Biribi: Discipline militaire
The Project Gutenberg eBook of Biribi: Discipline militaire
Title: Biribi: Discipline militaire
Author: Georges Darien
Release date: August 8, 2005 [eBook #16492]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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GEORGES DARIEN
BIRIBI
DISCIPLINE MILITAIRE
PARIS
ALBERT SAVINE, ÉDITEUR
12, RUE DES PYRAMIDES, 121890
PRÉFACE
Ce livre est un livre vrai. Biribi a été vécu.
Il n'a point été composé avec des lambeaux de souvenirs, des haillons de documents, les loques pailletées des récits suspects. Ce n'est pas un habit d'Arlequin, c'est une casaque de forçat—sans doublure.
Mon héros l'a endossée, cette casaque, et elle s'est collée à sa peau. Elle est devenue sa peau même.
J'aurais mieux fait, on me l'a dit, de la jeter—avec art—sur les épaules en bois d'un mannequin.
Pourquoi?
Parce que j'aurais pu, ainsi, mettre une sourdine aux cris rageurs de mes personnages, délayer leur fiel dans de l'eau sucrée, matelasser les murs du cachot où ils écorchent leurs poings crispés, idyliser leurs fureurs bestiales, servir enfin au public, au lieu d'un tord-boyau infâme, un mêlé-cassis très bourgeois,—avec beaucoup de cassis.
J'aurais pu, aussi, parler d'un tas de choses dont je n'ai point parlé, ne pas dédaigner la partie descriptive, tirer sur le caoutchouc des sensations possibles, et ne point laisser de côté, comme je l'ai fait,—volontairement,—des sentiments nécessaires: la pitié, par exemple.
J'aurais pu, surtout, m'en tenir aux généralités, rester dans le vague, faire patte de velours,—en laissant voir, adroitement, que je suis seul et unique en mon genre pour les pattes de velours,—et me montrer enfin très digne, très auguste, très solennel,—presque nuptial,—très haut sur faux-col.
Aux personnes qui me donnaient ces conseils, j'avais tout d'abord envie de répondre, en employant, pour parler leur langue, des expressions qui me répugnent, que j'avais voulu faire de la psychologie, l'analyse d'un état d'âme, la dissection d'une conscience, le découpage d'un caractère. Mais, comme elles m'auraient ri au nez, je leur ai répondu, tout simplement, que j'avais voulu faire de la Vie.
Et elles ont ri derrière mon dos.
Ce n'est pourtant pas si drôle que ça. J'ai mis en scène un homme, un soldat, expulsé, après quelques mois de séjour dans différents régiments, des rangs de l'armée régulière, et envoyé,—sans jugement,—aux Compagnies de Discipline. Sans jugement, car le Conseil de corps devant lequel il comparait se contente de faire le total de ses punitions plus ou moins nombreuses, et le général, qui décide de son envoi à Biribi, suit l'avis du Conseil de corps. Il est incorporé aux Compagnies de Discipline comme forte tête, indiscipliné, brebis galeuse, individu intraitable donnant le mauvais exemple. Aucun tribunal, civil ou militaire, ne l'a flétri; les folios de punitions de son livret matricule sont noirs, mais son casier judiciaire est blanc. Pas un malfaiteur, un irrégulier. Cet homme passe trois ans aux Compagnies de Discipline; et comment il a usé ces trois années, j'ai essayé de le montrer. J'ai voulu qu'il vécût comme il a vécu, qu'il pensât comme il a pensé, qu'il parlât comme il a parlé. Je l'ai laissé libre, même, de pousser ces cris affreux qui crèvent le silence des bagnes et qui n'avaient point trouvé d'écho, jusqu'ici. J'ai voulu qu'il fût lui,—un paria, un désolé, un malheureux qui, pendant trois ans, renfermé, aigri, replié, n'a regardé qu'en lui-même, n'a pas lu une ligne, n'a respiré que l'air de son cachot,—un cachot ouvert, le pire de tous. J'ai voulu, surtout, qu'il fût ce douloureux, fort et jeune, qui pendant longtemps ne peut pas aimer et qui finit par haïr.
J'ai voulu qu'il souffrît, par devant témoins, ce qu'il a souffert isolé.
Maintenant, a-t-on bien fait de l'envoyer là-bas? A-t-on eu tort de le faire souffrir? Peut-être. Mais ce sont des questions auxquelles je ne veux pas répondre. Mon livre n'est pas là. Il est tout entier dans l'étude de l'homme, il n'est point dans l'étude des milieux. Je constate les effets, je ne recherche pas les causes. Biribi n'est pas un roman à thèse, c'est l'étude sincère d'un morceau de vie, d'un lambeau saignant d'existence. Ce n'est pas non plus,—et ce serait commettre une grossière erreur que de le croire,—un roman militaire.
Où voit-on l'armée dans ce livre, l'armée telle que nous la connaissons, l'armée telle que nous la rencontrons tous les jours, l'armée régulière, enfin? Est-ce l'armée, cette poignée d'indisciplinés revêtus de la capote grise et soumis à des règlements inconnus dans les régiments? Est-ce l'armée, ce bas-fonds où croupissent les relégués militaires? C'est l'armée comme le bagne est la société.
L'armée! Mais si j'eusse voulu parler d'elle, je n'aurais point été la chercher là. J'aurais été la chercher où elle est. Et, dans un roman prochain, L'Épaulette, je me réserve le droit de dire ce que j'en pense et de convaincre de mauvaise foi ceux qui m'auront mal jugé.
Ah! je le sais bien, le malheureux que je mets en scène, aigri par la souffrance, aveuglé par la haine, s'emporte violemment, parfois, contre le système militaire tout entier. Il le charge de tous ses crimes, lui fait porter le poids de toutes ses défaillances, l'accuse de toutes ses mauvaises passions... Mais c'était nécessaire, cela! C'était nécessaire, cette exagération même des diatribes, cette outrance maladive de la colère et des imprécations! La souffrance réclame. Seulement, cette déclamation-là, souvent, ce n'est pas un cri de révolte: c'est un bâillement.
«La haine est immortelle», dit mon héros dans un des chapitres de ce livre.
Non, elle finit par s'éteindre; elle est tellement lourde à porter! Si grandes qu'aient été sa misère et ses douleurs, si justes que puissent être ses ressentiments, l'homme, sortant du milieu où il a souffert, ne demande qu'à oublier. Il oubliera, lui aussi. Ou alors, il faudrait qu'il ne trouvât, dans la société où il est rentré, que la déception qui brise après l'humiliation qui ronge, que le désespoir morne après la souffrance rageuse. Mais cela n'est pas possible...
Et il ne restera, de son existence sombre de paria, que ces confessions poignantes qu'il a arrachées brutalement, telles quelles, de son coeur encore endolori, et que je transcris ici, en ce livre incomplet sans doute, mais qui aura, du moins, le mérite d'être sincère.
Paris, janvier 1890.
GEORGES DARIEN.
BIRIBI
DISCIPLINE MILITAIRE
I
—Alea jacta est!... Je viens de passer le Rubicon...
Le Rubicon, c'est le ruisseau de la rue Saint-Dominique, en face du bureau de recrutement. Je rejoins mon père qui m'attend sur le trottoir.
—Eh bien! ça y est?
—Oui, p'pa.
Je dis: Oui, p'pa, d'un ton mal assuré, un peu honteux, presque pleurnichard, comme si j'avais encore huit ans, comme si mon père me demandait si j'ai terminé un pensum que je n'ai pas commencé, si j'ai ressenti les effets d'une purge que je n'ai pas voulu prendre.
Pourtant, je n'ai plus huit ans: j'en ai presque dix-neuf; je ne suis plus un enfant, je suis un homme—et un homme bien conformé. C'est la loi qui l'assure, qui vient de me l'affirmer par l'organe d'un médecin militaire dont les lunettes bleues ont le privilège d'inspecter tous les jours deux ou trois cents corps d'hommes tout nus.
—Marche bien, c't homme-là!... Bon pour le service!...
Je répète cette phrase à mon père, qui m'écoute en écarquillant les yeux, la bouche entr'ouverte, l'air stupéfait. Toutes les deux minutes il m'interrompt pour me demander:
—Tu as signé? Alors ça y est?... Ils t'ont donné ta feuille de route? Alors, ça y est?...
Et, toutes les deux minutes un quart, je réponds:
—Oui, p'pa.
Je ne me borne pas, d'ailleurs, à cette affirmation—flanquée d'une constatation de paternité en raccourci. Je parle, je parle, comme si je tenais à bien faire voir que le médecin aux lunettes bleues ne m'a pas arraché la langue, comme si le coup de toise que j'ai reçu tout à l'heure sur la tête avait fait jaillir de ma cervelle des mondes d'idées. Tristes idées cependant que celles que j'exprime en gesticulant, au risque de faire envoler des arbres de l'Esplanade des Invalides que nous traversons tous les pierrots gouailleurs qui font la nique aux passants. Considérations banales sur l'état militaire, espoirs bêtes d'avancement rapide, lieux communs héroïquement stupides, expression surchauffée d'un patriotisme sentimental de café-concert; tout cela compliqué du rabâchage obligé d'anecdotes d'une trivialité écoeurante. Mon père paraît s'intéresser prodigieusement à ce que je lui raconte; il incline la tête en signe d'approbation; il murmure:
—Certainement... évidemment... rien de plus vrai...
Et, tout d'un coup, me regardant bien en face:
—Alors, décidément ça y est?... c'est fini?
Il a l'air de sortir d'un rêve, de revenir de très loin. Il n'a pas entendu un mot de tout ce que j'ai dit, c'est clair. Mon flux de paroles a seulement bercé ses pensées tristes que je devinais et que je voulais chasser, comme elles ont laissé froid mon cerveau que j'essayais de griser.
Je me tais subitement, secoué d'un grand frisson, envahi soudain par une colère noire, un dégoût énorme, qui me porteraient à me donner des coups de pied à moi-même ou à me tirer les oreilles, si je n'avais peur de passer pour un aliéné.
La chose que je viens de faire, je le sais, était une chose forcée; mais je sens que c'est aussi une chose bête, triste, et, qui plus est, irréparable. Et nous marchons côte à côte, sans plus rien dire, traversant sur le pont désert des Invalides la Seine jaunâtre ridée par un vent froid, moi, le fils qui ai voulu mettre un terme à une situation douloureuse, et lui, le père désolé d'avoir été obligé de me laisser faire. Nous semblons deux étrangers. Et je me tais, aussi, parce que je sens que, si je recommençais à parler, je n'aurais plus dans la bouche les paroles bêtes et endormantes de tout à l'heure et que je ne pourrais plus trouver que des phrases amères et des mots méchants.
Je m'étais pourtant bien promis de rester calme, depuis le moment où j'avais résolu de m'engager; j'étais pourtant bien décidé encore, il y a cinq minutes à peine, à refouler les colères sourdes que je sentais gronder en moi. J'avais fait de grands gestes pour ne pas mettre la main dans ma poche où je sentais ma feuille de route, j'avais crié pour ne pas grincer des dents, j'avais ri parce que les contorsions douloureuses de mon visage et mon rictus de rageur disparaissaient sous la grimace du rire; j'avais imité ces conscrits imbéciles qui chantent pour s'étourdir et qui épinglent à leur chapeau, chez le mastroquet, en hurlant des chansons patriotiques, le numéro qu'ils viennent de tirer en tremblant, la larme à l'oeil, d'une urne placée entre deux gendarmes. Et, brusquement, j'ai senti que j'étais à bout d'efforts, moi qui n'ai pas bu d'alcool, et que je ne pouvais plus continuer cette comédie qui m'écoeure et qu'on n'a pas prise au sérieux.
Car mon père n'a pas été ma dupe. Il ne me le dit pas mais je le sens bien. Je le vois, marchant à six pas de moi, sur la contre-allée du Cours-la-Reine que nous descendons, la tête baissée, morne, affaissée. Il ouvre son parapluie et s'approche de moi.
—Mets-toi à l'abri; il pleut.
En effet, quelques gouttes d'eau piquent de points bruns la poussière grise.
—Oh! bah! ce n'est rien.
—Mais tu n'as pas de parapluie. Ton chapeau va s'abîmer...
—Qu'est-ce que ça fait? Je ne le porterai plus demain.
Mon père a tourné la tête à gauche, comme pour regarder quelque chose du côté des Champs-Elysées, mais pas assez vite pour que je n'aie eu le temps de voir une larme trembler au bord de ses cils.
Cette larme-là me remue.
Ah ça! est-ce que je vais continuer à garder cet air d'enterrement, cette mine de pleureur aux pompes funèbres? A quoi ça me sert-il, au bout du compte, de froncer les sourcils et de me payer une tête de bourreau de mélodrame? Ce qui est fait est fait, n'en parlons plus. L'heure des récriminations est passée. Et, bravement, je demande à mon père ce qu'il regarde par là, à gauche.
—Moi? Rien, rien...
—Ah! à propos, figure-toi qu'au bureau de recrutement...
Je lui raconte des histoires quelconques; je lui parle d'un individu qui ne voulait pas ôter sa chemise pour passer la visite et d'un autre qui avait oublié de retirer ses bottes. Je trouve vraiment ces petits incidents très drôles. J'en ris aux éclats, je m'en tiens les côtes. Mon père se contente de sourire; un sourire jaune. Il faut pourtant être gai, que diable! Il faut arriver à lui faire croire que je ne suis pas trop mécontent de mon sort, que je pars de bon coeur, que la nouvelle vie que je vais mener ne m'inspire pas la moindre répulsion. Je me bats les flancs pour le dérider; je ridiculise les passants; je me moque d'un marchand de coco qui agite sa crécelle malgré la saison, et d'un monsieur qui, sur une impériale d'omnibus, bat la semelle avec rage.
Rien n'y fait. Mes éclats de rire et mes explosions de gaîté ratent comme des fusées mouillées dont la baguette retombe piteusement à terre; et, quand je quitte mon père, au bureau des tramways, il me serre les doigts un peu fort dans sa main moite et me dit: «A demain» avec une voix mouillée. Je le regarde s'éloigner, voûté, appuyé sur sa canne, triste et las...
—Courcelles! En voiture!
Je grimpe sur l'omnibus. Je vais au parc Monceau, A côté du parc Monceau, tout au moins, où habite mon oncle, avec sa femme et sa fille.
Mon oncle, c'est une pompe à morale. Une pompe à morale vieux jeu, avec un cylindre apostolique, un piston prud'hommesque, une soupape système Guizot et une soupape système Berquin.
Ma tante, elle, ne moralise pas pour son compte. Mais, lorsque son mari dogmatise, elle approuve. Et ma cousine ratifie.
Que trouvez-vous à redire à ça?—Absolument rien, n'est-ce pas?
Mais moi qui suis en proie à une irritation croissante, moi dont les nerfs agacés frémissent et se contractent, comme les muscles mis à nu d'un animal sous l'influence d'un courant électrique, à toutes les paroles de consolation et d'encouragement bêtes qu'on me prodigue depuis deux jours, moi qui sens bouillonner dans mon cerveau une colère dont je ne m'explique pas la cause mais dont je serais bien aise de me décharger sur quelqu'un, j'y trouve quelque chose à redire. Et je suis décidé, absolument décidé, à ne pas me laisser faire de morale et à jeter plutôt par-dessus bord, comme un chargement inutile, tous les sentiments affectueux—tous!—qui m'unissent à cette branche respectable de ma famille.
Je brusque les choses. J'entre chez mon oncle en criant:
—Je viens de m'engager!
J'épie en même temps sur sa physionomie les signes de la stupéfaction, les marques de l'étonnement; et, comme il va assurément tomber à la renverse, je me reproche de ne pas m'être assuré, avant de pousser mon exclamation, s'il avait un fauteuil derrière lui.
Mais il ne tombe pas. Il me répond très tranquillement:
—Ah! tu viens de t'engager.
Il répète ma phrase, tout simplement, en y ajoutant une interjection, une toute petite interjection.
Est-ce que ça ne le surprendrait pas, par hasard?
Pas le moins du monde, car il ajoute:
—Ça ne m'étonne pas de toi.
Il me fait signe de m'asseoir, s'assied lui-même, croise les jambes et continue en se frottant les mains:
—Ça ne m'étonne pas de toi, car je t'ai toujours regardé comme relativement intelligent. Relativement, bien entendu, car, à notre époque, il y a tant d'hommes de talent! Tu as eu assez d'esprit pour comprendre que l'existence que tu mènes depuis ta sortie du collège ne pouvait pas toujours durer. Qu'avais-tu derrière toi depuis deux ans? Une vie de fainéant, honteuse et indigne. Qu'avais-tu devant toi? Mazas. Parfaitement, Mazas. Tu as beau hocher la tête, les enfants qui désobéissent à leurs parents, ne suivent pas les bons exemples et n'écoutent pas les bons conseils finissent toujours à Mazas. Si tu avais cinq ans de moins, je dirais la Roquette, mais tu as dix-neuf ans. Je ne veux pas récriminer, te faire des reproches que tu as pourtant bien mérités; je ne te parlerai pas de ton ingratitude envers nous que tu ne venais pas voir une fois tous les six mois, de ton indifférence à l'égard de ta tante à qui tu ne daignais même pas envoyer un bouquet pour sa fête. Nous qui avons toujours été si bons pour toi! qui t'avons toujours donné de si bons avis, absolument comme si tu avais été notre fils! nous qui te donnions tous les jours notre exemple! nous qui... Tiens, je vais profiter de ce que nous sommes seuls pour te le dire: la semaine dernière, ta cousine a fait dire une messe à ton intention... pour que vous tourniez bien, Monsieur...
