Biribi: Discipline militaire
XX
Je viens de m'étendre sur ma natte, fourbu, énervé, furieux comme je ne l'ai jamais été depuis les treize mois que je suis à la compagnie.
C'était aujourd'hui le 14 Juillet. On a célébré la Fête nationale, à Aïn-Halib. Il y a eu, le matin, une grande revue et un tir d'honneur, deux distributions de vin et trois distributions de café et, l'après-midi, des courses en sacs et des courses à pied, des jeux du baquet et de la poêle. Un poteau de télégraphe enduit de suif servait de mât de cocagne et, à un cercle de barrique accroché au sommet, pendaient des paquets de tabac et de la cire à astiquer, des boîtes de cirage et des saucisses, des bâtons de sucre de pomme et des fioles à tripoli.
Rien de profondément triste comme ces réjouissances de prisonniers, rien d'ironiquement lugubre comme cet anniversaire de la prise de la Bastille fêté dans un bagne!...
Écoeurés et fatigués par le spectacle de ces divertissements stupides, nous nous étions retirés, trois ou quatre, vers la fin de l'après-midi, dans un marabout. Un pied-de-banc qui passait et qui nous a entendus parler s'est précipité dans la tente:
—Voulez-vous sortir, nom de Dieu! et aller vous amuser avec les autres? Est-ce que vous vous figurez que ç'a été inventé pour les chiens, le 14 juillet?... Si je vous repince à ne pas vous amuser, je vous fiche dedans!...
Et il nous a fallu assister, le soir, à une représentation théâtrale donnée dans une baraque en planches et en toile, construite tout exprès. Les acteurs s'étaient grimés tant bien que mal et ont joué deux ou trois pièces quelconques au milieu des applaudissements. Deux d'entre eux, qui remplissaient les rôles de femmes et qui portaient des jupes et des chapeaux pêchés je ne sais où, excitaient des murmures d'admiration—et de rage. J'ai vu, à leur apparition, des visages se contracter et des doigts se crisper sur les bancs, j'ai entendu des cris bestiaux de fauves en rut se mêler aux bis d'enfiévrés qui se fichaient pas mal de la pièce, mais qui voulaient se repaître, encore et encore, du gonflement factice des corsages et de l'énormité des croupes, de cette illusion de la chair femelle dont la faim, depuis longtemps, les torturait. Un petit officier, arrivé de France depuis deux mois à peine, le lieutenant Ponchard, s'est levé de la chaise qu'il occupait auprès du capitaine et, sous prétexte de donner des conseils aux acteurs, est entré dans les coulisses.
—Ce qu'il fourgonne dans les jupes de celui qui fait la femme de chambre! est venu nous dire un blagueur qui avait été regarder à travers une fente de la toile. Non, c'est rien que de le dire! Dame! c'est qu'ils sont aussi sevrés que nous, les officiers.
—Mais ils peuvent au moins, de temps en temps, faire un voyage à Gabès ou ailleurs, dans une ville où il y a des femmes! s'est écrié un de mes voisins; tandis que nous!... Ah! bon Dieu!... Moi, ce soir, c'est pas de la blague, je coucherais avec une truie!...
J'ai ri—ou j'ai fait semblant de rire—de ces emportements furieux, de ces appétits que le jeûne n'a pas domptés, mais a rendus plus féroces.
Mais maintenant que je suis seul, rêvant tout éveillé à côté de mes camarades endormis, je me demande si une grande partie du désespoir qui s'est emparé de moi, depuis ma sortie de prison, n'est point faite de la privation de ces plaisirs physiques que réclamait tout à l'heure, à grands cris, devant l'étalage de formes en papier et en fil de fer, la surexcitation des spectateurs. Je me demande si l'énorme ennui qui m'accable est bien produit par l'absence de distractions intellectuelles, s'il n'est pas plutôt l'effet du manque de sensations naturelles—dont les flagellations des chaouchs m'ont empêché de souffrir jusqu'ici.
Perpétuellement en butte aux méchancetés sournoises des galonnés, sans cesse témoin et victime des iniquités rancunières des garde-chiourmes, je m'étais raidi contre les défaillances, et j'avais opposé aux faiblesses du corps et aux avachissements de l'esprit la surexcitation de la rage et la barrière d'airain de la haine. Je comptais jour par jour le temps qui me restait à faire et je regardais avec impatience, mais sans crainte, tourner l'aiguille sur le cadran de la liberté. Je savais que je finirais par entendre sonner l'heure de la délivrance—parce que je voulais l'entendre sonner—et voilà que ma force m'abandonne au moment où mes tourments diminuent, que mon énergie disparaît avec les souffrances qui l'avaient fait naître et les coups de fouet qui l'irritaient! Voilà que je n'ai même plus la force de regarder en face les deux ans qui me restent à passer ici, devant ce code pénal dont je me moquais hier et qui me terrifie aujourd'hui; voilà que j'aurais la lâcheté de les troquer, ces deux ans, tant j'ai peur du conseil de guerre, contre cinq années de bagne, avec la liberté assurée au bout!
Je n'avais encore jamais ressenti ce que j'éprouve à présent avec une intensité effrayante: le dégoût de tout, même de l'existence, ce dégoût énorme qui porterait un homme aux pires atrocités et le ferait marcher, tranquille et haussant les épaules, au devant des éventualités les plus terribles, les plus ignobles—ou les plus bêtes.—Je me sens, dans toute la force du terme, abruti...
Et qui sait si ce n'est pas pour venir plus facilement à bout de ma résistance qui les irrite, que les chaouchs ont résolu de ne plus me mettre en prison à propos de bottes et de me forcer à vivre avec des moutons et des abattus dont la fréquentation affaiblit? Qui sait si ce n'est pas pour me pousser à quelque extrémité qu'ils m'ont désigné pour aller, demain matin, avec une douzaine d'autres, renforcer le détachement d'El-Ksob? El-Ksob, le plus mauvais poste de la compagnie, commandé par un officier féroce, et d'où remontent toutes les semaines, pour être mis en prévention de conseil de guerre, des malheureux dont nous allons prendre la place. Ah! j'aimerais mieux la prison...
Je suis un torturé dont le courage consiste à braver les bourreaux dans la chambre de la question, mais qui se laisse aller à la dernière des faiblesses aussitôt qu'on l'a réintégré dans son cachot aux guichets traîtres. Ma rage a besoin d'être alimentée tous les jours par une nouvelle injure. Ma haine des tortionnaires m'abandonne aussitôt que leurs tenailles ont cessé de me pincer la chair.
Ma haine!... Cette haine qui, ainsi qu'un roseau fragile, va se briser et me percer la main, et sur laquelle je pensais m'appuyer, comme sur un bâton, pour terminer l'étape horrible; cette haine que je n'ai voulu sacrifier à rien, ni au souvenir ni à l'espoir, qui m'a fait repousser les consolations que m'offrait la nature, la nature magnifique, que j'ai refusé de regarder. Je n'ai pas voulu que sa splendeur, qui aurait illuminé la noirceur de mes rêves, émoussât le tranchant de ma volonté, comme la rosée du soir, qui relève les fleurs couchées par la chaleur du jour, détend les cordes des arcs.
Ma haine... Je ne sais même plus si je hais. J'ai peur. Les ténèbres s'épaississent autour de moi. Toutes les formes du découragement se ruent à l'assaut de mon imagination fatiguée, malade. Et je me sens, peu à peu, rouler dans l'abîme du désespoir sans fond... J'ai froid à l'âme...
XXI
—Est-ce que tu connais quelqu'un à El-Ksob? me demande Hominard, comme nous partons d'Aïn-Halib.
—Ma foi, Queslier vient de me dire que nous y trouverions quelques copains.
—Bien sûr, dit Queslier qui fait aussi partie du détachement. On a envoyé à El-Ksob une douzaine d'hommes d'El-Gatous, pour aider à la construction du bordj. Nous allons retrouver le Crocodile, Acajou, Rabasse...
—Et l'Amiral?
—L'Amiral aussi; c'est lui qui conduit le tombereau du Génie. Il est venu une fois à Aïn-Halib, pour chercher de la chaux, pendant que tu étais en prison. Il m'a dit qu'ils étaient là-bas quelques bonnes têtes, mais pas mal de jeunes arrivés de France... Tu sais, il paraît que ça pète sec à El-Ksob. Avec les gradés qu'il y a: le caporal Mouffe, l'ancien calotin défroqué, l'Homme-Kelb...
—Qu'est-ce que c'est que l'Homme-Kelb?
—Comment! tu n'as pas entendu parler de l'Homme-Kelb? L'Homme-Chien qui a du poil jusque dans les oreilles?
—Non.
—Eh bien, tu ne vas pas tarder à faire sa connaissance, ainsi que celle de l'honorable capitaine Mafeugnat. Ah! tu te figures que tu vas avoir affaire à des chaouchs ordinaires? Pas du tout. Ce sont des chaouchs de choix, de première catégorie. On n'en fait plus comme ça. Le moule est perdu. Le capitaine d'abord: un capitaine en second qu'on a envoyé aux Compagnies de Discipline parce qu'il préférait les bouteilles pleines aux bouteilles vides et dont le nez ressemble à une pomme de terre pourrie ou à une poire blette...
—Queslier! s'écrie le caporal qui nous commande et qui a entendu la dernière phrase, je vous porte quatre jours de salle de police avec le motif, si vous dites un mot de plus.
Queslier prend le parti de se taire et, haussant les épaules, force l'allure pour se porter en avant. Je le suis avec Hominard et bientôt nous marchons à une trentaine de pas de nos sept camarades; entre leurs capotes et leurs képis gris, apparaissent le képi et le pantalon rouge du caporal.
Nous descendons une côte caillouteuse. La route, étroite, bordée de grosses pierres, s'engage dans un défilé, le long du lit raviné d'un oued dont les galets grisâtres et polis recouvrent à demi des amas de roseaux desséchés ou les troncs noirâtres d'arbres déracinés et apportés là par les eaux, à l'époque des grandes pluies. Puis, après un dernier détour, nous entrons dans une vallée aride, semée de loin en loin de buissons d'épines et encaissée entre des collines taillées à pic, au terrain rougeâtre, sur lequel des touffes d'alfa font l'effet de petits bouquets verts. Tout d'un coup, après le passage d'un oued qui dégringole des montagnes de droite, la chaîne des collines s'écarte à gauche et laisse apercevoir une plaine immense piquée de broussailles et de grands arbres, et bornée tout là-bas, au diable, par des montagnes d'un bleu cru. La route tourne à droite et, au pied d'une éminence qu'elle gravit, s'élève un bouquet de gommiers.
—Ouf! dit Queslier en laissant tomber son sac, voilà douze kilomètres de faits: la moitié de l'étape. Nous pouvons bien nous reposer un quart d'heure.
Hominard et moi nous mettons sac à terre et nous nous asseyons en attendant les camarades qui sont, maintenant, à plusieurs centaines de mètres en arrière.
—Dites donc! s'écrie le caporal en approchant, si vous profitez de ce que je ne suis pas méchant pour vous moquer de moi, je vous ficherai dedans, vous savez.
—Qui est-ce qui se moque de vous, caporal? demande Hominard. Est-ce pour moi que vous dites ça, par hasard?
—Pour vous, pour Froissard et pour Queslier. Je ne veux pas que vous marchiez en avant, comme vous venez de le faire. Nous n'aurions qu'à rencontrer un officier, sur la route... Je ne suis pas méchant, mais je n'aime pas qu'on ait l'air d'en avoir deux...
Pour toute réponse, Hominard tire sa pipe de sa poche et la bourre tranquillement. Il se retourne pour me demander une allumette; mais il reste le bras tendu, fixant les yeux sur la colline le long de laquelle serpente la route et que nous allons grimper tout à l'heure.
—Tiens, regarde donc là-haut?
—Eh! c'est le tombereau d'El-Ksob, dit Queslier, dont la vue perçante a reconnu l'attelage du génie. Et je parie que c'est l'Amiral qui le conduit... oui... oui... c'est bien lui. Il va au moins chercher quelque chose à Aïn-Halib.
—Ma foi, tant mieux; il pourra nous donner quelques renseignements sur El-Ksob.
Et je m'avance sur la route. Le tombereau descend lentement la côte. Au-dessus des ridelles on voit s'élever quelque chose qui ressemble à une perche... Tiens, c'est un fusil avec la baïonnette enfoncée dans le fourreau, au bout.
—Ohé! l'Amiral!
L'Amiral esquisse un geste vague, mais ne répond pas. Il est accompagné par un sergent dans lequel je reconnais cet infâme Craponi qui avait attaché Palet à la queue d'un mulet.
—C'est cette rosse de Craponi qui lui défend de nous répondre, murmure Queslier. Mais qu'est-ce qu'il a donc dans sa voiture?
Le tombereau n'est plus qu'à vingt pas. Je m'avance au devant du premier mulet, que je saisis par la bride.
—Voulez-vous lâcher cet animal! s'écrie Craponi. Et vous, marchez! en avant! je vous défends de vous arrêter, entendez-vous?
Mais l'Amiral n'a pas l'air de comprendre que c'est à lui que le Corse s'adresse. Il a saisi le cordeau qu'il retient d'une main ferme et a mis sa voiture en travers de la route.
—Vous pouvez regarder ce qu'il y a dedans, nous dit-il, sans serrer les mains que nous lui tendons. Ne vous pressez pas, allez! je ne partirai pas avant que vous ayez vu.
Et, se tournant vers le pied-de-banc:
—Tu entends, toi, je ne partirai pas avant. Si ça ne te plaît pas, c'est le même prix.
—Caporal! crie Craponi au cabot qui, assis sous les gommiers, regarde la scène de loin, sans y rien comprendre; caporal! rappelez vos hommes, ou je vous porte une punition en arrivant à Aïn-Halib!
Le caporal s'élance en courant, mais Queslier est déjà monté sur une roue, moi sur l'autre. Au fond du tombereau un fusil dressé tout droit, un sac et un fourniment et, en travers, quelque chose comme un long paquet enveloppé de couvre-pieds gris.
—Qu'est-ce que c'est que ça? demande Queslier qui se penche et tire à lui les couvertures. Ça a l'air lourd... Ah!...
Il pousse un cri et est obligé de se cramponner aux ridelles pour ne pas tomber à la renverse. Je me penche à mon tour, anxieux, et un cri d'horreur m'échappe aussi. Ce qu'enveloppent les couvre-pieds, c'est un cadavre. La tête amaigrie, aux joues creuses, au teint plombé, est collée dans un angle du tombereau et de cette face livide, affreusement contractée, aux yeux ouverts encore dans lesquels est restée figée l'expression d'une rage atroce, aux mâchoires fortement serrées l'une contre l'autre, se dégage une impression de souffrance épouvantable. Cette tête, je l'ai reconnue, Queslier aussi. C'est celle de Barnoux. Nous nous précipitons vers l'Amiral pour lui demander des détails, tandis que les huit hommes qui nous accompagnent, Hominard en tête, grimpent à l'envi sur la voiture. Le caporal, emporté par la curiosité, monte aussi sur un brancard.
—Tu peux regarder, va! lui cria Queslier. Ce sont tes confrères qui l'ont assassiné, celui-là. Si tu avais deux sous de coeur, tu rendrais tes galons à ceux qui te les ont donnés, après avoir vu ça!
Le caporal bégaye, pleurniche.
—Pas de ma faute... moi... pas méchant...
—Mets-y un clou, eh! cafard! gueule Hominard qui a porté la main à sa cartouchière; mets-y un clou, ou je te fous une balle dans la peau! Les assassins n'ont qu'à fermer leur boîte, ici, ou on leur crève la gueule comme à des kelbs!
Le cabot, terrifié, jette les yeux autour de lui. Il est tout seul. Craponi, prévoyant la scène, s'est éclipsé aussitôt qu'il nous a vus monter sur le tombereau. On l'aperçoit, tout au bout de la route, silhouette ignoble d'animal lâche et fuyant.
—Je ne sais pas ce qui se passe en ce moment à El-Ksob, nous dit en terminant l'Amiral qui nous a expliqué comment Barnous est mort, étranglé par les chaouchs; mais ce que je puis vous assurer, c'est que, lorsque je suis parti, ça chauffait dur. Les hommes ne veulent pas sortir du camp et les gradés, qui sont réunis autour du capitaine, n'osent pas s'approcher d'eux. Ce matin, le Crocodile et une vingtaine d'autres parlaient de descendre le cadre et de déserter, avec armes et bagages, en Tripolitaine. Je ne sais pas comment ça a tourné, mais les gradés n'en mènent pas large. Moi, je ne voulais pas, d'abord, conduire le corps à Aïn-Halib, mais j'ai réfléchi. Autant valait moi qu'un autre, car moi, je n'aurai pas peur de raconter au capitaine comment les choses se sont passées...
