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Biribi: Discipline militaire

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XXXIII

La salle banale d'un conseil de guerre.

J'ai éprouvé, en entrant dans cette salle, non pas l'impression de respect craintif qu'on ressent en entrant dans un prétoire, mais la sensation de dégoût terrible et de défiance répulsive qui fait hésiter sur le seuil d'un abattoir, à l'entrée d'un corridor obscur dont on ignore l'issue et où le pied glisse sur les dalles gluantes.

La composition ordinaire du tribunal: Un colonel de zouaves, président; un commandant, un lieutenant et un sous-lieutenant d'autres corps; un adjudant de chasseurs d'Afrique. Comme commissaire, un lieutenant de tirailleurs assisté d'un maréchal des logis de chasseurs, greffier. La défense est présentée par un avocat ou un officier quelconque.

Le public? Les témoins des différentes causes inscrites au rôle de l'audience. Derrière, des soldats d'infanterie, baïonnette au canon.

Un tirailleur indigène, d'abord. Il a déserté. Il parle mal français, et un sergent de son régiment lui sert d'interprète. Ça ne dure pas longtemps, nom d'une pipe! Cinq minutes à peine. Trois ans de travaux publics. Le Bico s'en va en pleurant.

Un fantassin, ensuite. Attitude morne, abattue. Il est accusé d'avoir dit à son adjudant qui refusait de le laisser sortir du quartier: «Je te casserais bien une patte.» C'est un garçon très bien, à ce qu'on dit, de famille riche. Le fait est qu'il s'est payé un avocat civil qui a mis sa toque de travers et qui fait de grands gestes pour se débarrasser des manches de sa toge, beaucoup trop longues.

Il plaide l'enfantillage, l'avocat civil. Ça ne réussit pas à son client: cinq ans de prison. C'est le minimum, après tout.

—Affaire Queslier!

On nous a fait sortir, l'autre témoin et moi; mais, de l'endroit où l'on nous a relégués, je puis entendre à peu près tout. Queslier, simplement, explique l'affaire. Il assure qu'au moment où il a dû cesser de faire le peloton, il était très malade et que, du reste, il l'est encore. Depuis qu'il est à Tunis, il a demandé la visite d'un médecin qui pourrait constater la véracité de ses affirmations. On lui a refusé cette visite.

La voix du président s'élève, hargneuse.

—Abrégez! abrégez! Le fait de se faire porter malade au cours d'un exercice est assimilé à un refus d'obéissance, lorsque le major ne reconnaît pas la maladie. Vous êtes-vous fait porter malade?

—Oui, mon colonel.

—Que faisiez-vous en ce moment-là?

—Le peloton de punition.

—Le major a-t-il constaté votre maladie?

—Non, mon colonel, mais...

—Asseyez-vous!

On nous fait rentrer dans la salle pendant que le greffier lit l'acte d'accusation.

Le colonel nous interroge, mon camarade et moi. Trois questions à chacun; celles qu'il a déjà posées à Queslier. Impossible de placer un mot. Brutalement, il nous coupe la parole.

Queslier sera condamné, le malheureux; c'est certain. Le parti pris est gravé sur toutes ces faces de galonnés qui sont nos supérieurs,—et qui sont aussi nos juges.

Le commissaire a la parole. Il n'en abuse point. Il se contente de lire les punitions du prévenu qui, affirme-t-il, est un sujet dangereux.

C'est ainsi qu'il soutient une accusation, ce commissaire-là.

Il est vrai qu'il demande le maximum de la peine.

Le défenseur s'avance. C'est un sous-lieutenant de zouaves, tout jeune, qui tremble, devant son colonel, un peu plus fort que la feuille de papier qu'il tient à la main. C'est pourtant difficile. Il la lit, cette feuille de papier, en bredouillant, en mâchant les mots, en avalant des phrases entières. Oh! la belle plaidoirie! Et comme la confiance doit descendre dans l'âme d'un inculpé, lorsqu'il voit sa liberté ou sa vie disputée aux membres d'un tribunal par un orateur de cette force!