Il se lève, se promène de long en large et s'écrie en roulant au plafond des yeux de poisson frit:
—Dieu, qui voit le fond des coeurs, l'a sans doute exaucée!
C'est bien possible, mais je ne serais pas fâché de placer un mot.
—Mon oncle...
—Mais, malheureux! tu as donc oublié jusqu'aux lois fondamentales de la politesse? Tu ne sais donc plus qu'il est inconvenant de couper la parole aux personnes qui... qui... Tu verras, quand tu seras soldat, si tu interrompras impunément tes chefs! Ah! tu en as besoin, vois-tu, de manger de la vache enragée!
Ma tante, qui vient d'entrer avec ma cousine, a surpris ces dernières paroles. Elle s'approche de moi.
—Tu t'es engagé? Tu vas être soldat? Eh bien! entre nous, mon ami, ça ne te fera pas de mal de manger de la vache enragée.
—Ça lui fera même beaucoup de bien, appuie ma cousine, avec un petit air convaincu.
J'esquisse un geste de dénégation, mais mon oncle me jette un regard furieux. Cette fois, c'est bien entendu, j'ai besoin de manger de la vache enragée. Je n'ai plus qu'à me figurer que c'est un traitement à suivre, voilà tout. D'ailleurs, ça doit me faire beaucoup de bien.
—Tu as toujours eu un caractère exécrable, continue mon oncle. Dès l'âge le plus tendre, tu faisais tourner le lait de ta nourrice...
—C'est une horreur, dit ma tante.
—Une abomination! dit ma cousine.
Mais sa mère lui lance un coup d'oeil de travers. Une jeune fille ne doit pas faire semblant de savoir que les nourrices ont du lait. C'est très inconvenant.
Mon oncle veut clore l'incident.
—Tes instincts pervers, s'écrie-t-il, se sont développés avec l'âge!...
Et il énumère les queues de lapins que j'ai tirées, les hannetons que j'ai fait rôtir, les mouches que j'ai écartelées. Ah! ça ne l'étonne pas, que je me sois, plus tard, si mal conduit à l'égard de mes parents! Quand on prend, si jeune, l'habitude de faire du mal aux bêtes....
Ma tante intervient:
—Mon ami, mon ami!...
—C'est vrai, fait mon oncle qui s'aperçoit que la passion l'égare. C'est vrai! Ce petit malheureux allait me faire dire des choses!... Je suis réellement bouleversé... Une conduite aussi déplorable!...
—Ce n'est pas tout à fait sa faute, mon ami; tu sais bien que sa religion...
—En effet, ajoute ma cousine, tu sais bien, papa, que les protestants...
Je m'y attendais. C'est l'excuse hypocrite dont ils affectent de couvrir ce qu'ils appellent mes fautes, excuse qui n'est en réalité, pour eux, qu'un outrage avec lequel ils me soufflètent. Sa religion! Protestant! Me les ont-ils assez jetés au nez, ces deux mots, tout en les susurrant d'une voix doucereuse et benoîte de cagot mielleux qui ne demande qu'à disculper et qui fait la part des choses! Ont-ils jamais manqué une occasion de me les coller sur le visage, ainsi qu'un stigmate, dévotement, onctueusement, comme ils se collent à eux-mêmes de la cendre sur le front, le lendemain du mardi gras? Et j'étais assez bête pour en rougir, assez mou pour avoir honte, assez lâche pour ne pas la défendre, cette religion dont les dogmes pourtant me font rire et dont je ferais bon marché si je ne sentais pas, derrière son rituel vieilli et ses doctrines surannées, deux grandes choses pour le triomphe desquelles elle a su trouver des confesseurs qui ont été des précurseurs et des martyrs qui ont été des héros: la vérité et la liberté.
Est-ce que cette fois encore?... Hélas! oui, cette fois encore, je me contente de baisser la tête.
Et la morale montait toujours!... Mon oncle a glissé légèrement sur mon enfance: il s'est appesanti sur mon adolescence et m'a reproché de n'avoir jamais eu de prix de thème grec. Il en est maintenant à ma jeunesse. Il ne comprend décidément pas que je n'aie pu arriver à m'entendre avec mes parents et que j'aie déserté le toit paternel. Il veut bien avouer que je n'ai peut-être pas eu tous les torts, au début...
—Mais enfin, que les parents fassent ceci ou cela, les enfants n'ont pas à s'en plaindre...
Pourquoi pas?
—Les enfants ne doivent jamais s'occuper des affaires des parents...
Même quand elles les regardent directement?
—Tu devais tout supporter en silence. Les enfants sont faits pour ça. D'ailleurs, lorsqu'il se passait chez toi des choses qui ne te plaisaient point, il y avait un moyen bien simple de ne pas s'en apercevoir. C'était de faire l'aveugle.
L'aveugle?... Je ne sais pas jouer de la clarinette.
J'ai laissé échapper ça—tout haut.—Mon oncle se lève, furieux.
—Comment, malheureux! tu plaisantes! tu oses plaisanter avec les choses sérieuses! Mais tu n'as donc de respect pour rien? Tu te moques donc de tout? Tu n'as donc plus ni âme, ni coeur, ni conscience, ni... rien?... Ah! cette manie de dénigrement! Le mal du siècle! Cette manie de raisonner envers et contre tout!... Ah! elle te coûtera cher, cette manie-là!... Quand tu seras soldat, je te conseille, mon ami, de continuer à discuter avec ton insolence habituelle. Sais-tu ce qu'on te fera, si tu raisonnes, si tu es insolent? hein? le sais-tu?
—Non, mon oncle.
—On te passera par les armes.
—On t'exécutera, dit ma tante.
—On te fusillera, dit ma cousine.
J'en ai la chair de poule; et mon oncle, qui a produit son effet, continue son réquisitoire.
—Depuis, qu'as-tu fait? Tu as passé, je crois, deux mois dans un bureau. Au bout de ces deux mois, tu as jugé à propos de gifler un sous-chef et l'on t'a flanqué dehors. Continue à appliquer ce petit système-là dans l'armée, et ce ne sera pas dehors qu'on te mettra, ce sera dedans.
Ma tante et ma cousine éclatent de rire. Je ris aussi, en me forçant un peu—je me chatouille la paume de la main avec le petit doigt. Que voulez-vous? Mon oncle a soixante ans; son répertoire de jeux de mots est bien vieux, c'est vrai; mais on ne peut vraiment pas lui demander d'apprendre par coeur, à son âge, le nouveau recueil des coq-à-l'âne et des calembours, augmenté d'une préface en vers. Je me mets à sa place, je sais très bien que, lorsque j'aurai soixante ans et que je dirai, par exemple: «Ce qui est plus fort qu'un Turc, c'est deux Turcs,» j'éprouverai un grand plaisir à voir s'esclaffer mes auditeurs.
Mon rire a déridé mon oncle. Il fait un geste vague de commisération indulgente.
—Depuis ce temps, comment as-tu vécu? Je l'ignore et ne veux pas le savoir. A quoi t'es-tu occupé? A écrire. Des bêtises. Tu as fait des vers—on me les a montrés. Des vers abominables, dans lesquels tu appelles môssieur Thiers «Géronte assassin» et Gambetta «Cromwell de carton» et «diminutif de Mirabeau.» Sais-tu pourquoi, seulement?
Je fais signe que non. Je ne sais pas pourquoi.
Mon oncle hausse les épaules.
—Je m'en doutais!
—J'en étais sûre, fait ma tante.
—Convaincue! appuie ma cousine.
—Tu es parti de chez ton père. Tu as dû mener une vie misérable, manger dans d'ignobles gargotes, coucher dans des repaires infâmes...
Ma cousine se bouche les yeux.
—D'ailleurs, tes vêtements en disent long...
—A propos, fait ma tante, nous te retiendrions bien à dîner, mais, tu sais, c'est aujourd'hui vendredi; nous faisons maigre et, comme tu es protestant...
Je suis protestant, en effet, mais je crois que, pour le moment, ce sont mes habits qui protestent.
—En effet, dit mon oncle, il faut respecter toutes les convictions. Ç'a toujours été mon avis. Eh bien! mon ami, puisque tu vas entrer dans une nouvelle carrière, prends la ferme résolution de t'y bien conduire; sois respectueux et obéissant à l'égard de tes chefs; le régiment est une grande famille dont le père est le colonel et dont la mère est la France. Quels que soient les ordres qu'on te donne, ne les examine pas, ne les critique jamais; exécute-les les yeux fermés...
Ça ne doit pas toujours être commode.
—Le plus bel avenir s'ouvre devant toi. Tu peux te faire en peu de temps une position magnifique... Tout soldat, a dit Napoléon, porte...
—Oui, la giberne... le bâton de maréchal...
—C'est ça! c'est ça! Moque-toi un peu des paroles d'un grand homme!... D'ailleurs, mon ami, tout ce que je t'ai dit, c'est dans ton intérêt. Tourne bien, tourne mal, ça ne peut rien nous faire, au fond. Nous déshonorer, ça, tu ne le peux pas: nous ne portons pas le même nom que toi. La charité chrétienne nous ordonne de faire des voeux pour toi et de te donner de bons préceptes; quant au reste, ça nous est égal...
C'est curieux, je m'en doutais presque.
—Tâche de monter vite de grade en grade. C'est le meilleur moyen d'avoir un avancement rapide. Surtout, évite les mauvaises compagnies; il y a partout des gens avec lesquels il ne faut se lier à aucun prix. Si tu es disposé à te bien conduire, à faire la joie de ta famille et l'honneur de ton pays, tu ne les fréquenteras point, tu les laisseras de côté. Du reste, vous ne pourriez pas vous accorder longtemps; le vice n'a jamais fait bon ménage avec la vertu.
Ça doit être vrai, mais ça ne me semble pas neuf. Je pense avoir lu autrefois, dans Lhomond, cet exemple étonnant: «La vertu et le vice sont contraires,» virtus et vitium sunt contraria.
Tout le monde vient de se lever. Je crois la petite séance terminée et je me lève comme les autres. Ma tante me promet, en me quittant, de me faire cadeau de mon premier uniforme, quand je serai nommé officier. Ma cousine m'offrira un sabre,—un beau sabre.
Décidément, elles n'ont pas l'air de croire outre mesure à mon avenir.
Mon oncle ne me promet rien, mais, en me reconduisant jusqu'à la porte, il me donne quelque chose... Un conseil, un dernier conseil.
—Quand tu auras des galons, mon ami... Souviens-toi bien de ce que je vais te dire, grave-le dans ta mémoire.
—Oui, mon oncle.
—Quand tu auras des galons,—sois sévère, mais juste.
Il ferme la porte.
Je descends l'escalier furieux. Furieux surtout contre moi. Quoi! j'étais décidé, en entrant dans cette maison, à ne pas me laisser débiter trois mots de cette sempiternelle théorie de la vertu et des moeurs qui me dégoûte et m'assomme! J'étais résolu à interrompre brutalement la coulée de cette avalanche moralisatrice qui vous engloutit sous ses phrases glacées! J'étais déterminé à rompre avec éclat, avec insolence même—une insolence qui aurait été de la franchise—plutôt que de permettre à mon oncle de me tenir encore une fois ce langage qui n'est pas son langage à lui seul, mais qui est celui de tous les gens qui pensent comme lui, qui voient comme lui, qui pensent faux et qui voient faux—des gens que je méprise déjà et que, je le sens bien, je finirai par haïr. Et je n'ai pas trouvé une phrase pour lui répondre, pas un mot pour l'arrêter! Est-ce que j'ai manqué de courage? Est-ce que, encore cette fois-ci, j'ai capitulé devant sa morale bête? Est-ce que je suis un imbécile? Non. La vérité, c'est que je ne savais quoi lui répondre. Je ne savais pas. Je ne suis pas un imbécile, je suis un ignorant. Je sentais qu'il y avait bien des répliques à lui faire cependant, bien des objections à lui opposer, mais je ne trouvais rien, rien.
Rien, à part peut-être des railleries sur la forme grotesque de leurs théories, sur la sottise dans laquelle ils délayent leurs pauvres vieilles idées, arlequins centenaires cuits toujours à la même sauce; rien à part des moqueries sur la figure extérieure, gothique et maniérée, de leurs préceptes faux qu'ils étalent dogmatiquement. Et, si j'avais ri de la couche de ridicule dont ils badigeonnent leur férocité égoïste, si j'avais raillé la forme absurde qui s'enroule autour de leur vanité venimeuse comme les capsules molles et sans saveur autour de l'amertume des médicaments, ils m'auraient traité—pour de bon—de mauvais plaisant, de sans-coeur, de farceur qui ne respecte rien, qui n'a pas de considération pour les choses sérieuses.
Ils auraient eu raison. Ce qu'il faut, ce ne sont pas les coups d'épingle de la moquerie, les coups de canif de la blague, dans ce voile de bêtise qu'ils ont tendu—peut-être exprès—devant leur méchanceté doucereuse. C'est le coup de couteau brutal qui crèverait la cotte de mailles faite de tous les lieux communs et de toutes les banalités cousus pièce à pièce dont ils couvrent leur morale étroite et hypocrite, et qui la mettrait à nu.
Ce coup de couteau-là, je ne peux pas le donner—pas encore.
Quand je fais des réflexions, je mets les mains dans mes poches. C'est, chez moi, une habitude prise. Je ne peux pas réfléchir les mains ballantes; il n'y a pas à s'y tromper, quand j'ai les mains ballantes, je ne réfléchis pas. Je vis alors une vie sans pensée, la vie d'un être inconscient, la vie du fakir qui contemple son nombril, la vie du chien errant qui trôle dans les rues en compissant les devantures.
Mais, pour le moment, comme je fais des réflexions graves, j'enfonce les mains très avant dans mes poches et, fort étonné, je sens rouler sous mes doigts des choses rondes. Ces choses rondes, ce sont des pièces de monnaie. Mon Dieu! oui. Avant mon départ, on a fait une petite quête. Tout le monde a apporté son obole, tout le monde, jusqu'à la femme de chambre de ma tante, une vieille fille ridée et jaunâtre, au corsage plat, aux yeux glacés, et qui semble vouloir absolument mourir d'un pucelage rentré. Je compte les espèces. Je trouve dix-sept francs cinquante centimes. Maintenant, comme il faut être juste avec tout le monde, je dois avouer que ma poche est décousue et que j'ai entendu, tout à l'heure, quelque chose tomber à terre. C'était sans doute un sou. Il devait y avoir dix-sept francs cinquante-cinq. Pourtant, je n'en suis pas sûr. Je n'en mettrais pas ma main au feu.
Dix-sept francs cinquante, c'est mince! Il n'y a pas de quoi faire la noce, assurément. Mais la sagesse antique et moderne ne nous apprennent-elles pas à nous contenter de peu? D'ailleurs, ma cousine m'a promis d'appeler sur ma tête les bénédictions du ciel. En attendant, je pourrai toujours, ce soir, ajouter un petit extra à mon ordinaire assez maigre. Je mangerai un plat de plus, un dessert—pas des pruneaux, par exemple! Ah! non; après la morale avunculaire, ils feraient double emploi!... Non bis in idem!...
Le lendemain soir, mon père m'a conduit à la gare. Nous avons parlé—de choses quelconques—en nous promenant. Il a attendu le dernier appel des voyageurs pour me laisser partir, et alors, me jetant les bras autour du cou, il a laissé échapper deux grosses larmes et je l'ai entendu qui me disait tout bas: «Tu sais, mon enfant, je t'ai toujours bien aimé!» Ça m'a ému. Je ne le cache pas, ça m'a ému. Seulement, maintenant, je veux raisonner mes émotions, arriver à me les expliquer.
J'y ai réfléchi toute la nuit, en chemin de fer... Je ne crois pas que ça suffise à un père, d'aimer ses enfants.
Pourquoi?—Je ne sais pas.
J'y réfléchirai encore. J'arriverai peut-être à le savoir.
II
Voilà six mois que je suis à Nantes, canonnier de deuxième classe au 41e d'artillerie. Six mois ôtés de soixante, restent cinquante-quatre.
—Ça commence à se tirer, dit mon camarade de lit, un Bordelais qui s'est engagé aussi, un cochon vendu comme moi.
—C'est égal, c'est encore rudement long.
—De quoi? de quoi? s'écrie un conducteur de la classe 76, un gros garçon qui va être libéré du service dans quelques jours et qui hurle: La classe! toute la journée.—De quoi? On trouve le temps long? on s'embête? Est-ce qu'on a été te chercher, dis donc, pour t'amener au régiment? Est-ce que tu n'y es pas venu tout seul? Il faut avoir un sacré toupet pour se plaindre de ce qu'on a demandé! Pourquoi t'es-tu engagé, alors? Pourquoi n'es-tu pas resté chez toi?
Alors, dans la chambrée, des rires éclatent, des ricanements grincent.
—La planche à pain était tombée.
—Le four était démoli.
—Il avait mis sa soupière au Mont-de-Piété.
