Bourdonnements
Le préfet de Vaucluse à MM. les sous-préfets
et maires du département.
»Messieurs,
«Le grand nombre de chambrées existant exceptionnellement sur certains points de ce département, et en particulier dans l'arrondissement d'Apt, a attiré mon attention, comme celle de la plupart de mes prédécesseurs, dont les préoccupations à ce sujet ont laissé des traces écrites que j'ai utilement consultées.
»Depuis quinze mois que j'administre ce pays, je me suis livré à une étude attentive et assidue de cette question, et il est résulté de l'expérience acquise et de tous les renseignements recueillis, que les chambrées exercent, en général, une fâcheuse influence dans le milieu où elles sont établies.
»Il est des communes où la majeure partie de la population valide est enrôlée dans les chambrées. Il arrive alors que le foyer est déserté, que les femmes et les enfants sont délaissés, et que la vie de famille est profondément atteinte.
»On joue fréquemment dans les chambrées. On y perd son argent, son temps, et souvent aussi sa liberté et son indépendance. La chambrée est habituellement un foyer politique d'autant plus dangereux que la contradiction n'y existe pas, que l'on s'y exalte dans une même opinion, que quelques hommes influents y dominent, et qu'il est rare que l'unique journal qu'on y lit, quand on en reçoit un, ne soit pas une feuille d'opposition contre les principes de l'ordre social.
»On peut donc dire avec certitude que, presque partout, la condition sous laquelle ces sortes d'associations ont été autorisées,—l'interdiction des discussions politiques,—est perpétuellement enfreinte.
»Cela est si vrai que, dans beaucoup de chambrées, s'étalaient, il y a moins d'une année, des emblèmes séditieux dont j'ai dû prescrire l'enlèvement.
»Je suis informé que, sauf de rares exceptions, les chambrées continuent à être en quelque sorte des clubs en permanence, d'autant plus à craindre que l'accès en est fermé à l'autorité.
»Dans ces circonstances, ayant la volonté et le devoir de servir les intérêts moraux de ce département, j'ai décidé que les chambrées précédemment autorisées ou tolérées seraient fermées. Les arrêtés de dissolution ont été ou seront adressés à MM. les maires.
»En agissant ainsi, j'ai la conscience de rendre service à ce pays, de le restituer aux saines et moralisatrices influences de la famille, à la pratique des devoirs du foyer, et de l'affranchir de la tutelle de quelques personnes, d'autant plus écoutées qu'elles s'adressent à des hommes que le défaut de culture intellectuelle livre sans défense aux excitations et aux sophismes de l'erreur.
»Les chambrées, inconnues dans le reste de la France, constituent une exception dans ce département. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
»Les cafés et les cabarets ne manquent pas dans les communes, et ceux pour qui la chambrée cessera d'exister pourront s'y réunir avec leurs concitoyens, traiter leurs affaires et s'y distraire honnêtement et au grand jour, sous la surveillance de l'autorité.
»Là, du moins, sur ce terrain accessible à tous, la fusion des opinions peut se faire et produire l'apaisement, dont nous avons plus que jamais besoin dans nos malheurs.»
Ma première remarque, sur la circulaire de M. le préfet de Vaucluse, est que ce qu'il dit avec raison contre les chambrées, s'applique parfaitement aux cercles; j'en ai déjà parlé, j'y reviendrai.
La seconde, c'est que les cafés et les cabarets, moins dangereux, selon lui, sous le rapport politique, ne le sont pas moins sous le rapport des mœurs et de la dissolution de la famille.
Je dis selon lui; car le café et le cabaret ne consistent pas seulement dans la partie vitrée, toute grande ouverte au public;—il n'est guère de cabaret ou de café qui n'ait une salle séparée, ne donnant pas sur la rue ou sur la place où est la façade du cabaret ou du café, mais ayant une entrée particulière par une autre rue, et située, soit derrière le cabaret ou café, soit au-dessus.
Cette salle, réservée aux bons clients, aux habitués respectables, n'accepte pas les prescriptions de la police concernant ce genre d'établissement;—elle s'ouvre ou continue à rester ouverte après l'heure réglementaire de la fermeture des cabarets et cafés;—on y joue, on y joue relativement gros jeu,—on y discourt, et on s'y livre à de petites menées politiques.
Les cabarets et les cafés sont la ruine et la perte des ouvriers et des paysans,—ils sont, comme les chambrées, la destruction de la famille, il n'y a plus de patrie.
J'ai dit comment,—sans illégalité, sans arbitraire, on pourrait en trois mois faire fermer spontanément les deux tiers des cabarets et des cafés.
Il suffirait d'exercer une surveillance inflexible,—sur la qualité et la quantité de leurs marchandises:
1o Exiger que toute denrée livrée au consommateur ne lui fût présentée que sous son véritable nom et sa provenance réelle;
2o Punir sévèrement toute altération, toute sophistication, tout mélange.
Ici une parenthèse pour citer un exemple:
La fausse bière,—la bière artificielle et malsaine—se vend aujourd'hui au verre, au bock, je crois, aussi cher qu'on vendait autrefois la bouteille de la bière faite d'orge et de houblon,—deux éléments qui n'entrent plus dans la fabrication de la plupart des bières que pour une part plus ou moins minime, et qui souvent en sont complètement absents.
3o Puis de supprimer le crédit, en ne reconnaissant plus légalement les dettes de cabaret et de café;
4o En affranchissant et en dégrevant d'impôts le vin que l'ouvrier achète et emporte chez lui pour les besoins de sa famille,—en reportant ces impôts sur celui qui se boit au cabaret,—jusqu'au jour où on en viendra au seul impôt loyal et équitable,—l'impôt unique sur le revenu.
Il est incontestable que ces quatre articles non pas seulement édictés, mais mis en pratique,—amèneraient en trois mois la fermeture volontaire des deux tiers de ces établissements si désastreux.
Il y a quelque temps, j'en parlai à un fonctionnaire public d'ordre supérieur, qui vint me voir en passant;—je lui demandai s'il avait quelque objection à faire à ma proposition, et s'il doutait de son efficacité;—il me répondit qu'il n'avait aucune objection, et qu'il était aussi convaincu que moi du résultat.
—Eh bien!
—Eh bien, par les impôts indirects, l'État est l'associé né des cafés, cabarets, etc., et partage leurs bénéfices,—et on n'en ferme quelques-uns de temps en temps,—que lorsqu'on y est contraint par un scandale.
—Mais c'est une immoralité, c'est un crime,—ces établissements si multipliés aujourd'hui détruisent l'estomac et le cerveau...
—Que voulez-vous?
Il en est de même des journaux, surtout des journaux soi-disant républicains, qui se sont donné, qui se donneront bien de garde de reproduire ce que j'ai écrit à ce sujet;—les cafés, les cabarets comptent pour beaucoup sur leurs listes d'abonnés, et les clients de ces établissements forment la majorité de leurs lecteurs; ceux-là surtout qui s'intitulent «indépendants», et portent le plus le chapeau sur l'oreille en parlant aux rois et aux ministres... patients, sont dans la dépendance la plus absolue de ces débitants.
Il serait temps que l'on prît un parti,—les ouvriers sont aujourd'hui bien et dûment empoisonnés,—je parle de ceux qui s'intitulent «travailleurs» et ont pour «signe particulier» qu'ils ne travaillent pas.
On veut passer, on passe aujourd'hui à ceux qu'il y a trois ans on appelait si dédaigneusement «les ruraux».
A ceux dont le bon sens plus robuste, les appétits moins surexcités, semblaient devoir résister plus énergiquement.
Voici comment se crée la chambrée: Quelques jeunes paysans s'assemblent, jaloux de faire les hommes, en exerçant leur droit de réunion. Dans le peuple, être membre d'une chambrée, c'est revêtir une sorte de robe virile; on dit: «En telle année je faisais ou ne faisais pas encore partie de la chambrée.» A ce noyau, se joignent quelques membres dissidents d'une autre société, et on choisit le nom que portera désormais l'association. Quelquefois on la met sous le vocable d'un saint considérable du pays: Saint Hermentaire ou saint Auxile; sous le règne d'un préfet à poigne, on choisit habilement un nom qui puisse rendre l'administration clémente et l'autorisation facile. On s'appelle alors: Les amis de l'ordre, ou Les enfants de la paix. Mais un beau titre pour une chambrée, un de ces titres qui excitent l'envie et l'admiration des sociétés rivales, c'est celui que personne ne comprend: Les amis du progrès, c'est bien; La philanthrope, encore mieux; Les droits de l'homme, voilà ce qui peut s'appeler un nom!
La chambrée, ou pour parler comme les gens de Provence, la Chambre, que l'on appelle aussi la Société, est baptisée; la préfecture a donné l'autorisation, on a loué dans la vieille ville une chambre et une cuisine, il ne reste plus qu'à acheter le mobilier commun: quelques tables grossières, quelques brocs, verres et poêlons, et quatre de ces antiques lampes provençales, des vioro, composées d'un pied de fer ou en terre surmonté d'une boule de verre pleine d'huile, dans laquelle trempe une mèche fumeuse; puis, au jour de l'inauguration, chaque membre arrive, portant sur sa tête une chaise qui reste sa propriété individuelle. Quant au service, il est fait à tour de rôle par chacun des associés qui prend alors le nom de semainier.
Au début, la Chambre n'était qu'un lieu de réunion où les cultivateurs venaient, après une journée bien remplie, attendre l'heure du coucher et vidaient un verre de vin en causant de l'apparence des récoltes et du prix des denrées. Puis, l'hiver, pendant les derniers jours (les jours gras, les derniers jours... de carnaval), la partie jeune de l'Assemblée se cotisait, louait un tambourin. On amenait le soir les sœurs et les filles, et tout ce monde dansait gaiement; les couples carégnaient (c'est le flirter des Anglais), et bien des contre danses se terminaient par un mariage après la récolte des olives.
C'était l'âge d'or de la chambrée; mais un jour, une des fortes têtes de la réunion, un jeune, qui avait uno grosso litturo (une grosse lecture, beaucoup d'instruction), apporta un journal et lut à haute voix un article dans lequel il était dit: «Que l'avenir appartenait aux travailleurs, que le peuple qui cultivait la terre avait le droit de la posséder et qu'il fallait déclarer une guerre à mort à l'infâme capital.»
Les vieux comprenaient de temps en temps, et hochaient la tête sans rien dire, les jeunes couvraient d'un murmure flatteur la voix du lecteur.
Celui-ci, fier de son succès de lettré, recommença les jours suivants. Peu à peu, il eut des envieux et des imitateurs; tous ceux qui avaient fréquenté pendant six mois l'école des frères, et qui déchiffraient la lettre moulée, se mirent à lire et à commenter les plus mauvais journaux, et l'un d'eux amena un soir le fameux M. Raynaud, dit mangegalline, épicier failli et l'un des chefs du parti rouge.
M. Raynaud vint débagouler, en provençal, tous les lieux communs, toutes les rengaines qui traînent sur les tables d'estaminet. Il avait l'éloquence facile du fainéant qui a beaucoup bavardé et la mémoire ornée d'articles de journaux, et quand il s'était embarqué trop légèrement dans une phrase dont il ne pouvait sortir, il la finissait brillamment en français. L'auditoire ne comprenait plus et se regardait émerveillé en murmurant: «Aquéou charro ben», «Celui-là parle bien.» L'orateur emporta tous les suffrages en dépeignant le propriétaire, le maître, avec une ironie charmante, en plaignant le paysan de son dur travail et en appelant les sociétaires: «frères», ce qui lui gagna tout particulièrement le cœur de Basset, dit Pati (cloaque), cureur de puits de son état.
Il revint plusieurs fois, M. Raynaud; il affilia la société à l'Alliance républicaine ou à toute autre forme de la Sociale, et pour séduire ces pauvres gens qui ne savaient pas lire, il surexcita tous les besoins de luxe, tous les instincts mauvais. Et quoi qu'ils en disent dans leurs journaux, quelles bourdes les émissaires du parti républicain répandent dans le peuple! quelles grosses sottises ils lui font avaler!—Ainsi, il est parfaitement sûr que le paysan croit que si la vraie république, la sainte, venait, son bourgeois irait piocher la vigne, pendant que lui, Gros-Pierre, magnifiquement couvert d'une redingote marron, le regarderait suer au soleil, tout en buvant de la limonade gazeuse sous un olivier.
Ce levain de haine contre celui qui possède se traduit dans les chambrées d'une façon originale et naïve. Dans le langage plaisant, on affecte de parler du propriétaire comme s'il était le fermier et du fermier comme s'il était le maître.
—«Dis donc, Nique? (Dominique), ton fermier s'est marié.
—Eh! oui, Zozelé.
—Sais-tu qu'il a pris une poulido fumello (une jolie femme).»
Et la conversation continue souvent d'une façon obscène.
Car le jeune paysan est devenu débauché; au lieu de faire la cour à sa promise, sous le grand ormeau du marché, aux veillées du soir, il court à la chambrée se gaver d'échaudés et de foie de porc à la poêle, mets qu'il croit luxueux, et s'en va chercher, pour finir sa nuit, des amours au rabais.
—«Que voulez-vous,—disait l'un d'eux un jour,—nous faisons les riches autant que nos moyens nous le permettent.»
Aussi, la chambrée qui, au début, ne s'ouvrait que le soir, est tout le jour occupée par quelques oisifs. Dans nos villes du midi, les travailladous, les travailleurs de terre, habitent en grand nombre dans ce qu'on appelle partout la vieille ville. Tous les matins, ils partent pour aller aux environs cultiver le morceau de bien qui leur appartient en propre ou qu'ils tiennent à moitié du petit bourgeois; d'autres, exploitant des terrains plus importants et plus éloignés, restent dans les fermes. Qu'un nuage passe sur le soleil et laisse tomber quelques gouttes de pluie, le paysan quitte sa charrue et rentre à la maison.
—«Eh bien, tu ne fais rien, dit la femme?
—Tè! tu veux que je travaille par un temps pareil? A quoi bon se laver la peau pour les maîtres.
—Mais c'est bien pour toi aussi.
—Va bien. On sait ce qu'on sait; si le bien nous appartenait... M. Raynaud nous parlait l'autre jour...
—Qu'est-ce qu'il disait encore ce ruiné?
—Il disait que la terre... que c'est nous... que, enfin, il faut nommer Gambetta, et que tout ça changerait.
—Ton bavard de M. Raynaud, je voudrais que le diable...»
La ménagère bougonne, le mari siffle un air, va se changer et part pour la chambrée, brandissant fièrement le parapluie de cotonnade rouge, signe du ménage cossu. Au bout d'un quart d'heure la pluie cesse, le soleil reparaît. «Heu! dit notre homme, à présent que je me suis détourné (dérangé du travail), autant vaut que j'aille voir les amis.»