Tiens! c'est fini... A propos, quelles sont ses conclusions, à l'avocat? Moi, je ne sais pas. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Je n'entends plus. Que demande-t-il? Le minimum, ou l'acquittement—ou le maximum?

Pourquoi pas? puisque son supérieur—le commissaire—l'a demandé...

—Queslier, avez-vous quelque chose à dire pour votre défense?

—J'ai à dire que je n'ai refusé d'obéir à personne. Étant malade, je n'ai pu continuer un exercice que j'accomplissais. Malheureusement pour moi, le major...

—Asseyez-vous.

Les juges font semblant de délibérer. Ils rendent le verdict: Deux ans de prison.

Deux ans!...




XXXIV

Je suis revenu à Aïn-Halib, profondément écoeuré, indigné.

Ah! je ne m'étais jamais fait d'illusions sur l'ignominie du système militaire; mais c'est égal, il est des choses qu'on ne peut croire que lorsqu'on les a vues; et j'en vois de drôles, depuis quelque temps.

La sonde que j'ai laissée tomber dans la fange soldatesque n'a pas pu trouver le fond; quel bourbier de vilenies, quelle sentine de bassesses! Je sens que le mépris m'empoigne et que le dégoût me monte au coeur. C'est curieux, cela: le militarisme arrive à concilier dans mon esprit ces choses inconciliables d'ordinaire: la haine et le mépris, le dégoût et la crainte.

Oui, la crainte. Une crainte particulière, par exemple. Celle probablement que peut faire éprouver l'appréhension du contact de l'ignoble chauve-souris ou du crapaud visqueux. Je n'avais pas ressenti cela, jusqu'à présent. Il est vrai que je n'avais guère eu connaissance que de la partie brutale du système, et que la partie plus particulièrement jésuitique était restée voilée à mes yeux. Maintenant que j'ai tout vu, maintenant que j'ai vu Tartufe porter des épaulettes et Laubardemont un panache, maintenant que je sais qu'il me faut redouter non seulement la griffe du tigre, mais la dent de la vipère et le dard du scorpion, j'ai peur.

Sortirai-je jamais d'ici? Encore quatre mois, mon Dieu!... comme c'est long! Je passe des jours bien tristes et des nuits bien lugubres! J'essaye, pourtant, d'atténuer la sensation trop forte du présent avec la vision de l'avenir. Je voudrais que cette image pût abolir dans mon esprit toutes les autres images et que le rose dont je l'enlumine mît un éclair de gaîté sur le fond noir de mes pensées... Un rien me trouble, le moindre incident me bouleverse. Les nerfs s'en mêlent.

Les petites peurs, les grandes craintes, les crâneries passagères, les longs affaissements, les vigoureux espoirs qui vous enlèvent avec l'élasticité d'un tremplin, et le filet lâche de la désespérance dans lequel on retombe, mou et flasque—sans pouvoir se briser les os...

Je me suis fait un petit calendrier sur lequel, tous les soirs, j'efface une journée. J'en ai encore, des coups de crayon à donner!... Une superstition stupide s'est emparée de moi, aussi. Partout je cherche des présages, heureux ou malheureux, des indices d'une libération prochaine ou d'un événement cruel.

—Si le gros nuage gris, à gauche, a atteint la montagne avant le petit nuage blanc, à droite, ce sera bon signe pour moi.

Et, si c'est le nuage blanc qui arrive premier, j'ai toujours d'assez bons yeux pour m'apercevoir qu'un coin du nuage gris—très léger, c'est vrai—a atteint le but avant lui. Dans ce dernier cas, pourtant, je ne suis pas parfaitement tranquille. Ma conscience me reproche tout bas une indélicatesse coupable.

Je voudrais avoir un sou, pour jouer la chose à pile ou face. Comme ça, je ne pourrais pas tricher.

Je n'ai pas un sou—heureusement.—Car, si j'avais le malheur de perdre, je sens bien que je n'aurais pas la force de me rebiffer contre la décision de l'oracle, et que je serais sans aucun doute la victime de ma crédulité idiote, mais forcenée.

—Froissard, une lettre pour vous.

