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Bourdonnements

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The Project Gutenberg eBook of Bourdonnements

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Title: Bourdonnements

Author: Alphonse Karr

Release date: January 22, 2012 [eBook #38643]
Most recently updated: January 8, 2021

Language: French

Credits: Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed
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Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BOURDONNEMENTS ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été conservées et n'ont pas été harmonisées. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

BIBLIOTHÈQUE CONTEMPORAINE
ALPHONSE KARR
BOURDONNEMENTS

logo

PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1880

ŒUVRES COMPLÈTES
D'ALPHONSE KARR
BOURDONNEMENTS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR


ŒUVRES COMPLÈTES

D'ALPHONSE KARR

Format grand in-18.

AGATHE ET CÉCILE 1
L'ART D'ÊTRE MALHEUREUX 1
LE CHEMIN DE PLUS COURT 1
CLOTILDE 1
CLOVIS GOSSELIN 1
LE CREDO DU JARDINIER 1
CONTES ET NOUVELLES 1
LES DENTS DU DRAGON 1
DE LOIN ET DE PRÈS 1
DIEU ET DIABLE 1
ENCORE LES FEMMES 1
EN FUMANT 1
L'ESPRIT D'ALPHONSE KARR 1
FA DIÈZE 1
LA FAMILLE ALLAIN 1
LES FEMMES 1
FEU BRESSIER 1
LES FLEURS 1
LES GAIETÉS ROMAINES 1
GENEVIÈVE 1
GRAINS DE BON SENS 1
LES GUÊPES 6
HISTOIRE DE ROSE ET DE JEAN DUCHEMIN 1
HORTENSE 1
LETTRES ÉCRITES DE MON JARDIN 1
LE LIVRE DE BORD 1
LA MAISON CLOSE 1
MENUS PROPOS 1
MIDI A QUATORZE HEURES 1
NOTES DE VOYAGE D'UN CASANIER 1
ON DEMANDE UN TYRAN 1
LA PÊCHE EN EAU DOUCE
ET EN EAU SALÉE
1
PENDANT LA PLUIE 1
LA PÉNÊLOPE NORMANDE 1
PLUS ÇA CHANGE 1
... PLUS C'EST LA MÊME CHOSE 1
UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS 1
POUR NE PAS ÊTRE TREIZE 1
LA PROMENADE DES ANGLAIS 1
PROMENADES AU BORD DE LA MER 1
PROMENADES HORS DE MON JARDIN 1
LA QUEUE D'OR 1
RAOUL 1
ROSES NOIRES ET ROSES BLEUES 1
LES SOIRÉES DE SAINTE-ADRESSE 1
SOUS LES ORANGERS 1
SOUS LES TILLEULS 1
SUR LA PLAGE 1
TROIS CENTS PAGES 1
UNE HEURE TROP TARD 1
VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN 1

PARIS.—IMPRIMERIE ÉMILE MARTINET, RUE MIGNON, 2.

BOURDONNEMENTS
PAR
ALPHONSE KARR

logo

PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1880

Droits de reproduction et de traduction réservés

A JEANNE BOUYER

BOURDONNEMENTS

J'avais dans le temps constaté l'extrême différence qui existait chez les femmes, entre la pudeur d'eau douce et la pudeur d'eau salée,—du temps que je vivais à Paris, à Étretat et à Sainte-Adresse.

A Paris, les bains de femmes dans la rivière étaient scrupuleusement entourés de planches et couverts au-dessus, pour que les anges mêmes ne pussent jeter sur les baigneuses un regard indiscret.

Si des nageurs «en pleine eau», s'approchaient de ces forteresses hermétiquement fermées, des employés des bains les injuriaient, et des gendarmes qui se promènent en bateau sur la Seine, faisaient quelques menaces, et quelquefois arrêtaient les délinquants.

A la mer, au contraire, les femmes se baignaient presque pêle-mêle avec des hommes vêtus d'un simple caleçon, et se faisaient porter à la mer par des baigneurs payés.—Une corde marquait seule une séparation entre les sexes; la décence consistait pour elles à être assez laides, et elles l'étaient, en effet, dans des sacs de laine avec des bonnets de toile cirée sur la tête,—peut-être est-ce le genre de décence qui protège le plus efficacement la vertu.

Cependant, les hommes bien élevés se baignaient d'eux-mêmes à une certaine distance des femmes,—distance que les femmes pouvaient augmenter à leur gré. D'ailleurs, les femmes restaient au bord et les hommes presque tous nageaient plus ou moins au large: seulement, comme il arrivait qu'un mari inquiet désirât rester près de sa femme,—qu'un père voulût enseigner à nager à sa fille,—ou surveiller ses premiers essais, on imagina de tendre deux cordes au lieu d'une;—ces deux cordes formaient trois compartiments sur la plage,—à l'extrême gauche, les femmes,—à l'extrême droite, les hommes,—et au milieu, les hommes et les femmes, femmes et maris, pères et filles, etc., qui voulaient se baigner ensemble.

Cela parut suffisant pendant de longues années; d'un côté, la laideur du costume des femmes, leur pâleur allant quelquefois jusqu'au vert,—de l'autre, les hommes d'autant plus laids, au contraire, pour la plupart, qu'ils étaient moins vêtus,—tout semblait préserver les deux sexes de pensées dangereuses.

Aujourd'hui, je vois par les journaux de modes que tout cela est changé;—les femmes se sont enfin demandé pourquoi, elles qui se montrent si volontiers à demi nues dans les salons où les hommes sont astreints à la cravate et à la décence la plus rigoureuse, se laisseraient plus longtemps empaqueter dans des sacs disgracieux,—elles qui ont tant de si jolies choses à laisser voir, tandis que les hommes faisaient une assez laide exhibition de leur personne,—elles décidèrent qu'il fallait rappeler les hommes à une décence qui est un devoir pour des êtres si disgraciés,—et reprendre pour elles-mêmes le privilège de se montrer généreuses.

On décida alors, pour commencer, que les hommes ne se baigneraient plus que vêtus.

La plupart s'y soumirent—à l'exception de quelques nageurs enthousiastes, qui avaient besoin de l'entière liberté de leurs mouvements, et aimaient mieux se livrer à leur exercice favori, que de «poser» sur la plage avec de l'eau jusqu'à la ceinture.—Il est une raison de cette résignation au costume, de la part de la plupart des baigneurs, et je le dirai à quelques lignes d'ici.

Cette gêne imposée aux hommes satisfaisait les scrupules des femmes,—elles avaient assez accordé à la pudeur, en la faisant porter aux hommes, comme elles leur font porter leur ombrelle et leur éventail,—elles déclarèrent qu'elles pouvaient porter de moins en fait de costume, ce qu'elles obligeaient les hommes à porter de plus,—ça employait autant d'étoffe, et ça revenait à la même superficie de peau humaine voilée.

Elles adoptèrent alors ces costumes, que je vois figurés dans les journaux de modes,—costumes qui, au lieu d'enlaidir, rendent jolies,—parce qu'ils permettent certains artifices, certaine exagérations, certains mensonges,—costumes qui donnent, enfin, l'occasion de se décolleter à la fois par en haut, comme les femmes du monde et par en bas comme les danseuses.

Disons maintenant la cause principale de la résignation de la plupart des hommes, au costume et à la pudeur méticuleuse qui leur étaient imposés.

La vie sociale, la vie des cités, la vie du monde n'est pas aussi défavorable, il s'en faut, à la race féminine qu'à la race masculine.

Les femmes vivant dans les villes y acquièrent une apparence plus délicate, l'étiolement leur donne cette sorte d'élégance et de grâce morbides, genre de beauté littéraire, très et trop à la mode vers 1830, époque du règne de la femme maigre, frêle, éthérée, immatérielle et un peu verte.

Les femmes vivant dans les villes y deviennent pour ainsi dire «plus femmes», au gré de certaines idées de gens qui «ne s'y connaissent pas».

Les hommes, au contraire, y deviennent «moins hommes», les muscles s'atrophient, les bras sont débiles, les jambes sont grêles, rien ne grossit que le ventre. La décence, la pudeur qu'on leur imposait, étaient pour leur vanité une circonstance des plus heureuses—en leur ordonnant de cacher leur laideur.

Ajoutons que pour cette même classe de gens, beaucoup plus nombreuse qu'on ne croit, qui n'entendent rien à la beauté des femmes, tout ce qu'une femme montre, des choses qu'on est convenu de ne pas montrer—passe pour beauté, appas, attraits et charme.

Et notez que les femmes ne sont pas toutes très éloignées de cette opinion, et beaucoup croient se préparer un triomphe et accorder une faveur, en laissant voir n'importe quoi de leur aimable personne, fût-ce très incorrect et très laid.

Quelqu'un de bête m'écrit..... mais non—c'est peut-être quelqu'un de triste, prenons un ton plus sérieux.

On m'écrit qu'un écrivain usurpant mon nom, frappe à terre des femmes, des enfants et des hommes vaincus et désarmés.

Tout porte à croire que cette façon de s'énoncer est un euphémisme,—et que c'est à moi que s'adresse le reproche,—autrement on m'eût envoyé les chapitres ou articles faussement signés de mon nom—et on m'eût demandé si je m'en reconnaissais l'auteur,—à quoi j'eusse répondu—oui—ou non.

On ajoute quelques injures,—puis des menaces.

La missive n'est pas signée—ou du moins est signée: «Le frère d'un transporté.»

S'il est quelqu'un à qui il soit absurde et injuste d'adresser un pareil reproche, c'est certainement moi.—Il n'y a pas huit jours que je me déclarais partisan de l'amnistie pour les entraînés repentants—et que je demandais pour eux et pour leur famille, non plus la transportation, mais la colonisation—qui leur permît de faire peau neuve, de commencer une autre vie, en rompant avec de mauvais antécédents et des entraînements dangereux—et des engagements criminels.

Je suis donc loin de «frapper des femmes et des enfants» puisque je cherche et je propose un moyen de leur ramener un père, non plus pilier de cabaret et de club—et en sa qualité de travailleur, abandonnant le métier qui est le patrimoine et le pain de sa famille;—un père toujours sur le point de se faire tuer et de retourner en prison;—mais, au contraire, un père rendu à ses devoirs, à une vie laborieuse, à sa famille et à ses enfants; aimé, respecté par eux et par tout le monde.

Quant au mot «de vaincus»—je n'accorde pas cet adjectif honorable aux hommes de la Commune;—c'est en se battant contre les Prussiens qu'on avait la chance d'être vainqueur ou vaincu,—mais en se battant contre les lois de son pays, en fusillant les ôtages, en incendiant les monuments, on n'est pas vaincu, on est repris de justice et puni.

Relativement aux injures, elles sont bêtes, grossières, et je ne m'en sens nullement blessé;—des injures non signées ne peuvent s'élever à l'état d'insulte—pour moi qui, depuis que j'écris, n'ai pas tracé une ligne sans la signer, comme il est honnête et loyal de le faire, j'ai le droit de tenir en dédain complet des anonymes, pseudonymes, etc.

Je ferai remarquer en passant qu'on ne signe pas au journal de Me Gambetta.

Je ferai remarquer également qu'en république il faudrait obéir aux lois, les respecter et les faire respecter;—car il y a une loi non abrogée, qui déclare la signature obligatoire.

Il y a une loi antérieure dont je ne parle pas—qui prescrit d'assumer, en signant, la responsabilité de ses écrits;—c'est la loi de l'honneur, la loi de la dignité, la loi de la probité.

Passons donc sur les injures.

Quant aux menaces—je demeure à Saint-Raphaël (Var), maison Close;—en sortant de la gare, on gagne le bord de la mer, puis on suit la mer par un chemin bordé de myrtes, en laissant la mer à droite jusqu'à ce qu'on trouve une vieille maison assez pauvre et heureuse;—maison basse—à peu près couverte et cachée par les chèvrefeuilles, les passiflores et les jasmins:—devant la porte est un canot blanc—la Girelle—il n'y a pas moyen de se tromper.

On m'y trouve presque toujours.

Et, en me prévenant, on peut être sûr de me rencontrer.

C'est l'affaire d'un quart d'heure.

M. X*** est un bohême, importun, ennuyeux, quémandeur opiniâtre;—un de ceux qu'il appelle ses amis et qu'il persécute de ses visites intéressées, a recommandé à plusieurs reprises à son secrétaire de ne plus le laisser parvenir jusqu'à lui.

L'autre jour il trompe toutes les consignes: X***, sa victime, ayant réussi à le congédier, le reconduit pour être sûr qu'il s'en va, et dit à son secrétaire: «Comment m'avez-vous exposé encore à une visite de cet homme?

—Monsieur, je vous en ai sauvé dix fois—mais il ne se décourage pas—on le renvoie par la porte, il rentre par la fenêtre.

—Eh bien, puisque ça ne réussit pas, il faut vous y prendre autrement, et faire... le contraire;—la première fois qu'il viendra, jetez-le par la fenêtre, nous verrons s'il rentre par la porte.»

Il est horriblement triste et désolant d'être auprès du petit lit d'un enfant malade,—d'avoir dans la main une potion qui doit le sauver, et de voir l'enfant, par ignorance, refuser de boire la potion, en serrant les dents convulsivement.

Il est effrayant de voir un homme en état de somnambulisme, marcher dans la direction d'une fenêtre qu'il prend pour une porte; il est irritant, après l'avoir secoué pour le réveiller, de le voir, les yeux ouverts, vous soutenir que cette fenêtre est en réalité une porte, que c'est par là qu'il veut sortir et descendre, et que vous lui ferez plaisir de le laisser tranquille, puis se débarrasser de vous et se remettre en marche vers cette fenêtre où vous savez qu'il ne va pas descendre, mais se précipiter.

C'est ce chagrin, c'est cette irritation que j'éprouve lorsque vivant dans la retraite, étudiant, méditant, cherchant sans cesse,—demandant à la sagesse des anciens, assidûment feuilletés

Nocturnâ versate manu, versate diurnâ

et à ma propre expérience, quelque remède pour la maladie régnante, j'ai la conviction que j'ai trouvé ce remède.

Lorsque ayant visité la maison par le dedans et par le dehors, muni de cette lampe qui s'allume, hélas! bien tard, la sagesse de l'expérience,—je dis avec certitude: ça c'est une fenêtre par laquelle vous tomberez broyé sur le pavé,—ici, est un escalier, puis une porte par laquelle vous sortirez sans danger de la vieille maison.

Et lorsque je le dis en vain.

Par exemple, tout le monde est d'accord que la dissolution de l'Assemblée des représentants est imminente, et qu'on ne tardera probablement guères à faire de nouvelles élections. Personne n'ignore les résultats jusqu'ici de ce mensonge imbécile et mortel du suffrage dit universel.