Ah! je les connais par coeur, ces vieilles railleries régimentaires, ces plaisanteries toujours les mêmes, qui me froissaient si fort, qui me faisaient si mal au coeur, les premiers jours. Maintenant encore, peut-être, elles me chatouillent désagréablement, mais elles ne me font plus monter le rouge au visage et ne me donnent plus l'envie de me jeter sur les blagueurs et de leur fermer la bouche à coups de poings, au risque de me rendre ridicule et d'ameuter contre moi la haine et le mépris. Je comprends qu'ils ont le droit de me regarder de haut, eux qui n'ont rejoint le régiment qu'au moment où les Pandores leur ont apporté leurs feuilles de route, eux qui sont arrivés au corps en rechignant, comme des chiens qu'on fouette, malgré les rubans de leurs chapeaux et leurs chansons mouillées d'eau-de-vie. Je ne leur en veux plus, quand ils me font sentir, même un peu lourdement, leur mépris de paysans ou d'ouvriers obligés de quitter la charrue ou le marteau pour empoigner un fusil, quand ils me jettent au nez leur commisération dédaigneuse—que je commence à trouver légitime—pour les propres-à-rien incapables de faire oeuvre de leurs dix doigts et réduits, aussitôt qu'ils s'aperçoivent que leurs pères ne sont pas nés avant eux, à piquer une tête dans l'armée.
Je ne leur en veux plus, mais je persiste à trouver le temps très long.
Comment les ai-je passés ces six mois qui forment la dixième partie du temps que je me suis engagé à consacrer, avec fidélité et honneur, au service de mon pays? Je serais bien embarrassé de le dire au juste. Je les ai passés, voilà tout.
J'ai appris à monter à cheval, à faire l'exercice du sabre, du revolver et du mousqueton. J'ai désappris la manière de marcher d'une façon convenable, porter les mains autrement que Dumanet et d'avoir l'air d'autre chose que d'un individu ficelé dans un uniforme terminé en bas par des bottes de porteur d'eau et en haut par un shako qui ressemble à un pot à cirage. Je sais réciter la théorie, mais je ne sais plus raisonner. J'ai appris à panser les chevaux, à les étriller et à leur laver la queue à grande eau. J'ai perdu l'habitude de me débarbouiller tous les jours et de me laver les pieds de temps en temps. Je ne porte plus de faux-cols, mais une belle cravate bleue dans laquelle il faut cracher très longtemps pour la contraindre à conserver les huit plis réglementaires. Je porte des bottes à éperons, mais je ne porte pas de chaussettes. Je sais que je dois le respect à mes supérieurs, mais je ne sais plus que je dois me respecter moi-même. Pour sortir en ville, je mets un dolman, et ça me fait plaisir, parce qu'il descend un peu plus bas que ma veste et qu'on ne peut pas voir quand je me baisse ou quand je m'assieds, combien ma chemise est sale; je mets aussi des gants blancs et ça m'ennuie, parce que je suis obligé de les retirer pour me moucher—avec le mouchoir du père Adam.
Je m'astique, régulièrement quatre heures par jour, les fesses sur une selle. Je manoeuvre d'une façon passable. Quand je suis de garde et de faction, j'ai l'air tout aussi bête qu'un factionnaire quelconque. Je tiens ma place assez convenablement aux revues, même aux revues à cheval. Ces jours-là, je l'avoue, je me pique d'honneur. Je ne voudrais pas ternir l'éclat de ces cérémonies guerrières dans lesquelles on voit défiler un matériel tout battant neuf, des chevaux aux crinières bien peignées et aux sabots noircis, portant des harnachements astiqués au sang de boeuf—du sang qu'on va chercher dans des seaux, à l'abattoir,—des hommes fourbis, dorés, brillants sur toutes les coutures et dont pas un, sur cent, n'a du linge propre.
Ce ne sont pas les travaux engageants, les occupations intéressantes, les spectacles attrayants qui manquent ici, au contraire. Eh bien! malgré tout, je m'ennuie.
Je m'ennuie en me levant, à quatre heures du matin, pour la corvée d'écurie. Je m'ennuie au pansage, je m'ennuie à la manoeuvre. Je m'ennuie en montant la garde; je m'ennuie quand je sors en ville, la main gantée, tenant le sabre, à l'ordonnance, les yeux tournés à droite et à gauche pour chercher un supérieur à saluer. Je m'ennuie en pénétrant dans la cuisine, en me frottant aux cuisiniers raides de graisse, vêtus de pantalons immondes, de bourgerons infects. Je m'ennuie de ne jamais trouver dans ma gamelle que de la viande qui est de la carne, du bouillon, qui est de l'eau chaude, et des légumes qu'on a cueillis sur les tas d'ordures d'un marché au lieu de les récolter dans les champs. Je m'ennuie encore en la posant, cette gamelle, pour ne pas salir ma couverture, sur mon époussette, un magnifique carré de drap jaune—qui empeste la sueur de cheval.
Et je m'ennuie surtout le soir, lorsque, étendu dans mon lit où les puces et les punaises ne me laissent pas fermer l'oeil, je pense à la fatigante tristesse de la journée qui vient de finir.
Je m'embête furieusement, mais je fais les plus grands efforts pour ne pas le laisser voir. J'espère que ça finira par se passer. Je prends mon courage à deux mains et tâche de faire preuve de bonne volonté. J'y mets du mien, tant que je peux.
Je n'en mets pas assez, cependant. Il y a différentes choses... la théorie, notamment... Je la récite à peu près, pas trop mal—pas trop bien non plus—mais toujours d'un ton gnan-gnan, indifférent, sans conviction. Ça paraît me laisser froid, ne rien me dire. Je n'ai pas l'air de me figurer que l'avenir de la France est là-dedans.
—Aucune de ces phrases: «Au commandement, Haut pistolet!—La baguette en avant—Les rênes passées sur l'encolure» ne font bondir votre coeur dans votre poitrine, m'a dit l'autre jour le capitaine-instructeur.
C'est juste; il est peu rebondissant, mon coeur. Si jamais on me dissèque, je crois que les carabins auront bien du mal à jouer à la raquette avec.
Il y a encore une autre chose qui achève de me mettre mal dans les papiers de mes chefs. J'astique d'une façon déplorable; et, malheureusement, on est assez porté, dans l'armée, à juger de l'intelligence d'un homme d'après le degré de luisant et de poli qu'il est capable de donner à un bout de fer ou à un morceau de cuir. «Faites-vous astiquer!» me répète le capitaine, qui maintenant me fourre dedans, régulièrement, à chaque revue. Je n'ai pas le sou. Je ne peux pas me faire astiquer.
—Alors, vous n'arriverez à rien.
Ça ne m'étonnerait pas.
—Vous devriez demander à vous faire rayer du peloton des élèves-brigadiers, me dit le mar'chef, un assez bon garçon. Vous feriez votre service tranquillement et personne ne vous punirait. Réfléchissez à ça. J'y réfléchirai. En attendant, je couche en permanence à la salle de police.
Un soir, on vient m'y chercher. Il paraît qu'il y a du nouveau. On mobilise une batterie pour l'envoyer en Tunisie. On a dressé une liste des hommes qui la composent et je suis inscrit un des premiers.
—Quand part-on?
—Dans deux jours. Vous emmenez vos chevaux—sans harnachement, sans rien—et vous allez vous faire armer à Vincennes.
A Vincennes? Pour aller en Tunisie? Pourquoi pas à Dunkerque?
Quelle drôle d'idée! Enfin, tant mieux! Je reverrai peut-être Paris, en passant.
III
J'ai revu Paris.
Beaucoup trop, malheureusement. Au moment où nous étions prêts à nous embarquer pour le pays des Kroumirs, un contre-ordre est arrivé. On nous a démobilisés et l'on nous a versés dans les différentes batteries d'un des régiments casernés dans la place. Je suis resté presque un an à Vincennes.
A Nantes, l'impression qu'avait produite sur moi le métier militaire était une impression d'ennui mal caractérisé, de fatigue physique et intellectuelle, de pesanteur cérébrale. J'avais d'abord été étonnamment secoué comme on l'est toujours quand on pénètre dans un milieu inconnu, et, étourdi, ébloui, je n'avais vu que la surface des choses, je n'avais pu juger que leur ombre. Puis, sous l'influence de l'atmosphère alourdissante dans laquelle je vivais, me livrais chaque jour au même trantran monotone, je m'étais laissé aller peu à peu à l'observation animale des règlements, à l'accoutumance irréfléchie des prescriptions, à l'acceptation d'une vie toute machinale de bête de somme qui prend tous les matins le même collier pour le même travail et dont l'existence misérable est réglée d'avance, jour par jour et heure par heure, par la méchanceté ou l'idiotie d'un maître impitoyable. Un mois de plus, et ma personnalité sombrait dans le gouffre où s'en sont englouties tant d'autres. Je ne pensais plus. J'étais presque une chose. J'étais sur le point de faire un soldat.
Un soldat—un bon soldat peut-être—mais rien de plus. Je n'avais pas perdu assez tôt mon caractère particulier, ce qui fait que, dans la vie civile, on est soi et non un autre, pour espérer arriver jamais à monter en grade. Je n'avais pas assez vite pris ma part de ce caractère général qui assimile si bien un troupier à un autre troupier, et qui ne les différencie quelque peu que par le degré de respect que la discipline leur inspire et par la somme de terreur qu'elle fait peser sur eux.—On avait eu le temps de s'apercevoir que je n'avais pas la foi. Je ne pouvais plus guère me sauver, même par les oeuvres. Un ambitieux a tout à gagner, dans l'armée, à se laisser déprimer le cerveau, dès les premiers jours, par le coup de pouce des règlements. D'ailleurs, à moins de circonstances assez rares, d'événements qui rompent la monotonie d'une existence abêtissante, vous permettent de remettre la main sur votre personnalité, il faut toujours en venir là, tôt ou tard. Mais alors, on ne vous tient pas plus compte de votre soumission, de votre dressage—c'est le mot consacré—qu'on ne tient compte à un cheval vicieux de s'être laissé dompter par la fatigue.
Je ne l'avais pas adopté assez vite, cet état d'esprit que les adjudicataires d'habillements militaires fournissent à trois cent mille hommes, en même temps que leurs vêtements en mauvais drap et leurs chaussures en cuir factice. Mais il n'est jamais trop tard pour bien faire. Un mois de plus, je le répète, j'étais dressé, et je faisais un soldat.
Mon séjour à Vincennes a tout changé.
Je ne suis pas un soldat.
—Vous n'êtes pas un soldat! Vous êtes un malheureux!
C'est le colonel, entouré de tous les officiers du régiment, qui vient de me dire ça en passant une revue de chambres.
J'avais cru jusqu'ici que les deux termes: soldat et malheureux, étaient synonymes. Il paraît que non, car il a ajouté:
—Les soldats, on les honore. Les malheureux comme vous, on les fait passer par des chemins où il n'y a pas de pierres.
Là-dessus, tous les officiers m'ont fait de gros yeux terribles. Je m'y attendais: le colonel avait l'air furieux. S'il avait eu l'air gai, ces messieurs auraient fait leur bouche en cul de poule.
J'ai toujours désiré avoir un colonel qui eût l'habitude de priser. Je suis convaincu que, chaque fois qu'il aurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué.
En attendant, je dois passer incessamment par un chemin où il n'y a pas de pierres. Quel est ce chemin? Je l'ignore, mais je sais très bien qu'il ne me conduira pas à Rome, quoi qu'en dise le proverbe. Les différents chemins que je suis depuis onze mois me mènent toujours au même endroit: la prison.
Je n'en sors plus, de la prison; ou, quand j'en sors, c'est pour attraper bien vite une nouvelle punition qui m'y réintègre pour un laps de temps déterminé, par le bon plaisir de qui de droit. Mon domicile habituel se compose d'une salle oblongue, privée de jour et dont l'atmosphère est continuellement viciée par des émanations qui s'échappent d'une espèce d'armoire mal fermée. Cette armoire est l'antre de Jules. Jules, l'inséparable compagnon des prisonniers, l'urne lacrymatoire des affligés. On le blague bien, ce pauvre Jules, mais comme, au bout du compte, il est indispensable, on ne lui en veut pas de faire sentir trop autocratiquement sa présence; et c'est tout au plus si on lui tire un peu brutalement les oreilles, le matin, pour le punir d'avoir, pendant la nuit, abusé de la permission à lui accordée de repousser du goulot. Mon lit se compose de quelques planches inclinées et d'un couvre-pieds troué que le brigadier de garde me passe tous les soirs, couvre-pieds sur lequel les puces livrent aux punaises des batailles acharnées.
On me fait sortir plusieurs fois par jour, ainsi que mes camarades, pour nous permettre de nous livrer à des exercices variés et intelligents. Nous commençons par la corvée des latrines; après quoi nous nettoyons les abreuvoirs. Puis, nous passons au balayage. Le balayage est notre occupation dominante; nous balayons partout, nous n'oublions rien; nous nous montrons impitoyables; le moindre fétu de paille ne trouve pas grâce devant nous; et si, par hasard, un crottin apparaît, nous nous précipitons dessus comme des dévots sur un morceau de la vraie croix. Aussi, il est certainement impossible de trouver une cour plus propre que la cour de notre quartier. Une seule chose m'étonne: c'est que nous ne l'ayons pas encore cirée.
Une existence pareille est bien indigne, bien vile, bien abrutissante, n'est-ce pas? Eh bien! je la préfère à la vie que mènent les bons soldats,—ceux qu'on honore,—à la vie qu'on mène dans ces trois grands corps de bâtiment à cinq étages, vie d'abrutissement malpropre, de misère monotone. Non, maintenant, je ne pourrai plus faire «mes cinq ans» comme les autres, courbant la tête sous les règlements, respectant les consignes, m'habituant à l'épouvantable banalité des tableaux de service. Je ne pourrai plus exécuter, sans les examiner—les yeux fermés—les ordres absurdes de brigadiers ou de sous-officiers stupidifiés par le métier imbécile. Je ne pourrai plus supporter sans murmurer l'ironie lourde ou la grossièreté bête du langage des officiers, triste langage qu'ils se transmettent les uns aux autres, au mess ou au cercle, comme les cabotines de café-concert de bas étage se repassent, dans la coulisse, leurs gants fanés et leurs bijoux en strass.
La sensation que me fait éprouver l'état militaire n'est plus une sensation d'ennui, c'est une sensation de dégoût. Dégoût terrible, continuel, et d'autant plus invincible que je me suis efforcé de le vaincre.
Oui, j'ai essayé d'en avoir raison tout d'abord, en revenant d'une permission de quatre jours, que j'avais passée à Paris, peu de temps après mon arrivée à Vincennes. J'avais quitté, chez un camarade, mon pantalon basané et mon shako en cuir bouilli pour reprendre des vêtements de civil. Et, tout d'un coup, je m'étais senti plus léger, plus dispos, délivré d'une gêne énorme, les épaules dégagées du manteau de plomb des règlements,—libre.—Je m'étais trouvé tout étonné de pouvoir agir à ma guise, sans nulle contrainte, me demandant presque si c'était bien vrai, me secouant et regardant en dessous, comme le chien longtemps enchaîné à qui l'on vient de retirer son collier. Chose étrange! en dépouillant mon uniforme, j'avais dépouillé les tristes idées que j'avais acquises depuis mon entrée au service et j'avais retrouvé la faculté de penser. Pour la première fois depuis plusieurs mois, pendant ces quatre jours, j'ai pensé, j'ai réfléchi, j'ai raisonné; je me suis aperçu que j'ai joué cinq ans de ma vie à pile ou face et que le profil qui reste à découvert me fait une vilaine grimace.
Ah! je l'avais bien prévu dès le premier jour, le jour où j'avais signé de si mauvais coeur ma feuille d'engagement, je l'avais bien prévu, que je ne ferais pas à l'armée, comme me le demandait mon oncle, l'honneur de mon pays et la gloire de ma famille. Mais, au moins, j'avais espéré que je pourrais y passer bêtement, mais tranquillement, les cinq années que je ne pouvais passer ailleurs. Et maintenant, j'en suis à me demander s'il n'aurait pas mieux valu faire le soldat imbécile, le numéro matricule que j'aurais fait si j'étais resté à Nantes, que de venir à Paris chercher l'aversion de ma profession, la haine de mon esclavage. Car, maintenant, c'est fait. Les résolutions de soumission et d'obéissance que j'ai abandonnées, je n'ai plus pu les reprendre. Je les ai laissées où elles étaient tombées, comme ces loques par trop sordides qu'un chiffonnier expulse avec dédain de son cachemire d'osier, qu'il remue quelque temps du bout du crochet et qu'il se décide à lâcher.
Depuis, je suis retourné bien des fois à Paris. Seulement, comme je n'avais pas complété ma masse, en débet, et que mon capitaine me refusait systématiquement toute espèce de permission, je m'abstenais de lui réclamer ses petits carrés de papier et je partais «en bordée». Je passais cinq ou six jours à Paris, seul ou presque seul, ne fréquentant que quelques camarades qui n'avaient pas toujours le temps de s'occuper de moi. Ma famille, je ne la voyais pas, naturellement. Quant au reste, je n'avais jamais connu que deux ou trois gamines, belles de la beauté du diable et bêtes comme des enseignes de modistes, qui s'étaient envolées je ne savais où. Pendant des journées, j'allais par les rues, flânant, me laissant guider par ma fantaisie, buvant avidement l'air libre. Là seulement je me sentais vivre, et bien des fois, en pensant aux années de servitude qui m'attendaient encore, l'envie m'est montée au coeur de terminer une de ces bordées par le suicide. Je revenais pourtant, ne voulant pas être puni comme déserteur, furieux contre moi au moment de rentrer au quartier. Je me reprochais le triste courage qui me portait à franchir la grille. J'aurais remercié avec effusion un passant qui, d'une poussée brutale, m'aurait jeté à l'intérieur.