Le vaguemestre me tend une enveloppe que je dois ouvrir devant lui. Tiens, une lettre de mon cousin, du cousin qui m'envoyait de l'argent à El-Ksob, au temps des orgies sardanapalesques avec les Gitons callipyges. Mais, à propos, comment a-t-il pu savoir mon adresse, le cousin? Qui diable a pu lui apprendre... Voyons la lettre.

«Mon cher cousin, ton secret est enfin dévoilé. Je sais tout. N'ayant pas reçu de tes nouvelles depuis quelque temps, j'ai été demander des renseignements au ministère de la guerre. Ces renseignements sont épouvantables...»

Et patati et patata. On lui a dit que j'avais été envoyé aux Compagnies de Discipline pour mauvaise conduite et indiscipline, etc.—Un tas d'horreurs, quoi!

Le cousin se déclare scandalisé. Pauvre cousin!

«Personne n'y va, à ces Compagnies de Discipline.» Ça, c'est exagéré, cousin. Il vaudrait beaucoup mieux dire que tout le monde n'y va pas.

«Quel malheur que tu n'aies pas pu sortir de là! Quelle tache sur ton existence! Tu n'as pour ainsi dire plus de famille, maintenant...»

Et il entre dans de longs détails pour finir par me déclarer qu'à Paris, toutes les personnes que je connais me tourneront le dos...

Ça me permettra de leur flanquer plus facilement mon pied quelque part, si elles ne sont pas polies.

«Et qu'il faudra que j'aie un fier toupet pour oser me montrer dans les rues.»

J'aurai ce toupet-là, cousin—et je ne mettrai pas de masque.

Allons, une feuille de papier, une plume, et vite, vite, une réponse à l'aimable parent. Il pourrait, malgré tout, avoir conservé des illusions sur mon compte, et je ne veux point lui en laisser. Ce serait abuser de sa candeur. Et puis, ça me fera du bien, d'écrire un peu ce que je pense. C'est capable de me remonter.

«On t'a dit vrai, cousin, on t'a dit vrai. Je t'avais monté un bateau. Je t'avais tiré une carotte... Je suis aux Compagnies de Discipline depuis bientôt trois ans. J'y ai été et j'y suis encore, physiquement et moralement, aussi malheureux qu'il est possible de l'être. On m'y a envoyé, t'a-t-on dit, d'abord pour mauvaise conduite,—une expression assez élastique, entre parenthèses—ce qui est à moitié faux; ensuite pour indiscipline, ce qui est entièrement vrai.

«J'ai bu un coup par-ci par là, c'est exact; j'ai fait la noce quelquefois, je l'avoue. C'est tout.

«Si j'étais un mauvais sujet invétéré, j'en ferais carrément l'aveu, car les potins et les cancans, vois-tu, je m'en fiche comme de Colin-Tampon. Voilà donc une des causes pour lesquelles m'ont envoyé à la Discipline—tu peux lire bagne, avec la condamnation en moins, mais les tortures en plus—des gens dont l'état d'ébriété est continuel, dix-neuf fois sur vingt grossiers par habitude et bêtes par nature, et chez lesquels l'absinthe et les règlements militaires combinés ont produit cette élévation intellectuelle et morale, et cette abnégation patriotique que nous aimons à admirer dans Bazaine—et compagnie.

«La seconde cause de ma relégation—passe-moi le mot, il est à la mode depuis que les bourgeois qui nous gouvernent ont pris le parti de reléguer—surtout ne va pas lire: transporter—à Cayenne, les récidivistes, leurs victimes—la seconde cause de ma relégation loin des rangs de l'armée régulière, dis-je, c'est mon indiscipline. Ici, ma foi, je ne me défends point, oh! point du tout. Je suis un indiscipliné, c'est vrai. Pas pour longtemps, pourtant; car l'indiscipline ne pouvant exister qu'avec l'esclavage et le jour de la délivrance devant prochainement luire pour moi, j'espère être bientôt, non plus un indiscipliné, mais un insurgé.