Il arrive à la société, trouve nombreuse compagnie, parle, fume, boit, mange du foie grillé, joue sa quote-part contre celle du voisin, perd, continue à jouer et rentre chez lui à une heure avancée, un peu gris et ayant perdu quinze ou vingt francs de mangeaille et de boisson.
Le lendemain, il se lève brisé, ayant comme on dit dans le peuple «mal aux cheveux et froid aux yeux» il ne met pas de cœur à la besogne, maudit le bourgeois, et se promet de voter pour MM. Cotte et Gambetta qui doivent le mener par la république dans ce pays de cocagne où on boit toujours du bleu sans être saoul, où on mange du foie de porc à la poêle toute la journée.
Et essayez de démontrer au paysan qu'on le trompe, qu'on le bafoue, qu'il ne doit pas, dans son intérêt même, voter pour MM. tels et tels qu'il ne connaît pas.
Il vous répondra:
—«Voui, voui, mais si je ne vote pas pour lui, les autres diront que j'ai peur, que je trahis, et je ne pourrai plus paraître.»
Et un monsieur Ferouillat se trouve député.
L. B.
Voilà le mal,—mais quel est le remède?
Car, fermer les chambrées ne suffit pas,—à l'habitant des champs comme à l'habitant des villes—il faut des distractions, des plaisirs.
Eh bien, il suffit de se rappeler,—et de substituer des plaisirs amusants, à des plaisirs ennuyeux.
Il faut remettre en honneur et à la mode les jeux d'adresse et d'exercice,—la paume, le ballon,—les boules,—la course,—le saut,—la natation, etc.—Il faut exciter l'émulation par des prix capables d'être désirés, des prix distribués dans des fêtes périodiques, auxquelles on donnerait un éclat joyeux,—la fête des semailles, la fête de la moisson,—la fête des vendanges,—et bien d'autres.
Surtout dans ces pays envahis aujourd'hui par la politique,—dans ces pays que la Providence avait voulu rendre heureux entre tous, en donnant à la terre une parure plus variée et plus parfumée, et aux habitants des besoins peu nombreux et faciles à satisfaire.
Où c'est un état de cueillir des roses,—et des fleurs d'orangers.
Dans ces pays qui font penser à ce que les Maures disaient de Grenade,—que «le Paradis est placé précisément dans la partie du ciel qui est au-dessus de Grenade».
Dans ces pays où le mauvais temps est si rare, qu'on le demande... «histoire de changer».
Et les festins,—les romérages,—la danse au son de la musette et du tambourin;—ces fêtes où les femmes et les filles, aujourd'hui laissées injustement et tristement à la maison, ont leur part,—et dont elles font l'ornement, le charme, la politesse... et même la police;—car vos bêtes de cafés, de cabarets, de chambrées, excluent les femmes de vos divertissements, les femmes dont la présence et la société vous civiliseraient et vous dégrossiraient;—tandis que vos réunions d'hommes, vos clubs, vos chambrées, vous font retomber en sauvagerie.
C'est devant les femmes que les jeunes gens disputeraient les prix des jeux d'adresse et d'exercice,—et leur présence doublerait la valeur des prix.
Il faudrait aussi que les curés fissent leur part dans cette régénération,—non pas comme on essaye de le faire aujourd'hui en exhumant de vieilles superstitions,—en s'occupant de dogmes obscurs et de miracles trop clairs,—qui écartent beaucoup de gens des cérémonies de l'Église.
En se bornant à la morale,—dans laquelle il ne peut y avoir ni sectes, ni hérésies, en cessant de prêcher contre la danse,—qui, après tout, vaut mieux que le cabaret, le café, les chambrées et la politique.
Il faudrait que, échappant à l'influence des avocats et autres commis voyageurs en politique, chaque ville, chaque village, n'eût à nommer, en fait d'élections, qu'un habitant de la ville ou du village, qui irait voter au chef-lieu.—Un délégué qu'on connaîtrait depuis sa naissance et qui connaîtrait le pays et les intérêts qu'il doit représenter et défendre.
Mais qui s'occupe de cela?—Tout le monde est absorbé par la «question politique», c'est-à-dire les intrigues, les manœuvres, les menées,—pour se hisser au pouvoir et à l'argent, ou pour y pousser des associés et complices qui ont promis de partager.
La république est la forme de gouvernement la plus équitable, la plus puissante, la plus noble de toutes. Elle peut admettre sans révolutions, sans sinistres, sans désastres, tous les progrès, toutes les modifications; elle peut même, grâce à son élasticité, satisfaire aux caprices des «Athéniens couronnés de violettes» αθηναιοι ιοστεφαγοι—sans exposer le pays à des convulsions.
De plus, il semble que ce soit aujourd'hui le seul gouvernement possible pour la France, cet ingouvernable pays,—et qu'on y descend par la force invincible des choses,—il semble que les obstacles ne peuvent que retarder, de temps en temps, le cours de ce fleuve, l'obliger à décrire quelques méandres, ou à briser ou surmonter ces obstacles en grondant et écumant.
Seule la république ne renverse absolument les prétentions et les espérances de personne, elle ne fait que les ajourner, puisque la carrière reste sans cesse ouverte.
Mes préférences raisonnées sont donc pour la république.
Mais, il y a à la république un obstacle puissant, terrible, peut-être invincible,—qui l'a déjà fait échouer deux fois, et paraît s'occuper fort de la faire échouer une troisième,—c'est le parti soi-disant républicain.
Et aucun des autres partis n'est en réalité aussi hostile, aussi mortel à l'idée républicaine que le parti soi-disant républicain.
C'est qu'il n'y a que peu ou point de républicains,—c'est que presque tous ceux qui se disent républicains et qui sont du «parti républicain», ont sur la république les idées les plus fausses, les plus absurdes, les plus injustes, les plus dangereuses, les plus saugrenues.
D'abord, ils prétendent rester «parti» même sous la république;—la république, selon eux, appartient à quelques groupes d'ayant faim et d'ayant soif, rassemblés autour d'un certain nombre de bavards;—à peine au pouvoir ils se divisent entre eux les places, les fonctions, les traitements surtout, sans aucun souci des capacités, de l'intelligence, des études, du caractère;—c'est une horde victorieuse qui se partage, ou plutôt s'arrache le butin.
Si bien qu'on peut dire de ce parti républicain—qui achève en ce moment de mettre à mort la troisième république, ce que je disais un jour d'une certaine ville: «Climat heureux, végétation luxuriante, ciel de saphir, un paradis où il n'y a, comme dans le paradis de la Genèse, que quelque chose de trop, les habitants.»
Nous voyons encore aujourd'hui les «chefs de ce parti» refuser publiquement de couper la queue de voleurs, d'assassins, d'incendiaires, qui forment dans leur armée le corps sur lequel ils comptent le plus.
Nous voyons ces chefs avides, ignorants, lâches, tout prêts à recommencer ou à laisser recommencer et la terreur de 1793, et la terreur de 1871.
Si bien que nous sommes dans cette triste et presque inextricable situation:
«La république est aujourd'hui la seule forme de gouvernement possible, et elle est impossible.»
Il vaut mieux tirer à la rame
Que d'aller chercher la raison
Dans les replis d'une anagramme.
Colletet.
Un journal bonapartiste racontait dernièrement que la Gazette de France, dans son numéro du 14 décembre 1848, s'était amusée à faire une anagramme.
Elle avait fait remarquer qu'avec les lettres qui composent les mots:
Louis-Napoléon Bonaparte,
On pouvait écrire:
Elu par la nation.
«Tout est dans tout», avec les 24 lettres de l'alphabet on peut écrire l'Iliade et l'Odyssée et même le toast de M. Piccon, ce n'est pas la première fois que l'on s'amuse à de pareilles puérilités.
La ligue trouva, dans Henri de Valois, vilain Hérodes.
Comme anagramme, c'était mieux réussi que celle de la Gazette de France, parce que toutes les lettres d'une phrase étaient employées dans l'autre, tandis qu'après l'opération de la Gazette il en reste six ou sept qui n'ont rien de fatidique.
Après le 18 brumaire, car ces prédictions ont malheureusement coutume d'être faites après les événements, on trouva dans les mots:
Révolution française,
Un Corse la finira,
Et il ne restait que de quoi faire le mot veto, alors à la mode.
Plus près de nous, sous le règne de Louis-Philippe,—un ami, un rédacteur de la Gazette de France, qui depuis se brouilla fort avec elle, M. Antoine Madrolle,—se livra à des exercices de ce genre très curieux;—il commença par écraser les Algériens d'une terrible anagramme, c'était son arme favorite.
«Algériens, dit-il, ont pour anagramme heureux, galériens.»
Puis il passe à Napoléon Ier, il faut dire qu'alors Napoléon Ier était détrôné depuis vingt-cinq ans, et mort depuis dix-neuf ans.
M. Antoine Madrolle trouva l'histoire de Napoléon dans l'Apocalypse de saint Jean (ix.-11) où on lit: «l'Ange de l'abîme s'appelle
Apolyon»
Et dans Jérémie, v.-6,
«Le lion des forêts (ναπολεων) les frappa.»
De Apolyon, il est d'ailleurs facile de faire Napoléon,—en ajoutant νεον nouveau, neapolyon, nouvel ange de l'abîme.
Et ensuite il décomposait le nom en retranchant chaque fois une lettre.
Napoleôn — νεαπολεων — nouvel ange de l'abîme
. apoleôn — απολεων — détruisant
. . poleôn — πολεων — des cités
. . . oleôn — ολεων — le lion
. . . . leôn — λεων — des peuples
. . . . . eôn — εων — allant
. . . . . . ôn — ων — étant
Puis en intervertissant un peu l'ordre des mots, on obtenait pour résultat:
«Napoléon, le nouvel ange de l'abîme étant le lion des peuples, allait détruisant les cités.»
Ce n'est pas tout, M. Madrolle, passant du grec au latin et de l'anagramme à l'acrostiche, et prétendant que:
«Il n'est pas d'enfantillages pour la Providence», ajoutait qu'on aurait pu prévoir l'anéantissement de la famille entière des Bonaparte,—puisque chacune des lettres initiales de leurs noms forme le mot nihil, rien.
[N] apoléon
[I] osephus
[H] ieronimus (Jérôme)
[I] oachimus (Joachim Murat)
[L] udovicus et Lucianus.
Après avoir livré ces belles choses à la publicité, M. Madrolle veut montrer qu'il ne frappe pas que sur les morts, il rappelle qu'il a houspillé sévèrement ses amis de la Gazette de France, de la Quotidienne, de l'Ami de la Religion, des Débats, etc.
Je ne parle pas des journaux libéraux, ça allait de soi-même.
«Ce sont, dit M. Madrolle en parlant des journaux légitimistes et religieux, toutes choses dont j'aime, dont j'ai embrassé récemment encore les personnes,—mais l'attaque et même l'indignation, la haine selon la charité est la plus grande des charités.»
Il n'est pas sans intérêt de voir M. A. Madrolle accuser les légitimistes, les Dahirel de son... temps, de «provoquer le radicalisme et les révolutions».
«A la tête des journaux, dit-il, qui provoquent le radicalisme et les révolutions, cette Gazette usurpée de France, laquelle transformant sa soutane en bonnets rouges, et faisant de la réforme en rabat, s'est toujours mise et lourdement aux genoux de tous les pouvoirs qu'elle a redoutés pour elle-même (voy. l'histoire des variations de la Gazette par M. Crétineau-Joly).
»L'Ami de la Religion, assez discrédité, même dans le clergé, pour mériter l'épithète de bedeau de la littérature, dont il devrait être ecclésiastique, L'ami de la Religion, qui suffirait pour affadir la religion, comme la Gazette affadirait la France, etc.
»La Quotidienne, manufacture de coteries dans les coteries, de commérages, de michauderies,—de colportage d'actions de 25,000 francs, aujourd'hui cotées à 5 francs,—et se prétendant, aujourd'hui qu'elle est passée, le Journal de l'Avenir.
»Et le Journal des Débats... le Julien, le Juif, le Judas... etc.[6]»
Saperlipopette... ça n'est pas de main-morte.
M. Veuillot ne fera pas mieux le jour où il se brouillera avec ses amis d'aujourd'hui, ce que ne considéreront pas comme impossible ceux qui ont lu dans les Guêpes l'histoire de quelques-unes de ses «variations» à propos de la république et de la royauté.
Lorsqu'il fut question de l'annexion de Nice et de la Savoie à la France, je m'y montrai très opposé dans divers écrits que je publiai alors.
Je suis ennemi irréconciliable des conquêtes, des annexions, etc., et cela autant dans l'intérêt des conquérants que des conquis, des «annexants» que des annexés.
Je crie alors aux conquérants et aux «annexants,» aux rois cueilleurs de palmes et moissonneurs de lauriers: «Mais, malheureux, vous en avez déjà trop de pays et de sujets pour la façon dont vous les gouvernez.
»Vous faites entrer malgré elles dans votre famille des populations qui seront ennemies pendant cent ans, etc.»
Je conseillai donc alors aux habitants de Nice de bien réfléchir, de comprendre qu'ils allaient renoncer à être Italiens au moment où l'Italie renaissait,—pour devenir Français au moment où la France voyait la liberté s'endormir pour un temps sous l'empire.
Je leur disais: «On va vous consulter, je sais bien quelles influences on fera agir,—mais si vous mettez résolument dans les urnes un nombre de NON considérable, on n'osera pas vous annexer.»
J'ai encore un écrit signé de noms très honorables que m'adressa alors, pour me remercier, une commission italienne.
L'annexion néanmoins fut prononcée à une immense majorité;—je pris alors la parole dans les journaux du pays, et je dis: «Vous l'avez voulu, la chose est faite;—comme cette situation ne pourrait plus changer sans honte ou sans désastres pour la France, vous trouverez tous les Français et moi-même, si contraire au principe des annexions, résolus à maintenir celle que vous venez d'accepter.»
La ville de Nice, depuis son annexion, a sous certains rapports acquis de grands développements.—Quelques habitants constituent encore, il est vrai, un parti séparatiste,—ce parti comme beaucoup d'autres partis, compte un petit nombre d'esprits honnêtes, convaincus, élevés, mais aussi des gens qui aiment mieux être mécontents d'un gouvernement quelconque, que d'être mécontents d'eux-mêmes,—qui se plaisent à attribuer au gouvernement français, comme ils l'attribueraient demain au gouvernement italien, les résultats de leur paresse ou de leur incapacité.—Si ce parti italien a fait sans grand danger quelques tentatives de désordre,—ces tentatives sont dues aux suggestions d'un ou deux hommes qui, après avoir favorisé traîtreusement l'annexion, ont dû à cette opération une fortune rapide et scandaleuse, et feignent, pour se faire pardonner, par certains aveugles, moins la trahison que la fortune, une haine irréconciliable, mais prudente contre la France.