Il a approuvé le crime du Deux Décembre,—il a approuvé et appuyé toutes les folies de l'empire, jusqu'à la guerre déclarée à la Prusse,—crime et folie à la fois. Plus tard, il a envoyé à l'Assemblée, et, de là, dans les places, un tas d'avocats sans études, sans talents, sans conviction, sans patriotisme;—plus tard, il a fait nommer M. Barodet à Paris,—et M. Ranc à Lyon,—les cinq cent mille habitants de Lyon ne connaissant pas plus M. Ranc que les deux millions d'habitants de Paris ne connaissaient M. Barodet; élections qui pouvaient avoir un bon côté, c'est de mettre en pleine lumière le mensonge du suffrage dit universel, par lequel les deux millions d'habitants de Paris et les cinq cent mille habitants de Lyon ne font qu'obéir à deux ou trois douzaines d'intrigants, d'ambitieux, d'avides, qui en réalité votent seuls et font voter les autres à leur fantaisie; c'est-à-dire, que le suffrage censitaire si justement détruit était mille fois plus près du véritable suffrage universel, que ne l'est le mensonge qui usurpe son nom aujourd'hui,—c'est-à-dire, que jamais un pays n'a si bêtement et si pompeusement fait l'abandon de sa volonté et de sa dignité et le sacrifice de ses plus chers intérêts.

Eh bien, c'est sous l'empire de ce mensonge dangereux et peut-être mortel, de ce mode de vocation auquel vous devez déjà tant de misères et de hontes, que vous voyez tout le monde résolu à affronter de nouvelles élections.

Ceux qui soupçonnent ces dangers,—se contentent de se préparer à éluder, à influencer, à chicaner, à tricher.

Mais, ô aveugles volontaires, ô sourds opiniâtres,—ouvrez donc enfin les yeux et les oreilles,—regardez et écoutez.

Savez-vous ce que de nouvelles élections,—faites demain,—dans les conditions du suffrage prétendu universel,—vous donneront probablement? L'empire,—l'empire de Strasbourg et de Boulogne,—l'empire du Deux Décembre,—l'empire de la guerre du Mexique,—l'empire de la guerre de Prusse,—l'empire de Metz et de Sedan.

Ou la Commune,—une prétendue république dans laquelle, Pyat, Vermesh, Cluseret, Pascal Grousset, ne tarderont pas à être débordés et dépassés.—Une nouvelle terreur pendant laquelle ceux qui croient follement conduire et commander aujourd'hui, MM. Thiers, Perier, Dufaure, ne gagneront que de ne faire partie que de la seconde fournée d'otages,—MM. Naquet, Arago, Blanc, Hugo, Gambetta, étant réservés pour la troisième.

Et, dans l'une et l'autre des deux chances.

L'empire, si c'est lui qui l'emporte, ayant pour successeur la Commune.

La Commune amenant nécessairement une dictature militaire; car, dans l'un et l'autre cas, il ne s'agit pas de savoir si nous aurons l'un ou l'autre, mais de savoir lequel des deux passera le premier.

Deux points principaux, deux points nécessaires, indispensables d'une réforme électorale:

1o Le domicile réel des candidats, sinon dans l'arrondissement, du moins dans le département où ils se présentent;

2o Le renouvellement de l'Assemblée par fractions.

J'ai plus d'une fois développé les raisons irréfutées, parce qu'elles sont irréfutables, de ces deux conditions.

Pour la première, vous échappez à la direction despotique de deux ou trois coteries qui exercent la plus odieuse, la plus absurde et la plus dangereuse des tyrannies,—et vous arrivez enfin à ce raisonnement simple et sans réplique.

Pour un représentant, il faut deux choses:

1o Que les électeurs qui le choisissent le connaissent;

2o Que le représentant connaisse le pays, les gens et les intérêts qu'il doit représenter.

Par la seconde, vous évitez les courants, les torrents, les incendies, les fièvres,—les accès de folie.

Ajoutez un troisième point,—l'Assemblée permanente,—plus de vacances, plus de prorogations,—des congés individuels motivés.

Peut-être ces congés pourraient être plus nombreux et plus longs, si, par exemple, en même temps qu'un membre de la droite demande un congé, il s'arrange pour qu'un membre de la gauche et deux membres des centres en demandent un en même temps.

Il va sans dire qu'on surveillera l'insolente et déshonnête bêtise de voter pour les absents.

Encore une autre pierre fondamentale de l'édifice dont je me suis occupé souvent—surtout depuis trois ans,—c'est-à-dire depuis qu'il y a assez de ruines et de démolitions, pour qu'on puisse, sans scrupule, proposer d'édifier quelque chose.

L'impôt.

L'impôt—c'est-à-dire la contribution de tous les membres de la nation aux dépenses publiques,—malgré les critiques, les promesses, etc., a toujours été en augmentant dans une proportion presque fantastique.

Je me souviens encore du temps où, dans ma petite jeunesse, le mot de milliard était, pour les Français,—un mot vague, indéterminé,—comme le sexcenta des latins voulant dire... beaucoup,—un monceau,—un tas,—trop[1]. Quand on nous enseignait l'arithmétique dans les écoles, on nous faisait épeler une fois une longue rangée de chiffres dont le dernier, en comptant de droite à gauche, s'appelait milliard, et de préférence un billion. C'était tout ce qu'on nous en disait, et il n'en était plus question.

Au commencement de la Restauration, il y eut une terrible explosion, à cause du milliard de l'indemnité des émigrés—et le mot devint à la mode. Dans les assemblées, les orateurs de l'opposition, constatant l'accroissement des budgets,—disaient:—Nous arriverons à un budget d'un milliard;—ça passait pour une hyperbole, et les gens calmes, sensés, levaient les épaules.

Aujourd'hui nous voyons le budget pour 1874 être de deux milliards, cinq cent trente-trois millions, deux cent soixante-deux mille cent quatre-vingt dix-neuf francs (ou, d'après un autre tableau: 2,532,689,922).

Dont il faut déduire—disons-le ici pour mémoire,—nous y reviendrons,—pour frais de régie, de perception, et d'exploitation des impôts et revenus publics—non pas cent cinquante ou deux cents millions, comme je le disais il y a quelque temps par peur d'exagérer, mais deux cent quarante-six millions, trois cent quatre-vingt-huit mille quatre cent quarante-neuf francs.

C'est lourd, si on se rappelle surtout que sous Louis XIV, le plus fastueux des monarques, le plus cueilleur de lauriers et de myrtes, et cueillant les lauriers et les myrtes avec toutes les aises du luxe et une insigne prodigalité—les revenus de l'État, qu'on appelait alors les revenus du Roi, montaient à 117 millions de francs. Il est vrai que l'on dépensait en moyenne trois cent trente millions—et qu'il faut à peu près doubler la somme si l'on a égard à la différence de la valeur de l'argent.

Mais ce n'est pas la grosseur, ce n'est pas la pesanteur du budget qui sont le sujet de mon entretien d'aujourd'hui avec mes lecteurs.

Je ne suis pas d'ailleurs assez grand financier pour me risquer trop au large dans les chiffres,—je vais donc raisonner en chiffres ronds, en chiffres du moins très arrondis, pour conformer la besogne à mes aptitudes médiocres, et aussi parce que cela suffit pour démontrer... ce que je veux démontrer.

Je suppose donc un budget de trois milliards—trois milliards à demander à la France, c'est-à-dire, pour compter également en chiffres ronds, à trente millions de contribuables, ce serait cent francs, si je ne me trompe, que chaque individu aurait à donner.

Eh bien,—il n'y a pas besoin d'être un profond mathématicien pour décider qu'il n'est pas un Français qui ne donne plus de cent francs par an à l'État, si on compte que chaque bouchée qu'on mange paye un impôt,—chaque condiment qui assaisonne cette bouchée paye un impôt, de même, chaque gorgée qu'on boit, vin, liqueurs, café, thé, etc.

Chaque pièce de vêtement, plusieurs impôts,—comme matière première, patente, l'étoffe, le fil, les aiguilles, etc.

De même, la lumière, huile, bougies, allumettes.

De même, chaque lettre qu'on écrit,—le papier, la plume, etc.

On paye pour chaque pipe, cigare ou cigarette.

On paye chaque fois qu'on éternue, le tabac en poudre imposé comme le tabac à fumer.

On paye quand on dort,—on paye quand on meurt.

Je ne parle là que des impôts indirects,—il y a encore les impôts directs.

Si bien que chaque personne ne fait pas un mouvement, ne prend pas un plaisir, ne satisfait pas un besoin, ne fait pas une action quelconque pour lesquels il ne faille payer,—si bien que la vie de l'homme, aujourd'hui, semble avoir pour but de faire de l'argent pour l'État, comme un cheval ou un mulet attelé à une noria, à un manège,—et tournant en rond,—monte sans cesse de l'eau pour son maître.

Notez bien que je ne blâme pas, je constate;—loin de moi la pensée ridicule et injuste de m'élever contre la contribution légitime que tout citoyen doit aux besoins communs; d'ailleurs, personne ne pourrait séparément, pour une somme décuple de celle qu'il donne pour sa part à l'État, se procurer les avantages, les commodités, la protection qu'il en reçoit;—je ne blâme que la base et le mode de perception, et ce n'est pas là d'ailleurs le sujet de mon calcul.

Je veux simplement établir qu'il n'est personne qui ne donne plus et beaucoup plus de cent francs par an, en réunissant les contributions directes et les contributions indirectes: additionnez les dépenses misérables et indispensables du plus pauvre,—et vous verrez si,—tout compris,—le fisc, ne prélève pas sur lui, sous diverses dénominations, plus de trente centimes par jour.

Or, si le plus pauvre paye sa part égale des trois milliards, il faut reconnaître que celui qui est un peu moins pauvre, que celui qui est aisé, que celui qui est riche, que celui qui est très riche, payent deux fois, dix fois, cent fois, mille fois,—les cent francs qui, fournis par chacun des trente millions de Français, forment la somme des trois milliards.

Que l'on ne me fasse pas ici de chicane de centimes, ce calcul n'a pas besoin d'être absolument rigoureux pour établir la vérité que je veux prouver.

C'est-à-dire que, si l'État reçoit trois milliards, les contribuables versent beaucoup davantage, peut-être le double, surtout si nous ajoutons à ces droits qui frappent tous sans exception, et beaucoup de choses plusieurs fois et sous des noms variés;—si nous ajoutons les abus du commerce qui, non content de bénéficier sur la chose vendue, bénéficie aussi sur l'impôt,—en vendant dix centimes, par exemple, la boîte d'allumettes, vendue autrefois cinq centimes, et frappée de deux centimes de droit par le fisc.

Beaucoup de marchands bénéficient encore par la fraude sur la quantité, sur la qualité,—et spéculent sur le crédit.

Il est donc parfaitement évident que les contribuables donnent beaucoup plus d'argent que l'État n'en reçoit.

Pourquoi?

Je vais vous le faire comprendre par une image bien simple.

Il y a quelques instants, j'arrosais un carré de mon jardin,—mon matelot allait puiser l'eau dans des arrosoirs à une grande mare, entourée d'un bois de lauriers-roses, et me les apportait;—le carré que j'avais à arroser était assez éloigné de cette mare,—je ne tardai pas à remarquer que les arrosoirs remplis à la mare, ne m'arrivaient qu'à moitié pleins, puis je vis que le chemin qu'ils avaient à parcourir se trouvait inutilement arrosé,—je regardai les arrosoirs, ils étaient dessoudés et percés, et laissaient échapper une partie de l'eau,—et j'en allai prendre d'autres.

C'est l'histoire des impôts:

Des impôts dont une partie reste en route dans le chemin qu'ils ont à faire depuis la bourse, rendue flasque, des contribuables, jusques aux coffres de l'État.

C'est, comme le dit Plaute, que «on porte la pluie dans un crible» imbrem in cribrum.

C'est déjà un assez grand trou à l'arrosoir et au crible que celui par lequel s'échappent les deux cent quarante-six millions, trois cent quatre-vingt-huit mille, quatre cent quarante-neuf francs, que coûtent les frais de perception.

Et pourquoi la perception des impôts coûte-t-elle deux cent quarante-six millions, trois cent quatre-vingt-huit mille, quatre cent quarante-neuf francs?

Parce que, à cause de leur nombre et de leur variété infinie, le ministère des finances y occupe soixante-seize mille employés,—parce qu'il faut que ces soixante-seize mille employés soient logés, nourris, vêtus, etc., etc., payés, etc.,—parce que les droits exorbitants mis sur certains objets excitent à la fraude devenue aussi très productive, et qu'il faut une armée de douaniers pour empêcher une petite partie de cette fraude.

Parce que l'argent qui passe par tant de mains risque fort de subir la destinée d'une pièce de vin qui traverse la France, remise successivement aux soins de dix voituriers qui se la transmettent de l'un à l'autre, chacun l'ayant plus ou moins «piquée» pendant la part du chemin qu'il avait à faire,—c'est-à-dire lui ayant emprunté de quoi satisfaire sa soif sur des routes poudreuses.

Supposez même que, sur soixante-seize mille employés, il ne s'en trouve pas un seul capable de rien détourner, repousse, si vous voulez, avec indignation toute idée de pillage,—vous ne pourrez du moins nier ce qu'on appelle le «coulage».

Faites transporter, à travers une longue étendue de pays, par cent personnes échelonnées sur la route, dix kilogrammes de miel; que chacun arrivé au terme de son étape, de son relais, vide son pot dans le pot de son successeur qui doit continuer la route;—pour quelque peu que la route soit longue et qu'il ne soit resté aux parois de chaque pot que ce qu'il a été impossible d'en ôter, vous me direz ce qu'il vous arrivera au terme du voyage de vos dix kilogrammes de miel.

Longtemps avant moi on a proposé de remplacer ces impôts, ces droits si chèrement, si puérilement, si arbitrairement multipliés et variés—par un impôt unique sur le revenu.

On a répondu à cette proposition par des cris de terreur et d'angoisses.

1o Parce qu'on n'a pas compris:—On a l'habitude d'appeler en France revenu les rentes des capitalistes, le produit que tirent les gens nés ou devenus riches des terres, des maisons, des actions, etc.

Ceux-là ont cru que l'impôt ne frapperait qu'eux seuls—ce qui serait en effet une injustice,—une injustice presque aussi monstrueuse que celle en sens contraire qui, en réalité, aujourd'hui ne soumet à l'impôt ni la rente, ni les opérations de bourse.

