scandinaves, dont les Normands devaient avoir encore quelque souvenir.
Mais ce qu'il est plus difficile de connaître, c'est le lieu ou débarqua réellement Madoc. On a vu figurer tour à tour La Caroline, la Floride et le Canada. Il est plus commode de croire que plusieurs des nations que l'on a trouvées sur ce continent descendaient de la colonie galloise. Cela est probable pour les Tuscaroras peuple puissant et fort intéressant. Les Anglais le détruisirent en parti dans trois combats sanglans, et ses restes vinrent former en 1712, un sixième Canton Iroquois. Le célèbre Kussick appartient à cette tribu, et l'on peut dire qu'il est originaire de l'antique Albion. Mais le peuple le plus certainement descendu des Gallois (c'est l'opinion de Filson et de Gallatin) était celui des Mandans, remarquable par la blancheur de ses individus. Une peste a anéanti, en 1832, les deux bourgs qu'ils possédaient sur le Missouri.
CHANT DES SAUVAGES DU CANADA
(Tiré de l'Encyclopédie Canadienne.)
Un jour le Grand-Esprit s'ennuyait au-dessus des nuages, Dans le monde des esprits, parce que, depuis longtems, il n'était venu sur la terre, et qu'il ne savait pas ce qu'étaient devenus les créatures sorties de ses mains créatrices. Le Grand Manitou est bon et puissant; il avait fait la lune, le soleil, les étoiles, la terre, les plantes, les bêtes, pour qu'ils fussent heureux; mais il se défiait de l'esprit noir, qui n'aime que le mal.
Pour s'assurer par ses yeux de la vérité, il descendit sur la terre, au bord d'un étant; il vit dans les ondes transparentes une carpe qui se promenait sur le sable doré. Aussitôt il se change en carpe, et se laisse glisser dans l'eau.
Eh bien! ma chère amie, dit-il à la carpe, tu dois être très heureuse ici, car les eaux que tu habites sont limpides, et tu trouves abondamment de vermisseaux pour vivre.
Moi heureuse! répondit la carpe; eh! comment pourrais-je l'être quand je vois sans cesse à ma poursuite le rochet prêt à me dévorer?
Manitou poussa un soupir, et sortit de l'eau. Il aperçut un bison qui paissait dans une savane: il se changea en bison, et l'aborda.
Mon ami, lui dit-il, tu dois être heureux, car tu habites une savane où l'herbe tendre te vient jusques au ventre, et tu es assez fort pour te défendre de tes ennemis.
Comment serais-je heureux, répondit-il, quand mes yeux sont constamment tournés vers la forêt, pour en voir sortir avec fracas le mammouth, géant qui se précipite sur mes frères et les dévore?
Manitou soupira, et entra dans la forêt, où il rencontra un écureuil. Il se changea en écureuil, et grimpa sur l'arbre où le petit animal avait établi son nid.
Tu dois être heureux ici, car tu trouves en abondance les fruits dont tu te nourries, et ton agilité te sauve des bêtes féroces.
Comment serais-je heureux quand les arbres défeuillés sont couvert de frimats, et que la volverenne ou le lynx viennent dévorer ma famille jusque sur les arbres les plus élevés?
Manitou suivit le bord du fleuve. Il vit une vache marine paissant l'herbe du rivage, en portant son petit dans ses bras.
Tu dois être heureuse, car tu aimes ton enfant, et tu en es aimée.
Je serais moins malheureuse, répondit la vache marine, si les linxs, les volverennes, les loups et cent autres animaux carnassiers n'étaient sans cesse cachés dans les joncs pour surprendre mes enfans. L'hiver, quand les glaces renferment le fleuve, puis-je prendre mon malheur en patience?
Manitou devint triste. Il se disposait à remonter vers le ciel, lorsqu'il aperçut plusieurs animaux fort occupés dans la petite île d'un lac: c'étaient des castors. Il se changea en castor, s'approcha d'eux, et leur dit:
Eh bien! vous êtes sans doute malheureux aussi vous autres, car je vous vois obligés de travailler pour vous faire des cabanes qui vous abritent contre l'intempérie des saisons.