—Ce n'est pas au capitaine qu'il faut aller porter plainte, s'écrie Queslier. Le capitaine! Ah! il s'en fiche pas mal! C'est le général qu'il faudrait aller trouver, à Boufsa! Et nous verrions bien s'il ne nous accorderait pas justice.
Je suis assez de cet avis, bien que je ne compte guère sur la justice du général—précisément parce qu'il est général.
—Le plus simple, ça serait encore de descendre toute la racaille à coups de flingot, insinue Hominard en fixant le cabot qui, tout pâle, flageolle sur ses jambes.
—C'est peut-être en bonne voie d'exécution, ce système-là, répond l'Amiral. Vous savez, après ce qui s'est passé ce matin, ça ne m'étonnerait pas qu'on ait déjà fait du boeuf à la mode avec la viande des pieds-de-banc... Tiens! Eh bien! où est-il passé mon Corsico?... Ohé! Craponi! Fripouilli! Macaroni!...
Le caporal, tremblant, s'approche de l'Amiral.
—Le sergent est parti depuis quelque temps déjà. Comme vous ne pouvez pas remonter sans escorte à Aïn-Halib, je vais vous accompagner. Les hommes iront bien tout seuls jusqu'à El-Ksob.
—C'est ça, dit Queslier, débarrasse-nous de toi. Il n'aurait qu'à nous prendre envie de te casser les pattes en route...
Mais Hominard se récrie.
—De quoi? de quoi? Monsieur a le flub? Monsieur veut se trotter? Ah! mais non, par exemple! Pas de ça! On nous a donné un cabot pour nous conduire et je veux mon cabot. Un cabot comme ça, qui m'a menacé de me ficher dedans parce que je marchais trop vite! Il n'y a pas de danger que je le lâche! Et je vais le faire marcher devant moi, encore, avec accompagnement de coups de pied dans les talons s'il a l'air de vouloir caner... Ça ne marque pas, les coups de pied dans les talons... seulement, ça pince.
Le caporal essaye de protester.
—Je n'ai pas peur, je n'ai rien à redouter... Je n'ai jamais été méchant... c'est une justice à me rendre, je n'ai jamais été méchant...
—Elle n'est pas mauvaise! Mais qu'est-ce que ça nous fout, tout ça? Méchant ou pas, si on décide de venger Barnoux sur la peau de tes copains d'El-Ksob, tu y passeras comme eux, en même temps... Ah! maintenant, dans le cas où la représentation serait déjà finie quand nous arriverons, on jouerait une nouvelle pièce exprès pour toi... Plains-toi donc, eh! taffeur!... Un duo à nous deux! c'est moi qui jouerais de la clarinette!
—En route, nom de Dieu! s'écrie Queslier. Et pas de halte jusqu'à El-Ksob? Nous verrons ce qu'il y a à faire, avec les autres; il faudra qu'ils le payent, leur assassinat! Au revoir, l'Amiral!
Nous avons repris nos sacs et nous nous sommes mis en marche. Elle ne nous a pas semblé longue, la seconde moitié de l'étape. Excités par l'indignation, la rage au coeur, nous avons marché à grands pas, silencieux, mornes, distendant seulement les mâchoires dans un rire féroce chaque fois qu'Hominard, ce farceur que la blague ne quitte pas, même dans la colère, engueulait son cabot.
Des impitoyables, souvent, ces rigoleurs qui dissimulent la violence de leur indignation sous les drôleries de la farce—comme on cache un stylet dans le manche d'un riflard—et qui jettent à pleines poignées, sur les éraflures que fait la pointe froide de la menace, le sel cuisant de l'ironie.
—Allons, trotte donc; on dirait que tu as peur de t'user la plante des pieds! Tu ne ferais jamais tort qu'aux vers. Ils ne te diront pas merci pour une demi-livre de viande que tu leur apporteras en plus. Après ça, Monsieur a peut-être passé un traité avec les astibloches?
—Si tu ne marches pas plus vite, je ne te laisserai pas faire ton testament.
Au bout d'une heure et demie, du haut d'une éminence qui domine une vallée, nous apercevons El-Ksob. Il est neuf heures du matin. Le blanc des marabouts, rosé au sommet, éclate sur le bleu pur du ciel, à gauche, tandis qu'à droite, le soleil qui vient de jeter sa pourpre caligineuse sur la pointe des montagnes, commence à rougir les contours de constructions inachevées dont les formes s'effacent et ne semblent plus qu'une masse violacée et confuse au milieu de l'éblouissement doré des rayons.
XXII
—Par ici! caporal! Par ici! Ne laissez pas vos hommes entrer dans le camp, s'écrie le capitaine Mafeugnat aussitôt qu'il nous aperçoit.
Et il sort, en faisant de grands gestes, d'une des deux maisonnettes bâties sur la petite esplanade qui précède les retranchements élevés autour de l'emplacement des marabouts.
Les gradés, un sergent et un caporal, sortent aussi de leur cahute et font quelques pas au devant de nous.
—Mais, qu'est-ce qu'il a à nous appeler? me demande Queslier. Est-ce qu'il se figure que nous arrivons avec l'intention de lui servir de gardes du corps? Ah! mais non! Moi, d'abord, j'ai bien envie d'aller tout de suite retrouver les autres.
Ils nous appellent aussi, les autres. Ils sont réunis en groupe compact, au milieu du camp, devant les tentes et, par-dessus le parapet, nous font signe de venir les rejoindre. Pourquoi pas? Le capitaine va évidemment nous faire camper à part, nous enjoindre de ne pas communiquer avec eux et, si nous enfreignons sa défense, il pourra nous accuser d'avoir refusé de lui obéir. Jusqu'à présent, nous n'avons reçu aucun ordre direct; le capitaine n'a parlé qu'au caporal qui nous conduit,—le caporal Fleur-de-Gourde, comme Hominard vient de le baptiser en route.—Queslier me pousse le coude... Nous sautons le fossé, lui et moi, et nous avons franchi le retranchement avant que le cabot ait eu le temps de se retourner.
—Voulez-vous revenir ici! s'écrie-t-il, furieux de s'être laissé manquer de respect devant un capitaine; voulez-vous!...
L'émotion arrête la parole dans sa gorge. Les huit camarades, Hominard en tête, viennent de lui passer entre les jambes et ont pris le même chemin que nous.
—Vous aurez de mes nouvelles! tas de bandits! hurle le capitaine qui a vu de loin la scène et qui reprend le chemin de sa maison en nous tendant le poing.
—Ses menaces et rien, dit le Crocodile en haussant les épaules, c'est absolument le même tabac.
—Depuis ce matin, ajoute Acajou en ricanant, chaque fois qu'il nous donne un ordre, c'est comme s'il pissait dans un violon pour faire de la musique. Quand on a un frère à venger, conclut-il tragiquement, on ne connaît plus rien.
Encore un drôle de type, ce gamin, dont l'impudence effrontée couvre la résolution audacieuse et qui écrase honteusement, entre deux phrases de mélodrame ou deux couplets de beuglant, sa sensibilité de petite fille. On sent qu'il a au plus haut degré la rancune de l'injure subie, cet avorton, qu'il l'a conservera pendant des années, s'il le faut, mais qu'il ne l'effacera complètement que lorsqu'il aura fait payer l'insulte à l'insulteur, par une mauvaise plaisanterie, un mauvais tour—ou un mauvais coup.—Pour le moment, il demande l'abatage immédiat des chaouchs, capitaine en tête.
—Oeil pour oeil, dent pour dent! Qu'est-ce que tu en penses, Rabasse?
Rabasse nous explique comment Barnoux a été assassiné. Il avait, paraît-il, parmi les sapeurs du génie qui dirigent les travaux du bordj qu'on construit à côté du camp, un camarade, un Bordelais comme lui. Ce camarade est parvenu, hier, 14 Juillet, à la faveur du désordre qu'avaient produit les différents jeux organisés pour célébrer la fête, à lui passer quelques bouteilles de liqueur. Barnoux était en train de les vider, le soir, après l'extinction des feux, avec les hommes de son marabout, quand le sergent Craponi, faisant une ronde, a entendu du bruit et est entré dans la tente. Il s'est aperçu de ce qui se passait et a fait sortir Barnoux qu'il a amené devant le capitaine.
—Dites-moi de qui vous tenez ces bouteilles, lui a dit Mafeugnat.
Barnoux, naturellement, a refusé. Le capitaine a donné l'ordre de le mettre aux fers. Comme il résistait, Craponi, l'Homme-Kelb et Mouffe se sont précipités sur lui et l'ont mis à la crapaudine; puis, pour que personne ne vînt le détacher, ils l'ont transporté devant leur maison. Là, Barnoux ayant poussé quelques plaintes, les trois brutes ont été prévenir le capitaine qui est venu demander au patient s'il voulait se taire.
—Vos cris empêchent tout le monde de dormir. Voilà les sergents qui assurent que vous ne leur laissez pas fermer l'oeil.
—Mon capitaine, je ne crie et je ne me plains que parce que je souffre. On a serré les fers tellement fort que j'ai les poignets brisés. Vous pouvez regarder si ce n'est pas vrai.
—Je m'en moque, vous n'avez que ce que vous méritez.
—Mon capitaine, un homme ne mérite jamais d'être traité comme je le suis. Si vous aviez un peu de coeur, vous le comprendriez...
—Le bâillon! mettez-lui le bâillon! s'est écrié le tortionnaire aux trois galons.
Et les chaouchs, après avoir enfoncé de force un chiffon sale dans la bouche de leur victime, lui ont entouré la tête avec des serviettes et des cordes.
—Toute la nuit, nous dit Rabasse, il est resté là, jeté sur le sable comme un paquet. Et ce matin, au jour, le factionnaire, ne le voyant pas remuer, s'est approché. Il l'a secoué et s'est aperçu qu'il était mort étouffé. Aussitôt, le capitaine l'a fait mettre dans le tombereau du génie et...
—Oui, nous avons rencontré l'Amiral en route.
—Ah! si tu avais vu le camp ce matin! s'écrie le Crocodile. Tout le monde était en révolution. Vrai! je ne sais pas comment ils sont encore en vie, les chaouchs!
—Il faudrait pourtant se décider, dit Acajou. Moi, je mets une boule noire, et toi?
Moi, je mets une boule blanche. Oui, une boule blanche. Je viens de jeter un coup d'oeil sur les visages des individus qui m'entourent et, certes, si j'ai découvert quelques faces décidées, j'ai vu bien des physionomies d'indécis et d'irrésolus. Je devine que j'ai devant moi des abêtis qui n'ont même pas eu le courage d'être lâches tout de suite et qui se sont emballés, ce matin, surtout parce qu'ils ont vu éclater l'indignation de quelques crânes. Leur demi-journée d'insoumission commence à leur peser, et je sens que, malgré eux peut-être, d'un instant à l'autre, leur colère va tomber à plat. Ces moutons transformés subitement en loups vont redevenir des moutons. Je sens qu'il n'y a rien à tenter avec ces molasses. Je sens que, si nous levions nos fusils contre les assassins de Barnoux, ils se précipiteraient pour nous retenir les bras,—heureux de racheter leur rébellion par de l'aplatissement,—ou nous casseraient la tête par derrière.
Et puis, je ne suis pas d'avis de recourir à la violence. Si j'avais été là ce matin, à quatre heures, quand on a relevé le cadavre, j'aurais été le premier à prêcher la révolte et peut-être à envoyer une balle dans la peau d'un des étrangleurs. Maintenant il est trop tard.
Il y a une autre raison encore. En dehors de la vengeance immédiate, toujours excusable, je ne comprends la mort d'un homme que comme sanction d'une idée juste. Ici, l'exécution des misérables ne prouverait rien. Elle serait la conséquence méritée de leur férocité, et voilà tout. Si, un jour, quand l'heure sera venue de jeter par terre le système militaire, il faut répandre du sang,—et il le faudra,—on les retrouvera, les tortionnaires. Eux ou d'autres, peu importe. Tous les individus qui composent une caste sont solidaires les uns des autres.
Le fait brutal est là, pourtant. Il y a eu rébellion. Depuis le matin, le camp entier refuse d'obéir aux ordres donnés par les chefs. On a poussé des cris d'indignation, on a proféré des menaces. Il est temps de mettre un terme à cette situation fausse. Se soumettre sans rien dire? Ils sont là une douzaine qui ne le voudraient pas; et puis, ce serait avouer implicitement qu'on a eu tort. Se plaindre? Oui, mais à qui?
—Au général, parbleu! s'écrie Queslier, comme je le disais pendant la route!
Je saute sur cette idée. Je sais d'avance à quoi m'en tenir sur les résultats de la visite que nous allons faire au commandant du cercle. Je ne me fais pas d'illusion sur la portée des réclamations que nous pourrons lui adresser et qu'il sera à peu près forcé de prendre, pour la forme, en considération. Seulement, le projet de Queslier a un bon côté. Le général sera obligé d'admettre, si nous poussons jusqu'à lui, que le camp d'El-Ksob a agi de bonne foi et ne s'est révolté que sous l'influence de l'indignation. Rester là, ce serait risquer de se voir accuser d'avoir tout simplement obéi à des chefs de complot dont le plan a avorté et dont on demanderait les noms,—qui seraient livrés, indubitablement. Et puis, qui sait? c'est peut-être un brave homme, ce général? Il est capable de forcer Mafeugnat et ses acolytes à changer de corps; il est capable de les faire passer au conseil de guerre... Il est capable... De quoi n'est-il pas capable?
—Parbleu! s'écrient les hommes qui m'entourent et, auxquels je viens d'exposer ces dernières idées; allons, en route tout de suite.
Tout le détachement veut se mettre en marche, immédiatement, pour arriver à Boufsa, où se trouve le général, après-demain matin. Il a fallu faire entendre raison à ces enragés,—des enragés qui commençaient à voir tout en rouge, après avoir vu tout en noir, et qui ne parlaient de rien moins que de la condamnation à mort de Mafeugnat, au conseil de guerre devant lequel le ferait passer le général.
Il est décidé que nous partons à six, Queslier, le Crocodile, Acajou, moi et deux autres. Nous faisons la quête pour avoir du pain pendant les deux jours que nous aurons à marcher. Chacun nous apporte un croûton ou un morceau de biscuit. Nos musettes sont à peu près pleines.
—Assez comme ça, dit Acajou. Sans ça, nous engraisserions et nous ne pourrions plus doubler les étapes. Quand on n'a pas l'habitude de manger à sa faim, vous comprenez...
Nous empoignons nos fusils et nous sortons du camp à la queue leu-leu. Le capitaine, qui cause sur sa porte avec les chaouchs, nous aperçoit.
—Halte-là! où allez-vous?
—Nous allons à Boufsa, porter une lettre pressée au général, répond le Crocodile.
Le capitaine devient tout pâle.
—Rentrez dans le camp! Je vous défends de faire un pas de plus!
Pour toute réponse, nous nous remettons en marche. D'un bond, Mafeugnat rentre chez lui et sort avec un revolver à la main. Il lève le bras.
—Si vous ne vous arrêtez pas, je fais feu!
Nous sommes à dix pas de lui et il met en joue le Crocodile. Tous ensemble, nous prenons à la main nos fusils chargés pendant que les chaouchs, Fleur-de-Gourde en tête, se précipitent dans leur cahute sous prétexte de chercher leurs armes.
—Allons, va donc raccrocher ton crucifix à ressort, dit Acajou au capitaine, tu vois bien qu'il ne nous fait pas peur. C'est des noyaux de cerises qu'il y a dedans.
Mafeugnat est vert de rage. Il murmure, d'une voix brisée par la colère:
—Je vous ferai tous passer en conseil de guerre!
—Après toi! crie le Crocodile.
Et Acajou, qui est resté le dernier, se retourne pour lui dire en riant:
—A quoi ça te sert-il de faire tes yeux en boules de loto? On sait bien que tu n'es pas méchant; tu ne ferais pas de mal à un lion; tu aimerais mieux lui donner un morceau de pain qu'un coup de pied...
XXIII
Le général, à Boufsa, a paru indigné de ce que nous lui avons appris. Il a prescrit une enquête et nous a promis, s'il y a lieu de le faire, de punir sévèrement les coupables. En attendant, il nous a fait reconduire à El-Ksob. Nous sommes retombés sous la coupe du capitaine Mafeugnat et de ses séides, qui nous en font voir de dures.
