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Bourdonnements

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. . . . . . . . . . . . . . . . . . .Je m'indigne à l'aspect
De femmes, que le monde accueille avec respect;
Telle a su se placer, par un bon mariage,
Courtisane prudente, à l'abri du chômage;
Ça s'appelle une «femme honnête», du mari,
Des enfants, du foyer ne prenant nul souci;
Et, ne s'informant pas si, pour parer l'idole,
Le pauvre époux—travaille... emprunte... joue... ou vole.
—Les filles... on les quitte alors que leur beauté
Ou le caprice passe.—A perpétuité,
La «femme honnête», infirme et laide devenue,
A, le code à la main, droit d'être... entretenue;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le bonheur légitime... est si cher aujourd'hui,
Qu'on n'ose plus aimer que la femme d'autrui;
Et, pour peu qu'un jeune homme ait d'ordre et de conduite,
Au banquet de l'amour il vit en parasite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On raconte du shah de Perse une remarque singulière. «—Qu'est-ce qui vous a le plus frappé dans votre voyage en France? lui demanda une femme.

—C'est notre folie d'entretenir à grands frais des harems où nous nourrissons, habillons, etc., sous la garde d'eunuques, de nombreuses femmes qui ne nous aiment pas et que nous n'aimons guère,—avec lesquelles nous n'éprouvons jamais ni une incertitude, ni une émotion, le désir étant très certainement suivi et quelquefois précédé de la possession,—tandis qu'en France, sans eunuques, sans sérail fermé, chaque Français a ses femmes, son harem éparpillé bien plus nombreux que les nôtres, dans les maisons de ses amis et connaissances; femmes gardées, nourries, habillées par lesdits amis et lesdites connaissances.

Vivant comme je vis, comme j'ai presque toujours vécu, le plus souvent solitaire, à la campagne, dans les bois, sur les plages de la mer, en face des merveilles de la nature,—bien plus grandes encore pour ceux qui les étudient que pour ceux qui ne font que les contempler;—j'ai dû souvent penser au créateur souverain,—jamais, je ne me suis permis de lui donner un corps, ni une forme,—d'en faire un homme agrandi et grossi, de lui attribuer mes idées, mes passions, mes faiblesses.

Me servant des sentiments et de la raison qu'il m'a donnés, et heureux de trouver d'accord et les sentiments et la raison,—j'ai supposé, j'ai cru qu'il est tout-puissant, souverainement juste, souverainement bon,—ces deux dernières qualités dérivant naturellement de la première.

J'ai beaucoup médité sur cet Être suprême;—mais, quand j'ai vu que:

De même que, quand on regarde le soleil, on voit d'abord rouge, puis noir, et on voit voltiger et danser devant les yeux, comme des myriades d'étincelles blanches; de même, quand on veut scruter certains arcanes, s'enfoncer dans certaines méditations, l'esprit aussi s'éblouit, voit des flammes et de l'ombre, puis sautillantes des folies, des sottises, des saugrenuités.

J'ai accepté ces bornes à la vue de l'esprit, comme celles imposées à la vue des yeux;—je me suis soumis, et ne me suis plus permis de me livrer à ces méditations sans résultat possible, que de loin en loin.

Dans les choses humaines, en effet, le contraire du faux est vrai;—mais, il est des questions sur lesquelles l'esprit ne peut concevoir ni l'un ni l'autre des deux contraires.

Ainsi l'univers, je ne dis pas notre monde, je dis l'univers, a-t-il eu un commencement, aura-t-il une fin?

Si on se dit oui, on se demande: et avant ce commencement, et après la fin?

Si on se répond non,—cette pensée de toujours en avant et en arrière donne le vertige,—nous ne pouvons résoudre ni l'une ni l'autre des deux hypothèses contradictoires, dont une cependant est la vérité;—aussi, un jour qu'un homme que je connaissais assez peu, vint me voir et me demanda ce que je pensais de l'immortalité de l'âme,—je lui répondis: «Mon cher, je n'y pense qu'une fois par an, pour ne pas devenir fou ou imbécile,—j'y ai pensé hier,—revenez dans un an.»

A personne, plus qu'à moi peut-être, les cieux n'ont «raconté la gloire de Dieu», personne n'a peut-être vu autant de levers et de couchers du soleil—à leur avantage;—j'ai étudié les brins d'herbe et les insectes, et je dois à cette étude des joies et des ivresses ineffables;—j'ai sans cesse questionné la nature,—et je puis dire comme je ne sais plus quel saint,—je crois cependant que c'est saint Bernard:—«Les chênes et les hêtres ont été mes maîtres.»—Je suis donc plutôt un homme religieux;—eh bien! on ne saurait se figurer combien les religions et les prêtres m'ont gêné, m'ont choqué.—Il y a longtemps que j'ai écrit pour la première fois, dans un livre d'études de botanique et d'entomologie, saisi d'admiration pour les prodiges que ces études me faisaient découvrir dans les plus petits des êtres,—maximus in minimis Deus.

«En présence de tant de merveilles,—où sont les ânes qui demandent des miracles et les charlatans qui en font.»

J'ai lu les miracles de toutes les religions,—je n'en ai jamais trouvé un qui me causât, à beaucoup près, autant d'étonnement et d'admiration, qu'une petite graine de réséda, renfermant des plantes, des fleurs, des parfums pour toujours,—qu'un œuf de mouche ichneumon, pondu dans le corps d'une chenille vivante, qui doit, morte, servir de nourriture au ver qui naîtra de l'œuf de la mouche, et cet œuf contenant pour toujours des générations infinies d'ichneumons.

—Comme vous êtes sérieuse, Madame!

Je ne vous ai jamais vue rire,—même des mots et des choses qui faisaient éclater ou pouffer tout le monde autour de vous;—auriez-vous donc quelque grand chagrin au cœur?

—Non, mais seulement les rides au coin des yeux se composent d'un certain nombre de sourires,—et je ne veux pas me chiffonner le visage.

En France et surtout à Paris, il ne s'agit que de parler;—quand un homme a parlé, on ne s'informe pas de ce qu'il pense, de ce qu'il a fait, de ce qu'il fait;—il est jugé,—on ne se rappelle même pas s'il a dit le contraire à une autre époque,—on ne se rappelle rien après six mois.

L'honnête homme n'est pas celui qui fait de belles ou de bonnes actions, c'est celui qui fait de belles phrases,—et encore on tient facilement pour belles les phrases ampoulées et retentissantes; un seul propos inconsidéré, une phrase mal venue, peut faire à celui qui les laisse échapper un tort que ne lui feraient pas cent sottises et même des crimes,—et que ne répareront pas et n'effaceront pas vingt ans d'intégrité et de services rendus,—heureusement qu'il y a la prescription de six mois.

L'alliance du prince Jérôme Napoléon, avec un journal soi-disant républicain, fait un certain bruit;—sous l'Empire, le fils de Jérôme vivait dans un cercle d'opposants.—Il jouait déjà à la branche cadette, et son cousin ne s'y fiait pas plus que de raison.

Je me rappelle que, lors de la guerre d'Italie,—Napoléon III lui donna et il accepta le commandement d'un corps d'armée qui se tint toujours hors de l'action,—on prêta alors cette réponse à l'empereur auquel on disait: «Vous auriez aussi bien fait de le laisser à Paris auprès de l'impératrice et de son fils,—au lieu de le laisser ici à «croquer le marmot».

—J'aime mieux, dit-il, qu'il croque le marmot ici, que de le croquer aux Tuileries.»

Voici une histoire qu'on m'a contée;—est-elle vraie? je l'ignore,—cependant j'ai vu la femme.

Mais.....

On se rappelle ce charlatan qui disait: «J'ai guéri le roi du Maroc,—à preuve, voici sa peau.»

Et cet autre, qui annonçait l'exhibition du fruit des amours d'une carpe et d'un lapin, disait aux spectateurs:

«Voici le lapin dans cette cage—et la carpe dans ce baquet, le père et la mère;—quant à l'enfant, il est pour le moment au Jardin des Plantes, où M. de Lacépède, grand animalier de France, m'a prié de le faire conduire.»

Voici l'histoire:

Lord ****,—après avoir triomphé de nombreux obstacles, obtint, il y a une douzaine d'années, la main de miss ****; de l'aveu de tous ceux qui les ont connus, c'était la plus ravissante jeune fille qu'on pût voir;—on me l'a montrée, et c'est encore une très belle personne; les charmes de son esprit égalaient ceux de sa figure; on ne parle pas de son caractère, mais la suite de l'histoire indique une grande fermeté et une rare résolution.—La passion de lord **** était causée plus par les obstacles encore que par les séductions de cette jeune beauté;—au bout de quelques mois, il fut désenchanté—et ne montra plus que de la froideur.

Lady *** essaya—de la tendresse,—des larmes,—puis de la coquetterie,—tout fut inutile;—elle s'indigna,—à l'indignation succédèrent l'indifférence et le mépris.

Un peu plus tard,—elle se vit très entourée, très courtisée;—une femme, dans sa situation, est un peu comme au pillage,—d'autant qu'on n'a pas à craindre le chapitre des exigences, des conditions, des réparations,—le mariage.