Or, un de ces jours derniers, un des députés des Alpes-Maritimes,—il signor Piccone,—a mis en lumière un grand et triomphant argument contre les banquets politiques, la faconde des balcons d'auberges et l'éloquence entre deux vins.
Il y a bien longtemps que je me suis élevé contre cette sotte idée de traiter des affaires et de la fortune d'une nation dans un lieu, et dans une situation où personne ne voudrait traiter de l'achat ou de la vente d'un porc ou d'un sac de blé,—idée que j'avais traduite ainsi: «La patrie est en danger, mangeons du veau.»
Les Français ont été sévèrement punis pour «le crime du veau», comme dit la Genèse; c'est à un banquet imaginé par de grands citoyens qui n'ont pas osé y assister, qu'est due la révolution de 1848, et ensuite l'Empire, et ensuite la guerre contre la Prusse et la Commune.
Toujours est-il que M. Piccone est un avocat déjà âgé, qui a voté pour l'annexion, ou l'a acceptée, puisqu'il a sollicité et obtenu l'honneur de représenter, dans une assemblée française, les Alpes-Maritimes, et a prêté serment à cette occasion.
De plus, lors de son entrée à l'Assemblée de Tours, le 9 mars 1871, il a publiquement protesté de son dévouement à la France et affirmé que c'était lui faire une grande injustice que de le croire séparatiste, etc.
Eh bien, cet honorable représentant,—un des jours de cette semaine, s'est trouvé à un banquet, où, malgré les instances de quelques amis, il a cru devoir prendre la parole; voici les choses que les auditeurs qui se sont cru le jouet d'un rêve, ont entendu sortir d'une bouche d'ordinaire prudente et qui a prononcé, en d'autres temps, des paroles complètement contraires:
«En présence de ces chers compatriotes italiens, mon cœur tressaille de joie, et je sens renaître en moi toutes mes aspirations et tous mes sentiments italiens.
»J'ai la ferme confiance que, dans un temps que je ne crois pas éloigné, cette belle Nice, cette Iphigénie, cette héroïque sacrifiée, cette rançon de l'indépendance italienne, reviendra à sa vraie patrie. Pour cela, je serais prêt à sacrifier tous mes intérêts et ma famille, et vous savez si je l'aime!
»Si, pour ce beau jour, je n'étais plus de ce monde pour saluer le retour de Nice à la mère-patrie, mes cendres électrisées, j'en suis certain, renaîtraient pour me permettre de prendre part à la fête commune!»
On assure que, le lendemain, M. Piccone a été bien étonné lorsqu'il a vu son toast imprimé;—il a compris sans doute qu'après une pareille incartade, il ne pouvait guère s'empêcher de donner une démission que la Chambre devrait lui imposer.
Et comme c'est, paraît-il, un homme pas méchant, inoffensif et assez aimé,—j'ai cru devoir prendre sa défense, en faisant savoir en France que le repas était assez avancé, qu'il faisait chaud, et que les vins du pays tels que le Bellet et le Braquet de Bellet sont extrêmement capiteux.
L'affaire du député Piccon—«qui s'est noyé dans un verre de vin comme d'autres mauvais nageurs se noient dans un verre d'eau» n'a été, pour Bergondi, que la goutte qui a fait déborder le vase.
Je me rappelle un exemple étrange d'un suicide déterminé ainsi et d'une façon plus extraordinaire, par un incident cette fois insignifiant.
J'ai connu un peintre, élève d'Isabey—appelé Eugène de R*** ayant lui-même quelque talent, mais une paresse qui annulait ce talent; il avait éprouvé et supporté sans plier à peu près tous les malheurs imaginables;—il était pauvre, harcelé par des créanciers; une femme qu'il aimait et qui, par son travail,—elle donnait des leçons de piano,—avait apporté une sorte d'aisance momentanée dans la maison, avait pris un amant et avait mis E. de R. à la porte.
Il n'avait pas bronché;—il fumait sa pipe avec la même sérénité, ne se plaignait jamais—et on n'avait pas vu diminuer une certaine gaieté calme et froide qu'il possédait.
Un jour il va se promener à Saint-Germain—avec l'intention de rentrer dîner à Paris—il monte au pavillon de Henri IV sur une espèce de tour—se fait servir de la bière et allume sa pipe;—là il s'oublie, et tout à coup entend siffler une locomotive qui part en se couvrant d'un panache de fumée, c'est le train qui devait le ramener à Paris. «Ah! s'écria-t-il, c'est trop fort, c'est trop.....» il se jette la tête en bas du haut du pavillon et se brise le crâne sur le pavé.
Il avait du malheur, du guignon, ce qu'il en pouvait porter, ce qu'il en tenait—cette goutte faisait déborder le vase.
Romieux, du temps qu'il était journaliste, disait: «Les journaux quotidiens ont un défaut, c'est qu'il faut les faire tous les jours—la veille, comme le veau froid.»
Voyez aussi les grands carrés de papier s'évertuer à remplir le vide que leur fait la prorogation;—comme les Sept sages du Banquet de Plutarque, ils se proposent mutuellement des énigmes, des charades, des devinettes;—quelques-uns vont jusqu'à s'intercaler à la littérature, et rendent compte d'ouvrages dont l'auteur ou le libraire ont déposé à leurs bureaux les «deux exemplaires» d'usage, depuis six mois.
De là l'importance donnée à l'incident de Piccon.
Un toast ridicule d'un vieil avocat léger qui avait bu.
Les journaux sont tombés sur cette proie, selon une locution populaire, comme «misère sur pauvreté».
Piccon est célèbre, Piccon est illustre, Piccon est aujourd'hui connu du monde entier, et il serait renommé aux prochaines élections si on admettait le système de M. de Girardin, c'est-à-dire plus de département, plus de circonscription;—chaque électeur mettant sur son bulletin un seul nom,—et les six cents Français dont les noms auraient réuni le plus de suffrages envoyés à l'Assemblée.
C'est un des rêves les plus saugrenus qu'ait jamais faits «le premier de nos publicistes» comme l'appellent certains journalistes, donneurs de sobriquets, qui dînent chez lui.
Je ne traiterai pas sérieusement cette idée peu sensée, je n'y ferai que deux objections: la première, c'est qu'il y a pour les départements, pour les arrondissements des intérêts particuliers et locaux qui doivent être représentés et défendus—et dont ces notoriétés prises à même la France, et presque toutes à Paris, ne sauraient pas le premier mot.
La seconde est qu'il n'y a pas six cents hommes qui soient connus par tout le monde en France, que les suffrages tomberaient sur un petit nombre de noms connus et surtout de noms à la mode,—les lions du moment,—par suite de quoi on enverrait à la Chambre six cents Parisiens,—si, par hasard, ce que je ne crois pas, on en trouvait six cents,—dont quatre cents romanciers, musiciens, peintres, sculpteurs, journalistes, acteurs, chanteurs, etc., et deux cents phénomènes, repris de justice, pas toujours pour la politique,—ou auteurs d'une extravagance commise dans la semaine des élections.
Le jeune homme qui a avalé la fourchette serait sûr de son élection;—on renommerait l'avocat Piccon, et peut-être M. de Girardin qui, depuis son enthousiasme pour la guerre de Prusse qui lui a fait en plein Opéra se jeter hors de sa loge en criant: à Berlin! à Berlin!—ne pourrait trouver dans un seul arrondissement un nombre de naïfs suffisant et n'aurait pas trop d'écrémer toute la France de ses crédules.
Un avis pour les marchandes de modes et les femmes à court d'inventions: ne serait-il pas opportun de rechercher ce que c'était que la coiffure Hurlu-brelu dont parle madame de Sévigné? Il est vrai qu'elle paraît peu séduite par cette nouveauté d'alors:
«Les coiffures Hurlu-brelu, dit-elle, m'ont fort divertie; il en est que l'on voudrait souffleter. La Choiseul ressemblait, comme dit Ninon, à un printemps d'hôtellerie, comme deux gouttes d'eau.»
Ne serait-il pas également nécessaire de retrouver ce que c'était que cette «souris qui faisait si bien dans les cheveux noirs» de la belle-sœur de madame de Grignon.
Qu'est-ce aussi que «deux petits fers qu'on se mettait à la coiffure» et cette mode faisait des martyrs.
Ces deux petits fers s'enfoncent dans les tempes, empêchent la circulation, font des abcès: les unes en meurent, les autres, plus heureuses, n'en ont que le visage allongé d'une aune, pâles comme des mortes... mais la jeunesse qui revient de loin se remet avec le temps.
Rappelons aussi une madame de Montbrun qui s'entourait et s'enveloppait de couronnes—qui trouvait madame de Grignon négligée de se montrer sans rouge et de laisser voir la couleur de la chair et des petites veines.
Elle croit qu'il est de la bienséance d'habiller son visage, et parce que vous montrez celui que Dieu vous a donné, vous lui paraissez toute négligée et déshabillée.
Puisque je suis en train de citer, empruntons à Lady Morgan quelques lignes sur les modes qu'elle trouva à Paris en 1816.
«J'ai souvent, dit-elle, assisté à la toilette de quelques-unes de mes amies de France, et je m'amusais beaucoup des questions que leur faisaient leurs femmes de chambre sur le sujet important de la toilette du jour. «Quelle coiffure madame a-t-elle choisie? Veut-elle être coiffée à la Ninon ou à la grecque? Madame est charmante à la Sévigné, et superbe à l'Agrippine.» L'humeur de la belle personne décide de la parure du jour, et lance dans le monde une fière républicaine avec une tête à la romaine, ou une royaliste outrée «frisée naturellement» à la Pompadour. «Je suis bien malade aujourd'hui,» disait l'aimable Joséphine, qui, malgré son sang, était bien Française: «donnez-moi un chapeau qui sente la petite santé.» On lui présenta un chapeau pour une santé délicate. «Mais fi donc! dit-elle: croyez-vous que je vais mourir?» On lui en apporta un autre qui annonçait plus de santé. «Allons, s'écria-t-elle d'un air languissant: vous me trouvez donc bien robuste?» Je tiens cette anecdote d'une personne de distinction qui était à son lever, qui admirait ses vertus, et qui riait de ses caprices.»
J'emprunte à madame de Genlis ce détail, que c'est madame de Polignac, favorite de la Reine Marie-Antoinette, qui «imagina la mode de rabattre les cheveux de manière à cacher le front, la seule chose défectueuse de sa figure—ce qui rendit son visage tout à fait ravissant».
J'emprunte, et à je ne sais plus qui, ces deux faits que je trouve dans ma mémoire:
L'un, qu'il y avait autrefois en France, sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, des dentelles d'hiver et des dentelles d'été.
«Comment, monsieur, dit une femme de la cour à un de ses amis, en regardant ses manchettes... de la malines au mois de mai!
—C'est que je suis enrhumé.»
On connaît une lettre de Louis XV au maréchal de Richelieu où le roi parlant de lui-même à la troisième personne, comme César dans ses commentaires, avec cette différence que César, parlant de lui-même, dit simplement «César» tandis que Louis XV se désigne par ces mots: «Sa Majesté». Dans cette lettre le Roi fait part au gentilhomme, qu'il appelait son ami, d'une décision importante qu'il a prise au sujet des parasols, question qui avait beaucoup agité la cour.
«Sa majesté, dit-il, a décidé l'affaire des parasols; et la décision a été que les dames et les duchesses pourraient en avoir à la promenade.»
Mon Dieu! chacun veut le salut du pays; mais le mal est que chacun veut le faire soi-même avec le titre et surtout le traitement y attaché.
On a écrit de Rome que «le 9 avril 1874, Sa Sainteté Pie IX a reçu en audience publique lady Herbert».—Cette dame, dit la note reproduite par plusieurs journaux, après en avoir demandé la permission au Souverain Pontife, a «chaussé ses lunettes vertes» et lui a lu un discours,—après quoi «elle a offert au Saint-Père une somme de quatre-vingt-dix mille francs, produit d'une quête faite en Angleterre parmi les jeunes filles pauvres.»
Le pape, disent les journaux qui ont publié ce fait, l'a remerciée cordialement «et lui a, à son tour, adressé un discours».
Aucun journal ne reproduit ce discours, qu'un hasard heureux et la complaisance d'un ami ont mis sous mes yeux.
Il m'est difficile de comprendre pourquoi les journaux, se disant exclusivement catholiques, qui donnent parfois une publicité fâcheuse à d'autres discours de Sa Sainteté, ont gardé le silence à l'égard de celui-ci. En effet, les fidèles ont souvent vu avec chagrin, dans les allocutions, dont le chef de l'Église n'est pas avare, un peu d'exagération quant à sa prétendue captivité, et un attachement aussi puéril que peu chrétien au pouvoir temporel, dont plusieurs de ses prédécesseurs au siège de Saint-Pierre ont si malheureusement abusé.
Tandis que le discours que les mêmes journaux ont omis de reproduire respire d'un bout à l'autre et le sentiment évangélique le plus pur, et le mépris des richesses dont le Christ et ses apôtres et les premiers évêques ont donné de si salutaires exemples, et cette charité, cet amour des pauvres que l'Homme-Dieu a si éloquemment prêches à ses disciples.
J'ai attendu une semaine, croyant chaque jour, mais en vain, voir ce discours imprimé—et aujourd'hui je prends le parti de le publier moi-même.
«Ma chère fille, lady Herbert, a dit le Saint-Père—je vous remercie cordialement et je vous charge de remercier pour moi les jeunes filles pauvres d'Angleterre du présent que vous m'offrez de leur part.
»A ce sujet, je vous adresserai quelques questions auxquelles je vous prie de répondre avec une entière franchise et une complète liberté.
»Vous comprenez, ma chère fille, que mes regards se portent sans cesse sur la grande famille qui m'a été confiée, sur le monde chrétien, et que, autant qu'il est en moi, je me tiens au courant de ses intérêts, de ses besoins, de ses douleurs et de ses joies.
»On m'a dit et j'ai lu d'étranges choses à propos du pays que vous habitez.—Ces renseignements sont peu conformes aux apparences, et je profite de l'occasion qui se présente pour savoir de vous s'ils sont tout à fait inexacts ou exagérés.
»L'Angleterre passe dans le monde pour la plus riche des nations modernes;—c'est chez elle, ai-je lu, que le temps et le travail ont accumulé le plus de capitaux, créé le plus d'instruments de production et conséquemment de richesse et de puissance.—L'Angleterre couvre les mers de ses flottes, son pavillon recule son empire jusqu'aux limites du monde, toutes les parties du globe sont tributaires de sa marine et de ses manufactures;—elle a conquis, dans l'Inde seulement, cent vingt millions de sujets qui à la fois travaillent pour elle, et lui achètent, de gré ou de force, les produits de ce qu'on est convenu d'appeler «la mère patrie» même quand on pourrait l'accuser de se montrer quelquefois un peu marâtre;—elle exerce parfois avec une énergie extraordinaire une sorte d'épicerie à main armée comme elle l'a fait à l'égard des Chinois, «clients malgré eux», qu'elle oblige à lui acheter l'opium qui les rend idiots et qui les tue;—l'Angleterre semble avoir atteint le plus haut degré de richesse auquel une nation puisse parvenir.