Quelle canaille, que ce Mafeugnat! Une face jaunie par la bile, percée de petits yeux de cochon et agrémentée d'un nez enflé, pourri, en décomposition, constamment enduit d'onguents ou de pommade; une physionomie répugnante, rongée par le vice et crispée par la méchanceté; une tête de bourreau malade, de tortionnaire galeux, d'inquisiteur constipé. Il est toujours en train de rôder, la tête baissée, comme une hyène dans sa cage, autour de sa maisonnette. On dirait qu'il est en quête d'une étrille ou qu'il est à la recherche d'un clysopompe. L'autre jour, je suis passé à dix pas de lui. Il s'est arrêté net et m'a lancé un regard furieux. Ce n'est pourtant pas de ma faute si ses pustules ne veulent pas guérir et si les hommes de corvée trouvent vide, tous les matins, le Jules qui lui est réservé. La maladie rend irritable et injuste, je le sais bien, mais ce n'est pas une raison pour avoir l'air d'accuser les gens d'avoir jeté un sort sur vos tumeurs et d'avoir enchanté votre os iliaque.
—Vous, vous m'avez l'air de filer un mauvais coton, m'a dit hier le sergent qu'on appelle l'Homme-Kelb; avec votre air de vous ficher du monde, je crois que vous n'irez pas loin... Et ne me regardez pas comme cela, quand je vous interloque... Je n'en veux pas, de ces coups de z'yeux!...
Il ne veut pas qu'on le regarde, ce sauvage poilu, moulé dans un cor de chasse. Quel dommage! Il est pourtant bien intéressant à voir, avec sa figure blafarde d'assassin lâche, son nez en pied de marmite où pend une roupie infecte et son poil roux de Judas hirsute qui lui envahit les yeux et cache ses larges oreilles aplaties.
Et le caporal Mouffe, un ignoramus aux yeux morts de poisson vidé, qui a jeté le froc aux orties pour endosser une livrée de geôlier!
C'est lui, ce Mouffe, qui a fait saisir l'autre jour un malade atteint de dysenterie qui, n'ayant pas le temps d'aller au dehors du camp, avait posé culotte à quelques pas de sa tente. Il l'a fait renverser par terre et lui a fait traîner la figure dans les excréments. Il a trouvé un homme pour accomplir cette besogne lâche, un nommé Prey, sorte de brute inconsciente, qui porte ces mots tatoués sur le front: «Pas de chance.» Quand le malade s'est relevé, il avait les mains et les bras déchirés par les pointes des cailloux sur lesquels il était tombé, et du sang coulait à travers l'ordure dont était souillé son visage.
C'est lui, ce Mouffe, qui, tous les soirs, après l'appel, chaussé de chaussons de lisière, rampe autour des marabouts pour épier le moindre bruit, et qui répète toutes les cinq minutes, d'une voix nasillarde de prêtre idiot:
—Je veux entendre le plus profond silence!
Quels êtres, mon Dieu! Ah! mieux vaudrait mille fois vivre dans les montagnes, avec les bêtes, avec les chacals et les hyènes dont on entend les hurlements, la nuit, que de passer son existence avec ces brutes qui croient être des hommes!
Et il faut trimer, avec ça, comme des nègres. Nous travaillons à la construction d'un bordj, à côté du camp. Cinq heures de terrassement le matin, quatre le soir, avec les chaouchs, revolver au côté, se promenant sans cesse le long de la tranchée, punissant ceux qui lèvent la tête, punissant ceux qui travaillent mollement, punissant ceux qui n'arrivent pas à terminer leur tâche, engueulant tout le monde à tort et à travers.
Je me moque de leurs menaces; je me fiche de leurs engueulades. D'ailleurs, ils se sont décidés à me laisser assez tranquille; ils se sont aperçus que j'abattais ma part de turbin assez consciencieusement. Le travail ne me fait plus peur, en effet. Je me suis habitué au maniement de la pioche et de la pelle, et la multiplicité des calus a rendu la peau de mes mains aussi dure et aussi rugueuse que de la peau de crocodile. C'est très utile, de ne pas avoir l'épiderme trop délicat lorsqu'on a à remuer un sol aussi rocheux et aussi rude à entamer que celui que nous éventrons, terrain pierreux dans lequel la pioche porte à faux et rebondit sur le roc, en envoyant dans les bras des contrecoups douloureux. Il ne manque pas de gens qui n'ont pas autant de chance que moi et qui se donnent un mal du diable sans arriver à des résultats appréciables.
Il y a ainsi dans mon équipe un certain Dubuisson qui pourrait facilement emporter dans ses poches, à la fin de chaque séance, toute la terre qu'il a piochée. Il a commencé par travailler avec acharnement, mais, voyant que son courage ne lui servait à rien, il s'est ralenti peu à peu et se contente maintenant de gratter légèrement le sol avec la pointe de sa pioche. Quand il a abattu de quoi remplir un képi, il prend sa pelle et se met en devoir de débarrasser la fouille.
—Dubuisson! lui crie l'Homme-Kelb, voulez-vous lancer la terre plus fort que ça! Elle retombe toute dans la tranchée.
—Sergent, ce n'est pas de ma faute. Il y a un crochet au bout de ma pelle.
—Tâchez de la charger un peu plus, votre pelle! Et baissez-vous pour ramasser ces pierres!
—Impossible, sergent; la terre est trop basse. Mettez-la d'abord sur un billard et nous verrons.
—Huit jours de salle de police!... Avec le motif... Impertinence flagrante!
Dubuisson, sans rien dire, continue à tapoter autour d'une grosse pierre. Voilà trois jours qu'il la gratte, cette pierre, tout doucement. On dirait qu'il a peur de lui faire du mal. Il prétend qu'elle est collée.
—Oui, sergent, collée. Ou plutôt, voulez-vous que je vous dise? Cette pierre-là, elle n'en a pas l'air, n'est-ce pas? Eh bien! c'est le commencement d'un banc. On s'en aperçoit bien quand on tape dessus. Tenez... pif! paf! Entendez-vous comme ça résonne? Il n'y a pas à s'y tromper, c'est la tête d'un banc de pierre. Ça s'étend peut-être à plusieurs lieues...
—Huit jours de salle de police... Fichez de ma fiole, nom de Dieu!
L'Homme-Kelb s'en va, furieux. Le caporal Mouffe s'approche à son tour.
—Dubuisson, je commence par vous mettre quatre jours pour nonchalance au travail, et je vais vous en mettre huit si vous ne piochez pas plus fort que ça.
—Je ne peux pas, caporal; je n'ai pas les bras assez longs. Jugez vous-même. Ce n'est pas mauvaise volonté. Vous comprenez bien que je n'y peux rien, si maman m'a fait les bras courts.
L'équipe a éclaté de rire au nez du cabot et l'on a surnommé Dubuisson: Bras-Court. Sacré Bras-Court! Petit à petit, il est arrivé à imposer sa flemme. Les chaouchs continuent à le fourrer dedans, mais ont complètement renoncé à exiger de lui un travail sérieux. Comme il est musicien, il passe son temps, sur les chantiers, à nous chanter, à demi-voix, des morceaux en vogue au moment de son départ de France. De temps en temps, quand les pieds-de-banc ont le dos tourné, il place le manche de sa pelle sur son bras gauche, comme une guitare, tandis que, de la main droite, il pince des cordes imaginaires.
Je suis heureux de l'avoir à côté de moi, ce fainéant obstiné. Il me met de la joie au coeur, avec ses morceaux de romances et ses bribes d'opéra-comique. Et nous ne nous plaignons pas de faire sa tâche, d'enlever un peu plus de terre ou d'aller vider quelques chignoles de plus, pourvu qu'il nous donne ses chansons. Un peu de gaîté fait oublier tant de choses! Nous sommes si malheureux!
D'abord, nous crevons de faim. Depuis que je suis à El-Ksob, je n'ai pas fait encore un seul repas avec du pain. Ce sont des chameaux qui nous l'apportent d'Aïn-Halib, le pain, tous les deux jours, à onze heures. On se jette dessus, littéralement. A midi, je crois qu'il serait impossible de trouver, dans tout le camp, de quoi reconstituer la moitié d'une boule de son. En garder un peu pour manger avec les gamelles, ce n'est pas la peine d'y songer. D'abord, la faim fait taire la prévoyance; elle a besoin d'être calmée immédiatement. Et puis, entre nous, nous nous volons les croûtes qui restent. On m'en a volé, j'en ai volé. La morale? Les affamés s'assoient dessus.
Pendant une demi-heure, après la distribution du pain, on n'entend sous les marabouts qu'un grand bruit de mâchoires. Chacun, en silence, tortore son bricheton jusqu'à la dernière miette. Ce n'est pas long à avaler, les trois livres de gringle!
Ce qu'il y a de malheureux, c'est qu'il ne tient pas au corps, ce pain frais. Il s'en va avec une rapidité!... On a beau faire des efforts pour le conserver, c'est comme si l'on chantait.
—C'est la faute de cette cochonnerie d'eau que nous avalons, déclarent, en hochant douloureusement la tête, des désolés qui, une heure à peine après avoir briffé leur boule, reviennent d'un endroit écarté en boutonnant leurs pantalons.
C'est vrai, c'est la faute de l'eau que nous buvons, une eau saturée de magnésie, que les mulets vont chercher à un puits creusé dans une coupure, au pied d'une montagne. Elle débilite d'une façon effrayante, cette eau; elle vous flanque des diarrhées atroces—quand ce n'est pas la dysenterie.—On a toujours l'estomac vide avec cette eau-là. On digère en mangeant. On fait la pige aux canards. Ah! ils seraient à leur aise, ici, ceux qui prétendent que la liberté du ventre est la première des libertés!
La gamelle ne contient qu'une chopine d'eau chaude sur laquelle flottent deux tranches de pain et qui recouvre un morceau de viande gros comme le pouce. On trouve aussi, quelquefois, tout au fond, une douzaine de haricots qui, après avoir passé vingt-quatre heures dans la marmite, pourraient encore servir pour tuer des piafs, avec une fronde.
«Comme les hommes sont bien nourris, a le toupet d'écrire le capitaine Mafeugnat dans les rapports que le caporal Fleur-de-Gourde, qui fait fonction de secrétaire, nous lit tous les jours, à midi, on peut exiger d'eux une grande somme de travail. Sur les quatre heures de repos ou de sieste, on prendra tous les jours une ou deux heures qui seront consacrées à des travaux nécessaires à l'amélioration du camp.»
Et, quotidiennement, une décision ridicule émaillée de citations latines nous indique l'ouvrage à entreprendre. «Aujourd'hui, le détachement ira faire une corvée de bois; les hommes seront envoyés de différents côtés, deux par deux. Numero Deus impare gaudet.»—«Aujourd'hui, le détachement divisé en trois parties coram populo, muni d'outils ex æquo, se rendra sur la route d'Aïn-Halib pour arracher des pierres ad hoc.»
—Quel idiot! s'écrie Rabasse; ce qui me fait rager, moi, ce n'est pas tant d'être sur pied du matin au soir, que de me voir commandé par un imbécile de cette trempe-là! Dire qu'on flanque des galons à des ânes pareils!
Moi, ce qui me fait rager, dans cet affreux camp d'El-Ksob, c'est chaque chose en particulier et tout en général. Je ne suis pas le seul, d'ailleurs; presque tous les hommes du détachement, surmenés et agacés, sont surexcités d'une façon effrayante. Nous sentons peser sur nous la surveillance la plus étroite, l'espionnage le plus atroce. La moindre faute, le moindre écart, sont punis avec une sévérité exagérée. La fatigue et la faim sont érigées en système. Nous ne dormons qu'une nuit sur deux: tous les soirs, sur les cinquante hommes présents à l'effectif, on en commande vingt-quatre pour la garde. Il faut aller monter la faction à tous les coins du camp et jusque sur les montagnes, pour se remettre, le lendemain, au travail éreintant.
Il devient de plus en plus dur, ce travail. Les chaouchs, au lieu d'avoir le revolver au côté, l'ont maintenant à la main et parlent, cinquante fois par séance, de vous brûler la cervelle. Craponi, qui est revenu d'Aïn-Halib, et qui nous a pris en grippe, Rabasse et moi, nous met régulièrement en joue deux fois par heure. Seulement, ils n'osent guère mettre leurs menaces à exécution, les couards. Ils lisent dans nos yeux notre exaspération. Ils savent bien qu'au premier coup de revolver toutes les pioches se lèveraient et que ce n'est pas dans le sol que leurs pics iraient s'enfoncer.
—Mais tire donc! a crié le Crocodile au caporal Mouffe qui le couchait en joue, tire donc, si tu as du coeur!... Hein! tu canes! taffeur! Ah! ah! ça serait plus vite fait qu'une horloge, va, de te faire un talus dans le dos, si tu me manquais!
Le capitaine Mafeugnat, informé de l'irritation des esprits, n'a pas cédé. De l'intérieur de sa maison où il se tient enfermé, deux revolvers chargés sans cesse à sa portée, il continue à prescrire les mesures les plus rigoureuses. Il vient d'envoyer au Dépôt, en prévention de conseil, pour vol de vivres, deux malheureux qui avaient ramassé, autour de la cuisine, une dizaine de pommes de terre avariées. Il a eu aussi une idée de génie: il a interdit l'usage du pas accéléré; nous ne devons plus marcher qu'au pas gymnastique. Le pas gymnastique partout: à l'intérieur ou à l'extérieur du camp, au travail, en corvée; il faut courir pour aller chercher sa gamelle, courir pour la rapporter, courir pour aller remplacer un camarade en faction, courir pour aller aux cabinets, courir pour porter du mortier aux maçons. Nous vivons les coudes collés au corps, les jarrets raidis, les cuisses successivement levées horizontalement. On nous prendrait pour des fous. Nous semblons des monomanes de la course. Nous avons l'air d'avoir le délire de l'allure rapide.
Et il ne faut pas s'amuser à jouer avec cette décision stupide. Les peines à appliquer aux délinquants sont arrêtées d'avance: quatre jours de prison au premier qui use du pas accéléré; huit jours en cas de récidive; quinze jours à la troisième fois.
C'est très joli, tout ça, évidemment. C'est même trop beau pour durer. Justement les chaouchs redoublent de méchanceté; ils viennent, paraît-il, de recevoir de mauvaises nouvelles. L'affaire Barnoux n'a pu être étouffée et le conseil de guerre réclame les bourreaux.
L'Homme-Kelb, qui ce soir est chef de poste, se promène de long en large, en tirant rageusement les poils de sa barbe, devant les tombeaux sous lesquels sont étendus une douzaine de prisonniers. Acajou, qui est du nombre, lui demande la permission de sortir un instant pour aller satisfaire ses besoins.
—Non! vous profitez de cela pour aller causer avec les autres. C'est interdit par les règlements. Un homme puni ne doit pas avoir de rapports avec ses camarades.
—Cependant, sergent...
—Foutez-moi la paix. Chiez au pied de votre tente; un homme de garde enlèvera ça avec une pelle.
Acajou s'exécute. Et, quand il a fini, il interpelle le sergent qui a continué sa promenade et se trouve au bout du camp.
—Sergent!... sergent!...
—Qu'est-ce que vous voulez? nom de Dieu? vocifère l'Homme-Kelb.
—Une poignée de ta barbe pour me torcher le cul.
Le pied-de-banc s'est précipité sur l'avorton et, au milieu des huées générales, lui a mis les fers aux pieds et aux mains.
—Tue-moi donc aussi, comme Barnoux! crie Acajou. Va donc! Un crime de plus ou de moins, qu'est-ce ça te fait? Mets-moi donc le bâillon, eh! barbe à poux!
—Oui! je vous le mettrai, le bâillon, nom de Dieu! hurle le chaouch. Ah! vous avez l'air de vous moquer de moi parce qu'on vous a dit que je passais au conseil de guerre pour avoir fait mon devoir? Ça ne m'empêchera pas de le faire, mon devoir, nom de Dieu! et jusqu'au bout, sacré nom de Dieu! Et j'en bâillonnerai encore, des Camisards!
Tous les hommes sont sortis des tentes et, au milieu du camp, se sont mis à hurler:
—A l'assassin! à l'assassin! à l'assassin!
L'homme-Kelb, pris de peur, a abandonné sa victime et s'est sauvé.