Or, il arriva que lady ****, dédaignée, abandonnée par son mari, finit par n'être pas insensible à la cour assidue de M. ****; naturellement les amants ont un immense avantage sur les maris,—les maris fussent-ils tendres, fidèles, etc.

L'amoureux—ne se montre que deux ou trois heures par jour tout au plus,—toujours sous les armes, toujours en représentation,—toujours en proie au désir de l'inconnu, n'ayant à s'occuper que de l'amour, à parler que de l'amour;—s'il est fatigué ou s'il s'ennuie, il lui est toujours loisible de faire des sorties magnifiques et intéressantes;—il voudrait passer sa vie à des genoux adorés, mais—la prudence, les convenances, le respect humain, il se sacrifie.

Qu'il dépense pour cent francs par mois en bouquets, il a l'apparence d'un homme magnifique,—il serait heureux de donner des diamants, des perles, des étoiles, mais... que dirait-on? Et le mari, comme on l'envie lui qui a le droit de donner tout cela.

Le mari, au contraire, se montre au moins douze heures par jour,—parfois fatigué, malade, préoccupé;—supposons-le amoureux de sa femme,—quelle différence,—il use de «ses droits», le vilain mot, la vilaine chose!—A des intervalles plus ou moins rapprochés ou éloignés,—supposons-le,—je le veux bien,—très délicat, demandant, sollicitant,—ça n'est jamais comme celui qui demande une grâce, un sacrifice,—une faute,—un crime.

D'ailleurs,—l'amoureux, lui, demande toujours.

Le mari ne peut pas ne penser qu'aux bouquets;—il faut qu'il gagne et donne de l'argent pour le loyer, pour les domestiques, pour la nourriture quotidienne,—pour le bois, pour les torchons, etc.—Quelquefois, il doit refuser, faire des observations, conseiller des économies, etc.; quelque sédentaire qu'il soit,—il sort quelquefois,—va voir des amis,—et il n'est pas forcé de sortir, lui!

Quelle est donc la différence entre un amoureux et un mari comme lord **** qui n'a eu pour sa femme qu'une fantaisie éteinte,—qui est retourné à sa vie de garçon; qui va au cercle, aux courses, à la chasse,—dîne au cabaret, entretient quelque femme, etc.?

Lady **** faisait cette comparaison et la faisait douloureusement d'abord,—haineusement ensuite, cependant elle avait des principes.—Le plus grand espoir qu'elle permît de concevoir à l'amoureux M. ***,—c'était de l'épouser, si le hasard ou la Providence lui rendait jamais sa liberté;—ce n'était pas comme cette fille d'honneur de la cour d'Angleterre dont parle madame de Sévigné: «le roi l'avait remarquée, elle s'était sentie quelque disposition à ne point le haïr, par suite de quoi elle arrivait grosse de sept mois».

A l'époque où Lady **** ne considérait plus son mari que comme un obstacle à son bonheur,—lord *** se trouva précisément dans les mêmes dispositions à l'égard de sa femme;—il était saisi d'une fantaisie, d'un caprice violent pour une femme de théâtre; celle-ci surfaisait sa marchandise,—elle ne songeait pas à se faire épouser par un homme marié, mais elle laissait entendre qu'elle n'aurait rien... contre un enlèvement et une installation sérieuse à l'étranger.

Tout amoureux qu'était lord ****, le kant, le respect de certaines convenances, lui rendaient impossible une telle équipée,—seulement il disait quelquefois en soupirant: «—Ah! si je devenais veuf!»

Quant à la belle, elle ne voulait pas accepter une seconde place dans la vie de son adorateur,—il fallait qu'il brûlât ses vaisseaux.

Un jour lord **** demanda à sa femme un entretien particulier,—et il lui dit:

«Madame, le lien qui nous unit est devenu une chaîne;—nous en souffrons tous les deux.—Vous êtes une femme trop honnête, je suis un homme trop bien élevé pour rompre cette chaîne avec scandale.—Je ne sais aucun moyen que nous devenions tous deux en même temps veufs l'un de l'autre,—mais j'en trouve un pour qu'un de nous deux le devienne dans un temps assez court;—lequel des deux s'en ira, lequel des deux restera;—la Providence ou le hasard en décideront; celui qui survivra sera heureux, celui qui mourra cessera d'être infortuné. Ce que j'ai à vous proposer, c'est une sorte de duel décent;—j'ai en Irlande un château, une propriété entourée de marais,—ni mes ancêtres, ni moi, nous n'y sommes allés séjourner en été ni en automne:—il y règne des fièvres paludéennes qui font beaucoup de victimes parmi les gens du pays, mais qui ne pardonnent presque jamais aux étrangers;—que diriez-vous d'une petite retraite de trois mois dans ce château?—La saison est favorable, deux de mes fermiers viennent d'y mourir de fièvre pernicieuse;—pour le monde,—nous aurons l'air de deux époux—qui, sur un regain de tendresse,—vont grignoter dans la solitude—un nouveau quartier de lune de miel.

Lady **** fut d'abord un peu étonnée, un peu effrayée même;—elle resta quelques instants sans répondre;—puis, envisageant rapidement le présent et l'avenir, elle dit d'une voix ferme:—Quand partons-nous?

—Le plus tôt possible,—le temps de faire, chacun de notre côté, nos dispositions testamentaires,—et, pour vous, de préparer vos toilettes.

Huit jours après, les deux époux étaient à leur château;—marécages, brumes épaisses le soir,—humidité invincible, c'était complet;—chacun d'eux, chaque matin, interrogeait avec anxiété le visage de son..... adversaire.

Au bout d'un mois.

—Milady,—je vous fais mon sincère compliment, jamais vous n'avez été aussi fraîche.

—Recevez le mien, mylord, si cependant c'en est un,—vous engraissez.

—C'est que je m'ennuie.

—Tout le monde n'a pas le moyen d'en mourir.

—Sérieusement, est-ce que vous mettez du rouge?

—Non.

—Vos joues sont des pêches veloutées... mais alors... ça ne va pas.

—Si vous vous ennuyez, pourquoi ne chassez-vous pas à cheval, avec vos voisins?

—Ah! vous voulez que je vous rende des points, et que je fasse entrer, dans mon jeu, la chance de me rompre le cou;—ça n'est pas honnête,—cependant il y aurait un moyen;—nous donnerions des bals, et vous vous engageriez à ne pas manquer une contredanse, ni une valse, ça égalisera le jeu;—je risquerai de me casser les reins,—mais vous vous exposerez à la fluxion de poitrine,—ça vous va-t-il?

—Oui.

On donne des bals, on chasse,—pas le moindre accident à la chasse, pas le plus léger rhume après les bals.

Il se passe un mois.

—Milady, vous rajeunissez, vous êtes plus blanche et plus rose que lorsque je vous ai épousée.

—Vous, mylord, vous prenez décidément du ventre.

—C'est un coup manqué,—nous ne ferons rien ici.—Mais j'ai une autre proposition à vous faire.

—Faites.

—Il y a le choléra en Allemagne.

—Je l'ai lu sur un journal.

—Que diriez-vous d'un voyage à Vienne, ça s'expliquerait, pour le monde, par la curiosité bien naturelle à une femme de voir l'exposition—et par la complaisance sans bornes d'un époux amoureux.

Une fois à Vienne, on chercherait les localités où les cas sont les plus nombreux, et on irait s'y installer.

—Quand partons-nous?

—Après-demain.

—Je serai prête.

Voilà ce qu'on m'a raconté,—en me montrant Lady **** qui revient d'Allemagne en grand deuil,—et j'ai tout lieu de croire mon narrateur bien informé, car j'ai vu par hasard une de ses cartes, et il s'appelle M. ***, et il est parti le même jour que Milady.

Sous le règne de Louis-Philippe, j'ai connu un vieux député,—qui... ressemblait à beaucoup d'autres:—il était député de l'opposition, mais d'une opposition bénigne, modérée, conciliante;—il ne parlait jamais,—votait avec le centre gauche,—faisait les commissions de ses administrés et de leurs femmes,—apostillait leurs demandes pour les bureaux de tabacs et les bureaux de poste,—procurait à ceux qui venaient à Paris des billets pour la Chambre des députés, les musées, aux jours réservés, les Gobelins, etc. Il était, pour ainsi dire, député à vie;—ses commettants voulaient un député de l'opposition, mais qui se maintînt pourtant avec les ministres dans des relations assez bienveillantes pour pouvoir, à l'occasion, obtenir d'eux pour son département une justice,—une faveur, peut-être même une petite injustice;—il avait sa petite part de menues chatteries pour ses représentés,—mais j'avais eu une ou deux occasions de remarquer que, lorsqu'il s'agissait de lui-même ou de ses proches, il obtenait des faveurs dépassant de beaucoup le crédit que je lui supposais.

Un jour que je le trouvai écrivant à un ministre pour solliciter je ne sais quelle position importante pour son gendre,—je ne lui cachai pas le peu de chances qu'il me semblait avoir de réussir.

—Je sais que c'est difficile, me dit-il, mais je fais jouer mon grand moyen.

Je voulus connaître ce grand moyen.