Nous malheureux! dit un de la troupe, pas du tout; car le Grand-Esprit nous a doués de sagesse et de prudence.
Manitou fut consolé et dit: puisque la sagesse et la prudence font le bonheur, je veux faire des créatures tout-à-fait heureuses. Alors il agrandit la cabane des castors, changea ceux-ci en hommes, augmenta leur dose de sagesse et de prudence, leur apprit à chasser les ours et les élans, et leur dit: allez. Ensuite Manitou remonta dans le monde des esprits, et dit: je suis content, car j'ai bien fait ce que j'ai fait.
GÉNÉALOGIE D'UNCAS LE MOHICAN
D'après un document en la possession de la Société Historique du Massachusetts, Uncas était du sang royal des Pequots. Tatobam et Sassacus ne sont qu'un seul personnage. Uncas épousa sa fille, et se révolta environ dix ans avant la ruine des Pequots. Mohegan ou Mohica était le lieu de la sépulture des sachems.
Le père de Tatobam était le Sachem Wopegwosit. Le père d'Uncas était Noncho. Sa mère et sa grand-mère s'appelaient toutes deux Mukkunump; la dernière était fille de Oueroum, puissant Sachem des Narraghansetts, et de Kiskechoowatmakunk, princesse Pequot. Un de ses aïeux, Sachem des Pequots, se nommait Nucquuntdovaus. Le fils d'Uncas s'appelait Onechocomme, son grand-père et ses descendans se sont appelés Ben-Uncas.
DISCOURS DE MINAVANA
SACHEM CHIPPEOUAIS, LIEUTENANT DE PONTHIAC
Anglais, c'est à toi que je parle, et je demande ton attention. Anglais, tu sais que le grand Ononthio est notre père. Il nous a promis de l'être, et en retour, nous lui avons promis d'être ses enfans; nous tenons notre parole.
Anglais, c'est toi qui as fait la guerre à notre père; tu es son ennemi. Comment donc as-tu ôsé venir au milieu de ses enfans?
Anglais, nous savons que notre père est vieux et infirme; qu'étant fatigué de faire la guerre à ta nation, il s'est laissé tomber assoupi. Durant son sommeil, tu l'as battu et tu as mis en fuite ses jeunes gens; mais il va s'éveiller. Je crois le voir se remuer déjà, et s'informer de ses enfans: il s'éveille, et qu'allez vous devenir!
Anglais, quoique tu aies vaincu Ononthio, ses enfans ne dorment point; ils ne sont pas tes esclaves. Ces lacs, ces montagnes et ces bois nous ont été laissés par nos ancêtres, et nous ne les partagerons avec personne. L'Anglais croit que nous ne pouvons vivre sans pain et sans viande: ignore-t-il donc que le maître de la vie nous a donné de la nourriture dans ces lacs spacieux?
Anglais, notre père employait nos jeunes gens à faire la guerre contre ta nation. Plusieurs ont été tués, et c'est notre coutume d'apaiser les morts. Ils peuvent être satisfaits de deux manières, ou par le sang de la nation qui les a tués, ou en les couvrant, pour essuyer les larmes de leurs amis.
Anglais, ton roi ne nous a fait aucuns présens, il n'a fait aucune alliance avec nous; nous n'avons d'autre père que le Grand Ononthio. Pour toi, nous savons que tu es venu ici croyant que nous ne te ferions pas de mal. Tu viens nous apporter les choses dont nous avons grand besoin. Nous te regardons donc comme un de nos frères, et comme une marque de notre amitié, nous te présentons le calumet à fumer.
J'ai parlé plus haut de Netam, Grand-Chef du Nord-ouest, vainqueur des Sioux et défenseur des Anglais. Son fils ne fut pas moins en faveur auprès de la compagnie. Il prononça un discours très remarquable durant les troubles de 1814.
