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Biribi: Discipline militaire

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VII

Il me semble qu'il y a des siècles que je suis arrivé à la Compagnie,—et il n'y a que deux mois. Le temps ne m'a jamais paru aussi long. Les journées ont plus de vingt-quatre heures, ici... De toutes les sensations douloureuses qui m'avaient assailli au début et qui, peu à peu, m'abandonnent, celle de l'interminable longueur du temps est la seule qui persiste. Elle augmente d'intensité tous les jours. Elle m'assomme; elle me désespère aussi, car elle me force à penser—et je voudrais ne plus penser. Je voudrais vivre en bête. Comme le boeuf qu'on fait sortir tous les matins de l'étable, le front courbé sous le même joug, qui trace aujourd'hui un sillon, demain un sillon parallèle, piétinant sans cesse le même champ fermé du même horizon, impassible, habitué au poids de la charrue, insensible à l'aiguillon du bouvier.

Les coups d'aiguillon que je reçois, moi, ce sont les insultes. Ils ne m'épargnent pas, les chaouchs, durant les journées sans fin qui se ressemblent toutes, même les dimanches, consacrés aux travaux de propreté. Que je prenne part à un exercice, que j'assiste à une revue, que, pendant le travail, j'essuie mon front mouillé de sueur, l'injure pleut sur moi.

—Ils te cherchent, m'a dit Queslier. Ta figure ne leur revient pas, probablement. Ils veulent trouver un prétexte pour te mettre en prison et pour t'envoyer de là au conseil de guerre. Ne dis rien, ne réponds rien.

Je ne réponds rien. J'avale silencieusement les outrages, je ferme l'oreille aux provocations. C'est dur, tout de même; je ne sais pas si j'aurai le courage de supporter cela pendant les trente-quatre mois que j'ai encore à faire. J'ai beau me répéter qu'on n'est jamais sali que par la boue et que ces gens qui s'acharnent lâchement sur moi sont des brutes et des canailles...

Ah! oui, des brutes et des canailles, ces sous-officiers et ces caporaux aussi dénués de coeur que d'intelligence, ces hommes qui demandent à aller exercer contre ceux qu'ils devraient considérer comme leurs frères, des soldats comme eux, le métier de garde-chiourme! Quelle vie ignoble et vile ils mènent! comme ils devraient trouver triste leur existence, s'ils savaient s'en rendre compte! Haïs, méprisés, se jugeant peut-être méprisables, ils font ce qu'ils peuvent pour se venger de ce dédain et de ce dégoût qu'ils sentent peser sur eux. Rien ne leur coûte pour cela. Ils ne reculent ni devant les brutalités, ni devant les mensonges, ni devant les provocations, ni devant la calomnie. Il n'est pas de moyen qu'ils n'emploient, il n'est pas de manoeuvre, basse et vile à laquelle ils ne se livrent pour arriver à avoir raison d'un individu qui ne se plie pas à toutes leurs fantaisies. Le sentiment de la haine contre les malheureux qu'ils ont sous leurs ordres et qu'ils commandent revolver au poing, celui de la vengeance idiote et lâche à satisfaire à tout prix, finissent par étouffer chez eux tout autre sentiment. L'homme est annihilé et remplacé par la bête fauve. Les neuf dixièmes sont des Corses.

Parmi les officiers, quelques-uns, comme leurs sous-ordres, qu'ils valent bien, ont demandé à quitter leurs régiments pour venir aux Compagnies de Discipline; D'autres y ont été envoyés par mesure disciplinaire; ceux-là, n'ayant d'autre dessein que d'essayer de rentrer dans les cadres de l'armée régulière, font généralement preuve d'un zèle exagéré qui se traduit par des actes d'une sévérité excessive. La plupart du temps, ils évitent de se compromettre directement. A quoi bon? N'ont-ils pas sans cesse sous la main les chaouchs toujours prêts à satisfaire leurs haines ou leurs rancunes? Ils savent si bien se transformer en chiens-couchants, ces boule-dogues, et mettre leur avilissement et leur bassesse à l'égard de leurs supérieurs au niveau de leur morgue et de leur insolence vis-à-vis de leurs inférieurs!

Tout ce monde-là vit—est-ce vivre?—sous la coupe du grand pontife: le capitaine. Un drôle de corps, celui-là: moitié calotin, moitié bandit. Un Robert-Macaire mâtiné de Tartufe, un Cartouche qui sait se métamorphoser en Basile. Un nez qui ressemble à un bec de vautour, des moustaches à la Victor-Emmanuel, des yeux de cafard et un menton de chanoine; l'air d'un bedeau assassin qui vous montre le ciel de la main gauche et qui vous assomme, de la main droite, avec un goupillon. Il porte son képi sur l'oreille, de la façon dont le capitaine Fracasse devait porter son feutre et tourne les pouces, en vous parlant, comme les dévotes, après déjeuner. Quand il a une méchanceté à dire, il sait comme pas un l'entortiller de phrases mielleuses qui semblent toutes fraîches pondues par un sacristain. La famille, la religion, cela revient sans cesse dans ses discours où il nous promet de nous faire passer au conseil de guerre pour la moindre peccadille. Il a l'air de donner l'absolution à un homme quand il le fourre en prison et de lui accorder la bénédiction papale lorsqu'il ordonne de le mettre aux fers. Il trafique de nous comme de simples nègres. Il vend notre travail aux mercantis du pays auxquels nous élevons des maisons, à son compte, en utilisant, bien entendu, les matériaux du gouvernement. Il se soucie fort peu de ce que nous pouvons en penser. Il offre au Dieu de paix et de charité la haine et le mépris qu'il peut inspirer aux malheureux qu'il a sous ses ordres. Du reste, il se commet le moins possible avec eux, les regarde comme des serfs taillables et corvéables à merci dont il doit simplement chercher à tirer tout le parti possible, et garde des allures de pontife difficilement abordable. Méchant, il l'est, et cela se conçoit. Un homme qui conserve encore au fond de lui quelques sentiments d'humanité ne demande pas à remplir de pareilles fonctions. Sans scrupule aussi, malgré ses mômeries de marguillier. Tout lui est bon, pourvu qu'il remplisse ses poches. Une cruauté ne lui déplaît pas, quand il n'a rien de mieux à faire. Autrement, il préfère un tripotage, une combinaison quelconque qui lui permettra de grossir le sac d'écus qu'il remplit à nos dépens. S'il avait été bourreau et qu'il eût aperçu, au moment de faire tomber le couperet, une pièce de dix sous sur la plate-forme de la guillotine, il aurait parfaitement laissé le cou du patient dans la lunette et eût ramassé la pièce avant de tirer la ficelle.

—Tu as tort de t'emporter comme cela contre les hommes, me dit Queslier le soir, lorsque je lui fais part de l'amertume de mes réflexions. Il ne faut pas s'en prendre aux individus; il faut s'attaquer au système.

Le système, il y a longtemps qu'il le connaît et qu'il le déteste, cet ouvrier qui sait tout au plus ce qu'on enseigne à l'école primaire, mais qui a appris, à l'école de la misère, à penser bien et à voir juste. Il m'a expliqué, verset par verset, le texte de cet évangile que j'avais à peine feuilleté, dans mon dédain bourgeois, et dont les chapitres sont écrits avec le sang et les larmes des Douloureux,—quelquefois avec leur fiel.

Je comprends aujourd'hui bien des choses que je ne m'expliquais pas hier.

Je sais que les Compagnies de Discipline, les ateliers de Travaux Publics, sont la conséquence immédiate et forcée des armées permanentes. Je sais pourquoi une pénalité énorme est suspendue au-dessus de la tête du soldat indocile et pourquoi, lorsque celui-ci est assez habile pour se dérober, lorsque la griffe ignoble de la justice militaire n'a pas pu l'agripper, au lieu de le battre de verges et de lui donner des cartouches jaunes—ce qu'on faisait autrefois—on l'envoie à Biribi,—ce qui est pire. Je sais pourquoi la société bourgeoise qui, pour sauvegarder ses intérêts, fait d'un citoyen un soldat, fait d'un soldat un forçat le jour où celui-ci essaye de secouer le joug de la discipline écrasante qui l'humilie et l'abruti. C'est parce qu'elle a besoin, comme toutes les sociétés usurpatrices, d'appuyer sa domination sur la terreur, parce qu'elle a besoin de se faire craindre sous peine de perdre son prestige et de risquer l'écroulement.

Ce qu'elle veut, à tout prix, c'est une obéissance passive et aveugle, un abrutissement complet, un avilissement sans bornes, l'obéissance de la machine à la main du mécanicien, la soumission du chien savant à la baguette du banquiste. Prenez un homme, faites-lui faire abnégation de son libre-arbitre, de sa liberté, de sa conscience, et vous aurez un soldat. Aujourd'hui, à la fin du dix-neuvième siècle, quoi qu'on en dise, il y a autant de différence entre ces deux mots: soldats et citoyens, qu'il y en avait au temps de César entre ces deux autres: Milices et Quirites.

Et cela se conçoit. L'armée, c'est la pierre angulaire de l'édifice social actuel; c'est la force sanctionnant les conquêtes de la force; c'est la barrière élevée bien moins contre les tentatives d'invasion de l'étranger que contre les revendications des nationaux. Les soldats, ces fils du peuple armés contre leur père, ne sont ni plus ni moins que des gendarmes déguisés. Au lieu d'une culotte bleue, ils portent un pantalon rouge. Voilà tout. Le but de leurs chefs, les souteneurs de l'État, est d'obtenir d'eux, textuellement, «une obéissance absolue et une soumission de tous les instants, la discipline faisant la force principale des armées.»

Or, la discipline—on l'a dit—la discipline, c'est la peur. Il faut que le soldat ait plus peur de ce qui est derrière lui que de ce qui est devant lui; il faut qu'il ait plus peur du peloton d'exécution que de l'ennemi qu'il a à combattre.

C'est la peur. Le soldat doit avoir peur de ses chefs. Il lui est défendu de rire lorsqu'il voit Matamore se démasquer et Tranche-Montagne se métamorphoser en Ramollet. Il lui est défendu de s'indigner quand il voit commettre ces vilenies ou ces injustices qui vous soulèvent le coeur. Il lui est défendu de parler et même de penser, ses chefs ayant seuls le droit de le faire et le faisant pour lui.

Et s'il rit, s'il s'indigne, s'il parle, s'il pense, s'il n'a pas peur, alors malheur à lui! C'est un indiscipliné: disciplinons-le! c'est un insurgé: matons-le! Donnons un exemple aux autres!—Au bagne!—A Biribi!

Oui, cela, je le sais maintenant. Je le sens.—Je l'ai senti tout d'un coup, si brusquement que j'en suis tout troublé. La fouille où s'est effondré l'échafaudage branlant de mes vieilles idées bourgeoises, je n'ose encore la combler avec de nouvelles croyances. Je suis un converti, mais je ne suis pas un convaincu.

—Il faut s'attaquer au système, répète Queslier, rien qu'au système. Vois-tu, lorsque le peuple saura bien ce que c'est que les armées permanentes, quand il saura qu'il est de son intérêt de jeter bas cette institution qui le ruine, quand il comprendra que ceux qui vivent de l'état militaire ne forment qu'une caste établie sur des préjugés et des intérêts égoïstes, il n'en aura pas pour longtemps... Un quart d'heure de réflexion et une heure de colère...

Je hoche la tête. Je crois que pour arracher de leurs gonds les portes de l'enfer social, la colère ne suffit point. C'est la Foi qu'il faudrait.

—Alors, tu penses que le peuple n'a pas la foi? Tu ne crois pas au peuple?

Pas trop. Il passera de l'eau sous les ponts, j'en ai peur, avant qu'il prenne le parti de ne plus réserver ses adorations aux idoles qui boivent ses sueurs et son sang. Et je crains bien que ses admirations et son respect n'aillent longtemps encore à l'être empanaché, bariolé, couvert de clinquant,—reître, condottiere, soudard ou soldat,—à celui qui a été l'Homme d'Armes, et qui devient aujourd'hui, par la force même des choses, le maquereau social.




VIII

—Voilà le détachement de Sandouch qui rentre! s'écrie l'Amiral, qui vient de sortir pour aller reporter les gamelles à la cuisine.

Nous nous précipitons tous hors des marabouts.

Au loin, sur la route qui, à quinze cents mètres du camp, traverse la Medjerdah, on aperçoit une longue file de mulets dont les cacolets sont chargés d'hommes. Derrière, sans ordre, marchant par petits groupes ou isolément, des soldats revêtus de la capote grise qui, de loin, paraît noire, suivent lentement, s'arrêtant parfois un instant et reprenant leur marche titubante d'ivrognes ou d'hallucinés. On dirait un cortège macabre suivi d'une procession de croque-morts ivres.

Ils arrivent, ils entrent dans le camp. Un défilé lamentable d'hommes harassés, éclopés, au teint plombé ou jaunâtre, aux yeux ternes, aux membres las. Une douzaine à peine portent leurs sacs; une quarantaine, la figure terreuse, les yeux à moitié fermés ou agrandis par la fièvre et brillant d'un éclat qui fait mal, les mains osseuses pendant au bout des bras inertes, sont juchés sur les cacolets. Il faut les prendre sous les aisselles, à deux ou trois, pour les aider à descendre; et, à peine à terre, sans se soucier des ruades des mulets, sourds aux ordres des chaouchs qui leur commandent de se lever, ils se laissent tomber au milieu du chemin, n'importe où, s'affalant comme des choses, incapables de faire un mouvement. Ils ont à peine la force de parler, ne répondant pas aux questions qu'on leur pose, demandant à boire d'une voix sourde, entrecoupée, en découvrant sous leurs lèvres violettes de longues dents jaunes que les frissons de la fièvre entrechoquent. Il faut prendre le parti de les aider à aller s'asseoir sur le soubassement en pierres d'une baraque.

Un à un arrivent les traînards, boitant, tirant la jambe, couverts de poussière, quelques-uns avec leurs pantalons et leurs capotes tout mouillés—des fiévreux qui se sont agenouillés dans l'eau, pour boire, en traversant la Medjerdah.

L'officier qui commande le détachement, un lieutenant aux longues moustaches blondes, les fait aligner sur un seul rang. Les hommes se rangent tant bien que mal, les plus malades s'appuyant sur leurs fusils ou sur les bâtons qui les ont aidés à marcher, pendant les étapes. Ils ont l'air tristement pensif des chevaux fourbus, des bêtes de somme éreintées qui s'affaissent dans les brancards, le corps tassé, appuyé dans l'avaloire, la tête morne, pendant hors du collier.

Le capitaine arrive, sa canne à la main. Il jette sur les malheureux un long regard méprisant.

—Beaucoup de malades, n'est-ce pas, monsieur Dusaule?

—Beaucoup, mon capitaine. Trente-huit hommes ont dû faire les étapes sur les cacolets.

—Trente-huit! C'est beaucoup trop! Vous auriez dû les forcer—oh! tout doucement—à revenir à pied. Rien n'est bon comme la marche pour chasser les maux de tête, les migraines. Et vous savez, ces fièvres-là, ce ne sont que des migraines. Un peu violentes, tout simplement... En voilà un qui a une sale figure, par exemple...

—Il est très malade, mon capitaine.

—A-t-il de bonnes notes? Comment s'appelle-t-il?

—Palet. Vous lui avez infligé dernièrement quinze jours de prison.

—Ah! oui, je me souviens. En échange d'une punition de quatre jours de salle de police portée par le sergent Baltazi, pour avoir boutonné sa capote à gauche le seize du mois dernier. Il faut toujours faire bien attention à ce que les hommes boutonnent leurs capotes quinze jours à gauche et quinze jours à droite. C'est très important, voyez-vous, monsieur Dusaule. Sans ça, les plastrons s'usent toujours du même côté... Alors, vous disiez qu'il est très malade, ce Palet?

—Oui, mon capitaine.

—Oui... oh!... peuh!... un mauvais garnement qui ne veut rien écouter. Je suis sûr que la moitié des gens qui sont là n'ont gagné leurs fièvres et leurs dysenteries que parce qu'ils ont enfreint les règlements. Ainsi, je parierais que ce Palet ne quittait pas, tous les jours, à cinq heures du soir, la tenue de toile pour endosser la tenue de drap. C'est pourtant bien prescrit. Si l'on prenait le parti de les fourrer dedans toutes les fois qu'ils n'obéissent pas, il y aurait moitié moins de malades. Il faut toujours agir avec douceur, Monsieur Dusaule, avec la plus grande douceur, la religion nous en fait un devoir, mais il faut se montrer sans pitié...

Et se tournant vers Palet qui n'a pas bougé, collé contre le mur, la tête renversée en arrière, les bras pendant le long du corps:

—Vous entendez: sans pitié! Je suis décidé à me montrer sans pitié!

Palet ne bronche pas. On dirait que ça lui est égal. Il n'a pas seulement l'air de s'apercevoir que c'est à lui qu'on fait l'honneur de parler.

Le capitaine se retourne, rageant à blanc, vers les hommes à peu près valides:

—Ceux-là se portent bien, n'est-ce pas, monsieur Dusaule! Oui..., oui..., ils ont assez bonne mine.... ils ont besoin de se nettoyer un peu..., mais... Ah! qu'est-ce que c'est que ces bâtons que j'aperçois là-bas! Voulez-vous me jeter ça!... et un peu vite! En voilà des façons! Des soldats qui se promènent la canne à la main! Qu'est-ce que votre famille dirait, si elle vous voyait? Elle serait fière de vous, vraiment!... Vous avez grand tort, lieutenant, d'autoriser ces choses-là... Allons, vous, là-bas, le dernier, vous qui claquez des dents, m'avez-vous entendu? Voulez-vous jeter ce bâton?