Le lendemain matin, nous sommes entrés vingt en prison. Nous avions l'intention de nous rebiffer, mais, réflexion faite, nous n'avons rien dit. Qu'est-ce que ça peut nous fiche, la prison? Nous sommes sûrs maintenant que les tortionnaires vont passer devant le conseil de guerre. Nous sommes contents.
Nous sommes restés quinze jours sous les tombeaux, faisant sept heures par jour d'un peloton de chasse épouvantable, crevant de faim.
—Ce qu'on déclare ballon! s'écrie de temps en temps Bras-Court qui fait sans doute allusion, en employant cette expression métaphorique, au gaz qui contribue seul à gonfler son abdomen. Sérieusement, je commence à avoir les dents gelées.
C'est vrai; je ne sais vraiment pas comment nous arrivons à nous soutenir. Nous souffrons de la soif, aussi, car la chaleur est accablante, et nous recevons à peine, par jour, le litre d'eau réglementaire. Mafeugnat a défendu expressément de nous en donner une goutte de plus, même pour laver notre linge. Nous ne le lavons pas. Nous sommes mangés vivants par les mies de pain à ressorts et par les pépins mécaniques.
Un beau matin, un convoi est passé, qui a emmené les bourreaux à Tunis. L'officier qui a remplacé le capitaine Mafeugnat a fait sortir de prison tous les hommes punis.
—Qu'est-ce que tu crois qu'ils attraperont, Mafeugnat et ses acolytes? me demande Queslier d'un air gouailleur.
—Ma foi, je ne sais pas.
—Moi je le sais. Ils seront acquittés, comme je te l'ai déjà dit. Veux-tu parier? Je parie un demi-biscuit.
Il a eu raison, le sceptique. Deux mois après, nous avons appris qu'ils avaient été non seulement acquittés, mais qu'on les avait fait passer dans un régiment, en leur accordant des éloges pour leur conduite intrépide.
XXIV
C'est le lieutenant Ponchard, cet officier que j'avais vu pour la première fois à Aïn-Alib, le 14 juillet, qui a remplacé à El-Ksob le capitaine Mafeugnat. Tout nouvellement arrivé de France, n'étant jamais sorti du Dépôt où il n'avait pas exercé de commandement direct, il n'a pas eu le temps d'acquérir la dureté et la sécheresse de coeur dont ses collègues se font gloire. On a fait descendre d'Aïn-Alib, avec lui, des gradés dont la sévérité et la violence n'ont rien d'exagéré. La fleur des pois des chaouchs.
Par le fait, eu égard surtout au triste état dans lequel nous nous trouvions il y a quelques jours à peine, nous ne sommes pas trop malheureux. En dehors des heures de travail, on nous laisse à peu près tranquilles. Nous jouissons d'une certaine liberté—la liberté au bout d'une chaîne.
Nous continuons à déclarer ballon, par exemple. Ah! oui, nous claquons du bec sérieusement.
—Maintenant, si l'on pouvait manger à peu près à sa faim, disait l'autre jour Rabasse, on n'aurait pas trop à se plaindre... Mais comment faire pour arriver à un pareil résultat?
A force de se creuser la tête et de retourner la question sous toutes ses faces, il est arrivé à découvrir un moyen: il s'est abouché en secret avec l'un des sapeurs du génie qui surveillent les travaux du bordj, et le sapeur, alléché par la promesse d'une forte prime, a consenti à se laisser adresser une certaine somme dont il remettra, en nature, le montant au disciplinaire.
—Oui, mon cher, m'a dit Rabasse qui m'a fait part de sa combinaison, j'ai été obligé de lui promettre vingt-cinq pour cent. Et encore, il s'est fait tirer l'oreille, l'animal. Crois-tu que c'est assez salaud, des individus pareils? Dame! c'est un bon soldat, celui-là; il est inscrit sur le tableau d'avancement! Il verrait crever de soif un Camisard qu'il ne lui donnerait pas un verre d'eau, mais pour dix francs, il lui passera un litre d'absinthe. C'est joli, la solidarité dans l'armée.
—A ta place, ai-je répondu, je le dénoncerais, quitte à perdre mon argent. Il ne l'aurait pas volé.
—Bah! qu'est-ce que tu veux? Mieux vaut encore passer par là et ne pas crever de faim. Je commence à en avoir assez, vois-tu, d'entendre hurler mes boyaux.
Moi aussi. Je pourrais, un jour sur deux, mettre mon estomac en location ou laisser mon tube digestif au vestiaire. Ce que j'ai souffert de la faim, dans ce satané pays!...
—Tu devrais faire comme moi, a conclu Rabasse, et te faire envoyer de l'argent.
Pourquoi pas? Seulement, voilà: je ne sais pas par qui m'en faire envoyer. Mes parents? Je les ai saqués d'une sale façon, il y a déjà longtemps; d'ailleurs, pour rien au monde, je ne voudrais leur demander un sou... Alors, quoi?... Paf! voilà que mes souvenirs qui se sont mis à danser une sarabande dans mon cerveau d'affamé s'abattent sur la figure d'un cousin éloigné; un brave garçon, que je n'ai pas vu depuis longtemps, mais qui m'a toujours porté un certain intérêt. Est-ce une raison pour croire qu'il va s'empresser de déposer son offrande sur l'autel de ma fringale? Puis-je espérer que la victime viendra elle-même tendre au couteau, qui ne demande qu'à l'ouvrir, non pas sa gorge, mais sa bourse?
Essayons. Je joue du cousin. Je lui écris une lettre insidieuse et apitoyante. Je le prends par tous les bouts; je le tâte de tous les côtés. J'ai l'air d'un rétiaire qui cherche à envelopper l'ennemi de son filet pour le percer de son trident.
Quatre pages! c'est assez. Je ne lui dis pas, dans ces quatre pages, que je suis aux Compagnies de Discipline. Je ne veux pas effaroucher sa pudeur, mettre en déroute ses instincts honnêtes de bon bourgeois, le forcer à coller les mains sur ses yeux.—J'aime bien mieux qu'il les mette à sa poche.—Je lui raconte une petite histoire: J'ai été envoyé dans le Sud, tout dans le Sud, pour escorter une mission scientifique chargée d'étudier les inscriptions romaines gravées sur les sables du désert. Il n'y a pas de bureaux de poste, dans ce pays-là. «Il y en aura peut-être un jour; espérons-le du moins, cher cousin.» En attendant, je serais très heureux si mon excellent parent consentait à m'envoyer une certaine somme au nom du sapeur Bompané qui me la fera parvenir sans faute. J'esquisse même un léger portrait du sapeur: la crème des honnêtes gens, un coeur d'or; tout est sacré pour lui, etc. Je n'écris pas à mon père, ni à mon oncle, parce que je ne voudrais pas qu'ils se fissent du mauvais sang en me sachant si loin; je ne sais pas au juste quand se terminera notre voyage. J'ai tout lieu de croire, cependant, que nous ne pousserons pas jusqu'aux sources du Nil.
Relisons un peu, pour voir. C'est ça, c'est ça... tout y est: la chaleur, les gazelles, les palmiers, les chameaux. «Tous les jours, nous mangeons un bifteck de chameau... Quelquefois, nous sommes pressés par la soif. Que faisons-nous? Nous ouvrons la bosse d'un chameau, ce réservoir dont la Providence a gratifié le vaisseau du désert, et nous nous désaltérons en remerciant Dieu... Les chameaux restent quarante jours sans manger. C'est très curieux.» Je parle aussi des lions; je consacre deux lignes à la hyène et une phrase entière au boa constrictor. Allons, ça n'a pas l'air d'aller mal... Ah! sacré nom d'une pipe! j'ai oublié l'autruche! Ça fait pourtant rudement bien, l'autruche! Vite: «A l'approche du chasseur, l'autruche enfouit sa tête dans le sable.» Maintenant, ça peut marcher. Voila une lettre, au moins, qui prouve que les pays que je visite font quelque impression sur moi. J'éprouve des sensations. Je ressens quelque chose là, là, au spectacle des tableaux grandioses de la nature. Je ne vais pas le nez en l'air, comme un imbécile, sans rien voir, sans penser à rien. Ah! mais non. Je sens, je vois, je vois même très bien; et la preuve, c'est que je vois absolument comme tous ceux qui ont vu avant moi. En relisant Buffon, mon cousin pourra constater que je ne le trompe pas.
Je porte ma lettre au vaguemestre et j'attends. Je sais que je ne pourrai pas avoir de réponse avant une dizaine de jours.
Nous travaillons toujours à la construction du bordj, un quadrilatère garni de casemates couvertes de voûtes en pierres et défendu par des bastions, aux deux angles opposés. Le travail est moins dur, maintenant que nous n'avons plus sur le dos la bande des étrangleurs; seulement, il est plus compliqué. Le lieutenant du génie, qui est un roublard, a embauché quelques Italiens pour la maçonnerie et nous a chargés, nous, d'extraire la pierre des carrières et de fabriquer la chaux et le plâtre nécessaires. Nous avons établi des fours et, pendant que les uns les remplissent, les autres s'en vont faire dans la montagne la provision de bois indispensable. On ne nous escorte pas dans nos pérégrinations et, pourvu que nous revenions avec un fagot à peu près raisonnable, personne ne nous chicane. Nous n'abusons pas outre mesure de la liberté qui nous est laissée; nous en abusons un peu, naturellement, car l'homme n'est pas parfait et l'affamé moins que tout autre; mais nous nous bornons à dévaliser par-ci par-là un Arabe dont les bourricots sont chargés de dattes, ou à enlever un agneau que nous faisons rôtir dans un ravin. Il y a aussi, derrière les montagnes, des jardins plantés de figuiers où nous allons pousser des reconnaissances assez souvent. Les Arabes se sont aperçus que leurs fruits disparaissaient comme par enchantement et se sont mis à monter la garde. Au lieu de les détrousser en cachette, nous les avons détroussés en leur présence et, comme ils ont fait mine de se rebiffer, nous leur avons flanqué une volée. Là-dessus, ils ont été se plaindre au camp, où le factionnaire, naturellement, les a reçus à coups de crosse. Les indigènes l'ont trouvée mauvaise; ils ont pris le parti de déposer une plainte au bureau arabe, à Aïn-Halib. Et, lorsque nous sommes retournés dans les jardins pour faire notre petite provision, nous avons trouvé un vieil Arabe qui nous a fait voir de loin un bout de papier sortant à demi d'un étui de cuir qu'il portait sur la poitrine. Le vieillard nous a fait comprendre que ce papier lui donnait le droit de nous faire mettre en prison, si nous persistions à pénétrer sur ses terrains sans son autorisation.
—Tiens, c'est drôle, me dit le Crocodile. Qu'est-ce que ça peut être que ce papier-là?
—Je ne sais pas, mais c'est bien facile à voir.
Et je m'approche du vieux, qui recule en faisant de grands gestes. Il déclare qu'il a payé son papier cent sous au bureau arabe et qu'il ne le laissera pas prendre. Je lui explique que je ne tiens pas du tout à le lui prendre, mais que je voudrais bien le voir, même d'un peu loin. L'Arabe se retire à l'écart, sort son papier de l'étui, le déplie soigneusement et me le montre, à trois pas.
J'en reste bleu. C'est une page de la Dame de Montsoreau!
—Et tu as payé ça cent sous?
L'Arabe me fait un signe affirmatif.
—Douro, douro.
Le Crocodile me frappe sur l'épaule.
—Épatant, hein? Et dire qu'on fait passer des hommes au conseil de guerre pour avoir perdu une brosse ou volé des pommes de terre.
Un beau jour, on nous remplace dans nos fonctions de bûcherons et de chaufourniers par des indigènes qui rapportent du bois sur des bourricots et qui font de la chaux à la grâce de Dieu. Pour nous, nous sommes employés simplement à servir les maçons. Qu'est-ce que ce changement peut signifier?
Un sapeur, sur les chantiers, nous donne la clef de l'énigme. Le lieutenant du génie attend un général inspecteur des travaux. Or, comme il marque régulièrement et quotidiennement sur ses livres de comptes trente journées d'indigènes porteurs de bois et trente journées d'indigènes chaufourniers, il ne se soucie guère d'être pris en flagrant délit de contradiction avec lui-même. Il tient à établir, pour un ou deux jours, dans la pratique, l'équilibre qu'il a établi théoriquement entre les recettes et les dépenses.
Le général est passé, a examiné, a félicité et s'est retiré on ne peut plus satisfait, promettant au lieutenant la croix qu'il a si bien méritée.
Le soir même, les Arabes ont été congédiés et n'ont plus figuré, à l'état d'auxiliaires, que sur les livres où des états de solde sont dressés périodiquement. Quel roublard, cet officier du génie!
—Il la connaît dans les coins, dit Bras-Court en hochant la tête, le soir, quand nous sommes réunis dans un coin du camp pour causer ou écouter des contes.
—Tout ça, voyez-vous, dit Acajou d'un ton sentencieux, c'est voleur et compagnie. Seulement, il vaut mieux ne pas dire tout haut ce qu'on en pense... Ah! à qui le tour de raser? A toi, l'Amiral!
L'Amiral secoue la tête. Ce n'est pas à son tour. Queslier qui est assis sur une pierre, dans un coin, pensif, a l'air de se réveiller en sursaut.
—A qui le tour?... C'est une histoire que vous voulez? Eh bien! je vais vous en raconter une. Elle est drôle; vous allez voir. Et puis, c'est une histoire de voleurs, ça fera votre affaire. Écoutez:
«Il y avait une fois un juif arabe qui s'appelait Choumka. Il était de Karmouan, une grande ville dont vous devez avoir entendu parler, si vous ne la connaissez pas. C'était un de ces industriels comme vous avez pu en voir partout, surtout au commencement de l'expédition; suivant les colonnes, se promenant dans les villes de garnison porteur d'un méchant éventaire, criant: «Grand bazar! A la bon marché! A la concurrence! Kif-kif madame la France!» vendant du papier à cigarettes, l'article de Paris, la goutte et l'épicerie;—la graine des mercantis, enfin, pelotant les soldats, les sous-officiers et les officiers, à mesure qu'ils avancent dans le commerce et devenant parfois fournisseurs des denrées d'ordinaire en même temps que procureurs pour les états-majors.
«En 1883, les fonctionnaires compétents de la subdivision de Jouffe et le général E... qui la commandait, devaient adjuger à un ou plusieurs particuliers la fourniture des subsistances et des moyens de transport pour tous les postes situés entre Jouffe et Karmouan, sur un parcours d'environ 150 kilomètres. Il y avait là des millions à extorquer à l'État. Les gros bonnets le comprirent bien et se demandèrent pourquoi ils ne s'adjugeraient pas à eux-mêmes cette entreprise à laquelle on pouvait ajouter, d'ailleurs, celle de toutes les fournitures militaires: viande, alfa, orge et fourrages. Il n'y avait qu'une difficulté: l'adjudication était publique et il était difficile d'être en même temps adjudicateur et adjudicataire. L'état-major de Karmouan eut une idée splendide: il désigna à celui de Jouffe un individu qui pourrait servir d'homme de paille. Cet individu était Choumka. L'idée fut fort goûtée et Choumka fut accepté avec enthousiasme, entre la poire et le fromage d'une orgie dont il avait sans doute procuré l'élément féminin.
«Tout le monde était émerveillé. Ce que c'était que le commerce! Choumka, le mercanti, celui qui avait vendu la goutte aux soldats derrière la Kasbah, était devenu fournisseur de toutes les subsistances militaires et des moyens de transport! Il avait un parc d'arabas à Jouffe, un autre à Karmouan! Que n'avait-il pas? Il avait tout!
«Ça alla bien assez longtemps. Les bailleurs de fonds et le titulaire de l'adjudication s'entendaient comme larrons en foire. Ce dernier se contentait de la part que le lion voulait bien lui laisser, sans préjudice de la vente—combien de fois répétée—des mêmes bottes d'alfa ou de foin et des mêmes sacs d'orge, qui ne sortaient de ses magasins que pour y revenir, le soir même, sur des prolonges escortées d'un maréchal des logis ou autre adjudant. Choumka était aussi fournisseur des matériaux pour le génie, pierres, chaux, plâtre, etc. Il sut obtenir les bonnes grâces du commandant supérieur du cercle et se fit donner des hommes de corvée qui travaillèrent à lui construire une maison sur une des places de la ville. Un bataillon d'infanterie fournissait les hommes; le génie, les plans et devis, les outils et les matériaux; la maison avançait rapidement; c'était une sorte de villa que devait habiter plus tard l'état-major...