2o Parce que le Français, qui crie volontiers à la réforme pour taquiner le pouvoir, a, au fond, très peur de tout progrès et de toute nouveauté.

Les uns, par une terreur vague et non raisonnée, les autres, parce que les abus que le progrès détruirait sont tous le patrimoine d'un assez grand nombre de gens.

On n'a pas assez expliqué au public que par revenu on doit entendre le produit des rentes, des propriétés, mais aussi de tout commerce, de tout travail,—que si le revenu de A se compose des rentes de ses terres, des dividendes de ses actions, etc.,—le revenu de B se compose du prix de ses journées de travail en piochant, en labourant, en fendant du bois.

Ceux qui ont compris—et ceux qui n'ont pu feindre de ne pas comprendre,—ont objecté la difficulté de l'évaluation, le choquant, le blessant des investigations—la facilité de certaines dissimulations, etc., etc.

On leur a répondu qu'on se contenterait d'à peu près et de l'établissement de catégories, comme on fait pour les patentes par exemple.

Quant aux dissimulations, croyez-vous qu'il ne s'en fait pas sur le chiffre des ventes et des achats—sur la réalité des locations? comptez-vous pour rien la fraude surexcitée sur cette multitude d'objets imposés—et pensez-vous que les recherches sur le revenu seront jamais aussi choquantes que les perquisitions faites parfois par la douane jusques sous la chemise des femmes?

J'avais d'ailleurs trouvé, et j'en avais été très heureux, une formule qui faisait de la fixation et de la perception des impôts, la chose la plus simple du monde:

La chambre des députés, chaque année, déciderait que, vu les besoins de l'État, chaque habitant de la France contribuerait aux revenus publics pour une quantité de journées égales pour tous, journées de revenu, de gain ou de travail. Ainsi, supposons que l'on fixe pour une année, ou pour une série d'années, la quote-part de chacun à vingt-cinq journées—par exemple:

L'ouvrier qui gagne trois francs par jour payera soixante-quinze francs.

Le négociant ou le marchand qui gagne vingt-cinq mille francs par an—aura à payer vingt-cinq fois soixante et quelques francs.

De même le rentier, le propriétaire—vingt-cinq journées de son revenu.

Tout d'abord cet impôt unique, supprimant une grande partie de l'armée de soixante-seize mille hommes du ministère des finances, supprimant l'autre armée de la douane, ce n'est pas beaucoup d'en conclure que sur les deux cent quarante-six millions, trois cent quatre-vingt-huit mille, quatre cent quarante-neuf francs, on épargnerait au moins cent cinquante millions pour commencer.

La fraude n'aurait plus aucune raison de s'exercer.

Les nécessités de l'existence—«la vie»—seraient à bas prix,—les charges de l'État seraient supportées équitablement pour tous. Je dis équitablement et non également, car pour que la répartition soit équitable, il faut qu'elle ne soit pas égale,—tous ne peuvent pas donner la même somme, mais tous peuvent donner le même nombre de jours de leur revenu, rentes, bénéfices ou travail.

C'est simple, c'est juste, ça ne se fait pas—ça ne se fera peut-être jamais.

Parce que,

Je le répète: les abus sont le patrimoine d'un trop grand nombre de gens qui les défendent avec désespoir.

On continuera le système des impôts directs et indirects.

Système aussi raisonnable que serait celui qui consisterait à conduire l'eau d'une source à une fontaine, non par un aqueduc direct, maçonné et cimenté, mais par une quantité de petits ruisseaux, ruisselets, rigoles, serpentant et faisant «méandres» à travers des plaines sablonneuses et altérées.

Je voudrais bien savoir ce que signifie ce qu'on appelle:

Le droit

De telle ou telle famille, de telle ou telle personne de gouverner la France?—La France est-elle un fief, une terre, une maison, un chapeau dont quelqu'un est le propriétaire,—pouvant user et abuser,—pouvant vendre, céder, morceler à sa fantaisie,—un roi n'est-il pas un mandataire, un fonctionnaire—accepté ou choisi par la nation,—payé par elle?

Il paraît que ce n'est plus comme cela qu'on l'entend;—on dit les d'Orléans renoncent à leurs droits et reconnaissent les droits de Henri V, mais Napoléon IV maintient ses droits.—Nous avons donc été des insurgés, des usurpateurs, des simoniaques (car il s'agit du droit divin), des filous,—tout le temps qu'ils ont dû s'absenter.

Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est que les partisans de ces divers candidats finissent par dire comme cet avocat des Plaideurs:

On force le cellier qui nous sert de refuge.

Ou comme cet avocat contemporain qui, plaidant pour la femme dans un procès en séparation, s'écrie: «Aujourd'hui on nous accuse,—mais hier, j'ai les lettres, on «baisait notre bec rose».

Ils arrivent à dire «nos droits», en voici un exemple curieux que le hasard qui est gai—heureusement—s'est amusé à amener.

C'est dans un journal bonapartiste, le Pays, du 13 septembre;—il attaque avec une mauvaise humeur qui n'exclut pas la verve, au contraire, les prétentions des légitimistes:—«Ils ont, dit-il, les mains pleines de leurs parchemins, de ce qu'ils appellent leurs droits

Et il se moque avec raison de ces prétendus droits, mais le hasard s'est, dis-je, amusé à faire que, précisément sur la même ligne, que ces mots imprimés en italique pour souligner le sarcasme,

Leurs droits,

Dans la colonne à côté, mais précisément faisant suite, si on continue la ligne, on lit:

«Nos droits,» mots qui, cette fois, ne sont pas soulignés;—mots que l'auteur de l'article avait écrit soixante lignes plus haut,—à un ou deux feuillets de distance, mais que le hasard a rapprochés ainsi:

«Il faut que ces royalistes
aient perdu le sens commun
pour s'imaginer que nous «Ils ont les mains pleines
allons fouler aux pieds NOSde leurs parchemins de ce
DROITSqu'ils appellent LEURS DROITS.»
(Première colonne au bas (Deuxième colonne également au bas
de la page.) de la page.)

Peut-être est-ce rendre un service en ce moment à messeigneurs les archevêques et évêques de leur rappeler qu'en écrivant trop souvent dans les journaux, comme ils le font depuis quelque temps, ils compromettent singulièrement leurs chances de béatification et de canonisation. Il existe du pape Benoît XIV, sur les béatifications et canonisations, un ouvrage célèbre et curieux, où il est parfaitement expliqué que c'est un grand obstacle que d'avoir écrit,—pour un candidat à la sainteté:

«On examine jusqu'aux moindres opuscules,—on fait une censure exacte et rigoureuse;—dans le doute, le promoteur de la foi prend le parti le plus rigide:—un système suspect par sa nouveauté,—un écrit sur des questions frivoles,—un sentiment qui choque celui des saints pères et du commun des chrétiens, etc.,—ce sont des taches ineffaçables pour lesquelles on impose un éternel silence à la cause (de béatification ou canonisation) proposée».

Il a été fait quelque bruit du mandement de Mgr Guibert, archevêque de Paris.

Non, jamais monarque n'a été traité, fût-ce par un membre de la Commune,—comme le roi Victor-Emmanuel est traité par Mgr Guibert,—à tel point que, dans une séance de la commission de permanence, un député a interpellé le ministre des affaires étrangères à ce sujet.—M. de Broglie a répondu que les évêques sont libres dans leurs mandements.—M. de Broglie me paraît se tromper singulièrement dans son appréciation:—quand un évêque fait imprimer et publie des écrits, il doit être soumis au droit commun et aux lois qui régissent la presse.—Je ne pense pas qu'on permette à aucun écrivain, à aucun journaliste, de parler d'un roi allié de la France comme Mgr Guibert parle du roi d'Italie.—Mgr Guibert, qui n'est pas forcé d'écrire, et qui semble forcé de montrer de la modération et de la charité, n'a aucun titre pour faire, par la voie de la presse, ce qui serait interdit à un autre.

En outre, ce mandement contient une provocation à la haine et à la guerre,—à peine voilée par la phraséologie tortueuse et alambiquée et édulcorée des écrits de ce genre.

L'envahissement de Rome a été la violation la plus audacieuse des conditions de la vie du monde chrétien. C'est un attentat au premier chef contre la religion et contre la société.

Comment le temps, qui guérit tant de maux, pourrait-il adoucir une douleur chaque jour renouvelée, à mesure que se déroulent une à une, dans toutes les portions de l'univers chrétien, les fatales conséquences de l'attentat consommé au centre de la catholicité? Est-ce quand le gouvernement spirituel est à la merci de puissances ennemies, quand la parole du Souverain Pontife ne peut franchir les murs de sa prison sans rencontrer l'outrage et la contradiction.

Pour les fautes des individus, le châtiment providentiel peut être différé jusqu'à la vie future; mais les nations, dont l'existence est circonscrite dans les limites de ce monde, ne sauraient recueillir dans une prospérité durable le fruit des crimes dont l'histoire les accusera d'avoir été les auteurs ou les complices.

Nous ne pouvons croire que les puissances européennes s'aveuglent obstinément et restent toujours indifférentes devant une situation qui blesse profondément les sentiments et la conscience d'une portion si notable de leurs sujets. Un jour viendra où elles sentiront l'inévitable nécessité de réparer un désordre qu'elles avaient le devoir et la facilité de prévenir.

Comment admettre, en effet, que la paix puisse être conservée parmi les peuples avec un régime qui, remontant violemment le cours des âges, nous ramène au règne brutal de la force, efface d'un trait de longs siècles de civilisation chrétienne, refuse à l'Église sa place dans le concert des sociétés qu'elle a formées, et la met hors la loi au milieu d'un monde qui vit de ses bienfaits? Comment le calme des esprits et la stabilité des institutions pourraient-ils s'allier avec un état de choses qui constitue pour deux cents millions de catholiques, c'est-à-dire pour l'élite de l'humanité civilisée, un grief perpétuel qui a ses racines dans la conscience même?

Quand, entre ceux qui gardent le Pape captif, et ceux qui voudraient tenir captive la parole des évêques, l'alliance devient de plus en plus étroite, est-ce alors que les catholiques pourraient déposer leurs justes ressentiments contre l'invasion sacrilège de Rome?

Ceux qui auront sacrifié l'Église à leur ambition seront sacrifiés à leur tour.

Une terre qui dévorera ceux qui persisteront à l'occuper par la violence et l'injuste.

Le bras de Dieu, qui n'est pas raccourci, saura rassembler les pierres dispersées de l'édifice et le rétablir sur les débris de l'œuvre des hommes.

Alors son Pontife et son Roi, ayant recouvré sa liberté, du haut du balcon de Saint-Pierre, bénira encore la ville et le monde.

Rien au monde ne me choque autant que l'inégalité devant la loi et devant la justice, messieurs les évêques veulent se faire journalistes, malgré l'avertissement que leur a donné le pape Benoît XIV des obstacles que la plume met à leur salut.

Ils doivent subir toutes les chances attachées au métier qu'ils exercent volontairement.—Pourquoi le gouvernement, qui suspend les journaux, ne suspend-il pas les évêques journalistes, quand leurs écrits sont un danger pour la paix? pourquoi le gouvernement se contente-t-il de «regretter» ces écrits?—Au moins, devrait-il mentionner l'intensité et la durée de ces regrets,—comme on dit pour les deuils de cour,—«le gouvernement regrettera pendant huit jours,—pendant quinze jours, le dernier mandement de M. l'archevêque Guibert.»

Les bijoux des femmes: colliers, bracelets, bagues, etc., ont tous la forme d'un anneau; et sont, en réalité, les anneaux d'une chaîne dont le bout est dans la main du diable.

Réunissez toutes les légendes, tous les mystères, toutes les fables de toutes les religions; ajoutez-y les contes de fées;—eh bien, il sera beaucoup moins bête de croire à tout cela, que de croire qu'il n'y a pas de Dieu.

Il se présente en ce moment une circonstance qui doit chagriner M. Thiers, parce que l'accusation dont il est l'objet de la part d'un journal,—aujourd'hui le plus lu de tous,—viendrait gâter et tacher, pour ainsi dire, la plus belle page de sa vie.

On sait que sa maison de la place Saint-Georges a été pillée et démolie par les brigands de la Commune et que l'Assemblée des représentants de la France, par une décision très glorieuse pour M. Thiers, a prononcé que cette maison serait rebâtie aux frais de l'État.—La somme nécessaire pour cette reconstruction a été fixée par des experts à un million cinquante-trois mille francs.

On ne connaît qu'un précédent dans l'histoire, c'est lorsque, l'an de Rome 697, le Sénat romain ordonna que les maisons de Cicéron, pillées et démolies par des communards de ce temps-là, sous la conduite de Clodius, seraient relevées et reconstruites aux frais de la République.

M. Thiers a touché l'argent,—a attendu assez longtemps avant de mettre les ouvriers à la besogne,—cette besogne est aujourd'hui terminée, et bientôt M. Thiers va rentrer chez lui;—non, hélas! pour s'y livrer à «ses chères études», mais pour y recevoir en conciliabule ceux qu'il a combattus toute sa vie.

Dont il a fait fusiller les pères en 1832 et 1834.

Dont il a fait fusiller et déporter les frères en 1871.

Les amis de ceux qui ont démoli cette maison, et dont quelques-uns ont mis la main à la besogne;—ceux qui ont refusé de répudier leur solidarité avec les assassins, les voleurs et les incendiaires de la Commune,—et dont aujourd'hui il est l'allié,—dont il se croit le chef, et qu'il compte jouer plus tard; tandis qu'eux ne voient en lui, comme ils l'ont avoué, qu'un «cheval de renfort» pour gravir jusqu'au sommet du Capitole,—où ils lui préparent le sort que les Sabins firent subir à Tarpéia qui les avait introduits dans la citadelle, et qu'ils écrasèrent sous le poids de leurs boucliers.

Or, le journal dont je parlais tout à l'heure a publié avec de minutieux détails et des chiffres auxquels on ne peut refuser au moins une grande vraisemblance, un article prétendant établir que M. Thiers, à la suite d'agiotages sur l'argent reçu, de trafics de terrains avec les entrepreneurs, de délais qui ont permis au million de produire des intérêts, pourrait, sa maison reconstruite, mettre dans sa poche le million qu'il se trouverait ainsi avoir gagné sur sa maison.

Un ami de M. Thiers a fait, dans un autre journal, une réponse qui a le malheur de ne réfuter que mollement l'attaque et d'avouer même une partie des faits avancés,—à savoir les trafics de terrains.

Nul doute que M. Thiers ne prenne la parole lui-même, et que, continuant l'orateur romain, il ne fasse une réponse triomphante, en pendant au célèbre discours «pour sa maison», pro domo suâ, que prononça Cicéron.