L'homme jette le bâton et tombe sur les genoux.

—Voyez-vous, monsieur Dusaule, voyez-vous les effets de l'usage de la canne? On s'y habitue, on ne peut pas s'en passer et, quand on vous la retire on tombe par terre... Réellement, vous n'êtes pas assez sévère... Je suis très mécontent...

Nous devons partir après-demain matin pour le Sud. A la pointe du jour, un train spécial doit venir chercher la compagnie pour la conduire à Tunis. Nous allons dans le sud de la Tunisie, paraît-il; on ne sait pas au juste à quel endroit. Depuis deux jours, tous les autres détachements sont rentrés au dépôt. Ils ont été moins éprouvés que celui de Sandouch, mais ils contiennent de fortes têtes, des individus malfaisants dont le capitaine se méfie. Il a fait réunir tous les gradés et leur a recommandé la plus grande sévérité avant le départ et pendant la route. Il a passé ensuite une revue des 350 hommes de la compagnie—hors une vingtaine dont le médecin avait demandé l'envoi à l'hôpital le plus voisin—en tenue de campagne. Cette revue a été lamentable. Au milieu d'un mouvement, des hommes tombaient comme des masses, déclaraient ne plus pouvoir se relever et restaient là; des files entières, composées d'hommes éreintés, ployant sous le poids du sac, ou de nouveaux arrivés expulsés des régiments casernés en France ou sortant de la cavalerie et non habitués à porter l'as de carreau, demeuraient honteusement en arrière. Les fusiliers venus des détachements, anciens disciplinaires, mauvaises têtes pour la plupart, profitaient de la confusion générale pour manoeuvrer d'une façon pitoyable. Le capitaine était vert de rage.

Il a ordonné pour ce soir une revue de détail. «Tout homme, a-t-il déclaré aux gradés, tout homme à qui il manquera quelque chose, si minime soit-elle, devra être mis immédiatement en prévention de conseil de guerre. Je n'admettrai aucune excuse. On ne doit rien perdre, ici, même pas une brosse à graisse, même pas un cordon de guêtre. Quand un de ces gens-là vous dit qu'il a perdu un objet quelconque, votre devoir est de lui répondre qu'il l'a vendu et de le faire passer au conseil de guerre pour vente d'un effet de grand ou de petit équipement. Je compte sur vous. Il faut être sans pitié.»

Il n'a pas prêché dans le désert, l'impitoyable. La revue a été terrible. Les chaouchs, lâchés comme des chiens auxquels on a enlevé leur muselière et à qui on a ordonné de mordre, vous demandaient compte des poils d'une brosse et des clous des godillots. Malgré leur zèle, ils étaient obligés de constater que rien ne manquait. Ils avaient envie d'en pleurer, les Corses surtout, cette race immonde qui n'a jamais su choisir qu'entre le couteau du bandit et le sabre du garde-chiourme. Dans leur dépit, ils s'en prenaient aux hommes qui se trouvaient devant eux, leur débitant, avec leur faux accent italien, tout le répertoire des idioties qui forment le fond de leur langage:

—Tenez-vous droit!... Les mains dans le rang!... La tête droite!... Les talons joints!... Quatre jours de salle de police!... Vous en aurez huit...

Tout d'un coup un pied-de-banc, qui n'a pas encore fini d'inspecter sa section, pousse un cri de triomphe. Il vient de s'apercevoir qu'un de ses hommes, le nommé Loupat, un petit chasseur à cheval, arrivé de France au bout de dix-huit mois de service, n'a pas le nombre réglementaire de cartouches. Le chaouch compte et recompte les cartouches et se relève enfin, souriant:

—Il en manque deux. Je vais prévenir le capitaine.

Cinq minutes après, il revient et, s'adressant à Loupat qui, le regard perdu, semble un animal qui voit venir le coup de masse qui doit l'assommer et ne sait comment l'éviter:

—Vous pouvez rester avec vos camarades. Le capitaine a dit que ce n'était pas la peine de vous mettre en prison pour une nuit. En passant à Tunis, nous vous y laisserons. Ça vous apprendra à vendre vos cartouches.

C'est la première fois que j'assiste à une scène semblable. Le conseil de guerre, la condamnation pour vol, la flétrissure indélébile imprimée sur le front d'un homme, parce qu'il a perdu deux cartouches!...

L'indignation me fait frissonner. Mais c'est du noir, surtout, qui me descend dans l'âme, quand je pense que je serai si longtemps encore, tous les jours et plusieurs fois par jour, à la merci d'une pareille situation.

Le lendemain matin, le clairon sonne le réveil à quatre heures. Il fait presque nuit. Il nous faut cinq minutes pour aller à la gare où le train doit venir nous prendre à cinq heures précises. A cinq heures moins vingt, la compagnie, sac au dos, est rangée par sections sur la route qui traverse le camp. Le clairon sonne l'appel et, sur toute la ligne, les Présent! répondent aux noms criés par les sous-officiers.

—Rendez l'appel!

Les pieds-de-banc défilent et rendent l'appel au capitaine.

—Manque personne... Manque personne...

—Il manque Loupat, mon capitaine.

—Loupat! celui d'hier!—Ah! la canaille! Il a déserté cette nuit pour essayer de se soustraire au conseil de guerre; mais, soyez tranquille, on le rattrapera. On n'échappe jamais à un juste châtiment.—Poursuivez...

Les gradés continuent leur défilé.

—Manque personne... Manque personne...

—Mon lieutenant, regardez donc là-bas!

C'est un homme qui parle au lieutenant Dusaule, en étendant le bras du côté du gymnase.

On a entendu; tout le monde tourne les yeux dans cette direction. Sous le portique, tout contre le gros poteau de gauche, un corps se balance, noir, au bout d'une corde. Le lieutenant part en courant, grimpe à la corde à noeuds, palpe le pendu et revient en hochant la tête.

—Mort? lui demande de loin le capitaine. C'est Loupat, n'est-ce pas?

Le lieutenant fait signe que oui.

—Il est déjà tout froid.

—Le misérable! s'écrie le capitaine. Attenter à ses jours! Allez donc prêcher les bons sentiments à des gens pareils! Rien ne les arrête, ni la religion, ni le souvenir de leur famille, rien, rien! Enfin, il s'est fait justice lui-même... Par le flanc droit!... marche!..

Le capitaine est à cheval. Il jette, en passant devant le gymnase, un coup d'oeil sur le cadavre. Il murmure:

—Il n'y a pas à dire, nous ne pouvons pas nous occuper de ça. Nous sommes déjà en retard. Le train n'attend pas. Il faudra que je pense à faire faire les écritures indispensables...

Puis, il se penche vers le sous-officier qui, la veille, s'est aperçu de la disparition des deux cartouches:

—Un mauvais soldat, ce Loupat, n'est-ce pas?... Était-il fort en gymnastique?

—Non, mon capitaine, il ne savait absolument rien faire. Il pouvait à peine se tenir au trapèze. Tous les jours, je le privais de vin pour ça; rien n'y faisait.

—Voyez-vous ça! et il trouve moyen, pour se pendre, de monter tout en haut de ce portique, d'attacher sa corde, de se la passer au cou et de se laisser tomber dans le vide. Ça doit être très difficile à faire, tout ça. Dire que ces canailles-là n'ont d'énergie que pour le mal!...

Nous nous sommes embarqués dans les wagons qui se mettent en route pour Tunis. Je passe la tête à la portière et j'aperçois là-bas, tout là-bas déjà, car le train file vite, une petite forme noire qui se balance au vent, sous un gibet, et que commencent à venir lécher doucement les premiers rayons du soleil.




IX

Le train nous a débarqués à Tunis et nous avons traversé la ville, escortés par les poveri disgraziati! des Italiens et les: Pauvres malheureux! des Français, pour aller camper auprès de la caserne d'artillerie.

Le lendemain matin, nous nous sommes mis en marche pour La Goulette. Il pleuvait. Le sol gras était détrempé et l'on n'avançait qu'avec une peine extrême. Malgré les pauses fréquentes, les traînards devenaient de plus en plus nombreux et, toutes les cinq minutes, un homme tombait qu'il fallait débarrasser de son sac ou hisser sur les mulets qui nous suivaient. Le capitaine galopait d'un bout à l'autre de la colonne, criant, tempêtant, exhortant, sans pouvoir venir à bout de la fatigue des uns et de la mauvaise volonté des autres, anciens disciplinaires, blasés sur les menaces et les mauvais traitements, se fichant du tiers comme du quart, et faisant exprès de ne pas avancer pour ne pas laisser en arrière leurs camarades malades. Les plus jeunes seuls, les derniers arrivés à la compagnie, voulaient bien l'écouter; et ils marchaient en avant, en rangs serrés, presque alignés, toujours à cinq ou six cents mètres de la cohue des traînards.

—Regarde donc les pierrots, là-bas, s'écrie l'Amiral, qui fait partie d'un groupe au milieu duquel je me trouve; oh! là, là! regarde-les donc cavaler; on dirait qu'ils ont le feu au cul!

—Qu'est-ce que tu veux? répond Queslier. C'est tout bleu, ça arrive de France et, dame! au moindre mot des chaouchs, ça fait dans ses pantalons.

—C'est clair, riposte Bernoux, le bachelier qui couchait dans ma tente à Zous-el-Souk, et qui interrompt une discussion qu'il a engagée depuis au moins une heure, au sujet des moeurs carthaginoises, avec un jeune homme qui revient de détachement, un licencié ès lettres qui est poète. C'est clair. Seulement, il y a une chose regrettable: c'est que ces jeunes soldats, terrorisés par les cris et les menaces de messieurs les gradés, ne tarderont pas à se transformer en véritables mouchards. Il faudra faire bien attention à nous si nous ne voulons pas être victimes de leur couardise.

Le licencié, Rabasse, approuve du geste; mais Queslier ne partage pas son opinion.

—Il y en aura toujours une bonne moitié qui ne se transformeront pas en bourriques. Quant aux autres...

—Les autres, on les dressera, s'écrie l'Amiral.

—On leur fera rentrer leurs bourriqueries dans la gueule à coups de riclos, riposte un grand gaillard sec et maigre, qu'on appelle le Crocodile, et qui, paraît-il, ne sort pas de la prison.

—Y a que ça à faire, déclare tranquillement une espèce de gringalet à la figure osseuse, pâle sous le hâle, aux membres grêles, à la bouche crispée de voyou parisien dont il a l'accent canaille; et, s'ils rouspettent, y a qu'à les faire en douceur, au père François. Tu sais, Crocodile, le coup du foulard?

Et il fait le geste, tranquillement cynique, grinçant un: crac! qui fait courir son rictus d'une oreille à l'autre et lui donne une physionomie d'un comique effrayant. Il le ferait comme il le dit, d'ailleurs, cet astèque qu'on a surnommé Acajou à cause de ses cheveux rouges et qui se vante d'avoir, à Paris, au cours d'une rixe, saigné un cogne dans l'escalier d'un bastringue.

—Voulez-vous marcher, oui ou non? s'écrie un pied-de-banc que le capitaine a envoyé pour hâter l'allure des retardataires et qui est arrivé à notre groupe.

—Sergent, répond Barnoux avec urbanité, je vous ferai observer que la marche s'exécute par une série de pas. Nous exécutons une série de pas. Donc, nous sommes en marche.

Acajou proteste.

—La marche, c'est pas ça. La marche, c'est ce qui vous tire des larmes des pieds.

—Il est évident, ajoute Rabasse, sans se soucier de l'interruption, que, puisqu'il n'est question que de la marche et non de sa rapidité, la succession plus ou moins prompte des susdits pas ne fait absolument rien à l'affaire.

—Avez-vous fini de me répondre, nom de Dieu! hurle le chaouch. Je vais tous vous fourrer dedans.

Acajou s'approche de lui:

—Va donc un peu te baigner, eh! sale outil!

—Un témoin! un témoin! rugit le sergent avec son accent corse. On m'a insulté!

Et, saisissant le bras de Queslier:

—Vous avez entendu ce que m'a dit cet homme?

Queslier se dégage et ne répond rien.

—Voulez-vous dire que vous l'avez entendu, hein! voulez-vous le dire?...

—Hé! Queslier, ricane le Crocodile, il se figure peut-être que nous comprenons le corse. Nous autres, on est de Pantruche; on n'entrave pas le corsico.

Et, comme il marche derrière le sous-officier, il lui donne, comme par mégarde, un coup de pied dans les talons.

—Pardon, excuse, sergent... c'est mon pied qu'a glissé.

Le chaouch, rageur, m'attrape par le bras.

—Vous avez entendu, vous? Ne dites pas non ou je vous ferai passer en conseil de guerre. Je le jure par le sang du Christ.

—Je n'ai rien entendu.

Le Corse s'en va, la figure blanche, les poings crispés, mâchant des Porco di Cristo!

—Tu marcheras toujours avec nous pendant les étapes, me dit l'Amiral. Sans ça, les chaouchs chercheraient à te jouer un sale tour. Ne va jamais avec ces pierrots, là-bas... Tiens, où sont-ils? on ne les voit plus.

On ne les voit plus, en effet. La route est couverte, tout au loin, de traînards qui n'ont pas l'air très pressés d'arriver à l'étape. Ils s'en vont tranquillement, deux par deux ou trois par trois, à quinze ou vingt mètres les uns des autres, s'interpellant de temps en temps en temps pour se faire part des menaces que leur ont distribuées les pieds-de-banc et pour rire à gorge déployée de l'inutilité de leurs efforts. Notre groupe est un des derniers. Et Barnoux et Rabasse, qui n'ont pas terminé leur discussion, se prennent au collet toutes les cinq minutes et s'arrêtent pour se crier d'une voix furieuse:

—Je te dis qu'il y avait un aqueduc pour amener l'eau à Carthage!

—Et moi, je te dis qu'il n'y avait que des citernes!....

—C'est trop fort! Lis Flaubert!

—Flaubert s'est trompé!

Nous avons mis plus de six heures pour faire les dix-huit kilomètres de l'étape.

—Nous allons voir si ça se passera comme ça après le débarquement à Gabès, siffle entre ses dents serrées le capitaine qui, à cheval, assiste à l'arrivée des retardataires qu'il dévisage comme pour les reconnaître au besoin.




X

Nous avons été obligés de laisser un certain nombre de malades dans les hôpitaux, au Kram, à la Goulette et à Gabès. Nous ne sommes plus guère que trois cents quand nous levons les tentes, le lendemain de notre débarquement, à trois heures du matin, pour effectuer la première des six étapes qui doivent nous mener à Aïn-Halib, le nouveau dépôt de la Compagnie.

Il fait encore nuit quand nous partons. Et, après avoir traversé un ruisseau, la rivière de Gabès, c'est encore au milieu de l'obscurité, épaissie par la voûte pesante des hautes frondaisons, que nous pénétrons dans l'oasis. Nous suivons un chemin brisé à chaque saillie des petits murs en terre dont les Arabes entourent leurs jardins, souvent pressés les uns sur les autres par l'étranglement de la route, nous heurtant au moindre écart, butant contre les racines des arbres et les pierres arrachées du sol poussiéreux par les pieds des chameaux. Il fait frais, sous ce dôme de feuillage, dont les découpures bizarres nous apparaissent toutes noires quand nous levons les yeux en haut, mais l'air est lourd; on respire difficilement, la poitrine tendue violemment par le poids du sac dont les courroies coupent les épaules, la main gauche engourdie, la main droite fatiguée de tenir la bretelle du fusil dont la crosse frappe à chaque pas sur la cuisse, les oreilles agacées par le tintement du quart de fer blanc qui choque la poignée de la baïonnette. Les pas, alourdis par l'énorme poids du chargement et par la difficulté de cette marche de nuit dont les à-coups fatiguent et énervent, soulèvent une poussière dense qui remplit les narines et pique les yeux. On marche la bouche ouverte, le haut de la capote déboutonné, le mouchoir tout trempé à la main pour essuyer la sueur qui coule sur le visage, la respiration oppressée, avec la sensation d'une chaleur humide de cataplasme, dans le dos, à la place du sac.

Pendant près d'une heure et demie, nous allons ainsi, le képi en arrière, le cou tendu, la tête basse, sans rien voir que les troncs des palmiers qui se succèdent comme de hautes colonnes au-dessus des parapets de terre fleuris de branches d'arbustes aux odeurs fortes et derrière lesquels on entend de loin en loin le clapotement d'un ruisseau. Tout d'un coup, après un dernier détour de la route, le rideau sombre du feuillage se déchire, une longue plaine de sable jaune, rose tout au loin par les premiers rayons du jour, se déroule jusqu'au pied de montagnes bleues à la base et dont les sommets sont rouges.

On hâte le pas et, tout en débouchant dans la plaine, on entonne des chansons de marche; les anciens entament le Chant des Camisards, un chant monotone et plaintif dont j'entendrai bien des fois encore retentir les couplets; un chant noirci par la résignation du paria et plaqué de rouge par l'ironie du galérien qui rêve de briser sa chaîne:

Savez-vous ce qu'il faut faire

En ce lieu?

Il faut tout voir et se taire,

Nom de Dieu!...