«Quelle mouche les piqua tous, tout d'un coup? Quelle est la moukère que Choumka ne put ou ne voulut procurer pour une petite soirée à la Poste?—C'était là qu'avaient lieu les orgies et tous les hommes de mon bataillon qui ont pris la faction au Trésor ont vu défiler les bacchanales.—Toujours est-il qu'on se fâcha. On enleva les outils du génie qui se trouvaient dans la bâtisse, on supprima les hommes de corvée. Choumka, qui était évidemment devenu quelqu'un et qui s'était enrichi à nombre de tripotages, eut l'air de se moquer carrément de ces messieurs. Il prit des ouvriers italiens et arabes et continua tranquillement sa maison.
«L'état-major fut piqué au vif. Il résolut de se venger et de jouer quelque bon tour à l'insolent qui le narguait. Une occasion magnifique se présentait; un sergent-major du génie venait justement de déserter avec une forte somme d'argent, et s'était embarqué à Jouffe dans un tonneau. On fit un inventaire au génie; il manquait des outils. On fit des perquisitions et l'on trouva chez Choumka quelques pelles ou quelques pioches qui y avaient été oubliées—ou rapportées intentionnellement.—On mit Choumka en prison. Il se rebiffa, menaça de vendre la mèche. Alors, on voulut le faire sortir. Mais, tout d'un coup, il refusa. Il déclara que, puisqu'on l'avait mis en prison pour vol, il voulait qu'il y eût jugement; et, malgré toutes les démarches tentées pour le dissuader, il ne voulut pas en démordre. Il intenta enfin un procès au général E. et à ses acolytes et fit venir à Jouffe un grand avocat de Paris. On se figurait que Choumka n'avait ni livres ni comptabilité; tout au contraire, il produisit des registres d'entrée, de sortie, de doit et d'avoir on ne peut plus en règle. On avait devant soi un véritable négociant. L'affaire vint devant le conseil de guerre séant à Jouffe qui, quoi qu'il en eût, fut forcé d'accorder à Choumka des dommages-intérêts très considérables payables par le général E. et consorts, qui ne tardèrent pas à se voir rappelés en France.
«Choumka, lui, est toujours adjudicataire de toutes les fournitures; mais, maintenant, c'est parce que, grâce à sa fortune, il n'a plus de concurrents à redouter; il détient tous les moyens de transport. Il va par Karmouan en burnous de soie, avec montre, chaîne et breloques en or massif au gousset. Sa maison est superbement finie et les officiers de la garnison y sont ses très humbles locataires.—Voilà».
Acajou, riant d'un rire sardonique, donne la moralité:
—C'est un adroit filou qui en a roulé d'autres comme des chapeaux d'Auvergnats.
—Ah! parbleu! s'écrie Rabasse, on l'a dit et c'est rudement vrai: les armées permanentes sont une cause permanente de démoralisation. Tant qu'elles existeront...
—Oui, dit Queslier. Et elles existeront tant que la Révolution sociale ne les aura pas flanquées par terre. Ah! ça ne serait pas malin, pourtant, vois-tu; il y en a tant, de malheureux, qui ne demandent qu'à laisser là le pantalon rouge pour retourner chez eux! Je suis sûr qu'avec un simple décret...
J'interviens.
—Laisse-moi faire une supposition, Queslier. Je suppose que la Révolution soit faite. On a décrété l'abolition des armées permanentes. Le décret est porté à la connaissance d'un colonel commandant un régiment dans une ville quelconque. Aussitôt, il fait réunir ses deux mille hommes et leur lit la décision en question. Les deux mille hommes sont disposés à partir, n'est-ce pas, Queslier? et joyeusement, encore?
—Naturellement.
—Oui. Mais le colonel fait suivre sa lecture de ces quelques mots: «Que ceux qui veulent abandonner le drapeau, délaisser les intérêts supérieurs de la patrie, que ceux-là s'en aillent. Mais qu'ils restent, ceux qui ne veulent pas déserter le champ d'honneur, qui veulent rester fidèles au devoir militaire et bien mériter de leur pays!» Alors, sur ces deux mille, sais-tu combien sortiront des rangs? Cinquante, à peine! Et si le colonel crie aux autres: «Fusillez-moi ces cinquante hommes!» ce sera à qui, parmi les dix-neuf cent cinquante, se précipitera pour les coller au mur!
Queslier réfléchit un instant.
—Oui. C'est vrai. A moins que, sur les cinquante hommes, il ne s'en trouve un qui lève son fusil et envoie une balle dans la peau du colonel. Alors, tout le régiment partirait. Oui, il faudrait ça... c'est malheureux, pourtant!...
Peut-être. Mais à qui la faute si, aux yeux de la foule, le Droit lui-même doit chercher sa sanction dans la force—la force inutile souvent, et bête quelquefois?—A qui la faute si le peuple ne comprend pas encore qu'on puisse imprimer le sceau de l'éternité, autrement qu'avec du sang, sur la face des révolutions?
C'est l'aveuglement des peuples—ces parias hébétés par la misère et l'ignorance, ces souffrants dont les passions ont toujours, au fond, quelque chose de religieux—qui réclame de la foi révolutionnaire des sacrifices sanglants et des scapulaires rouges.
XXV
—Dis donc, toi, pourquoi as-tu cassé le manche de ta pioche, hier?
—Moi! j'ai cassé un manche de pioche?
—Viens voir un peu ici, si ce n'est pas vrai.
C'est le sapeur du génie Bompané qui m'interpelle et qui m'entraîne dans la casemate où l'on serre les outils tous les soirs. Qu'est-ce qu'il me chante, avec sa pioche?
—C'est une blague. Seulement, je voulais te parler sans attirer l'attention des pieds-de-banc. J'ai reçu ce matin une lettre d'un de tes parents, avec un mandat. Il y a une feuille pour toi. Tiens, la voilà.
C'est la réponse du cousin. Il se déclare prêt à me faire parvenir tous les mois une certaine somme, par les voies que je lui ai indiquées. Il me souhaite une bonne santé et m'engage à manger du chameau le moins souvent possible. On lui a dit que c'était échauffant. Brave cousin! il me demande aussi un peu plus de détails sur le pays. Je lui en donnerai des flottes. Je lui apprendrai comment on fabrique la couscous.
Un post-scriptum: «Tu me rembourseras les sommes que je t'avancerai jusqu'à ta libération, à ton retour, lorsque tu auras réglé tes comptes». C'est entendu.
Maintenant, je vais pouvoir mastiquer à ma fantaisie. Il n'est vraiment pas trop tôt. Bompané doit me passer un pain tous les deux jours et, de temps en temps, un litre de vin ou d'absinthe.
Après la misère, l'orgie.
Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, qui jouisse du bien-être, qui me plonge dans les délices. Plusieurs de mes camarades ont usé du même moyen que moi et, soit par l'entremise des sapeurs du génie, soit par celle des ouvriers italiens, se sont fait envoyer de l'argent.
—Est-ce que les purotains peuvent y mettre un doigt? est venu demander Acajou qui, les dents longues et l'estomac creux, est entré l'autre jour dans le marabout où nous recevons mystérieusement nos provisions.
Bien entendu. Pique dans le tas, mon gars, et avec la fourchette du père Adam, encore. Seulement, ne boulotte pas tout; il faut que tout le monde vive. C'est Voltaire qui a dit ça.
Ça n'étonne pas Acajou; du reste, il est trop bien élevé pour se flanquer une indigestion. Il prétend que, rien que pour la santé, il vaut mieux rester sur sa faim.—Drôle de monture!
Nous sommes une cinquantaine, maintenant, au détachement, depuis qu'on y a fait descendre une douzaine de bleus récemment arrivés de France; et sur ces cinquante, je ne crois pas qu'on en trouverait cinq disposés à se plaindre du régime que nous supportons. Nous n'avons presque rien à faire en dehors des heures de travail au bordj, nous nous arrangeons de façon à ne pas crever de faim; nous buvons un petit coup de temps en temps et nous fumons comme des locomotives. Réellement, pour des forçats, nous ne sommes pas mal.
Le lieutenant Ponchard, satisfait probablement de se voir chef de détachement et de ne relever que de lui-même, se confine de plus en plus dans sa maison où, paraît-il, il se flanque de jolies cuites avec les pieds-de-banc qui, de leur côté, nous laissent à peu près livrés à nous-mêmes. Nous l'apercevons de temps à autre, se promenant dans les environs du camp, bras dessus, bras dessous, avec son ordonnance. Un soldat de l'armée régulière, cette ordonnance, comme toutes celles des officiers sans troupes—et les Compagnies de Discipline ne sont considérées que comme des troupes irrégulières.
Depuis quelque temps, il tranche du maître, ce larbin louche; il prend l'habitude de nous surveiller du coin de l'oeil et de fournir sur nous, à son patron, des rapports plus ou moins exacts. Il a même eu le talent de faire mettre en prison cette brute de Prey qui lui avait fait un compliment équivoque.
—C'est moi que vous injuriez en insultant mon ordonnance! est venu dire, d'une voix empâtée, le lieutenant Ponchard, ivre à ne pas se tenir debout. Prey, je vous mets quinze jours de prison.
Et Prey a monté son tombeau... d'où l'officier l'a fait sortir le lendemain, après lui avoir fait subir un interrogatoire.
—Vous êtes-vous bien rendu compte de ce que vous avez dit hier?
—Non, mon lieutenant.
—Alors, vous êtes fou?
—J'sais pas, mon lieutenant.
J'étais de faction, à deux pas. L'officier s'est tourné vers moi, l'oeil encore allumé par la soulographie de la veille.
—Et vous, factionnaire, croyez-vous qu'il soit fou?
—Oui, mon lieutenant, je le crois.
—Alors, qu'il s'en aille... El-Ksob n'est pas une succursale de Charenton.
Et il est parti en riant.
Je n'ai pas menti. Prey est bien un fou, un pauvre fou. Aucune proportion entre les lignes de cette face bestiale qui porte tatoué: «Pas de chance» sur le front où descendent des cheveux hérissés; le maxillaire inférieur avançant sur le supérieur et laissant entrevoir la pointe acérée des canines; les yeux injectés de sang. On sent que, chez cet être au cerveau déséquilibré, la conscience n'existe pas. On sent que, dans sa naïveté cynique, il n'hésiterait pas à se servir, pour étendre du fromage sur son pain, du lingre à la virole encore rouge avec lequel il aurait suriné, la veille, un pante au coin d'une borne.—Un de ces prédestinés des fins lugubres, poussés vers le crime par une fatalité inéluctable, et sur le berceau desquels le couperet sinistre de la guillotine a projeté son ombre triangulaire.
Je connais peu de sa vie. Le peu qu'il en sait lui-même et qu'il m'a raconté en riant, d'un air triste, avec des expressions baroques, magnifiques et atroces, qui font couler dans le dos le froid d'une lame de couteau et qui jettent parfois comme un rayon d'or sur des remuements de boue: le père au bagne, la mère indigne, la maison de correction à treize ans... Toute l'épopée lamentable d'un de ces parias dans la pauvre âme desquels la société ne sait pas voir et dont elle jette un jour le cadavre, la bourgeoise jouisseuse, dans le panier sanglant du bourreau.
Il tuera, ce Prey, il tuera; et, quand il aura payé sa dette—la dette de l'hérédité sombre et de son organisme morbide—des savants viendront, qui pèseront soigneusement son cerveau d'assassin, qui l'étudieront au microscope, qui déclareront que le criminel n'était que l'instrument aveugle d'une cause hors de lui et qu'il était irresponsable. Pauvre homme!...
Ça ne fait rien, l'officier me prend pour un blagueur; il me l'a dit carrément.
—Vous croyiez que j'étais saoul, l'autre jour, quand vous m'avez dit que Prey était fou? Vous êtes un fumiste... Mais vous avez raison d'essayer de tirer vos camarades de prison. A votre place, j'en ferais autant.
C'est bien possible. D'autant plus possible qu'il a l'air de s'abrutir de jour en jour davantage. Un abrutissement doux d'ivrogne larmoyant, un laisser-aller compatissant de gaga expansif. Presque tous les soirs, après la soupe, il vient nous retrouver dans le coin du camp où nous avons pris l'habitude de nous réunir. Il écoute nos histoires, nous distribue du tabac et, quand il est gris comme un Polonais, nous fait chanter en choeur.
—Chantez quelque chose de cochon... Moi, je n'aime que ce qui est cochon...
Il accompagne au refrain.
—Allons, encore une fois! Je vous donnerai trois paquets de gros tabac...
On dit que la reine des garces est morte,
Est morte comme elle a vécu.....
A la fin, il essuie une larme d'attendrissement qui roule au bord de sa paupière rouge.
—C'est tout de même trop cochon... Enfin, moi, je n'aime que ce qui est cochon... Heureusement qu'il n'y a pas de demoiselles ici, n'est-ce pas, toi?
Et il regarde son ordonnance qui est venu lui nouer un foulard autour du cou pour l'empêcher d'attraper un rhume...
Après les chansons, on fait de longs récits,—des récits pornographiques. Ils se prolongent souvent très avant dans la nuit, ces contes sales, bien après l'heure du coucher, après l'heure de l'appel du soir qu'on ne sonne pas, le plus souvent. Et, au milieu de l'obscurité grandissante, dans la nuit que percent les feux des prunelles enflammées, on voit de temps en temps se lever des hommes qui se prétendent fatigués, qui se retirent dans leurs marabouts, qui sortent du camp, par couples, l'un suivant l'autre rapidement, sous des prétextes quelconques. On les blaguait, tout d'abord; maintenant, on ne les blague plus. C'est tout au plus si l'on se pousse du coude quand on les voit partir. Le mépris a fait place à l'envie.
—Pourquoi que tu ne te fais pas une gigolette! m'a demandé l'autre jour le Crocodile, qui en est. Dame! je sais bien, c'est un peu... Enfin, quoi? ce n'est pas de notre faute si nous n'avons pas de grives et si nous sommes forcés de prendre des merles...
XXVI
Je suis plus malheureux que les pierres.
Il s'agrandit de jour en jour, le trou que creuse depuis si longtemps dans mon âme le pic impitoyable de l'ennui.
Ce trou me fait peur, mais je n'ai rien pour le combler. Rien, pas même la haine. Elle disparaît peu à peu, elle aussi, lorsque s'efface le souvenir de l'indignation qui l'avait fait sortir tout armée du cerveau, comme Athénée portant la lance.
Il y a des moments où je ne me sens pas assez misérable, où je voudrais souffrir davantage, où je voudrais être torturé comme je ne l'ai pas encore été. J'ai soif de la douleur, parce que la douleur me donne la rage et que je suis assez fort pour triompher de l'abattement lorsque je suis plein d'amertume et que j'ai trempé dans le fiel la débilité de mon coeur.
Oh! si l'on pouvait haïr toujours!
Je me suis sondé et éprouvé, et j'ai reconnu ma faiblesse.
D'abord, je suis seul,—tout seul. Je n'ai même pas ces compagnons qu'on appelle des souvenirs, ces remémorances qui font tressaillir et qui amènent, malgré lui parfois, la détente du sourire sur la face crispée de l'abandonné. Tous les jours de ma vie se sont engloutis les uns après les autres dans le même bourbier fangeux.
C'est ma faute, peut-être. J'ai mal fait, sans doute, de me dépouiller toujours de mes émotions et de les précipiter dans le puits où je les écoutais, penché en riant sur la margelle, rebondir le long des parois avant de crever la prunelle glauque du grand oeil qui brillait au fond.
Je porte la peine de mon insensibilité voulue.
J'ai toujours été un replié et un rétif. Mon enfance n'a point été gaie.
Je n'ai jamais aimé ma famille où je n'avais trouvé que des sympathies insuffisantes, des effarouchements bébêtes et des défiances trop peu voilées. En butte aux animosités que j'avais excitées, profondément affecté par les injustices et plus encore par les mauvais traitements mérités, mais entêté comme un âne rouge, je lui ai fait une guerre sans merci, quitte à en souffrir moi-même,—comme je crevais les encriers de plomb du collège, nerveusement, par besoin de nuire, au risque de me noircir les doigts.
Je lui en voulais moins de ses colères et de ses méchancetés que de ses ridicules et de ses tentatives de réconciliation. J'avais bien du mal, quelquefois, à résister à l'assaut des apitoiements bêtes, à me raidir contre la poussée des bons sentiments, ces béliers à têtes d'ânes des éducations idiotes qui battent en brèche les énergies, et avec lesquels on essayait de mettre à néant mes résistances. Je tenais bon, pourtant, gardant au dedans de moi une secrète rancune contre ceux qui avaient été sur le point de m'arracher une capitulation. J'aurais eu tellement honte de me laisser dompter!