Il est permis de s'étonner d'une chose: M. Thiers, qui a dû concevoir un légitime orgueil de la décision de l'Assemblée nationale, qui le traitait comme le sénat de la république romaine avait traité Cicéron, n'a pas manqué de relire alors dans l'histoire les détails de ce précédent si glorieux pour lui, et, lorsque les députés français suivaient l'exemple des sénateurs romains, d'étudier et de suivre lui-même l'exemple de Cicéron.

L'oubli de ce soin est ce qui amène le chagrin qu'on lui fait aujourd'hui.

Tout le monde semble d'accord sur un point,—c'est que la somme évaluée pour la maison de M. Thiers dépassait la valeur de la construction détruite,—et permettait non pas de la rétablir identiquement telle qu'elle était, mais d'en construire une autre plus grande et plus belle, ce qui est beaucoup moins bien,—car, le mieux eût été de n'y ajouter qu'une plaque de marbre commémorative et du crime et de la réparation.

Voyons donc ce qui se passa au sujet, non pas de la maison, mais des trois maisons de Cicéron détruites par Clodius et les émeutiers.

La destruction des maisons de Cicéron avait été plus complète encore que la destruction de la maison de M. Thiers; ses ennemis «arrachèrent jusqu'aux arbres qu'ils plantèrent dans leurs propres jardins[2]».

Il laissa le sénat et les experts déterminer sans son intervention, et c'est seulement à son ami le plus intime, Atticus, qu'il confia que les sommes allouées étaient mesquines et au-dessous de la valeur réelle des propriétés démolies,—illiberaliter.—Cette estimation fit murmurer non seulement les «honnêtes gens», mais aussi le peuple.—D'où vient cela; dit Cicéron à Atticus?—Cela vient d'une certaine pudeur de ma part,—j'aurais pu, dit-on, refuser la somme comme insuffisante, et demander résolument davantage.

«Les consuls ont traité avec les entrepreneurs,» consules locarunt,—et plus loin: «On reconstruit d'après le marché passé par les consuls,» consulum ex locatione reficiebantur.

Et, à ce moment, Cicéron était fort ruiné et fort dépourvu d'argent;—J'ai épuisé, dit-il, la bourse de mes amis: amicorum benignitas exhausta est.

Ce qui cause mon étonnement dont je parlais tout à l'heure, c'est qu'un lettré comme M. Thiers—après avoir naturellement relu avec un orgueil bien légitime, je le répète, les rapports, les similitudes que les événements et la faveur de ses concitoyens mettaient entre lui et une des plus grandes figures de l'antiquité, n'ait pas cherché et trouvé dans cette lecture les moyens d'augmenter encore la ressemblance des situations;—n'ait pas demandé que les «consuls» les députés fissent eux-mêmes les conventions et les marchés avec les entrepreneurs, se tenant entièrement à l'écart de la question d'argent.

Il aurait évité le reproche que tenteront de lui faire ses ennemis, d'avoir tiré un bénéfice matériel d'une situation à laquelle c'était seulement de la gloire qu'il y avait à demander,—reproche auquel il va sans doute répondre victorieusement, ne pouvant souffrir que l'histoire, au lieu d'une similitude, ait à enregistrer une parodie.

On n'oserait vraiment compter ceux pour lesquels nos désastres ont été un bonheur et qui ne voudraient pour rien au monde que «ça ne fût pas arrivé».—Prenez vous-même, lecteur, le soin d'interroger un à un les hommes aujourd'hui en vue,—moi je n'en ai pas le courage.

M. Thiers n'est jamais descendu du pouvoir, il en a toujours été précipité,—et jamais il n'y est resté longtemps, parce qu'il n'a ni principes, ni convictions. Le pouvoir n'est pas pour lui un moyen d'appliquer telles ou telles idées;—loin de là, le pouvoir est le but, et, au besoin, il sacrifiera ses idées pour y grimper ou s'y maintenir.

Jamais on ne l'a vu, lorsqu'il n'est pas ministre, mettre honnêtement et loyalement ses talents et ses aptitudes, qui sont une puissance, au service du gouvernement et du pays;—il a lui-même appelé la situation en ce cas: «Être sur le pavé.» Il n'a plus de devoirs, il n'a plus de rôle; si ce n'est d'escalader de nouveau le pouvoir par tous les moyens.—Quand il est au pouvoir, dans certaines circonstances, il y rend des services, lorsque ces services peuvent consolider sa situation, mais souvent les périls contre lesquels il nous défend, c'est lui qui les a créés.

A force de pousser le gouvernement de Juillet sur des pentes et au bord du précipice,—jeu qu'il jouait sinon de concert, du moins simultanément avec M. Guizot,—il est venu un jour où il n'a pu l'empêcher d'y tomber.

Sans ses intrigues, en 1848, une république modérée, sous la présidence de Cavaignac, qui avait fait ses preuves et donné de terribles gages, aurait alors été instituée, et nous aurions évité l'Empire et la Commune. Son but aujourd'hui est de rendre la fausse république de MM. Pyat, Naquet, Grousset, Gambetta, Ferrand, Gaillard père, etc., tellement imminente, qu'on ait recours à lui pour la couper en deux, c'est-à-dire pour former d'une partie du centre droit, du centre gauche et des moins compromis de la gauche, un parti, une majorité, qui puisse lutter contre l'extrême gauche;—il n'est nullement certain, le cas échéant, qu'il y réussisse, parce que le parti de MM. Cluseret, Lacour, Gambetta, Pyat se sert de lui, comme il se sert d'eux.

M. Pelletan l'a dit: il n'est pour eux qu'un cheval de renfort.

La politique, le jeu de M. Thiers, c'est le jeu de ce chirurgien qui poignardait le soir dans son quartier des passants, qu'on lui apportait ensuite naturellement à panser chez lui où il s'était hâté de rentrer.

C'est ce que faisaient certains «sauveteurs» qui jetaient des gens à l'eau, puis les en tiraient et réclamaient la récompense.

M. Thiers désigne aux gamins les maisons dont il faut casser les vitres, il leur indique les tas où on peut prendre des pierres, puis ensuite, il passe devant ces mêmes maisons en criant:

«V'là l'vitrrier.»

Mais c'est odieux, disait-on à un homme,—vous avez des querelles avec vos amis,—des procès avec vos parents!—Et avec qui voulez-vous que j'aie des querelles et des procès, répondit-il;—les autres..., je ne les connais pas, ou je n'ai pas d'intérêts à démêler avec eux.

Voici le prince Napoléon Jérôme,—qui est venu apporter au parti bonapartiste une nouvelle cause de division.—Ce parti, de l'aveu d'un de ses membres les plus ardents, compte aujourd'hui trois sous-partis,—les rouhéristes, les jérômistes et les «épileptiques».

Il paraît que la guerre que le fils de Jérôme veut faire à son petit-cousin, ne sera pas difficile, ni bégueule sur le choix des armes et des moyens,—plusieurs journaux ont publié à ce sujet une pièce assez curieuse.

Un des procédés de propagande adoptés concurremment par les légitimistes et les bonapartistes,—a été l'émission de nombreuses photographies;—c'est sur les beautés de leurs candidats, sur le charme de leurs visages qu'ils semblent compter pour leur concilier les cœurs,

Yeux, col, sein, port, teint, taille, en eux tout est charmant,

—cela se comprendrait mieux si le suffrage, dit universel, n'excluait pas la moitié de la nation, c'est-à-dire les femmes, du droit de voter,—et, à vrai dire, je n'ai jamais pu trouver de raison suffisante de cette exclusion.

Le comte de Chambord, Henri V, disent les légitimistes, a un front, a des yeux, a une physionomie, a surtout une voix,—ah! quelle voix!

Le prince impérial, disent les bonapartistes, a la beauté de sa mère, et comme elle «le cou un peu long, portant gracieusement la tête en avant»;—malgré sa jeunesse, on voit déjà qu'il aura la poitrine large, etc.

Ah! il s'agit de portraits,—s'est dit le fils de Jérôme,—eh bien, je suis moi-même un portrait,—je suis le portrait vivant de l'empereur Napoléon Ier; les autres, ni le père, ni le fils, ne lui ressemblent en rien, et il y a pour cela une raison bien naturelle, c'est qu'ils ne sont pas de la famille.

Et là-dessus on montre en petit comité et l'on menace de publier—le fac simile d'un testament de Napoléon Ier qui contiendrait ceci:

«Napoléon Ier prévoyait l'extinction de sa descendance directe. Dans le cas du décès du roi de Rome, il recommandait à ses héritiers «d'écarter du trône la branche du roi Louis de Hollande», sous ce prétexte que le roi Louis avait été l'un des premiers à l'abandonner dans la mauvaise fortune, et peut-être aussi parce que la légèreté bien connue de la reine Hortense n'était guère de nature à garantir l'intégrité de sa race.»

C'est vif.

Ceux qui vivaient et étaient un peu «répandus» vers 1836,—à l'époque de la première tentative de Louis Bonaparte,—et qui avaient vu la révolution de Juillet se faire au cri bizarrement incohérent de «vive Napoléon et la liberté», s'étonnaient qu'une revendication de la succession du trône impérial, revendication qui ne pouvait s'appuyer que sur la «légende napoléonienne» vulgarisée, embellie, ornée, enjolivée par presque tous les écrivains du temps, comme arme de guerre contre «la Restauration», Victor Hugo, Bérenger, M. Thiers, etc., et des journalistes comme Armand Carrel, et à peu près tous libéraux—fût faite par un neveu de l'empereur,—et par ce neveu-là, lorsqu'il y avait à Paris deux fils de Napoléon parfaitement connus,—l'un, dans le monde, et y jouissant d'une légitime considération, le comte Walewski,—et l'autre un peu en dehors du monde, un certain comte Léon, qui, dans un procès intenté à sa mère, femme d'un diplomate allemand, et gagné contre elle, avait fait judiciairement constater son impériale extraction pour revendiquer une somme d'argent que lui avait laissée son père.—Celui-ci présentait une particularité singulière,—c'était une ressemblance des plus frappantes avec Napoléon Ier.

Il était lié avec Nestor Roqueplan, alors rédacteur en chef du Figaro.—Je me souviens qu'un matin, arrivant à la cité Bergère, je le trouvai faisant des armes avec Nestor,—je pris le fleuret à mon tour, nous déjeunâmes ensuite, et passâmes plusieurs heures ensemble.—Nestor s'apercevait de l'attention que je portais au visage du jeune homme, et me dit: «Je vois ton étonnement.»

«Je vais d'abord l'accroître, et je te l'expliquerai ensuite.»

En effet, nous vîmes bientôt entrer Étienne, un coiffeur de la rue Vivienne, auquel le Figaro d'alors avait fait une célébrité.

«Vous allez, lui dit Nestor, couper les cheveux à monsieur, en vous conformant au modèle que voici:»

Et il jeta sur sa toilette une pièce de cinq francs à l'effigie de Napoléon Ier.

L'artiste se mit à la besogne, avec toute l'application possible,—et, l'opération terminée, la ressemblance était si frappante, qu'Étienne, enthousiasmé, s'écria: «vive l'empereur!»

Le comte Léon a depuis borné son ambition à devenir, après des luttes longues et opiniâtres, colonel ou lieutenant-colonel de la garde nationale de Saint-Denis.

Faute des fils de Napoléon,—tous deux alors bien connus à Paris,—il semblait que si la légende devait adopter un des neveux de «l'empereur», c'était celui qui, sans avoir avec lui une ressemblance aussi frappante que celle du comte Léon, possédait cependant cette ressemblance à un degré très remarqué? C'était Napoléon, fils de Jérôme,—il est vrai que le prince avait pris de l'embonpoint encore très jeune,—et la première fois que je le vis, c'était à Saint-Germain, à Monte-Cristo,—chez Alexandre Dumas;—Dumas, en me reconduisant, me dit: «Hein! quelle ressemblance!»

—Oui, lui répondis-je, il ressemble à Napoléon, mais à Napoléon au retour de l'île d'Elbe.

En effet, Napoléon à l'époque qui précéda les «Cent jours»,—avait singulièrement engraissé, ses traits s'étaient «empâtés» et étaient devenus assez différents des traits de l'empereur... de 1804 à 1812, et tout à fait différents de ceux de Bonaparte premier consul.

Ce n'est pas la première fois qu'il court ou que l'on fait courir des bruits peu favorables à la légitimité de la naissance de Louis-Napoléon, légalement fils de Louis, roi de Hollande et d'Hortense Beauharnais.

Il faut dire que des bruits de ce genre,—des bruits au moins de supposition d'enfant, n'ont jamais manqué à aucune naissance d'héritier d'un trône,—né... à propos.

On ne les a pas ménagés à l'occasion du duc de Reichstadt, fils de Napoléon Ier et de Marie-Louise.

On ne s'en est pas privé à propos de la naissance posthume du fils de Caroline de Naples et du duc de Berry, assassiné à l'Opéra par Louvel;—le duc de Bordeaux, depuis comte de Chambord,—on comprend quel appui est venu plus tard donner à la malveillance, et très probablement à la calomnie—l'aventure de sa mère en Vendée et au château de Blaye.

Ces rumeurs, naturellement inventées ou fomentées par les ennemis politiques, sont tellement connues, tellement prévues même, qu'il en est sorti l'usage peu décent de faire accoucher les reines presque en public.

On ne doit donc pas attacher plus d'importance qu'il ne convient à ces «potins politiques». Je n'aurais pas le premier «levé ce lièvre» dont je connaissais cependant «le gîte» et je n'en parle qu'après dix journaux; mais il peut être d'un certain intérêt de voir ce qui a pu donner lieu aux bruits qui ont couru ou que l'on a fait courir sur la naissance de Napoléon III,—bruits auxquels Jérôme, le frère de Napoléon et son fils, ne se privaient pas de faire des allusions très détaillées, lorsqu'ils étaient mécontents du neveu et du cousin auquel cependant ils devaient leur fortune.

Je vais à ce sujet feuilleter des mémoires qui ont été publiés peu de temps après les événements «sur la cour de Louis Napoléon, roi de Hollande».

Outre l'origine des bruits que l'on prête au prince Jérôme l'intention d'exploiter, j'y «cueillerai» quelques détails curieux sur les relations de Napoléon Ier avec ses frères.

L'auteur de ces mémoires, publiés par Ladvocat, dit de lui-même: «L'auteur, par ses fonctions et ses relations sociales, placé sur le théâtre des événements, a vu se dérouler sous ses yeux les scènes qu'il raconte,—il a assisté à la représentation,—il a connu et fréquenté les acteurs qui y figuraient».