—Le roi personnellement, me dit-il, m'a fait espérer que je serais un jour pair de France;—plusieurs ministres ont fait également miroiter ce leurre à mes yeux,—lorsqu'il s'agit d'un vote important et où la majorité est incertaine; c'est l'avantage d'appartenir à un des deux centres;—sans évolution scandaleuse, on peut se rapprocher de la frontière de droite ou de la frontière de gauche, on est réputé «flottant» et, comme tel, appoint disponible.

Eh bien! lorsque je tiens beaucoup à obtenir une faveur... je la demande... mais... je demande en même temps la pairie;—quant à la pairie, on est parfaitement décidé à ne me la jamais conférer,—mais on ne veut pas me mécontenter et s'exposer à perdre une voix qui, à un jour donné, peut avoir sa valeur.

On a depuis longtemps épuisé pour moi toutes les formules connues, pour rendre un refus le moins choquant possible,—les regrets sincères,—les promesses pour une autre occasion, etc.,—il faudrait aujourd'hui recommencer le cercle.

Eh bien! quand je veux me faire donner quelque chose,—je demande en même temps la pairie,—je rappelle, avec les dates, la promesse de Sa Majesté, les espérances données par tel ou tel ministre.—Eh bien! ça n'a jamais manqué: on regrette vivement que les circonstances ne permettent pas, etc., mais on saisit avec empressement, en attendant une occasion meilleure, de m'être agréable, en m'accordant... l'autre chose.—C'est ainsi que ça va se passer pour mon gendre, et je considère sa nomination comme aussi certaine que si je l'avais dans ma poche.

C'est ainsi que je me suis fait donner d'emblée,—en passant par-dessus tous les droits,—un bureau de tabac pour une ancienne gouvernante dont il m'importait de me débarrasser et qui ne voulait me quitter, me lâcher, qu'à ce prix-là;—j'ai demandé un bureau de tabac pour elle, et la pairie pour moi;—huit jours après elle avait son bureau de tabac et ma rançon se trouvait payée.»

Je n'aime pas beaucoup la justice qui se fait après un bouleversement ou une révolution.—Les vaincus désarmés sont jugés par leurs vainqueurs qui quelquefois viennent d'avoir peur, ce qui rend naturellement l'homme assez méchant—et encore, après la bataille, l'opinion publique fait deux lots:—tout ce qui s'est fait de cruautés, de crimes, par les deux partis est le lot des vaincus; tout le peu qui s'est fait de traits de courage, de fermeté, de générosité, forme le lot des vainqueurs.

Ainsi, ceux qui, au coup d'État de Décembre,—ont pris les armes pour défendre des lois si audacieusement violées par le prince-président de la République,—ont été appelés «insurgés» par cet insurgé—et ont été emprisonnés, exilés et tués comme insurgés.

Mais comme dans ces justices qui suivent la défaite des uns et la victoire des autres, il faudrait que la moitié du pays emprisonnât, exilât, tuât l'autre moitié,—comme, après tout, les luttes de la politique se passent à peine entre cent mille personnes y prenant une part active;—le reste,—troupeau ignorant, se mettant à la suite du vainqueur,—on prend le parti de ne punir qu'une petite quantité des vaincus—qu'ils aient commis ou non d'autres crimes que d'être vaincus.

Autrefois—dans le cas d'insurrection militaire—on décimait les révoltés,—on les faisait ranger au hasard sur une ligne, puis on comptait, et, chaque fois qu'on arrivait à dix, on faisait sortir ce dixième des rangs, et on le passait par les armes.

C'est ce qu'on fait aujourd'hui dans la justice appelée «justice politique», avec une modification et un progrès, c'est qu'on triche le hasard;—on ne met pas les justiciables sur une ligne, et on fait tomber le chiffre dix sur qui on veut; il se fait ainsi un certain nombre de «boucs émissaires» d'Azazel, d'Apopompées que l'on charge de tous les péchés d'Israël;—après quoi, les autres, comme dit le prophète, «deviennent blancs comme neige, leurs péchés eussent-ils été rouges comme l'écarlate».

En général, il serait difficile de dire ce qui décide l'opinion dans le choix de ces boucs infortunés—qui ne sont pas toujours innocents, mais qui ne sont pas plus coupables et souvent le sont moins que le voisin de droite et de gauche, celui qui est derrière et celui qui est devant.

Ainsi, messieurs Ollivier et de Grammont déclarent la guerre à la Prusse, et nous jettent dans une défaite, des désastres, des misères et une ruine écrites d'avance, puisque la France n'avait ni alliances, ni armées, ni munitions, ni vivres.—M. Lebœuf affirme à la face du pays que tout est prêt—qu'il «ne manque pas un bouton de guêtre» lorsque, si les boutons de guêtres ne manquaient pas, il n'y avait que cela qui ne manquât pas.

Nous sommes vaincus, écrasés,—Me Gambetta prend la suite du sinistre, parce que c'était la seule voie ouverte pour monter au pouvoir;—il continue cette guerre avec des chances encore plus mauvaises qu'elle n'avait été commencée; il double le nombre de nos morts, il ajoute à nos désastres la perte de deux provinces et une rançon double de celle dont les Prussiens se seraient contentés;—ses acolytes, ses affidés, ses amis, plus hostiles au pays que les Prussiens, sont convaincus d'avoir, au moyen de fournitures qu'il leur a données, envoyé au combat les soldats et les recrues sans vêtements, sans souliers, sans armes, sans vivres, sans munitions;—il est lui-même accusé devant un tribunal anglais d'avoir reçu des pots-de-vin.

D'autre part, le maréchal Bazaine,—je m'en rapporte au jugement qui l'a frappé,—est accusé d'avoir mal fait la guerre;—les uns pensent qu'il a cédé à des idées confuses d'une ambition assez vague,—les autres qu'il a manqué de résolution comme chef tout en reconnaissant son extrême bravoure comme soldat,—d'autres que la situation où il se trouvait était au-dessus de ses capacités, etc.

Il est condamné à mort.

Pendant ce temps, Me Ollivier, sous les orangers d'Italie, prépare son discours pour l'Académie et vient tranquillement le lire à Paris; M. de Grammont, M. Lebœuf et Me Gambetta reprennent leur vie ordinaire, et personne ne songe à leur demander aucun compte.

Prenons un autre exemple.—Un certain nombre d'avocats de langue et de plume, enivrent, empoisonnent le peuple dans Paris et dans tous les grands centres.

La guerre finie contre l'étranger, il faut faire une guerre plus triste contre des Français.

Me Gambetta, qui, au moyen des hordes empoisonnées par lui, est arrivé au pouvoir, aux dignités et surtout aux traitements, les abandonne momentanément—et va attendre l'issue du combat sous les orangers d'Espagne, comme Me Ollivier sous les orangers d'Italie.

Puis comme, à la suite de la commune, il se trouve tombé du pouvoir, il revient se mettre à la tête de ses hordes qui se composent de gens égarés, enivrés, empoisonnés par lui et par ses complices, mais aussi de voleurs, d'assassins et d'incendiaires, et il déclare publiquement qu'il n'entend pas se séparer d'eux.

C'est alors qu'on condamne M. Rochefort à une détention perpétuelle à Nouméa.

Il y avait bien aussi M. Ranc et beaucoup d'autres, mais M. Ranc n'a été inquiété que lorsqu'il s'est fait nommer député comme Me Gambetta,—avant cela on le laissait tranquillement être membre du conseil municipal de Paris;—des autres, il n'est plus question.

Je n'ai pas partagé l'engouement qu'a inspiré M. Rochefort vers la fin de l'Empire;—c'était un gamin spirituel,—doué non de cette sorte d'esprit que j'appelle «la raison ornée et armée», mais de cet esprit parisien qui ne recule pas devant le jeu de mots et les lazzis, et prend un air de hardiesse en s'attaquant au pouvoir, sans autre raison que le succès que le public a coutume de faire à ce genre d'attaque;—il n'avait rien étudié, ne savait rien, et naturellement décidait de tout,—mais on le prit tellement au sérieux qu'il finit par s'y prendre lui-même;—il devint l'objet de l'engouement public,—et, enivré par les applaudissements et le succès,—fit comme le chanteur auquel on crie: bis,—après l'ut de poitrine, il s'efforce de donner le contre-ut.

Qu'il ait fait du mal, je le veux bien;—qu'il ait mêlé sa petite drogue à la boisson capiteuse et toxique qu'on versait au peuple, qu'il ait surtout fourni le sucre et le citron qui lui donnaient un goût plus agréable et masquaient le venin, je le veux encore.

Mais en se rendant bien compte de son inconscience, il est évident qu'il a été un de ces boucs émissaires dont je parlais en commençant;—qu'il a subi la suite nécessaire de l'engouement dont il avait été l'objet, et que sa condamnation est sévère quand on regarde ceux qui ont joué le même rôle avec plus de conscience de leurs actes, et qui sont députés, ambassadeurs, et seront peut-être ministres demain.

Puisque j'en suis venu à parler de M. Rochefort, je dirai que je ne partage pas non plus la colère que donne son évasion à beaucoup de gens.—Les seuls prisonniers qui n'aient pas le droit de s'évader sont ceux qui sont prisonniers sur parole, et ce n'était pas son cas.

Il a très bien fait son rôle de prisonnier,—ce sont ses geôliers qui n'ont pas bien fait leur rôle de geôliers.