Mes premières haines viennent de là.
Je nourrissais aussi une aversion énorme contre ceux qui avaient de l'autorité sur moi, mes maîtres, les gens qui essayaient d'étouffer, sous le couvercle des bons conseils, mes aspirations vers un inconnu qui m'attirait, contre ceux surtout qui posaient, sur mes irritations douloureuses, le cataplasme émollient de leur bonté,—que je prenais, de parti pris, pour de l'hypocrisie.
Plus tard, je me suis aperçu que j'étais devenu la proie de mon insensibilité moqueuse. J'étais assez sceptique pour ne croire à rien et assez cynique pour en rire. L'indifférence ironique était entrée en moi, peu à peu, comme un coin serré par le tronc dans lequel on l'enfonce et qu'on ne peut plus arracher. A ce moment-là, peut-être, par dégoût et par fatigue, j'aurais été capable de me faire trouer la peau pour une idée creuse quelconque—mais à condition de pouvoir blaguer, cinq minutes, l'utopie qui aurait causé ma mort, avant de tourner de l'oeil.
J'aurais été heureux, pourtant, de pouvoir croire, d'avoir une conviction qui fût à moi, bien à moi, qui me remplît le cerveau, que je ne pusse arriver à m'enlever à moi-même. J'ai tout fait pour cela, tout. J'ai compris qu'on ne guérissait pas le doute, cet ulcère, en le grattant avec ces tessons qui sont des raisonnements, quand ils ne sont pas des sophismes. J'ai voulu croire bêtement, aveuglement—parce que je voulais croire—avec la foi du charbonnier. Je n'ai pas pu.
J'ai passé ainsi deux ans; deux années sur le noir desquelles je ne pourrais plus rien voir si je n'avais sali leur voile sombre, de loin en loin, voluptueusement, de la tache rouge d'une cochonnerie ou de l'accroc d'une méchanceté. Il me fallait cela, de temps en temps.
Ma foi, oui! J'éprouvais un besoin énorme, irrésistible, de faire saigner un coeur qui s'était ouvert à moi, de cracher dans une main qu'on me tendait et que j'avais serrée bien des fois avec effusion. Les haines étaient trop lourdes à porter, le dégoût me pesait trop fort pour qu'il me fût possible de garder au dedans de moi, bien longtemps, une dépravation d'autant plus profonde que j'en avais parfaitement conscience. J'en arrivais fatalement à détester les gens qui me montraient de l'affection. Leur bonté m'agaçait, leur confiance m'énervait. J'avais envie de leur crier: «Mais vous ne me comprenez donc pas?... Vous ne voyez donc pas que je suis fatigué de faire patte de velours et qu'il va falloir que j'étende les griffes?» Puis, une idée me saisissait, implacablement me torturait. «Est-ce qu'ils me prennent pour un mouton, ces imbéciles? Ils ne se doutent même pas que toute la douceur qu'ils me font avaler se change en fiel dans mes entrailles!» Et un jour, n'en pouvant plus, exaspéré, je leur lançais au visage la giclée sale de ma méchanceté!
Alors, j'éprouvais une joie intense, véhémente, grandie encore par un serrement de coeur avec lequel je ne cherchais par à lutter, car il irritait ma jouissance. Je ressentais une volupté âpre à me rappeler tous les détails de ma conduite indigne—plaisir d'assassin qui va et vient, fiévreusement, dans la rue où il a suriné sa victime.
Je pourrais passer au crible tout le limon de mon enfance et de mon adolescence sans trouver une seule de ces paillettes d'or qu'on appelle des heures de joie. J'ai lutté longtemps avec les autres et avec moi-même, voilà tout.
Je me suis engagé...
Et maintenant, maintenant que j'ai l'âge de comprendre, maintenant que j'ai souffert, où en suis-je? Ai-je trouvé le flambeau qui doit me guider dans la route sombre que j'ai choisie? Pourrais-je placer une réponse après les interrogations qui, devant mon esprit d'enfant, venaient suspendre leurs silhouettes tordues par l'ironie et gonflées par le dédain au-dessus du point final des honnêtes phrases convenues? Ai-je appris quelque chose, moi qui ai renié la famille parce que j'étouffais dans son atmosphère? Je dois être fort, à présent, je dois être armé pour la lutte, cette lutte dont j'ai rêvé vaguement depuis si longtemps, je dois être descendu au fond des choses, je dois savoir...
Hélas! même aux questions que j'ai le plus creusées, j'ai à peine trouvé une réponse, tellement les solutions se démentent, tellement les contradictions se heurtent. J'ai pensé bien des fois aux dernières paroles de mon père, le jour où il m'a quitté, et je ne sais pas encore pourquoi il ne suffit point à un père d'aimer ses enfants. Je ne sais même pas s'il ne vaudrait pas mieux, pour lui et pour eux, qu'il ne les aimât point du tout. J'ai seulement pu entrevoir, au flanc de la famille, cette plaie puante et corrompue: l'héritage, l'argent...
Non, je ne sais rien. Ma pauvre science, dont j'avais rêvé de faire une armure forgée de toutes pièces sur l'enclume de la souffrance avec le marteau de la haine, n'est toujours, malgré tout, qu'un assemblage de haillons et de morceaux graissés de la graisse du pot-au-feu et salis de l'encre de l'école—décroche-moi-ça lamentable de loques bourgeoises étiquetées par des pions.—C'est si dur à faire disparaître, les sornettes que l'on vous a fourrées de force dans la boule—vieux clous rouillés dans un mur et qu'on ne peut arracher qu'en faisant éclater le plâtre.
Je suis toujours l'enfant que pousse son instinct, mais qui ne sait pas voir. La douleur ne m'a pas éclairé, la souffrance ne m'a pas ouvert les yeux...
Ah! Misère! les épaules me saignent, cependant, d'avoir tiré ton dur collier! Ah! Vache enragée! j'en ai bouffé, pourtant, de ta sale carne!...
Oh! avoir une vision nette! avoir une perception juste! Avoir la foi!
La foi! oh! si je l'avais, je n'éprouverais pas ce que j'éprouve, je ne me laisserais pas agripper, comme un pâle malfaiteur, par le désespoir et le découragement, ces gendarmes blêmes des consciences lâches.—Je ne hausserais pas les épaules devant les rages passées, je n'aurais pas le petit rire sec de la pitié moqueuse au souvenir des grands élancements qui si souvent m'ont brisé.
Car j'en suis là, à présent. J'en suis à me demander si je n'ai pas été le cabotin qui se laisse empoigner par son rôle, le rhéteur qui se laisse emballer par ses sophismes! J'en suis à me demander si ma haine du militarisme n'est pas une haine de carton, si ce n'est pas l'écho du rappel qu'a battu la Famine, avec ses doigts maigres, sur mon ventre creux, et si ce rappel ne va pas en s'assourdissant et en s'atténuant, aussitôt qu'on a mouillé la peau lâche avec un litre de vin ou une chopine d'absinthe!
De la blague, alors, mes cris de colère? Du battage, mes emportements furieux? Du chiqué, les frissons qui me glaçaient les moelles?
Quelle pitié! Et comme c'est lugubre, tout de même, de ne pouvoir comprendre ce que l'on a dans le ventre, de ne pouvoir croire en soi! Se figurer qu'on porte au coeur une plaie vive, quand on n'a peut-être sur la poitrine que l'emplâtre menteur d'un estropié à la flan!
Ah! bon Dieu! dire que j'ai été si misérable, pendant des années, parce qu'on voulait me forcer à voir les choses à travers un carreau brouillé! Et voilà que je viens de m'apercevoir que, sur le trou qu'avait fait dans cette vitre mon poing d'enfant, j'ai collé, de mes mains d'homme, le papier huilé de la déclamation!....
Je suis plus malheureux que les pierres.
Je sens mon âme se fondre... Insensé! Au lieu de vivre dédaigneux et sombre, les yeux fixés sur un avenir menteur, si tu avais pris ta part des joies saines de la famille, si tu n'avais pas étranglé tes émotions et fermé ton coeur, tu ne serais pas harcelé par le doute impitoyable, ou tu pourrais du moins trouver une consolation dans la tranquillité de tes souvenirs et la sérénité de tes espoirs. Ce serait si bon, de pouvoir calmer tes peines avec les réminiscences des affections anciennes! Ce serait...
Mensonge!... Ce n'est pas avec cette huile rance qu'il me faut panser la large blessure que m'ont faite à petits coups les stylets empoisonnés du dégoût et de la solitude. Ah! je m'en fous pas mal, par exemple, du sourire béat des espérances à gueules plates! Et comme je m'en bats l'oeil, de ne pas avoir roulé ma jeunesse, ainsi qu'un merlan à frire, dans la farine fadasse des épanchements familiaux!...
Ah! c'est bien le doute qui me fait souffrir, vraiment!... C'est étrange, comme on aime à se tromper soi-même, comme on aime à transformer en palimpseste, aussitôt qu'on en a lu deux lignes, le livre grand ouvert de son coeur!
Car je sais quel est mon mal, à présent. Je la connais, l'affreuse bête qui se démène en moi, qui me surexcite et me torture, et plonge mon esprit dans la nuit. Oh! il faut que je le hurle, que je fasse retentir mes cris de rage impuissante, comme le fauve qui, la nuit, dans la montagne, les flancs serrés et la gorge sèche, lance vers les étoiles impassibles le rugissement désespéré des ruts inassouvis.
Une vision m'obsède. Un cauchemar me poursuit. Du jour où j'ai commencé à songer à l'amour, j'ai été perdu.
C'est en vain que j'ai essayé d'étouffer le cri à la chair, c'est en vain que j'ai tenté de maîtriser mes crispations angoissantes. Toujours, de plus en plus impérieux, l'appel se faisait entendre, et je frémissais malgré moi, sursautant au milieu d'une accalmie, ainsi qu'au premier coup de langue de la diane, les dormeurs, réveillés en sursaut, ouvrent les yeux, effarés.
Voilà des mois que cela dure, des mois que je roule ce rocher qui retombe sans cesse sur moi, au milieu des éclats de rire des corrompus qui m'entourent. Elles ont fini par me couper les bras, leurs railleries, et je viens de me coucher à côté du roc que, Sisyphe esquinté, je n'ai même plus la force de soulever.
Ma cervelle est imbibée de luxure. C'est une éponge qu'il m'est impossible de presser sans faire couler à travers mes doigts le pus des passions sales.
L'affreuse image qui s'y est incrustée devient de plus en plus confuse, comme celle d'un objet qui a posé trop longtemps devant l'appareil finit par se brouiller sur la plaque.
Il est des choses que je voudrais taire, des abominations que je voudrais pouvoir passer sous silence. Je ressemble à l'un de ces arbres malingres et rabougris, couverts de végétations hideuses, de lèpres ignobles, de mousses galeuses, qui se tordent au fond d'un ravin sans air, au bord d'un fangeux marécage, et qui, plantés dans la vastitude solitaire de la plaine ou dans le resserrement fraternel de la forêt, auraient crevé le ciel libre de la saine poussée de leurs branches.
Ah! oui, je voudrais qu'ils se cachent, les infâmes qui, à mes côtés, se prêtent à la satisfaction des désirs que la privation de femmes a surexcités! Je voudrais qu'ils se cachent, car il y a longtemps déjà que mon sang bouillonne en leur présence, et j'ai été pris, trop de fois, de l'envie terrible de les tuer—ou de les aimer. Ce n'est plus eux que je vois, ce n'est plus leur physionomie que je regarde avec dédain; ce sont des intonations féminines que je recherche dans leurs voix, ce sont des traits de femmes que j'épie fiévreusement—et que je découvre—sur leurs visages; ce sont des faces de passionnées et des profils d'amoureuses que je taille dans ces figures dont l'ignominie disparaît.
Cette cristallisation infâme me remplit d'une joie âpre qui me brise.
Oh! les rêves que je fais, somnambule lubrique, dans ces interminables journées où mon corps s'affaiblit peu à peu sous l'action de l'idée troublante! Oh! les hallucinations qui m'étreignent dans ces nuits sans sommeil où les extravagances du délire s'attachent brûlantes à ma peau, comme la tunique du Centaure! Ces nuits où j'écume de rage comme un fou, où je pleure comme un enfant; ces nuits pleines d'accès frénétiques, d'espoirs ardents, de convulsions douloureuses, d'attentes insensées et d'anxiétés poignantes, où mon coeur cesse de battre tout à coup, ainsi qu'à un susurrement d'amour, au moindre bruissement du vent—où je me suis surpris, tressaillant de honte, à étendre mes mains tremblantes de désir vers les paillasses où les lueurs pâles de la lune, perçant la toile, me faisaient entrevoir, dans les corps étendus des dormeurs, de libidineuses apophyses!...
Ah! je ne veux point céder à la tentation! N'importe quoi, plutôt...
Ma foi, oui, n'importe quoi! Je suis descendu au ravin où paissent les bourriques que mon voisin appelle ses mômes, et j'ai fait la cour, moi aussi, à mademoiselle Peau-d'Âne...
Autant aurait valu essayer d'étancher ma soif avec du vinaigre.
Maintenant, c'est fini... Je suis la proie du rêve malsain. Je ne suis plus moi; j'appartiens à ce bourreau: l'idée abjecte. Je ne vois plus rien qu'une chose: la femme; pas même la femme, l'organe; pas même l'organe, quelque chose de monstrueux, de vague, d'innommable, la résultante affreuse de la rêverie infâme: deux cuisses ouvertes et, dans l'écartement attractif du compas de chair, le vide sans forme, sans nom, la chose quelconque, mais vivante, intelligente, humaine, consolante, celle qui seule peut donner: la Satisfaction...
Oh! qui me délivrera de cette obsession? Qui brisera cette griffe immonde qui étreint mon cerveau! Qui arrachera de devant mes yeux cette image qui m'exaspère, cet i grec de viande—qui me rendra fou!...
XXVII
J'ai de la veine. On vient de rendre justice à mon mérite.
Le conducteur des mulets qui vont chercher de l'eau au puits ayant perdu l'estime des grosses légumes, a été destitué. C'est moi qu'on a choisi pour le remplacer.
—Chançard, est venu me dire Rabasse, le poète, qui prétend savoir mener les bourdons, lui aussi, et qui aurait bien voulu se voir promu au grade de porteur d'eau; tu n'as plus qu'à te battre les flancs, à présent!
Pas tout à fait. Il faut que je fasse au puits six voyages par jour: trois le matin, trois le soir. Un homme de corvée doit m'accompagner pour remplir les tonneaux que nous plaçons sur les bâts. Ce n'est pas éreintant. Nous avons le temps de nous amuser en route.
Je n'en ai justement pas, d'homme de corvée. Il m'en faut un. Je n'aurai pas été préposé à la lavasse, comme dit Acajou, et investi d'une autorité—limitée—sur deux bêtes de somme et un subalterne, sans avoir usé des prérogatives que me confère ma charge. Il m'en faut un.
—Sergent, je n'ai pas d'homme de corvée.
—Je vais vous en désigner un. Le premier qui sortira de sa tente... Gabriel! venez ici. Vous allez vous rendre au puits, avec Froissard; jusqu'à nouvel ordre, vous continuerez.
—Oui, sergent.
Je reste cloué à ma place, stupide. Gabriel! lui! elle!... Mais je n'en veux pas!... Je...
Et, tout d'un coup, je sens mes mains qui se glacent, tout mon sang qui me remonte au coeur. Il vient de me regarder en souriant... ...................................... ......................................
XXVIII
Je l'adore...
Ah! si je pouvais les passer ici, comme cela, les neuf mois qui me restent à faire!...
C'est pour rire... Le lieutenant Ponchard vient d'être appelé au commandement d'une compagnie d'un bataillon d'Afrique, en Algérie, et c'est un sergent qui va le remplacer comme chef de détachement. Un Corse, ce sergent, et un Corse qui m'en veut, un Corse qui m'a gardé rancune: Craponi.
Gare à moi!
Il n'y a pas une semaine qu'il est en fonctions que j'ai déjà pour plusieurs mois de bloc sur la planche. Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, sur lequel se soit appesantie sa vengeance: nous sommes une douzaine en prison. Les gradés, que maintenait la bonhomie du lieutenant, ont repris courage et ont complètement changé d'allures, depuis l'arrivée de Craponi.