Nos chaouchs, qui sont des vaches,

Nous emmerdent, nous attachent,

Mais sur leur gourite on crache

Quand on peut.

Et, tous en choeur, ils se mettent à hurler le refrain:

Répétons à l'envi

Ce refrain sans souci:

Vivent l'amour et le vin,

La danse, les joyeux festins!

Oui, tout cela reviendra,

Oui, tout cela reviendra,

Quand le diable le voudra!

—Halte! s'écrie le capitaine.

Nous nous arrêtons et nous déposons nos sacs énormes qui nous montent à mi-corps, si pesamment chargés que les bretelles en craquent. Le mien me paraît tellement lourd, je suis tellement harassé, que je ne sais vraiment pas si, tout à l'heure, je serai capable d'arriver à la pause en même temps que les autres et si je ne serai pas forcé de rester en route, comme les traînards qu'on a laissés en arrière et qui sortent seulement maintenant de l'oasis. Nous les attendons, assis par terre, derrière les fusils réunis en faisceaux; je respire largement l'air frais du matin, passant la main sur une touffe d'herbe humide de rosée.

—Il fait bon, maintenant, me dit Queslier, mais ça ne va pas durer longtemps. Tu vas voir, d'ici un quart d'heure.

Le jour, en effet, est complètement levé et le soleil, tout là-bas, énorme boule rouge qui monte lentement, commence à envoyer ses rayons sur l'oasis dont il fait claquer les verdures puissantes, ensanglante les montagnes qui bornent l'horizon et vient accrocher, à la pointe des baïonnettes, des étincellements d'argent poli.

A peine le dernier retardataire nous a-t-il rejoints et a-t-il déposé son sac, que le sifflet du capitaine retentit.

—Garde à vos! rompez faisceaux! Par sections, à droite alignement!

—Qu'est-ce qu'il va nous faire faire? dis-je au Crocodile, qui se trouve à côté de moi.

—Je ne sais pas. Il est bien fichu de nous faire marcher comme ça, par sections, en colonnes de compagnie. Ah! la vieille carne!

Eh! parbleu, oui! il était fichu de le faire, car il l'a fait. Au milieu du sable où l'on enfonce jusqu'aux chevilles, sous un soleil brûlant qui tombe d'aplomb, gravissant les monticules et descendant dans les ravinements que creusent les grands vents, nous avons fait les quinze ou seize kilomètres qui nous restaient encore à faire, alignés comme à la parade, les sections à distance entière, ainsi que sur le champ de manoeuvres. Chaque fois qu'un homme tombait ou restait en arrière, le capitaine arrêtait la compagnie et lui faisait faire du maniement d'armes jusqu'à ce que le malheureux eût repris sa place dans les rangs. Deux fois seulement, il a commandé la halte et ne nous a permis de quitter nos sacs, pendant trois minutes, qu'après avoir rectifié l'alignement des faisceaux.

—Alignez les crosses! alignez les crosses! Sergents, veillez à l'alignement des crosses! Ils resteront sac au dos tant que l'alignement ne sera pas correct! Rappelez-vous que, pendant la marche, je ne veux pas qu'il soit prononcé un seul mot.

—Est-ce qu'il est permis de boire, mon capitaine? crie l'Amiral, à la seconde pause, comme le kébir renouvelle ses recommandations.

—Non! On ne boit pas en route! L'eau coupe les jambes!

Un éclat de rire énorme, homérique, secoue la compagnie d'un bout à l'autre.

—Rompez faisceaux! En avant..., marche!

—Ça nous fera dix kilomètres sans pause, ricane l'Amiral, mais il ne sera pas dit qu'on s'est fichu de la gueule des Camisards sans qu'ils rendent la pareille.

—Voulez-vous vous taire? crie un sergent qui marche à deux pas de nous.

Des grognements sourds lui coupent la parole. La révolte commence à gronder, en effet, dans les rangs de ces hommes que l'on mène comme des chiens depuis trois heures, qui, exaspérés maintenant, deviennent insensibles à la fatigue, ne sentent plus le poids du sac, et qui, tout en tordant leurs doigts crispés sur la crosse de leurs fusils, lancent aux chaouchs qui marchent à côté d'eux, l'oeil morne, des regards effrayants. Ils vont à grands pas, maintenant, irrités, rageurs, sombres, comme les bêtes cruelles, mises en fureur par les coups de fouet et les coups de fourche des valets, réveillées de leur abattement par le cinglement des cravaches, et qui rôdent à grandes enjambées dans leurs cages, voyant rouge, n'attendant que l'arrivée du dompteur pour lui sauter à la gorge. Il ne faut plus qu'une goutte d'eau pour faire déborder le vase, qu'une chiquenaude pour faire éclater les colères qu'on contient encore à grand'peine. Cette goutte d'eau, la versera-t-on? La donnera-t-on, cette chiquenaude? Non, car à douze cents mètres à peine on aperçoit les roseaux et les hautes herbes qui bordent le petit ruisseau le long duquel nous allons camper...

Eh bien! si... Tout d'un coup, le sifflet du capitaine se fait entendre.

—Halte!

Un homme est tombé, dans la deuxième section et, étendu comme une masse sur le sable, râlant, pâle de la pâleur de la mort, ne peut plus se relever. Les chaouchs s'empressent autour de lui, le prennent par les épaules, essayent de le remettre sur ses pieds. Il retombe, inerte. Nous avons eu le temps de le reconnaître. C'est Palet, ce pauvre diable qui revient de Sandouch, miné par la fièvre et la dysenterie, misérable qu'on force à traîner son agonie lamentable dans les sables qui recouvriront ses os. Car ce n'est déjà plus qu'un cadavre, cet homme dont la face exsangue, dans laquelle éclatent deux yeux énormes, nous a arraché à tous un cri de pitié.

—Relevez-le de force! crie le capitaine. Forcez-le à marcher! C'est dans son intérêt! Nous serions obligés de l'abandonner là!

Alors, comme un tonnerre, des exclamations indignées éclatent.

—Il y a des mulets, derrière la compagnie!

—Qu'on décharge les sacs des pieds-de-banc, il y aura de la place pour les malades!

—C'est indigne!—C'est affreux!—C'est une honte!—A bas les chaouchs!

Les menaces et les injures se croisent, les vociférations augmentent, le tumulte devient énorme. Le capitaine se dresse sur ses étriers:

—Garde à vos!... Baïonnette... on! En avant... Pas gymnastique... Marche!

—Pas gymnastique sur place! s'écrie Acajou dont la voix vrillarde de voyou perce les grondements irrités.

Et, comme à un mot d'ordre, la compagnie entière obéit au gamin dont la figure pâle est belle, vraiment, agrandie par la détente des nerfs toujours irrités du faubourien, éclairée par la lueur blafarde et féroce de l'héroïsme gouailleur.

On fait du pas gymnastique sur place. On n'avance point d'une semelle.

—Sergents! hurle le capitaine, ces hommes-là ne veulent pas marcher? Vous avez droit de vie et de mort sur eux! Vous avez des revolvers, faites-en usage: brûlez-leur la cervelle!

Brusquement le tumulte s'apaise. Et, au milieu du silence effrayant, on entend le bruit sec que font les fusils qu'on arme.

Le capitaine est tout pâle. Le lieutenant Dusaule s'approche de lui et lui parle à voix basse. Il pique son cheval et part au galop.

Nous nous précipitons sur un mulet chargé des sacs des pieds-de-banc. Les sacs sont jetés à terre et Palet hissé sur le mulet. Les chaouchs ramassent leurs sacs et en passent les courroies sur leurs épaules, au milieu des éclats de rire, tandis que la compagnie, débandée, en désordre, chantant et hurlant, se dirige vers le ruisseau...

—C'est égal, me dit Queslier en arrivant à l'étape, je regrette bien qu'aucun des chaouchs n'ait eu le coeur de décharger son revolver. Ah! quel dommage! quel dommage!... Ça commençait si bien!...

—Il est regrettable en effet, dit Barnoux du ton le plus tranquille, que le départ précipité du principal acteur ait fait manquer le dernier acte. C'est un drame qui se termine en comédie.

Desinit in piscem, approuve Rabasse. C'est vraiment bien malheureux...

—Ce qu'il y a de sûr, s'écrient le Crocodile et l'Amiral, c'est que le capiston ne nous y repincera pas demain, à sa petite promenade en colonne. Il peut se taper, s'il compte sur nous...

Dans la soirée, le médecin de la compagnie, qui était resté à Gabès, est arrivé au camp avec le lieutenant-trésorier. Il s'est assis devant la tente du capitaine et a fait sonner la visite. C'est un petit freluquet, tout récemment sorti du Val-de-Grâce, très fier de son méchant galon d'or qui lui donne le droit d'estropier les gens au nom de la discipline et de leur faire prendre de l'ipécacuanha pour la plus grande gloire du drapeau.

Cinquante hommes au moins sont accourus à la sonnerie. L'avorton aux parements de velours grenat en a tout d'abord renvoyé une trentaine dont les pieds écorchés lui ont semblé très sains et dont l'épuisement évident lui a paru quelque peu douteux. Quant aux vingt autres, il s'est décidé à les examiner un peu plus sérieusement. Le capitaine a apporté son pliant et est venu s'asseoir à côté du docteur, après s'être fait donner les livrets matricules des vingt malades. Il tenait ces livrets à la main et les feuilletait à mesure que les hommes passaient la visite.

—Comme ça, major, voyez-vous, je me rendrai compte, d'après le nombre de leurs punitions, de leur capacité ou de leur incapacité de porter le sac et de faire la route. Vous dites, major, que vous êtes disposé à faire monter cet homme-là sur les cacolets... Voyons un peu... Lenoir... Lenoir... Voilà; oui, assez bon soldat. Cependant, je remarque une punition pour réponse insolente. Hum! hum! Un homme qui répond insolemment, sur les cacolets... Exemptons-le du sac tout simplement, n'est-ce pas, docteur?

—Comme vous voudrez, mon capitaine.

Et l'infirmier écrit sur son livre: «Exempt de sac», tandis que Lenoir s'en va en titubant.

—Et celui-là?

—Mon Dieu, mon capitaine, pas grand'chose; un un peu de fièvre, voilà tout. Je crois qu'en l'exemptant de sac...

—Voyons, voyons... Dupan... Dupan... Voilà... Pas une punition. Très bon soldat. Sur les cacolets, docteur; sur les cacolets!

—Bien, mon capitaine. C'était d'ailleurs mon intention, car, réflexion faite...

La comédie a duré trois quarts d'heure, à peu près. Un homme seul reste encore à visiter; il est assis par terre, le dos tourné au médecin.

—Eh bien! vous, là-bas, voulez-vous venir? demande ce dernier, impatienté.

L'homme se lève avec peine et s'approche.

—Ah! c'est le fameux Palet! s'écrie le capitaine en ricanant. Eh bien! vous ne devez pas être trop fatigué, puisque vous avez achevé l'étape d'aujourd'hui sur les mulets.... Bon pour la marche, docteur, et pour le sac aussi.

Palet ne bouge pas; mais, fixant sur le capitaine ses grands yeux hagards, il dit d'une voix sourde:

—Mon capitaine, vous savez que je suis très malade. Vous m'en voulez. Vous m'avez empêché d'entrer à l'hôpital, à La Goulette. A Gabès, vous m'avez refusé l'autorisation d'aller passer la visite du médecin en chef. Ce matin, j'ai fait ce que j'ai pu pour faire l'étape; je ne suis tombé que lorsque j'ai été à bout de forces. Si mes camarades m'ont mis sur un mulet, ce n'est pas ma faute. D'ailleurs, j'aurais autant aimé crever où j'étais. Maintenant, je n'en peux plus. Je viens vous demander de me reconnaître malade et de me faire mettre sur les cacolets ou au moins de m'exempter de sac. Voulez-vous? Si vous voulez seulement me retirer mon sac, je me traînerai comme je pourrai et j'arriverai peut-être à faire l'étape. Si vous ne voulez pas, quand je ne pourrai plus aller, je tomberai et je crèverai là. Ça m'est bien égal, allez! Si vous saviez ce que je m'en fiche!...

Le médecin a l'air attendri. Il tâte le pouls du malade et hoche la tête. Le capitaine, devant cette pitié, n'ose pas se montrer trop dur:

—Vous êtes un très mauvais soldat... Vous êtes criblé de punitions... Ce matin encore, vous avez commis un acte d'indiscipline impardonnable. Vous avez refusé de vous lever quand vos supérieurs vous l'ordonnaient. Rien que pour cela, je devrais vous faire passer au conseil de guerre... Et puis, vous venez d'exprimer des sentiments dont un chrétien doit avoir honte. Vous avez parlé de vous laisser mourir... Savez-vous que c'est le suicide, cela!... Enfin, vous êtes malade... N'est-ce pas, docteur, il est malade?

—Oui, mon capitaine.

—Oh! peut-être pas tant qu'il le paraît... Je ne peux pas, étant donnée votre conduite, vous faire monter sur les cacolets, ni même vous exempter de sac; mais, comme je veux me montrer bon et compatissant, je vous retire votre seconde paire de souliers. Vous la donnerez aux muletiers qui la mettront dans leur chargement... Ah! vous y joindrez vos guêtres de toile, si vous voulez.

Palet s'en va en souriant d'un sourire lugubre...

...Il fait encore nuit quand on sonne le réveil, et, aussitôt le café bu, Queslier me prend par le bras.

—Mets ton sac, prends ton fusil et viens avec nous.

—Où ça?

—Viens toujours.

Ils sont une douzaine au moins qui, afin d'échapper aux vexations de la veille, partent en avant pour faire l'étape isolément. D'autres groupes sont déjà partis, paraît-il.

—Tu comprends, me dit Barnoux, une fois dans la montagne—et nous y serons avant deux heures—nous nous cachons dans un ravin et nous laissons passer la compagnie. Après quoi, nous nous remettrons en marche tranquillement, et nous arriverons à Sidi-Ahmed, où nous devons coucher ce soir, une demi-heure après les autres. D'ailleurs, sois tranquille, nous ne serons pas les seuls traînards. L'étape, aujourd'hui, a plus de quarante kilomètres.

Il faisait à peine jour que nous commencions à gravir les premières côtes de la montagne et, au lever du soleil, nous étions étendus derrière de gros rochers qui bordent la route.

—Si nous cassions la croûte? demandent le Crocodile et Acajou.

Et ils débouclent leurs musettes qui sont bourrées de dattes. L'Amiral ouvre son sac et en tire un litre d'absinthe. Je demande à Barnoux d'où proviennent ces provisions.

—Les dattes ont été achetées à des Arabes, mon cher, et l'absinthe à un mercanti de Gabès. Du reste, il y en a encore. N'est-ce pas, Queslier?

—Parbleu! J'en ai deux litres dans mon sac.

—Mais je croyais que les disciplinaires n'avaient pas d'argent, ne devaient pas en avoir.

—Nous n'en avons pas non plus; nous payons en nature. Nous payons avec les godillots du magasin.

—Ça apprendra au sergent d'habillement à mieux faire coudre ses ballots, ajoute Acajou. Il faut qu'un ballot soit ouvert ou fermé; moi, je ne sors pas de là.

Nous venons d'achever notre dînette quand nous entendons, au bas de la côte, les cailloux rouler sous les pieds des hommes qui commencent à la gravir. Nous montons à tour de rôle sur une grosse pierre d'où nous pouvons, sans être vus, examiner, à travers une coupure du roc, ce qui se passe sur la route. Des hommes défilent, sans ordre, à des distances inégales les uns des autres, escortés par les chaouchs que l'Amiral désigne à mesure, à voix basse:

—Tiens, voilà Salpierri, Lazaquo, Cavalli, Monsoti, Balanzi, Raporini, Norvi...

—Toute la bande des macaronis, quoi! murmure Acajou. S'il n'y a pas de quoi assaisonner ça avec du plomb en guise de fromage! Tas de pantes, va!

Et il grimpe sur la pierre avec l'agilité d'un chat sauvage.

—Ah! ah! attention! voilà le capiston... Ah! le mec, ce qu'il doit rager! Il est tout pâle; on dirait qu'il a la colique... Dire que si je voulais, d'ici, je le rayerais du tableau d'avancement aussi bien que le ministre... Qui est-ce qui me passe mon fling? Tiens... toute la bande des pierrots qui le suit. Ah! là, là! il y a de quoi se gondoler. Ils font des enjambées comme s'ils voulaient se dévisser les jambes... Et les corsicos, par-derrière, qui les menacent de les ficher au bloc... Tiens, je n'aperçois pas mon ami Craponi... C'est bien dommage... Je lui aurais offert quelque chose avec plaisir; c'est pas de la blague, j'aimerais mieux lui donner un verre d'arsenic que de le laisser crever de soif... Il ne passe plus personne... Ah! voilà trois types qui viennent de s'asseoir sur les pierres, presque en face de nous...

Je monte à mon tour.

Je ne vois que les trois malheureux qui se sont accroupis au bord de la route, trois nouveaux arrivés à la compagnie, sans doute, peu habitués à la marche, et que je ne connais pas. J'entends les pas de deux chevaux. Ce sont le médecin et le lieutenant-trésorier qui s'avancent botte à botte, en riant.

—Dites-donc, demande le major au lieutenant, en passant devant les trois pauvres diables qui viennent de secouer leurs bidons vides d'un air désespéré, dites-donc, est-ce qu'on leur laisse leurs vivres, aux hommes qui restent en arrière?