Il y aurait bien dans le fait de cette évasion une leçon pour les victimes de ces chefs, ou mieux de ces exploiteurs de l'opposition; les soldats payent et les chefs échappent,—mais ils ont bien pardonné à Me Gambetta de les avoir abandonnés, et au moment de la bataille et au moment de la punition.

Me Ollivier, à côté duquel on a fait tomber le no 10 sur M. Bazaine, comme à côté de M. de Grammont, de M. Lebœuf, de Me Gambetta, etc., Me Ollivier pense que rien ne l'empêche de venir reprendre part aux affaires politiques d'un pays qu'il a perdu;—il vient de publier une lettre très bizarre, dont je dois dire quelques mots:

Il semblerait qu'ayant par son ambition et sa légèreté attiré sur la France un des plus grands désastres que contienne notre histoire, Me Ollivier et ses complices n'avaient que deux partis à prendre:

Le premier, de courir auprès de leur empereur et de se faire tuer autour de lui—et avec lui autant que possible—pour apaiser les mânes de tant de victimes qu'ils avaient faites.

Le second parti, moins beau, moins expiatoire, était de passer dans une retraite absolue le reste d'une vie maudite,—détestée par les mères, matribus detestata, comme dit Tacite.

Mais:

Me Ollivier sait que pour les sottises et pour les crimes politiques, la prescription s'acquiert naturellement au bout de six mois—le plus long terme où puisse s'étendre la mémoire française.

Donc, quatre ou cinq fois six mois s'étant écoulés, Me Ollivier n'ayant été ni fusillé, ni exilé, ni emprisonné; le sort de la vindicte publique étant tombé sur d'autres; M. Bazaine à Sainte-Marguerite payant pour tous; son histoire était tout à fait oubliée.

Rien donc ne l'empêchait de venir reprendre sa place dans la politique et son rang «à la queue» des compétiteurs du pouvoir, et vous allez le voir, aux prochaines élections, demander, comme candidat, un témoignage de confiance à ses compatriotes.—Prêt à tout recommencer.

Voici les hardiesses saugrenues qu'imprime Me Ollivier:

«L'émulation s'établira entre les deux formes de la démocratie: la république et l'empire.

»Si la république prévaut, les impérialistes accepteront sans arrière-pensée la décision souveraine; ils reconnaîtront que le gouvernement de la république doit être confié à ceux qui ont eu foi en elle, alors que d'autres la déclaraient impossible, et leur seule ambition sera d'apporter l'aide et le conseil.

«Si l'empire obtient l'avantage, les républicains pourront adhérer sans humiliation à un gouvernement qui ne sera pas sorti d'un coup de force ou de surprise, et les impérialistes leur feront une place à côté d'eux dans la direction de l'État.

«Dans les deux hypothèses, pas de proscription, l'oubli cordial du passé, une seule loi de salut public: l'interdiction d'attaquer, de contester et même de discuter le verdict national, sous les peines les plus sévères, l'exil perpétuel, par exemple.

«Et alors, nous redeviendrons la grande nation, etc.»

Surtout si Me Ollivier est, dans le premier cas, appelé à «donner aide et conseil», et, dans le second, si «on lui fait une place dans la direction de l'État».

Me Ollivier, on le voit, ressemble à ces joueurs timides qui, à la roulette, mettent leur pièce de cinq ou de vingt francs,—sur la raie qui sépare deux numéros,—en partageant ainsi leur mise entre deux chances; à cheval sur 93 et 52,—sur la commune et sur l'empire.

Je suis scrupuleusement les débats du procès Bazaine,—je vois jusqu'ici ce que disait Turenne:—«Je serais embarrassé, non pas de commander, mais de manœuvrer et de tenir dans la main une armée de plus de trente mille hommes.»

Une guerre déclarée et commencée avec une imprudence puérile, comme le dit un journal, dans le même numéro où il brûle tant d'encens devant l'impératrice,—sans penser que mener un peuple à une guerre terrible, sans préparatifs, sans alliances, c'est-à-dire à la ruine et à l'humiliation, etc.,—est à peu près un des plus grands crimes qui se puissent commettre,—cette guerre imprudente, folle, criminelle,—conduite au hasard, sans plan, sans vigueur, sans enthousiasme, sans discipline, sans commandement et sans obéissance.

Eh bien! en voyant ces hésitations, ces ordres non donnés ou mal donnés,—mal obéis ou pas obéis du tout, ce relâchement absolu de discipline, ces vertiges, ces paniques;

Je me dis—il ne faut pas juger ces gens-là d'après un type de guerrier héroïque, et je dirais fabuleux—si nous n'en avions pas chez nous de nombreux exemples. Il ne faut chercher là ni des Léonidas, ni des La Tour-d'Auvergne—ni des Cambronne, ni des «boiteux de Vincennes», et quand j'ajoute à ce que je lis—ce que l'on m'a conté à Pontarlier, lors de l'entrée de l'armée française en Suisse, si j'y ajoute ce que j'ai vu en Suisse de mes yeux, et beaucoup d'autres choses dont je ne veux pas parler encore,—à part un nombre assez grand heureusement de dévouements et d'héroïsmes individuels, nombre qui s'accroîtrait sans doute de beaucoup de ceux qui sont restés inconnus;

Il faut reconnaître que la France a subi à ce moment,—espérons que ce n'est qu'une crise—un abaissement terrible et effrayant de son niveau moral, que tout le procès jusqu'ici n'a fait que constater douloureusement et peut-être sans utilité.

Donc pour juger le maréchal Bazaine, il faut arriver à l'affaire Régnier, fouiller ses relations avec les Prussiens, c'est-à-dire examiner si—il n'a pas rêvé un moment, de faire, d'accord avec l'Impératrice et les Prussiens, et au moyen d'une nombreuse armée neutralisée contre les Prussiens, mais restée disponible pour dominer son pays,—une sorte de nouvel empire bâtard, avec une régence où il y aurait été quelque chose comme lieutenant général ou maire du palais, là est le procès, là serait le crime,—sur lequel je ne puis ni dois encore exprimer d'opinion—et pour la constatation et la négation duquel il faudrait étudier le caractère et les antécédents du maréchal,—et voir si sa conduite au Mexique n'a pas été calomniée.

Le procès Bazaine fait songer naturellement à la guerre.

Il arrive aujourd'hui précisément le contraire de ce qui serait à désirer, en supposant le progrès moral et philosophique, c'est-à-dire que le nombre des soldats composant une armée va tous les jours s'augmentant; les rois font comme ces braves joueurs blasés qui arrivent à jouer au bésigue avec quatre jeux.

En songeant au nombre prodigieux d'hommes qui composent aujourd'hui une armée, n'est-il pas juste de dire que, après la victoire, la part de gloire qui appartient au général en chef doit être singulièrement restreinte, et c'est surtout à un Miltiade d'aujourd'hui que l'Athénien Socharès serait fondé à dire:

—Miltiade, quand tu auras combattu seul, tu pourras demander une couronne pour toi seul. Constatons donc, dès aujourd'hui, qu'un peuple victorieux a le droit de ne pas admettre que ce soit son roi qui ait seul remporté la victoire sur l'ennemi vaincu, et veuille étendre les droits et les privilèges de cette victoire jusque sur et contre son peuple vainqueur.

Aujourd'hui, les conditions du courage militaire sont changées, on ne peut le nier, et cela est à la gloire du peuple français, que les armes à longue portée ont été inventées et adoptées pour se mettre à l'abri de la célèbre furia francese, et ne la combattre que du plus loin possible.

Ce n'est que contrainte et forcée que la France a dû adopter à son tour ces nouvelles armes pour rapprocher les distances, et, en tenant compte des dates de l'adoption du fusil Dreyse et du fusil Chassepot, on peut dire que le fusil Dreyse a été, dans l'origine, une arme défensive, défensive en tenant celui qui la portait à la plus grande distance possible d'un ennemi redouté. En poursuivant les déductions de ce point de vue on pourrait dire aussi que le fusil Dreyse est une arme de lièvre et le chassepot une arme de chasseur. Le premier augmentait la distance, le second, étant le second, la rapprochait.

Par exemple, pour conserver entre deux peuples l'avantage relatif de la population, une fois que chacun aurait mis sous les armes le nombre dont il dispose, pourquoi chacun ne mettrait-il pas en ligne seulement la dixième ou la vingtième partie de ses forces? La situation relative serait absolument la même, et il serait fait une grande économie de sang et d'argent.

Quant à la stricte et honnête exécution de la convention, aujourd'hui que la guerre a lieu comme un duel entre deux particuliers pour une question de point d'honneur, pourquoi ne prendrait-on pas des témoins que chacun choisirait parmi les peuples neutres?

Toujours est-il que le courage d'aujourd'hui doit se composer surtout de résignation, de sang-froid, avec une nuance nécessaire de fatalisme. Ce nouveau courage, on l'aura, on l'a déjà.

Mais ne serait-il pas plus logique, plus progressif, plus humain, moins ruineux de faire le contraire de ce qu'on a fait et de ce qu'on fait, c'est-à-dire d'exposer toujours moins d'hommes à ce qu'on peut aujourd'hui, plus que jamais, appeler les hasards de la guerre.