—Quel tas de vaches! me dit Acajou, le soir, quand nous rentrons sous notre tombeau, après avoir fait le peloton.
Il a raison, Acajou. Mais je n'ai plus que neuf mois à tirer, et je les défie bien de me faire faire un jour de plus.
—Ne défie personne, me souffle le factionnaire qui nous garde et qui m'a entendu. Craponi parlait de toi tout à l'heure, avec Norvi; tu sais, le pied-de-banc qui vient de se rengager?
J'insiste. Qu'ont-ils dit?
—Presque rien. Norvi a touché sa prime de rengagement et veut aller la manger—ou la boire—à Tunis. Pour arriver à ce beau résultat, il faut qu'il fasse passer un homme au conseil de guerre.
—Et il a parlé de moi?
—De toi et du Crocodile.
—Les canailles!
—Ils ne sont pas décidés. Ils vont jouer votre tête au piquet, en cent cinquante: Norvi joue pour le Crocodile et Craponi pour toi. J'ai entendu ça il y a cinq minutes, en passant devant leur baraque. Ils sont en train de jouer, à présent.
—Promène-toi encore, sans avoir l'air de rien, et tâche de savoir...
Un brusque éclat de voix me coupe la parole.
—Quinte et quatorze, quatre-vingt-quatorze! j'ai gagné de trente!...
—C'est Craponi qui a gagné, me dit le factionnaire, qui pâlit.
Je ne pâlis peut-être pas—je ne sais pas—mais j'ai un petit tremblement nerveux.
—Oui, c'est lui, mon vieux, tu as raison! Seulement, tout n'est pas dit. A nous deux, la belle! Ça va être drôle!...
Ça n'a pas été drôle du tout.
Pendant un mois, les chaouchs m'ont cherché de toutes les façons sans arriver à aucun résultat, malgré leur méchanceté hypocrite. J'étais sûr de moi, certain d'aller jusqu'au bout, sans plier. Et je répétais la phrase lamentable du soldat martyrisé par ses chefs: «Ils auront la graisse, mais pas la peau.»
Un soir, mon pied a tourné sur un caillou. Le lendemain matin j'avais la cheville gonflée et je pouvais à peine me tenir debout. J'ai vu qu'il me serait impossible de faire le peloton.
—Va montrer ton pied au sergent, m'a dit un camarade. Comme il n'y a pas de médecin ici, il sera forcé de te faire remonter à Aïn-Halib et, pendant qu'on te soignera, tu seras mieux qu'ici, en prison.
Je monte clopin-clopant jusqu'à la baraque des chaouchs.
—Qu'est-ce que vous voulez? vient me demander Craponi qui, étonné de me voir là, fait deux pas au-delà du seuil.
—Sergent, je me suis foulé le pied et je viens vous demander...
—Attendez-moi là un moment.
Il est rentré dans la maison, et en est sorti deux minutes après.
—Qu'est-ce que vous dites que vous avez?
—J'ai le pied foulé, sergent, et je voudrais monter à Aïn-Halib, pour me présenter devant le major, avec le convoi qui part aujourd'hui.
—Empoignez-moi cet homme-là, Cristo!—Vous m'insultez! vous m'insultez!
Trois gradés, deux sergents et un caporal, se sont précipités hors de la baraque. Ils m'ont saisi par les bras et par le cou et m'ont traîné jusqu'à un gros arbre qui s'élève, seul et desséché, à une cinquantaine de pas de la route.
—Apportez-moi des cordes! crie Norvi à un homme de garde.
—Mais qu'est-ce que j'ai fait, sergent? Pourquoi m'attachez-vous?
—Silence! porco! ou je vous mets le bâillon!
Ils m'ont attaché les pieds, les mains, et m'ont lié étroitement à l'arbre; puis ils m'ont laissé seul.
Que penser? que croire? J'ai passé quatre heures à me les poser, ces deux questions, sans trouver de réponse, ou en trouvant trop; ne sentant pas la morsure des cordes qui m'entraient dans les chairs, mais avec la sensation d'une douleur sourde, causée par un coup de masse, sur la tête.
A neuf heures, le clairon sonne pour la lecture du rapport. Je tends l'oreille, mais il m'est impossible de surprendre autre chose qu'un bredouillement indécis.
—Rompez les rangs, marche!
Craponi se dirige vers moi, son cahier de rapports à la main. Il s'arrête à trois pas, remuant deux secondes ses lèvres blêmes.
—Froissard—huit jours de prison—lorsque le sergent chef de détachement lui faisait une observation, a répondu à ce dernier: «Tu me fais chier, bougre d'idiot!»
J'ai un hurlement.
—C'est faux! Je ne vous ai pas dit ça! C'est faux!
—C'est vrai.
Le Corse me regarde en dessous, une placidité douce dans ses deux yeux noirs d'hypocrite imperturbable. Il fait un demi-tour par principes et, en s'en allant:
—Insulte à un supérieur pendant ou à l'occasion du service, dix ans de travaux publics.
J'ai senti le froid d'une lame de couteau m'entrer entre les deux épaules.
Je suis perdu!
XXIX
Je suis perdu! Cette pensée ne me quitte pas. Elle me harcèle; je ne vois pas autre chose, rien, rien. Et, chaque fois que je m'écrie en moi-même, indigné:
—Mais l'accusation portée contre moi est un infâme mensonge! C'est faux!
J'entends la voix blanche du Corse qui répond: «C'est vrai!»
Et je sens que le Corse aura raison, toujours raison, et que mon témoignage à moi, Camisard revêtu de la capote grise, ne pèse pas plus, devant l'affirmation du galonné, qu'une plume devant un coup de vent... C'est à se briser la tête contre les murs!
Perdu!... Je me redis ce mot tout le long des vingt-cinq kilomètres que j'ai à faire, les mains attachées, pour arriver à Aïn-Halib.
Perdu!... Je me le redis encore quand, le soir, on m'a mis les fers aux pieds et aux mains et qu'on m'a jeté dans le coin du ravin où l'on relègue les hommes en prévention.
Dix ans de travaux publics! Ah! mieux vaudrait la mort, mille fois!... La mort... Et je me souviens de la réponse de Queslier, un jour où nous parlions du conseil de guerre: «Si jamais, par malheur, ils m'y faisaient passer, ce n'est ni à cinq ans ni à dix ans de prison qu'ils me condamneraient.» Et je vois son geste rapide mettant en joue un chaouch.
—Est-ce un cadenas anglais que tu as à tes fers? murmure une voix qui sort du tombeau voisin du mien.
Je me retourne, tant bien que mal, et j'aperçois sous la toile relevée la moitié d'un visage qui ne m'est pas connu.
—Oui, c'est un cadenas anglais. Pourquoi?
—Parce que j'ai une fausse clef que je me suis faite avec un morceau de fil de fer. Tu ne me connais pas, mais moi, je te connais, ou plutôt j'ai entendu parler de toi. Je vais aller te détacher.
Et, en effet, rampant avec des précautions de sauvage, l'homme se glisse le long de mon tombeau et se met à travailler le cadenas.
—Ça y est. Défaisons quatre ou cinq tours et refermons. Maintenant, tu peux mettre tes mains là dedans et les retirer à volonté. Tu es en prévention de conseil de guerre? Tu viens d'El-Ksob?
—Oui.
—Alors, on n'instruira ton affaire que demain dans l'après-midi. Moi, j'ai déjà été appelé chez le capiston. Mon flanche est dans le sac. Je pars à la fin de la semaine pour passer au tourniquet.
—Pourquoi passes-tu au conseil de guerre?
—Pour refus d'obéissance. J'attraperai deux ans de prison. Je l'ai fait exprès. Je m'embêtais ici...
Il a un rire idiot.
—Tu comprends, quand j'aurai fini mes deux ans, je serai versé dans une autre compagnie... J'y serai peut-être moins mal qu'ici... Tu sais, je t'ai détaché, mais tâche de ne pas le faire voir. Ne profite pas de ça pour aller te promener...
Non, mon ami, non, je n'irai pas me promener. Pas aujourd'hui, du moins; mais demain, après la confrontation avec les témoins chez le capitaine, si je vois que l'ignoble complot qu'on a formé contre moi réussit, si je vois que le crime que les abjects chaouchs ont depuis si longtemps prémédité est sur le point de s'accomplir, eh bien! il se pourrait que j'aille faire une petite promenade, la nuit, quand on n'y voit point à trois pas. Il se pourrait que je monte là-haut, au camp, que je prenne une baïonnette dans un marabout et que j'entre tout doucement, sans me laisser voir de personne, dans la baraque où ronflent les pieds-de-banc, ou dans le bord où dort le capitaine. Et il pourrait se faire aussi, vois-tu, que j'aie du sang aux mains lorsque je viendrai réveiller le chef de poste, après ma promenade nocturne, pour le prier de m'écrouer.
Tu ne m'aurais pas détaché, n'est-ce pas, si tu t'étais douté de ça? Et si je te livrais mon secret maintenant, tu appellerais le chaouch de garde à grands cris, n'est-ce pas? Mais tu ne te doutes de rien; tu dors peut-être tranquillement, avec tes deux ans de prison en perspective, toi qui fais exprès de passer au conseil de guerre! Et tu ne supposes pas qu'il y ait des gens assez fous pour ne vouloir y passer à aucun prix et pour préférer, lorsque les buveurs de sang ont résolu de leur voler dix années de leur vie, douze balles dans la peau à dix ans de travaux publics.
XXX
—Oui, mon capitaine, oui! j'ai tout entendu. C'était moi qui faisais la cuisine des gradés, à El-Ksob. Vous savez probablement que, dans le mur de leur baraque, on a pratiqué une petite fenêtre, un guichet, pour passer les plats. Eh bien! ce guichet était resté ouvert. Quand j'ai vu Froissard arriver, je me suis douté de quelque chose. Je me suis dissimulé le long du mur et j'ai prêté l'oreille...
C'est Queslier qui parle, Queslier qui a fait des pieds et des mains pour remonter d'El-Ksob au dépôt, car il sait quelle infâme machination a été ourdie contre moi, car il ne veut pas, lui qui a vu tendre le traquenard dans lequel je suis tombé, que je sois la victime des imposteurs galonnés qui ont juré ma perte. Il dit tout,—et sans ménager ses expressions, ma foi:—la partie de piquet au sanglant enjeu jouée un mois auparavant; la rentrée subite de Craponi dans sa maison, lorsque je me suis présenté sur le seuil, et la consigne atroce qu'il a donnée à ses sous-ordres.
—Voici ses propres paroles, mon capitaine:
«Froissard est là. Je vais ressortir et lui demander ce qui l'amène; aussitôt qu'il aura dit cinq ou six mots, je crierai: «Vous m'insultez, misérable!» Vous sortirez et vous le saisirez solidement. Nous le ferons passer au conseil et vous me servirez de témoins. Sarà divertevole. Comme ça, nous pourrons aller à Tunis.»
—Vous mentez! s'écrie le capitaine qui, assis devant le pupitre de la salle des rapports, a bondi sur sa chaise.
Queslier étend la main.
—Mon capitaine, je jure que je dis la vérité.
—Prenez garde à ce que vous dites! Si vous essayez de tromper la justice, de calomnier vos supérieurs, un châtiment épouvantable vous attend! Réfléchissez à ce que vous allez dire. Jusqu'à présent je n'ai rien entendu. Je vous interrogerai encore dans cinq minutes. Réfléchissez, Queslier, réfléchissez! Vous voulez sauver un camarade, malheureux! Savez-vous s'il est digne de votre dévouement, d'abord! Savez-vous s'il ne va pas faire des aveux, tout à l'heure? Savez-vous s'il n'en a pas fait déjà? Ah! mon pauvre enfant! Tenez, allez-vous-en! sortez d'ici! Profitez d'un moment d'indulgence. J'ai pitié de vous. Je ne suis pas seulement votre capitaine, votre commandant, je suis aussi votre père; vous retournerez ce soir à votre détachement et j'ignorerai que vous êtes venu ici. Suivez le bon conseil que je vous donne, ne vous compromettez pas davantage, ne persistez pas...
—Mon capitaine, ma place est ici.
—Indiscipliné! mauvaise tête! rebelle! canaille! Gare à votre peau! on ne rit pas avec moi! Vous entendez?... On ne rit pas!... Je vous le ferai voir, moi! Bougre!...
Le capitaine écume. Subitement, il se calme. Il croise les bras sur le pupitre.
—A vous, Froissard. Qu'avez-vous à dire pour vous justifier?
On m'a fait asseoir sur une chaise dont la paille me brûle le derrière. J'ai des picotements par tout le corps, des fourmis dans les jambes. Je ne peux pas rester en place. C'est impossible. Pour cent mille francs et une montre en or, je ne demeurerais pas sur cette chaise. Je me lève.
—Mon...
—Asseyez-vous!
Je me rassieds.
—Mon capitaine...
C'est plus fort que moi, je me lève encore.
—Asseyez-vous!
Je me rassieds. Oh! cette chaise!...
—Mon capitaine, lorsque je me suis présenté...
—Asseyez-vous!
C'est vrai, je me suis encore levé.
—Lorsque je me suis présenté devant...
Je ne suis plus assis que sur une fesse.
—...Devant le sergent Craponi...
Je ne suis plus assis du tout; je suis, à moitié courbé, comme si je faisais une révérence, et j'ai crispé mon poing derrière mon dos, sur le dossier du siège d'angoisse.
—Je lui ai dit simplement...
J'ai lâché le dossier et je me suis redressé.
—..._Sergent, je suis...
—Asseyez-vous!
J'empoigne la chaise à deux mains et, à toute volée, je la lance contre le mur. On entend un craquement.
—Vous avez brisé cette chaise, vous payerez ça. Tout se paye, ici. Sergent, donnez une autre chaise au prévenu.
Ah! non! Qu'on me donne la question, si l'on veut, mais pas de chaise! La commodité de la conversation, peut-être; mais l'incommodité de la défense, pour sûr!
Et, afin que ça finisse plus vite, je m'écrie, sans faire semblant de m'apercevoir que l'horrible meuble est déjà derrière moi:
—Je suis innocent! Je n'ai insulté personne: la déposition de vos gardes-chiourme est un affreux mensonge!
—Vous payerez tout ça!... Asseyez-vous!
Si l'on veut. Maintenant, ça m'est égal. Le capitaine se tourne vers Queslier.
—Persistez-vous dans vos précédentes déclarations? Ce que vous avez dit est-il vrai?
—C'est vrai.
—Sergent Craponi, est-ce vrai?
—C'est faux.
Oh! quelle différence d'intonation entre la voix franche de Queslier et la voix fausse du Corse! Comme l'une a la clarté de la vérité et l'autre l'accent sourd du mensonge!
—Sergent Norvi, est-ce vrai?
—C'est faux.
—Sergent Balanzi, est-ce vrai?
—C'est faux.
—Caporal Balteux...
J'entends d'avance sa réponse... Je suis foutu!
Mais Queslier s'est élancé vers le caporal et l'a saisi par le bras.
—Caporal, vous êtes Français, vous! Vous n'êtes pas Corse! Les Français ne savent pas mentir! Vous ne voudrez pas faire condamner un innocent, prêter la main...
Le capitaine s'est levé. Il frappe du poing sur le pupitre et ses hurlements se croisent avec les exclamations de Queslier.
—Caporal! Suivez l'exemple de vos chefs... la hiérarchie!... la famille!... Vous retournerez voir votre famille avec des galons d'or... Vous serez sergent! Vous êtes un des premiers sur le tableau d'avancement...
—Vous savez tout; ne soyez pas sergent, soyez honnête homme. Ça vaut mieux, allez!
Le caporal étend la main. Il fait signe qu'il veut parler.
Un grand silence.
—Les sergents vous ont trompé, mon capitaine. Froissard est innocent. Queslier a dit la vérité. Je le jure!...
On nous a fait sortir, Queslier et moi.
Je ne passerai pas au conseil de guerre. Seulement, j'aurai soixante jours de prison pour bris d'un ustensile appartenant à l'Etat. Ce qu'il est veinard, l'Etat! Je voudrais bien être à sa place.
Non, j'aimerais mieux avoir ce qui reste de la chaise, pour la casser tout à fait. Queslier aussi a soixante jours de prison. Lui, par exemple, c'est pour s'être permis de saisir familièrement par le bras un supérieur, pendant le service.
—Qu'est-ce que ça fiche? me dit-il au moment où l'on nous boucle. Pourvu que ça compte sur le congé.............................