Immédiatement, j'étais mis en prison; l'absence illégale, voilà le principal motif de mes punitions. J'en ai encore quelques-unes pour ivresse. Mon Dieu, oui! Je me suis piqué le nez quelquefois...
On me punit aussi assez souvent pour réponses inconvenantes. Je suis inconvenant, c'est vrai, mais ce n'est pas tout à fait de ma faute. C'est une mauvais habitude qui m'est venue tout d'un coup, à la suite d'avanies faites de gaîté de coeur, de vexations idiotes, d'affronts de toutes sortes que longtemps j'avais avalés sans rien dire. Un beau jour, j'ai découvert que ce parti pris d'injures m'avait gonflé le coeur, aigri le caractère, comme ces gouttes d'eau qui, tombant une à une, commencent par glisser sur la pierre et finissent par la creuser.
Mon horreur, ou plutôt mon dégoût de l'état militaire est maintenant si grand que je m'estime fort heureux de ne plus partager l'existence de ces hommes, mes camarades, que je vois aller et venir par la chambre, depuis que le colonel est sorti, marchant sur la pointe du pied, parlant bas, n'osant pas se montrer aux fenêtres, le grand chef se promenant encore dans la cour du quartier.
Toute la semaine, ils ont vécu ainsi, courbaturés par la répétition inutile des mêmes manoeuvres et des mêmes exercices, terrorisés par les dogmes de la religion soldatesque, pliés en deux sous le respect et la peur que leur inspire la doctrine de l'obéissance passive. Véritables bêtes de somme pour la plupart, loupeurs pour le reste, mal nourris, mal logés, blanchis le long des murs, dépouillés de toute espèce d'idée, les mêmes expressions et les mêmes locutions revenant sans cesse dans leur langage imbécile, ils n'ont plus que deux préoccupations, ils n'éprouvent plus que deux besoins: manger et dormir. Et, aujourd'hui, dimanche, comme ils ont la permission de sortir, ils vont aller traîner leurs sabres dans les rues, bêtement, deux par deux ou trois par trois, s'entretenant encore—exclusivement—pendant ces quelques heures de pseudo-liberté, des détails du service, des commandements, des consignes—esclaves si bien faits à leur servitude qu'ils ne savent plus, au moment du repos, parler d'autre chose que des coups de fouet qu'ils ont reçus ou de la solidité de leur manille.—Puis, ils s'en iront dans les cabarets louches, dans les ruelles où l'on vend de l'eau-de-vie qui râpe la gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ils s'attableront là, cinq ou six devant un litre, chantant à tue-tête:
C'est à boire qu'il nous faut!...
en attendant que la nuit tombe et qu'ils puissent aller s'engouffrer, gueulant bien fort et se tenant par les bras, dans ces bouges où il faut faire la queue, quelquefois, comme au théâtre, devant la porte des putains.
O bétail aveugle et sans pensée, chair à canon et viande à cravache, troupeau fidèle et hébété de cette église: la caserne et de sa chapelle: le lupanar! Ah, oui, je rejoindrai tout à l'heure, avec plaisir, la «boîte» dont je suis sorti hier et où je dois rentrer bientôt. Le rapport me portant ce matin huit jours de prison pour réponse insolente. Plutôt la prison que le spectacle de cet avachissement stupide, de l'écoeurante banalité de cette vie misérable! Plutôt la désertion—le seul vrai remède peut-être—plutôt tout que de jouer un rôle, puisque j'ai conscience de son indignité, dans cette comédie ignoble, dans cette parade où Mangin s'impose aux spectateurs et arrive, à force de donner des coups de pied dans le derrière de Vert-de-Gris à se faire prendre au sérieux—même par sa victime.
J'entends sonner onze heures. Onze heures! Et l'on n'est pas encore venu me chercher pour me conduire à la «Malle!» Est-ce qu'ils ne penseraient plus à moi, par hasard? Je m'étends sur mon lit, mon lit que je ne fatigue pas beaucoup, d'ordinaire; ce qui d'ailleurs, n'empêche pas le fourrier de m'imputer trimestriellement toutes les dégradations possibles. J'essaye de piquer un roupillon. Je commence à m'endormir.
—Froissard, au bureau!
J'ouvre à demi l'oeil gauche. C'est le mar'chef qui m'appelle.
Qu'est-ce qu'il y a donc?
—Il y a qu'il faudrait d'abord vous lever quand on vous appelle et prendre la position militaire pour parler à vos supérieurs. Hum!... Réunissez tous vos effets et portez-les au magasin d'habillement. Vous êtes désigné pour faire partie d'un détachement de cinquante hommes qui va relever une partie de la 3e batterie bis, au Kef, en Tunisie. Vous partez demain.
Comment! on va en Afrique aussi simplement que cela, maintenant? Autrefois, c'était plus compliqué: il fallait faire cinq ou six fois le tour de la France pour se faire armer et équiper. Il est vrai que ça n'en valait peut-être pas mieux pour ça.
—Avez-vous fini vos réflexions? On vous dit que vous partez demain soir et que dans trois jours vous prenez le bateau.
Est-ce qu'il va sur l'eau, au moins, ce bateau-là?
IV
Le Kef, ville principale de la Tunisie. Population:—Commerce:—Industrie:—Je laisse des blancs tout en donnant aux Cortamberts, qui ne sont jamais embarrassés, la permission de combler ces lacunes à leur fantaisie.
De loin, la ville, bâtie en amphithéâtre sur le penchant d'une montagne, vous fait l'effet d'une dégringolade de fromage blanc entre des murailles en nougat; le tout dominé par une pièce montée sur laquelle il aurait plu de la crème fouettée. On en mangerait.
De près, ça change. Ce n'est plus qu'un amas de maisons misérables, bâties avec des cailloux et de la boue, aux rares et étroites fenêtres grillées, aux toits en coupole blanchis à la chaux. Çà et là, des ruelles pavées de pierres pointues percent cette agglomération de cahutes et s'en vont, avec des allures tortueuses de vrilles, aboutir dans des places carrées où s'ouvre la porte d'une mosquée. C'est dans ces places que, plusieurs fois par semaine, se tiennent les marchés. C'est là qu'on amène les petits boeufs secs et trapus, les biques aux longs poils noirs, les bourriques aux petites jambes nerveuses, au garrot ensanglanté, à l'échine meurtrie, les moutons sales et maigres, portant toute leur graisse dans une queue énorme qui se balance entre leurs pattes de derrière comme une grosse sabretache. C'est là que s'étalent, par terre, sous des lambeaux de toile, sur des tréteaux, l'or blond des céréales, le brun glacé des dattes, le vert criard et frais des pastèques aux chairs blanches et roses, le velours bleuâtre des figues, le violet des aubergines, l'incarnat des grenades, le jaune des citrouilles, le rouge froid des tomates et le rouge chaud des piments. Et, à côté de ces tas de légumes dont les couleurs vives éclatent sous le ciel clair, entre ces amoncellements de fruits qui sentent bon et sur lesquels le soleil jette de l'or, de hautes perches s'élèvent où pendent des lambeaux sanguinolents, quartiers de chairs que va découper sur un billot, à grands coups de coutelas, un boucher nu jusqu'à la ceinture, le torse éclaboussé de giclées sanglantes, les bras empâtés de rouge, la barbe souillée de caillots, effrayant.
Et les ruelles montent vers la vieille Kasbah démantelée et ouverte, descendent vers les remparts croulants dont les courtines dentelées laissent passer de loin en loin la gueule antique d'un canon de bronze penché de travers ou couché sur les talus à côté de son affût pourri. Elles s'élargissent ici, en face des portes bardées de fer de magasins devant lesquels des dromadaires accroupis balancent, au bout de leurs longs cous, leurs petites têtes aux yeux mi-clos. Là, elles se rétrécissent et le marchand d'eau qui revient de la fontaine avec ses ânons chargés d'outres frappe à grands coups de bâton, en poussant des cris sauvages, son troupeau indocile qui se bouscule pour passer. Puis elles s'enfoncent sous les longs arceaux d'une voie sombre où s'ouvrent les boutiques de loudis qui vendent des étoffes, des armes ou des poteries, l'échoppe des savetiers arabes, l'antre d'un marchand de cacaouët ou de beignets à l'huile—une huile infecte dont l'âcre parfum vous poursuit. Elles passent devant des cafés maures où des Arabes accroupis sur des nattes, silencieux, vident à petits coups une tasse minuscule en jouant aux cartes ou en égrenant leur chapelet, pendant que le cafetier, impassible, entretient le feu de son fourneau en agitant doucement un petit écran d'alfa. Elles longent des cimetières où des taupinières étroites et pressées, couvertes de cailloux, indiquent les tombes, d'étroites terrasses où les dévots, le soir, font la prière; des porches larges et bas sous lesquels viennent s'asseoir parfois, les jambes croisées, des mendiants chanteurs. Ignobles, pouilleux, le capuchon d'un burnous en loques rabattu sur leur face simiesque, frappant de leurs longs doigts décharnés la peau jaunie d'un tambourin, ils commencent par laisser échapper des sons rauques de leurs gosiers secs, et puis, peu à peu, s'animant eux-mêmes, sans s'occuper de leur auditoire, qu'une foule les entoure ou qu'ils n'aient devant eux que des chiens errants, se mettent à chanter un long poème, passant subitement des tons les plus sourds aux modulations les plus douces, des notes les plus attendrissantes aux cris les plus stridents, aux vociférations les plus déchirantes. On dirait qu'un souffle égare leur esprit, les exalte, qu'un grand frisson les parcourt tout entiers, qu'une fièvre les embrase, qu'un enthousiasme curieux les transporte. Alors, ils se transfigurent: ils deviennent très grands, ces frénétiques; très beaux, ces exaltés rageurs; magnifiques, ces visionnaires; presque sublimes, ces inspirés! Avatar de mendigos vermineux en Homères imperturbables.
J'éprouve un grand plaisir, vraiment, depuis que j'ai quitté la France, depuis que j'ai abandonné l'horrible existence de la caserne pour la vie plus supportable des camps, à aller et venir à droite et à gauche. Je me reprends peu à peu. Et, pendant mes heures de liberté, assez fréquentes, je ne manque pas un des spectacles, toujours attrayants pour un nouveau venu, que peut offrir une ville africaine.
Je ne me promène pas, du reste, que dans les quartiers arabes, je vais aussi dans le quartier européen.
Il me plaît moins.
Je serais bien embarrassé de dire pourquoi, par exemple. Il n'y manque absolument rien, non pas de ce qu'on pourrait souhaiter, mais de ce qu'on trouve le plus communément en France; des cartes et des billards, des cafés et des caboulots. De grandes pancartes indiquent à chaque pas les prix—très raisonnables—des différentes boissons que des dames de nationalités variées, en jupons courts et en corsages échancrés, sont toujours prêtes à vous servir.
Les femmes, le jeu, l'alcool, voilà les trois produits de notre civilisation avec lesquels nous faisons honte aux indigènes de leurs moeurs grossières et sauvages. Ah! le progrès doit leur apparaître sous les plus riantes couleurs, à ces braves Arabes; ils se le représentent sous la forme des tonneaux de liqueurs que nous traînons derrière nos convois et à la queue de nos colonnes; ils l'incarnent dans la personne d'un gouverneur militaire, d'un régime soldatesque qui fait peser sur eux son joug imbécile et lourd, et qui a pour complément indispensable la tourbe des juifs et des mercantis.
De jolis cocos, ceux-là! Les commerçants de nos colonies, les hardis pionniers de la civilisation! L'écume de tous les peuples, bandits de toutes les nations, usuriers et voleurs, les épaules tuméfiées par l'application de ces vésicatoires qui sont des articles du Code, ayant tous une canne à polir—et quelle canne!
Pas très nombreux, mais bien brillant, l'élément européen. La plupart de ces gens-là ne font pas de fort belles affaires. Leur fonds acheté à crédit, ils se hâtent, avant l'échéance, d'en boire une partie et de manger l'autre. Ils finissent généralement par la faillite, si c'est faire faillite que de mettre un beau soir la clef sous la porte et de cingler pendant la nuit vers de nouveaux rivages.
Quelques-uns cependant—des gens mariés (!) le plus souvent—se maintiennent à flot. Ce sont des ambitieux qui entretiennent des idées folles, qui caressent des chimères. Ils espèrent qu'après avoir, pendant un certain temps, servi des pompiers et des perroquets dans une salle d'où madame s'échappe quelquefois pour aller visiter l'arrière-boutique en compagnie d'habitués, ils pourront un jour se retirer dans quelque bon fromage où ils mangeront à leur faim, sans nul souci, en travaillant le moins possible. Leur rêve, c'est de lui coller un gros numéro, à ce fromage-là.
Pourquoi pas, après tout? S'il n'y a de sots métiers que ceux qui ne rapportent rien, celui-ci est assurément l'un des plus intelligents qu'on puisse exercer en Afrique. D'ailleurs, ils ont devant les yeux l'exemple de certains de leurs confrères d'Algérie, d'anciens honnêtes gens qui sont redevenus de très braves gens depuis qu'ils ont les poches pleines, que les gendarmes saluent très bas, qui arrivent à se faire nommer maires d'un village ou d'une bourgade et qui marient facilement leurs filles—grosse dot, petite tache de famille—à des conseillers de préfecture.
On ne peut sérieusement, n'est-ce pas? désespérer du redressement moral d'un peuple quand des apôtres comme ceux-là ont entrepris sa conversion. Le fait est que, si les prédicateurs enseignent consciencieusement la foi nouvelle, il se trouve des gentils qui, de leur côté, y mettent du leur. Je ne parle pas, bien entendu, de ces vieilles bêtes affaissées dans les ornières de la routine, encroûtées au possible, qui ne comprennent pas quelle utilité il peut y avoir à tuer le ver tous les matins et à faire précéder chaque repas d'un ou de plusieurs verres d'extrait de vert-de-gris. Raisonner avec des animaux pareils, c'est perdre son temps. Je parle d'une partie de la jeune génération qui commence à se laisser dessiller les yeux, à rejeter des doctrines surannées, à vouloir sérieusement rattraper le temps perdu. Ils n'y vont pas de main morte, ceux-là! Ils chantent à plein gosier les louanges de l'alcoolisme! Il y a de ces gaillards qui n'ont pas leurs pareils pour couper la verte et qui distinguent à l'oeil—oui, à l'oeil—le vrai Pernod de l'imitation. Au billard, ils vous en rendent dix de trente et gagnent à tous les coups.
Quant aux enfants—aux mouchachous—ils donnent les plus belles espérances. Ils vous disent: «Et ta soeur!»—en français—et vous taillent des basanes—en français.—On en trouve même qui commencent par parler argot; qui ne savent pas dire: pain—mais qui disent: du gringle;—qui ignorent la viande, mais qui connaissent la bidoche;—voire même la barbaque.
Oh! ils apprennent très facilement. Il paraît même qu'ils retiennent bien. Que voulez-vous de plus?
—Ce que je voudrais, ce serait que le gouvernement fût un peu moins bête et un peu moins rosse.
Je me retourne. Celui qui interrompt les réflexions que j'ai fini par me faire à haute voix est un colon dont j'ai fait la connaissance, il y a quelque temps. Ses concessions sont établies à une bonne journée de marche du Kef, non loin de la ligne de chemin de fer qui doit finir par relier l'Algérie à Tunis.
—Oui, continue-t-il en me frappant sur l'épaule, voilà ce que je demande. Qu'est-ce que vous pensez, vous, de gens qui veulent à toute force avoir des colonies et qui, une fois qu'ils les ont, font tout ce qu'ils peuvent pour les empêcher de leur être utiles à quelque chose?
Je fais un geste vague.
—Je vous ai, je crois, déjà raconté mon histoire?
—Oui, elle est édifiante.
—Vous savez que, lorsque je suis arrivé en Tunisie, lorsque j'ai commencé à exploiter une concession qu'on m'a fait payer à beaux deniers comptant, je croyais pouvoir espérer l'appui, au moins moral, de l'administration...
—Vous auriez aussi bien fait de compter sur les bénédictions de ce marabout qui chante son cantique là-haut.
—J'ai essayé de passer plusieurs marchés pour la fourniture des grains et des fourrages militaires...
—Ils étaient trop secs, vos fourrages.
—Voyant qu'il n'y avait rien à faire de ce côté, j'ai essayé de tirer parti de mes produits en les envoyant sur les souks. J'ai donc entrepris de tracer une route directe et commode entre mes terrains et la gare la plus proche, à travers des terres en jachère. Aussitôt les papiers timbrés ont plu chez moi.
—Ah bah!
—J'ai appris ainsi que ces vastes terrains incultes qui s'étendent à perte de vue appartiennent, sauf quelques parcelles concédées à des malheureux comme moi, à une Société anonyme dont le siège est à Paris. Cette Société, qui prétend avoir acheté ces terres, et qui les a peut-être achetées à un prix dérisoire qu'elle n'a probablement pas payé, ne veut en céder la moindre partie que contre des sommes exorbitantes. De sorte que si, plus tard, le gouvernement français—ou celui du bey, comme vous voudrez—prend la bonne résolution d'accorder des concessions gratuites à de nouveaux colons, il se verra obligé de racheter un franc le mètre au moins ce qu'il a donné pour rien. Voyez-vous d'ici ce que gagnera la Compagnie?