D'autres personnes disent et écrivent: C'est une question entre le fusil Dreyse et le fusil Chassepot.

Alors, le mieux serait de remplacer les armées par des cibles. Les Prussiens pourraient tirer sur un bonhomme de bois et de toile représentant un soldat français pour donner une satisfaction au reste d'idées anciennes, et les Français sur un Prussien de bois; celui qui aurait touché son ennemi de bois du plus grand nombre de coups serait réputé vainqueur.

On pourrait également décider les questions en litige, aux dés, à pile ou face, à la courte paille,—tout serait moins cruellement bête que les formes ordinaires de la guerre.

M. de Bazaine, condamné à l'unanimité par le tribunal à la peine de mort, a vu sa peine commuée et réduite à vingt ans de détention.

L'accusation de trahison écartée, le procès ne devait pas être fait, et M. Thiers avait raison de ne pas vouloir le faire;—trop de gens auraient dû s'asseoir sur la sellette à côté de M. de Bazaine. Quant au condamné, il avait en réserve un trésor amassé d'actes de bravoure, qui, de soldat, l'avait fait maréchal, et avec lequel la première moitié de sa vie a payé la rançon de la seconde, partant quittes—le pays ne lui doit plus rien que l'oubli;—il n'est pas fusillé, mais il est effacé, supprimé, annulé.

Cette peine de la détention, qui n'est pas irrévocable comme la mort—sera à son tour commuée et abrégée—et, dès à présent, elle est fort supportable:—l'île Sainte-Marguerite est un des plus charmants endroits de la terre; un climat doux et égal—des orangers, des myrtes, des oliviers, des ombrages parfumés—une mer bleue et limpide murmurant sur des plages fleuries.—Supposez un homme aimant la vie, puisqu'il a remercié celui qui la lui laissait, et ne prenant pas son aventure trop au tragique,—ayant comme on l'assure autour de lui sa femme et ses enfants—il est difficile de le considérer comme un objet de pitié.

Je ne puis, au contraire, m'empêcher de songer que, sauf la cause de la détention, s'il avait été possible dès ma première jeunesse d'obtenir la même peine pour un fait laissant l'honneur parfaitement sauf, je me serais trouvé complétement heureux d'être frappé de la même condamnation, et n'aurais demandé qu'un seul adoucissement—à savoir, que la peine de vingt ans de détention fût commuée en une détention perpétuelle qui ne me laissât pas craindre d'être un jour forcé de quitter un si charmant séjour—où j'aurais, en outre, été nourri, logé et vêtu par l'État, c'est-à-dire exempt de tous soucis.

Le mode de publication des Guêpes ayant donné sur elles aux journaux une avance de huit jours dont ils ont usé largement pour parler de l'évasion de M. de Bazaine,—il semblerait qu'il ne doit rester aux Guêpes rien à dire à ce sujet,—c'est une erreur:

Les carrés de papier de toutes couleurs se sont mis naturellement en campagne et en chasse, et personne n'étant résigné à rentrer «bredouille», semblables à certains chasseurs qui, pour ne pas exciter le sourire et les quolibets des passants, remplissent leurs carniers—si lourds quand ils sont vides—de foin et d'herbe, ils ont ramassé partout cancans, potins, ramages, bourdes, qu'ils ont appelés détails précieux puisés à des sources autorisées et auxquels ils ont ajouté quelques descriptions de l'île Sainte-Marguerite prises dans les «guides».

Le résumé de tous les récits, qui se sont faits des emprunts mutuels, est ceci:

«M. de Bazaine est descendu sur les rochers au pied de la citadelle, au moyen d'une corde à nœuds.—Madame de Bazaine et un jeune homme, son parent, ont loué à Cannes, au milieu de la nuit, un canot, avec lequel ils ont accosté ces mêmes rochers;—M. de Bazaine est monté sur le canot—qui les a portés tous les trois sur un navire italien qui les attendait au large.»

J'ai quelques rectifications à faire à ces récits; ces rectifications les voici:

M. de Bazaine n'est pas descendu avec une corde à nœuds.

Madame de Bazaine et son parent n'ont pas pris un canot à Cannes et n'ont pas accosté les rochers au pied de la forteresse;—ils n'ont pas rejoint avec ce canot le navire italien.

M. de Bazaine est sorti par une porte qu'on lui a ouverte ou qu'on a laissée ouverte,—et il est allé au côté opposé de l'île, c'est-à-dire «sous le vent» où il a trouvé non pas un canot conduit par une femme et un jeune homme,—mais une bonne et forte chaloupe bordant au moins quatre avirons, et montée par quatre vigoureux rameurs, plus un homme à la barre, envoyés du navire italien, et qui y sont retournés.

Comment sais-je cela?

Je ne le sais pas,—mais je le vois,—et qui plus est, je le prouve:

M. de Bazaine, qui est déjà vieux et très gros, n'a pu descendre avec une corde de la très grande hauteur où était sa chambre, dont les fenêtres étaient en outre fermées de barres de fer;—ç'aurait été une opération très difficile même pour un homme mince et dans la force de l'âge,—plus difficile encore, puisqu'on ne dit pas que les barres de fer aient été sciées, ni brisées, puisqu'il lui aurait fallu passer au travers des barreaux;—je n'admets pas que ses gardiens n'aient pas regardé s'il était dans sa chambre.

Admettons cependant cette difficulté vaincue: le prisonnier serait tombé à côté d'une sentinelle; or, par ces nuits où souffle le mistral, le ciel est sans nuages et les nuits sont très claires.

Admettons encore que, assez mince pour passer entre deux barreaux de fer, assez léger, assez fort, assez souple, pour opérer cette descente, il ait en outre été assez heureux pour ne pas attirer l'attention d'une sentinelle, cette attention eût été éveillée par le bruit qu'eût fait un canot en accostant les rochers;—et, d'ailleurs, on ne pouvait faire entrer dans un plan d'évasion la distraction d'une sentinelle dont l'attention serait provoquée à la fois par deux circonstances;—on n'y pouvait non plus faire entrer l'absence d'étonnement et de curiosité causés par une femme et un jeune homme prenant un canot à Cannes et se dirigeant vers l'île Sainte-Marguerite par un temps pareil.

Mais ce n'est rien.

Cette nuit même, dans la nuit d'hier à aujourd'hui, 17 août, c'est-à-dire quelques heures avant celle où je prends la plume, à peu près dans les mêmes parages que l'île Sainte-Marguerite, nous avions des filets à la mer; vers une heure du matin le mistral a commencé à souffler,—et nous sommes partis trois sur la Girelle, un canot très maniable, pour aller relever nos filets qui pouvaient se trouver en danger;—des trois hommes l'un était mon matelot, pêcheur de profession;—l'autre, mon fils, Léon Bouyer, un jeune homme de trente ans, très vigoureux, très exercé, très amariné, et moi qui, depuis longtemps, ai l'habitude à la mer de compter pour un homme.

Eh bien! le mistral ne faisait que commencer à souffler,—et nos filets n'étaient qu'à une petite distance;—cependant nous eûmes besoin de toutes nos forces bien employées pour aller tirer les filets, et surtout revenir.

Une heure plus tard, lorsque le vent, prenant de la force, eut achevé de soulever la mer, cette opération eût été peut-être impossible:—cependant de toute cette nuit le mistral a été très loin de souffler aussi fort que dans la nuit de l'évasion de M. de Bazaine.

Il y a en face de la «Maison close» à deux kilomètres, un îlot «le Lion de mer» placé et orienté précisément comme l'île Sainte-Marguerite.—Eh bien! nous avons été tous les trois d'accord que, s'il nous avait fallu accoster l'îlot, il nous eût été, surtout une heure plus tard, impossible de le faire «au vent», c'est-à-dire du côté où le vent faisait déferler la mer sur les rochers,—et que nous aurions eu déjà quelque peine à accoster «sous le vent», c'est-à-dire du côté opposé.

Or, c'est «au vent» de l'île Sainte-Marguerite, et par un vent beaucoup plus fort, qu'une femme qui «ne sait pas du tout ramer», et un jeune homme qui «ne le sait que très peu» et «ayant tous deux le mal de mer», auraient fait ce qu'il eût été impossible à trois hommes vigoureux et exercés à la mer de faire dans des conditions moins difficiles; car, je le répète, dans la nuit d'hier le vent était beaucoup moins fort, et l'île Sainte-Marguerite est trois fois loin de Cannes comme le Lion de mer l'est de Saint-Raphaël,—et il fallait parcourir tout le trajet en recevant les lames par le travers du canot.

Donc,—un canot monté par une femme et un jeune homme n'a pas fait ce trajet;—aucun canot n'a accosté sur les rochers «au vent» de l'île.

C'est «sous le vent», de l'autre côté de l'île qu'a accosté non pas un canot pris à Cannes, mais une bonne chaloupe montée par cinq hommes vigoureux, et envoyée par le navire italien, et ayant à lutter pour aller et venir contre une très grosse mer.

Donc, M. de Bazaine est sorti par une porte qu'on lui a ouverte ou qu'on a laissée ouverte, et il est allé de l'autre côté de l'île monter sur la chaloupe du navire italien;—si madame de Bazaine et son parent étaient sur cette chaloupe, c'était comme passagers,—et pour voir plus tôt le prisonnier.