«... Si je n'ai pas écrit plus tôt, si je suis resté si longtemps sans donner de mes nouvelles, si je n'ai pas avoué la vérité, je l'ai fait pour deux raisons que voici: d'abord, quand j'ai un verre de fiel à boire, j'aime à le boire seul; ensuite, j'ai craint que l'un de vous n'eût l'idée d'aller intercéder en ma faveur, pleurer ma grâce auprès de tel ou tel empanaché influent. Voilà surtout ce que je redoutais, car je tiens à la garder tout entière, ma haine contre les tortionnaires à galons d'or et les voleurs à culotte de peau. Je n'ai jamais courbé l'échine devant eux et j'aurais eu honte de voir quelqu'un le faire pour moi... Ce sont des bandits, vois-tu, et ils m'ont fait souffrir autant qu'on peut faire souffrir un homme. Mais, au moins, je partirai d'ici en espérant que, de même qu'on a hissé le dernier pirate à la grande vergue de son navire, on pendra le dernier buveur de sang à la hampe du chiffon ensanglanté qui lui sert de drapeau. Je partirai avec l'espoir d'entendre bientôt sonner l'heure de la justice—et la vengeance est le corollaire de la justice—pour tous ceux qui ont eu faim, pour tous ceux qui ont souffert, pour tous ceux qui ont pleuré...»

Je viens de jeter la lettre à la boite et je regrette presque, maintenant, de l'avoir envoyée. Ce pauvre cousin!... Et puis, tant pis, après tout! Au diable la famille!

Ah! la famille! Elle peut se vanter d'avoir trouvé un fameux dissolvant dans l'armée.

Ce ne sont jamais les quatre pages couvertes du gribouillage paternel ou des pattes de mouche de la mère qu'il cherche dans l'enveloppe qu'il vient d'ouvrir, le militaire. Et, s'il ne trouve pas, entre les deux feuilles de papier, le mandat qu'il espère, il ne se donne guère la peine de la lire, la lettre. Il s'en moque pas mal, allez!

Et les réponses!—ces réponses qui sont des demandes—des demandes qu'on passe une heure à entourer de cinq ou six phrases qui veulent avoir l'air d'être affectueuses!

La famille, elle est plus loin du soldat, soyez-en sûrs, que la France des Polonais.

Et, si vous ne le croyez pas, vous n'avez qu'à demander à un illettré, qui vous a prié d'écrire une lettre, ce qu'il désire que vous y mettiez.

—Ce que tu voudras, comme pour toi...

Comme pour toi,—je n'ai jamais pu en tirer autre chose.

Comme pour toi!




XXXV

Le dernier jour est arrivé!

Il y en a qui chantent ça, en descendant du magasin d'habillement. Moi, je ne chante pas. Je ne porte plus la triste livrée de la Compagnie, pourtant. On vient de me la retirer, en même temps que les fers—que je gardais depuis dix jours. J'ai un uniforme d'artilleur avec lequel je vais rentrer en France. Nous partons demain, dix ou douze libérables, à la pointe du jour, pour faire les six étapes qui doivent nous mener à Gabès, où nous prendrons le bateau.

Je ne chante pas, non que je sois triste—au contraire!—mais j'ai peur. Je suis comme le marin à qui le sol sur lequel il met le pied, après un long voyage, paraît chancelant. Et puis, une crainte folle m'a saisi, il y a un grand quart d'heure, au moment où je pénétrais dans le magasin d'habillement, sans retirer mon képi.

—Voulez-vous vous découvrir, insolent! m'a crié le sergent d'habillement d'une voix furieuse.

J'ai compris que cet homme, outré de me voir partir, moi qu'il déteste, cherchait une querelle d'Allemand. Je n'ai rien dit. Je ne veux rien dire de toute la soirée. Il est six heures; je vais aller me coucher sous un marabout dont je ne bougerai pas jusqu'à demain. Je ne veux pas me donner à moi-même l'occasion de faire une sottise, de compromettre ma liberté que je touche—enfin.

Je suis étendu sous une tente. Je fais semblant de dormir, pour qu'on me laisse tranquille, mais je ne dors pas. Je pense.

Je pense à cette armée que je vais quitter. Je l'envisage froidement, laissant de côté toutes mes haines.

C'est une chose mauvaise. C'est une institution malsaine, néfaste.