—Vingt sous du franc, exactement.
—Tous les débouchés m'étant fermés, ou à peu près, j'ai végété quelque temps, tirant le diable par la queue à la lui arracher. L'autre jour, j'ai tenté une dernière chance. J'ai écrit au ministère pour lui demander le prêt d'une somme peu considérable, garantie d'ailleurs, et que je me faisais fort de rembourser en peu de temps. J'aurais pu marcher, avec ça... Au bout d'un mois, on m'a renvoyé ma demande en me disant qu'il fallait, avant tout, la faire passer par la voie hiérarchique. Aujourd'hui, je suis venu ici chercher la réponse qui vient d'arriver...
—Toujours par voie hiérarchique?
—De plus en plus.
—Et... est-elle satisfaisante, la réponse?
—Est-ce que vous vous foutez de moi? Satisfaisante! Tenez, lisez-moi ça: «Le ministre porte à la connaissance de l'intéressé que le gouvernement, quel que soit son désir de venir en aide aux colons, se voit dans l'obligation de ne leur accorder aucun secours, pécuniaire ou autre. Etc., etc.» Hein! qu'est-ce que vous en dites?
—Dame! s'ils n'ont pas le sou...
—Quand on n'a pas le sou, on reste chez soi! quand on n'a pas le sou, on ne cherche pas à conquérir des colonies pour en faire les cimetières des imbéciles assez bêtes pour s'y établir!... Ah! je sais bien ce que vous allez me dire: «Il ne fallait pas y venir; tu l'as voulu, c'est bien fait»—Je sais bien, je n'aurais pas dû avoir confiance; mais, qu'est-ce que vous voulez? A l'époque de mon départ je n'aurais jamais pu me figurer que c'était tout simplement pour permettre à une séquelle de bandits de spéculer sur des morceaux de papier achetés au poids—aux palefreniers du Bardo, qu'on avait versé le sang et dépensé les millions de la France. Ce que c'est que d'être naïf!... Mes terres sont bonnes pourtant; on pourrait faire deux récoltes par an... Quand je pense à tous ces beaux terrains que l'imbécillité de nos gouvernants laisse en friche, je me demande réellement comment il peut se trouver des gens assez simples pour ne pas éclater de rire en entendant prononcer ces deux mots: Colonies françaises. Moi, maintenant, je ne sais pas si je ne ferais pas mieux de m'acheter une corde pour me pendre que de continuer l'existence que je mène. A qui m'adresser, pour me faire avancer les sommes dont j'ai besoin et avec lesquelles je serais certain d'arriver, en peu de temps, à un beau résultat? A qui? A des établissements de crédit? Allez-y voir! D'ailleurs, vous savez aussi bien que moi que toutes ces boîtes-là prêtent au capital, mais non au travail... Alors, quoi? Finir de manger mes quatre sous et piquer une tête dans la Medjerdah? Ce serait peut-être le plus simple... Tenez, tout ça, voulez-vous que je vous dise? c'est de la fouterie...
Il m'a pris par les bras.
—Venez donc boire quelque chose... A quoi ça sert-il, après tout, de se faire de la bile? Quand je m'en fourrerais les quatre doigts et le pouce dans l'oeil... Nous allons dîner ensemble, n'est-ce pas?
—Je ne demanderais pas mieux, mais il est déjà tard, et comme je dois être rentré au camp pour l'appel...
—Bah! l'appel! je parie qu'ils ne le font pas une fois tous les quinze jours. Venez donc; si vous rentrez une demi-heure ou une heure en retard, personne ne s'en apercevra...
On s'en est aperçu. Le capitaine commandant la batterie vient de m'infliger huit jours de prison.
Ce n'est pourtant pas un mauvais diable, ce capitaine, gros bonhomme toujours essoufflé, tapotant sans cesse avec son mouchoir son front qui ruisselle constamment de sueur.
Du reste, il a eu soin de me faire prévenir par le fourrier qui m'a annoncé ma punition: «Dites-lui bien que ce n'est pas moi qui le punis, c'est le règlement. Le général m'a recommandé d'être très sévère et, ma foi, vous comprenez... c'est leur faute aussi, s'ils se font punir, ces gredins-là; ils ne veulent rien entendre.»
Si nous n'entendons rien, en effet, c'est bien que nous ne voulons rien entendre. Nous devons nous fourrer du coton dans les oreilles au moins une fois par semaine... Tous les samedis, régulièrement, le gros capiston vient assister à la lecture du rapport qu'il écoute tout en nouant la cravate de l'un et en boutonnant la veste de l'autre; après quoi il nous fait un petit discours portant sur la nécessité de nous bien conduire et d'éviter les punitions, le tout entremêlé de recommandations morales et de prescriptions hygiéniques. L'exorde et le fond de la harangue varient un peu, suivant les circonstances, mais la péroraison est toujours la même: «Je ne saurais trop vous recommander d'être très propres. Ainsi, quand vous allez aux cabinets, n'oubliez jamais... (Il fait un geste) vous comprenez? C'est très nécessaire dans ces pays-ci. Moi, je porte toujours dans ma poche une petite éponge destinée à cet usage-là. Tenez, la voilà. (Il sort de sa poche une chose ronde enveloppée d'un fragment de journal). Oui, je la mets dans du papier, à cause de l'humidité. Ah! et puis, quand vous allez voir les femmes... oui, je comprends ça... les femmes... on n'est pas de bois... eh! bien... beaucoup de précautions. Vous m'entendez? L'eau ne coûte pas cher, n'est-ce pas? Sans ça, quand vous serez rentrés en France, que vous serez mariés, vous aurez des enfants... des petits enfants... ça sera comme des petits lapins.»
On m'a relégué, avec deux ou trois autres mauvais sujets, dans le marabout des hommes punis—une grande tente conique dressée devant le gourbi qui sert de corps de garde, à côté de la guérite en feuillage dans laquelle s'assied sans façon le factionnaire vêtu de toile blanche, son képi d'artilleur recouvert d'un couvre-nuque, son mousqueton posé dans un coin. Je regarde, à travers la portière relevée, derrière la corde à laquelle sont attachés nos chevaux et nos mulets, maigres et galeux, la route poudreuse et grisâtre, au sol rayé par les roues des arabas et moucheté par les pieds des bêtes de somme, qui se déroule comme un long ruban pour disparaître, tout là-bas, après l'âpre montée d'une côte rude, derrière le col de Gardimaou. Elle est bordée de l'autre côté, cette route, par des figuiers de Barbarie, aux larges feuilles épineuses d'un vert bleuâtre, dont les troncs rugueux s'enfoncent dans un amoncellement de feuilles mortes qui, tombées, ont l'air de grands écrans fauves. Derrière, tout en bas, on aperçoit la plaine, immense comme une mer, qui conduit en Algérie, et dont les aspérités et les déclivités disparaissent dans l'uniformité confuse des sables blonds. Le soir commence à descendre; de longues ombres cendrées s'étendent rapidement et chassent les derniers rayons du soleil qui s'éparpillent en millions d'étincelles et s'enfuient à gauche, du côté de la trouée de Souk-Harras, qu'elles incendient, en tourbillons de poussière d'or, tandis qu'à droite, s'assombrissant de plus en plus, toute une suite d'éminences aux formes étranges, de montagnes aux bizarres découpures, la dégringolade des derniers contre-forts de l'Atlas, s'estompe en bleu sur les horizons sanglants du soir.
—Le capitaine!
J'entends un bruit de grosses bottes, un cliquetis d'éperons. C'est lui. Il entre.
—Froissard, vous êtes là?... Ah! oui... Eh bien! j'ai une triste nouvelle à vous apprendre. Le général, sachant que vous avez déjà encouru beaucoup de punitions, m'a fait demander votre livret. Je crois qu'il a l'intention de vous faire passer devant un Conseil de corps. Voilà, voilà... je vous l'avais bien dit... Si vous aviez voulu m'écouter... mais non... on veut en faire à sa tête...
Et patati et patata.
Son petit laïus ne m'avance pas à grand'chose, évidemment; mais c'est égal, ça me fait presque plaisir de l'entendre me bougonner, ce gros poussah qui, malgré tout, porte de l'intérêt à ses hommes et ne les regarde pas tout à fait comme des animaux. Il n'a pas l'air de se figurer qu'il est pétri d'une autre pâte qu'eux; il a certainement le coeur moins racorni que tous ceux que j'ai rencontrés jusqu'ici, automates graissés de morgue tudesque et remontés tous les matins par la clef de l'orgueil idiot. C'est encore un homme, au bout du compte, ce vieux maboul que j'entends ronchonner en s'en allant:
—Rien écouter... faire la noce... rentré en France... p'tits enfants... p'tits lapins.....
V
Je viens d'être conduit à la Kasbah entre quatre hommes, baïonnette au canon, commandés par un brigadier, sabre au poing. J'attends dans la cour, un rectangle chauffé à blanc par le soleil qui tombe à pic, qu'on veuille bien m'introduire dans la salle où s'est réuni le Conseil de corps.
De quoi est-il composé, ce Conseil? Un planton, qui promène les chevaux, me renseigne à ce sujet.
—Il y a le lieutenant et le sous-lieutenant de ta batterie, un lieutenant et un capitaine d'infanterie et un commandant des chasseurs d'Afrique. Ton capitaine a fait dire qu'il était malade.
Il n'est pas régulièrement formé, mon Conseil de corps. Pourtant, étant donné le petit nombre d'officiers de mon régiment présents au Kef, je ne peux pas réclamer. Les règlements exigent bien, il est vrai, que ce tribunal ne renferme que des officiers du corps auquel appartient l'inculpé—puisque inculpé il y a.—Ces règlements ont évidemment leur raison d'être. Il est clair que, si l'homme qui a donné des preuves de son insubordination, qui a démontré qu'il était sous l'influence de ce que ces messieurs appellent un mauvais esprit, comparait devant ceux mêmes qui lui ont infligé les punitions qui l'amènent devant eux, il y a au moins quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que ces accusateurs transformés subitement en juges reconnaissent qu'il y a lieu d'expédier le délinquant aux compagnies de discipline. Ça simplifie énormément les choses. Ça évite une perte de temps toujours désagréable. Pas de défense possible de la part de l'inculpé; une accusation basée simplement sur les punitions plus ou moins nombreuses, et plus ou moins méritées portées par les juges eux-mêmes qui ne tiennent pas, naturellement, à se donner des démentis. La sentence n'a plus besoin que d'être ratifiée par le général commandant le corps d'armée, ce qui n'est qu'une question de jours. La justice reçoit un croc-en-jambe, ce qui est déjà une bonne chose, mais elle le reçoit en très peu de temps, ce qui est une chose excellente.
Moi, j'ai une chance énorme. Je vais passer devant un conseil composé en majorité d'officiers qui ne me connaissent pas et qui, par conséquent, ne doivent pas tenir outre mesure à faire preuve à mon égard de la plus grande sévérité. Il y a bien le sous-lieutenant et le lieutenant de ma batterie, deux pince-sans-rire, mauvaise piquette de la Pi-po, fanatiques de la discipline à la prussienne; mais comme ils ne joueront en somme qu'un rôle assez effacé...
—Faites entrer!
J'entre. La porte se referme.
—Asseyez-vous, me dit le commandant.
Je m'assieds sur un banc en face de ces messieurs, alignés en rang d'oignons, derrière une table recouverte du tapis vert traditionnel. Le commandant me regarde—d'un air assez bienveillant. Ma tête a l'air de lui revenir, décidément; et c'est en hochant douloureusement le front qu'il continue:
—Canonnier Froissard, vous avez eu, depuis votre entrée au service, une conduite déplorable. Vous avez encouru un grand nombre de punitions. Nous sommes réunis, vous le savez, pour décider de votre envoi aux Compagnies de discipline. Qu'avez-vous à dire pour votre défense?
—Deux choses: 1° Que ma conduite n'a pas été mauvaise depuis mon entrée au service; elle n'a commencé à l'être que du jour où les taquineries et les vexations de toute nature m'ayant poussé à bout, je suis devenu une de ces têtes de Turc sur lesquelles frappe à tour de bras l'aveugle cohue des galonnés; que, d'ailleurs, dans l'armée, quand un homme a commencé à mettre le pied dans le bourbier des punitions, on n'essaye pas de le retirer, on l'enfonce. 2° Que, si j'ai commis des fautes—et, je le fais remarquer en passant, toutes fautes contre la discipline—je les ai expiées et que je ne crois pas qu'on puisse, raisonnablement, châtier deux fois, pour le même délit, un individu, si malintentionné qu'il soit. Que, par conséquent, j'ai beaucoup de peine à comprendre pourquoi l'on veut, aujourd'hui, m'infliger une peine énorme précisément parce que j'en ai déjà subi un nombre considérable.
J'examine l'attitude de mes juges. Les deux officiers de ma batterie sont devenus tout verts, le petit pète-sec de sous-lieutenant principalement, qui pince ses lèvres blanches, qu'il vient de mordre. Le capitaine et le lieutenant d'infanterie n'ont pas bronché; ils ont l'air de s'amuser comme deux croûtes de pain derrière une malle. Quant au commandant, il a ouvert de grands yeux; il semble très étonné, ne s'étant jamais imaginé, probablement, qu'on pût envisager la question à un point de vue pareil. Il ne paraît pas furieux, tout au contraire; on dirait même qu'il n'est pas fâché, mais pas fâché du tout, en vieux soldat d'Afrique qu'il est, de voir mettre à jour l'ineptie des règlements dont l'étroitesse et la dureté lui ont toujours semblé quelque peu ridicules. Seulement, il ne sait plus quoi dire et ce n'est qu'au bout de deux ou trois minutes qu'il se rappelle subitement qu'il a encore à accomplir une petite formalité.
—Je vais vous lire vos punitions.
Et il commence.
Il commence, mais il n'a pas fini. Ah! non. Les deux pages du livret sont pleines et l'on a été obligé d'ajouter plusieurs rallonges. Et des motifs d'une longueur! Quand il n'y en a plus, il y en a encore. C'est comme la galette du père Coupe-Toujours, au Gymnase.
Le commandant n'en peut plus. Il est tout rouge. Il a beau écourter en diable des motifs par trop chargés et sauter à pieds joints par dessus des punitions tout entières, il manque de salive, il est à bout de forces. Il va attraper une extinction de voix. Il pousse un long soupir et s'arrête.
—Tenez, lieutenant, je vous en prie, lisez donc la suite. C'est si mal écrit, tout ça... Ouf!...
Il passe le livret au petit sous-lieutenant qui esquisse un sourire méchant. Il ne passe rien, celui-là; il appuie sur les mots, comme s'il voulait les forcer à entrer bon gré mal gré dans l'oreille de ses auditeurs; il lit les motifs d'une voix indignée de procureur général qui énumère les méfaits de l'accusé, et traîne sur le texte des réponses inconvenantes, qu'il épelle presque, d'un ton strident et venimeux. Il dénombre les récidives. «C'est la dixième fois, messieurs.—Remarquez bien, messieurs, que c'est la onzième fois.» Je crois qu'il va demander ma tête.
Il ne demande pas ma tête, mais il demande, aussitôt qu'il a refermé le livret, s'il ne pourrait pas présenter quelques observations personnelles. Il m'a étudié, il me connaît à fond; il ne serait peut-être pas inutile...
—Complètement inutile, fait le commandant qui a repris haleine, mais qui reste profondément vexé d'avoir été obligé de s'interrompre au plus beau moment et de céder son rôle à un sous-lieutenant; le conseil est fixé.
Et, se tournant vers moi:
—Vous avez entendu la lecture de vos punitions. Les trouvez-vous méritées?
—Je n'ai à les trouver ni méritées ni imméritées. On me les a infligées à la suite de fautes que j'ai commises; je crois donc avoir expié ces fautes. Je n'ai qu'à répéter ce que j'ai déjà dit tout à l'heure...
—Tout à l'heure, vous disiez des choses qui n'ont pas le sens commun. Ne les répétez pas! s'écrie le commandant en frappant la table avec mon livret, ce livret dont les quatre ou cinq pages de rallonges lui restent sur le coeur. Quand on a un pareil nombre de punitions, on ne mérite aucune pitié. D'ailleurs, on vous ferait grâce, que vous recommenceriez demain. Demandez plutôt à vos officiers.
—C'est certain, siffle le petit sous-lieutenant. Il n'y pas à en douter.
—Qu'en savez-vous, mon lieutenant?
Second sifflement:
—J'en suis sûr. Pas un mot de plus.
Le commandant est pressé d'en finir. Il vient de jeter un coup d'oeil sur le capitaine et le lieutenant d'infanterie qui se sont assoupis, la tête dans la main, et qui menacent de s'endormir tout à fait. Il m'expédie avec une dernière phrase.
—Le conseil sait à quoi s'en tenir sur votre compte. Je vous le répète, un soldat qui s'est fait punir aussi souvent que vous mérite d'être puni sérieusement. Du reste, on vous l'a dit, nous vous ferions grâce que vous recommenceriez demain. Et puis, vous donnez le mauvais exemple...