Voilà trois mois, déjà, que l'affreux cauchemar est passé; trois mois qu'il s'est effacé, l'horrible rêve de l'existence brisée comme une lame d'épée par le bâton d'un manant; trois mois que le spectre du crime à accomplir a disparu de devant mes yeux.
Ah! je suis soulagé d'un grand poids. Il m'a rendu bien vil, l'infâme métier. J'ai volé, j'ai forniqué. Mais j'ai pu au moins écarter de mes doigts souillés et tremblants le fantôme de l'assassinat...
... Cette phrase que je viens d'écrire me fait honte. Elle ment. Je ne l'efface pas, je la laisse. Je n'ai pas le courage, vraiment, de la biffer d'un trait de plume, car c'est bien dur de tout dire, même quand on s'est promis de faire une confession sincère—même quand on n'a pas de remords.
Pas de remords, non. Je n'ai été, là encore, que l'agent contraint et aveugle d'une cause hors de moi. Avoir des ménagements pour moi, affolé qui, inconsciemment, ai agi en brute, ce serait avoir des égards pour ceux qui, depuis si longtemps, appuient sur mon esprit leur lourd talon. Et ce n'est que justice, après tout, si je secoue, sur leurs faces viles, mes mains tachées de sanie et de sang.
J'ai assassiné.
Ah! je veux me hâter, maintenant. J'en ai assez de ces horreurs; j'en ai trop de ces ignominies. Je sens que je ne pourrai bientôt plus dégorger goutte à goutte toute la honte qu'on m'a fait boire et plaquer de larges taches, sur le papier blanc, avec toutes les infamies qu'on m'a forcé à commettre...
Il a fallu aller nettoyer les puits, à Bir-Tala. Travail dur, répugnant. On a choisi, pour l'accomplir, une équipe de prisonniers. Nous partons, douze, à huit heures du soir, pour faire, pendant la nuit, l'étape de quarante kilomètres, dans les montagnes où aucun chemin n'est tracé. Nous nous apercevons, en arrivant, le lendemain matin, que l'un de nous manque à l'appel. C'est un jeune soldat, peu habitué à la marche, qui a dû rester en arrière. Nous l'attendons en vain toute la journée et, la nuit venue, nous allumons de grands feux.
—Ce saligaud-là s'est au moins fait pincer par les Arabes, ronchonne l'adjudant qui nous commande. Il n'est guère admissible qu'il soit resté dans la montagne. Enfin, si demain, à dix heures, il n'est pas là, je donnerai la demi-journée à six d'entre vous pour aller à sa recherche.
La nuit et la matinée se passent. Personne.
—Vous allez partir deux par deux, chacun d'un côté. Vous, Froissard, avec l'Amiral, par là; vous, dans cette direction.
—Mon adjudant, il nous faudrait de l'eau.
On la mesure, l'eau. Celle qu'on pourrait tirer du puits n'est pas buvable, et il reste à peine un petit tonneau sur les quatre que les mulets ont apportés d'Aïn-Halib. La chaleur est accablante, justement.
—Ce ne sera pas trop d'un bidon, dit l'Amiral.
—Un bidon! comme vous y allez! s'écrie l'adjudant. Un demi-bidon, s'il vous plaît.
—Mais, mon adjudant, puisque le tonneau était encore plein tout à l'heure...
—Et ce qu'il m'a fallu pour ma toilette?
Nous avons un cri de stupéfaction.
—Sa toilette! le moment est bien choisi...
—Qu'est-ce que c'est? Demi-tour! et vite!
Et nous partons, sous le soleil de plomb, gravissant les montagnes abruptes, dégringolant les pentes caillouteuses des oueds, avec cette chopine d'eau, bientôt bouillante, et dont il ne reste pas une goutte au bout d'une heure.
Combien de temps avons-nous marché, l'Amiral et moi? Je l'ignore. Mais je sais que jamais je n'ai tant souffert de la chaleur, que jamais la soif ne m'a torturé ainsi. Il vient un moment où, le corps en sueur, exténués, la gorge sèche, nous laissons tomber nos fusils par terre et nous nous étendons, haletants, sur le sable brûlant. Nous avons un doigt d'écume desséchée sur les lèvres; nous ne pouvons plus parler. L'Amiral me tire par le bras et me fait signe de nous remettre en route. Où allons-nous? Droit devant nous. Nous n'avons plus l'espoir de retrouver le camarade égaré. Il est mort, sans doute; il est tombé entre les mains des Arabes et l'on n'entendra plus jamais parler de lui, pas plus que de ces traînards qui, à la queue des colonnes, disparaissent mystérieusement.
Nous n'en pouvons plus. Il ne nous reste qu'à regagner le camp. Nous gravissons une crête pour nous orienter. L'Amiral marche à dix pas devant moi. Brusquement, il pousse un cri strident et, derrière un rocher, disparaît en courant. Je le suis...
Alors, que s'est-il passé? Comment dire cette chose? Comment rendre cette image que j'ai là, devant les yeux?
Un puits avec une margelle de pierres rouges; deux Arabes, un vieux et un jeune, un enfant de quinze ans, tirant de l'eau dont ils remplissent des outres placées sur un ânon; l'Amiral saisissant le vieillard par le bras, le vieillard levant sa faucille dans un geste désespéré, une lame qui brille et l'Arabe tombant à la renverse, sa grande barbe blanche toute droite. Et je me vois aussi, moi, saisissant à la gorge l'enfant qui n'a pas le temps de jeter un cri et lui enfonçant, à trois reprises, ma baïonnette dans la poitrine...
En moins d'une minute, tout cela. Et quoi encore? Je ne me rappelle pas; je ne sais plus. Les avons-nous précipités dans le puits, les cadavres? Je l'ignore. En vérité, je l'ignore. Et je ne sais même pas si nous en avons bu beaucoup, de cette eau qui avait une petite teinte rouge et qui nous a semblé si bonne, quand la soif, qui nous avait subitement quittés, un instant, nous est revenue plus ardente...
Ce que je vois bien, par exemple,—oh! très distinctement!—c'est l'Amiral assis près du puits dans lequel il s'amuse à jeter des cailloux en disant:
—Ah! le vieux chameau! Il ne voulait pas me laisser boire dans sa guerba!
Et je ris doucement, moi, car je viens de faire reluire au soleil ma baïonnette que j'ai frottée avec du sable après l'avoir passée dans des touffes d'alfa. Parole d'honneur! elle est plus propre et plus nette que si elle sortait de chez l'armurier.
XXXI
Je suis en prison—encore—et je fais le peloton—toujours.
Ce n'est plus El-Ksob, ici. Je n'ai plus de vin, plus d'alcool, plus de tabac, plus de Louis-Quinze—plus même de pain. Je suis retombé dans la misère noire.
Eh bien! tant mieux! Je suis content de m'être débarrassé de tout cela, d'avoir secoué toute cette honte.
J'ai reconquis ma haine d'autrefois, la rage qui me met le feu au ventre, ma volonté d'énergumène. Je veux sortir du Barathre. Du courage, il m'en faut encore pendant une demi-année. J'en aurai.
Je suis bien portant, d'ailleurs, malgré les fers, malgré les mauvais traitements, malgré les privations du régime cellulaire. Je me suis rhabitué à ne plus manger qu'une soupe sur quatre. De la blague, tout ça, lorsqu'on sait qu'on sera libre au bout de six mois!
Je me sens fort, en dépit de tout. Et j'ai même une pointe de vanité égoïste en jetant un coup d'oeil, parmi les vingt hommes qui me suivent, sur deux ou trois malheureux qui clochent du pied et se traînent difficilement. Car c'est moi qui tiens la tête, c'est moi qui mène le bal, allant toujours, tant et plus, du même pas régulier, habitué à la charge énorme que je porte et qui ne pèse plus sur mes épaules, les bras rompus aux mouvements les plus pénibles et les plus prolongés du maniement d'armes que j'exécute machinalement, sans gêne.
Je crois qu'un homme, lorsqu'il a pu dépasser un certain degré de fatigue et d'abattement, franchir, par un effort tenace de résolution, la limite qu'il s'est d'abord figuré ne pouvoir atteindre, est capable de continuer, sans plus souffrir, l'exercice qui lui a semblé impossible, de sauter, maintes et maintes fois, par dessus l'obstacle qu'il a pensé refuser. On arrive à s'insensibiliser.
J'éprouve un serrement de coeur, pourtant, lorsque, à chaque tour de piste, j'arrive devant la petite butte de gazon sur laquelle est monté le sergent de garde qui nous fait manoeuvrer. Un homme est assis, au pied du tertre, son sac à terre, à côté de lui, son fusil entre les jambes. C'est Queslier.
Pauvre garçon! Brave coeur! Il y a longtemps qu'il souffre, déjà, car le climat meurtrier l'a anémié, car les tourments qu'on lui a fait endurer l'ont affaibli à tel point qu'il n'a pas pu continuer le peloton, ce matin, et qu'il a été forcé de se faire porter malade. On a été chercher le médecin-major.
Il arrive.
—C'est vous qui vous êtes fait porter malade? Où avez-vous mal?
—Partout, monsieur le major.
—Mais enfin, de quoi vous plaignez-vous? De quoi souffrez-vous?
—De la fatigue. Je n'en puis plus.
—Ce n'est pas une maladie, cela. Voyons, vous n'avez pas autre chose?
—Mais, monsieur le major, examinez-moi. Je vous assure que je suis exténué, brisé, éreinté. Je n'ai plus trois gouttes de sang dans les veines. Mes jambes ne peuvent plus me porter...
Un flot de paroles désespérées.
—Mon ami, vous êtes peut-être fatigué, je n'en disconviens pas. Seulement, pour moi, cela ne suffit point. Je ne puis vous reconnaître malade.
Et, se tournant vers le chef de poste, le major ajoute:
—Sergent, vous pouvez commander à cet homme de continuer son exercice.
Et il s'en va, tranquillement, les paillettes d'or de son képi éclatant au soleil au-dessus de la bande de velours; frappant sa botte, à petits coups, de sa cravache à pomme d'argent.
—Queslier, placez-vous le premier... en tête!... Pas gymnastique, marche!
Le malheureux fait cinq ou six pas en titubant.
—Nom de Dieu! Plus vite que ça! Marchez-lui sur les talons, Froissard.
Queslier s'arrête et laisse tomber son fusil. J'essaye de lui donner du courage; mais je sens qu'il ne peut plus faire un pas. Ses jambes raidies flageollent sous lui. Ah! bon Dieu!
—Queslier! pour vous tout seul!... pas gymnastique, marche!
Queslier ne bouge pas.
—Les deux premiers, arrivez ici... Froissard et le suivant.
Nous nous approchons du sergent qui est descendu du tertre et qui s'est dirigé vers Queslier.
—Vous savez qu'aux termes d'une circulaire promulguée par le général commandant la division d'occupation de Tunisie, tout homme qui se fait porter malade au cours d'un exercice quelconque et qui n'est pas reconnu tel par le major, doit être considéré comme ayant refusé l'obéissance à son supérieur... Froissard et vous, vous êtes témoins que cet homme s'est fait porter malade au cours d'un exercice et n'a pas été reconnu tel?
Que faire?... Il me vient une idée:
—Sergent, vous ne lui avez pas lu le Code pénal.
—C'est inutile. J'aurais même pu le faire mettre en prévention de conseil de guerre aussitôt après le départ du major. La circulaire du général m'y autorise.
—Cependant, sergent, le code est déjà assez sévère...
—Ce n'est pas l'avis du général, probablement..... D'ailleurs, taisez-vous!
—N'insiste pas, me dit Queslier, qui sourit tristement. Je ne peux plus mettre un pied devant l'autre.
Et il me lance un regard que je comprends...
—Vous êtes témoins, n'est-ce pas?
—Oui, sergent.
On a emmené Queslier auquel on a mis, sous son tombeau, les fers aux pieds et aux mains.
Le peloton est fini. Si je pouvais ne pas être aperçu!...
Justement une bande de gradés fait son entrée dans le ravin avec un saladier de fer-blanc, énorme, plein de punch. Ils pénètrent dans le marabout du sergent de garde pour trinquer avec leur collègue de service. Il y a eu une promotion ce matin, paraît-il; un des pieds-de-banc, Balanzi, a été nommé sergent-major. C'est le factionnaire qui, tout bas, vient de me jeter cette nouvelle.
Il a raison. J'entends des hurlements, mêlés à des éclats de rire, sortir du marabout. En choeur, les chaouchs entonnent une chanson:
Nous avons un sergent-major...
... Il a cinq pieds, six pouces,
Et des galons en or!
Des galons en or! Dire que c'est avec ça qu'on étrangle un peuple!
Personne? Pas de danger? La sentinelle tourne le dos. Sans bruit, je me glisse jusqu'au tombeau de Queslier.
—Rien n'est perdu, vois-tu, rien. Je passerai au conseil, mais je m'en tirerai. Il n'est pas possible qu'ils osent me condamner. Si je croyais le contraire... Mais non, ce n'est pas possible... Tu as compris mon coup d'oeil, tout à l'heure? J'aime bien mieux que ce soit toi qui me serves de témoin. Tu me défendras, au moins, et tu pourras m'aider à me tirer de leurs pattes, à Tunis. Avec toi, je peux tout espérer, au lieu qu'avec une bourrique, j'aurais été frais!... Allons, mon vieux, ne te fais pas de bile, va; ça n'en vaut pas la peine, tout ça. Nous retournerons à Paris, malgré eux, les crapules! Et nous irons voir s'il y a encore de la place dans un jardin de la rue des Rosiers où l'on colle autre chose que des espaliers, le long des murs.
XXXII
On nous a mis en subsistance, à Tunis, à la caserne des zouaves et—naturellement—on nous a fourrés en prison. Queslier, lui, avec les hommes en prévention, est détenu à la Kasbah.
Je m'y morfonds, dans cette prison, d'où je ne peux sortir qu'une heure et demie par jour, pour prendre l'air, et où je me trouve en tête-à-tête avec des hommes de différents corps qui passent leur temps à comparer les uns aux autres, partialement, les régiments auxquels ils appartiennent. Presque toujours ils se disputent. Quelquefois ils se battent. On dirait qu'il s'agit de choses sérieuses. Pauvres diables!
—L'affaire Queslier ne sera pas probablement appelée avant une quinzaine de jours, m'a dit un zouave, qui a un copain employé au tribunal, et qui vient d'entrer à la malle.
Il n'y est resté que deux jours. Malheureusement, car il était moins bête que les autres et, dans mon égoïsme de reclus, j'aurais préféré le garder plus longtemps—pour pouvoir causer avec lui.
—Je te ferai passer des journaux, m'a-t-il dit en s'en allant. Ça te distraira.
Je l'ai remercié d'avance—tout en ne comptant guère sur lui.
J'ai eu tort. Un des hommes de corvée qui nous apportent la soupe m'a remis ce soir, de sa part, un paquet de papiers. De vieux journaux de France, un roman-feuilleton et deux numéros d'un journal local, imprimé moitié en arabe, moitié en français.
Voyons le dernier numéro... Tiens: «Conseil de guerre de Tunis.» Ce doit être intéressant.
«Hier, le soldat Passaré, du 4e tirailleurs, ayant lancé son soulier à la tête du commissaire pendant que celui-ci lui lisait le jugement qui le condamnait aux travaux publics, a été, séance tenante, frappé d'une condamnation à mort.»
Quels singuliers magistrats, que ces membres d'un tribunal qui s'érige en juge et en partie, dans sa propre cause! Quelle drôle de justice, tout de même, que cette justice qui n'a même pas la pudeur de se considérer comme au-dessus des offenses et qui inflige la monstrueuse peine de mort à un malheureux exaspéré!
Poursuivons.
«Avant-hier a eu lieu l'exécution d'un jeune soldat du 175e de ligne. Ce soldat s'était, à la suite d'une simple punition de deux jours de consigne, jeté sur son caporal et l'avait souffleté. Le coupable a été fusillé devant des détachements des divers corps de troupe de la garnison. Une foule énorme d'indigènes étaient accourus de la ville et des environs pour assister au spectacle. L'exécution d'un Français par des Français éveillait quelque peu la curiosité. Le condamné a fait preuve du plus grand courage et a conservé devant le peloton la plus ferme des attitudes. Au point de vue du prestige moral du nom français en Afrique, nous ne saurions que nous en féliciter...»
Quel est le plus misérable, le plus vil, du Code qui condamne à mort un homme qui en a giflé un autre, ou du journal qui déclare n'avoir qu'à se féliciter d'un semblable assassinat?...