Le Chef entre dans la salle d'assemblée tenant un collier de rassades.
Négocians, mes enfans, dès que j'appris l'embarras où vous étiez ici, mon coeur devint affligé et des larmes coulèrent sur mes joues.
Mais je m'aperçus qu'il ne fallait pas donner le temps à la douleur. Nos négocians, nos amis, nos protecteurs, étaient environnés de dangers. Je poussai le cri de guerre, et voyez qu'il fut entendu, car mes jeunes gens sont tous avec moi.
Nous sommes à présent comme entourés par ce collier. C'est ainsi que nous avons en haut les Sioux à contenir, et en bas, il paraît, des jardiniers à combattre. Que sont donc ces jardiniers? Quel motif les a fait venir ici? Qui leur a donné nos terres, et pourquoi veulent-ils empêcher nos négocians d'acheter tout ce que nous pouvons leur livrer sur nos domaines?... Mais il semble que ces étrangers se regardent comme les véritables possesseurs de ce grand lit, et qu'à la faveur de cette prétention extraordinaire, ils veulent vous empêcher de demeurer ici, et vous enlever ces provisions que vous avez trafiquées sur notre rivière, dans l'espoir sans doute d'asservir le pays et mes jeune gens, une fois qu'ils seront privés de leurs protecteurs.--Quant à ces nouveaux venus nous ne pourrons jamais les regarder comme tels.
L'été dernier, vous m'appelates avec mes jeunes gens, et je vins vous joindre dans votre grande cabane. Mais je vis que vous n'aviez pas besoin de mes guerriers; je laissai néanmoins ma massue dans la cabane en cas d'un nouvel appel. Certes! je ne me serais point douté que j'eusse à combattre des blancs sur ces terres, contre des blancs surtout qui viennent du même pays que vous, et vous tous, aussi bien que les sauvages, obéissant à un même Père.
Mais je vois que les jardiniers sont déraisonnables. Notre résolution commune est donc de renverser toutes les barrières: c'est le voeu de mes jeunes gens. C'est aussi notre intérêt, car si vous mourez, qui aura pitié de nos femmes et de nos enfans.
Vous dites néanmoins que pour le moment vous en êtes venus à un accommodement avec ces gans-la--j'en suis bien aise, et je remercie le maître de la vie de ce que mon collier de rassade ne sera pas teint du sang des blancs sur ces terres-ci. Je désirerais vous aimer tous; mais ma vie et mon coeur sont à ceux qui gardent les ossemens de mon père. Si donc vous ne pouviez vivre en paix avec ces jardiniers, nous les chasserions de la rivière Assiniboane.
Je vois déjà un grand changement sur ces terres. Quand nous venions camper autour des forts de nos négocians, mes enfans étaient habituellement nourris de bonne viande broyée dans la graisse, mais ce printems-ci, la disette et la faim nous ont forcés de laisser le fort plutôt que je ne me l'étais proposé; car j'aurais désiré n'en partir qu'après que les nuages noirs qui paraissent suspendus sur le fort auraient été dissipés.
Quelques uns des négocians ont peut-être pensé alors que je voulais abandonner la partie. Main non, je n'avais pas une pareille intention. Voyant que vous n'aviez pas une bouchée de vivres à donner à vos propres enfans, je fus obligé d'aller chercher quelque chose pour les mines. Ce ne fut pas le bruit de quelques mauvais oiseaux qui me fit éloigner. Mon empressement à me rendre ici pour soutenir votre cause, doit être la preuve de mon attachement aux négocians.--Voilà ce que j'ai dit, et je n'ai, moi, qu'une parole.
LETTRE DE MUSHULATUBA
CHEF DE VINGT-CINQ MILLE CHOCTAS AUX ELECTEURS DU MISSISSIPI.