L'armée incarne la nation. L'histoire nous met ça dans la tête, de force, au moyen de toutes les tricheries, de tous les mensonges. Drôle d'histoire que celle-là! Dix anecdotes y résument un siècle, une gasconnade y remplit un règne. Batailles! batailles! combats! Elle a osé fourrer la Révolution dans la sabretache des généraux à plumets et jusque dans le chapeau de Bonaparte, comme elle a fait bouillir le grand mouvement des Communes qui précéda la bataille de Bouvines dans le chaudron où les marmitons de Philippe-Auguste ont écumé une soupe au vin. Elle prêche la haine des peuples, le respect du soudard, la sanctification de la guerre, la glorification du carnage...

Ah! Mascarille! toi qui voulais la mettre en madrigaux, l'Histoire!

Elle nous a donné le chauvinisme, cette histoire-là; le chauvinisme, cette épidémie qui s'abat sur les masses et les pousse, affolées, à la recherche d'un dictateur.

L'armée incarne la nation! Elle la diminue. Elle incarne la force brutale et aveugle, la force au service de celui qui sait lui plaire et—c'est triste à dire, mais c'est vrai—de celui qui peut la payer.

«Cela s'est fait, mais ne se fera plus.» Si, la blessure ne se guérira point. La gangrène y est.

L'armée, c'est le réceptacle de toutes les mauvaises passions, la sentine de tous les vices. Tout le monde vole, là-dedans, depuis le caporal d'ordinaire, depuis l'homme de corvée qui tient une anse du panier, jusqu'à l'intendant général, jusqu'au ministre. Ce qui se nomme gratte et rabiau en bas s'appelle en haut boni et pot-de-vin. Tout le monde s'y déteste, tout le monde s'y envie, tout le monde s'y torture, tout le monde s'y espionne, tout le monde s'y dénonce. Cela, au nom de soi-disant principes de discipline dégradante, de hiérarchie inutile. Avoir un grade, c'est avoir le droit de punir. Punir toujours, punir pour tout. De peines corporelles, naturellement; celles-là seules sont en vigueur... Ah! c'est triste qu'un bout de galon permette à un homme de mettre en prison son ennemi—ou de faire fusiller son camarade.

L'armée, c'est le cancer social, c'est la pieuvre dont les tentacules pompent le sang des peuples et dont ils devront couper les cent bras, à coups de hache, s'ils veulent vivre.

Ah! je sais bien: le patriotisme!... Le patriotisme n'a rien à faire avec l'armée, rien; et ce serait grand bien, vraiment, s'il n'était plus l'apanage d'une caste, la chose d'une coterie, l'objet curieux que des escamoteurs ont caché dans leur gibecière, et qu'ils montrent de temps en temps, mystérieux et dignes, à la foule béante qui applaudit. Ce sentiment-là, je crois, n'est pas forcément cousu au fond d'un pantalon rouge. Il y a peut-être autant de patriotisme dans l'écrasement banal d'un maçon qui tombe d'un échafaudage ou dans la crevaison ignorée d'un mineur foudroyé par un coup de grisou, que dans la mort glorieuse d'un général tué à l'ennemi. Et il y a de bons patriotes, voyez-vous, qui haïssent la guerre, mais qui la feraient avec joie—si l'on tentait d'assassiner la France—parce qu'ils auraient l'espoir grandiose, ceux-là, non pas d'écraser un peuple, mais d'anéantir, avec le gouvernement qui le régit, toutes les tendances rétrogrades, féodales, anachroniques—le caporalisme.

Je réfléchis longtemps à ces choses. Je pense aussi aux trois années que j'ai passées ici, à mon existence de paria! Quelle vie! quel spectacle!...

Et, lorsqu'ils ont défilé devant mes yeux, bien en lumière, tous ces affreux tableaux que j'évoque avec horreur, je m'aperçois que je n'en ai vu nettement qu'un côté, jusqu'à présent, et qu'une partie m'en a échappé,—la partie la plus ignoble, sans doute, de ces conséquences de la compression.