C'est en 1802 que Napoléon maria son frère Louis à Hortense-Fanny de Beauharnais, fille de Joséphine,—et «il n'avait, disent les contemporains, consulté ni le cœur, ni le goût de l'un ni de l'autre des deux époux.»—Des bruits même, probablement des calomnies,—avaient couru sur l'affection que Napoléon portait à sa belle-fille;—ce mariage peut être cité entre ceux qui n'ont pas eu même leur «lune de miel».

En 1806,—une députation de la république Batave,—composée du «vice-amiral Verhuell[3], etc.,» vint offrir la couronne de Hollande au prince Louis,—qui ne s'appelait plus déjà Louis Bonaparte, mais Louis Napoléon, le nom de baptême du brillant général, du premier consul, de l'empereur, étant devenu le nom de famille de tous les Bonaparte.—Cette ambassade était plus que probablement l'exécution d'une convention faite déjà par la diplomatie.

Louis partit avec sa femme pour la Hollande.

Les couronnes royales n'ont pas le privilège que les anciens attribuaient aux couronnes de lierre, elles ne préservent pas de l'ivresse,—au contraire.

Louis prit sa royauté au sérieux,—il ne comprit pas que les «couronnes» données par Napoléon à ses frères,—étaient des euphémismes brillants, et que ces rois nommés par lui n'étaient ni plus ni moins que des préfets recevant les ordres des Tuileries.—Le rôle assigné particulièrement à Louis avait un côté assez odieux; l'intention arrêtée déjà de Napoléon était d'incorporer, d'annexer la Hollande à la France, et le «roi» Louis devait opérer la transition.

Appelé à Paris, il s'avisa de dire à son frère:

«La Hollande est lasse d'être le jouet de la France» et, de retour dans «ses États», les trouvant déjà envahis par une armée française, commandée par le duc de Reggio,—il rassembla au pavillon royal de Harlem ses ministres et ses généraux;—il croyait avoir des généraux et des ministres,—et proposa une défense désespérée en commençant par percer les digues et inonder Amsterdam plutôt que de la livrer aux Français, etc.—Cet avis fut repoussé par le conseil.—Le duc de Reggio entra dans la capitale avec l'armée française, et Louis s'en alla à Tœplitz;—son frère, par un décret du 10 juillet 1810, réunit la Hollande à la France, et Amsterdam reçut le titre de «troisième bonne ville de l'empire français»; Paris et Lyon étant les deux premières.

Revenons sur nos pas pour voir ce qui a pu donner lieu au bruit que, dit-on, et il faut n'accepter cet on dit qu'avec réserve, le fils de Jérôme a l'intention d'exploiter.

Dès avant la nomination de Louis au trône de Hollande, en 1806, Hortense et lui vivaient séparés et en très mauvaise intelligence;—cependant elle consentit à venir en Hollande être reine, et elle arriva avec lui dans ses États le 18 juin 1806.

Mais elle ne tarda pas à s'y ennuyer.

Voici comment s'explique à ce sujet l'auteur des mémoires que j'ai sous les yeux: «La reine exerçait un grand charme autour d'elle, mais il existait entre elle et le roi une désunion fâcheuse, et dont l'évidence affligeait leur cour,—ceux qui étaient dans le secret des antécédents, assuraient que cet éloignement de Louis pour sa femme existait même avant l'époque de leur mariage décidé entre Napoléon et Joséphine, sans que Louis ni Hortense eussent été consultés».

A la suite d'un voyage qu'ils firent ensemble à certaines eaux des Pyrénées au mois d'avril 1807, et comme ils passaient par Paris pour retourner en Hollande, la reine resta à Paris.—Donnons encore la parole à l'auteur des mémoires: «Louis fit venir une troupe de comédiens français et donna des bals, mais l'absence de la reine frappait ces assemblées, consacrées au plaisir, d'une langueur, d'une monotonie très apparentes; on se rappelait combien à La Haye sa spirituelle vivacité savait animer les cercles où elle brillait avec tant de charme».

Et, un peu plus loin:

«Louis, en allant souvent au spectacle, s'était, dit-on, doucement habitué à encourager le talent très distingué d'une jeune émule de la célèbre Mars.»

Or, la reine ne revint en Hollande qu'en 1809, elle s'y ennuya encore; «la désunion évidente du roi et de la reine attristait leur cour; elle alla passer quelques jours au château de Loo, et de là, sans que son époux connût ses intentions, elle s'échappa de la Hollande, où le roi, malgré son éloignement pour elle, voulait la retenir

Quelque temps auparavant Louis avait fait un voyage à Paris; mais, dit l'auteur des mémoires, «il descendit chez madame mère; il aurait pu occuper son hôtel, mais la reine l'habitait, et c'était pour le roi une puissante raison de s'en éloigner».

Dans un autre passage il parle de «la santé chancelante du roi de Hollande».

«Depuis longtemps des douleurs rhumatismales lui avaient paralysé la main droite, et il boitait des suites d'une chute de cheval»; et ailleurs: «Le roi était habituellement d'une mauvaise santé, et cette disposition, qui augmentait sans cesse, donnait à son caractère quelque chose de triste et de morose, il éprouvait un malaise presque continuel, etc.»

Louis-Napoléon, Napoléon III, est né à Paris, aux Tuileries, le 20 avril 1808;—or, on rappelait que la reine avait quitté son mari en 1807, après un voyage aux Pyrénées, entrepris au mois de mai 1807,—voyage après lequel les époux ne se revirent qu'en 1809;—la malveillance prétendait qu'ils étaient très probablement séparés au mois d'août 1807, époque de la conception probable de Louis-Napoléon,—parce que, disaient les ennemis, le roi ne pouvait rester plus longtemps hors de ses États, et qu'on ne peut admettre que cette absence de la Hollande se fût prolongée plus de trois mois,—mais ce que la malveillance prétendait, elle ne le prouvait pas; cette absence peut avoir été assez longue, car elle le fut trop pour son peuple,—«ce fut pendant cette absence qu'eut lieu le traité de Tilsitt, où il s'agissait de puissants intérêts pour la Hollande».

Donc la malveillance a beau rapprocher et la mauvaise santé du roi, et son éloignement pour la reine, et leur séparation en 1807, et d'autres circonstances dont il ne me convient pas de parler,—elle ne peut en tirer que des probabilités,—mais point de certitude;—si l'on se rappelle surtout, en l'appliquant aux tendresses conjugales, ce que les musulmans disent à propos de l'adultère. «On peut supposer une femme coupable dès l'instant qu'elle est restée enfermée seule avec un homme le temps de faire cuire un œuf à la coque.»

La séparation du roi et de la reine de Hollande, en 1807, a pu donner lieu à des commentaires, mais ne fournit nullement les conditions d'une preuve,—ce qui s'est passé en Hollande pendant le séjour de Louis et d'Hortense aux Pyrénées, portant au contraire à croire qu'il a pu se prolonger jusqu'au mois d'août, malgré les puissantes raisons qui, d'autre part, devaient le rendre plus court.

Mais ce qui est tout à fait prouvé, c'est l'irritation qu'avait conservée Napoléon contre son frère Louis, et qui ne le montre pas disposé à appeler sa descendance à sa succession.

Il suffit de lire quelques passages de ses lettres à ce frère presque rebelle.

Avant de citer ces passages, j'en extrairai trois phrases intéressantes:

«Il faut qu'une chose soit faite pour qu'on avoue d'y avoir pensé.» (27 mars 1808.)

«Je ne me sépare pas de mes prédécesseurs depuis Clovis jusqu'au concile du salut public, je me tiens solidaire de tout.» (20 décembre 1808.)

«Comment la connaissance de mon caractère, qui est de marcher droit à mon but sans qu'aucune considération puisse m'arrêter, ne vous a-t-elle pas éclairé?» (20 mai 1810.)

17 août 1808.—«Il est inutile de me faire des étalages de principes.»

20 décembre 1808.—«Monsieur mon frère, je réponds à la lettre de Votre Majesté:

»Votre Majesté en montant sur le trône de Hollande a oublié qu'elle était française.

»Votre majesté a imploré ma générosité, fait appel à mes sentiments de frère, et a promis de changer de conduite.—... Votre Majesté est revenue à son système, il est vrai qu'alors j'étais à Vienne, et j'avais une pesante guerre sur les bras.»

»Vos maréchaux sont une caricature.»

20 mai 1810.—«Vous brisez vous-même votre sceptre.

»En vous mettant sur le trône de Hollande, j'avais cru y placer un citoyen français; vous avez suivi une route diamétralement opposée, je me suis vu forcé de vous interdire la France, et de m'emparer d'une partie de votre pays.

»Vous vous montrez mauvais Français.

»Le sort en est jeté, vous êtes incorrigible.

»Vous ne voulez pas régner longtemps.

»Soyez bon Français de cœur, ou votre peuple vous chassera, et vous sortirez de la Hollande l'objet de la risée des Hollandais;—c'est avec de la raison et de la politique que l'on gouverne les États, et non avec une lymphe âcre et viciée.»

23 mai 1810.—«Par vos folies vous ruinez la Hollande, je ne veux pas que vous envoyiez de ministre en Autriche.

»Ne m'écrivez plus de vos phrases ordinaires, voilà trois ans que vous me les répétez, et chaque instant en prouve la fausseté.

»C'est la dernière lettre de ma vie que je vous écris.»

Ce ne sont pas certes là des dispositions fraternelles, ni amicales,—et elles ne durent pas s'améliorer lorsque Louis, s'évadant du trône, se réfugia en Bohême, refusa d'obéir à l'ordre qui lui fut transmis le 12 octobre 1810.

«L'empereur entend que le prince Louis soit rentré en France le 1er décembre prochain, sous peine d'être considéré comme désobéissant au chef de sa famille et traité comme tel», etc.

Ni lorsqu'il publia une protestation contre «l'usurpation» de son frère à l'égard de la Hollande, etc.

«En mon nom, au nom de la nation hollandaise, je déclare la prétendue réunion de la Hollande à la France, mentionnée dans le décret de l'empereur mon frère, en date du 9 juillet passé, comme nulle et de nul effet, illégale, injuste, arbitraire aux yeux de Dieu et des hommes, dont elle blesse tous les droits; se réservant, la nation et le roi, de faire valoir leurs justes droits quand les circonstances le permettront.

«Donné à Tœplitz, en Bohême. Le présent acte écrit et signé de ma main, et scellé du sceau de l'État, ce 1er août 1810.

«Signé: LOUIS-NAPOLÉON.»

Voici, du reste, ce que Napoléon disait de son frère Louis, à Sainte-Hélène:

«Louis a de l'esprit, n'est point méchant; mais avec ces qualités, un homme peut faire bien des sottises, et causer bien du mal.

»L'esprit de Louis est naturellement porté à la bizarrerie.

»Courant après une réputation de sensibilité et de bienfaisance, incapable par lui-même de grandes vues, susceptible tout au plus de détails locaux, Louis ne s'est montré qu'un roi-préfet

Il faut voir comme son frère le traitait quand il essayait d'être autre chose. Les quelques phrases citées ci-dessus n'en peuvent donner qu'une faible idée.

«Louis n'avait pu être bien avec sa femme que très peu de mois. Beaucoup d'exigence de sa part, beaucoup de légèreté de la part d'Hortense: voilà les torts réciproques.

»Toutefois, ils s'aimaient en s'épousant, ils s'étaient voulus l'un et l'autre.»

Là Napoléon dément un des bruits signalés plus haut.

«Ce mariage, au reste, était le résultat des intrigues de Joséphine qui y trouvait son compte.»

«A mon retour de l'île d'Elbe, Louis m'écrivit une longue lettre pour revenir auprès de moi. Croirait-on qu'une de ses conditions était qu'il aurait la liberté de divorcer avec Hortense? Je maltraitai fort le négociateur, pour avoir osé se charger d'une telle absurdité.

»Peut-être trouverait-on une atténuation aux travers d'esprit de Louis, dans le cruel état de sa santé, l'âge où elle s'est dérangée, les circonstances atroces qui l'ont causée, et qui doivent avoir singulièrement influé sur son moral.»

Il faudrait certes que les sentiments et les opinions de Napoléon se fussent singulièrement modifiés dans le peu de temps qui s'écoula jusqu'à la mort, pour qu'il pût faire entrer dans ses prévisions et ses désirs d'avoir pour successeur un fils de Louis et d'Hortense.

Mais, si en groupant les circonstances que je viens de rapporter, il était facile à la malveillance d'en tirer les conséquences dont il est question dans le prétendu testament dont on parle,—néanmoins, faute de preuves évidentes, il faut toujours en revenir à la loi,—is pater est quem nuptiæ demonstrant et à «l'œuf à la coque.»

Je ne veux pas croire à ce projet que l'on prête au prince fils de Jérôme,—et eût-il pensé un moment à «tirer ce pétard», le bon sens, on dit qu'il en a, le ferait hésiter en pensant qu'on lui objecterait, qu'il n'a jamais, du moins publiquement, émis de doutes sur la légitimité de son cousin, tant que ce cousin a été empereur des Français, et lui a donné des titres, des grades et, dit-on, beaucoup d'argent.

Du reste, abandonnant le point qui conteste la paternité de Louis, si on veut appuyer le bruit en question sur les dispositions de Napoléon à l'égard de Louis et d'Hortense, on pourrait répondre par le portrait que fit à Sainte-Hélène le même Napoléon de son plus jeune frère Jérôme, le père du prince Napoléon:

«Jérôme était un prodigue dont les débordements avaient été criants; il les avait poussés jusqu'au hideux du libertinage. Son excuse, peut-être, pouvait se trouver dans son âge et dans ce dont il s'était entouré.»

Cependant, il faut tout dire,—les dernières impressions de Napoléon étaient plus favorables,—et surtout il prenait beaucoup plus au sérieux la mère du prince Napoléon que sa belle-fille la reine Hortense.

«Au retour de l'île d'Elbe, Jérôme semblait avoir beaucoup gagné, et donner de grandes espérances.»

«Jérôme, en mûrissant, eût été propre à gouverner; je découvrais en lui de véritables espérances.»

«Il existait un beau témoignage en sa faveur: c'est l'amour qu'il avait inspiré à sa femme. La conduite de celle-ci, lorsque, après ma chute, son père, ce terrible roi de Wurtemberg si despotique, si dur, a voulu la faire divorcer, est admirable.

«Cette princesse s'est inscrite dès lors, de ses propres mains, dans l'histoire.»

Combien de fois on a dit de moi:—Comme il a eu raison à telle époque!—sans presque jamais dire:—Comme il a raison aujourd'hui!