Ah! voilà, je m'y attendais! Le mauvais exemple! Et je m'écrie, d'une voix qui réveille les deux dormeurs et qui fait sauter le sous-lieutenant sur sa chaise:
—Alors, c'est pour cela que vous m'envoyez au bagne,—car c'est le bagne, ces compagnies de discipline?—C'est pour cela que vous me prenez trois ans de ma vie,—car j'ai encore trois ans à faire, vous le savez! Pour cela! parce que j'ai déjà souffert beaucoup de la méchanceté acharnée de mes supérieurs, parce que vous savez qu'ils ne me lâcheront pas, parce que vous savez que je serai puni demain, comme je l'ai été hier, comme je le suis aujourd'hui, parce que vous pensez que je donne le mauvais exemple! De quoi m'accusez-vous, dites donc? D'avoir été votre victime! Pourquoi me jugez-vous? pour des tendances! Sur quoi me condamnez-vous? sur des présomptions!
—Sortez! sortez!
On m'a poussé dehors et l'on a refermé la porte...
—Qu'est-ce qu'ils t'ont dit? me demandent les hommes de garde qui me reconduisent au camp entre leurs baïonnettes.
J'allais répondre: «Des infamies!» Mais j'ai réfléchi.
—Ils m'ont dit des bêtises...
J'ai attendu pendant près d'un mois la décision du général. Je savais très bien que je pouvais compter sur un ordre d'envoi bien et dûment signé et paraphé, mais je trouvais le temps long. J'aurais préféré être fixé tout de suite. J'aurais voulu pouvoir avancer le cours du temps pour bannir toute incertitude, et j'aurais voulu en même temps le retarder, car on m'avait donné sur les compagnies de discipline,—Biribi,—des renseignements qui, franchement, me faisaient peur.
Un matin, le maréchal des logis chef est venu me lire le rapport: «Par décision de M. le général commandant, la division Nord de la Tunisie, le nommé Froissard (Jean), canonnier de 2e classe à la 13e batterie bis détachée au Kef, passera à la 5e Compagnie de Fusiliers de Discipline.»
—Je dois vous prévenir, a-t-il ajouté, que le convoi qui va à Zous-el-Souk, où se trouve le dépôt de la compagnie, part après-demain. On vous désarmera demain.
Le lendemain soir, en effet, on m'appelle au bureau.
Je rends mes armes, mes effets de grand équipement et je ne conserve que mon linge et mes chaussures.
—Vous passerez la nuit au corps de garde, me dit le capitaine, qui entre comme j'allais sortir. Comme ça, vous aurez une couverture. Ah! sacré farceur! Quelle rage aviez-vous donc de vous faire fourrer dedans tout le temps?... Enfin, vous avouerez que, moi, je n'y ai pas mis de méchanceté. Je n'ai même pas voulu aller dire ce que j'aurais été forcé de raconter; je ne pouvais pas jurer que vous êtes un ange, n'est-ce pas?... Et puis, cette idée d'aller engueuler ces messieurs, là-haut, à la Kasbah! Sacrédié! Il faut avoir diablement envie de casser des cailloux à un sou le mètre, avec un maillet en bois!... Donnez-moi une poignée de main tout de même, allez! mauvaise tête...
Je me suis retiré dans le gourbi du corps de garde où, jusqu'à dix heures, les camarades sont venus par groupes ou isolément, me faire leurs adieux et me remonter le moral. Ils ont une façon à eux, par exemple, de vous remonter le moral; ils vous remontent ça à tour de bras, et allez donc! Ils n'ont pas peur de casser le ressort.
—Il faut bien te figurer une chose, c'est qu'aussitôt arrivé là-bas, tu vas voir tout le monde te tomber sur le dos. On va te commander des choses impossibles, te faire faire des corvées abominables; tiens, j'ai entendu dire qu'ils distribuaient aux nouveaux arrivés des manches à balais,—tu entends, des manches à balais,—et qu'ils les forçaient à balayer le camp avec ça. Aussitôt que l'un d'eux se permettait de dire au chaouch: «Mais je ne peux pas balayer avec un morceau de bois,» le chaouch le mettait en prison.
—Oui, ajoute un autre, rien de plus vrai. Ou bien, on les oblige à compter les cailloux du camp ou à arroser des poteaux jusqu'à ce qu'il y pousse des feuilles. A la moindre réflexion, au bloc. Tout ça, c'est pour s'assurer du caractère des individus qu'on leur envoie. Si vous avez le malheur de renauder le premier jour, vous êtes classés parmi les mauvaises têtes, et il y a bien des chances pour que vous finissiez mal. Le mieux, c'est de supporter tout sans rien dire; de faire l'imbécile, en un mot. Il ne faut pas jouer au malin, là-dedans. Tu sais, on y laisse sa peau facilement.
—Pour sûr! s'écrie un troisième. J'ai vu le cimetière des Disciplinaires en passant, en allant à Aïn-Meleg. Il y a plus de petites croix qu'il n'y a de brins d'herbe.
—Allons, allons! reprend un brigadier qui trouve qu'on pousse les choses un peu trop au noir, il ne faut pas non plus charger le tableau de gaîté de coeur. On n'est pas bien à Biribi, c'est clair, mais on n'y claque pas toujours. Et puis, en se conduisant bien, on peut en sortir...
—Ah! bah! avant la fin de son congé?
—Certainement. Au bout d'un an, de six mois même. Ça dépend.
—Enfin, ce n'est qu'un mauvais quart d'heure à passer; du moment que ça compte sur le congé, c'est le principal, me dit en me serrant la main un de mes compagnons de prison qui vient de s'échapper du marabout des hommes punis. Moi aussi, j'ai pas mal de punitions, et il n'y aurait rien d'impossible... ma foi, oui, je pourrais bien aller te rejoindre d'ici quelque temps.
—C'est ça, viens me retrouver. Je te réserverai une pioche et je te ferai matriculer une brouette...
Tout le monde est parti. J'essaye de dormir, mais je ne peux y arriver.
En me retournant, j'aperçois quelque chose dans un coin. Qu'est-ce que c'est?
C'est un recueil de ces feuilletons que publie le Petit Journal et que découpent quotidiennement de religieux ciseaux de concierges. Comment sont-ils venus ici, ces deux cents morceaux de papier reliés d'un morceau de carton gris et collés avec de la sauce blanche? Mystère. Le feuilleton est idiot, c'est évident, mais je me mets à le lire avec conviction, à la lueur vacillante d'un lampion. Je tourne les pages, sans comprendre grand'chose, ne cherchant même pas à comprendre, tellement l'histoire m'intéresse, mais m'évertuant à dénicher le sommeil que le feuilletoniste a certainement dissimulé adroitement,—comme on cache la baguette à cache-tampon,—entre les lignes vides de sens et les phrases creuses. J'ai beau faire, je ne puis le trouver, le sommeil. J'en suis furieux. Est-ce que je manque d'adresse, ou est-ce qu'il y a réellement tromperie sur la qualité de la marchandise?...
Que faire pour tuer le temps, pour chasser les pensées tristes, les idées noires qui m'assiègent, qui tourbillonnent autour de moi comme ces insectes de nuit qui vous harcèlent et qu'on ne peut écraser? Les hommes de garde couchés à côté de moi ronflent à poings fermés. Je sors pour essayer de causer avec le factionnaire; c'est justement un croquant, un Limousin pâteux qui n'est pas fichu d'expectorer deux mots en trois heures. De rage, je rentre et je reprends mon feuilleton. Cette fois-ci, quand le diable y serait, il me donnera le sommeil moral, puisqu'il n'a pas voulu m'accorder le sommeil physique; et je me mets à le dévorer au grand galop, lisant à demi-voix pour m'étourdir, bredouillant comme un prêtre qui rabâche son bréviaire, me fourrant les doigts dans les oreilles comme un gosse qui s'aperçoit, à la dernière minute, qu'il ne sait pas un mot de sa leçon.
C'est peut-être la dernière chose que je lis, pour longtemps, après tout, ce roman sans queue ni tête, cette élucubration inepte. Pendant trois ans, probablement, il me faudra vivre d'une véritable vie de brute, sans autre distraction intellectuelle que la lecture du Code pénal collé, comme une menace, à la fin de mon livret.
Le jour commence à paraître. J'entends les conducteurs qui appellent les chevaux et qui traînent les harnachements. L'artillerie ne fournira que trois prolonges pour le convoi. Elles sont attelées; elles sont prêtes à partir. Un maréchal des logis vient me chercher. La nuit m'a semblé bien longue, mais je ne puis d'empêcher de dire:
—Déjà!
Oui, déjà. Il faut grimper à la Kasbah pour prendre les chargements et se joindre aux arabas de l'Administration et aux mulets de bât des tringlots.
—Croyez-vous qu'on va me laisser libre jusqu'à Zous-el-Souk?
—Je ne sais pas, mais je crains bien que non, me répond le sous-officier en montant la rampe qui mène à la vieille forteresse. On m'a donné l'ordre de vous conduire à la gendarmerie.
A la gendarmerie? Pourquoi faire?
Pourquoi faire? Je vais le savoir, car on vient de m'introduire dans une salle dont la porte s'ouvre sur l'une des nombreuses cours intérieures de la Kasbah.
Des lits sont rangés contre le mur, à la tête desquels sont accrochés des pantalons bleus à bandes noires, des képis bleus à tresse et à grenade blanches, et ces espèces de gibecières en cuir fauve qu'on est habitué à voir rebondir gracieusement sur les flancs élastiques des hirondelles de potence.
—Ah! ah! voilà l'homme! s'écrie le brigadier qui, devant une petite table, donne des instructions à un de ses satellites debout à côté de lui. Asseyez-vous là une minute; nous allons nous occuper de vous.
J'attends un bon quart d'heure. Le brigadier a fini de faire des recommandations à son subordonné; il a griffonné pendant cinq minutes et s'est mis ensuite à fouiller dans un tas de ferrailles, derrière la porte. Il ne semble pas s'occuper énormément de moi; pourtant, il ne m'oublie pas tout à fait, car il me demande en souriant finement—tout est relatif bien entendu et nous sommes dans la boîte de Pandore:
—Avez-vous l'habitude de dire votre chapelet quelquefois?
—Mon chapelet?...
Le brigadier éclate de rire; les gendarmes encore couchés se tordent dans leurs couvertures et celui qui est déjà levé se tient littéralement les côtes.
Je ne comprends pas très bien, mais ce doit être drôle. Je ne veux pas avoir l'air de faire bande à part de ne pas trouver de sel à une plaisanterie qui peut être bonne, en définitive; et je me mets à rire comme les autres.
—Ah! vous riez? Eh bien! approchez ici; donnez-moi vos mains.
—Mes mains!... Les menottes!... Est-ce que vous me prenez pour un filou, par hasard?
—Donnez-moi vos mains, que je vous dis! et dépêchez-vous.
—Jamais de la vie!
Je saute en arrière, je m'accule dans un coin; je n'en sortirai que quand on m'en arrachera. Est-ce que je suis un voleur, pour qu'on m'attache les poignets? Est-ce que je suis un malfaiteur, pour qu'on m'enchaîne? Est-ce que j'ai commis aucun des crimes ou des délits justiciables d'un tribunal, même des tribunaux militaires?
Ils n'y regardent pourtant pas à deux fois, ceux-là! Est-ce qu'on peut me reprocher aucun acte contraire à l'honnêteté, aucun acte tombant sous le coup des répressions de la loi? Moi, présenter les mains aux menottes, tranquillement, de bonne volonté, comme l'escarpe pris en flagrant délit ou le pégriot poissé sur le tas! Plutôt me faire briser les membres!...
—Alors, on vous les brisera.
Ils se sont précipités sur moi, trois ou quatre, m'ont ramené les bras en avant et m'ont serré les poignets dans la chaîne infâme.
Encore un cran! n'ayez pas peur de tirer dessus. Ça lui apprendra à rouspéter.
Ça ne m'apprendra rien du tout. Ce que ça pourrait m'apprendre, je le sais depuis longtemps: c'est que le jour où j'ai jeté bas mes effets de civil pour endosser l'habit militaire, j'ai dépouillé en même temps ma qualité de citoyen et que, étant soldat, je suis un peu plus qu'une chose, puisque j'ai des devoirs, mais beaucoup moins qu'un homme, puisque je n'ai plus de droits.
Le gendarme qui doit m'escorter m'a conduit à l'entrée de la cour, devant la route qui traverse la Kasbah et m'a fait asseoir sur une grosse pierre.
—Attendez-moi là.
J'attends. On doit me prendre pour une bête fauve exhibée à la porte d'une ménagerie pour attirer les curieux. Des individus viennent me regarder, les uns avec pitié, les autres avec dédain. Le fournisseur des fourrages, un voleur retour du bagne, condamné jadis à vingt ans de travaux forcés pour viol et incendie, passe à cheval et me lance un regard méprisant, je n'en veux pas à cette canaille. Il est bien forcé, ce fagot, pour frayer avec les honnêtes gens, de prendre leurs façons ignobles et leurs manières écoeurantes. Ceux qu'il fréquente depuis sa sortie du bagne ont déteint sur lui, ça se voit.
Ils passent justement aussi, ceux-là: trois officiers d'administration, fringants, la cravache à la main, qui, en m'apercevant, prennent un air narquois qui s'accentue chez le premier et qui se change, chez les deux autres, en une grimace de dégoût. Ils laissent tomber sur mes menottes un coup d'oeil dédaigneux et détournent vivement la tête. Ils ont l'estomac délicat; ils n'en peuvent supporter davantage. Ah! je les connais pourtant...
Ils ne semblent pas se douter, les dégoûtés, que le prisonnier assis sur la borne, au bord du chemin, ne changerait pas sa conscience contre la leur et qu'il ne voudrait, pour rien au monde, troquer ses mains enchaînées contre leurs mains gantées de blanc, mais graissées, en dessous, par les pattes crochues des riz-pain-sel.
Le gendarme—mon gendarme—arrive au trot.
—Vous marcherez à côté de mon cheval, et tâchez de ne pas vous écarter.
Le convoi s'ébranle, traverse la ville...
Il est encore de bonne heure, heureusement. Pas grand monde pour nous regarder: quelques Arabes seulement et des mouchachous qui ont bien vite vu ma chaîne et se sont mis à crier: «Chapard! chapard!»
La première étape n'est pas longue: dix-huit kilomètres, à peu près; mais c'est très gênant pour la marche, d'avoir les mains attachées. Je demande au Pandore de me permettre de monter dans une prolonge.
—Tout à l'heure; nous sommes trop près de la ville.
Il m'a laissé faire dix kilomètres à pied, le rossard.
—Vous savez, m'a-t-il dit en arrivant à l'étape—un plateau absolument nu au bas duquel coule un ruisseau—ce n'est pas que j'aie peur que vous vous échappiez, mais je veux que vous restiez à côté de moi. Comme je suis responsable de vous, vous comprenez... Ainsi, maintenant, en attendant que la cuisine soit faite, j'ai envie de faire la sieste; eh bien, vous allez la faire en même temps que moi... tenez, à l'ombre de cet olivier.
—Mais je n'ai pas envie de dormir.
—Ça ne fait rien.
Elle n'est pas mauvaise! Ils ont des idées à eux, ces gendarmes. Vouloir forcer les gens à dormir! Et si je ne peux pas, moi?
Si je ne peux pas, je ne suis pas le seul: mon garde du corps non plus ne paraît pas trouver facilement le sommeil. Il se tourne et se retourne comme saint Laurent sur son gril.
—Ah! ça y est. Je ne dormirai pas! sacré nom de nom!
Il se met sur son séant.
—Vous non plus, vous ne dormez pas?
—Non.
—Vraiment! Ah! à propos, vous ne m'avez pas raconté pourquoi l'on vous envoie à Biribi. Dites-moi donc ça; cela fera passer le temps.
Je lui donne des raisons quelconques: beaucoup de punitions pour différents motifs...
Il cligne de l'oeil.
—Différents motifs... oui, je connais ça. Il y a une femme là-dessous.
Une femme?... à propos de quoi?... Après tout, s'il y tient:
—Oui... une femme... une femme...
—Je parie que lorsque vous avez fait vos bêtises, vous étiez en garnison dans les environs de Paris; car vous êtes de Paris, n'est-ce pas?... Quand on est si près de chez soi, ça finit toujours mal.
—Oui, j'étais tout à côté de Paris.
—J'en étais sûr! Tenez, je devine, vous deviez être à Versailles.
Je ne veux pas le détromper, ça le mettrait de mauvaise humeur; je lui déclare que j'étais à Versailles. Comme ça il va peut-être me laisser la paix.
—Ah! ah! ce sacré Versailles. Ça me rappelle de fameux souvenirs. J'y ai tenu garnison, moi aussi. Il y a déjà quelques temps, par exemple. J'étais dans la garde mobile. Vous savez, la garde mobile?... Nous faisions le service de la Chambre des députés... Nous avions des shakos avec des plaques et des V blancs argentés...
—Ah! oui.
—Ce vieux Versailles! J'y avais une bonne amie... je peux bien dire ça maintenant... une charcutière... la fille d'un charcutier... au coin de l'avenue de Paris et de la rue des Chantiers. Vous connaissez peut-être? Vous l'avez sans doute vue, en passant? Elle est toujours dans la boutique.
Quel raseur! Est-ce qu'il a l'intention de continuer longtemps? Le meilleur moyen de le faire taire est peut-être encore d'abonder dans son sens.
—Oui, en effet; il me semble me rappeler... Une bien jolie fille...