Emporté par la passion, aveuglé par la haine, je n'ai jamais senti à mes côtés, parmi mes compagnons de servitude, que les insoumis, que ceux qui résistaient, ne voulaient pas plier; les seuls événements qui aient frappé mon esprit sont ceux grâce auxquels s'est affirmée la lutte de l'homme qui veut rester libre contre la discipline abjecte. Les journées remplies de la farce grossière de l'existence servile n'ont rien laissé en moi. Je les ai subies, tout simplement. Et quant au grand troupeau des disciplinés, des soumis, des domestiqués, je ne l'ai même pas dédaigné, je ne l'ai point vu. Qu'une bassesse de ces malheureux, par-ci par-là, m'ait fait hausser les épaules, qu'une de leurs vilenies m'ait fait lever le coeur, c'est possible. Rien de plus.

C'est pour cela que je les ai badigeonnés en rouge, tous les fonds couleur de cendre; et je sens que je n'aurai jamais le courage, maintenant, de plaquer des rappels de gris sur les vigueurs des premiers plans.

Ah! c'est bien la platitude et la banalité, pourtant, qui s'étalent, comme de larges nappes d'eau croupissante, au-dessus desquelles font saillie, de loin en loin, les aspérités des caractères forts.

Ce côté-là m'a échappé... Ma foi, tant mieux! J'ai déjà remué tant de boue pour les retirer de la fange où ils gisaient, tous ces souvenirs amers...

—Froissard, tu dors?

Ce sont des camarades, qui viennent me faire leurs adieux et me souhaiter un bon voyage. Quelques-uns, des Parisiens, me donnent des commissions...

Le clairon! Un coup de langue prolongé: c'est l'extinction des feux.

Encore une nuit et je serai libre.

Libre!... Demain!

XXXVI

—Fontainebleau!... Melun!...

Le train va vite. Dans une heure, nous serons à Paris... Oh! Paris!... Paris!...

C'est depuis Marseille seulement que j'ai commencé à librement respirer. Jusque-là, j'avais souffert, j'avais tremblé, m'attendant à chaque instant à une catastrophe; intimement convaincu que quelque épouvantable difficulté allait s'élever, qu'un obstacle insurmontable s'opposerait à mon retour en France, que quelque chose de terrible allait me clouer, pour jamais, sur ce sol d'Afrique qui, j'en étais sûr, devait me garder. Je me trouvais dans la situation du chrétien livré aux bêtes, dans le cirque, et qui ne peut détacher ses yeux de la porte de la fosse qu'on va soulever tout à l'heure, et par où la bête va sortir.

La bête ne s'est pas montrée, c'est un gendarme qui a paru. Un brave gendarme qui ne pensait pas à mal, certainement, et qui s'est trouvé subitement devant moi, sur le paquebot, au détour d'un rouf. J'ai eu une horrible peur. J'ai trébuché. J'ai été forcé de me retenir à un palan pour ne pas tomber à la renverse.

—On voit que le vin du cambusier n'est pas mauvais, m'a dit le Pandore, qui m'a cru ivre, et qui s'est mis à rire, grassement...

Deux ou trois frayeurs comme celle-là, et j'aurais perdu la boule. J'aurais été atteint, pour de bon, du délire de la persécution...

Nous sommes partis de Marseille à trois heures de l'après-midi, et, dans ma joie de me sentir enfin seul, livré à moi-même, débarrassé du sous-officier qui nous avait escortés jusque-là, je n'ai vu ni la gare, ni la grande salle d'attente retentissante des exclamations méridionales; je suis passé rapidement devant le jardin planté d'arbres où se promènent, un panier au bras, des marchandes de provisions.

Un jardin, une gare, des paniers, des marchands? C'est possible. Je ne sais pas.

Je suis entré tout droit dans la salle du départ et je me suis assis, contre la porte qui donne sur le quai, sur un banc. Mon coeur battait très fort, mes genoux tremblaient, un flot de sang me montait au visage.—Je n'avais plus de sang qu'à la tête.

J'avais mon billet dans la poche de mon dolman et je le sentais,—oui, je le sentais, à travers la doublure, à travers la toile de ma chemise, comme s'il avait voulu m'entrer dans la chair! Il me brûlait la peau, ce morceau de carton.