Concitoyens,--J'ai combattu pour vous, et par un acte de votre propre volonté, je suis devenu citoyen de l'état: ja suis propriétaire, je suis enfant de la nature. On m'a dit que le titre de citoyen romain servait autrefois de passeport pour parcourir de l'univers. Je suis d'après vos lois citoyen américain, citoyen de la république représentative la plus pure et la plus grande qui ait jamais existé. J'ai été chasseur dans ma jeunesse; guerrier dans l'âge mûr: j'ai toujours combattu pour l'avantage de la république. Je n'ai plus assez de force pour soutenir les fatigues de la chasse, et mon bras est trop faible pour supporter le poids de l'arc et des flèches. Lorsque je vivais dans l'état de nature, je n'aspirais qu'à me reposer dans l'ombre, et je n'avais d'autre espoir que celui d'être enseveli sous la même terre qui couvre mes ancêtres; mais vous avez éveillé en mois de nouvelles espérances, et vos lois ont fait luire à mes yeux une perspective brillante. Je ne connais pas d'homme qui puisse avoir souffert plus que moi: que ce soit vous ou moi, le temps devra le révéler. Mes frères blancs m'ont assuré que le burin de l'histoire est impartial, et que dans la suite des temps, notre race abandonnée obtiendra justice et sera épargnée. Ceci, concitoyens, est un langage simple. Ecoutez, car je vous parle avec candeur. Je crois, d'après vos lois, être qualifié pour occuper une place dans le conseil de cette puissante république, dont le Mississipi forme une partie inhérente; et je ne le cède à aucun autre citoyen en ce qui concerne la dévotion aux lois et à la constitution du pays. Si après avoir pesé mes prétentions et les avoir comparées avec celles des candidats qui me seront opposés, vous vous prononcez en ma faveur, je vous servirai. Je n'ai d'animosité contre aucun de mes frères blancs qui entreront dans les rangs avec moi, mais je vous déclare sincèrement que je désire réunir vos suffrages à l'élection prochaine d'un représentant au Congrès.
(Signé,) MUSHULATUBA.
Nation des Choctas, 1 Avril, 1930.
ANECDOTE D'UN CHEF PANI
Il y a peu d'années, les Panis étaient en guerre avec une tribu éloignée. Dans une incursion, un parti de leurs guerriers enleva une jeune fille, et les anciens la condamnèrent au feu. Le bucher fut allumé dans une vaste plaine près des villages. La flamme s'élevait déjà vers le ciel, lorsque Petalesharï, le jeune Chef de guerre, parut menant deux chevaux, et s'élança vers le bucher. Il rompit les liens de la victime toute tremblante, la mit sur un de ses chevaux, et s'éloigna avec elle avant que ses compatriotes ne revinssent de leur stupeur. Il remit la jeune fille sur le territoire de sa tribu, et vint à Washington où les Dames de la ville le fêtèrent, et le surnommèrent le Brave Pani. L'artiste Neale a peint le portrait du père de cet intéressant jeune homme; il se trouve dit-on dans un un des volumes de l'Histoire Naturelle de M. Godman.
Lors de la visite de Lord Elgin et de sa noble épouse à Toronto, leurs Excellences reçurent la visite de Shinguaconse, Grand Chef des Chippeouais riverains des lacs Supérieur et Ontario. Il était accompagné de son fils, de deux autre Chefs, et du Révérend William McMurray, et présenta au lieu de lettres de créance, un petit livre rempli de figures, qui sont les armes de quarante-quatre Chefs, qu'il représente dans cette ambassade. L'objet de la députation est de demander le payement des terres de Saugeen, cédées sous Sir F. B. Head. Il n'y a pas à douter que cette visite n'ait été parfaitement du goût du comte d'Elgin. Son Excellence a donné un concert au Sachem, qui a été aussi satisfait de sa dernière réception, qu'il l'avait été de celle que lui fit il y a quelques années le Lord Seaton. Shinguaconse paraît déjà bien vieux, il est de taille moyenne, et a une fort grosse tête. Il fait preuve d'une intelligence peu ordinaire.
ETIWANDO--A BALLAD
BY JOHN TOMLIN
(Extracts.)