»Suis-je bien renseigné?»
Ici l'honorable lady Herbert témoigna par un signe d'assentiment que cette opinion, si flatteuse pour sa nation, était fondée sur les faits et sur la vérité!
Le Saint-Père continua:
«Mais, est-il vrai également que ce brillant tableau a un triste envers? Est-il vrai que la plus riche des nations est en même temps celle qui compte le plus de pauvres, et celle chez laquelle la misère présente l'aspect le plus déplorable?»
Lady Herbert ne répondit pas.
«Je vais, continua Sa Sainteté, vous répéter ce que j'ai lu et ce qui m'a été dit à ce sujet:
»On m'assure que cette nation si riche a la plus grande partie de sa population réduite à la misère, et qu'on ne connaît pas la misère quand on ne l'a pas vue en Angleterre.—J'ai lu dans une revue Britannique, la Quarterly review, que la généralité de la population chez vous est condamnée à une pauvreté sans remède et ne soutient sa misérable existence que par le secours d'une charité que détermine la crainte de son désespoir.
»J'ai lu dans Westminster review que le paysan lui-même, moins malheureux cependant que l'ouvrier des manufactures, descend par degrés vers une situation que bientôt il ne pourra plus supporter.
»J'ai lu que, à une date assez récente que j'ai oubliée, on comptait en Angleterre un misérable sur treize individus.—J'ai lu, dans un rapport d'un médecin anglais, que les habitations des ouvriers pauvres, à Londres même, sont inférieures aux plus sales étables.
»J'ai lu aussi que la misère amène, non seulement les hommes, mais aussi les femmes de cette classe, à une hideuse ivrognerie—et que cette même misère jette un nombre effroyable de femmes, de filles et même d'enfants, dans la prostitution;—un magistrat anglais évaluait le nombre des prostituées, à Londres, à 50 000;—un autre, à 80 000—et M. Talbot, secrétaire d'une société de moralisation, dit «qu'il n'y a pas de pays, pas de cités où la prostitution soit pratiquée si ouvertement, si systématiquement et avec une telle étendue qu'en Angleterre et à Londres»; et il ajoute que «chaque année la maladie et le suicide enlèvent à Londres, 8 000 prostituées».
»Dites-moi, ma chère fille, continua le Saint-Père, si on m'a trompé ou si ces faits déplorables sont conformes à la vérité.»
Lady Herbert—baissa la tête, rougit et reconnut que ces faits étaient vrais.
«Alors, dit le Saint-Père d'une voix énergique, vous allez remporter cet argent.—Ne servît-il qu'à sauver chez vous quelques centaines de femmes de la misère et de la faim, de l'ivrognerie, de la prostitution, il sera employé plus utilement, plus chrétiennement qu'à être donné à un serviteur de Dieu—qui est très riche et qui d'ailleurs, ne le fût-il pas, a devant les yeux l'exemple du Christ qui a vécu pauvre toute sa vie—n'a jamais possédé qu'une seule robe,—n'avait pas une pierre pour reposer sa tête, et a dit à ses disciples, ainsi que le rapporte l'apôtre saint Luc:
Ne vous mettez point en peine de ce que vous mangerez ou boirez, ni comment vous serez vêtus. Vendez ce que vous avez et donnez-le en aumônes.
»Donc, ma chère fille, lady Herbert, vous allez reporter cet argent chez vous et le distribuer avec discernement à vos pauvres compatriotes pour en retirer, du moins un certain nombre, et de la misère et des vices qu'elle engendre fatalement.
»Sur quoi, au nom de Dieu, je vous donne ma bénédiction apostolique pour vous et pour celles qui vous ont envoyée.»
Lady Herbert s'agenouilla devant le Pape, baisa sa mule et remporta les quatre-vingt-dix mille francs en Angleterre où ils vont avoir l'emploi que le Saint-Père a prescrit.
Il me semble qu'un tel acte et un tel discours méritaient la publicité, au moins autant que les cancans politiques rapportés ou inventés quotidiennement par les journaux.
Il paraît que M. Jules Favre et mon vieux bon et spirituel camarade Legouvé s'en vont distribuant le pain de leur parole,—en Belgique.
E. Legouvé n'a pas hérité seulement de l'immortalité de son père, il a reçu aussi de lui le culte de la femme et il a accru ce gracieux héritage en joignant au culte quelques essais de culture.
La femme, ses charmes, son éducation, son rôle, ses droits, ses devoirs, sont sans doute le sujet fécond de ses conférences.
Me Jules Favre, dont l'éloquence a passé de tout temps pour être plus aigre que suave,—paraît avoir changé de muse et marche sur les traces de Legouvé; mais, en qualité de membre du parti pseudo-républicain et d'ex-révolutionnaire, ce qu'il traite surtout, c'est la question «des droits»,—ce thème n'est pas sans danger quand on ne considère pas les droits comme l'envers des devoirs;—c'est un thème semblable, opiniâtrement développé dans les journaux, dans les clubs, aux balcons, qui a enivré et empoisonné une partie du peuple français,—abêtissant les uns, rendant les autres furieux, tous misérables.
Je n'ai vu que dans la rue les femmes belges, lorsque, quittant la France en 1852, après le crime de Décembre, j'allai serrer la main de quelques amis réfugiés en Belgique, où je ne restai que peu de jours, pensant avec raison que, puisqu'il fallait quitter la France, il était sage de se diriger du côté du soleil.
Je ne puis donc savoir quelle est la situation que font aux belles belges et les lois et les mœurs de leur pays.—Quant à la France, c'est une autre affaire, j'en sais quelque peu plus long.
Les femmes, en France, ne possèdent aucune puissance, mais elles en exercent une immense;—les lois les traitent en mineures, en enfants, les mœurs les traitent en divinités;—du moins, pendant une partie de leur vie, pour celles qui ne sont que belles ou jolies, pendant toute leur vie pour celles qui ont de l'esprit et de la bonté, et savent rester femmes en cessant d'être jeunes femmes,—et continuer à dérouler le peloton de leur vie féminine, au lieu de rompre le fil en le tendant trop pour essayer d'étirer la partie déjà dévidée.
Les femmes en France ne peuvent rien faire, il est vrai, mais elles font tout faire,—à moins qu'elles n'empêchent tout.
Il est des femmes qui réclament amèrement et aigrement les droits, parce qu'on ne les a pas mises à même de pratiquer les plus doux des devoirs, et qui demandent l'égalité;—je suis tenté de dire:—Et nous aussi nous la demandons aux femmes en faveur de leurs tyrans idolâtres.
L'homme et la femme ne sont que les deux moitiés de l'être humain,—une jolie idée mythologique voulait que cet être humain n'eût été séparé qu'à la sortie du «jardin des délices», et qu'une taquinerie nouvelle eût mêlé toutes ces moitiés comme un jeu de cartes, ou comme la fée Grognon dans le beau conte de «Gracieuse et Percinet» mêle les plumes de tous les oiseaux que la «belle et infortunée» Gracieuse doit réunir par petits tas appartenant à chaque oiseau «entre deux soleils».
Les moitiés séparées se sont mises à se rechercher à travers le monde, ce qui amène des erreurs, des quiproquos, des essais; mais quand le deux vraies moitiés se retrouvent et se réunissent, la vie redevient pour elles le «jardin des délices».
Et qui n'a pas un jour rencontré une femme qu'on voit pour la première fois, et que cependant on croit reconnaître, et à laquelle, au lieu des paroles banales d'une première conversation, on est tenté de dire: Enfin! te voilà, et je te retrouve.
Il n'y a que sottise à faire des comparaisons entre l'homme et la femme, et des disputes de préséance et de supériorité.
A condition que la femme soit bien femme, et que l'homme soit un vrai homme,—la femme, en tant que femme, est infiniment supérieure à l'homme, qui lui est supérieur, à son tour, dans ses fonctions d'homme.—Cette comparaison n'a dû avoir lieu qu'après que certains hommes se sont efféminés et ont aimé les bijoux, les dentelles, et se sont fait friser,—après que certaines femmes ont essayé de prendre des airs et des allures viriles, et d'afficher des idées et des sentiments masculins.
La femme a, dans la vie, ses fonctions physiques et morales par lesquelles l'homme ne peut la suppléer, et sans lesquelles l'homme est un être incomplet;—l'homme a ses aptitudes et ses fonctions que la femme ne peut usurper sans devenir ridicule, odieuse, répugnante.
L'égalité ne consiste pas à être et à faire tous la même chose; l'égalité consiste à s'acquitter également bien, également librement, chacun de ses fonctions particulières.
L'homme doit être le ministre des relations extérieures, du commerce et de la guerre.
A la femme appartiennent les ministères de l'intérieur et des finances.
La femme égale de l'homme, c'est la femme du sauvage; lui, va à la chasse et à la pêche et rapporte du gibier et du poisson;—elle, fait cuire le gibier et le poisson pour les repas,—et coupe, taille et coud les vêtements avec les peaux de bêtes sauvages ou la laine des troupeaux.
La femme égale de l'homme, c'est la femme du porteur d'eau,—lui est dans les brancards, elle accroche sur le côté une sangle avec laquelle elle tire une part moindre, mais une part,—sa part.
Mais la femme dont le mari travaille, et qui, elle, ne dirige pas sa maison avec une sage économie, ne nourrit pas ses enfants,—passe une partie de son temps dans les rues et dans les endroits de réunions, la femme qui n'a pour occupation que de «s'habiller, babiller et se déshabiller», cette femme-là n'est pas l'égale de son mari. C'est une femme «légalement entretenue».
Mais je me laisse entraîner,—revenons à notre sujet:
La France n'a-t-elle donc plus besoin d'enseignement, que nos notoriétés vont professer leurs doctrines à l'étranger?
Tout va-t-il donc chez nous le mieux du monde, que nous ayons le loisir de nous occuper d'éclairer et de moraliser les autres, et ces pauvres Belges ont-ils tant besoin de nos leçons et de nos exemples?
Hélas! il faut le reconnaître, les Belges sont plus sages que les Français, et la preuve c'est qu'ils sont plus heureux;—ils jouissent d'une liberté réglée par les lois de façon à ce que la liberté de chacun ait pour limite la liberté des autres; et ils obéissent aux lois, ce qui est le seul moyen de n'avoir jamais à obéir qu'aux lois.
Donc, en fait de bonnes doctrines, de sages leçons, de principes salutaires, il ne me semble pas que nous ayons plus que le nécessaire et le besoin, et conséquemment ce n'est pas encore le moment de travailler en ce genre pour l'exportation.
Aux temps racontés par Plutarque, où les rois envoyaient des énigmes à deviner aux philosophes, il en est une qui est restée célèbre.
Amasis, roi d'Égypte, conseillé par Bias, répondit à un roi d'Éthiopie qui l'avait défié de boire la mer, en mettant pour enjeu plusieurs villes et leurs habitants: «Je boirai la mer, mais je ne boirai que la mer,—commencez donc par détourner les fleuves et les rivières qui s'y jettent.»
Cette solution pourrait s'appliquer au suffrage universel;
Oui, le suffrage de tous peut amener de bons choix et de bonnes élections, mais à condition de supprimer les influences étrangères, les cabarets, les cafés, les journaux, les clubs, les balcons, etc.
Et vous ne pouvez guères plus supprimer tout cela, qu'empêcher les fleuves de descendre à la mer,—alors vous ne pouvez «boire la mer».
Mais il faudrait lutter courageusement et opiniâtrément contre ces influences;—il faudrait résolument descendre dans l'arène,—aux carrés de papier il faudrait opposer des carrés de papiers;—aux images des images, aux orateurs des orateurs;—aux associations des associations;—aux conjurations des conjurations;—à des troupes disciplinées des troupes disciplinées.
Il ne suffit pas de suspendre, de supprimer des journaux, de saisir des images, de défendre des réunions. Il faudrait écrire d'autres journaux, dessiner d'autres images, provoquer d'autres réunions.
J'ai dit plus d'une fois, après avoir étudié toute ma vie ces questions, comment il serait facile aux soi-disant conservateurs de battre leurs adversaires sur le terrain de la presse,—mais où sont les conservateurs?
Ah! si la société était franchement divisée en deux camps; l'un combattant pour la justice et pour les lois, comme l'autre combattant pour la violence et l'anarchie,—la lutte serait pour le moins égale,—mais elle ne l'est pas, parce que les ennemis de la Société l'attaquent avec ensemble, et se réservent de faire et probablement, de se disputer les parts après la victoire et sur les ruines,—tandis que les soi-disant conservateurs divisent leurs efforts; chacun veut protéger exclusivement sa part déjà faite; personne n'est aux remparts de la ville attaquée, chacun se contente de défendre tant bien que mal sa propre maison.
Chacun des partis qui, se supposant réunis, s'intitulent conservateurs—est aussi éloigné, aussi ennemi pour le moins de ses associés que de ses adversaires.
Chacun espère, au jour du naufrage, flotter sur son morceau de bois, sur sa bûche; on ne songe pas à faire de toutes ces bûches réunies un radeau, une arche qui sauverait tout le monde.
Chacun a son drapeau sous lequel il prétend réunir les autres qui ont chacun la même prétention à son égard; on ne comprend pas qu'il ne s'agit pas de Henri V, de Bonaparte IV, de Louis-Philippe II, de Mac-Mahon I, et de Broglie 0,—qu'il s'agit de la société.
La partie serait égale si chacun mettait son drapeau dans sa poche,—ou, si c'est un trop grand effort à demander, si on accrochait tous les drapeaux à la même hampe—et si, fût-ce sous la culotte d'Arlequin, on obéissait résolument à une seule et même tactique, à une seule et même discipline.
Mais, telle que la bataille s'engage, la partie n'est pas égale—et le flot de l'anarchie et de la barbarie gronde et va monter,—il monte déjà.
Je suis effrayé de voir que les soi-disant conservateurs reculent devant une réforme électorale radicale—et qu'ils s'avancent étourdiment à une bataille aussi imprudemment engagée—que la guerre contre la Prusse l'a été par l'Empire, sans alliances, sans troupes, sans vivres, sans munitions.
Je l'ai dit, je l'ai répété sous toutes les formes,—ceux même, et le nombre n'en est pas méprisable, qui m'écrivent que j'ai raison,—ne font aucun effort sérieux pour mettre en pratique ce qu'ils approuvent—et ce qu'ils reconnaissent être une voie de salut.
Je reviens donc aux prédications de Me Jules Favre,—le vieux diable,—qui depuis quelque temps parle beaucoup de Jéhovah et de la Bible—et aux conférences de Legouvé.