Tout d'un coup, la porte s'ouvre. Je m'élance, bousculant l'employé, je me précipite dans un wagon comme une bête féroce dans la cage où saigne un quartier de viande. J'ai fermé la porte sur moi, à toute volée, et je me suis laissé tomber sur la banquette.

Brusquement, je me suis senti libre. J'ai éprouvé, pendant une minute, une jouissance indéfinissable. Pour la première fois de ma vie—la seule peut-être—j'ai perçu, dans sa plénitude, la sensation de liberté.

.......................... ..........................

—Froissard, as-tu faim? Veux-tu manger un morceau?

Ce sont mes camarades de route qui finissent leurs provisions, avant d'arriver à Paris, et qui m'invitent à casser la croûte.

Non, je n'ai pas faim; non, je ne veux pas manger. Il me semble que je n'aurai plus jamais besoin de manger.

—Ah! non, toi, là-bas, garde le cervelas pour toi. Il y a de l'ail dedans, et, comme on va sucer la pomme à sa gonzesse...

De gros rires.

Quatre faubouriens, sur les sept que nous sommes. Quatre ouvriers qui vont reprendre leur métier, en arrivant, avec la misère qui les guettera au coin de l'établi et la débauche qui leur fera signe, au premier tournant de la rue. Rien à attendre d'eux, rien. Des récits fantastiques de leurs campagnes, peut-être, des histoires à dormir debout, des exagérations idiotes, des hâbleries... Ah! il n'y a pas de danger qu'ils aillent porter, dans l'atelier, sur les chantiers, le récit sincère de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont enduré,—la haine du militarisme! On les retrouvera arrêtés, badauds imbéciles, sur les boulevards où défilent les griffetons, au son d'une musique de sauvages; à Longchamps, les jours de revue, et l'on pourra les entendre applaudir, bien fort, au passage d'un général peinturluré comme une image d'Épinal, d'un colonel dont le plumet se dresse, au-dessus du shako, comme un pinceau de treize sous au-dessus d'un pot à colle.

A quoi ça leur sert-il d'avoir souffert?... Des animaux, alors? Pas même. Des bêtes sans rancune.

Et les autres: Le premier est un garçon instruit, un éduqué que je connais peu. Il se livre à des comparaisons très intéressantes entre la végétation africaine et celle de la France.

Ces comparaisons me font suer.

Le second, c'est cet imbécile de Lecreux. Il est libéré en même temps que moi. Je ne lui ai pas dit quatre mots, je crois, depuis que nous sommes partis d'Aïn-Halib. C'est égal, je serais curieux de savoir à quoi il peut penser, cet être-là. Je vais le lui demander. Je l'appellerai «mon vieux Lecreux.» Ça le flattera.

—Mon vieux Lecreux, tu ne dis rien. A quoi penses-tu?

—Je pense à une pièce de vers que j'ai faite...

Il fait des vers! J'aurais dû m'en douter!...

—Que j'ai commencée, plutôt, à Aïn-Halib. Je veux arriver à démontrer l'inanité de tout système philosophique. Je viens justement de trouver deux vers. Tiens, les voici:

Pythagore, Solon, Socrate et Cicéron

Ont discouru longtemps sans rien dire de bon...

—Comment trouves-tu ça?

—Fous-moi la paix!

—Tu dis?

—Fous-moi la paix, ou je te casse la gueule!

Ils se sont tous retournés. Ils m'ont cru fou. Tant pis pour eux.

Le train siffle longuement.—Il entre en gare.—Il s'arrête.

Je descends en courant; je me sauve ainsi qu'un voleur, sans faire d'adieux, sans serrer une main, sans rien dire à personne—à personne!

J'ai envie de pleurer de rage...

.........................

Où suis-je? Sur le boulevard Saint-Germain, près du pont Sully. Je suis venu là tout d'une traite, en grandes enjambées, sans regarder derrière moi, comme si j'avais la police à mes trousses.

Ainsi, je suis à Paris? Tiens! comme c'est tranquille!

C'est drôle, je me figurais autre chose. Mon rêve a glissé sur le pavé gras dont la pente mène à l'égout, et s'en va à vau-l'eau, maintenant, roulé par les flots sales de ce fleuve qui coule, bête et jaune, dans les brumes grises, et dont le courant se partage, au tranchant des piles du pont, sans un bruissement, sans un bruit, sans une écume.