—Mais oui; pourquoi?

—On devrait les leur enlever. Ils seraient forcés de suivre ou ils crèveraient de faim.

Je suis descendu, indigné, et je me suis assis à côté des autres qui attendent, à l'ombre des rochers, que les mulets soient passés pour se remettre en route.

Ils passent; on entend le bruit de leurs sabots pesants qui frappent les cailloux, le cliquetis des chaînes qui les attachent deux par deux.

—En route! dit l'Amiral au bout d'une dizaine de minutes.

Nous sortons de notre trou. Nous ne sommes pas les seuls traînards, comme l'avait prédit Barnoux. Au bas de la côte, on aperçoit encore des hommes qui ne sont pas décidés à la gravir. Et il faut monter, monter sans cesse, sous la chaleur grandissante, pour atteindre le col qui traverse la montagne. A un détour du chemin un homme est assis, s'essuyant la figure avec son mouchoir. Je le reconnais; il me reconnaît aussi. C'est celui qui couchait dans mon marabout, à Zous-el-Souk, et auquel Queslier avait refusé de répondre, le soir de mon arrivée. Il me demande si je ne pourrais pas lui donner une gorgée d'eau. Pris de pitié, bien que l'individu ne m'inspire guère d'intérêt, je mets la main à mon bidon qui est encore presque plein. Mais Queslier m'a prévenu. Il a ramassé une grosse motte de sable et l'a brisée sur la tête du misérable en criant:

—Les vaches, voilà ce qu'on leur donne à boire!

Il se tourne vers moi.

—Ça t'étonne, ce que je fais là, n'est-ce pas? Ça te semble dur? Eh bien! réfléchis un peu à ce qu'il a fait, lui, pour se concilier l'estime des gradés, pour tâcher de gagner une sortie. Pense un peu aux souffrances horribles qu'endure et que doit endurer encore pendant cinq longues années le malheureux qu'il a aidé à faire condamner, et tu me diras si mon action n'est pas juste. Tu me diras si j'aurais dû donner une goutte d'eau à cette canaille. Tu me diras si, au lieu d'une motte de terre, ce n'est pas un coup de fusil qu'il mérite!... Ah! il ne faut pas faire le difficile, ici; il ne faut pas faire la petite bouche! Je t'ai vu tout à l'heure faire la grimace quand Barnoux t'a expliqué d'où provenaient les dattes que nous avons mangées. Nous avons volé le magasin, c'est vrai; mais, est-ce qu'on ne nous vole pas tous les jours, nous? Depuis plus de deux mois que tu es à la compagnie, combien de fois as-tu touché ton quart de vin? Pas une. Combien de prêts t'a-t-on payés? Pas un. Qu'est-ce qu'on met dans ta gamelle? De l'eau chaude. A qui profite ton travail? Aux filous qui t'exploitent. Volés! je te dis, nous sommes volés du matin au soir et du premier janvier à la Saint-Sylvestre! Réclamer! A qui? Tu sais bien que nous avons toujours tort, nous autres! on ne nous fait pas justice! nous sommes des parias! Eh bien! cette justice qu'on nous refuse, il faut nous la faire nous-mêmes. Et surtout, il faut expulser du milieu de nous et traiter comme des chiens ceux qui se conduisent comme des chiens, ceux qui sont assez lâches pour servir les rancunes d'une ignoble horde de garde-chiournes...

—Ah! tonnerre de Dieu! s'écrie l'Amiral, qui marche en avant; il vient de tourner un coude de la route qui, longue et droite maintenant, traverse un plateau étroit entre deux pics élevés, pour redescendre sur l'autre versant. Ah! bon Dieu! regardez donc!

Et il part en courant. Nous le suivons.

C'est horrible! Le sac au dos, la bretelle du fusil passée autour du cou, les mains liées avec des cordes, un homme est attaché à la queue d'un mulet. Il n'a plus la force de lever les jambes, et ses pieds, qu'il traîne lamentablement, dans ses efforts pour suivre l'allure trop rapide de l'animal, soulèvent des nuages de poussière. Un sergent, une baguette à la main, cingle la croupe du mulet qui, impassible, ignorant la honteuse besogne qu'on lui fait faire, continue son chemin du même pas régulier. Tout d'un coup, l'homme bute contre un caillou. Il tombe sur les genoux et, entraîné par le mulet qui marche toujours, se renverse sur le côté, les jambes étendues, les bras raidis dans une tension effrayante. Et, en sa face pâle renversée en arrière, la bouche grande ouverte, toute noire, laisse échapper un hurlement de douleur. Le chaouch se retourne, la baguette à la main, pour frapper l'homme; mais il nous a aperçus; nous sommes à cent pas à peine. Et il a eu peur, l'infâme! et il s'est sauvé, le lâche! en courant de toutes ses forces.

Le Crocodile a coupé la corde, et Palet—car c'est lui—est resté étendu sur le dos, incapable de faire un mouvement; les habits déchirés, couvert de poussière, les poignets tuméfiés et bleuis par la pression des cordes. Nous nous empressons autour de lui, nous le débarrassons de son fourniment et nous lui faisons avaler quelques gorgées d'eau. Il se remet peu à peu.

—Nous porterons tout ton attirail à nous tous, lui dit Barnoux. Pourras-tu marcher comme ça?

—Je pense que oui... en me reposant de temps en temps...

—Quel est le pied qui était avec toi?

—C'est Craponi.

—Craponi! s'écrie Acajou. Ah! je m'en doutais. Nous n'avons pas eu le temps de le reconnaître, mais je m'en doutais. Ah! la canaille! s'il avait eu le coeur de rester là, au moins! J'ai justement un compte à régler avec lui... Ah! ces Corses, ce que ça a le foie blanc, tout de même! Aussi vrai que j'ai cinq doigts dans la main, je le saignais comme un cochon!...

—Peuh! dit Queslier en levant les épaules, les hommes, vois-tu, ça n'avance pas à grand'chose de les descendre. Un de perdu, dix de retrouvés.

Rabasse est assez de cet avis. Seulement, il fait observer qu'on se débarrasse bien des animaux nuisibles et que, par conséquent...

—Ah! s'écrie l'Amiral, qui traduit la pensée commune, si jamais la guerre éclate et qu'on soit conduit par des êtres pareils, ce ne sont pas les Prussiens qu'on dégringolera les premiers!

Nous ne sommes arrivés à Sidi-Ahmed qu'à la chute du jour. On nous a appris que nous faisions partie d'un détachement formé des derniers traînards, au nombre d'une soixantaine, et qui allait occuper le poste d'El-Gatous. Nous ne devons donc plus marcher sous les ordres du capitaine qui, avec le gros de la compagnie, a encore quatre étapes à faire pour atteindre Aïn-Halib.

—Ça m'étonne bien qu'on ne nous fasse pas appeler pour l'affaire de tantôt, dit le Crocodile. Craponi a dû porter plainte.

—Tiens, le voilà justement qui vient par ici.

Le Corse, figure basse et hypocritement féroce, s'approche en effet de l'endroit où nous avons monté notre tente.

—Queslier, le capitaine vous demande.

Queslier sort et revient trois minutes après.

—Eh bien?

—Eh bien! il m'a annoncé que je le suivais au dépôt en qualité de mécanicien. Il prétend qu'il aura besoin d'ouvriers; ça m'embête rudement.

—Il ne t'a pas parlé d'autre chose?

—Non, pas un mot.

—C'est bien étonnant, murmure le Crocodile en hochant la tête.

—Tais-toi donc! crie Acajou en lui frappant sur l'épaule. Tu ne connais rien aux caractères, toi. Le capiston, c'est un rancunier; il aime à laisser mûrir sa vengeance, comme on dit dans les romans. Moi, je comprends ça; chacun son goût. Seulement, tu sais, je préfère ne pas monter avec lui à Aïn-Halib...




XI

Les quatre étapes que nous avons faites avec le lieutenant Dusaule, qui commande le détachement, ne nous ont pas semblé rudes. Il s'était empressé de faire monter les malades sur les cacolets et de forcer les gradés à porter leurs sacs. Ceux-ci, d'ailleurs, ne se sont pas trop fait tirer l'oreille; ce sont, à l'exception d'un Corse qui, seul, n'ose pas trop faire preuve de méchanceté, de gros paysans qu'on a tirés presque par force de leurs régiments, pour les faire passer dans les cadres des Compagnies de Discipline. Le caporal de mon escouade, un Berrichon qui n'a pas inventé l'eau sucrée, m'a fait un aveu l'autre jour. Pour l'engager à venir en Afrique, son capitaine lui a assuré que là-bas, les gradés portaient un grand sabre. Il a hésité longtemps, mais le grand sabre l'a décidé.

—Et puis, a-t-il ajouté tout bas, en regardant de tous côtés pour voir si personne ne pouvait l'entendre, et puis je ne savais pas au juste ce que c'était que ces Compagnies de Discipline. Ah! si j'avais su ce que je sais maintenant, si j'avais pu prévoir qu'on me ferait faire un métier pareil!... Ah! je ne suis pas malin, c'est vrai, mais soyez tranquille, je n'aurais pas été assez méchant pour accepter...

Plus bêtes que méchants? Oui, c'est bien possible. Mais est-ce une excuse? Mille fois non. C'est nous qui en supportons le poids, de cette bêtise-là. Leur stupidité! Est-ce qu'elle ne les met pas tous les jours aux pieds de ceux qui ont un galon plus large que le leur et qui leur commandent de se conduire en brutes? Leur idiotie! Est-ce qu'elle ne leur fait pas exécuter férocement des ordres qui leur répugnent peut-être mais qu'il leur serait facile de ne pas se faire donner? Est-ce qu'ils ne pourraient pas, si le métier ignoble qu'ils font leur paraît si pesant, rendre leurs galons et demander à passer dans d'autres corps? Qu'est-ce qui les retient? qu'est-ce qui les force à se faire les bas exécuteurs des vengeances et des rancunes d'individus qu'il méprisent?

Ah! parbleu! ce qui les retient, c'est l'amour du galon, la gloriole du grade, le désir imbécile de rentrer au pays, envers et contre tout, un bout de laine sur la manche. Ce qui les force à s'aplatir, c'est le respect de la discipline, des règlements qui ont fait de ces paysans des valets de bourreaux et leur ont mis à la main un fer rouge pour marquer leurs frères à l'épaule.

Qu'ils aient le courage de leur opinion, alors, et qu'ils ne viennent pas se plaindre de l'abjection de leur état, sous prétexte qu'ils se sont fourrés bêtement dans un guêpier d'où il ne leur faudrait qu'un peu de coeur pour sortir! Qu'ils ne viennent plus me corner leurs plaintes aux oreilles, à moi qui suis la tête de Turc sur laquelle ils taperont au moindre signe, car je leur dirai ce que je pense de leur conduite en partie double. Ah! oui, coups pour coups, j'aime mieux les coups de fouet impitoyables d'un bourreau acharné qui frappe à tour de bras que la flagellation hypocrite d'un homme qui vous demande, chaque fois que le surveillant a le dos tourné: «Est-ce que je vous ai fait mal?»

—Pourtant, il y en a de qui il ne faut pas se plaindre, me dit un homme de mon marabout à qui je fais part de mes idées à ce sujet, un mois environ après notre arrivée à El Gatous. Ainsi, le lieutenant par exemple; qu'as-tu à lui reprocher? Crois-tu qu'on ne pourrait pas trouver pire?

Si, on pourrait trouver pire; mais ce n'est pas une raison pour que je ne m'en plaigne pas. Il n'est sans doute pas méchant au fond, ce grand gaillard blond, sec, aux airs de casseur en goguette, mais il affecte avec nous des allures de directeur de geôle indulgent qui me semblent au moins déplacées. Les travaux qu'il nous impose ne sont pas durs. Comme on ne lui a pas encore donné d'ordres pour la construction d'un fortin qu'on doit élever sur la montagne qui domine le camp, il nous envoie tout simplement chercher du bois dans la plaine. Nous rapportons deux fagots par jour, et voilà tout. Jamais d'exercice, pas de punitions. Il défend aux pieds-de-banc de nous priver de vin.

Seulement, il est toujours tout prêt à vous lancer des boniments qui, comme dit le Crocodile, ne sont vraiment pas de saison.

—Eh! dites donc, vous, là-bas, espèce de repris de justice, ne passez donc pas si près de ma tente. J'ai oublié de fermer la porte.

—Pourquoi est-ce que vous êtes si maigre, vous? Il faudra que je regarde si les poches de votre pantalon ne sont pas percées.

—Eh! là-bas, l'homme qui a une tête de voleur—mais non, pas vous, vous avez une tête d'assassin—est-ce que vous vous fichez du peuple, pour ne pas apporter un fagot un peu plus gros? Je parie que vous travailliez plus dur que ça, à la Roquette ou à la Santé.

Quelques-uns se trouvent froissés, mais la plus grande partie passe là-dessus. Il est si bon zig qu'on peut bien lui pardonner ça, si ça l'amuse. D'ailleurs il a, aux yeux des anciens Camisards qui ont repris certaines habitudes forcément abandonnées, une qualité sans pareille; il ferme les yeux sur un état de choses qui tend à établir, dans un coin du détachement, une Sodome en miniature. En qualité d'officier, il ferme les yeux, c'est vrai; mais, comme blagueur, il tient à faire voir qu'on ne lui monte pas le coup facilement et qu'il s'aperçoit fort bien de ce qui se passe. Il donne des conseils aux «messieurs».

—Vous savez, vous, vous qui avez l'habitude de faire des grimaces derrière le dos du petit, à côté de vous, j'ai quelque chose à vous dire. Si vous réussissez à... comment dirais-je? à faire souche, enfin, nous partagerons.

—Quoi donc, mon lieutenant?

—Le million et le sac de pommes de terre que la reine d'Angleterre...

Il se montre aussi très aimable vis-à-vis des «dames».

—Ne vous fatiguez pas trop... une position intéressante... je comprends ça.

—Vous ne m'oublierez pas pour le baptême, hein? Vous savez, je n'aime que les pralines...

Et, comme l'un des individus soupçonnés se débattait l'autre jour contre une avalanche de compliments semblables, il lui a crié avec l'intonation et les gestes d'un rôdeur de barrières:

—De quoi? des magnes? En faut pas! ou je fais apporter une assiette de son.

Je ne sais pas si j'arriverai, à la longue, à m'y faire, mais je crois que je mettrai du temps à m'habituer à ces grossièretés farcies de blague qui forcent parfois le camp tout entier à se tenir les côtes, à ces polissonneries de pitre autoritaire qui commande le rire et qui doit garder rancune, dans son orgueil blessé de paillasse qui ne déride pas son public, à ceux que ses saillies ne font pas s'esclaffer.

D'ailleurs, j'ai de moins en moins envie de rire. Depuis quelques jours déjà je suis malade et je sens la fièvre me ronger peu à peu. J'ai beau essayer de réagir, un moment vient où je suis obligé d'aller m'étendre, avec sept ou huit autres, sur un tas d'alfa, dans le marabout des malades.

Un jour, on a sonné la visite. Un médecin, qui passait par là, s'était décidé à nous examiner, sur la prière du lieutenant. Il a signé un bon d'hôpital pour une demi-douzaine d'hommes dont je fais partie, ainsi que Palet dont l'état, depuis deux mois que nous sommes à El Gatous, n'a guère fait qu'empirer, malgré un repos absolu. Nous devons partir, le soir même, pour Aïn-Halib où nous arriverons dans deux jours.

—Combien sont-ils? vient demander le lieutenant, comme les mulets qui doivent nous porter se disposent à se mettre en route. Comment! six! tant que ça! Et dire que voilà la génération qui doit repousser l'Allemand!... Ah! là, là! quand ils seront mariés, c'est à peine s'ils seront fichus... J'allais dire quelque chose de pas propre... Chouïa...




XII

Aïn-Halib est situé au milieu des montagnes, au bout d'une vallée longue et étroite, profondément ravinée par les lits d'oueds à sec, semée par-ci par-là de bouquets d'oliviers maigres, de figuiers étiques et de cactus poussiéreux.

A l'entrée de la vallée s'élève un village arabe aux maisons malpropres, construites avec des cailloux et de la boue, entourées de tas d'immondices d'une hauteur extravagante, sur lesquels jouent des mouchachous hideusement sales et complètement nus. De cette agglomération de cahutes dégoûtantes s'échappent des odeurs infectes, des relents repoussants. Les murs, qui tombent en ruine et sur lesquels courent des chiens hargneux qui aboient avec rage, suent la misère atroce, et, à travers l'entre-bâillement des portes devant lesquelles sont assis des sidis pouilleux, on aperçoit des grouillements d'êtres vêtus de loques, pataugeant, pêle-mêle avec les animaux, dans l'ordure excrémentielle. Tout, jusqu'au sol gris, poussiéreux, stérile, semé de cailloux—traînée de cendres jetées entre l'élévation de montagnes rougeâtres rongées à des hauteurs inégales, aux sommets pelés et galeux, donne l'idée d'une désolation profonde. Il n'y a pas même d'eau dans cet horrible pays; il faut aller la chercher à plusieurs kilomètres, jusqu'à un puits d'où reviennent des moukères, qui plient sous le poids des outres pleines. Elles passent à côté de nous, déjetées, hideuses, sans âge, les pieds nus tout gris de poussière, une odeur de fauve s'exhalant de leur corps de femelles en sueur, n'ayant plus rien de la femme. La tête entourée d'une loque noire, des lambeaux de toile bleue jetés sur le corps, d'énormes anneaux d'argent aux oreilles, elles descendent la côte avec des torsions et des soubresauts ignobles, brisées, cassées en deux, scandant de geignements sourds leur titubante démarche d'animaux usés. On dirait de vieilles barriques défoncées des deux bouts qui roulent lamentablement, leurs douves desséchées et disjointes jouant en grinçant dans leur armature décrépite de cercles vermoulus.