C'est pour moi—et c'est pour mes deux compagnons, aussi évident que si nous l'avions vu.

Un journal a cependant, à propos du prisonnier évadé, recueilli un détail d'un autre genre et très peu important en lui-même, mais dont je dois dire un mot: En parlant du séjour de M. de Bazaine à l'île Sainte-Marguerite, ce journal fait savoir que «M. Karr envoyait les Guêpes à M. de Bazaine».

Si nous rapprochions cette mention d'un article paru précédemment dans un autre journal qui demandait la suppression des Guêpes,—ça pourrait avoir l'air d'une invitation à l'autorité de regarder un peu si le maître des Guêpes ne serait pas quelque peu complice de l'évasion;—en effet, il habite le pays, il a des embarcations,—et il envoyait les Guêpes à M. de Bazaine, etc.

Certes, ce n'est pas, je le sais, l'intention du journaliste; ce n'est pas à l'autorité et à la police qu'il veut me dénoncer, mais à «l'opinion» et je m'étonne de ne pas avoir vu en faire déjà leur profit: les bons petits papiers rouges qui ont quelquefois si bêtement appelé bonapartiste celui de tous les écrivains contemporains qui a le plus opiniâtrement combattu l'Empire.

Eh bien, le fait est vrai,—j'envoyais les Guêpes à M. de Bazaine;—comment? pourquoi? je vais le dire à mes lecteurs:

Je fus, il y a quelques mois, très surpris, un matin, de recevoir une lettre signée «de Bazaine».

M. de Bazaine me remerciait de l'envoi d'un numéro des Guêpes «qu'il avait lu avec grand plaisir» et faisait quelques réflexions sur son jugement et sa situation, etc.

Or, je ne lui avais pas envoyé de numéro des Guêpes; je cherchai le numéro dont il parlait—et je devinai que quelque ami à lui pouvait le lui avoir adressé,—parce que j'y faisais mention des trois ou quatre boucs «émissaires» sur lesquels l'opinion publique et la sévérité du gouvernement faisaient tomber toutes les fautes du plus grand nombre,—et je citais quelques-uns de ceux qui, aussi coupables que M. de Bazaine, étaient non seulement en liberté, mais occupaient des places et émargeaient au budget.

A la lecture de cette lettre, je fus un moment embarrassé,—j'ai l'habitude de dire la vérité; or dire: je ne vous ai rien envoyé, à un prisonnier qui avait ressenti un moment de plaisir de l'envoi, c'était plus dur que je n'avais la force de l'être;—accepter les remerciements... ce n'était pas tout à fait honnête... c'est cependant ce que je fis,—je ne répondis pas à M. de Bazaine,—parce que je n'avais rien d'agréable à lui dire,—mais je donnai l'ordre de continuer à lui envoyer les Guêpes qu'il a dû recevoir jusqu'à son départ.

Entre les sottises qui ont été dites sur cette évasion, il faut noter celle qui consiste à faire au prisonnier un nouveau crime de son évasion;—quelques-uns ont même prétendu qu'il avait manqué à l'honneur, «étant prisonnier sur parole».—Disons d'abord que le prisonnier qui n'est pas prisonnier sur parole a toujours le droit naturel de s'en aller,—et c'est tellement le sentiment général que,—à la nouvelle d'une évasion, le premier mouvement de tout lecteur est de désirer qu'on ne reprenne pas le prisonnier,—et que ce n'est qu'après réflexions qu'on pense au crime, à la justice de l'expiation, et à la sûreté publique.

Le frère de M. de Bazaine a déjà écrit aux journaux que M. de Bazaine n'avait pas donné sa parole de rester en prison, et que personne d'ailleurs n'avait fait la sottise de la lui demander.

J'ajouterai que, prisonnier sur parole, je me croirais obligé par cet engagement, à la condition qu'il serait accepté et exécuté de part et d'autre;—mais je m'en croirais délié si on y ajoutait des grilles, des verroux, des sentinelles, etc.

Certes, si on avait mis M. de Bazaine dans l'île Sainte-Marguerite en lui demandant sa parole de n'en point sortir, si jugeant cette parole suffisante, on ne l'avait ni «bouclé» ni verrouillé;—il n'aurait dû dans aucun cas faire un pas hors de l'île,—mais il en était tout autrement.

Le traitement que subissait M. de Bazaine était bizarre.

Si l'accusation, c'est-à-dire la trahison, avait été admise par le tribunal, la mort était le châtiment mérité et obligé,—mais les juges avaient écarté la trahison, et avaient condamné le maréchal à mort,—pour obéir à la sévérité des lois militaires auxquelles il avait manqué, mais ils avaient signé un recours en grâce.

L'emprisonnement pour vingt ans, est probablement plus qu'à perpétuité pour un homme de soixante-six ou soixante-sept ans, usé par les fatigues de la guerre, par le chagrin, les blessures, etc.,—mais cet emprisonnement dans la charmante île Sainte-Marguerite était cependant un sort relativement assez doux.

Disons en passant qu'un des journalistes qui ont écrit à ce sujet, a vu un rocher aride dans l'île Sainte-Marguerite, qui est une forêt de pins, de myrtes et d'arbousiers, avec un grand jardin d'orangers.

Mais ce traitement était beaucoup moins doux du moment que M. de Bazaine était enfermé dans la sorte de citadelle qui avait servi de prison au «masque de fer»,—sans pouvoir mettre le pied dehors.—En même temps, par un contraste singulier avec cette rigueur extrême, on lui accordait la faveur d'avoir non seulement sa famille, mais un ami auprès de lui.

Mon impression sur M. de Bazaine est celle-ci: il est libre, il ne reçoit plus et ne lit plus les Guêpes, et, d'ailleurs, il s'en soucie aujourd'hui médiocrement;—elles ont joué pour lui le rôle de l'araignée apprivoisée par Pellisson à la Bastille.—Je n'hésite pas à dire, je l'ai d'ailleurs déjà dit dans le temps, en d'autres termes:

Peut-être sommes-nous un peu gâtés par nos études classiques,—par Léonidas et les Thermopyles,—par Cynégire,—par Horatius Coclès,—par l'Horace de Corneille,—qu'il mourût,—mais nous avons dans notre histoire des faits nombreux qui ne le cèdent pas à ceux de l'antiquité,—l'histoire du chevalier d'Assas,—l'histoire du vaisseau le Vengeur,—celle de Cambronne et des grenadiers de la vieille garde à Waterloo, et plusieurs faits en Afrique;—nous sommes devenus difficiles et sévères quand on ne se conduit pas tout à fait comme ces héros.

Cependant il m'a semblé voir dans le maréchal de Bazaine, n'essayant pas de faire une trouée, non pas un homme qui a manqué de bravoure, ses preuves étaient faites, mais un homme qui n'avait pas assez précise l'idée du devoir,—et obéissait à je ne sais quelles velléités d'ambition vague, dont on pourrait retrouver la trace dans sa conduite au Mexique,—velléités qui lui ont inspiré la pensée criminelle qu'il pourrait peut-être, non pour la France, mais pour lui, avoir mieux à faire d'une grosse armée, la dernière,—que de la risquer dans une bataille désespérée.

Pour résumer et en finir sur l'affaire de l'évasion, M. de Bazaine a eu des aides non seulement hors de l'île, mais dans l'île;—quant à madame de Bazaine, même en supprimant la légende du canot et des avirons, elle a accompli très honorablement ses devoirs de femme, et elle a acquis des droits à l'estime et à la sympathie de tout le monde.

Pour les intelligences dans l'île,—nous vivons à une époque où presque personne ne fait banco sur un numéro ou sur une couleur;—ça a été la ruine du gouvernement de Juillet, et ça a achevé de précipiter Napoléon III.

On veut se sauver la mise en tous cas, et on place, comme à la roulette, les joueurs prudents, son louis ou sa pièce de cinq francs à cheval sur quatre numéros.

Et comme un proverbe qu'on retrouve dans toutes les langues.

«On allume un cierge pour Dieu, mais aussi, au moins une petite chandelle pour le diable.»

N. B. Tout ce qui précède était écrit le 17 août, on m'envoie, aujourd'hui 20, les épreuves à corriger, j'ai ajouté seulement la mention faite par madame de Bazaine elle-même, qu'elle et son cousin ne savent pas ramer et avaient le mal de mer.

Et j'ajoute ici aujourd'hui,—qu'elle s'est très agréablement moquée des «reporters», qui l'ont poursuivie et relancée dans son voyage.

Lorsque, la semaine dernière, j'avais dû exprimer mon opinion sur l'évasion de l'île Sainte-Marguerite, madame Bazaine n'avait pas encore fait publier son petit roman;—une circonstance remarquable cependant, et qui a dû donner à penser aux magistrats chargés de l'instruction, c'est que les journalistes envoyés sur les lieux n'avaient pas attendu à poursuivre et à rejoindre M. et madame Bazaine dans leur fuite pour être trompés et pour rencontrer et accueillir précisément le même petit roman,—moins quelques ornements de style.—Il y avait donc à Cannes ou dans l'île, ou à Cannes et dans l'île, d'autres personnes intéressées à tromper, à égarer l'opinion, et à propager le feuilleton en question—avec des circonstances convenues pour ne pas compromettre les assistances reçues, en y comprenant le capitaine du navire italien, qui, probablement, en savait plus long sur ce qui se passait, que n'en savait la compagnie à laquelle appartient le bâtiment.