Et je dis:
Le suffrage dit universel tel qu'il se pratique aujourd'hui étant accepté,—il n'existe aucune raison pour que les femmes soient exclues du droit de voter,—du choix des représentants et du gouvernement de la France dépendent, pour les femmes aussi bien que pour les hommes, et leur liberté et leur fortune,—la fortune et la vie de leurs enfants.
Pour qu'elles fussent privées justement du suffrage, il faudrait établir que la plus intelligente des femmes est encore moins intelligente que le plus stupide des hommes; tandis au contraire que la femme naît mieux douée que l'homme;—voyez une petite fille et un petit garçon du même âge,—voyez dans les classes sans culture, comme la femme est supérieure à l'homme,—voyez comme, dans presque tous les ménages d'ouvriers, ceux qui prospèrent sont ceux où la femme conduit l'embarcation et «tient la barre».
L'homme, je le veux bien, je le crois même, est plus capable d'acquérir, d'apprendre, de se perfectionner,—même en faisant la part qu'ont dans cette infériorité relative des femmes, leur tempérament, leur éducation et nos mœurs.
Mais dans ce mode de suffrage, où c'est le nombre seul qui décide;—les votants des classes cultivées et plus ou moins éclairées ne comptent que pour la moindre part de beaucoup. Si on n'arrive pas à une réforme électorale sérieuse,
Si on veut continuer à décider tout par le nombre,—de quel droit et pour quelle raison enlèvera-t-on le droit de suffrage à la moitié des membres de la nation?
Je vote pour le vote des femmes.
La France a été,—et est peut-être encore dans une grande perplexité;
On ne savait plus ce qu'était devenu le comte de Chambord.
Comme disent les journaux rouges, roses, tricolores, etc., se vengeant par l'Y de l'U que les journaux légitimistes ont autrefois obstinément ajouté ou restitué au nom de Bonaparte, qu'ils écrivaient Buonaparte,—terribles représailles.
Le Roy avait disparu.
Aucun Dahirel, aucun Brun, aucun Belcastel, aucun Proculus n'affirmait l'avoir vu monter au ciel comme Romulus.
Qu'était-il devenu?
On le cherchait comme une épingle,—on le cherchait jusque dans les tiroirs.
Certains journaux du P. P. R. s'écrièrent un jour qu'ils l'avaient trouvé:
Il est en France!
Il est à Paris!
Il est à Versailles!
Un d'eux donna même son adresse exacte, le roi est chez M. de la Rochette, rue Saint-Louis, numéro 3.
A quoi un journal henriquinquiste répondit:
M. de la Rochette ne demeure pas rue Saint-Louis, mais rue Colbert.
Alors c'est qu'il est chez M. de Vaussay.
Il n'est pas chez M. de Vaussay.
Alors il est à Paris, quartier de François Ier, tout près d'un couvent.
Il est chez les pères rédemptoristes,—il est à Dampierre, chez la duchesse de Luynes,
Il est à Vienne,
Il est à Froshdorff,
Il est à Nanterre,
Il était hier matin au père Monsabré.
Il était hier soir à la Fille de Madame Angot.
On l'a vu aux courses,—il se cache dans l'égout collecteur,—non, dans un souterrain des Tuileries,—il est déguisé en turc,—non, en joueur d'orgue,—non, en dame de la halle,—vous vous trompez tous... il s'est blotti dans l'armure de François Ier,—non, je l'ai reconnu sous l'habit d'un huissier de la Chambre des députés.
Et, encore aujourd'hui, les uns disent: il n'est et n'a été nulle part des endroits désignés,—il n'a revêtu aucun des déguisements cités.
Et les autres disent: il a habité, il a revêtu tour à tour et tous les endroits et tous les déguisements.
Je continuerai à traduire ce jeu plus innocent dans les résultats que dans ses intentions, par les phases du jeu des échecs.
Le roi blanc à la troisième case du chevalier,
Le roi à la quatrième case du fou de sa dame,
Le roi roque,
Le pion du fou du roi, un pas,
Le fou du roi donne échec,
Le fou prend le fou,
Le fou du roi à la seconde case de son roi,
Le roi à la case de son fou.
Sérieusement il n'y aurait peut-être qu'un moyen de mettre d'accord le pays presque entier;
Ce serait une restauration de la légitimité.
La France à peu près entière se lèverait contre cette restauration.
Il y a trois générations aujourd'hui existantes, dont la première déjà clairsemée sur le champ de bataille de la vie,—rari nantes—date des premières années de ce siècle: toutes trois ont été nourries et élevées dans l'horreur de la restauration et du gouvernement dit «légitime et de droit divin».
Cette haine invétérée est poussée si loin non seulement par un grand nombre de républicains modérés, mais aussi par les bourgeois libéraux, qui forment la majorité des esprits en France, que vous les verriez se replier sur le parti soi-disant républicain et s'allier aux «pétroleurs», plutôt que de subir une nouvelle restauration.
Et,—je ne voudrais fâcher personne, mais l'amour de la vérité et ma conscience m'obligent à dire que le projectile le plus employé contre une pareille surprise si elle pouvait avoir lieu, serait le «trognon» de pommes.
Je reçois une fâcheuse nouvelle; un «ami» m'avait envoyé de Rome le discours de S. S. Pie IX à Lady Herbert, discours que je m'étais empressé de publier, le trouvant de tout point chrétien et évangélique. Eh bien! il paraît que cet «ami» n'est pas un ami—que, au contraire, il a abusé de ma crédulité,—que ce discours n'a pas été tenu, et que Pie IX a tranquillement encaissé les quatre-vingt-dix mille francs.
Un journal italien qui se publie à Rome, l'Italie, avait,—d'après les Guêpes,—publié ce discours et avait, comme elles, rendu un juste hommage aux sentiments qui l'avaient inspiré.
Mais voilà que la Voce della Verità, journal catholique, ou journal officiel ou officieux de la cour de Rome, gourmande l'Italie à ce sujet.
Je lis en effet, dans ce dernier journal, les lignes que voici:
«La Voce della Verità nous a bien diverti hier soir, en nous prouvant, par les faits, qu'elle est d'une ingénuité à nulle autre pareille.
»Nous nous expliquons.
»Dans notre numéro du 23 avril nous avons reproduit, d'après les Guêpes d'Alphonse Karr et en citant la source, un prétendu discours du pape à lady Herbert, qui lui avait apporté quatre-vingt-dix mille francs au nom des bonnes et des cuisinières anglaises. Ce morceau de prose était tout empreint de cette... ironie dont le..... solitaire de la Maison-Close a... le..... secret.
»M. Alphonse Karr, vous vous le rappelez, faisait dire au pape qu'il ne pouvait pas accepter cette somme, parce qu'elle venait d'un pays où la misère est plus grande et plus affreuse que partout ailleurs, et Sa Sainteté terminait ainsi:
«Vous allez remporter cet argent; ne servît-il qu'à sauver chez vous quelques centaines de femmes de la misère, de la faim, de l'ivrognerie, de la prostitution, il sera employé plus utilement, plus chrétiennement qu'à être donné à un serviteur de Dieu, qui est très riche, et qui, d'ailleurs, ne le fût-il pas, a devant les yeux l'exemple du Christ qui a vécu pauvre toute sa vie,—n'a jamais possédé qu'une seule robe,—n'avait pas une pierre où reposer sa tête.»
»Eh bien! hier soir, 1er mai, la Voce della Verità publiait un article de fond pour proclamer nettement que nous avions été mal informé, et que le pape, bien loin de refuser la somme offerte par lady Herbert, s'est empressé de l'accepter.»
Pourquoi la Voce della Verità adresse-t-elle son démenti à l'Italie, au lieu de l'adresser aux Guêpes?
Dix journaux italiens: Il Secolo, de Milan, Il Pungolo, Il Corriere di Milano, Il Rinnovamento, de Venise, La Nazione, de Florence, etc., etc., enregistrent, avec des commentaires, le démenti de la Voce della Verità.—C'est un éclat de rire général.
Disons donc que nous avons été mal informés, l'Italie par les Guêpes, les Guêpes par un faux ami,—que le pape n'a pas tenu ce discours si évangélique, et qu'il a encaissé les quatre-vingt-dix mille francs, avec sérénité.
Je retrouve dans mes vieux papiers quelques pages que j'ai écrites du temps du dernier empire,—je vais les reproduire ici.
Ça répondra une fois de plus aux bons petits papiers rouges et aux bêtats qui m'ont appelé bonapartiste, parce que, ayant dit, quand l'empereur était à l'apogée de sa puissance, tout ce que j'ai pensé et tout ce que j'ai voulu dire,—je n'ai pas eu besoin de me mêler au concert d'injures, dont eux silencieux pendant son règne, ils l'ont accablé après sa chute.
C'est à l'époque où l'impératrice faisait ce voyage singulier, resté inexpliqué,—et dont, avec toutes sortes de précautions, on blâmait les dépenses.
On s'occupe beaucoup en ce moment du prochain voyage en Égypte et en Turquie de S. M. l'impératrice des Français, et on se récrie, à propos de la somme considérable qu'on prétend nécessaire pour cette excursion.
Je me vois obligé de constater douloureusement que, lors des prochaines cantates, il faudra remplacer l'expression usitée «peuple français, peuple de braves,» par
Peuple français, peuple de pingres,
ou
Peuple français, peuple de pleutres.
Je ne suis pas fâché de donner des rimes difficiles aux faiseurs de cantates.
Cherchez des rimes à pingres et à pleutres, ô faiseurs de cantates.
Le voyage de S. M. l'Impératrice est, selon les uns, un voyage d'agrément; selon les autres, une dixième croisade ayant pour but de revendiquer et de reconquérir les «saints lieux».
Si c'est un voyage d'agrément, qu'est-ce, ô bourgeois! qu'une pauvre somme de quelques millions pour l'Impératrice, comparée aux excursions ruineuses que font vos moitiés, à Nice, à Bade, à Trouville, etc.
Vous connaissiez l'Empereur actuel quand vous l'avez élu président de la République. Vous n'avez pas acheté «chat en poche».
Vous saviez sa vie publique et sa petite vie. La presse, qui prenait alors d'assez grandes libertés, ne vous a rien caché. Vous le connaissiez encore mieux, après le 2 décembre, quand vous l'avez nommé Empereur.
Vous saviez bien qu'entre ses qualités il ne fallait pas compter la simplicité d'Henri IV, qui se plaignait d'avoir des pourpoints troués au coude; ni celle de Frédéric II, chez lequel, à sa mort, on ne trouva que six chemises en assez mauvais état.
Il n'y avait aucune chance qu'il choisît pour la faire impératrice, une de ces «bonnes femmes», faites à l'exemple de la femme de Charlemagne, laquelle savait le compte de ses jambons, et se plaignait qu'on en eût «volé deux dans son cellier».
Ils n'eussent été ni l'un ni l'autre l'empereur ni l'impératrice de l'époque où nous vivons. Et d'ailleurs, si vous aimiez la simplicité, vous eussiez gardé ce bon soliveau de Louis-Philippe, dont la femme ne sortait guère, et n'a jamais vu les petits journaux citer sa toilette. Pas plus, du reste, que celle de ses filles et belles-filles.
Si vous avez renvoyé Louis-Philippe, et si vous l'avez remplacé par Louis-Napoléon, ce n'est pas, je le suppose, pour avoir plus de liberté.
Vous saviez parfaitement ce que vous faisiez: l'Empereur actuel avait beaucoup écrit, beaucoup agi en public. Vous l'avez nommé par deux fois à une immense majorité, donc il vous plaisait tel qu'il est.
On dit l'impératrice fort belle; je ne l'ai jamais vue, et ne puis donner mon opinion à ce sujet. De cette beauté vous avez, ô bourgeois! été fiers et heureux. Les journaux de modes et les petits journaux, qui ne le feraient pas s'ils ne pensaient pas vous être agréables, ne vous laissent ignorer aucune de ses toilettes. A chaque instant vous lisez, même dans les journaux politiques: L'Impératrice a présidé le conseil des ministres avec sagesse, cela va sans dire; mais aussi avec une robe de telle étoffe, de telle couleur, et on ajoute la description des «biais», des «volants» des «entre-deux», etc.
Et vous voudriez que votre Impératrice, reine de la mode en France, allât humilier la France à l'étranger, en y montrant des vieux chapeaux et des robes à la mode d'avant-hier!
Il ne faut pas avoir des impératrices, ou il faut s'en faire honneur. Tenez, lisez-moi un peu la petite anecdote que voici:
Vers 1570, à Londres, dans une taverne voisine de ce qui était alors la Bourse, un négociant anglais, nommé Thomas Gresham, prenait silencieusement son pot d'ale, dans un coin.
Son attention fut attirée par la conversation d'un juif allemand qui buvait et fumait à une autre table, avec quelques autres marchands, amis ou connaissances dont il prenait congé.
—Ainsi donc, vous partez, Samuel?
—Que voulez-vous? Voilà trois mois que j'assiège la cour, et je dois prendre pour une victoire, pour un succès, pour un bonheur, d'avoir enfin obtenu un refus formel et définitif.
—Et vous remportez votre perle?
—Oui, certes. La reine l'a gardée quatre jours, et je pense que ce n'est pas sans chagrin qu'elle m'a fait dire, en la rendant, qu'elle ne se décidait pas à faire une si grosse dépense.
—Vous demandiez?...
—Vingt mille livres sterling.
—C'est un denier.
—Bah! de l'argent, ça se trouve, les rois surtout, dans la poche de leurs sujets; mais une perle, unique par sa grosseur, par la perfection de sa forme, par sa couleur, par son éclat et sa limpidité, une perle dont la pareille n'existe pas dans le monde, ce n'est pas une occasion à laisser échapper pour une si grande princesse.
—Et qu'allez-vous faire?
—Je vais aller l'offrir à la cour de France et à la cour d'Espagne, puisque cette pauvre reine n'a pas le moyen.
—Quand partez-vous?
—Ce soir, à la marée.
Tom Gresham prit la parole, et dit au juif:
—Voudriez-vous, monsieur, retarder votre départ d'un jour, et me faire l'honneur de dîner avec moi tantôt; je prends la liberté d'inviter également vos amis et toutes les personnes qui nous entendent. Le dîner aura lieu dans cette salle même où nous sommes, et j'espère qu'il vous satisfera. Nous aurons pour convives quelques amis lapidaires et joailliers devant lesquels vous nous montrerez cette fameuse perle.
—Volontiers. Quant à la perle, je la porte toujours sur moi.
Tous les convives furent exacts. Le dîner était abondant et exquis.
Quand on arriva aux toasts, Thomas Gresham demanda à voir la perle. Le juif la sortit de son escarcelle, et elle fit le tour de la table: les joailliers surtout la considérèrent avec religion, et déclarèrent que le prix de vingt mille livres sterling n'était pas exagéré.