—Ah! pour ça!—Il fait claquer ses lèvres sur ses doigts.—Ce que je m'en suis payé, des parties! Quelles noces! J'ai sauté plus de quatre fois par dessus le mur, allez!... Ce que c'est que la vie, tout de même! Dire que, si je m'étais fait pincer, j'aurais peut-être été envoyé à Biribi comme vous!... Mais, dame! on ne s'est pas fait prendre et on est gendarme!
Il se frappe la poitrine avec enthousiasme.
—Oui, on est gendarme!
—Ça se voit.
—N'est-ce pas que ça se voit? L'uniforme me va bien, c'est une justice à me rendre... Tenez, je vais enfreindre les règlements en votre faveur: je vais vous ôter les menottes. Je ne devrais pas, mais enfin... par exemple, il ne faut pas essayer de vous sauver... Là, ça y est. Vous pouvez aller passer la journée avec vos camarades. Seulement, vous savez, demain, pour arriver, je vous rattacherai. Vous comprenez, ça c'est forcé.
—Tiens! il s'est décidé à te lâcher, me disent les hommes du convoi. Ce n'est vraiment pas malheureux. Nous allons pouvoir passer la soirée ensemble, au moins.
La cuisine est faite. On se met à manger et l'on descend, à la nuit tombante, chez le mercanti dont la baraque s'élève seule, dans l'étranglement de la vallée, le long d'un ruisseau. On a bu à ma bonne chance, à l'écoulement rapide du temps. Et je me suis senti le coeur serré, des larmes me sont venues aux paupières en recevant les consolations, banales peut-être, mais bien cordiales, de ces braves gens avec lesquels je trinquais pour la dernière fois.
L'étape du lendemain est longue. Nous traversons de longues vallées stériles, nous longeons des précipices, nous gravissons des montagnes abruptes. Et, tout d'un coup, après la descente d'une dernière côte rude, de l'autre côté d'une rivière qu'on traverse à gué, on voit se dérouler une longue plaine au milieu de laquelle, à dix kilomètres au moins, s'élèvent des bâtiments blancs dont les toits de tuiles rouges éclatent au soleil. C'est Zous-el-Souk.
Dans une heure et demie nous y serons.
Nous y sommes. Le Pandore m'a remis les menottes et vient de confier son cheval à un tringlot.
—Venez avec moi.
Je le suis, traversant à grandes enjambées, sans mot dire, la voie du chemin de fer et longeant l'espèce de rue aux deux côtés de laquelle s'élèvent quelques maisons à l'européenne, auberges et cantines. Brusquement, devant nous, apparaît le parapet en terre des retranchements qui entourent le camp. Derrière, on aperçoit le sommet des marabouts et les toits de baraquements en briques. C'est là.
Je franchis le parapet. Je suis dans le camp. Et le gendarme,—qui est plus gendarme que méchant,—après m'avoir soufflé à l'oreille:
—Allons, mon garçon, du courage! crie à un sous-officier qui se promène, les mains derrière le dos:
—V'là un oiseau que j'vous amène!
VI
—Ah! il n'en manque pas de ce gibier-là! s'écrie le sous-officier en ricanant. Et, s'adressant à moi:
—Allons, ouvrez votre sac.
J'ouvre le sac à distribution que j'ai apporté et j'en tire mes effets de linge et chaussures. Il examine le tout au fur et à mesure, minutieusement.
—Vous n'avez pas d'argent sur vous?
—Non.
—Vous ne pouvez pas dire: Non, sergent? Où avez-vous donc appris la politesse, bougre de cochon? Déshabillez-vous.
Je me déshabille et il palpe mes habits scrupuleusement, froissant le col de la chemise et la ceinture du pantalon, fourrant les mains dans mes souliers. Il me fait ouvrir la bouche et cracher par terre. Il regarde s'il ne tombe pas des pièces de cent sous.
—C'est bon. Si jamais l'on trouve sur vous de l'argent, du tabac ou d'autres choses défendues, gare à vous.—Venez avec moi.
Je le suis, en chemise, mes effets sous le bras. Il me fait entrer dans une baraque dont la porte est surmontée d'un écriteau portant ces mots: «Magasin d'habillement». Tout le long des murs courent des rayons chargés d'uniformes, de linge, de gros paquets enveloppés de papier gris; au plafond sont suspendus des sacs, des ceinturons, des ustensiles de campement.
—Encore un! hurle un sous-officier qui, tout au fond, écrit sur un gros registre. On n'en finit jamais avec ces salauds-là. Flanquez-moi vos affaires dans un coin. Ça a l'air encore joliment propre, tout ça! Plein de poux, au moins... Arrivez ici, nom de Dieu!
Il me jette à la figure un pantalon, une veste et une capote.
—Essayez-moi ça.
J'enfile le pantalon. Un pantalon de prisonnier, en drap gris, tout uni. J'endosse la capote, grise aussi, avec des boutons de cuivre sans grenade, sans numéro; au collet éclate un gros 5 en drap rouge. Il n'y a pas de glace dans la baraque et je le regrette. Je voudrais bien pouvoir me regarder un peu. Je dois ressembler à un pensionnaire de Centrale. Il ne me manque plus que le bonnet.
—Attrappez ça.
Je reçois en pleine poitrine une chose en drap gris—toujours—dont je ne m'explique pas bien la nature. Je finis par m'apercevoir que c'est un képi. Un képi extraordinaire, par exemple. Très haut de forme, sans boutons, sans jugulaire, un 5 rouge simplement collé sur l'étoffe grise, orné d'une visière fantastique. Elle a au moins dix-huit centimètres de long, cette visière; c'est un carré de cuir d'une épaisseur extravagante dans lequel un cordonnier intelligent trouverait moyen de découper une paire de semelles; avec un peu d'industrie, il pourrait même réserver de quoi fabriquer les talons. Elle m'étonne, cette visière; je n'en reviens pas. Quel a été le dessein du gouvernement en dotant les compagnies de discipline d'un couvre-chef comportant un accessoire de dimensions aussi exagérées? A-t-il voulu faire preuve de sa mansuétude, même envers des indignes, en leur donnant le moyen de préserver des coups de soleil leurs nez indisciplinés? N'a-t-il pas plutôt voulu leur fournir un petit meuble portatif, une tablette toujours utile dans les hasards des campements et qui peut leur servir à déposer la portion retirée de leur gamelle ou à étendre la feuille de papier à lettres qui doit porter de leurs nouvelles à leurs parents?
—Êtes-vous gêné dans votre uniforme? me demande le sergent d'habillement.
Pas le moins du monde. Je danse dedans. Les jambes du pantalon ressemblent à deux sacs dans lesquels mes tibias se perdent; je pourrais mettre un locataire dans la capote. Quant au képi, deux fois trop grand, il ne me descend pas tout à fait sur les yeux parce que mes oreilles l'arrêtent en route.
—Ça va bien. Tenez, voilà un fourniment, un fusil, un sac. Et votre veste, vous l'oubliez?
C'est vrai, j'oubliais ma veste que je n'ai pas essayée et qui est restée par terre. Le sergent paraît furieux de ma négligence.
—La veste, ici, constitue la grande tenue. Vous entendez? Pour le travail, vous mettrez votre pantalon de treillis et votre blouse. Pour les appels et à partir de la soupe du soir, le pantalon de drap et la capote. Le pantalon de drap et la veste sont réservés pour les circonstances exceptionnelles.
Ça me paraît très logique. En effet, si les soldats de l'armée régulière revêtent la veste pour faire les corvées les plus dégoûtantes, celle des latrines, par exemple, il est clair qu'on ne peut mieux punir ceux qui se sont mal conduits qu'en les contraignant à endosser le même vêtement pour les revues de général-inspecteur. Il faudrait avoir le caractère bien mal fait, profondément perverti, pour ne pas être sensible à une prescription de ce genre-là.
Cette réflexion me met en gaîté. J'esquisse un sourire léger—oh! très léger.—Seulement, le sergent l'aperçoit tout de même.
—Vous riez de mes observations, nom de Dieu! Vous serez privé de vin pendant huit jours! Venez, que je vous mène chez le perruquier.
Le perruquier, qui a été averti, probablement, est à la porte avec ses instruments. Il repasse son rasoir sur une vieille semelle de godillot. Que va-t-il me faire? Va-t-il se livrer sur moi à l'une de ces expériences dont on m'a parlé au Kef? Tient-on absolument à connaître le fond de mon caractère? Va-t-il me saigner aux quatre membres pour voir si je supporterai l'opération sans crier? Va-t-il simplement me circoncire?
—Faites-le asseoir sur cette pierre au pied de votre marabout, lui dit le sergent à qui un de ses collègues vient de faire signe et qui est forcé de s'éloigner; et je vous engage à le soigner.
Ça y est. Je m'asseois plus mort que vif. Je regarde mon bourreau dans les yeux, comme pour implorer sa pitié.
Il n'a pas l'air méchant. Il a plutôt l'air triste. Il porte la tenue de travail—blouse et pantalon blancs—et un képi comme le mien. C'est un disciplinaire aussi, évidemment. J'en serai peut-être quitte pour la peur. Il abandonne son rasoir et prend une paire de ciseaux.
—Je vais commencer par les cheveux.
Et il se met en devoir de me les tailler, le plus ras possible. Tout en travaillant il cause.
—Tu es arrivé ce matin?
—Oui.
—Combien as-tu encore de temps à faire?
—Trois ans.
—Trois ans!—Il ricane—Assieds-toi un peu. Ça va se passer.
Puis, s'apercevant sans doute que ses sarcasmes m'attristent, il reprend, d'une voix basse, de cette voix des prisonniers qui craignent d'être entendus et qui jettent, en parlant, des regards furtifs autour d'eux:
—Tu sais, ce que je t'en dis, c'est pour blaguer. Le temps paraît long, ici; mais enfin, ça se tire tout de même. Ainsi, moi, j'avais vingt mois à faire quand je suis arrivé et, dans trois mois, je serai libéré.
—Ah!
—Oui. A moins que d'ici là il ne m'arrive quelque anicroche. On n'est jamais sûr du lendemain, ici. C'est à qui essayera de vous faire passer au conseil de guerre. Les congés sont en caoutchouc, on les rallonge facilement. C'est pourtant bien assez de nous faire faire notre temps jour pour jour.
—Ah! l'on fait ses cinq ans en entier?
—Tout juste. Tu ne savais pas ça? Je parie que tu ne sais seulement pas comment ça se passe, ici?
Et il me donne des détails. Il m'apprend qu'aucun des règlements en vigueur dans l'armée régulière n'est applicable aux Compagnies de Discipline et qu'elles sont entièrement soumises, par le fait, au bon plaisir du capitaine. Il est formellement défendu de communiquer avec les soldats des autres corps ainsi qu'avec les indigènes et les colons; quant aux lettres, il faut les décacheter devant le vaguemestre, qui s'assure qu'elles ne contiennent ni argent ni mandat, et qui retient même les timbres, quand elles en renferment. La nourriture? Elle ne vaut pas cher; l'ordinaire est mis en coupe réglée. Le prêt? On le touche en nature—quand on le touche. On n'est admis au prêt qu'après deux mois au moins de séjour à la compagnie; à la première punition de prison, on est rayé de la liste.
—Alors, où passent les cinq centimes par jour et par homme alloués par l'État?
—Moi non plus. Probablement où passe le vin que les chaouchs suppriment régulièrement à la moitié de l'effectif. Tu sais ce que c'est qu'un chaouch? C'est un pied-de-banc, ou simplement un pied. Et un pied-de-banc, c'est un sergent.—Nous, on nous appelle les Camisards.
—Ah! mais à propos, le sergent d'habillement m'a déclaré tout à l'heure que je serais privé de vin pendant huit jours.
—Eh bien! pendant huit jours il boira à ta santé le quart de vin accordé aux troupes de Tunisie. Tu commences bien, ajoute-t-il en riant. Si tu continues comme ça, avant huit jours tu iras faire un voyage là dedans.
Et il me désigne une petite cour fermée de murs derrière lesquels on entend les pas alourdis d'hommes pesamment chargés, le cliquetis des armes qu'on manoeuvre, des commandements longuement espacés.
—Qu'est-ce que c'est que ça?
—C'est la prison. Les prisonniers sont en train de faire le peloton. Tu ne connais pas la prison, ici? et la cellule? et les fers?
Je fais un signe de tête négatif.
—Non? Eh bien, je te souhaite de ne jamais faire connaissance avec. Et puis, tu peux te vanter d'avoir de la chance: tu arrives juste au moment où les silos sont supprimés. Tiens, tu vois, là-bas, au bout de la cour, ces trois trous à moitié bouchés avec du sable? C'étaient les silos. J'en ai vu descendre, là-dedans, des malheureux! Ah! là, là!
—Et on les a supprimés, ces silos?
—Oui, il y a un mois environ. On y avait mis un type auquel on avait attaché les mains derrière le dos. Il y est resté près de quinze jours. A midi et le soir on lui jetait, comme d'habitude son bidon d'eau qui se vidait en route et son quart de pain qu'il attrappait comme il pouvait. Je me souviens que, pendant les cinq ou six derniers jours, il criait constamment pour qu'on le fit sortir. Enfin, quand on l'a retiré, il était à moitié mangé par les vers.
—Oui, mangé par les vers, reprend le perruquier qui a fini de me couper les cheveux et remue un vieux blaireau dans un quart de fer blanc. Tu comprends bien qu'ayant les mains attachées derrière le dos, il ne pouvait pas se déculotter. Il était forcé de faire ses besoins dans son pantalon. A force, les excréments ont engendré des vers et les vers se sont mis à lui manger la chair. Il avait le bassin et le bas-ventre à moitié dévorés. On l'a porté à l'hôpital et il est mort huit jours après. Le médecin en chef a fait du pétard et a réclamé au ministère. Alors, on a supprimé les silos. Oh! ça ne fait rien, il y a des choses qui les remplacent avantageusement. Tu verras. Lève le menton, que je te rase. Tu sais, ici, on rase tout, barbe et moustache. Les disciplinaires n'ont pas le droit d'en porter. C'est ce qui les distingue des condamnés aux travaux publics qui, eux, portent la barbe et la moustache, mais ont la tête complètement rasée à l'aide d'un rasoir. C'est pour ça qu'on les appelle les Têtes-de-Veaux.
—Ah! et pourquoi leur rase-t-on le crâne, à eux, et la face à nous?
—C'est ce qu'on se demande, me répond le perruquier.
Sans doute, et c'est à quoi l'on ne peut trouver de réponse, la bêtise s'alliant toujours, et dans une large mesure, à la méchanceté, dans la rédaction des règlements militaires.
Tout d'un coup, le clairon sonne.
—C'est la breloque, me dit le perruquier qui a cessé de me raser, la sonnerie qui annonce la fin du travail. Tu vas voir les hommes revenir des chantiers. Oh! ils ne sont pas beaucoup; une cinquantaine, tout au plus. Le reste est à droite et à gauche, dans des détachements. Seulement, ils vont probablement rentrer tous au Dépôt un de ces jours; on dit que la compagnie va partir prochainement pour le Sud.
—Vraiment?
—Oui. Le capitaine est depuis deux jours à Tunis pour prendre des ordres... Tiens, les voilà.
Ils rentrent en effet, les disciplinaires qui reviennent du travail; quatre par quatre, correctement alignés, leurs outils sur l'épaule, ils pénètrent dans le camp et s'alignent devant la rangée des marabouts. Ils ont un air sinistre, avec leurs figures glabres, bronzées, leurs yeux sans expression sous leurs sourcils froncés, leurs physionomies d'esclaves éreintés et rageurs. Ils entrent l'un après l'autre dans une baraque où ils déposent leurs pelles et leurs pioches, que le sous-officier qui m'a reçu le matin compte au fur et à mesure, et disparaissent dans les tentes. Le sergent a fini de dénombrer les pelles et les pioches. Il ferme la porte de la baraque et m'aperçoit.
—Qu'est-ce que vous foutez là? Voulez-vous vous dépêcher d'aller astiquer vos armes et votre fourniment! On ne vous a pas dit que vous comptiez à la 10e section?... Vous comptez à la 10e. Voilà votre marabout, en face. Portez-y vos affaires. Et que je vous y repince, le bec en l'air!...
J'entre dans la tente, traînant derrière moi mes effets entassés dans un couvre-pieds. Sept ou huit hommes, dans cette tente, accroupis sur des nattes, occupés à nettoyer leurs fusils. Je cherche une place. Aucun d'eux ne m'adresse la parole. On dirait qu'ils ont peur de se compromettre.
—Tiens, mets-toi là, me dit à la fin un garçon sec et maigre, de taille assez exiguë, mais à la physionomie franche et ouverte, aux yeux noirs pleins d'énergie. Mets-toi là et nettoie tes affaires. Il y a revue d'armes à une heure.
—A une heure? Bah! alors, j'ai le temps; il est à peine dix heures.
—Ah! tu as le temps, s'écrient en même temps quatre ou cinq de mes nouveaux camarades. Tu vas voir ça tout à l'heure, comme on a le temps de faire quelque chose, ici! Depuis cinq heures du matin nous sommes au travail, et jusqu'à huit heures du soir si tu nous trouves un quart d'heure de liberté, tu seras rudement malin.
Ils ont eu raison. Je n'ai pas été assez malin pour trouver ce quart d'heure-là.