Les maisons aux hautes façades pâles, aux fenêtres mornes, les longues avenues au sol cendré et froid où tremblotent les squelettes ridicules des arbres violets, le ciel blafard et décoloré comme une vieille bâche, les silhouettes vilaines des édifices mangés par les vapeurs caligineuses que piquent déjà les points jaunes des becs de gaz, les taches noires et frissonnantes des passants qui glissent vite, silencieusement...

Ils ne me regardent même pas, ces passants... Si. Une jeune fille a jeté sur moi un coup d'oeil étonné et je l'ai entendue qui disait tout bas à sa compagne:

—Comme il est noir!

Comme il est noir!... C'est tout.

Alors, on ne voit rien sur ma figure? Il n'y a rien d'écrit, sur mon visage? Les souffrances n'y ont pas laissé leur marque, les insultes n'y ont pas imprimé leur stigmate. Et l'on ne peut même pas, sur mes membres, comme sur l'échine d'une bête maltraitée, compter les coups que j'ai reçus, dénombrer toutes mes cicatrices!

Ah! pourquoi ne m'a-t-on pas meurtri le corps, au lieu de me torturer l'âme? Pourquoi la honte ne m'a-t-elle pas cinglé comme un fouet? Pourquoi les douleurs n'ont-elles point été des couteaux et les affronts des fers rouges? Je pourrais montrer les blessures de ma peau, au moins, puisque je ne peux faire voir les plaies saignantes de mon coeur. Je pourrais mettre ma chair lacérée sous les yeux des indifférents et fourrer dans mes ulcères les doigts blagueurs des incrédules!

Le découragement m'assomme.

Un désir violent me saisit. Une envie atroce me tenaille: je voudrais être Lecreux.

Je ne souffrirais pas comme ça, je ne ressentirais pas le mal lancinant qui me point. Et je m'écrierais gaîment, ce soir, à table, en débouchant une bouteille:

—En voilà une que les chaouchs ne boiront pas!

Ce serait toute ma vengeance, ma foi! et, après, je ne songerais plus au passé. Je n'aurais même pas la peine d'empêcher les souvenirs d'autrefois de se présenter à mon esprit. Je n'y penserais point, à cet autrefois—naturellement—pas plus qu'on ne pense à un médicament amer qu'on a avalé, à une tache de boue qui à sali vos vêtements et qu'un coup de brosse efface...

Ma vengeance!... Est-ce que je veux me venger?

Oui, si c'est se venger que d'ouvrir devant tous le livre de son existence, de montrer ce qu'on a souffert, de dire ce qu'on a pensé.

Je veux faire cela à présent. Si c'est vengeance, tant pis; et si c'est justice, tant mieux.

Je crois que ce sera justice, simplement. La haine me gonfle le coeur, c'est vrai. Mais elle est trop forte, je le sens bien, pour pouvoir jamais s'assouvir—ou se calmer. Elle ne me quittera plus, maintenant; et c'est elle qui mettra un frein à mes emportements et brisera mes colères. Mais c'est elle aussi qui, calme et froide, me montre déjà le pilori auquel je dois clouer, ainsi qu'une pancarte au-dessus de la tête des malfaiteurs, l'ignominie de mes bourreaux.

Je m'enfonce dans les profondeurs du boulevard désert. La nuit est tombée. Le brouillard s'est épaissi...

C'est dans une nuit plus noire encore que les opprimés doivent élever la voix. C'est dans une obscurité plus grande qu'ils doivent faire éclater la trompette aux oreilles de la Société—la Société, vieille gueuse imbécile qui creuse elle-même, avec des boniments macabres, la fosse dans laquelle elle tombera, moribonde—sandwich qui se balade, inconsciente, portant, sur les écriteaux qui pendent à son cou et font sonner ses tibias, un grand point d'interrogation—tout rouge.




Paris, 1888.

FIN




SAINT-DENIS.—IMPRIMERIE BOUILLANT, 20, RUE DE PARIS.

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