On regrettera de ne pas l'avoir écouté plus attentivement et de l'avoir laissé parler dans une sorte de désert relatif,—vox clamantis in deserto.

Et on lui rendra alors quelque justice.

Certes, il m'eût été agréable qu'on n'attendît pas ma mort pour me la rendre cette justice,—et qu'on m'en escomptât une partie de mon vivant,—mais tel est le sort; on attend pour donner quelques louanges à un homme que ça ne puisse plus lui faire de plaisir, et que ça ne serve qu'à rabaisser ceux qui lui survivent.

Lorsque je me vois seul,—marcher en sens inverse de l'opinion publique du moment, comme un homme qui remonte le courant d'une foule et dévoue ses côtes aux coudes d'autrui, il m'arrive parfois de douter de moi et de me demander si ce n'est pas moi qui me trompe.

Mais lorsque l'événement vient me donner raison,

Lorsque la bourgeoisie censitaire de 1830 a renversé, sans le faire exprès, le trône de Louis-Philippe,—ou plutôt son propre trône,—comme je l'en avais menacée tant de fois,

Lorsque les ultras et les pseudo-républicains ont fait l'Empire—comme je l'avais prévu,

Lorsque l'Empire est tombé par les causes que j'avais vues et annoncées,

Lorsque la troisième république a été à peu près tuée par ses prétendus enfants,—et précisément comme je le crie depuis deux ans,—je ne puis m'empêcher de dire moi-même:

J'avais raison, je ne m'étais pas trompé, j'avais bien vu.

Je crois bien qu'aujourd'hui encore je vois clair, je vois bien, je vois juste.

Et ce que je vois aussi, c'est qu'on attendra l'événement, et l'événement sera une catastrophe, pour dire encore:—Comme il avait raison hier,—il y a un an,—il y a..... n'essayons pas de voir au delà d'un an.

Il est un mot,—un nom qui a deux sens en français,—c'est le nom de Cassandre.—Cassandre était la fille de Priam, qui avait reçu le don de prophétie, mais qui, ayant refusé de payer ce don au gré du galant Apollon, fut condamnée à n'être jamais crue.

Cassandre, c'est aussi le nom, dans l'ancienne comédie, des pères ganaches, dupés, bafoués,—qui n'écoutent ni les avertissements, ni les conseils, et réservent leur confiance à Pierrot qui les vole, à Arlequin qui caresse leurs filles, à Scapin qui les met dans le sac et leur donne des coups de bâton;—les Cassandres, ceux qui haussent les épaules quand Cassandre leur dit: Défiez-vous de Pierrot, d'Arlequin et de Scapin.

Lorsque le cheval de bois, machina fœta armis, entre dans les murs de la ville par une brèche qu'y font les Troyens eux-mêmes,

Cassandre, dit Énée, ouvre la bouche et nous prédit ce qui allait arriver.

Tunc etiam fatis aperit Cassandra futuris
Ora.....

Mais Apollon avait décidé que les imbéciles Troyens ne la croiraient jamais.

... Dei jussu non unquàm credita Teucris.

J'ai, il est vrai, épars dans le monde, un auditoire d'amis connus et inconnus qui me lisent fidèlement depuis trente ans, dont quelques-uns me crient de loin:—Courage,—vous avez raison,—nous sommes avec vous.

Mais ils sont tous éparpillés, ne forment pas corps,—sont isolés comme moi,—un peu paresseux ou découragés,—et s'occupent peu ou point de multiplier mes lecteurs.

Les moineaux se réunissent sur les toits pour se chamailler, les oies volent en troupe, les hannetons et les chenilles s'amassent en tas;—mais les rossignols vivent et gazouillent solitaires dans les aubépines.

J'ai quelquefois cherché le secret du peu d'influence que j'exerce sur le présent, en même temps qu'une certaine autorité à l'égard du passé.

Voici ce que j'ai trouvé:

Il y a toujours en France une folie épidémique, dominante, régnante;—tout le monde devenant fou à la fois, et de la même folie, personne ne s'aperçoit de la folie commune; lorsque tout le monde va aux Tuileries ou à l'Hôtel de Ville,—que deux ou trois veuillent arrêter cette foule et marchent en sens inverse, on les bouscule, on les fait tourner, ils sont heureux si on ne les foule pas aux pieds; tout le monde crie:

Vive la charte!

Vive la réforme!

A Berlin!

Qui peut entendre une seule voix qui dit: Ne crions pas tant et agissons mieux?

A ces cris tumultueux, d'autres cris ne tarderont pas à succéder,—la foule prendra bientôt une autre direction, mais ce seront des clameurs aussi violentes, aussi furieuses, aussi assourdissantes, des à bas remplaçant des vivats,—une folie contraire, mais une folie égale, une course aussi effrénée, mais dans le sens précisément contraire;—hier, on courait à Charybde; aujourd'hui, on court à Scylla;—toujours on court, et toujours à l'écueil.

L'écrivain, l'homme politique, le philosophe—qui ne partage pas la folie du moment, n'est jamais l'objet de cette popularité enthousiaste, de cet engouement—qui seront à peu de temps de là remplacés par le dénigrement et le mépris, lorsque viendra le moment de s'enthousiasmer, de s'engouer pour la folie contraire.

L'homme qui marche seul, qui ne s'affilie à aucun parti, à aucune coterie, à aucune complicité,—non seulement n'a point d'allié, mais encombre les chemins, ralentit et éclaire la marche, et semble un témoin importun, peut-être moqueur, peut-être dénonciateur.

C'est au moins un gêneur, c'est peut-être un gendarme.

Un publiciste a dit:

«En politique, l'indépendance, la modération, l'impartialité, c'est la condamnation à l'isolement.

»En politique, tous les hommes suspects de bonne foi sont tenus en quarantaine perpétuelle par les coteries.»

Ainsi, voyez ma situation à l'égard du parti soi-disant républicain:—je professe les principes qu'ils arborent,—j'attaque les abus qu'ils feignent d'attaquer,—je dis ce qu'ils braillent,—je demande le progrès qu'ils font semblant d'exiger; mais il s'agit bien des principes, des abus, des progrès!—il s'agit d'une association, d'un complot entre les membres d'une coterie—combattant sous un drapeau de pièces et de morceaux,—la culotte d'arlequin au bout d'un bâton,—pour arriver au partage du butin.

Lorsque la partie est finie, gagnée par les uns, perdue par les autres; lorsque les enjeux sont ramassés, les gagnants n'ont plus peur qu'on dévoile leurs tours, leurs trucs, comme on dit aujourd'hui; les perdants ont pris leur parti, songent à la revanche, et ne sont pas fâchés qu'on leur dise pourquoi et comment ils ont perdu.

Autre point:—Je n'ai ménagé aucune vérité au gouvernement de Louis-Philippe,—mais lorsqu'il est tombé, j'ai écrit: «Je regrette de n'avoir pas été l'ami de cette famille, pour avoir à le rester.»

J'ai harcelé sans relâche Napoléon III, tant qu'il a été debout et puissant;—lorsqu'il a été renversé, j'avais dit tout ce que j'avais à dire, je me suis tu;—alors les couards ont pensé que c'était le moment de se montrer; ils ont sorti le museau de leurs caves, et ils ont crié, braillé, hurlé les invectives, les injures, les grossièretés,—et un jour, comme moi je me taisais—ils m'ont appelé bonapartiste.

Pendant le règne de M. Thiers:—j'ai rappelé son passé, j'ai dit quelles craintes on en pouvait, on en devait concevoir pour l'avenir; quand il a été à terre, j'ai pensé que la besogne était faite; on ne m'a pas, que je sache, encore appelé thiériste, mais je ne lis pas tous les bons petits carrés de papier qui s'impriment; d'ailleurs, en ce moment, on accable de louanges celui qu'on appelait naguère «le sinistre vieillard»;—on essaye d'atteler de nouveau avec des guirlandes de fleurs le cheval de renfort qui a un moment rompu ses harnais.

Le plus souvent on répète quand il n'y a plus de danger ce que j'ai écrit au moment du combat,—ce qui fait que je suis toujours seul; or, comme je ne compte pas changer ni de caractère, ni de manière de voir et d'agir,—il en sera toujours de même jusqu'à la fin, et il faut s'y résigner et attendre.

O Bourgeois,—successeur des rois, et roi toi-même, aujourd'hui que ta destinée est grande et que ton pouvoir est immense, tu as attaqué tous les abus, tous les privilèges, et tu as eu soin de ne pas trop les détériorer;—tu les possèdes aujourd'hui, et, grâce à tes précautions et à tes ménagements, ils sont encore en assez bon état pour exciter l'envie d'une autre classe qui a pour le moment ramassé ton ancienne indignation contre ces mêmes abus, en attendant qu'elle puisse à son tour les conquérir.

O Bourgeois! tu es roi, tu es législateur, tu es militaire, tu es tout ce que tu as daigné être, et cela, sans études accablantes, sans soucis rongeurs, cela à mesure que tu te fatigues d'être ferblantier, ou que tu t'ennuies d'être droguiste, ou que tes facultés, un peu éteintes, semblent à ton fils ou à ton gendre ne plus suffire à ton commerce de bonneterie.

Bourgeois, tu règnes et tu gouvernes; Bourgeois, tu as escompté le royaume du ciel qui t'était promis contre le royaume de la terre;—Bourgeois, tu es grand, tu es fort, tu es nombreux surtout, etc.

C'est la Bourgeoisie qui a renversé l'ancienne royauté et l'ancienne aristocratie,—le peuple n'y a contribué que de quelques coups de fusil tirés et reçus sans savoir pourquoi.

Et cela devait être ainsi.

La haine la plus vivace est celle qui a pour origine l'envie; l'envie est une sorte d'amour lâche et honteux,—l'on n'envie, comme l'on n'aime, que ce qui a un certain degré de possibilité,—le peuple n'enviait pas le faste et les dignités de l'aristocratie, cela était trop loin de lui pour que les yeux en fussent blessés ou éblouis.

La Bourgeoisie s'est fait un roi bourgeois avec un chapeau gris pour couronne et un parapluie pour sceptre;—puis, les talons rouges de la finance, les roués du comptoir s'en sont donné à cœur joie, ils se sont mis à jouer gauchement de leur petit mieux, à parodier les rôles de ceux qu'ils avaient supplantés,—avouant ainsi qu'ils les avaient attaqués non par haine pour les renverser, mais par envie pour prendre leur place.

Ils se sont gorgés de tout, ils ont mis de vieilles armoiries sur leurs voitures et sur leur papier à lettre, ils ont fait rouler leur vaisselle d'argent par les escaliers pour la bossuer et lui donner un air d'argenterie de famille.

Ils se sont emparés de tout, ils sont devenus tout
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Malheureusement pour eux, les bourgeois n'ont pas compris leur situation.—Ils ressemblent à la chatte métamorphosée en femme de la fable, qui, en voyant une souris, se jeta à quatre pattes et la poursuivit sous le lit,—ils ressemblent à ce garçon de café devenu millionnaire, qui, surpris par un bruit de sonnette, ne pouvait s'empêcher de crier: voilà!

Ils s'étaient accoutumés à attaquer la royauté, et aujourd'hui, sans le faire exprès, ils ne peuvent s'empêcher, un peu par air et beaucoup par habitude, de se mêler aux attaques dont la nouvelle royauté est l'objet à son tour.

Ils ne voient pas, les malheureux, que c'est leur royauté à eux, que c'est eux qu'on attaque, que c'est eux qu'on veut détruire.

Louis-Philippe est un roi bourgeois, et le roi des bourgeois: ils devraient se relayer autour de lui pour défendre, de tout ce qu'ils ont de courage et de sang, chacun des poils de sa barbe.

Car, s'ils le laissent renverser, que dis-je? s'ils aident à le renverser, ils sont perdus à jamais, ils expriment leur usurpation et l'orgie à laquelle ils se livrent avec tant de confiance,—leur puissance deviendra un rêve pour eux-mêmes, et leurs enfants refuseront d'y croire.

La royauté se meurt,—la bourgeoisie se tue.

Eh bien, ce que je viens de dire à la bourgeoisie et à propos de la bourgeoisie, c'est en 1841 (octobre), et en 1846 (juillet), que je l'écrivais dans les Guêpes de ce temps-là, où il est facile de le retrouver. Si je reproduis ce fragment, c'est pour prouver à mes lecteurs que j'ai la vue bonne, que je prévoyais ce qui allait arriver, même les «nouvelles couches sociales»,—et par conséquent leur donner confiance en ce que je leur dis aujourd'hui.

Car, aujourd'hui, j'ai la conviction que je ne me trompe pas davantage,—je sais, je vois,—les nouvelles Guêpes ont dit et disent des vérités bien importantes, bien salutaires sur presque tous les points,—et je crains qu'il ne m'arrive encore—après moi sans doute, cette fois, ce qui m'est arrivé toute ma vie.

Et cependant, quand l'Assemblée était encore à Bordeaux, les Guêpes n'ont-elles pas annoncé la Commune, n'ont-elles pas lu dans le passé de M. Thiers le rôle qu'il joue aujourd'hui?

Mais voir d'un peu loin, avoir raison trop tôt, ça ne sert pas beaucoup aux autres, et ça inflige à celui qui a cette infirmité le supplice que subit l'homme qui va du Palais-Royal à la Bourse, en descendant la rue Vivienne, à l'heure où la foule la remonte, de la Bourse au Palais-Royal, pour aller dîner; ses côtes sont vouées aux coudes de ses concitoyens.

La loi électorale d'abord.—C'est le pilotis indispensable pour bâtir dans le marécage où nous barbottons en attendant que nous nous y noyions.

Mais arrêtons-nous un moment encore sur le rapport de M. de Ventavon, et sur la nécessité de mettre un terme à la guerre civile où vit la France depuis trois ans,—guerre, non point encore les armes à la main,—mais où chacun aiguise ou charge les armes.

Il est inutile de faire des enquêtes sur les complots des bonapartistes,—pourquoi cette enquête? Tout le monde sait bien que les bonapartistes conspirent, mais les légitimistes aussi conspirent, mais les pseudo-républicains aussi conspirent,—qui est-ce qui ne conspire pas? Tout le monde conspire,—et à peu près de la même manière.

Chaque parti voudrait que le Maréchal empêchât les autres de conspirer.

Cela me rappelle l'histoire d'un usurier qui va au sermon,—on prêchait précisément contre l'usure;—notre homme est très touché, passe plusieurs fois sa manche sur ses yeux, et, le sermon fini, va féliciter le prédicateur:—«Ah! mon père, que vous avez bien parlé,—quelle joie! quelle éloquence! combien je vous remercie pour ma part!