Thomas Gresham tira froidement d'un grand portefeuille la somme de vingt mille livres, la donna au juif, et dit:
—Maintenant la perle est à moi. C'est bien la perle que vous avez dit ce matin être trop chère pour la pauvre reine d'Angleterre?
—Oui.
—Très bien! Messieurs, faites emplir vos verres et nous allons porter un toast.
Sur un signe du marchand, on lui apporta un mortier de marbre, il y mit la perle, la broya, en versa la poussière dans son verre, puis se levant:
—Messieurs, tout le monde debout! Je bois à la santé de la reine Élisabeth (virgin queen), la vierge de la Grande-Bretagne!
Quel est le Français qui ferait cela aujourd'hui pour son impératrice? Et pourtant, on dit qu'Élisabeth était loin d'être belle.
Ah! vous croyez qu'on a pour rien de belles reines et de belles impératrices!
Tenez, Joséphine, qui n'était pas une beauté, mais avait été une des reines de la mode avec madame Tallien, eh bien! une publication assez récente (l'Empire aussi a eu ses Dangeau) établit qu'en brumaire an XIII, Napoléon, qui n'était encore que consul, dut payer à mademoiselle Martin huit cent soixante-quatre francs trente-trois centimes, pour neuf pots de rouge à quatre-vingt-seize francs le pot (je ne comprends pas les treize centimes).
Il n'y avait pas moyen d'y tenir, il fut obligé de se faire empereur un mois après, et le pape le sacra le 2 décembre.
Et on put voir alors qu'elle se privait de rouge, la pauvre! car, sur les mêmes livres, on trouva, pour 1807 et 1808, une nouvelle fourniture de rouge payée en 1809, alors qu'elle était impératrice et allait cesser de l'être. La note monte, pour mademoiselle Martin, à mille sept cent quarante-neuf francs, cinquante-huit centimes.
Et pour mademoiselle Chameton, à six cents soixante-quinze francs, cinquante-cinq centimes.
Mais qu'est-ce que tout cela, en comparaison des reines et des impératrices de l'antiquité?
Tenez, en voici une très belle, qui voyageait aussi en Égypte.
Eh bien! comparez la pompe qui l'entoure à la pompe moderne, mesquine et chicanée, qui va entourer l'Impératrice des Français voyageant dans les mêmes contrées. C'est à rougir de notre mesquinerie, sans avoir à payer des notes chez mademoiselle Martin et chez mademoiselle Chameton.
Feuilletons un gros Plutarque in-folio, traduction d'Amyot, qui fait ma gloire; c'est une édition de 1583, dix ans avant la mort d'Amyot.
Et parlons un peu de Cléopâtre.
«La reine d'Egypte se mit sur le fleuve Cydnus dedans un bateau, dont la pouple étoit d'or, les voiles de pourpre, les rames d'argent, qu'on manioit au son et à la cadence d'une musique de flustes, hautbois, cythres, violes et autres instruments dont on jouait dedans. Et au reste, quant à sa personne, elle étoit couchée dessous un pavillon d'or tissu, vestue et accoustrée toute en la sorte qu'on peint ordinairement Vénus; et auprès d'elle, d'un costé et d'autre de jolis petits enfantelets, habillés ne plus ne moins que les peintres ont accoustumé de portraire les amours, avec des esventaux en leurs mains, dont ils l'esventoyent. Ses femmes et damoiselles semblablement les plus belles estoyent habillées en nymphes néréides qui sont les fées des eaux, et comme les Grâces, les unes appuyées sur le timon, les autres sur les chables et cordages du bateau, duquel il sortait de merveilleusement douces et souefves odeurs de perfums, qui remplissoient les rives toutes couvertes d'une foule innumérable.»
A la bonne heure, ça vaut la peine d'être reine et d'être belle. Tandis qu'aujourd'hui, une impératrice ne peut pas s'habiller mieux, ne peut pas s'habiller autrement que la femme d'un banquier, d'un gros industriel,—disons mieux—que les beautés vénales, maîtresses du public: c'est à dégoûter d'être reine et impératrice.
Croyez-vous que mesdemoiselles Marion et de Lermina, lectrices de Sa Majesté, seront habillées en néréides?
Croyez-vous que mesdames de la Poëze et de Saulcy, ses dames d'honneur, seront en courtes tuniques de pourpre s'arrêtant au genou, appuyées sur les câbles et cordages?
Pas le moins du monde: elles seront habillées comme tout le monde, les voiles du bâtiment seront en toile blanche, et, en fait de «souefves odeurs et perfums», il y aura la fumée de la vapeur.
Pouah!
C'est comme cela aujourd'hui, les peuples ont fait leurs maîtres comme ils ont fait leurs dieux, à leur image; un homme plus grand, plus gros, plus méchant, mais toujours un homme.
Tenez, cette fête du centenaire de Napoléon Ier dont on fait tant de bruit, eh bien! qu'est-ce que cela en comparaison des fêtes que donnaient les Césars romains?
Les mêmes mâts de cocagne, les mêmes saucissons, les mêmes pièces de théâtre jouées entre quelques planches aux Champs-Élysées, par des acteurs de 99e ordre, les spectacles gratis, ceux qu'on donne tous les jours au public moyennant un ou deux francs par personne.
Certes, Napoléon Ier était un grand cueilleur de palmes et de lauriers, un grand guerrier. Il est vrai que dans le jeu qu'il jouait contre le sort, il joua double, triple, quintuple à la fin dans une martingale effrénée, et qu'il a perdu les dernières parties; de sorte que le total se solde pour la France en appoint de défaites, en dépopulation d'hommes et d'argent, en diminution de territoire.
Mais enfin il a tué au moins autant d'hommes que ceux qui en ont tué le plus dans ce genre d'industrie si prisé, si admiré par les hommes.
Je n'ai pas le compte de Napoléon Ier.
Mais César se vantait d'avoir tué onze cent quatre-vingt douze mille hommes, dit Pline, et il ne parle pas des guerres civiles: stragem civilium bellorum non prodendo.
Et Pompée a consacré lui-même dans le temple de Minerve un monument pour qu'on n'oublie pas qu'il a tué, mis en fuite ou forcé à se rendre: fusis, occisis aut in deditionem acceptis douze cent quatre-vingt-trois mille hommes.
Ajoutons, malgré les mensonges des bulletins—qui ne sont pas inventés d'hier,—qu'il faut compter un nombre sinon tout à fait égal, du moins correspondant, de leurs concitoyens, dont ils ne parlent pas.
Si on pouvait prévoir de pareils grands hommes, ne serait-il pas sage, et d'une bonne police, de les étouffer le jour de leur naissance?
Eh bien! quoique Napoléon vaille bien César et Pompée, que sera-ce que ces fêtes du centenaire? Tenez, à côté d'ici, à Nice, le maire-député Malausséna a adressé une proclamation au peuple Niçois, proclamation dans laquelle il annonce qu'on ne reculera devant aucuns frais pour donner à cette fête du grand homme tout l'éclat, toute la magnificence, etc.
Et alors, ça finit par des «courses de vélocipèdes».
Les courses de vélocipèdes manquaient aux Romains.
Mais Pompée, quand il donnait une fête, faisait tuer 600 lions et 410 panthères dans le Cirque. Héliogabale représentait des batailles navales sur des canaux remplis de vin. Néron jetait au peuple des boules de loto avec des numéros qui correspondaient à des lots d'oiseaux, de mets rares, de mesures de blé, de riches vêtements, de l'or, de l'argent, des maisons, des esclaves, des îles, des terres, etc.
Héliogabale, quand il donnait à dîner, faisait mêler des topazes aux lentilles, des perles au riz, des pois d'or aux pois verts, et, à la fin du dîner, il se retirait brusquement, parce que du plafond tombaient des violettes en telle quantité que les convives étaient étouffés dessous.
Le même faisait répandre de la poudre d'or sur le chemin qu'il avait à parcourir pour aller à son cheval ou à sa voiture.
Quand le gouvernement actuel a voulu embellir Paris, l'orner de rues larges et droites, bordées de palais et de casernes, que d'affaires! que de difficultés! que de jugements et expropriations! que d'arbitrages! que de délais! et, après la chose faite, que de critiques, que de réclamations!
Tandis que, du temps des Romains, Néron trouve un jour que les vieux édifices sont laids, que les rues sont étroites et tortueuses. Offensus deformitate veterum ædificiorum et angustiis flexurisque vicorum.
Eh bien! il met tranquillement le feu à la ville incendit et on la reconstruit.
En comparaison de ces grands Césars romains, c'est un bien humble métier aujourd'hui que le métier de roi et d'empereur, et on ne saurait témoigner assez de reconnaissance à ceux qui poussent encore le dévouement pour leur pays assez loin pour en accepter la corvée sans compensation.
Autre point de vue. Octave trahit, tue, proscrit; il s'arrête quand il est fatigué. Eh bien! avec quelques bouts de terre confisqués, avec quelques dîners, quelque peu d'argent distribué à une douzaine d'écrivains et de poètes, il n'a plus tué, il n'a plus proscrit; c'est un dieu.
Louis XIV a refait le même coup. De son temps, ça valait encore la peine, et si la postérité l'a remis à sa taille, c'est par la bêtise de quelques-uns de ses écrivains gagés, qui ont voulu diminuer ses petitesses au lieu de les cacher; de même que, de ce temps-ci, la publication des lettres de l'empereur Napoléon Ier, publication faite par sa famille, a été, pour sa mémoire, un coup terrible.
Mais aujourd'hui le métier n'en vaut plus rien, le gouvernement n'a avec lui, c'est-à-dire à lui, qu'une demi-douzaine d'écrivains de troisième ordre, et, derrière ceux-là, une troupe inconnue.
Pour ce qui est des Virgile, des Ovide, des Horace, des Racine, des Molière, des Corneille de ce temps-ci il faut s'en passer.
Revenons donc à ceci: pour montrer aux populations lointaines de l'Orient une impératrice française avec une magnificence digne de sa beauté et de la vanité de la France, quelques millions, c'est pour rien..., au prix où est le beurre, comme disait Rabelais.
Voilà pour le cas où le voyage en Égypte et en Turquie serait un voyage d'agrément.
Mais si, comme beaucoup le croient, c'est un voyage ayant une portée et un but éminemment politiques et civilisateurs, vous êtes mille fois plus pingres que pleutres.
Si ce voyage a pour but de revendiquer et de reconquérir les saints lieux, Jérusalem, le Saint-Sépulcre; si c'est la dixième croisade, au lieu de chicaner la dépense, supputez l'économie en vous rappelant un peu les autres.
Surtout si cette croisade et cette revendication de Jérusalem ont pour résultat de résoudre la grande difficulté de Rome.
Si l'on a pris en considération une idée que j'ai émise ici même.
Si Jérusalem, rendue par le Sultan et le titre de roi de Jérusalem donné par le roi Victor-Emmanuel, qui le porte dans ses titres, on décide ensuite le pape à aller établir le siège de l'Église là où fut son berceau, à aller garder lui-même le Saint-Sépulcre, Rome redevient naturellement la capitale de l'Italie, sans secousse, sans révolution et la parole de la France est dégagée.
En ce cas-là, chicanez donc sur vos mauvais millions.
Voyez ce que vous ont coûté les autres croisades.
A la deuxième croisade, la femme de Louis VII, Éléonore d'Aquitaine, mène une vie tellement gaie, que le roi la répudie, qu'elle épouse Henry, duc de Normandie, qui devient roi d'Angleterre, lui porte en dot les plus belles provinces de France, et cause entre les deux nations plus de deux cents ans de terribles guerres.
Il y avait alors quelque chose de bien commode pour les rois. Aujourd'hui, si un irrespectueux, un maladroit, un impie attaque la majesté royale, on ne peut que le mettre en jugement et le condamner à l'amende et à la prison, tandis qu'en ce temps-là, le pape vous l'excommuniait bel et bien.
A la troisième croisade, Philippe Auguste lève la saladine, l'impôt du dixième des meubles et immeubles et des revenus de ses sujets.
A la septième, Louis IX, qui fut assez s...aint pour faire deux fois la même s...ainteté, se laisse prendre et il faut donner 8 000 besans d'or pour sa rançon, à peu près huit millions comme on croit les dépenser aujourd'hui, mais on a de plus les frais de la guerre, et la perte des hommes tués par le cimeterre des Sarrasins et par la peste.
Pour la neuvième croisade, celle contre les Albigeois, le crime odieux du pape Innocent III, qui donna la croix aux fanatiques, et de l'église catholique,—cette croisade des chrétiens contre les chrétiens, des Français contre les Français, pendant laquelle, rien que dans la ville de Béziers, en 1209, on massacre 60 000 hommes: je pense qu'elle a coûté assez cher.
D'autres politiques veulent voir dans le voyage d'agrément de l'impératrice un voyage de distraction... politique.
L'impératrice est Espagnole, et d'une piété qui ne peut que s'accroître à ce moment de la vie dont elle doit approcher, où la beauté ayant acquis tout son développement, tout son épanouissement, n'a plus aucune chance de croître encore: et les femmes aiment à s'occuper d'autre chose.
Les prêtres, dit-on, l'attendent là, et, déjà, comptent sur son influence légitime pour faire prolonger l'occupation de Rome. Quelques essais, à ce sujet, assure-t-on, leur ont déjà réussi.
D'autre part, l'occupation de Rome devient bien embarrassante, et on profiterait de ce que l'impératrice serait... sortie, pour prendre un parti auquel, présente, elle mettrait obstacle.
Tout cela n'est peut-être pas vrai, peut-être même faudra-t-il retrancher quelques centimes des huit millions.
Mon but, en traitant ce sujet, a été simplement de reprocher aux huit millions de Français qui ont élu Louis-Napoléon, leur pingrerie et leur pleutrerie; ils n'étaient pas forcés d'avoir un empereur, ils l'ont élu volontairement, ils ont voulu en avoir un. Leurs plaintes et leurs chicanes, aujourd'hui, sont du plus mauvais goût; ils n'ont même pas un franc à donner par tête, car nous qui n'avons pas voté avec eux, nous en donnerons notre part.
Allons, j'ai pitié des faiseurs de cantates, et je vais leur dire les rimes que je sais à pingres et à pleutres.
Malingres et Ingres pour la première; feutres et neutres pour la seconde.
Du reste, le sujet et le point de vue que je leur fournis les sortiraient un peu du vulgaire et du ressassé.—J'attends des remerciements.
«M. de Lamartine a été contre les fortifications courageux et éloquent, M. Dufaure a été vrai et raisonnable, mais n'a pas tardé à s'en repentir, M. Garnier-Pagès[7] a été non seulement spirituel et sensé, mais il s'est intrépidement séparé de son parti, etc...........»
Je disais encore:
«Paris sans fortifications peut être pris, mais impossible à garder.»
Puis j'ajoutais,—et là j'ai été glorieusement démenti par les Parisiens:
«Paris fortifié au prix de la fortune publique, Paris attaqué ne tiendra pas une semaine;—que les fraises manquent pendant trois jours, et Paris ouvrira ses portes.»