A dix heures, on a sonné la soupe. Il a fallu aller s'aligner, se mettre en rangs et défiler un par un devant la cuisine où chacun prend, en passant, une gamelle à moitié vide. A onze heures, le clairon a sonné de nouveau. Encore un alignement, encore un défilé sous un hangar où l'on nous a rangés en cercle: il s'agissait, cette fois-ci, d'une théorie de trois quarts d'heure sur le respect dû aux supérieurs. A midi, nouvelle sonnerie, nouvel alignement. On fait l'appel général. De midi et demie à une heure, les pieds-de-banc passent une revue d'armes dans les tentes. A une heure, le clairon appelle au travail. On s'aligne, on double par quatre et l'on part pour les chantiers dont on revient à cinq heures. A cinq heures et demie, clairon, alignement, défilé devant la cuisine, On a une demi-heure pour manger la soupe. A six heures, le clairon se fait encore entendre. On se dirige cette fois-ci—toujours après s'être alignés—vers un grand terrain où s'élèvent des appareils de gymnastique. Une heure et demie de trapèze, de barre fixe et de corde à noeuds; la dernière demi-heure est consacrée aux sauts de piste. Le clairon sonne, comme la nuit tombe; c'est la retraite. On rentre au camp, on s'aligne une dernière fois et les chaouchs procèdent à l'appel du soir. On a le droit de dormir jusqu'au lendemain, cinq heures du matin. De dormir, bien entendu; il est défendu de parler, en effet, après l'appel du soir—ainsi qu'il est interdit de causer sur les chantiers—et les chaouchs veillent, en rôdant comme des chiens autour des tentes, à l'observation des règlements.
Y ai-je assez souffert, mon Dieu! sur ces chantiers, pendant les quatre mortelles heures de travail de l'après-midi! Il s'agit de creuser une rampe conduisant facilement à la Medjerdah qui coule à deux cents mètres du camp. On m'avait muni d'une pioche. Il y avait certainement deux heures que je m'escrimais avec cet instrument, que je n'avais pas encore abattu assez de terre pour cacher le fond de la brouette. C'est qu'elle était dure en diable, cette terre! Il m'en venait des calus aux mains, je suais à grosses gouttes, j'avais les bras rompus et je n'avançais pas. Les chaouchs qui nous gardaient, le revolver au côté, venaient bien, à tour de rôle, me menacer de me fiche dedans et me traiter d'imbécile. Ça m'encourageait un peu, évidemment, mais mon outil persistait à ne faire au sol tunisien que d'insignifiantes blessures. J'étais forcé de m'avouer que je n'étais pas plus adroit de mes mains qu'un cochon de sa queue.
Je devais bénéficier, il est vrai, d'une circonstance atténuante: j'étais gêné, très gêné dans mes efforts. Chaque fois que je portais la tête en avant et que j'étendais les bras pour accompagner le coup de pioche, mon képi me descendait sur les yeux. Je n'y voyais plus clair du tout. A la fin, exaspéré, j'ai pris le parti de mettre mon couvre-chef en arrière, en casseur d'assiettes, la grande visière en l'air, toute droite, menaçant le ciel.
Un caporal est accouru.
—Vous n'en foutez pas un coup! bougre de feignant! Vous avez de la veine que ce soit la première journée! Si vous travaillez comme ça demain, gare à votre peau! Et puis, qu'est-ce que c'est que cette manière de se coiffer à la d'Artagnan, avec un air de se fiche du peuple? Coiffez-vous droit!
—Caporal, mon képi me descend sur les yeux. Il est beaucoup trop grand.
—Mettez de l'herbe dans le fond.
J'ai arraché quatre ou cinq poignées d'herbes et je les ai mises dans le fond. Il m'en pend des brins sur le front et sur les joues. Je dois ressembler à un dieu marin qui voyage incognito, avoir l'air d'un palefrenier distrait qui craint de ne plus penser à la provende de son cheval, d'un herboriste en excursion qui a oublié sa boite de fer-blanc. Et puis c'est d'un gênant! Ça vous pique, ça vous chatouille. On ne se figure pas comme c'est gênant, d'avoir des végétaux sur la tête.
Enfin, la journée est finie. Ouf! A propos, j'en ai encore combien, comme celle-là, à passer?
Trois fois trois cent-soixante-cinq font... Mille quatre-vingt-quinze. Mille quatre-vingt-quinze jours pareils à celui-là! Mais il y a de quoi devenir fou!
Et, m'étendant sur la natte qui me sert de matelas, je me plonge dans des réflexions lugubres.
Mon voisin, celui qui, le matin, m'a indiqué une place à côté de lui, se tourne de mon coté.
—Tu n'as pas de tabac, au moins?
—Non.
Il me passe un paquet de tabac et du papier à cigarettes. Puis, il s'enveloppe la tête de son couvre-pieds pour enflammer une allumette qu'il fait craquer tout en toussant très fort.
—Tu feras comme moi pour allumer et tu cacheras le feu. Il est défendu de fumer après l'appel et il ne faut pas faire voir la lumière. D'ailleurs, tu n'es pas admis au prêt; tu n'a pas le droit de fumer.
Je suis ses indications et, quand j'ai allumé une cigarette, il reprend;
—Comment t'appelles-tu, déjà?
—Froissard.
—Ne parle pas si fort; on pourrait t'entendre et on te flanquerait dedans. On peut causer, mais tout bas. Moi, je m'appelle Queslier. Tu es de Paris?
—Oui.
—Moi aussi. Il y en a pas mal de Parisiens, ici. Eh bien! puisque nous sommes pays, je vais te donner un bon conseil: c'est de faire l'imbécile tant que tu pourras et de ne jamais répondre aux gradés ouvertement. Tu comprends, nous sommes au dépôt; ils se sentent forts; ils sont presque aussi nombreux que nous, et si ne marchions pas droit, ils ont des troupes régulières, à côté d'eux. Ah! quand on est en détachement, c'est autre chose. Moi j'y étais. J'étais au détachement de Sandouch; je suis tombé malade et l'on m'a expédié à l'hôpital. De là, on m'a envoyé ici. En détachement, on est beaucoup plus libre; on est là quarante ou cinquante hommes, au plus, avec trois ou quatre gradés qui, quelquefois, n'en mènent pas large.
—Et tu n'y retourneras pas, à Sandouch?
—Mais non. J'aime autant ça. Tout le monde y est malade. Sur cent vingt que nous étions, je suis sûr qu'il y en a à peine dix exempts de fièvres et de dysenterie. On nous faisait tracer une route dans des terrains marécageux; alors, tu comprends... Du reste, la Compagnie ne va pas tarder à partir d'ici.
—Tu crois? Et où ira-t-on?
—Je ne sais pas. Dans le Sud. J'ai entendu le capitaine en parler l'autre jour. Il est justement à Tunis pour cette affaire-là. Dans le courant du mois prochain, tu verras rentrer les détachements. Seulement. je ne sais pas comment celui de Sandouch s'y prendra pour revenir, à moins de faire les étapes à quatre pattes.
—Ils sont si malades que cela? demande un homme couché en face de moi, de l'autre côté de la tente, que j'ai vu revenir de Tunis, par le chemin de fer dans la soirée, avec ses armes et son sac.
Queslier ne répond pas; et, quand on commence à entendre les ronflements de l'individu qui s'est décidé à s'endormir, il se penche vers moi.
—Tu sais, quand tu auras quelque chose à dire, garde-le pour toi, ça vaudra mieux. Ne t'avise pas d'aller faire part de tes impressions au premier venu. Le camp est plein de bourriques.
Et, comme je parais étonné de l'expression:
—Oui, des bourriques, des moutons, des espions, si tu veux. C'en est plein. A part cinq ou six anciens, il n'y a ici que des jeunes, des nouveaux arrivés, un troupeau de vaches qui ne demandent qu'à se mettre bien dans les papiers des pieds-de-banc. Pour ça, vois-tu, ils feraient tout. Ils se dénoncent réciproquement; ils se cassent du sucre sur le dos les uns des autres. Ils vendraient leur père. Qu'est-ce que je dis? Le vendre? Ils sont bien trop bêtes pour ça: ils le donneraient. Défie-toi d'eux. Si je t'en parle, tu sais, c'est par expérience. Il y a assez longtemps que je suis à la Compagnie pour les connaître.
—Depuis combien de temps y es-tu?
—Depuis dix mois.
—Et combien en as-tu encore à faire?
—Quarante.
—Quarante? Mais tu y fais donc ton congé?
Il me raconte son histoire. Il est mécanicien-ajusteur. Depuis l'âge de dix-huit ans, il faisait partie d'un groupe socialiste dont il avait suivi assidûment les séances jusqu'au moment de la conscription. Après avoir tiré, au sort, un mauvais numéro, ne se sentant aucun goût pour l'état militaire, ne comprenant pas, d'ailleurs, pourquoi le gouvernement lui demandait cinq ans de sa vie, à lui, ouvrier, non-possédant, pour la défense de la propriété, il hésita fort à rejoindre le corps qui devait lui être désigné ultérieurement. Il s'adressa à quelques chefs du parti révolutionnaire qui l'engagèrent à faire son temps, tout au moins s'il était envoyé dans un régiment caserné en France. L'ordre de route arriva. On l'envoyait à Saint-Girons. Il s'y rendit et y passa près de trois mois, très tranquille, ne se livrant à aucune propagande. Un beau jour, le colonel le fit appeler et lui déclara qu'il avait l'intention de l'envoyer en Afrique; le régiment y avait un bataillon, à Karmouan. Ce bataillon manquait de comptables; le commandant en réclamait à chaque courrier. Queslier pouvait très bien faire l'affaire; on avait pensé à lui; il avait de bonnes notes, paraissait robuste, etc. Bref, il fut conduit à Marseille, embarqué sur un paquebot qui partait pour la Tunisie. Aussitôt qu'il fut arrivé à Karmouan, le commandant le fit demander et lui dit à brûle-pourpoint: «Vous êtes une canaille. Vous avez fait partie d'une société secrète qui s'appelle: la Dynamite. Du reste, voilà les notes qu'on m'a transmises à votre sujet. Le colonel n'a pas voulu vous traiter comme vous le méritiez, en France, à cause de ces sales journaux qui fourrent leur nez dans tout ce qui ne les regarde pas. C'est pour cela qu'il vous a envoyé ici. Et moi, je vous déclare ceci: c'est que, si vous ne filez pas droit, je vous montrerai comment je traite les communards. Vous voyez ces quatre galons-là? Eh bien! je n'en avais que trois avant la Commune; le quatrième, on me l'a donné pour en avoir étripé quelques douzaines, de ces salauds!... Allez, crapule!»
Vingt-quatre heures après, Queslier avait quinze jours de prison pour avoir manqué à l'appel du soir. En réalité, il s'était trouvé en retard de deux minutes à peine. Il écrivit une lettre de réclamation au général commandant le corps d'occupation. Le commandant, ayant eu connaissance du fait, écrivit de son côté au général pour protester contre les calomnies enfermées dans la missive expédiée par un de ses soldats. Le général, édifié par les notes que le commandant avait jointes à sa lettre, considérant en outre que Queslier s'était servi d'encre violette pour correspondre avec lui, lui octroya généreusement soixante jours de prison.
Queslier fit sans murmurer ces soixante jours. Au bout des deux mois, comme il allait sortir, le commandant eut l'idée de visiter les locaux disciplinaires. Il examina minutieusement les murs et finit par découvrir sur l'un d'eux l'inscription qu'il cherchait sans doute. On avait écrit sur la muraille: «Vive la Révolution sociale!» Queslier protesta de son innocence. Néanmoins, il fut maintenu en prison jusqu'à nouvel ordre, passa au conseil de corps huit jours après et fut presque aussitôt dirigé sur la 5e compagnie de discipline.
—Hein? Qu'est-ce que tu en dis? me demande Queslier. Est-ce assez canaille? Est-ce assez jésuite? Tu vois, maintenant, je n'ai pas d'intérêt à dissimuler, n'est-ce pas? Eh bien! je te jure que ce n'est pas moi qui avais écrit sur le mur.
—C'est raide tout de même.
—Ecoute donc quelque chose de plus raide encore, si c'est possible. J'avais, dans le groupe dont je faisais partie, à Paris, deux camarades qui ont tiré au sort en même temps que moi. Ils ont eu de bons numéros. Ils n'avaient qu'un an à faire. On les a expédiés dans un régiment en garnison du côté de Bordeaux; il y ont passé huit jours et, au bout de cette semaine, sans jugement, sans rien, sans les faire passer au conseil de guerre ni au conseil de corps, sans les prévenir, on leur a mis les menottes aux mains et on les a envoyés, entre deux gendarmes, comme deux malfaiteurs, dans un régiment dont j'ai oublié le numéro, mais qui occupe plusieurs points dans le Sud-Oranais.
—Ah! oui, continue-t-il au bout d'un instant, on voit de drôles de choses. Pourtant, à vrai dire, il n'y a là rien d'étonnant. Avec un gouvernement bourgeois!... Tu as l'air d'avoir reçu de l'éducation, toi? Tu es bachelier, au moins?
—Oui.
—T'es-tu occupé quelquefois des questions sociales.
—Très peu.
—Ah! Eh bien! si tu veux, je t'instruirai là-dessus, moi. Tu verras qu'il n'y a pas que du coton dans nos idées, à nous, et qu'il n'y a pas besoin de savoir le latin pour voir clair. C'est curieux comme, généralement, les gens instruits sont bêtes. Tiens, il y a là, au bout de la tente, un grand garçon, bachelier aussi, pas mauvais diable, mais si peu malin! Il ne se rend même pas compte de sa situation, l'animal, et, quand il sera rentré dans la vie civile, si jamais il y a un coup de chien, je suis sûr qu'il nous canardera avec plaisir, nous qui ne demanderions qu'à nous faire crever la peau pour mettre un terme à un état de choses dont il a été victime. Parole d'honneur, les illettrés ont l'intelligence plus ouverte; celui qui est couché à côté de moi, là, il comprend très bien...
—Celui qui a les bras couverts de tatouages?
—Les bras? Si tu disais le corps. Il est tatoué des pieds à la tête. Il est tatoué en amiral. Il a le costume complet; les palmes par devant, les pans de l'habit brodé sur les fesses, les épaulettes sur les épaules, les ornements sur le cou et les bandes du pantalon sur les jambes. On lui a même tatoué une paire de bottes avec des glands, sur les mollets et sur les pieds. Il se nomme Pormelle, mais on l'appelle l'Amiral, à cause de ses tatouages. C'est un très bon garçon. Dans la tente, tu peux te fier à lui et à Barnoux, le bachelier. Barca... Dis donc, voilà au moins une heure que nous causons. Si nous dormions un peu?
Oui, mais auparavant, je voudrais bien lui poser une question qui me brûle la langue.
—On m'a dit qu'il y avait des sorties, qu'on pouvait, au bout d'un certain temps, sortir de la compagnie et être versé dans l'armée régulière. Est-ce vrai?
Queslier se met sur son séant.
—Oui, c'est vrai. Pour sortir d'ici, il y a deux moyens: faire comme celui-ci...
Et il étend le bras vers l'homme qui lui a adressé la parole tout à l'heure, et auquel il n'a pas voulu répondre.
—Qu'est-ce qu'il a fait?
—Il a rendu un faux témoignage pour faire plaisir à un chaouch; un chaouch qui voulait se débarrasser d'un pauvre diable qui l'embêtait. Le chaouch a prétendu faussement que l'individu en question l'avait insulté et ce lâche-là, auquel je casserais la gueule si je ne craignais qu'on ne me fit payer sa sale peau plus cher qu'elle ne vaut, a affirmé avoir entendu l'insulte. Il revient aujourd'hui de Tunis où il a servi de témoin à charge et a fait condamner l'autre à cinq ans de travaux publics. Quand on veut gagner une sortie, le plus simple est de faire comme lui. Maintenant, il y a encore un autre moyen.
—Quel moyen?
—Lécher les pieds des gradés, se mettre à genoux devant eux. Ça, c'est moins difficile, mais, c'est égal, je n'ai jamais pu m'y habituer.
Et Queslier s'allonge sur sa natte.
Je réfléchis longtemps. Oui, c'est dégoûtant, c'est odieux, de faire partie de cette bande de chiens-couchants qui s'en vont, l'oreille basse et la queue en trompette, flatter leurs maîtres et lécher les mains de leurs bourreaux; mais passer trois années ici, dans ce bagne, dans un pareil milieu!... C'est l'abrutissement, sans doute; la mort, peut-être.... En aurai-je la force, seulement? Aurai-je la force de recommencer, sans paix ni trêve, des journées comme celle que je viens de finir? Aurai-je le courage de souffrir, pendant trois ans, tout seul, sans personne pour me soutenir,—sans personne pour me regarder,—avec le fantôme de la liberté future qui fuira devant moi et le spectre de la liberté passée qui, déjà, grimace douloureusement?...
Me mettre à plat ventre dans la boue, alors? Payer ma délivrance avec la sale monnaie qui a cours ici, ramasser ma grâce dans l'ordure?... Ah! malheureux!...
Et je ne sais comment, tout d'un coup, se dresse devant mes yeux l'image d'une vieille parente qui m'a élevé, une protestante austère. Je me souviens d'un jour où, après avoir fait quelque sottise, je m'étais jeté à ses genoux pour lui demander pardon, et je me rappelle avec quelle force la vieille calviniste m'avait remis sur mes pieds en criant:
—Relève-toi, gamin! Un homme ne doit s'agenouiller que devant Dieu!
Je ne crois plus en Dieu—en son Dieu.
Je ne me mettrai à genoux devant personne.