—Mais, répondit le prédicateur,—voyez comme on est méchant ici et comme il faut se défier des langues! ne m'avait-on pas assuré que vous étiez le plus formidable entre les quatre usuriers qui ruinent cette ville?

—On ne vous a pas trompé, mon père.

—Mais, alors, aurais-je été assez heureux pour vous dégoûter de... ce... métier?

—Pas le moins du monde, mon père, mais j'espère que vous aurez dégoûté mes trois concurrents.»

Est-il donc vrai que ce peuple, autrefois si spirituel, soit devenu assez bête pour qu'il y ait un danger sérieux pour lui dans ces exhibitions de portraits,—dans cette lutte de photographies à laquelle se livrent les légitimistes et les bonapartistes.

Virgile peint les abeilles voltigeant autour des lis et remplissant l'espace de murmures menaçants.

Mais il nous dit que cela se passe sur les rives du Léthé, où les uns et les autres vont boire les longs oublis[4].

Les pseudo-républicains ne distribuent pas de portraits,—ils n'en ont pas besoin,—d'abord, ils ne sont pas jolis, jolis! et d'ailleurs, si la France est privée pour le moment de voir MM. Pyat, Vermesch, etc., tous les jours à la gare Saint-Lazare, on peut contempler MM. Naquet, Gambette, etc., etc.

Je ne me rappelle pas, si j'ai cité déjà un exemple curieux de cette bizarrerie que j'ai trouvée dans l'histoire:—Maximin associa son fils à l'empire et n'en donna pour raison que la beauté du jeune homme.

«J'ai nommé mon fils empereur, écrivit-il au Sénat, pour que le peuple romain et le Sénat puissent dire qu'ils n'ont jamais eu un plus bel empereur[5]

L'annonce et la réclame appliquées au suffrage universel doivent faire rire... les autres peuples.—«Prenez n'importe quoi ou même rien du tout, disait le Bourgeois de Paris, annoncez-le énormément, et vous en vendrez tant que vous voudrez.»

Je m'étonne qu'on n'ait pas encore promis des primes, «une montre à remontoir», par exemple,—aux électeurs qui voteront pour l'un ou pour l'autre des prétendants.

Villemain se plaignait un jour de la haine des partis: «Qu'ils m'attaquent, disait-il, j'ai été, je suis aux affaires;—mais que leur ont fait mes deux pauvres petites filles pour qu'on répande le bruit qu'elles me ressemblent?»

M. de Chambord prétend avoir «étudié l'histoire»; nous savons l'histoire qu'on leur enseigne.

Il est toute une bibliothèque, où chaque volume porte en lettres d'or, sur la couverture, ces mots significatifs:

Expurgé, à l'usage du Dauphin.

Expurgatum, ad usum Delphini.

Il devrait savoir que Louis XIII est l'inventeur du tricolore:

Incarnat, bleu et blanc.

Qu'il s'était emparé des trois couleurs et y tenait beaucoup.

En effet, dans une ordonnance du 25 septembre 1629, on lit:

«Fait très expresses défenses à toutes personnes, de quelques qualités qu'elles soient, de faire porter dorénavant à leurs pages et laquais des habits d'incarnat, bleu et blanc, dont sont vêtus les pages, valets à pied et autres officiers du Roy, et à tous tailleurs d'habits, fripiers, etc., de faire ou vendre des habits de ces couleurs, sous peine d'être déclarés infâmes, de subir la confiscation et une punition corporelle.»

Fort de ce précédent, M. de Chambord ne se fût peut-être pas exposé à «remporter son drapeau blanc».

Un mot de Jules Janin:

On lui envoie un jour une feuille qu'il ne recevait pas d'ordinaire.

—Tiens! pourquoi t'envoie-t-on ce journal? lui demande Th. Burette.

—C'est probablement qu'on m'y «abîme».

Il déchire la bande, et lit.

—Eh bien, dit Burette, que disent-ils?

—Peuh! que je n'ai pas d'esprit... des bêtises!

M. le comte de Chambord,—voulant absolument faire quelque chose de son drapeau blanc, vient d'en faire:

LE LINCEUL DE LA LÉGITIMITÉ et de la royauté du droit divin.

Le 7 septembre 1870,—on était en pleine guerre,—les citoyens membres de la commission départementale provisoire du département de l'Isère,—séant à Grenoble,—n'ont rien de plus pressé que de briser les entraves que la tyrannie avait imposées aux citoyens marchands de vins et cabaretiers et à leur honorable clientèle «buveurs très précieux», orateurs de balcon, hommes politiques de taverne, et «travailleurs» altérés.—Tous les gouvernements qui voulaient vivre et pensaient qu'il fallait montrer au moins un semblant de moralité, avaient placé les cafés, cabarets, tavernes, etc., sous une surveillance spéciale; ces temps-là sont passés,—il n'y a pas assez, il ne saurait y avoir trop de ces endroits où l'on vend le vin frelaté, l'ivresse, la haine, la folie, l'abrutissement, au litre et à la bouteille.

Voici le morceau:

«Par dérogation au régime de la liberté industrielle, l'ouverture et l'exploitation des débits de boissons ont été subordonnées à une autorisation préfectorale par un décret du 29 décembre 1851.

»Ce décret doit aujourd'hui être considéré comme non avenu.

»En conséquence, l'établissement de tout café, cabaret ou autre débit de boissons est placé, dans l'étendue du département de l'Isère, sous le régime du droit commun.

»Grenoble, le 7 septembre 1870.
»La commission départementale provisoire:

»Julhiet, Recoura, Bovier-Lapierre, E. Dupoux, A. Brun.»

L'introduction d'abord, l'invasion ensuite des avocats dans les assemblées publiques a corrompu et avili le langage parlementaire.

Je voudrais affirmer et expliquer ce fait incontestable, selon moi, sans commettre d'injustice envers de grands et réels talents, et sans blesser les quelques amis que j'ai dans cette profession.

Ce n'est pas une attaque que je veux faire, c'est une observation.

Les avocats aiment à s'intituler les «défenseurs de la veuve et de l'orphelin»,—j'ai fait remarquer déjà que la veuve et l'orphelin n'auraient pas besoin d'un avocat qui les défendît, s'il ne se trouvait pas en face un avocat qui les attaquât.

La profession d'avocat amène nécessairement ceci que celui qui l'exerce doit combattre souvent pour une cause qui ne l'intéresse en rien, pour une cause qui n'est peut-être pas la bonne, de telle sorte que s'il eût eu à choisir, il se fût chargé plus volontiers de la cause adverse. Il s'ensuit naturellement que les colères sont feintes et les emportements simulés.

Que c'est une escrime où l'on s'agite beaucoup, où l'on frappe bruyamment la terre avec des sandales retentissantes, où l'on voit briller et s'entrechoquer avec un bruit strident des lames de fer,—mais où les fleurets innocents sont «boutonnés», les poitrines préservées par un plastron et le visage garanti par un masque.

Il serait du plus mauvais goût de se fâcher d'un coup de bouton de plus ou de moins reçu dans l'assaut;—on prendra sa revanche un autre jour, et l'on voit souvent deux avocats en sueur, après s'être escrimés avec ardeur l'un contre l'autre, après avoir échangé les démentis, les imputations, les accusations les plus flétrissantes,—traverser, en se tenant par le bras, la salle des Pas-Perdus et s'en aller déjeuner ensemble à un certain café dont j'ai oublié le nom,—le café d'Aguesseau, je crois,—sur la place du Palais de Justice.

Cette indifférence sur les horions échangés, cette immunité convenue, les avocats représentants les transportent dans les assemblées, et ne remarquent pas toujours assez qu'ils ont souvent pour adversaires dans la discussion des hommes qui n'ont pas les mêmes habitudes, et peuvent se sentir et se déclarer offensés de certaines intempérances, de certains lapsus de langue qui n'ont rien de choquant entre avocats.

Ajoutez que ce ne sont pas le plus souvent les premiers, les plus diserts d'entre les avocats qui abandonnent le Palais pour la Chambre, les maîtres de la parole, les véritables orateurs,—que ce sont le plus souvent ceux qui n'ont pas su se faire une place dans leur profession; des avocats de cour d'assises, quelque chose comme les acteurs de mélodrames, habitués à tenir beaucoup plus de compte de l'action souvent immodérée, de l'emphase, de la boursouflure, des grands gestes, des éclats de voix, des coups de poing sur la barre, etc., que des artifices et des délicatesses du langage, de la science, de la discussion, de la force des arguments, etc.

Certes, s'il n'y avait dans une assemblée qu'un, deux, trois, dix avocats, ils prendraient graduellement le diapason de cette Assemblée, et perdraient l'accent du terroir, comme la plupart des gens du nord et du midi perdent plus ou moins leur accent à Paris, s'ils ont soin de n'y pas vivre entre eux.

Mais comme ils sont beaucoup plus, beaucoup trop nombreux, comme ils parlent plus souvent et plus longtemps que les autres, au lieu de prendre le diapason, ils l'imposent; au lieu de perdre leur accent, ils le donnent aux autres, et on en arrive à cet oubli des convenances, à ces échanges d'injures quelquefois grossières, auxquels il nous est donné d'assister, et qui tiennent plus de «l'engueulement» que de l'éloquence, et conduisent naturellement au pugilat. Ajoutez encore que, par suite de l'habitude du Palais, les avocats, accoutumés à ne pas s'offenser de certaines intempérances, sont tout étonnés quand d'autres s'en offensent, et ne se croient pas obligés de donner des réparations qu'ils ne demanderaient pas.

Or, la corruption et l'avilissement du langage sont les causes ou les effets, mais à coup sûr les signes du relâchement et de l'abaissement des esprits. Les Grecs disaient: «On parle comme on vit.»

Et Sénèque:

«Partout où vous verrez que l'on tiendra et que l'on aimera un langage corrompu, ne doutez pas que les mœurs n'y soient dépravées.»

Ubicunque videris orationem corruptam placere, ibi mores quoque a recto descivisse non erit dubium.

Une autre cause contribue à faire perdre au langage français cette urbanité, cette finesse dans la plaisanterie et l'ironie—qui, lorsqu'elles blessaient, faisaient du moins des blessures honnêtes et propres; on se piquait, on se perçait avec de belles épées de pur acier, aujourd'hui on se sert d'instruments que la justice appelle «contondants», de bâtons, de marteaux, de pierres qui meurtrissent et font «des bleus» comme le coup de poing reçu l'autre jour par Me Gambetta, ou de mauvais couteaux rouillés, ébréchés, etc.

Cette autre cause est dans les journaux. Certes la presse compte un certain nombre d'écrivains distingués, experts dans la science de bien dire, maîtres de leur plume, mais combien, en échange, remplissent les journaux de leur prose, qui n'ont fait aucune étude de l'art d'écrire, qui remplacent les arguments par les injures et la dialectique par la grossièreté? Il en est de même dans les clubs, dans les réunions soi-disant politiques, etc.

D'autre part, on ne lit plus guère que les journaux dont les meilleurs présentent pour le moins des spécimens de négligences qui s'expliquent par la nécessité de l'improvisation: la langue, la belle langue française, s'altère, se corrompt et menace de se perdre.

Le spectacle qu'ont présenté tour à tour, ces jours derniers, et l'Assemblée des représentants de la France, et les gares du chemin de fer, où nous avons vu «l'éloquence de la tribune» dégénérer par une pente douce et naturelle en coups de poing et en coups de canne, n'était pas précisément ce qu'on appelle un joli spectacle, mais ce pourrait, ce devrait être un spectacle édifiant et instructif.

Me Gambetta, soutenant au tribunal qu'il n'a reçu que un coup de poing—quand M. de Sainte-Croix affirme lui avoir donné un soufflet,—rappelle M. de Talleyrand recevant un soufflet de Monbreuil, et s'écriant à l'instant même: «Ah! quel coup de poing!»

Les délicats, s'ils consentaient à se mêler de cette affaire mal commencée et mal conduite, diraient que l'intention de donner un soufflet suffit pour constater l'insulte,—et que,—entre gens bien élevés, parmi lesquels les soufflets donnés et surtout les soufflets reçus sont extrêmement rares, il suffit, dans les cas extrêmes, que l'insulteur—chose peu ordinaire—fasse un geste de la main ou du gant, pour que son adversaire, d'un mot ou d'un autre geste, fasse comprendre qu'il tient le soufflet pour reçu et que l'affaire regarde les témoins.

Quant à la proposition qui paraît ne pas aboutir d'une liste de dix combattants,—elle est renouvelée des Horaces et des Curiaces, du combat des trente, etc., et très près de nous—lors de l'emprisonnement à Blaye de la duchesse de Berry—les chevaliers de la duchesse de Berry envoyèrent une liste au National,—affaire qui fut arrêtée par l'annonce officielle de la grossesse de la duchesse.

M. Clémenceau, demandant raison d'une insulte faite à Me Gambetta,—me rappelle «la Jolie fille de Perth», ce beau roman de Walter Scott que je citais il y a peu de temps.

Il y a encore là un combat de clan contre clan et un terrible combat,—le clan Chattam contre le clan de Quhèle,—trente contre trente.

Le clan Quhèle a pour chef un jeune homme, Eachin, élevé loin des montagnes, de la chasse et des exercices guerriers; son tempérament, plus fort que sa volonté, lui refuse la farouche valeur de ses compagnons et de ses adversaires,—mais son père nourricier, le géant Torquil du Chêne, l'entourant avec ses huit fils qui ne laisseront pas approcher de lui le terrible armurier Henry,—crie à ses fils: «Mourez pour Eachin!»—Puis, à mesure qu'un des gardes du corps est renversé—Torquil s'écrie: «Un autre qui meurt pour Eachin!»

Ils sont tous tués,—et alors Eachin jette ses armes, se précipite dans la rivière et se sauve—peut-être à Saint-Sébastien.

On aime à s'en prendre à ses ennemis de ses calamités, de ses déboires, mais le plus souvent il serait plus juste et plus vrai de se les attribuer à soi-même,—tous les partis, tous les gouvernements périssent par leurs ultras.

A peine rentré en France, derrière les baïonnettes étrangères, Louis XVIII dut en ressortir.

Pourquoi?

Voilà ce que disait un bon Français de ce temps-là:

«Les Bourbons s'en retournent parce que, au lieu de rentrer chez nous, ils ont voulu rentrer chez eux.»