J'ai assez, pendant trente ans, dit la vérité, prédit ce qui devait arriver pour n'être pas embarrassé de dire: cette fois je me suis trompé.
Plaidons cependant les circonstances atténuantes:
Si vous voulez ne prendre ma phrase que pour une hyperbole et lui accorder l'indulgence que l'on a pour les hyperboles, en se réservant de les réduire à une proportion légitime et raisonnable,—vous y verrez alors que ce qui devait faire succomber Paris ce n'était pas le défaut ou l'insuffisance des fortifications, c'était la famine;—les Prussiens ne sont pas entrés de vive force dans Paris;—Paris s'est rendu après avoir souffert de la faim et après avoir élevé l'habitude de manger des rats et l'habitude aussi de ne pas manger aux proportions de l'héroïsme et même d'une mode.
Les fortifications eussent été doubles, triples,—elles n'eussent pas arrêté la famine.
Pendant que je fais ma confession, je dois la faire entière.
«Les propriétaires, disais-je, ne voudront pas exposer leurs maisons: aussitôt qu'une bombe descendra par la cheminée se mêler aux légumes du pot-au-feu,—ils capituleront.»
«Ceux qui se battront à Paris sont ceux qui n'y possèdent rien.»
Presque autant d'erreurs que de mots, la classe aisée et la classe riche, ont fourni pour une grande part les traits individuels de dévouement et même d'héroïsme qui, s'ils n'ont pas sauvé la France, ont sauvé l'honneur du nom et du caractère français,—tandis qu'une partie du peuple,—une faible partie je veux le croire,—enivrée, empoisonnée, abrutie par les orateurs de club et de balcon, se réservait pour la guerre civile, l'assassinat, le vol et l'incendie.
Tout en reconnaissant que je me suis trompé sur les détails,—je persiste à me montrer contraire aux fortifications de Paris—et je répéterais encore aujourd'hui ce que je disais alors:
«Paris non fortifié, c'est le roi des échecs,—quand il est mat la partie est perdue, on ne le prend pas.
»Paris c'est une ville de rendez-vous pour le monde entier, c'est la capitale du plaisir, de l'esprit, etc.
»C'est là que viennent se reposer les Rois exilés par les peuples, et les peuples destitués par les Rois;—c'est là que de toute part on vient étaler ses joies et cacher ses misères.
»Paris c'est la grande canongate du monde entier.
»L'ennemi! mais, Parisiens, mes bons amis, il est au milieu de vous;—l'invasion! mais elle est faite;—votre ville! mais elle est prise par les brouillons, par les bavards, par les ambitieux de bas étage, par les avocats plus ou moins parvenus, par les fabricants de chandelles enrichis et mécontents.
»Invasion plus cruelle mille fois que celle de l'étranger, car l'étranger respecterait Paris;—Paris où il vient s'amuser.—Paris son rêve, son Eldorado,—Paris qui appartient au monde et auquel le monde appartient.
Et là,—je ne me trompais pas assez;—Paris pris, mat;—les Prussiens s'en sont retournés;—peut-être craignaient-ils plus les Parisiens dans leurs murs que derrière leurs murs. Toujours est-il qu'ils s'en sont retournés;—le roi-Paris était mat, la partie était perdue pour nous; nous avons payé l'enjeu énorme mis sur table par l'empire—et doublé, quand la partie était évidemment perdue, par Me Gambetta et consorts.
Mais Paris a cependant subi réellement le sort d'une ville assiégée et prise par les Barbares,—mais ce ne sont pas les Prussiens qui ont tué les prêtres, les sénateurs et les généraux;—ce ne sont pas les Prussiens qui ont incendié les monuments de Paris.
Ce sont les électeurs de Me Gambetta;—c'est cette queue de piliers d'estaminet, de souteneurs de filles, de gredins, de voleurs, d'assassins, dont Me Gambetta a osé dire en pleine Assemblée des représentants de la France qu'il ne voulait pas se séparer.
En quoi il ne disait cependant pas la vérité, car il a eu soin de se séparer d'eux lorsqu'ils ont dû faire le coup de fusil; il s'est séparé d'eux lorsqu'ils lui criaient du fond des cachots:—O vous dont les paroles nous ont conduits où nous sommes, venez nous défendre, venez parler pour nous.
Je redirais encore aujourd'hui ce que je disais en 1841.
«Les grands peuples libres se sont défendus avec des murailles de poitrines et de bras—les peuples dégénérés, fatigués, déchus, se cachent derrière des montagnes de pierre.»
Les murailles de poitrines et de bras—que le canon peut abattre, mais que le tambour relève.
Aujourd'hui, toute ville, toute capitale assiégée surtout, se rend dans un temps plus ou moins long, si elle ne reçoit pas de secours du dehors.—Et je dis: les capitales surtout, parce que l'agrandissement incessant qu'elles subissent, et l'agglomération de la population les condamnent rapidement à la famine.
On a plus ou moins fortifié toutes les capitales, et à bien peu d'exceptions près, chaque fois qu'un peuple a laissé arriver l'ennemi jusque devant sa capitale, elle a été prise.
Londres—dans une île cependant, sans parler de l'invasion de Jules César, a été prise par les Danois, en 1013, et par les Normands, en 1066.
Vienne a été prise par Rodolphe Ier, en 1277; par Mathias Corvin, en 1485; sans Sobieski, les Turcs la prenaient en 1683; les Français l'ont prise en 1805 et en 1809.
Moscou a été prise en 1367, en 1382, en 1408, en 1451 et en 1477 par les Tartares; en 1611 par les Polonais; en 1812, par les Français.
Madrid, par les Maures, en 1109; par les Français en 1808.
Turin, saccagée par Annibal et prise par les Français en 1640, en 1796, en 1798, en 1800.
Berlin a été prise par les Autrichiens et les Russes, en 1760, et par les Français, en 1806.
Lisbonne, par les Maures, au VIIIe siècle; reprise aux Maures par Alphonse, en 1145 et par les Français en 1807.
Et Paris—Paris fut sauvé, dit-on, par une sainte Geneviève, lorsque Attila faisait mine de l'attaquer; mais il fut pris en 486 par Clovis; en 1420, par les Anglais; en 1593, par Henri IV; puis en 1814, en 1815 et en 1871.
Parlerons-nous des capitales anciennes;—de Rome, prise par les Gaulois;—de Carthage, détruite par Scipion, l'an de Rome 146, détruite de nouveau par les Vandales en 439 et par les Arabes en 693;—d'Athènes, prise par les Lacédémoniens et plus tard par Sylla.
Oui, mais pour faire remarquer que
Sparte, la ville sans murailles,
Seule n'a jamais été prise tant qu'il y a eu des Spartiates,—et que ce ne fut qu'en 1460 que Mahomet II s'en empara et en 1463 que Sigismond-Malatesta la brûla de rage de ne pouvoir la prendre; mais alors, en 1460 et en 1463, il y avait plusieurs siècles qu'elle n'existait plus.
La presse, depuis l'invention des reporters et l'émulation qui s'établit entre eux, met tout le monde dans une maison de verre, et de verre grossissant. Je crois qu'il n'est personne, je parle de ceux dont la vie est le plus simple, pure, honnête, qui aime à penser que ce qu'il fait dans les vingt-quatre heures, jour et nuit, sera imprimé et raconté et publié.
Dernièrement, je voyais rapporter dans un journal un propos tenu à table par un des convives;—cette publicité avait changé la nature du propos, qui, jeté au milieu de cent autres dans un dîner, n'était qu'une fusée éteinte en parlant, mais imprimée devenait une insulte que son auteur n'avait pas voulu faire. Le convive réclama,—le reporter répliqua en établissant la véracité de son assertion, et en prenant à témoins et les autres convives et le maître de la maison. Il me semble que l'hospitalité souffre beaucoup de semblables procédés, que toute liberté est ainsi enlevée aux improvisations gaies d'un repas en commun,—que c'est un attentat contre les plaisirs de la société.
Et ajoutons plus sérieusement:
Un manque de loyauté.
Chez les anciens, ce qui s'était dit à table ne devait pas être répété au dehors;—je ne sais plus si c'est Plutarque qui a dit:
«Je hais le convive qui a trop de mémoire.»
Dans beaucoup de salles à manger alors et depuis, une rose était sculptée ou peinte au milieu du plafond et au-dessus de la table.
La rose était l'emblème du silence.—Harpocrate, le dieu muet, que les anciens plaçaient à la porte des temples et sur leurs cachets,—est presque toujours représenté avec une rose à la main.—Les poètes ont dit que cette rose lui avait été donnée par l'Amour, pour qu'il ne divulgât pas une aventure dont le hasard l'avait rendu témoin.
Newton, explique une locution familière aux Allemands et aux Anglais «sous la rose», ou «ceci soit dit sous la rose».
«Quand d'aimables et gais compagnons, se réunissent pour faire bonne chère, ils conviennent qu'aucun des joyeux propos tenus pendant le repas ne sera divulgué, et la phrase qu'ils emploient,—est que ces propos sont tenus «sous la rose»,—on a coutume, en effet, de suspendre une rose au-dessus de la table, afin de rappeler à la compagnie l'obligation du secret.»
Peacham, dans son ouvrage intitulé: «La vérité de notre temps—the truth of our times», rapporte qu'il a vu souvent (1638), en beaucoup d'endroits de l'Angleterre et des Pays-Bas, une rose peinte au milieu du plafond de la salle à manger.
J'ai lu autrefois que M. de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, refusa de faire, selon l'usage, l'éloge de son prédécesseur..... parce qu'il était roturier.
On vient d'ériger sur une des places de Paris une statue équestre, destinée à consacrer la mémoire légendaire de la Pucelle d'Orléans.
Je regrette qu'on n'ait pas pensé à une chose: Un jour que je visitais le château d'Eu, je vis sur une cheminée une petite statuette, ouvrage de la princesse Marie, fille du roi Louis-Philippe, qui était morte quelque temps auparavant.
Cette statuette n'est pas celle que l'on connaît et qui a été reproduite à un si grand nombre d'exemplaires. Dans celle dont je parle, la Pucelle est à cheval; elle vient de frapper de sa hache un Anglais qui est étendu devant les pieds du cheval;—elle est à la fois glorieuse et saisie d'épouvante de son premier meurtre,—elle retient d'une main son cheval qui s'irrite,—elle ne veut pas qu'il marche sur l'ennemi vaincu,—son autre main laisse pendre sa hache teinte de sang pour la première fois. Son attitude, son visage expriment à la fois l'orgueil, l'horreur, l'étonnement.
J'aurais voulu qu'on choisît cette statue pour le monument élevé à Jeanne d'Arc.
L'État, marchand d'allumettes, n'a peut-être pas fait d'aussi bonnes affaires qu'on le lui avait promis,—parce que, avant de vendre, il faut beaucoup payer,—sans parler de la fraude qu'encourage, par de magnifiques primes, ce système absurde d'impôts variés,—et que les marchands, réputés honnêtes, ne se font que peu ou point de scrupules de pratiquer directement ou indirectement.
La Banque de France a pensé que si la France pouvait, sans honte, se faire marchande d'allumettes, elle pouvait, elle, à plus forte raison et sans déroger, entreprendre une petite industrie à peu près de même valeur.
Depuis quelque temps, elle vend de petits sacs de toile sur lesquels elle ne doit pas gagner moins de 75 à 100 pour 100,—la question serait d'en vendre assez, et ce serait une de ses plus fructueuses opérations.
La Banque semble s'efforcer de retirer les petites coupures de ses billets;—on dit qu'elle est effrayée du nombre de billets faux de cinq et de vingt francs qui sont en circulation.
Tous les journaux parlent d'une trouvaille faite par des enfants, de faux billets de vingt francs d'une imitation parfaite, pour une somme de cent mille francs selon les uns, de deux cent mille selon les autres.
Pourquoi cette préférence des faussaires pour les petits billets, qui nécessitent un travail plus souvent répété pour les faire, et des risques plus multipliés pour les faire passer?
J'en sais deux causes; il y en a peut-être d'autres.
La première est que l'on reçoit un billet de vingt francs et surtout un billet de cinq francs sans beaucoup l'examiner,—il n'en est pas de même des billets—de mille, de cinq cents, etc.
La seconde cause est que ces billets sont horriblement mal fabriqués,—imprimés sur le premier papier venu, tantôt mince, tantôt épais et se déchirant facilement—l'imitation en est beaucoup plus facile.
Il faut dire que, à part nos billets de mille et de cinq cents francs, qui sont bien fabriqués et présentent des difficultés presque insurmontables aux contrefacteurs, les billets de la Banque de France sont les plus laids et les plus faciles à contrefaire qu'il y ait en Europe.
J'ai vu l'autre jour des billets russes;—au centre est un beau portrait de Catherine II;—la couleur des billets est celle du prisme, de l'arc-en-ciel ou d'une bulle de savon;—des nuances rouges, bleues, etc., fondues et ineffaçables, car j'ai demandé à voir un billet ancien pour le comparer au neuf qu'on me montrait; les couleurs de celui qui avait circulé pendant plusieurs années n'étaient que légèrement pâlies.—Les billets américains sont remarquables par la perfection de la gravure; les portraits de Francklin, de Washington, et d'autres présidents font plaisir à regarder comme des miniatures.
De plus, les uns et les autres peuvent se chiffonner comme du linge, mais ne se déchirent pas comme les billets français et italiens.
Pour pouvoir retirer ces billets sans une précipitation et un scandale qui les déprécieraient, on a fait frapper pour une grosse somme de pièces de cent sous, cette monnaie qui rappelle par son poids, la monnaie de fer des Spartiates.
Or, je pense qu'il en est à Paris et dans les succursales comme à Nice; si on change à la Banque un billet de mille ou de cinq cents francs, il faut prendre la moitié de la somme en pièces de cent sous.
Pour moi—c'est avec certain plaisir que j'ai reçu l'autre jour quelques-unes de ces bonnes grosses pièces qui avaient, dans ces derniers temps, presque disparu—et je n'ai pu m'empêcher de songer combien cette pièce de cent sous a perdu de sa valeur ou combien les choses qui s'achètent sont devenues plus chères.
Je me suis rappelé le temps où, avec une pièce de cent sous dans ma poche, j'invitais hardiment trois amis à dîner avec moi, rue Neuve-des-Petits-Champs ou cour des Fontaines;—quatre amis si le festin avait lieu chez Flicoteau, au quartier Latin;—cinq, si c'était à Saint-Ouen;—le repas se composant à Saint-Ouen d'un énorme pain et de cervelas et du vin rose et un peu pointu d'Argenteuil, à cinq sous le litre,—et ces repas sont des meilleurs dont je me souvienne.