Les muletiers nous font descendre devant une grande tente qui sert provisoirement d'hôpital, à côté d'un marabout déchiré dans l'intérieur duquel on entrevoit trois planches posées sur des trétaux; au-dessous sont deux grands seaux remplis jusqu'aux bords d'une eau rougeâtre.

—Tu vois ça? me dit Palet qui a tout de suite deviné, avec l'instinct des mourants, la destination de la table sinistre; eh bien! c'est mon dernier lit.

Un infirmier, un tablier sale autour du corps, nous fait signe d'entrer.

Il est pitoyable, l'aspect de cette grande tente dont le toit usé par les pluies et les portes décousues laissent passer des courants d'air qui soulèvent la poussière du sol. Une vingtaine de lits de fer, tout au plus et, dans le bout, une agglomération de paillasses sur lesquelles des hommes sont roulés dans des couvertures. Il n'y a pas de draps pour tout le monde, et l'on a été obligé de faire lever un malade pour donner son lit à Palet auquel le major vient de tâter le pouls.

—Foutu! a grogné le toubib entre ses dents, sans même se donner la peine de détourner la tête.

A nous, on a désigné des paillasses étendues par terre, dégoûtantes, mangées de vermine, et l'on nous a distribué des couvertures maculées par les déjections des malades.

Qu'il est triste, cet hôpital, et combien sont longues ces journées qu'on passe en tête-à-tête avec des moribonds dont les souffrances aigrissent le caractère et dont il faut, bon gré mal gré, partager les terreurs et les angoisses! Et quand, poussé par le dégoût universel et la tristesse morbide qui vous envahissent dans cet antre de la douleur malpropre et de la mort inconsolée, on sort en se traînant pour chercher un peu de soleil, on se sent si faible, si abattu, qu'on n'a même pas la force de marcher un peu. On s'assied, en plein soleil, frileux malgré la température, claquant des dents, la sueur inondant le corps. Et, à la nuit tombante, il faut rentrer dans cette tente, où l'on passe de si affreuses nuits troublées par d'épouvantables cauchemars, par des frayeurs subites et vagues qui vous prennent à la gorge et vous glacent le sang dans les veines. Oh! ces nuits horribles, tuantes, où l'on voit des mourants écarter les draps, de leurs doigts maigres, et essayer de soulever leurs faces verdâtres qu'éclairent les rayons blafards d'une lanterne! Ces nuits où des hommes qui seront bientôt des cadavres poussent tout à coup un cri strident et ramènent sur eux, avec rage, leurs couvertures agrippées, comme pour se défendre d'un ennemi invisible dont ils ont senti l'approche! Ces nuits où l'on entend les sanglots enfantins de Palet qui a le délire et qui, dans sa lente agonie, appelle sa mère en pleurant?

—Maman!... maman!...

Oh! je les aurai toujours dans les oreilles, ces deux mots que, pendant trois nuits, j'ai entendu retentir sinistrement dans cet hôpital lamentable! Ces plaintes, douces d'abord, humides de tendresse, et mouillées de larmes, finissant en hurlements qui vous faisaient dresser les cheveux sur la tête!—Hurlements désespérés du mourant qui n'a plus conscience des choses, qui sait seulement qu'il va mourir, et qui proteste, dans un cri suprême, contre l'abandon de ceux qu'il a aimés.

Ah! il faut essayer de sortir de là, car je sens que peu à peu ma raison s'égare, mon corps s'affaiblit et que j'y laisserai ma peau, moi aussi. Rester là-dedans pour me guérir? Allons donc! Ce n'est pas le traitement qu'on me fait suivre, ce ne sont pas les soins qu'on me prodigue qui changeront quelque chose à mon état. Du sulfate de quinine, j'en prendrai tout aussi bien dehors, et des baignades au drap mouillé, je m'en passerai facilement.

Le drap mouillé? Parfaitement. L'eau est rare, à Aïn-Halib. Il faut aller la chercher au loin et la rapporter dans de petits barils qu'on place sur les bâts des mulets! Aussi, ne faut-il pas penser à plonger les malades dans des baignoires qui, d'ailleurs, font défaut. Le major a imaginé de faire mouiller des draps et de faire rouler dans ces draps humides les hommes auxquels il a ordonné des bains. Il n'est pas souvent embarrassé pour ses prescriptions, le docteur, ni pour leur exécution non plus. Les hommes qui sont spécialement chargés de creuser des trous, là haut, sur la petite colline qui fait face à l'hôpital, doivent en savoir quelque chose. Ils n'ont pas le temps de chômer.

—Tiens, vient me dire un infirmier qui m'apporte un thermomètre, colle-toi ça sous le bras. Tout à l'heure, tu me diras combien ça marque.

Je regarde. Le thermomètre monte jusqu'à 38 degrés. Et je crie à l'infirmier:

—Il marque 36.

—36! Mais alors, ça va très bien!

Le major arrive pour passer la visite du matin. C'est mon tour. Il s'arrête devant ma paillasse.

—Eh bien! vous, il paraît que vous allez mieux? Levez-vous, pour voir; marchez un peu.

Je marche en me raidissant, comme un grenadier prussien. J'ai si peur qu'il ne me trouve pas encore assez bien portant, qu'il ne me force à rester!...

—Bon! vous sortirez ce soir.




XIII

Acajou avait dit vrai, à Sidi-Ahmed. Le capitaine aime à laisser mûrir sa vengeance.

Il paraît que son premier soin, en arrivant à Aïn-Halib, a été de faire réunir la compagnie à l'endroit où se croisent trois chemins dont deux disparaissent derrière les montagnes, à chaque bout de la vallée, et dont le troisième, espèce de sentier raboteux, gravit une petite colline où poussent parmi les cailloux quelques figuiers de Barbarie.

—Vous voyez ces trois routes, a-t-il crié aux hommes qui le regardaient, intrigués. La première, à droite, est la route de France; la seconde, à gauche, est celle de Bône, de Bougie, où sont les ateliers de Travaux-Publics et les Pénitenciers; la troisième, en face de nous, est celle du cimetière. Vous choisirez.

—On ne saurait être plus explicite, hein? me demande Queslier qui est venu me voir dans ma tente et qui me donne ces détails. Tout est là, en effet. Vous voulez retourner en France? Entassez lâchetés sur infamies, ignominies monstrueuses sur complaisances ignobles, et nous verrons. Vous ne voulez pas vous soumettre? Nous vous ferons passer au conseil de guerre qui, pour un semblant de refus d'obéissance, une parole un peu vive, vous octroiera généreusement le maximum de la peine portée par le Code. Dans le cas où nous ne pourrions relever contre vous aucun motif de conseil de guerre, la chose est très simple: deux ou trois tours de trop aux fers, un noeud de plus au bâillon, quelques gamelles oubliées, et voilà tout. On n'a plus qu'à creuser une fosse. Ce n'est pas bien long, allez!

—Mais c'est monstrueux!

—Oui, monstrueux! Et il a tenu parole, va, l'homme qui prêche la religion, la famille et les bons sentiments. Si ceux qui sont déjà là-haut, sur la colline, pouvaient parler, ils te nommeraient celui qui les y a envoyés; tu peux aller te renseigner, aussi, auprès des malheureux qu'il laisse croupir en prison, dans un ravin, et auxquels il fait endurer les plus horribles supplices. Va leur demander quel est le régime qu'on leur impose, pourquoi on les fait mourir de soif et de faim, pourquoi on les met aux fers, à la crapaudine, pourquoi, au moindre mot, on leur met un bâillon.

—Tu es sûr? Tu les as vus?

—Si je les ai vus? Déjà vingt fois. Et tu les verras aussi, toi, la première fois que tu seras de garde. Ah! tu ne sais pas ce que c'est que la prison, aux Compagnies de Discipline? Eh bien! tu verras s'il y a de quoi rire... Tiens, on est si malheureux, ici, qu'il y a des hommes qui font exprès de passer au conseil de guerre pour quitter la compagnie. La semaine dernière, les gendarmes en ont emmené sept. Il y en a encore quatre, maintenant, au ravin, qui attendent le prochain convoi pour partir. Ils font exprés, entends-tu? exprès. Ils aiment mieux rallonger leur congé que de continuer à mener une existence pareille. Et nous, nous qui ne sommes pas punis, tu ne peux te figurer combien nous sommes misérables, j'aimerais mieux ramer sur une galère que d'aller au travail avec les chaouchs qui nous mènent comme on ne mènerait pas des chiens. Les forçats, au bagne, sont certainement plus heureux. La nourriture? Infecte. On crève littéralement de faim. Du pain que les mulets ne veulent pas manger; des gamelles à moitié pleines d'un bouillon répugnant... Ah! vrai, il faut avoir envie de s'en tirer, pour supporter tout ça sans rien dire...

Il n'a point exagéré; je l'ai bien vu, le lendemain matin. Je n'aurais jamais imaginé qu'on pût traiter des hommes comme nous ont traités, au travail, revolver au poing, des chaouchs qui ne parlaient que de nous brûler la cervelle chaque fois que nous levions la tête. J'ai été terrifié, d'abord. Puis, j'ai compris qu'ils étaient dans leur rôle, ces garde-chiourmes, en nous torturant sans pitié; j'ai compris qu'il n'y avait ni grâce à attendre d'eux ni grâce à leur faire, et que c'était une lutte terrible, une lutte de sauvages qui s'engageait entre eux et nous. La colère m'est montée au cerveau et a chassé la fièvre. Je suis fort, à présent, plus fort que je ne l'étais avant de tomber malade; et gare au premier qui m'insultera, qui me cherchera une querelle d'Allemand, qui tentera de me marcher sur les pieds! Je laisserai mûrir ma vengeance, moi aussi; et, puisqu'on a le droit de m'injurier en plein soleil et de me menacer en plein jour, j'outragerai dans l'ombre et je menacerai la nuit—quitte à frapper, s'il le faut. Je n'oublierai rien. Et je ne faiblirai pas, car j'aurai toujours, pour me soutenir: la rage.

Un chaouch m'aborde.

—Froissard, ce soir, aussitôt après le travail, vous vous mettrez en tenue, sans armes. Veste et pantalon de drap. Vous êtes commandé pour l'enterrement.

—L'enterrement de qui, sergent?

—De Palet.




XIV

Nous sommes dix, six hommes en armes et quatre porteurs, commandés par l'adjudant, un chien de quartier bête et hargneux, qui la fait à la pose. Nous nous acheminons vers l'hôpital.

—Par ici, nous dit un infirmier qui nous conduit au marabout déchiré devant lequel nous étions descendus de mulet, en arrivant à Aïn-Halib. Tenez, voilà.

Et il retire un lambeau de toile qui recouvre deux caisses à biscuits clouées bout à bout, fermées, en guise de couvercle, par des morceaux de planches pourries.

Nous avons le coeur serré en soulevant ce semblant de cercueil pour le placer sur la civière qui, dans un coin du marabout, sinistre et sanglante—car le sang, mal pompé par la sciure qui entoure le cadavre, coule parfois pendant le trajet—attend les misérables qu'elle conduit à leur dernière demeure.

L'adjudant s'est éloigné pour parler avec le major qui, un peu plus loin, prend l'absinthe sous un olivier. L'infirmier, resté là en attendant la levée du corps, nous donne des détails. Palet est mort la veille, dans la nuit.

—Avant de mourir, il a fait un vacarme épouvantable. Jamais je n'ai vu un gueulard pareil. Ce matin, on est venu chercher ses effets. Comme il avait une chemise presque neuve, votre sergent d'habillement n'a pas voulu le laisser enterrer avec. Il la lui a fait enlever et a envoyé, du magasin, une chemise hors de service. Le major l'a disséqué à neuf heures et prétend qu'il est mort de consomption et de fatigue autant que de la fièvre. Moi, vous savez...

L'adjudant revient. Nous empoignons, trois hommes et moi, chacun un brancard de la civière. Les hommes en armes se placent derrière, leurs fusils sous le bras.

—En avant, marche!

Nous suivons cinq minutes le chemin qui conduit au camp, puis nous gravissons le sentier qui mène au cimetière. A chaque instant, nous entendons le heurt du corps contre les planches des boîtes à biscuits, trop larges. Il est lugubre, ce bruit, et nous marchons à grands pas, pour en finir au plus vite, obsédés par la vision du cadavre disséqué et pantelant, croque-morts qui sentons peser sur nous la condamnation à mort qui a frappé le macchabée que nous trimballons.

Sur le plateau, à côté de figuiers de Barbarie, derrière un petit mur en pierres sèches, une vingtaine de tombes dont les plus récentes forment des bourrelets sur la terre rougeâtre, surmontées de petites croix de bois noir. Au bout de la dernière rangée, une fosse est creusée auprès de laquelle se tiennent deux hommes appuyés sur des pelles.

—Hé! vous, là-bas, espèces de fainéants! leur crie l'adjudant, vous ne pouvez pas profiter du temps qui vous reste, quand vous avez fini de creuser votre trou, pour remettre des pierres sur le mur?

Nous déposons le cercueil à côté de la fosse. On prépare les cordes.

—Tâchez d'aller doucement, dit l'adjudant. Sans ça, les caisses se déclouent en route. Je vous fiche tous dedans, si vous n'allez pas doucement.

Un des hommes en armes, que je ne connais pas, et qu'on me dit être un nommé Lecreux, employé au bureau, s'approche de lui, une feuille de papier à la main.

—Mon adjudant, voulez-vous avoir la bonté de me permettre de prononcer quelques paroles sur la tombe de notre camarade?

—Dépêchez-vous, alors, nom de Dieu.

Lecreux déplie sa feuille de papier et commence:

«Cher camarade, c'est avec un bien vif regret que nous te conduisons aujourd'hui au champ du repos. Moissonné à la fleur de l'âge, comme une plante à peine éclose, tu as eu au moins, pour consoler tes derniers moments, le secours des sentiments religieux que garde dans son coeur tout Français digne de ce nom. Tombé au champ d'honneur, sur cette terre de Tunisie que tu as contribué à donner à ta patrie, ta place est marquée dans le Panthéon de tous ces héros inconnus qui n'ont point de monument. Ton pays, ta famille doivent être fiers de toi. Et pourquoi obscurcirait-elle ses vêtements, ta famille, en apprenant que tu as succombé en tenant haut et ferme le drapeau de la France, ce drapeau qui....religion—patrie—honneur—drapeau—famille...»

—Foutez de la terre là-dessus, dit l'adjudant, quand c'est fini et qu'on a fait glisser dans la fosse le cercueil dont les planches ont craqué. Et rondement; allez!

Nous sommes redescendus au camp, pensifs.

Ah! pauvre petit soldat, toi qui es mort en appelant ta mère, toi qui, dans ton délire, avais en ton oeil terne la vision de ta chaumière, tu vas dormir là, rongé, à vingt-trois ans, par les vers de cette terre sur laquelle tu as tant pâti, sur laquelle tu es mort, seul, abandonné de tous, sans personne pour calmer tes ultimes angoisses, sans d'autre main pour te fermer les yeux que la main brutale d'un infirmier qui t'engueulait, la nuit, quand tes cris désespérés venaient troubler son sommeil. Ah! je sais bien, moi, pourquoi ta maladie est devenue incurable. Je sais bien, mieux que le médecin qui a disséqué ton corps amaigri, pourquoi tu es couché dans la tombe. Et je te plains, va, pauvre victime, de tout mon coeur, comme je plains ta mère qui t'attend peut-être en comptant les jours, et qui va recevoir, sec et lugubre, un procès-verbal de décès...

Eh bien! non, je ne te plains pas, toi, cadavre! Eh bien! non, je ne te plains pas, toi, la mère! Je ne vous plains pas, entendez-vous? pas plus que je ne plains les fils que tuent les buveurs de sang, pas plus que je ne plains les mères qui pleurent ceux qu'elles ont envoyés à la mort. Ah! vieilles folles de femmes qui enfantez dans la douleur pour livrer le fruit de vos entrailles au Minotaure qui les mange, vous ne savez donc pas que les louves se font massacrer plutôt que d'abandonner leurs louveteaux et qu'il y a des bêtes qui crèvent, quand on leur enlève leurs petits? Vous ne comprenez donc pas qu'il vaudrait mieux déchirer vos fils de vos propres mains, si vous n'avez pas eu le bonheur d'être stériles, que de les élever jusqu'à vingt et un ans pour les jeter dans les griffes de ceux qui veulent en faire de la chair à canon? Vous n'avez donc plus d'ongles au bout des doigts pour défendre vos enfants? Vous n'avez donc plus de dents pour mordre les mains des sacrificateurs maudits qui viennent vous les voler?... Ah! vous vous laissez faire! Ah! vous ne résistez pas! Et vous voulez qu'on ait pitié de vous, au jour sombre de la catastrophe, quand les os de vos enfants, tombés sur une terre lointaine, sont rongés par les hyènes et blanchissent au soleil dans les cimetières abandonnés? Vous voulez qu'on vous plaigne et qu'on vénère vos larmes?... Eh bien! moi, je n'aurai pas de commisération pour vos douleurs et vos sanglots me laisseront froid. Car je sais que ce n'est pas avec des pleurs que vous attendrirez l'idole qui réclame le sang de vos fils, car je sais que vous souffrirez avec angoisses tant que vous ne l'aurez pas jetée à terre, de vos mains de femmes, tant que vous n'aurez pas déchiré le masque bariolé derrière lequel se cache sa face hideuse.... Et si tu ne me crois pas, toi, la mère que le cadavre qui est couché là a appelée pendant trois nuits, viens ici. Parle-lui tout bas; écoute ce qu'il répondra à ton coeur, si ton coeur sait le comprendre. Et tu verras s'il ne lui dit pas que c'est à toi qu'il doit sa mort et que c'est à ce qui l'a tué que s'adressait ici, sur sa tombe, comme un soufflet ironiquement macabre donné à ta faiblesse, le panégyrique d'un idiot....