En 1816,—remonté de nouveau sur le trône, Louis XVIII se plaignait de ses amis, et prenait des précautions contre eux. Le comte Decazes, ministre de la police générale, père, je crois, du duc actuel, qui doit être comte de Cazes et Duc de Glusberg, écrivait aux préfets, au nom du Roi, le 12 septembre;—il les engageait à surveiller et à écarter les Belcastel et les Dahirel de ce temps-là: «Les amis insensés qui ébranleraient le trône en voulant le servir autrement que le Roi ne veut l'être; qui, dans leur aveuglement, osent dicter des lois à la sagesse, et prétendent gouverner pour lui,—le Roi ne veut aucune exagération.»

A cette même époque, un préfet recevait l'ordre de «repousser des élections MM. tels et tels, et notamment M. le marquis de Clermont Mont-Saint-Jean, comme trop royalistes».

J'ai sous les yeux une lettre du marquis où il s'en plaint;—on répandait à profusion, et le gouvernement n'était pas étranger à cette propagation, un écrit où on lisait:

Il y a des gens qui voudraient le Roi sans charte, le rétablissement des privilèges détruits et oubliés; l'anéantissement des institutions libérales, qui aspirent à faire reculer l'opinion d'un demi-siècle, à replacer la France sous un ordre de choses dont les éléments n'existent plus.

Cela peut se répéter aujourd'hui, mais avec deux différences, l'une petite, l'autre grande,—la première que, au lieu d'un demi-siècle, il faut dire: presque un siècle;

La seconde, c'est qu'il faut mettre le Roi,—M. de Chambord,—au nombre de ceux qui sont «trop royalistes» et qui n'ébranlent pas le trône par cette seule raison qu'il n'y a pas de trône et qu'ils rendent impossible d'en élever un.

C'est offenser un musulman que de lui demander des nouvelles de ses femmes. Sans aller tout à fait aussi loin dans la réserve à l'égard du beau sexe, il a été longtemps en France considéré comme une règle, dans la bonne compagnie, de ne pas parler d'une honnête femme dans un lieu public; une femme ne se serait pas facilement consolée d'apprendre que son nom avait été lu dans un journal, et si cela était arrivé par hasard, le journaliste aurait dû faire réparation au mari, au frère ou au fils de la femme offensée. Je ne veux pas parler du temps où le «gazetier» eût été «bâtonné» par «la livrée» et n'eût pu obtenir que M. le duc trois étoiles ou le marquis quatre étoiles condescendît à lui donner satisfaction les armes à la main.

C'était alors une forme terrible et écrasante du blâme de dire d'une femme: elle fait parler d'elle; on ne prenait pas la peine d'expliquer si c'était en bien ou en mal, il suffisait qu'on parlât d'elle et qu'elle y eût donné lieu.

Il n'y avait alors aucune chance pour une honnête femme d'être connue du «public».

Tout cela est changé aujourd'hui. Est-ce mieux? J'en doute beaucoup. Les femmes y ont-elles gagné? Je suis convaincu du contraire. A qui la faute? On ne risque guère de se tromper, en attribuant à peu près toujours à un sexe les fautes et les sottises de l'autre. On a cité ce mot d'un chef de la police qui, lorsqu'un crime lui était dénoncé, demandait: où est la femme. En effet, presque toujours, les crimes des hommes sont commis non pas précisément à l'instigation des femmes, mais pour les femmes ou à propos des femmes. Quant à elles, elles ne nous font pas tant d'honneur, elles ne font guères pour nous que des sottises.

Il paraît évident que la vie des cercles, qui laissait les femmes seules à la maison, est ce qui leur a donné l'idée d'en sortir elles-mêmes.

Il y a encore la question des courtisanes. Sous la régence et sous Louis XV, époques qui ne brillaient pas précisément par la sévérité des mœurs, il y avait un certain nombre «d'impures» en renom;—elles étaient richement entretenues, par de grands seigneurs et des financiers que cela ne ruinait pas, du moins pour la plupart—et qui ne prenaient pas sur le train de leur maisons et les dépenses de leurs femmes. Ceux qui payaient ces «impures» étaient loin de les traiter sur le pied de l'égalité, elles faisaient partie de leur domesticité. On disait: la une telle appartient en ce moment au duc de ***—au «traitant» un tel—à l'évêque de ***. Elles ne se piquaient pas, je pense, de fidélité, mais alors être ce qu'on appelle aujourd'hui leur «amant de cœur», et ce qu'on appelait alors leur «greluchon», c'est-à-dire se servir d'elles sans les payer, était réputé assez honteux pour que l'entreteneur en titre ne daignât pas s'en offenser, ou se crût suffisamment vengé par l'humiliation de son rival clandestin;—elles ne trouvaient guère, d'ailleurs, ces «délassements» de leur cœur qu'avec des hommes de leur classe.

On l'a dit avec raison, il y avait dans les mauvaises mœurs et la mauvaise compagnie de ce temps-là, encore quelque chose qui manque aux bonnes mœurs et à la bonne compagnie d'aujourd'hui.

Il est rare aujourd'hui qu'une de ces filles soit entretenue par un seul homme; on a appliqué à leur industrie l'idée qui a présidé à la création des cercles. Un grand nombre de gens, moyennant une rétribution relativement insignifiante, jouissent dans un local commun d'un luxe que presque aucun ne pourrait se procurer chez lui avec sa fortune personnelle.

Grâce à l'association on a sa part des faveurs d'une femme richement vêtue, magnifiquement meublée, ayant des diamants, une maison montée, des chevaux, des voitures, etc., dont chacun ne paye qu'une part minime et jouit entièrement pendant le jour, l'heure ou le quart d'heure que lui rapporte son nombre «d'actions», et il est convenu que ce n'est plus ni honteux ni répugnant.

Le bon marché relatif apporté par la «coopération» à l'amour vénal a dû multiplier singulièrement le nombre de ces filles, et en augmentant, dans une proportion encore plus forte, le nombre des gens qui vivent avec elles, leur faire une large place dans la société. Un élément nouveau est venu modifier encore leur situation. Certains journalistes, m'assure-t-on, un très petit nombre, je veux absolument le croire, tiennent à honneur d'être actionnaires, sans débourser; d'être «aimés pour eux-mêmes», de souper chez elles et avec elles aux dépens des actionnaires payants,—ou, du moins, ils les payent, eux, en renommée et en gloire. Ils mentionnent leur présence aux premières représentations, aux courses, etc., ils vantent leur beauté, décrivent leurs toilettes,—les «annoncent», leur font des «réclames» et achalandent leurs boutiques dans lesquelles ils ont un certain intérêt.

Aussi, aujourd'hui, tout le monde les connaît,—les «honnêtes femmes» les regardent, les examinent, en parlent, blâment ou louent leur parure,—s'informent de leur couturière, de leur marchande de modes, et s'efforcent de les imiter, c'est-à-dire d'accepter une lutte où elles sont nécessairement vaincues, irritées, humiliées, car la plus honnête femme du monde ne peut guère ruiner qu'un mari et un amant, tandis que ces «impures» lèvent des impositions et perçoivent des tributs et des droits sur le public tout entier.

La foule, le vulgaire confond facilement la célébrité, la «famosité»—avec la renommée, avec la gloire. Les femmes du monde ont senti de l'humiliation de la notoriété donnée aux courtisanes. Eh quoi! on fait savoir à l'univers que cette fille est jolie, bien faite,—qu'elle a les yeux noirs, les cheveux rouges,—qu'elle est habillée de telle ou telle façon,—qu'elle assistait à la première représentation de telle pièce de Dumas ou de Feuillet. Mais j'y étais aussi à cette représentation, et il me semble que je suis au moins aussi jolie qu'elle—et j'avais une robe charmante et une coiffure délicieuse,—et tous les regards auraient été pour elle:—j'aurais été là comme si je n'y avais pas été! on n'aurait pas daigné me remarquer, m'apercevoir!

Du moins, c'est ce que doivent penser les lecteurs des journaux dans toute la France et dans le monde entier.

De là, le désir ardent qui s'empare d'un certain nombre de femmes du monde; elles veulent qu'on parle d'elles, elles veulent lire aussi leurs noms dans les journaux,—elles veulent que les lecteurs de ces feuilles sachent qu'elles aussi sont jolies et bien mises. Quelques-unes donnent des fêtes, des soirées, des bals, des raouts, instituent des loteries de bienfaisance, où elles ont soin d'avoir quelques journalistes pour lesquels elles font des frais particuliers,—et, le lendemain, elles brisent fiévreusement la bande du journal et cherchent leur nom.

Leur nom... imprimé.

Quelques-unes, les «timides», disent encore: C'est ennuyeux les journaux, on ne peut plus faire un pas sans y lire son nom,—mais que le journaliste ne les ait pas nommées, décrites, détaillées, il pourra attendre en vain une nouvelle invitation.

Les moyens de «paraître» sont nécessairement variés;—un des moyens les plus ambitionnés est d'écrire;—on intrigue pour glisser un article dans une revue, le plus souvent sous un pseudonyme, non par pudeur, mais par coquetterie, par raffinement; c'est un voile de plus à laisser lever, et on le laisse lever par tout le monde, un voile qu'on dérange soi-même si on ne réussit pas à trouver des audacieux, des «insolents».

Telle autre a adopté «la partie» des bons mots,—des mots hardis, des mots risqués.

Telle autre se contente de ne porter que les modes d'après-demain.

On veut être vue, on veut être imprimée,—on se montre partout,—et s'il se passe un mois pour les unes, une semaine pour les autres sans qu'elles aient vu leur nom imprimé, elles s'évertuent à chercher par quelle nouvelle audace, par quelle nouvelle extravagance elles peuvent réveiller la publicité paresseuse, indifférente, fatiguée, blasée ou endormie.

La pudeur des femmes ne consiste pas seulement dans les vêtements; leur vie aussi a sa pudeur et doit avoir ses voiles comme leur corps. Si la beauté de la femme est l'ornement de la maison, sa vertu, sa chasteté, sa réserve sont des roses qui l'embaument et la parfument. La femme qui vit dehors rentre à l'état de rose sur laquelle on a marché;—heureuse si elle n'a fait que perdre son parfum, et si elle ne rapporte pas des odeurs suspectes.

Une lectrice m'interrompt:—«Mais, monsieur, la vie que vous voulez nous imposer serait parfaitement ennuyeuse. Pourquoi cette monstrueuse inégalité entre nous et messieurs les hommes?

—Je ne veux rien vous imposer, chère dame, et si j'ai l'air de vous enlever ce que vous appelez l'égalité, c'est pour vous assurer au contraire l'égalité véritable, ou plutôt la supériorité, la royauté élective et renouvelée tous les jours dans la maison dont vous êtes la souveraine.»

De même, celles d'entre vous qui, en se décolletant et en offrant au regard de trop forts échantillons de leurs charmes, se trompent si elles croient faire naître ainsi l'amour;—elles ne peuvent qu'exciter des fantaisies lascives, des désirs violents peut-être, mais passagers, peu faits pour flatter un orgueil honnête. Elles me rappellent ce prédicateur, qui disait à propos de l'amour: «Encore, si ça durait un siècle ces voluptés profanes; si ça durait un an, si ça durait un jour, si ça durait une heure, on comprendrait peut-être qu'on les payât de son salut éternel,—mais non... zag-zag-zag-zag... et... damné.»

Soyez certaine, chère dame, que l'on n'a envie d'entrer que dans les maisons fermées,—la femme, non seulement la plus honnête, mais aussi la plus heureuse, est celle dont on ne parle pas,—comme on a dit: Heureuse la nation qui n'aurait pas d'histoire.

Il est un autre point auquel ne paraissent pas songer les femmes qui veulent à tout prix faire parler d'elles,—c'est que, grâce à la soudaineté de leurs impressions, grâce à l'irresponsabilité de leurs actes, il n'y aurait pas moyen de les admettre dans la société, si la loi et les usages ne leur donnaient un éditeur responsable à qui l'on puisse demander satisfaction de certains excès de langue et de certains procédés violents, le mari, le père, le frère,—au besoin même l'amant, celui-ci avec certains détours et certaines précautions.

La responsabilité qu'elles leur font encourir devrait, ce me semble, suffire pour les faire réfléchir à l'occasion.

Madame la princesse de Metternich avait, sous l'empire, fini par appartenir à la publicité;—les journaux décrivaient régulièrement ses toilettes et publiaient ses «mots»;—elle s'amusait de ce bruit, de ce froufrou de ses jupes et de sa langue, et l'encourageait. Si bien que je ne crois pas aujourd'hui sortir des convenances en parlant d'elle, moi, si réservé d'ordinaire sur le chapitre des femmes, qui ne parle jamais dans les Guêpes ni des femmes honnêtes, par respect pour elles, ni des autres par respect pour moi.

Eh bien! grâce à cette habitude de parler haut, de parler à la cantonade, d'être toujours en représentations, madame de Metternich vient d'amener entre son mari et le comte de Montebello, un duel qui, par hasard, n'a pas eu de conséquences funestes.

Autre exemple: Il est de ce temps-ci une autre personne qui a provoqué, obtenu, escaladé la notoriété avec plus d'ardeur et de préméditation, et par des moyens plus violents, c'est madame Ratazzi,—madame de Solms,—qui s'appelait avant son second mariage, la princesse de Solms. Elle a, à propos d'une de ses publications, failli, dans le temps, faire battre son frère et son premier mari avec quelqu'un que je ne nommerai pas,—et un roman, publié par elle dans les dernières années de l'empire, a attiré à son second mari Ratazzi vingt provocations auxquelles il a cru pouvoir ne pas répondre,—sans quoi ce serait probablement d'un coup de pistolet ou d'un coup d'épée qu'il serait mort.

M. de Mahy,—député, membre de la commission de permanence,—se plaint amèrement de la suppression des «chambrées» de Toulouse.—«C'est, dit-il, dans une lettre publiée par les journaux, une tendance désastreuse.»

Nous allons un peu parler des chambrées.—Nous commencerons par produire en partie une circulaire du préfet de Vaucluse; cette circulaire traite la question avec un grand bon sens.

Nous ferons à son sujet deux ou trois observations;—puis, nous donnerons la parole à mon gendre, à mon fils Léon Bouyer, qui est Provençal, qui en est heureux et fier, qui aime son pays, et qui constate avec chagrin l'extension que prend dans les campagnes la tache d'huile, la tache de moisissure, le chancre des dangereuses théories, ou mieux, billevesées démagogiques.—Je le prie de nous expliquer ce que c'est en effet que «les chambrées».

M. le préfet de Vaucluse se trompe lorsqu'il dit: «Les chambrées sont inconnues dans le reste de la France».

M. Mercier, il y a un mois encore, préfet du Var, destitué à la suite, je crois, d'un différend avec le préfet maritime de Toulon, en avait fait fermer déjà une certaine quantité.

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