Et j'ai rapproché ce souvenir d'un autre souvenir récent—c'est que, à mon dernier voyage à Paris, me trouvant un matin sur le boulevard, j'entrai au café Anglais et demandai à déjeuner, j'étais préoccupé, je lisais et me contentais de répondre par un signe de tête affirmatif aux questions du garçon qui me servait.—Je m'arrêtai quand je n'eus plus faim et demandai la carte à payer—dix-huit francs—notez que je n'avais bu que de la bière.
Je ne m'en suis pas consolé,—je ne m'en consolerai jamais; ce fut et c'est encore pour moi un chagrin, une humiliation, un remords.—Je me comparai en rougissant à Lucullus, à Trimalcion, à Vitellius, à Grimod de la Reynière, à tous les gourmands célèbres;—je pensai à combien de mes vieux amis d'autrefois j'aurai pu, il y a trente ans, donner à déjeuner avec dix-huit francs—et quel bon déjeuner—dans l'île de Saint-Ouen ou de Saint-Denis—dans la grande herbe fleurie et parfumée.
Je me rappelai mes bons dîners—je n'appelle pas un «bon dîner» un dîner qu'on mange seul, et je sais combien la gaieté, la confiance et l'abandon sont pour beaucoup dans un dîner;—aucun n'avait coûté dix-huit francs;—j'étais si honteux, si bourrelé, que je fis vœu de ne refuser pendant vingt-quatre heures l'aumône à aucun mendiant,—et que je donnai quelques sous à des enfants pauvrement vêtus que je vis assis sur un escalier et qui ne me demandaient rien.
L'argent déjà n'est qu'un signe représentatif;—sa valeur n'est qu'une convention;—en effet, on serait bien embarrassé à l'heure du dîner, si on ne trouvait que des pièces de cinq ou de vingt francs en échange des siennes;—mais, enfin, la convention est ancienne, et, d'ailleurs, le métal, l'or et l'argent sont agréables aux yeux,—le son de l'or est agréable à l'oreille (que cette assertion ne me fasse pas prendre pour un avare),—d'ailleurs, un avare sérieux n'oserait pas faire sonner son or—ça pourrait le trahir.
Mais, les billets! quand on pense que contre un tas suffisant de ces carrés de papier—on peut avoir des forêts sombres, des prairies embaumées, des rivières murmurantes,—des bois de rosiers, des champs de jonquilles, d'anémones, etc.
Je ne veux pas parler des femmes,—c'est si hideux de penser qu'une femme se vend—et, d'ailleurs, j'ai là-dessus des idées très arrêtées qu'il serait bien sain et bien moral que tout le monde partageât,—c'est qu'une femme qu'on paye ne vaut jamais que cinq francs,—pour ceux qui ont le malheur d'aimer et d'acheter l'amour tout fait et d'occasion.
Donc,—le papier est un signe représentatif très médiocre, très laid et qui a beaucoup plus de chances de destruction que l'or et l'argent;—le feu et l'eau peuvent le détruire—et l'imitation en est beaucoup plus facile que celle des espèces monnayées.
Eh bien, j'ai vu presque tout le monde embarrassé et un peu contrarié de la réapparition de la pièce de cinq francs; en effet, cinq cents francs de cette monnaie c'est un poids—et ça ne peut se porter que visiblement:—un homme qui vient de changer un billet de mille francs à la Banque et qui reçoit forcément cinq cents francs en pièces de cinq francs est obligé de rentrer chez lui pour se débarrasser du fardeau.
Cette contrariété étrange qui a accueilli la résurrection de la pièce de cinq francs—s'explique en partie par une considération que je constatais tout à l'heure, l'augmentation du prix de tout.—Il y a trente ans, un homme aisé sortait plein de sécurité à l'égard des dépenses possibles avec quatre ou six pièces de cinq francs réparties entre les deux poches de son gilet; le même n'oserait sortir aujourd'hui sans avoir cent francs dans sa poche: avec cent francs on est chargé, à mon avis, comme un mulet.
En vérité, je vous le dis, ou plutôt je vous le redis: Si, dans la loi électorale que vous élaborez, vous n'établissez pas la condition du domicile pour les candidats,—vous verrez de nouveau les Barodet élus à Paris, et les Ranc à Lyon;—vous verrez, à la honte et au danger du pays, Me Challemel, élu quatre fois,—Me Gambetta, trois ou quatre fois.—Il y a trois mois, j'aurais dit six fois et peut-être davantage, mais pour le moment il est fort descendu dans la popularité.
Vous verrez élire par le peuple souverain, et Vermesh, et Cluseret, et Pascal Grousset, et les deux Gaillard.
L'article de loi à faire à ce sujet est bien simple et impossible à contredire, je vous l'ai déjà donné:
Attendu que, pour représenter un département, ou mieux un arrondissement et ses intérêts, il faut les connaître;
Attendu que, pour choisir un représentant, il faut le connaître;
Ne pourra être élu représentant d'un arrondissement qu'un habitant réel ayant au moins cinq années de domicile réel dans l'arrondissement.
Avez-vous, étant enfant, joué au bouchon?
Avez-vous joué à la boule?
Avez-vous seulement aux Champs-Élysées regardé jouer à la boule?
Eh bien!
Au bouchon, on place, sur un bouchon debout, la mise en sous de chacun des joueurs; puis, d'une distance convenue, chacun essaye à son tour, en lançant une pièce de deux sous ou de cinq francs, d'abattre le bouchon et de faire tomber, en les éparpillant plus ou moins, les pièces qui sont dessus;—mais, avant de «couper» c'est-à-dire de renverser le bouchon, le joueur a soin de jeter une autre pièce qu'il doit placer le plus près possible du bouchon,—parce que les sous tombés appartiennent à la pièce qui en sera le plus près.
Aux boules il s'agit également, d'une distance fixée, de placer une de ses boules le plus près possible d'une boule plus petite qui sert de but.
Mais, si une des deux boules est destinée à occuper cette place, l'autre est employée à «tirer», c'est-à-dire à repousser, à enlever la boule trop bien placée de l'adversaire.
Eh bien, un des malheurs de notre pays—c'est que tous les joueurs sont des coupeurs et des tireurs,—savent renverser le bouchon—savent écarter la boule de l'adversaire—mais ne savent ni placer la première pièce, ni la première boule.
En d'autres termes—tous sapeurs, habiles à démolir, aucun architecte ni maçon.
Ce n'est pas seulement par la politique que nous redescendons et manifestons une rechute en sauvagerie.
Je voyais l'autre jour, dans un compartiment d'un wagon de première classe de chemin de fer, un jeune homme «bien mis», qui n'avait l'air ni plus bête ni plus grossier que beaucoup d'autres, s'étaler sur sa banquette et mettre ses pieds sur la banquette en face de lui,—sans songer que, à cette place salie par ses bottes, à la première station, un voyageur, une femme peut-être, pouvait venir s'asseoir.—Et ce n'est pas une exception, une excentricité; cette rusticité égoïste se montre à chaque instant.
J'avoue que je m'accoutume difficilement à des actes pareils, et qu'il m'arrive parfois de désirer que ces grossièretés générales se particularisent assez à mon égard, pour que j'aie le droit de m'en fâcher sans trop étonner les gens qui le plus souvent sont naïvement grossiers, sans méchanceté, et par un égoïsme imbécile,—et aussi par la suite de la vie des cercles et des cafés où on vit entre hommes,—hors de la société des femmes, société qui seule peut achever l'éducation d'un homme;—quand je parle de la société des femmes, je ne parle pas des femmes qu'on paye, je parle de celles auxquelles il faut plaire.
Chez les Romains, les femmes gardaient leur nom,—mais, si elles ne prenaient pas le nom de leur mari, elles ne prenaient pas non plus les titres de leurs fonctions et de leurs dignités.
La femme d'un consul n'était pas madame la consule, la femme d'un sénateur ou d'un dictateur ou d'un tribun, madame la sénatrice, la dictatrice, la tribune.
Je comprends que, dans la société moderne, avec l'invention de la noblesse héréditaire, une femme prenne le titre de son mari.—La noblesse, par une convention étrange, étant plus honorée à mesure qu'elle s'éloigne des actes qui l'ont méritée,—cette noblesse n'entraîne pas des fonctions qu'une femme ne puisse remplir aussi bien que l'homme;—mais la femme d'un général, d'un amiral, d'un ministre,—s'appelant madame la générale, l'amirale, on n'ose pas dire la ministresse,—cela n'a aucune raison d'être,—ces titres désignant des fonctions que les femmes ne partagent pas.
A propos de la noblesse,—un descendant d'un héros du moyen âge est de beaucoup plus noble que celui de ses ancêtres qui a gagné la noblesse.
Si on avait le sens commun on ne proscrirait pas la noblesse héréditaire,—c'est un grand encouragement et une belle récompense que de laisser à ses enfants un nom glorieux et honoré.
Mais on ferait, en sens inverse, ce qu'on fait pour les hommes de couleur,—l'enfant d'un blanc et d'une négresse est mulâtre,—l'enfant du mulâtre est quarteron, l'enfant du quarteron est, je crois, métis,—puis la marque bleuâtre des ongles disparaît, et les descendants d'un nègre sont réputés blancs après un nombre suffisant de générations;—de même, le fils du duc serait marquis ou comte, le fils du comte, baron,—à la seconde génération ils seraient chevaliers,—à la troisième, ceux qui voudraient être nobles se mettraient en mesure de gagner à leur tour la noblesse pour eux et pour les deux générations qui leur succéderaient.
On a souvent répété que Buffon avait un tel culte pour la nature, pour sa plume et pour lui-même, qu'il n'écrivait qu'en habit habillé avec des manchettes.
J'ai entendu citer une femme qui respectait si fort l'amour, qu'elle n'écrivait jamais à son amant qu'après s'être baignée, parfumée et mise en grande toilette.
Les besoins et les habitudes se sont graduellement si fort accrus et exaspérés, qu'un partage égal des choses destinées à les satisfaire semblerait aujourd'hui rendre tout le monde misérable;—de là cette situation sociale plus triste et plus terrible que, pour que quelques-uns aient assez à leur gré, il faut qu'un grand nombre aient insuffisamment, et un autre grand nombre n'aient rien du tout, de sorte que la vie n'est plus une loterie où il y a de petits et de gros lots,—mais un certain nombre de gros lots, et une très grande quantité de billets blancs et de billets d'attrape, comme se plaisait à en faire Héliogabale, selon l'historien Lampride,—certains billets donnant des maisons de campagne, ou dix livres d'or,—et certains autres dix laitues ou dix mouches.
Si bien que dans les rêves de bouleversement de la société que font les déshérités, les paresseux et ceux qu'on appelle les «partageux», ils ne pensent plus à partager,—les morceaux leur sembleraient trop petits,—mais à dépouiller les autres plus favorisés, et à prendre à leur tour les gros lots.
Sans aller si loin, il y a des professions et des intérêts qui ne peuvent «aller» et obtenir satisfaction qu'au détriment d'une partie de la société; il est telle profession dont ceux qui l'exercent considéreraient comme mauvaise année, une année de disette et de famine, l'année où les hommes négligeraient de s'entre-dévorer par des procès.
Telle autre où on appellerait année funeste, celle où il n'y aurait ni épidémie, ni maladies et où tout le monde se porterait bien.
C'est surtout à l'égard des pauvres qu'on risque d'être injuste, si on n'est que juste, et si on ne met pas, comme un appoint de poids et une tare, la charité dans le plateau de la balance.
Un pauvre demande l'aumône à la porte d'une église,—une femme qui en sort, lui répond: «Dieu vous assiste.
—Madame, dit un passant, vous renvoyez ce pauvre à la Providence; vous ne comprenez donc pas que c'est la Providence qui vous l'envoie.»
De tous temps les artisans de troubles et de séditions ont pris soit «la liberté de tous», soit le «bien public», pour prétexte et pour enseigne.
Sans remonter aux Grecs et aux Romains, chez lesquels, comme le dit Salluste de Catilina et de ses complices:
«Chacun ne songeait qu'à se rendre riche et puissant, sous ombre d'amour du bien public»;
Commines explique, dans ses Mémoires, que dans la guerre que les princes et les seigneurs firent à Louis XI pour «le bien public du royaume», le duc de Berry appelait le «bien public» qu'on lui donnât la Normandie en apanage, et le comte de Charolais entendait par ces mêmes mots de «bien public» qu'on lui livrât les villes sur la rivière de Somme,—Amiens, Abbeville, Péronne, etc.
On s'étonne habituellement de voir les princes, et, à leur imitation, les gens en place, rechercher et aimer les hommes médiocres;—Louis XIV a vendu et livré le secret, en disant à un homme qui lui demandait justice et établissait des droits,—«Il n'y a pas de droits, sous mon règne, tout est faveur.»
Les princes et les hommes en place veulent qu'on leur soit obligé et redevable de tout.—En élevant un homme considérable, ils ne feraient que rendre justice, tandis qu'en protégeant, en comblant un médiocre, ils accordent une grâce qui leur rend l'homme dépendant et servile,—ce qu'exprime très bien la locution assez populaire «se faire des créatures».
Cependant «la vraie science du gouvernement, c'est la science ou l'instinct du choix».
La république comme l'entendent trop de gens en France ne consiste pas à vivre sous des lois justes et égales, mais à s'emparer à son tour des places, de l'argent, des honneurs et des abus qu'on ne combat pas pour les renverser, mais pour les conquérir.
Je ne sais plus qui, vers 1790, exprimait nettement cette situation en disant: «Louis XVI était, il y a quelques mois, Roi et maître de vingt-quatre millions de sujets,—aujourd'hui il est le seul sujet de vingt-quatre millions de Rois».
Alors comme aujourd'hui la difficulté était de savoir comment cette nation de potentats poserait les limites de ses vingt-quatre millions ou trente millions d'empires.
Voici pour les journaux légitimistes le vrai moment de restaurer un mot raconté autrefois par une gazette allemande, vers 1810; qu'ils se hâtent, car les bonapartistes pourraient le prendre pour le fils de Napoléon III:
«Le comte de Provence, depuis Louis XVIII, étant en exil, fut invité à assister au couronnement d'une rosière dans une ville qui s'appelle comme... Blankenberg; il posa la couronne sur la tête de la jeune fille qui fit une belle révérence, et dit: «Monseigneur, Dieu vous le rende.»
Être bien mise pour une femme, c'est s'habiller autant d'après sa situation de fortune que d'après sa taille, son teint, la couleur de ses cheveux et celle de ses yeux:—tout doit être harmonie.—Le goût et la distinction suppléent la richesse et souvent triomphent d'elle.
Combien de publications à propos de la mode, dans les journaux ou ailleurs,—persuadent aux femmes qu'il faut—avoir tant de robes, tant de chapeaux,—et de telles robes, et de tels chapeaux;—c'est cher, mais on ne peut pas faire autrement,—c'est de toute nécessité,—c'est impossible,—mais ce n'est pas une raison, il le faut.