Le soir, je rencontre Lecreux. Au milieu d'un cercle de quinze ou vingt hommes qui écoutent, bouche béante, il lit et relit son discours. Les applaudissements pleuvent.

—Ah! très chic! très chic! très bien!

—Mais c'est au cimetière qu'il fallait l'entendre. Ça vous faisait un effet....

Un des assistants m'aperçoit; il m'interpelle.

—N'est-ce pas, Froissard, c'était bien?

—Merde!




XV

On travaille beaucoup à Aïn-Halib. On élève, à grands frais, un magasin de ravitaillement, un bordj pour les officiers, un Cercle et un hôpital. Ces bâtiments sont évidemment sous l'influence d'un mauvais esprit, car ils ont un mal du diable à se tenir debout. On dirait qu'ils sont fatigués avant d'être au monde et qu'ils n'ont aucune envie de figurer sur la carte de l'État-major; au moindre vent, à la moindre averse, on les voit s'affaisser comme s'il leur prenait des faiblesses. Deux heures de mauvais temps détruisent l'ouvrage d'une semaine. L'hôpital surtout fait preuve d'une mauvaise volonté persistante. Voilà trois fois qu'on le reconstruit et trois fois qu'il s'écroule. L'énorme voûte de pierres qui lui sert de toiture abuse certainement de sa situation pour peser de tout son poids sur les deux murs latéraux; et ceux-ci, fatigués des efforts qu'ils sont obligés de faire pour la soutenir, profitent de la première occasion, une méchante pluie par exemple, pour s'écarter comme les feuillets d'un livre qu'on a placé sur le dos. Il n'y a plus qu'à recommencer. Le capitaine du génie qui, aidé de quelques sapeurs, dirige les travaux, avoue bien qu'en faisant venir des tuiles, ce qui ne serait pas la mer à boire, on pourrait établir des couvertures un peu moins écrasantes pour les monuments. Seulement, ordre a été donné de former des voûtes, de couvrir en pierres. Et l'on forme des voûtes, et l'on couvre en pierres. Ça tient ce que ça tient. C'est toujours la France qui paye. Du reste, il déclare carrément qu'il se fiche de ça comme d'une guigne. On l'a envoyé à Aïn-Halib pour remettre debout des édifices peu solides, et il les remettra debout, malgré vent et marée. Il s'est mis à l'oeuvre il y a un mois, paraît-il, et a commencé par faire tout flanquer par terre. Il a appris, le roublard, que la construction des bâtiments avait empli les poches de son prédécesseur, parti à Sfax pour y chercher la croix, et il ne veut pas paraître plus bête que lui. Il empochera même des bénéfices d'autant plus grands qu'il est décidé à employer les anciens matériaux. Il fait retailler les pierres et gratter soigneusement la chaux ou le plâtre qui y sont restés attachés.

La sueur de camisard ne coûte pas cher, on s'en aperçoit. Du matin au soir, il faut trimer comme des chevaux, bûcher comme des nègres, mouiller sa chemise. Et encore, si l'on n'attrapait que des calus aux mains, si l'on ne souffrait que des ampoules! Si l'on n'avait pas perpétuellement les entrailles tordues par la faim, le visage souffleté par les injures bestiales et les menaces féroces des chaouchs! Si l'on était traités en hommes, au moins, et non en nègres courbés sous la matraque!

Ah! je comprends ceux qui désertent, ceux qui s'échappent, souvent sans armes et sans vivres, du bagne intolérable; malheureux dont quelques-uns ne reparaissent plus, mais dont le plus grand nombre est ramené par les gendarmes ou par des Arabes qui viennent toucher une prime. Je comprends qu'ils essayent, au risque de la mort ou du conseil de guerre, de se soustraire aux traitements qu'on leur fait endurer et de reconquérir la liberté dont on les a dépouillés sans motifs.

Et comment ne pas les excuser, quand on en voit d'autres, âmes sensibles ou cerveaux plus faibles, amenés au suicide par les brutalités et les injustices des tortionnaires galonnés? Poussés à bout, désolés, désespérés, accablés de douleur et de souffrance, ils se voient acculés dans la mort. Ils s'aperçoivent peu à peu que la vie ne leur est plus supportable. Plongés dans une misère noire et livrés à la faim angoissante, dégoûtés de tout, ils ne considèrent plus l'existence que comme une longue suite de souffrances que leur continuité même doit accroître. De jour en jour, ils envisagent la mort de plus près; elle ne leur fait plus peur. Et, un beau matin, appuyant un canon de fusil sous leur menton, ils se font sauter la cervelle.

Queslier avait bien raison de le dire: il faut avoir rudement envie de se tirer de là pour endurer tout cela patiemment... Moi aussi, j'ai songé au suicide; moi aussi, j'ai pensé à la désertion.

—Tu es fou, m'a dit Queslier. Déserter, ici, ce n'est pas possible, ou du moins c'est bien difficile. Si tu es repris, tu rallonges ton congé de plusieurs années, et, tu ne l'ignores pas, tu as quatre-vingt-dix chances sur cent contre toi. Te tuer, ce serait peut-être un peu moins bête, mais je ne te conseillerai d'employer ce moyen-là qu'à la dernière extrémité. Il me semble, d'ailleurs, que tu es assez fort pour supporter des souffrances qui poussent quelques malheureux à se donner la mort. Je sais bien que nous avons encore plus de deux ans et demi à tirer, mais, tu verras, ça se passera. Il faut seulement bien nous déterminer à sortir d'ici; il faut que cette pensée-là ne nous quitte pas, et nous en sortirons.

—Et la menace du conseil de guerre toujours suspendue sur notre tête, pour quoi la comptes-tu?

—Il faut lui échapper, au conseil de guerre; il le faut, entends-tu? Mais je te jure bien que si jamais, par malheur, je me voyais sur le point d'y passer....

—Eh bien?

—Eh bien! ce n'est pas à cinq ans ni à dix ans de prison qu'on me condamnerait...

—Tu te tuerais?

—Non, je les laisserais me tuer. Mais avant...

Et il fait le geste de mettre en joue un pied-de-banc qui passe.

Pourquoi pas, après tout? La violence n'appelle-t-elle pas la violence? Et quel nom donner à ces lois pénale auxquelles l'armée est soumise? De quel nom les flétrir? de quel nom les stigmatiser?

Tous les jours, à l'appel de midi, on nous fait former le cercle; un cercle au milieu duquel se place un chaouch, un livret à la main, et autour duquel rôde l'adjudant, comme un chien qui cherche à mordre. Le chaouch fait, en ânonnant, appuyant sur les mots avec son insupportable accent corse, et comme pris d'un certain respect devant les feuillets infâmes, la lecture du code pénal. Oh! ce code, tellement ignoble qu'il est horrible et tellement horrible qu'il est ignoble! ce code qui n'a pour but que la vengeance pour le passé et la terreur pour l'avenir! ce code où l'on entend revenir sans cesse ce mot: mort! mort! comme l'écho des lois féroces des temps barbares, comme le refrain de litanies sanglantes!...

Ah! bourgeois stupide, toi qui demandes qu'on dégage le soldat de l'énorme pénalité qui pèse sur lui, tu es donc assez aveugle pour ne pas voir que c'est pour te défendre, toi et tes biens, qu'on a écrit ce code épouvantable? Tu ne sais donc pas que ces lois sauvages sont ta sauvegarde? Tu ne comprends donc pas qu'il les faut, ces lois, pour te permettre de digérer en paix et de mâcher tranquillement ton cure-dents en accolant bêtement l'un à l'autre ces deux mots inconciliables: Patrie et humanité? Tu ne comprends donc pas que, sans ce code qui t'assure de leur obéissance, tu n'aurais bientôt plus d'esclaves pour maintenir le boeuf qui foule tes grains dans la grange et auquel tu as lié la bouche?...

Esclaves? Eh! parbleu, oui! nous le sommes, ilotes de l'armée, parias du militarisme, condamnés sans jugement à des travaux écrasants, condamnés à la faim, à la soif, à des tortures atroces, à la privation de tous moyens de distractions, aussi bien intellectuelles que physiques, à la privation de femmes,—avec toutes ses conséquences monstrueuses? Esclaves? Oui, mais pas plus—et moins peut-être—que les autres, les bons soldats, ceux qu'on n'a pas revêtus de notre livrée lugubrement ridicule et qui se figurent stupidement porter un uniforme quand ils n'ont sur le dos qu'une casaque de forçat.

—Ça n'empêche pas que ceux-là, on les soigne, dit en riant d'un gros rire mon camarade de lit, un Bourguignon, bon garçon, pas très malin, nommé Chaumiette. Il n'y a pas de danger qu'on leur fasse faire des corvées de bois comme celle que nous allons faire... Tiens, entends-tu le clairon?

Il s'agit, en effet, d'aller chercher du bois dans la montagne pour chauffer une fournée de chaux que le capitaine a fait préparer. On a établi, au milieu du camp, une grande balance où chacun, en arrivant, doit venir peser ses fagots et en faire constater le poids. Quand ce poids n'est pas atteint, il faut retourner chercher le complément.

—Viens avec moi, me dit Chaumiette. Je connais un coin où il y a beaucoup de bois. Nous trouverons de quoi faire notre charge. C'est le petit Lucas, tu sais, celui qui couche dans le marabout à côté du nôtre, qui m'a montré la place. Il va venir avec nous.

Le petit Lucas arrive.

—Vous savez, il ne faut rien en dire à personne... Juste dans cet endroit-là, il y a un vieux puits abandonné, très profond et, dedans, deux ou trois nids de pigeons. Les petits doivent commencer à être gros. S'ils sont bons à manger, j'irai les dénicher, nous les ferons cuire dans un ravin et nous boulotterons ça ce soir.

Au bout d'une heure de marche dans la montagne, nous sommes arrivés au fameux endroit: une petite vallée pierreuse au bout de laquelle poussent quelques buissons d'épines.

—Tenez, voyez-vous, dit Lucas, le puits est derrière les buissons.

Et il nous conduit auprès d'une large ouverture béante au ras du sol. Le puits n'a jamais été maçonné; il a été percé à même la terre qui, par place, s'est éboulée, laissant par-ci par-là de grosses pierres qui font saillie le long des parois. Des arbustes, des plantes, ont poussé au hasard, verticalement ou horizontalement, entremêlant leurs branches et leurs feuilles et, formant un fouillis tel, dans le rétrécissement sombre du puits, qu'on n'en peut apercevoir le fond, desséché sans doute, à trente ou quarante mètres peut-être. A quelques pieds seulement de l'ouverture, deux nids de pigeons apparaissent entre les larges feuilles d'un figuier sauvage.

—Entendez-vous les cris des petits? demande Lucas. Les voyez-vous? Je vais descendre les chercher et je vous les passerai.

—Veux-tu qu'on t'attache avec des ceintures? demande Chaumiette. Si tu allais tomber...

—Pas de danger.

Il descend en s'aidant des aspérités des parois, se retenant aux branches. Il tient les deux nids. Il nous les passe l'un après l'autre.

—Y en a-t-il, hein?... Ah! j'entends encore piauler en dessous...

Il se penche pendant que, agenouillés au bord du puits, Chaumiette et moi, nous cherchons à voir.

—Ah! deux autres nids! Tout...

Nous poussons un cri. La touffe d'herbe à laquelle se cramponnait Lucas s'est arrachée et il est tombé dans le gouffre, la tête la première, au milieu d'un grand bruit de branches cassées et de feuillages froissés, accompagné dans sa chute par une avalanche de sable et de pierres qu'on entend seules rouler encore.

—Lucas! Lucas!...

Rien ne répond.

—Il nous faudrait des cordes, des ceintures, dit Chaumiette.

Nous grimpons sur un monticule et, de là, nous appelons à l'aide à grands cris. Une dizaine d'hommes accourent. Un chaouch aussi.

—Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce qu'il y a?

—Lucas vient de tomber dans ce puits-là en faisant son fagot.

—Oui? ricane le chaouch. En faisant son fagot? Et ces deux nids de pigeons?

—Vite, des ceintures, crie Chaumiette. Nouez-les bout à bout. Je vais m'attacher par le milieu du corps et je vais descendre. Il n'est peut-être pas mort. En tous cas, il faut le remonter. On ne peut pas le laisser là une minute de plus.

—Mais toi, tu risques ta vie aussi, en descendant là-dedans.

—Bah! laisse donc. Qu'est-ce que ça fout?

—Attends un peu, au moins, voilà des camarades qui arrivent. On pourrait doubler les ceintures...

Chaumiette n'a rien voulu entendre. Il dégringole rapidement, retenu par la corde formée avec les ceintures que nous tenons à plusieurs. Tout d'un coup, il s'arrête. On ne le voit plus, mais on entend sa voix sortir du puits.

—Tenez bien la corde... Je l'ai trouvé. Il ne remue plus. Passez-moi vite une autre corde, que je l'attache... Bon. Maintenant, tirez... doucement. Je le pousserai en dessous, tout en remontant.

Trois minutes après, nous hissons le corps encore chaud de Lucas. Il s'est fracassé le crâne sur un rocher. Chaumiette, les mains et les bras en sang, les vêtements déchirés, la figure égratignée par les ronces et les épines, remonte à son tour.

—Ah! le pauvre gars! il était tombé jusqu'au fond! Il n'y a pas d'eau, dans ce puits-là... C'était plein de sang, par terre.

Le chaouch jette sur le cadavre son regard froidement idiot de bête méchante:

—Ça lui apprendra à aller chercher des nids au lieu de travailler...

Le soir, on nous a fait réunir pour nous lire un rapport spécial du capitaine:

«Le fusilier Lucas s'est tué, aujourd'hui, en tombant dans un puits. Il avait quitté le travail pour aller dénicher des nids de pigeons. Il est mort victime de son acte d'indiscipline et frappé aussi, sans doute, par la main de la Providence qui veut que nous fassions toujours preuve de mansuétude à l'égard des animaux et que nous ne les maltraitions point sans motif. Or, qu'y a-t-il de plus cruel que d'arracher du nid maternel, vivante image de la famille, de jeunes oiseaux sans plumes encore, pour les dévorer gloutonnement? La punition qui frappe la désobéissance et l'inhumanité du fusilier Lucas doit servir d'exemple à tous les hommes de la compagnie et leur rappeler que Dieu, qui sonde nos coeurs, voit aussi toutes nos actions.»




XVI

—C'est la première fois que vous prenez la garde?

—Oui, sergent.

—Venez avec moi. Je vais vous expliquer la consigne; et, quand vous serez de faction, si les prisonniers ne vous écoutent pas, vous n'aurez qu'à venir me le dire.

C'est la première fois, en effet, que je suis de garde à Aïn-Halib. Je suis descendu, à cinq heures du soir, avec une dizaine d'hommes en armes, pour garder pendant vingt-quatre heures les prisonniers parqués dans ce qu'on appelle «le ravin». C'est, au bas du camp, un quadrilatère fermé par un mur en pierres sèches et en terre, entouré d'un fossé. Outre les tentes des prisonniers, il y a deux marabouts, l'un pour les hommes de garde, l'autre pour le chef de poste.

Le sergent qui nous commande aujourd'hui passe pour une des plus belles rosses de la compagnie; c'est un Corse, face plate agrémentée d'un nez énorme, qui ne donnerait pas ses deux mauvais galons pour tout l'or du Pérou et qui se redresse, quand il est en fonctions, comme un pou sur une gale. Il s'appelle Salpierri, mais on l'a surnommé Bec-de-Puce. Il bégaye en bavant et a l'habitude d'avancer les lèvres, en cul de poule, ne laissant entre elles qu'un tout petit interstice. Il me semble toujours, quand il me parle, qu'il a l'intention de me souffler un noyau de cerise à la figure.

—Vous savez, a-t-il sifflé en crachotant, à sept heures, quand j'ai pris la faction, vous avez droit de vie et de mort sur ces gens-là.

Et il m'a indiqué du doigt un écriteau cloué à un poteau et qui porte ces mots: «Les sentinelles sont autorisées à faire usage de leurs armes.»

Usage! quel usage? Est-on autorisé à donner des coups de crosse ou des coups de baïonnette?

A-t-on le droit d'assommer les malheureux qu'on surveille ou de les fusiller à bout portant?

Elle ne vous renseigne guère à ce sujet, la pancarte.