Certes, M. et madame Bazaine et M. Rull devaient tenir la promesse qu'ils avaient sans doute faite de ne laisser planer de soupçons sur personne,—mais puisque la situation avait l'inconvénient d'obliger à ne pas dire la vérité, il eût été plus digne, très certainement, et peut-être plus utile aux personnes qu'on devait ménager, d'ajouter moins de broderies et de fioritures.

En fait de mensonge, il y a, il me semble, quatre règles à observer:

La première, c'est de ne pas en faire;

La seconde, c'est de n'admettre cette nécessité que pour sauver les autres;

La troisième, c'est de les faire si bien que l'on soit seul à jamais savoir qu'on a menti, et c'est déjà assez fâcheux;

La dernière est de se borner au strict nécessaire,—de ne pas se complaire aux détails, aux agréments, aux galons, aux enjolivements, aux broderies.

Je comparerai cette situation à celle d'un malheureux qui s'introduit dans une maison,—poussé non seulement par sa propre faim, ce ne serait pas une raison suffisante, mais par la faim de sa femme et de ses enfants;—s'il ne vole que du pain, ce n'est certes pas moi qui, juré, aurais le courage de le condamner,—mais il en sera autrement s'il vole des hors-d'œuvre, des desserts, des confitures, etc.

Le récit de madame Bazaine, avalé par les journalistes avec l'avidité, avec la gloutonnerie des requins affamés dans le sillage d'un navire, n'a fait que me confirmer dans mon opinion, et, comme on dit à l'école, me donner «la preuve de mon addition».

Dès l'instant que madame Bazaine ne voulait pas se borner au strict nécessaire, à l'indispensable, et voulait faire de son récit un petit morceau littéraire,—peut-être eût-elle dû montrer plus de confiance à celui des journalistes qui avait pris la tête de la poursuite et avait le premier atteint les fugitifs, et le prier de lui faire quelques observations critiques;—une fois certain de tenir le «morceau», le journaliste plus calme, pour suivre ma comparaison de tout à l'heure, n'aurait plus imité ce requin légendaire dans lequel les matelots retrouvèrent un camarade disparu avec tous ses vêtements et sa pipe;—il eût certainement biffé certains détails oiseux contre lesquels Boileau conseille de se tenir en garde, et donné au récit au moins un peu plus de la vraisemblance qui lui manque, vraisemblance dont peut se passer la vérité, mais qui est indispensable au mensonge.

Constatons en passant que je ne me permets de critiquer madame Bazaine que comme feuilletoniste; comme femme je rends hommage à son courage, à son énergie, à son dévouement,—qui n'avaient pas besoin, pour être appréciés, d'ornements étrangers et d'agréments postiches.

Dans la nécessité toujours fâcheuse de ne pas dire la vérité, à cause de ceux qu'on ne devait pas compromettre,—il eût été, je le repète, plus facile, plus digne, et plus utile à ceux dont on voulait détourner les soupçons, de ne faire que la dissimuler,—d'écrire simplement au ministre: «Ne cherchez pas de complices à l'évasion de M. Bazaine,—deux seules personnes ont eu connaissance du projet et ont aidé à l'exécution, madame Bazaine et M. Rull.»

Plus un mensonge est gros, plus il présente de surface, plus il doit montrer de côtés faibles,—plus une ville est étendue, plus elle a de chances d'offrir aux assiégeants un point peu ou pas fortifié où on peut faire brèche.

Par exemple, à quoi bon le détail des allumettes?

Si c'était vrai, ça ne servirait qu'à prouver qu'il fallait qu'on fût bien certain qu'il n'y avait pas danger à provoquer l'attention des sentinelles; mais, je ne dirai pas seulement pour les marins, mais pour le dernier des canotiers de la Seine, c'est une chose connue que la difficulté de faire prendre feu à une allumette, avec le moindre vent sur la mer ou sur la rivière,—même depuis que c'est l'État qui les vend, circonstance qui avait fait espérer qu'elles seraient meilleures, ce qui est loin de s'être réalisé.

Or, dans la nuit de l'évasion, il faisait un de ces vents que, sur la côte normande, on appelle «un vent à décorner les bœufs» et sur les plages provençales «à arracher la queue aux ânes».

Quelques autres détails assez curieux donnés par madame Bazaine:

Madame Bazaine et son neveu, ne sachant ramer ni l'un ni l'autre, après avoir accosté un rocher battu par une mer furieuse, et s'être maintenus dans le ressac,—ce que n'auraient pu faire les deux meilleurs matelots—et ayant perdu un aviron, recueillent le prisonnier et gagnent tranquillement à la rame le navire italien à plus d'une demi-lieue de l'île;—on accoste le navire.

On monte à bord et on présente M. Bazaine comme un vieux domestique qu'on est allé chercher à la villa qu'on occupe à Cannes; mais on a raconté que les vêtements de M. Bazaine sont en lambeaux,—et on ne dit pas que le capitaine et l'équipage aient été un peu surpris de la livrée de ces jeunes gens riches qui payent un navire mille francs par jour pour se promener sur la mer par le mistral, et y subir les conséquences, comme le dit madame Bazaine «d'un horrible mal de mer dont elle est restée brisée». Puis on envoya un matelot à terre remettre à sa place le canot que madame Bazaine et son neveu ont si lestement mis à la mer.—Arrêtons-nous un moment sur ce point:—la position de la Croisette, lieu désigné par le récit, l'expose à recevoir en plein les lames énormes que cette nuit-là le mistral devait soulever sur les bas-fonds de cette partie de la plage;—donc, les pêcheurs et les marins avaient dû remonter leurs embarcations assez haut pour les mettre à l'abri,—c'était une besogne qui aurait demandé deux hommes solides que de redescendre un canot, et il eût fallu qu'ils fussent expérimentés, surtout pour «l'enflouer», car, à moins de le tenir absolument le «nez au vent», ce qui n'était pas facile, la moindre déviation eût opposé à la lame le flanc du canot, et la deuxième ou la troisième lame, peut-être la première, l'eût rempli, coulé, roulé et brisé;—mais ce n'est rien encore,—on a enfloué le canot, on a accosté les roches de l'île, on a gagné le navire, et on renvoie par un matelot du bord le canot à la place précise où on l'avait pris;—je le veux bien; le matelot arrive à terre, abandonne le canot, et... retourne au navire.—Comment? à la nage? c'est aussi fort que la descente de M. Bazaine avec des ficelles...

Il faudrait prendre une à une chacune des lignes du récit dicté et signé par madame Bazaine, et dans chaque ligne on signalerait souvent une invraisemblance, plus souvent encore une impossibilité.

J'ai reçu à ce sujet une lettre de Léon Gatayes,—lui qui, pendant longtemps, n'avait pas de plus agréable passe-temps que de faire la traversée du Havre à Honfleur à cheval sur le beaupré du paquebot, par des mers houleuses, ce qui, à chaque mouvement de tangage, le faisait plonger dans l'eau jusqu'aux hanches.—Gatayes, qui connaît et la mer et les bateaux, a pris pendant deux jours le récit de madame Bazaine pour une plaisanterie inventée par le journal qui le publiait, et il s'empressait d'acheter les numéros suivants pour y lire l'aveu de la mystification; puis, quand il a été convaincu que c'était «sérieux», alors il a ri «à en être malade».

Outre la lettre de Léon Gatayes, et plusieurs autres, j'en ai reçu une d'un inconnu qui me fait de vifs et puérils reproches et me dit quelques injures assez sottes à propos de mon appréciation de l'évasion.

Je ne parlerais pas de cette lettre sans un détail que voici:

Mes lecteurs n'ont peut-être pas remarqué qu'ayant, dans des chapitres précédents, appelé le prisonnier de l'île Sainte-Marguerite M. de Bazaine, je l'appelle aujourd'hui M. Bazaine.

Il paraît que ce de ne lui appartient pas; d'ordinaire, dans le doute, j'aime mieux donner un de en trop, qu'un de en moins.

Ça m'est si égal!

Mais mon correspondant se trompe fort, si, par sa remarque et la suppression du de, il croit diminuer l'homme qui s'est, hélas! suffisamment diminué lui-même.

Sortir d'une famille de petits bourgeois ou même d'artisans, ce que j'ignore, mais ce qu'affirme celui qui m'écrit, pour arriver à être général d'armée, maréchal de France et sénateur;—c'était avoir parcouru plus glorieusement un plus grand chemin.—Plus le point de départ est bas, plus celui qui arrive au sommet s'est élevé.

Il est triste que ça ne lui ait servi qu'à tomber de plus haut.

Quelques journaux, selon leur couleur,—ont appelé M. Bazaine: le maréchal ou l'ex-maréchal.

M. Bazaine ayant été dégradé par un tribunal régulier, c'est manquer au respect dû à la loi et à la justice que de lui conserver un titre qui ne lui appartient plus.

L'appeler ex-maréchal, c'est accoler à son nom chaque fois qu'on le prononce une épithète flétrissante en deux lettres, c'est manquer au respect qu'on doit à divers degrés au malheur même mérité, c'est marcher sur un homme abattu, sur un homme à terre.