D'ailleurs, je m'en fiche, moi, de la pancarte, et je ne perdrai pas mon temps à en discuter la rédaction, comme les bourriques qui voudraient bien savoir au juste s'il leur est permis de larder leurs camarades ou simplement de leur enfoncer les côtes. J'étais déjà décidé, en arrivant au ravin, à ne pas me montrer dur pour les prisonniers; mais, maintenant, je suis résolu à les laisser faire ce qu'ils voudront. Ils peuvent parler et même chanter, si ça leur fait plaisir. Je leur distribue mon tabac. Je leur fais cadeau de mes allumettes. Ils ont soif; je leur apporte un seau d'eau que je trimballe de tente en tente. Ils boivent, ils fument et ils causent. Ils commencent à chantonner. Ils ont bien raison de ne pas se gêner.

Une série de sifflements part du marabout du chef de poste.

—Factionnaire, il me semble que j'entends du bruit. Si ça continue, je vous fiche dedans.

Ça m'est égal.

—Vous savez que vous avez le droit de faire usage de vos armes.

Faire usage de mes armes? De la peau!

Ah! ça, pour qui me prend-il, ce Corse? Est-ce qu'il se figure que j'ai, comme lui, dans les veines, du sang de ces bandits sinistres qui sont brigands dans les maquis ou garde-chiourmes dans les bagnes? Est-ce qu'il croit, réellement, que j'aurai jamais la lâcheté de maltraiter ces hommes, qui sont là, couchés sur la terre nue, chacun sous une simple toile de tente si basse et si étroite qu'ils ne peuvent même pas s'y remuer. On les appelle des tombeaux, ces tentes montées avec la toile réglementaire portée par les deux moitiés de supports et haute à peine de cinquante centimètres, sur soixante de largeur. Les prisonniers y entrent en se mettant à plat ventre, rampant, usant de précautions infinies pour ne pas les démonter; et une fois dedans, c'est tout au plus s'ils peuvent changer de position, quand ils ont tout un côté du corps complètement ankylosé. C'est sous ce lambeau de toile, exposés à toutes les intempéries, garantis du froid des nuits par un couvre-pieds dérisoire, qu'il leur faut réparer leurs forces. Et, chaque matin, en dehors des corvées les plus pénibles, ils doivent faire trois heures du peloton de chasse le plus éreintant; autant l'après-midi, sous la chaleur accablante. Il est vrai qu'on les nourrit bien: ils ne touchent ni vin, ni café et n'ont de viande qu'une fois par jour. Leur seconde gamelle ne contient que du bouillon.

Ah! ils n'ont pas oublié la faim dans l'arsenal des peines atroces dont ils peuvent disposer, les tortionnaires! Ils n'ont pas dédaigné ce châtiment infâme et et qui déshonorerait un bourreau, ces hommes qui osent dire à des citoyens libres, au nom d'un hypocrite patriotisme de caste: «Il faut être soldat ou crever!»

Il n'y a pas que des hommes punis de prison, dans ces tombeaux devant lesquels je passe et je repasse, le fusil sur l'épaule; il y a aussi des hommes punis de cellule. Ceux-là ne font pas le peloton. Ils restent nuit et jour étendus sous leur tente dont ils ne doivent sortir sous aucun prétexte. Seulement, ils n'ont droit qu'à une soupe sur quatre, soit une gamelle tous les deux jours. Ils restent donc un jour et demi sans manger, reçoivent une soupe, jeûnent encore pendant trente-six heures, et ainsi de suite pendant le nombre de jours de cellule qu'ils ont à faire. L'eau aussi, on la leur mesure. On leur en donne un bidon d'un litre tous les jours, pas une goutte de plus. La chaleur étant étouffante, à dix heures du matin cette eau est en ébullition.

Je n'aurais jamais imaginé qu'on pût infliger à des hommes—surtout à des hommes qui ne sont sous le coup d'aucun jugement—des traitements semblables.

Et ces deux punitions ne sont pas encore les plus terribles. Il en existe une troisième qui l'emporte de beaucoup sur elles en horreur et en ignominie: c'est la cellule avec fers. L'homme puni de fers est soumis au même régime alimentaire que l'homme puni de cellule: il n'a qu'une soupe tous les deux jours. De plus, on lui met aux pieds une barre, c'està-dire deux forts anneaux de fer qu'on lui passe à la hauteur des chevilles et qui sont réunis, derrière, par une barre de fer maintenue par un écrou accompagné d'un cadenas. Cette barre, longue d'environ quarante centimètres, est assez forte pour servir d'entrave à la bête féroce la plus vigoureuse. L'homme, une fois ses pieds pris dans l'engin de torture, doit se coucher à plat ventre. On lui ramène derrière le dos ses deux mains auxquelles on met aussi les fers. On lui prend les poignets dans une sorte de double bracelet séparé par un pas de vis sur lequel se meut une tringle de fer qu'on peut monter et descendre à volonté. On tourne cette tringle jusqu'à ce qu'elle serre fortement les poignets et on l'empêche de descendre en la fixant au moyen d'un cadenas.

L'homme mis aux fers, on le pousse sous son tombeau. Quand on lui apporte sa soupe, tous les deux jours, il la mange comme il peut, en lapant comme un chien. S'il veut boire, il est obligé de prendre le goulot de son bidon entre ses dents et de pencher la tête en arrière pour laisser couler l'eau. S'il renverse sa gamelle, s'il laisse tomber son bidon, tant pis pour lui. Il lui faut rester vingt-quatre heures sans boire et trente-six heures sans manger.

Et, si le malheureux fait entendre une plainte, si la souffrance lui arrache un cri, on lui met un bâillon; on lui passe dans la bouche un morceau de bois qu'on assujettit derrière la tête avec une corde. Quelquefois—car il faut varier les plaisirs—les chaouchs préfèrent le mettre à la crapaudine. Rien de plus facile. Les fers des mains sont terminés par un anneau. On passe dans cet anneau une corde qu'on fait glisser autour de la barre; on tire sur la corde et on l'attache au moyen d'un ou de plusieurs noeuds au moment précis où les poignets du patient sont collés à ses talons.

Ils sont trois, là-bas, tout au bout du ravin, qui sont aux fers depuis plusieurs jours déjà, attachés comme on n'attache pas des bêtes fauves, les membres brisés, dévorés le jour par les mouches, la nuit transis de froid, mangés vivants par la vermine. Ils nous ont demandé, quand nous avons pris la garde, de verser un peu d'eau, par pitié, sur leurs chevilles en sang et sur leurs poignets gonflés et bleuis. Le Corse les a menacés, pour toute réponse, de leur mettre le bâillon s'ils disaient un mot de plus. Il a fallu que j'aille, tout à l'heure, à pas de loup, verser le contenu d'un bidon sur les chairs tuméfiées et meurtries de ces misérables qu'on torture, au nom de la discipline militaire, avec des raffinements de barbarie dignes de l'Inquisition.

Et maintenant, en écoutant leurs plaintes douloureuses et le grincement des fers qu'ils font crier en essayant de se retourner, je pense à toutes sortes de choses atroces qui m'ont été racontées, là-haut, par des hommes sur lesquels s'est exercée, depuis de longues années, la férocité des buveurs de sang. Les ateliers de Travaux Publics, les Pénitenciers militaires... tous ces bagnes que remplissent des tribunaux dont les sentences iniques eussent indigné Torquemada et fait rougir Laubardemont; ces bagnes dans lesquels les condamnés doivent produire une somme de travail déterminée par la cupidité des garde-chiourmes, intéressés aux bénéfices; ces bagnes dans lesquels les ressentiments des chaouchs se traduisent par des punitions épouvantables: trente, soixante jours de cellule, avec une soupe tous les deux jours; les fers aux pieds, aux mains, la crapaudine, le Camisard. Le Camisard, un supplice qui dépasse en horreur tout ce qu'on pourrait imaginer: le détenu a les pieds pris dans des pédottes scellées au mur de sa cellule; on lui passe une camisole qui lui maintient derrière le dos les bras qu'on tire verticalement et qu'on attache à un anneau scellé aussi au mur à la hauteur de la tête; à cet anneau pend un collier qui enserre le cou. Il reste là, le patient, pendant quatre ou huit jours, au régime, au quart de pain, satisfaisant ses besoins sous lui, dormant debout...

Et le fort Barreau, dont on lit périodiquement le régime dans les Pénitenciers, et où sont envoyés les détenus contre lesquels ont été épuisées toutes les mesures disciplinaires! Quatre-vingt-dix jours de cellule au quart de pain, dans une casemate absolument nue, avec bastonnades, aspersion de cellule, au moindre mot, au moindre signe! Un régime tellement atroce que les malheureux qui doivent le subir y résistent à peine un mois et, épuisés, anémiés, tués à petit feu, doivent être dirigés sur un hôpital dont ils ne sortent, neuf fois sur dix, que les pieds en avant...

Ah! bon Dieu! Et dire qu'on a aboli le servage, la torture et les oubliettes!...

J'ai pensé toute la nuit à ces monstruosités.

Le lendemain matin, quand j'ai pris la faction, à six heures, les prisonniers s'alignaient, un énorme sac au dos, pour le peloton.

Ils sont huit.

—Garde à vos! crie Bec-de-Puce en sortant de sa tente, le revolver au côté.

Et il passe devant le rang, inspectant la tenue, soulevant les sacs, pour s'assurer qu'ils ont bien le poids réglementaire—un poids incroyable.

—Pourquoi n'avez-vous pas astiqué les boutons de votre capote, vous?

—Parce que j'ai peur de les user.

—Comment vous appelez-vous, déjà?

—Hominard.

—Bien, Vous aurez huit jours de salle de police avec le motif. Vous verrez si ça fait des petits.

—Pourvu qu'ils soient moins vilains que toi, c'est tout ce qu'il me faut.

Le chaouch ne répond pas. Il fait mettre baïonnette au canon et commande du maniement d'armes en décomposant:

—Portez armes!... Deux!... Trois!

Et il espace ses commandements! Chaque mouvement dure plus de cinq minutes. C'est qu'il est fait depuis longtemps, le pied-de-banc, à ces luttes quotidiennes entre gradés et disciplinaires qui, outrés, poussés à bout, se fichant de tout excepté du conseil de guerre, ont appris par coeur le code pénal et font essuyer à leurs bourreaux toutes les avanies, tous les outrages que la loi n'a pas prévus. Ce sont eux qui ont imaginé de ne jamais parler aux chaouchs qu'en les tutoyant, le tutoiement étant considéré comme un acte d'indiscipline, mais non comme une injure. Ils n'iront jamais, ceux-là, traiter un gradé d'imbécile; mais ils lui diront, vingt-cinq fois par jour que, sur cent individus, lui compris, quatre-vingt-dix-neuf sont doués d'une intelligence de beaucoup supérieure à la sienne. Ils répondront à ses coups de fouet par des coups d'épingle et à ses brutalités par des vexations sanglantes. Picadores qui ont entrepris d'exciter le taureau et de le mettre en rage en le piquant d'aiguillons, sans que jamais la pointe acérée s'enfonce dans les chairs et fasse jaillir le sang.

Le chaouch, les dents serrées, reçoit, sans rien dire, les quolibets et les railleries qui le font blêmir et les offenses qui le font trembler de colère. D'une voix saccadée, il continue à commander du maniement d'armes, en espaçant les temps de plus en plus. Il a l'air d'attendre quelque chose qui ne vient pas, et il attend, en effet. Il sait que la comédie se termine parfois en drame, et qu'il suffit d'un instant d'oubli pour que l'un des malheureux qu'il esquinte laisse échapper une parole un peu trop vive ou une exclamation irréfléchie. Il sait que, vaincu par la fatigue, à bout de forces, l'un d'eux refusera peut-être de continuer le peloton. C'est le conseil de guerre: cinq ans, dix ans de prison dans le premier cas, deux dans le second. Alors, il se frottera les mains; il pourra s'arracher, pendant quelque temps, au pays perdu où il exerce son ignoble métier; comme témoin à charge, il accompagnera sa victime à Tunis, où siège le tribunal; là, il pourra s'amuser. Et il oubliera, entre les bouteilles d'absinthe et les filles à quinze sous, le malheureux qui gémit dans une cellule, seul avec la vision terrible de sa vie brisée.

Combien en ai-je vu, déjà, de ces gradés, le lendemain d'un rengagement, exciter et provoquer odieusement des hommes, dans le dessein, s'ils arrivaient à les faire mettre en prévention de conseil de guerre, de les suivre comme témoins jusqu'à Tunis où ils pourront rigoler, au moins, en dépensant le montant de leur prime!

—Pas gymnastique... marche! crie le sergent.

Les huit hommes se mettent en mouvement et, en passant devant lui, chacun d'eux lui lance un coup de patte:

—Tiens, ce pauvre Bec-de-Puce, il est tout pâle! On dirait qu'il va claquer!

—C'est vrai que tu répètes ton rôle pour aller figurer à la Morgue?

—On ne voudrait pas de lui. On ne verrait plus que son nez dans l'établissement.

—Tais-toi donc. Ça et ses pieds, c'est ce qu'il a de plus beau dans la figure.

—Faut pas blaguer son tassot; il sert de portemanteau à son camarade de lit.

—C'est égal, il ferait un fameux chien de chasse!

—Oui! mais c'est dommage qu'on lui voie la cervelle par les narines. La pluie pourrait l'endommager.

—Faut-il tout de même qu'une femme soit malheureuse, pour être forcée de s'éreinter pendant neuf mois à porter un oiseau pareil!

Bec-de-Puce ne sourcille pas.

—Par le flanc gauche... halte! Reposez.... armes!

Lentement, il passe devant le rang, les mains derrière le dos. Il rectifie les positions.

—La crosse en arrière... les doigts allongés... Tubois, huit jours de salle de police... le canon détaché du corps. Hominard, joignez les talons...

A chacune de ses observations répond un murmure dont je ne distingue guère le sens, bien que je ne sois qu'à cinq ou six pas.

—Sergent, dit Hominard sans quitter la position, j'ai quelque chose à vous demander.

—Après le peloton.

—Sergent, c'est très pressé et ça vous regarde.

—Qu'est-ce que c'est?

—Est-ce que c'est vrai qu'en Corse, quand on a envie de manger du dessert, on s'en va flanquer des coups de pied dans les chênes, pour faire tomber des pralines à cochons?

—Huit jours de salle de police, avec le motif.

—Vache!

L'exclamation m'est parvenue, très distincte, cette fois. Bec-de-Puce se tourne vers moi.

—Vous avez entendu, factionnaire?

—Quoi donc, sergent?

—Ce que cet homme vient de me dire.

—Oui, sergent; il vous a demandé si c'était vrai qu'en Corse...

—Mais non, pas cela. Ce qu'il vient de dire. Il m'a appelé vache.

—Je n'ai pas entendu.

—Non?

—Non.

—Très bien.

Il griffonne quelques mots sur un bout de papier et appelle un des hommes de garde qui sort en courant du marabout.

—Portez ça au capitaine. Vous attendrez la réponse.

Elle ne s'est pas fait attendre, la réponse. Elle est laconique, mais expressive: «Mettez immédiatement aux fers cet indiscipliné.»

On m'a mis aux fers.

—Ce n'est pas la peine de faire voir votre colère, allez! ricane Bec-de-Puce, comme je grince des dents en sentant la tringle, vissée sans pitié, me faire craquer les os.

Moi, en colère? Allons donc! Et contre qui? contre toi, peut-être, vil instrument, tortionnaire inconscient? Contre toi? Mais je ne t'en veux même pas, entends-tu? de tes brutalités idiotes et de tes lâches sarcasmes. Et certes, si jamais l'heure de la justice vient à sonner, ce ne sera ni à toi ni à tes semblables que je crèverai la paillasse; mais je me ruerai comme un fauve sur le système abject qui t'a jeté sur le dos, à toi, une livrée de bourreau et qui m'a revêtu, moi, d'un costume de forçat; je l'agripperai à la gorge et je ne lâcherai prise que quand je l'aurai étranglé. Et, si je ne réussis pas à étouffer le monstre, s'il me saigne avant que j'aie pu en faire un cadavre, j'aurai du moins montré à d'autres comment il faut s'y prendre pour arriver à terrasser l'ennemi et pour le jeter, étripé et sanglant, comme une charogne immonde, dans le cloaque de la voirie.

C'est pour cela que je ne me mets pas en colère. Je souffre... Je souffrirai encore longtemps, sans doute; mais, tant que j'aurai un souffle, tant que je sentirai mon coeur d'homme battre sous ma capote grise de galérien, je résisterai à l'âpre montée des passions qui usent, des emportements stériles. Elle dure trop peu, vois-tu, la colère. Je n'ai que faire, moi, des délires que le vent emporte et des fureurs qu'une nuit abat.

Ce qu'il me faut, ce que je veux emporter d'ici, tout entière, terrible et me brûlant le coeur, c'est la haine; la haine que je veux garder au dedans de moi, sous l'impassibilité de ma carcasse. Car la haine est forte et impitoyable; le temps ne l'émousse pas; elle ne transige point. Elle s'accroît avec les années; chaque jour d'abjection l'augmente; chaque heure d'indignation la féconde, chaque larme la fait plus saine, chaque grincement de dents plus implacable.

La haine, c'est comme les balles: en la mâchant, on l'empoisonne.




XVII

Voilà des mois que je ne sors pas de la prison. Quand les chaouchs ont pris un homme en grippe, ils ne le lâchent point.

Je souffre horriblement. Moralement d'abord. C'est une chose terrible que d'être obligé, avec un caractère violent, entier, d'avaler silencieusement tous les outrages et de ronger ses colères. Et puis, je suis seul. Personne, de près ni de loin, pour m'encourager, pour me mettre du coeur au ventre.

Eh bien! j'aime mieux cela, au fond. Je préfère cet isolement, cet abandon, aux pitiés qui usent l'énergie et aux lamentations qui émasculent. Cela m'ôterait du courage, je crois, de savoir qu'on pleure sur mon sort; et je sais gré à tous ceux qui pourraient s'intéresser à moi de leur ingratitude égoïste; je leur sais gré de n'avoir jamais fait luire à mes yeux ces feux follets de l'espérance menteuse qui ne brillent que pour vous faire tomber, en disparaissant, dans les fondrières de l'abattement. J'ai foulé aux pieds, depuis longtemps, les croyances bêtes de mon enfance et je n'écris plus à personne. Pas une seule fois, même dans les minutes les plus atroces, je n'ai pensé à appeler à mon aide les sentiments religieux ou le souvenir de la famille. Je ne veux pas donner à mes douleurs cette consolation puérile. Je serais obligé de l'enlever, plus tard, comme un appareil qu'on arrache brutalement d'une blessure mal fermée et qui laisse la plaie à vif. La rage seule me soutient. Je me repais de ma haine. J'irai jusqu'au bout ainsi, sans faiblir, car j'ai foi en l'avenir, car je sais que c'est avec les fers qu'il a trouvés dans les cachots de la Bastille que le peuple a forgé la Louisette.

Je souffre physiquement, aussi. Et la souffrance morale pèse peu, peut-être, à côté de cette souffrance-là. Le peloton de chasse, avec le ventre vide, la gorge sèche, la sueur qui inonde le corps et dont les gouttes salées viennent piquer les yeux; l'immobilité, pendant des heures, dans les poses les plus fatigantes du maniement d'armes ou de l'escrime à la baïonnette, en plein soleil; les séries de pas de course, avec une charge à faire reculer une bête de somme, sur une piste dont la poussière soulevée altère et aveugle! Les fers qui brisent les membres; le bâillon qui fend la bouche et ensanglante la lèvre qui ne peut même plus s'indigner! Et surtout la faim, la faim atroce qui tord les entrailles, qui affole; la soif dévorante qui fait hurler! Quoi de plus terrible que la fatigue immense, presque invincible, qui s'appesantit sur le corps exténué? Quelles luttes à soutenir contre les forces qui s'en vont, contre l'énergie qui disparaît, contre l'avachissement qui ne tarderait pas à avoir raison de l'esprit énervé!...

Il faut réagir, pourtant, résister jusqu'au dernier moment et rire au nez du Code pénal,—ce canon chargé, mèche allumée, devant lequel je dois vivre.

Un homme de garde, en passant devant mon tombeau, laisse tomber un papier plié en quatre. Je le ramasse. C'est un billet de Queslier. Il m'avertit qu'il a pu disposer d'un pain et qu'il l'a caché, à mon intention, à un endroit qu'il m'indique. Je n'aurai qu'à m'esquiver, le soir, pour aller le chercher. C'est à deux cents mètres du ravin, tout au plus. Tant mieux, ma foi! Je crève de faim, depuis huit jours que je suis en cellule, avec une soupe tous les deux jours. Je n'ai pas mangé depuis hier matin... Tiens, mais à propos, d'où provient-il, ce pain?

—Quelle blague! me dit tout bas un de mes voisins, en cellule aussi et à qui j'ai promis d'en donner un morceau. Tu ne sais donc pas que, toutes les nuits, il y a des types qui vont chaparder des pains sur les rayons de la grande tente de l'administration? Moi, je ne leur donne pas tort...

Moi non plus. Je ne donnerai jamais tort à l'homme qui dérobera une boule de son. Je laisserai cette canaillerie sauvage aux tribunaux militaires, qui n'auront pas honte, s'ils sont jamais surpris, ces affamés, de leur infliger une condamnation pour vol,—le vol de la nourriture que leurs supérieurs leur grinchissent.

Il fait presque nuit. J'allonge la tête pour examiner la place et voir la binette du factionnaire. Pourvu que ce ne soit pas une bourrique!... Non; c'est Chaumiette. Avec lui, il n'y a pas de danger; s'il me voit m'évader, il fera certainement semblant de ne pas me voir. Il est justement seul dehors. Les autres hommes de garde sont sous leur marabout, le pied-de-banc sous le sien. Allons-y. Je sors de mon tombeau en rampant; je me glisse le long du mur sur lequel je me hisse sans bruit. Je prends mon élan pour sauter le fossé... Zut! une pierre qui tombe et roule sur une vieille boîte de conserves... tant pis! Je saute et je pars en courant, sans faire de bruit, sur la pointe des pieds; j'ai déjà parcouru la moitié du chemin...

—Halte-là!... Halte-là!... Halte-là, ou je fais feu.

Un gros olivier est à côté de moi. Instinctivement, je me jette derrière, à plat ventre. Le tonnerre d'un coup de fusil éclate et la balle s'enfonce dans l'arbre, à un mètre de terre, avec le bruit mat d'une pomme cuite qu'on colle le long d'un mur. Bien visé! Je me relève vivement et je fais tourner mes bras, comme les ailes d'un moulin à vent, pour indiquer que je reviens.

On m'a mis aux fers.—Ils ont cru que je voulais déserter, les imbéciles!

Pendant la nuit, Chaumiette a repris la faction. Il s'est approché de mon tombeau.

—Est-ce que tu dors?

—Non.

—Tu sais, tout à l'heure... je t'avais bien vu partir, mais je ne disais rien... c'est le sergent qui t'a entendu... Il m'a commandé de tirer... tu comprends... il était à côté de moi... j'ai tiré en l'air!...

—Lâche!




XVIII

Lâche! Pourquoi? Est-ce que ce Chaumiette qui vient de tirer sur moi n'a pas risqué sa vie, il y a déjà quelques mois, pour retirer Lucas du puits où il était tombé? C'est un lâche, cet homme qui, pouvant se dérober aussi bien que les autres, presque convaincu qu'il ne remonterait du gouffre qu'un cadavre, n'a pas même voulu attendre, pour y descendre, qu'on eût préparé une corde solide? Un lâche, lui qui courait chance, en se laissant entraîner par sa générosité, de se briser le crâne, comme l'autre, contre la pointe d'un rocher? Un lâche, ce garçon hardi, aux sentiments mâles, que le danger n'effraye pas et que le péril ne fait pas blêmir? Allons donc!...

Non, ce n'est pas un lâche. C'est un peureux. Un peureux qui se jettera dans le feu, aujourd'hui, pour sauver un camarade, et qui lui cassera la tête, demain, au moindre mot d'un chaouch. Son coeur n'est point bas; il est timide. Son courage disparaît devant une consigne; sa hardiesse tombe devant un mot d'ordre. Il est trop brave pour reculer; il est trop poltron pour oser. Il a l'appréhension du châtiment, la crainte du règlement, la peur du galonné...

La peur, oui, c'est bien la principale colonne du temple soldatesque. L'armée: une boutique dans laquelle on passe les consciences à la lessive et où les caractères, tordus comme des linges mouillés, sont placés sous le battoir ignoble de la discipline abrutissante.

Ce n'est que par la peur que le système militaire a pu s'établir. Ce n'est que par la peur qu'il se maintient. Il doit peser sur les imaginations par la terreur, comme il doit remplir d'obscurité l'âme des peuples pour les empêcher de voir au delà de l'horizon stupide des frontières. Il doit s'entourer d'un appareil mystérieux, d'une sorte de pompe religieuse où l'horreur s'allie à la magnificence, où les fanfares retentissent au milieu des hurlements du carnage, où l'on distingue confusément, jetés pêle-mêle sur le manteau sanglant de la gloire, les panaches des généraux et les menottes des gendarmes, le bâton de maréchal et les douze balles du peloton d'exécution, les palmes du triomphe et les ossements des victimes.

Il lui faut cela pour que la foule s'étonne et le redoute, comme elle reste bouche bée devant un charlatan dont le clinquant et le panache l'attirent, mais dont elle se recule, craintive, aussitôt qu'elle a vu briller une pince dans la main de l'opérateur. Il faut cela pour que le peuple, toujours en extase devant le merveilleux qu'il ne cherche pas à approfondir, soit saisi, à son aspect, d'une frayeur vague qui confine parfois à l'admiration. Sauvage qui se prosterne, plein de terreur et de respect, devant l'arme à feu qu'il ne s'explique pas et qui doit le foudroyer.

Nous sommes ici trois cents hommes, l'écume de l'armée, le vomissement de tous les régiments, mélange confus de tous les caractères, scories de toutes les classes de la société. On peut trouver de tout, parmi nous, depuis le fils de famille jusqu'au rôdeur de barrières, depuis le lettré jusqu'à l'ignorant, depuis l'ouvrier jusqu'au mendigo tireur de pieds de biche, depuis le travailleur qui ne cane pas devant le turbin jusqu'au trimardeur qui va faire la chasse aux croûtes de pain avec un fusil de toile. Eh bien! sur ces trois cents hommes, je suis sûr qu'il n'y en a pas vingt qui soient conscients, qui sachent pourquoi ils se sont irrités contre les prescriptions bêtes et les règlements atroces, pourquoi ils se sont soulevés contre la discipline, qui ne soient pas, au fond, des insurgés pour rire, des révoltés à la manque...

La peur les mène encore par l'oreille, ces réfractaires; la peur, qui soutient tant d'abus et de préjugés pourris qu'on ficherait par terre en soufflant dessus,—s'ils n'étaient pas étayés par les dos terrifiés d'imbéciles qui ne raisonnent point.




XIX

Je suis sorti de prison hier soir, avec cinq ou six autres. Le capitaine a gracié les hommes auxquels il ne restait pas plus de quinze jours à faire. Cette clémence inusitée a une cause. Le général commandant la division doit venir, aujourd'hui, inspecter la 5e Compagnie de Discipline.

Toute la compagnie, en grande tenue, est alignée, depuis près d'une heure, sur le front de bandière. Le capitaine, à pied, se promène avec les officiers, d'un air préoccupé. De temps en temps il jette un coup d'oeil sur les rangs et crie à un chaouch:

—Faites descendre le pantalon de cet homme-là... Remontez la plaque du ceinturon...... Le képi droit!... Sergents, veillez à ce qu'ils aient leurs képis bien droits... et faites-leur dérouler leurs couvre-nuques, à tous!...

Toutes les trois minutes, il s'arrête et regarde attentivement à droite, du côté de la route de Gabès. Il frappe du pied, il fronce le sourcil. Il semble impatient, anxieux.

—Mais qu'est-ce que c'est donc que ce général-là? me demande Hominard, qui est placé à côté de moi. Est-ce que c'est un phénomène en vacances?

Je ne sais pas au juste. Je n'en ai entendu parler que par quelques journaux qui, je ne me rappelle plus comment, me sont tombés entre les mains et par les racontars des nouveaux arrivés de France. Il paraît qu'on ne parle que de lui, là-bas, de ses grandes capacités, de son patriotisme, de ses sentiments républicains, de toutes les qualités, enfin, qui mettent un homme hors de pair et en font la bête blanche d'un peuple. Je ne serais pas fâché de le voir. C'est peut-être un phénomène, réellement...

—Garde à vos!

Là-bas, tout au bout de la route, au milieu des manteaux rouges d'une trentaine de spahis, une voiture arrive au grand trot. Le capitaine se tourne vers l'adjudant et, lui frappant sur l'épaule:

—Vous le voyez, celui-là? Eh bien! il sera ministre de la guerre!

La voiture est à cinquante pas.

—Portez... armes! Présentez... armes!

Prestement, le général est descendu et s'est avancé vers le capitaine. Nous l'avons vu. Nous avons vu sa belle barbe poivre et sel, ses bottes à éperons énormes et son képi à la Saumur, qui dissimule mal une coiffure de garçon boucher.

Après les compliments d'usage, il s'est décidé à passer devant les rangs. Notre uniforme, qu'il n'a jamais vu, paraît l'étonner fortement.

—Et de quelle couleur sont leurs képis? demande-t-il au capitaine, intrigué qu'il est par la forme étrange de nos coiffures dont la nuance est cachée par nos couvre-nuques blancs.

—Il sont gris, mon général, comme leurs pantalons et leurs capotes.

—Pas possible! Alors, ils ne sont pas rouges?

—Non, mon général.

—Quelle naïveté! dis-je à mon voisin de droite, cet imbécile de Lecreux.

—Ça échappe à tout le monde, ces choses-là, me répond-il tout bas. Ça ne l'empêche pas d'être très fort—oui, très fort.

C'est possible. D'ailleurs, ça m'est égal. Mon enthousiasme n'a pas l'habitude de s'enflammer, pour éclater de tous les côtés, comme une chandelle romaine, à la moindre étincelle.

—Mettez sac à terre, vous, et installez rapidement.

Tiens, il est tout à côté de moi, le général, et c'est justement à Lecreux qu'il vient d'ordonner de placer, sur une serviette étendue par terre, le contenu de son sac. Il le regarde faire, tranquillement, les mains dans les poches, le képi en arrière, à la Jean-Jean. Je profite de l'occasion pour le dévisager à loisir.

Tout à coup, il se baisse et se relève en souriant, une brosse à graisse à la main.

—Pourriez-vous me dire, capitaine, pourquoi cette brosse n'est pas matriculée?

Le capitaine bredouille. Les officiers font des nez longs comme ça. Les chaouchs tremblent, comme des feuilles. Ils ont oublié de matriculer une brosse!

Le général s'aperçoit de l'embarras des galonnés. Il a l'air d'en jouir; mais il ne veut pas se montrer féroce:

—C'est un oubli, je l'admets... Cependant, rappelez-vous, capitaine, qu'il faut tout matriculer, à ces gens-là, jusqu'aux clous des souliers. Ils ne doivent rien perdre, rien égarer. Sans ça, le conseil de guerre... La discipline, voyez-vous, il n'y a que ça... la discipline!... oh! moi, là-dessus, je me montrerai toujours impitoyable... moi, moi... je... voyez-vous... moi...

On lui a amené son cheval. Il l'enfourche.

—Lieutenant, prenez le commandement de la compagnie.

Tous les officiers nous ont fait manoeuvrer, à tour de rôle. Ils n'y étaient plus. Ils donnaient des ordres saugrenus qui faisaient heurter les sections les unes contre les autres, au milieu d'un inextricable pêle-mêle. Ils perdaient la tête, visiblement ensorcelés par le charme qui se dégageait du dieu, éblouis par son éclat, fascinés par l'ascendant de son regard.

Et lui, tranquille, souriant, la jambe passée sur l'encolure de son cheval, les regardait de haut, paraissant leur savoir bon gré du trouble évident qu'il jetait dans leurs esprits, les remerciait du coin de l'oeil—Louis XIV daignant se montrer charmé d'avoir embarrassé un pauvre homme.

—Eh bien! qu'en penses-tu, du général? vient me demander Lecreux quand la revue est terminée. Crois-tu qu'en voilà un, au moins? Ah! s'ils étaient tous comme lui!...

Il semble très content, Lecreux. Il a été choisi entre tous pour exposer aux yeux du grand chef ses chemises et ses godillots. Il en aurait reçu un coup de pied dans le derrière, qu'il paraîtrait peut-être encore plus fier; mais ce peu lui suffit. Il a l'air radieux. Il y a des gens comme ça.

Ce que je pense du général? Beaucoup de choses ou rien du tout, comme on veut. Je le vois se promener, étalant ses grâces, ainsi qu'un paon qui fait la roue, devant le Cercle des officiers. Le capitaine l'accompagne, toujours à un pas en arrière, par déférence, ou peut-être pour éviter les grands gestes du personnage. Du reste, je n'ai plus besoin de le regarder, je l'ai bien examiné, tout à l'heure.

Une tête de gouapeur banal, de godailleur vulgaire, de poisseux à la mie de pain. Un front étroit et bas; des yeux gris-bleu de larbin énigmatique, sournois et menteur, qui siffle le vin des singes dans l'escalier de la cave, et qui les débine, quand ils sont sortis; l'allure louche et torse du laquais qui sait concilier toutes les complaisances et toutes les bassesses avec toutes les impertinences et tous les orgueils. Derrière la banalité du visage se cachent la duplicité et l'hypocrisie qu'on devine sous l'épiderme, comme des boutons malsains qui couvent sous la peau.

On sent que cet homme, qui pourrait être un crâne, n'est qu'un crâneur. Sa physionomie fait soupçonner des choses qui étonnent: la hardiesse probable du caractère étranglée par l'abâtardissement de la conscience et l'étroitesse de l'esprit, l'énergie conservée seulement pour le mensonge,—le balai sale avec lequel il doit, impassible et cynique, écarter tous les obstacles.

Il y a en lui du valet de bourreau patelin et du sacristain soûlard, de la culotte de peau et du rastaquouère. Il y a en lui l'étoffe d'un aventurier équivoque, d'un de ces Catilinas désossés auxquels le peuple, mastroquet stupide des gloires sophistiquées, est toujours disposé à flanquer, à l'oeil, des mufées de vanité, des bitures de présomption...

Le peuple, ridicule victime, au bout du compte, dupe imbécile, irrémédiablement prostitué aux sauteurs à épaulettes, toujours prêt à couper dans la pommade patriotique—à la moelle de meurt-de-faim...

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