C'est donc en sachant très bien ce que je fais et pourquoi je le fais, que je l'appelle,—M. Bazaine—ou de Bazaine.

Les journaux ont publié une lettre d'une des deux Anglaises que la police a un moment cherchées, et dont, mieux informée, elle a abandonné la poursuite.

Cette lettre est de la plus ridicule outrecuidance et menace la France du courroux du gouvernement anglais.

Ces deux personnes, une dame et une demoiselle, avaient pris l'habitude d'aller le soir faire de la musique et chanter en bateau sous les fenêtres du prisonnier;—il est peu décent et peu convenable de braver les lois d'un pays auquel on demande l'hospitalité et son soleil pour sa chlorose,—et l'autorité locale a eu un grand tort; elle aurait dû avertir ces personnes une fois, et à un second accès de ces fantaisies hystériques, leur faire passer une nuit au violon pêle-mêle avec les autres demoiselles qui flirtent trop tard ou dans les endroits non autorisés.

Il paraît que le colonel Villette allait flirter de plus près, et passait chez ces prime-donne d'opérette des soirées extrêmement agréables.

En général, dans cette évasion, il y a trop d'opéra-comique et trop de roman.

Trop de Richard Cœur-de-lion pour les miss.

Trop de Monte-Cristo pour madame Bazaine.

Pourquoi parle-t-on encore de M. Bazaine? N'a-t-on pas épuisé les bourdes et les billevesées et les naïvetés? Va-t-on crier à l'orgueil si je constate que les Guêpes seules ont vu clair?

L'enquête qui, dit-on, est terminée, ne regarde pas M. Bazaine,—elle regarde ceux qui sont accusés d'avoir manqué à leur devoir et désobéi à la loi.

Quant à lui,—il a fini d'exister et comme homme politique et comme homme de guerre; il ne peut être utile à personne, et il ne peut faire du mal qu'au parti qui l'accueillera;—comptez ce que sa visite à Arenemberg a déjà fait perdre de terrain à la veuve et au fils de Napoléon III.

M. Bazaine—regrettera peut-être avant qu'il soit peu, l'asile de l'île Sainte-Marguerite et demandera à y rentrer.

On m'écrit: Voilà M. Bazaine libre,—mais que va-t-il faire de sa liberté?

M. Francisque Sarcey,—qui a comme moi appartenu à l'Université, a traité dernièrement une question dont les Guêpes se sont occupées autrefois à plusieurs reprises,—la question des pensums dans les lycées, collèges, etc.

Il en a blâmé l'abus, j'en ai plus d'une fois blâmé l'usage,—il prêche la modération, j'ai prêché la suppression,—il ne les admet que dans certains cas, je ne les admets dans aucun.

Il donne avec beaucoup de raison et de sagacité pratique, comme cause de la difficulté que présente la discipline d'une classe,—le nombre exorbitant des élèves qui la composent;—en effet, au collège Bourbon (Aliàs Bonaparte,—Condorcet,—Fontanes, etc.), où j'ai été élève et professeur,—chaque classe était composée de deux divisions et chaque division au moins de soixante élèves.

Je ne sais si M. Sarcey,—a ajouté aux difficultés que présente un pareil nombre pour maintenir la discipline,—l'impossibilité de faire marcher soixante élèves du même pas; d'où il s'ensuit que, sur soixante élèves, il y en a à peine dix ou douze qui suivent réellement le cours,—et que le reste perd complètement son temps et son ennui,—de sorte que j'affirme que l'élève qui, à un concours, est le dernier en rhétorique, ne serait pas le premier dans la classe de sixième qu'il a quittée six ans auparavant,—d'où il faut tirer la conséquence que ces six années sont jetées au vent.

Revenons aux pensums:

Les «pensums voraces»,—punition qui consiste à faire copier,

Pendant la récréation,

A un enfant,—un certain nombre de vers latins, grecs ou français,—ou cinq fois les verbes,—je bavarde,—je fais du bruit,—je réponds,—je raisonne, etc.

J'ai connu des élèves qui ne jouaient pas deux fois par semaine, étant sans cesse «écrasés de pensums», terme consacré et accepté par les professeurs et les élèves.

J'en ai connu qui ne jouaient jamais.

Or, à cet âge, on ne contestera pas,

Que les enfants ont autant besoin d'exercice que de latin,—et que, au point de vue de la santé, ils en ont beaucoup plus besoin;

Qu'il faut être homme avant d'être bachelier;

Que la France a beaucoup trop de bacheliers et qu'il est à craindre qu'elle n'ait pas assez d'hommes.

C'est déjà beaucoup pour les enfants de passer tous les jours une dizaine d'heures assis sur des bancs, dans des classes souvent trop petites, toujours trop peu aérées;—à cet âge tout est développement et croissance,—à cet âge on prépare la santé ou les maladies de toute la vie,—«la récréation» doit compenser et réparer les inconvénients, disons mieux, les dangers de ces heures renfermées et sédentaires, par des jeux violents, des exercices fougueux.—Eh bien, ce sont les plus vifs d'entre les enfants, les plus turbulents, c'est-à-dire ceux qui ont naturellement le plus besoin de mouvement, qui ont le moins de récréation,—qui passent le plus d'heures tristes,—assis et immobiles.

C'est comme cela que l'on fait des hommes chétifs, malingres, méchants et lâches.

Ne pourrait-on pas, disais-je déjà il y a vingt ans, au lieu de ces punitions ridicules qui consistent à faire copier aux enfants une centaine de vers pendant huit ans,—ne pourrait-on pas imaginer des punitions qui ne leur enlèveraient pas le grand air et un exercice indispensable à leur santé et aux développements de leur être physique?—Les priver de récréation, c'est-à-dire de jeux actifs, violents, bruyants même, c'est aussi absurde que si on leur retranchait, par punition, une partie de leur nourriture.

On a imaginé le pain sec par punition, il est vrai, mais ça n'a pas inventé la diète.

Il faut absolument supprimer les pensums;—voraces, comme les appelle Victor Hugo,—le premier Hugo,—Hugo, à la fois l'ancien et le superbe,—dans ces vers divinement beaux,—Ce qui se passait aux Feuillantines.

Voraces, car ils dévorent la joie, la gaieté, la force et la santé des enfants,—et les remplacent par l'ennui,—que dans la même pièce Hugo peint si admirablement:

L'ennui,
Ce pédant, né dans Londres, un dimanche en décembre.

Et je proposais de remplacer les pensums par une occupation «non amusante», qui exercerait les forces en plein air,—bêcher la terre, tirer de l'eau à un puits, porter du sable sur une brouette, arroser le jardin, etc.

Ces corvées substituées au pensum, tout en privant l'écolier paresseux et insubordonné des jeux qui l'amusent, ne le priveraient pas de l'air et de l'exercice, sans lesquels il ne peut ni vivre ni se développer.

Un jour, je crus avoir gagné en partie mon procès, je ne sais plus quel «grand maître de l'université», on appelait alors ainsi le ministre de l'instruction publique,—fit un demi-coup d'État. C'était vers 1840, je crois;—il n'osa pas supprimer le pensum,—cette antique euménide, mais il le réduisit à n'occuper «qu'une partie de la récréation». On mettait des limites à la voracité du pensum,—il ne dévorerait plus qu'une partie des récréations, qu'une partie de la santé des enfants: il les dévorait, il ne fera plus que les grignoter.

Ce n'était pas assez, mais

C'était un pas en avant, j'attendis;

A cet ukase du grand maître,—je fus joyeux et fier,—et je retrouve dans un écrit d'alors ce chant de triomphe:

«O Lycéens, vous qui serez la postérité, ne l'oubliez pas; c'est moi qui, le premier, ai osé attaquer cet ogre redouté, le pensum; c'est à moi que vous devrez prochainement sa destruction; c'est à moi que vous devrez d'être des jeunes hommes, sains, vigoureux, souples et hardis,—honnêtes et francs;—vous apprendrez à vos enfants que si Hercule a détruit l'hydre de Lerne, si Ulysse a tué Polyphème et Thésée le Minotaure,—Alphonse Karr a vaincu et tué le pensum,—hæc otia fecit

Mais ou le ministre pensa à autre chose et ne surveilla pas l'exécution de ses ordres,—la question politique était déjà inventée,—ou il fut remplacé par un autre ministre.

Dernièrement M. Jules Simon,—un autre des boucs émissaires du moment,—dans son passage au ministère de l'instruction publique, avait apporté des modifications très utiles et très sensées,—son successeur, ses successeurs plutôt, car les changements sont fréquents, se sont empressés de détruire ces modifications.

En effet,—voici un homme qui arrive aux affaires, on lui confie un portefeuille.—Va-t-il continuer son prédécesseur? Jamais, car alors pourquoi lui aurait-on donné sa place, il se serait mieux que personne continué lui-même; laissera-t-il les choses dans l'état où il les trouve? Pas davantage, pour plusieurs raisons;—il n'est arrivé au pouvoir qu'en déblatérant avec une coterie contre ceux dont on voulait prendre les places et en annonçant que tout irait bien aussitôt que les membres de la coterie dont il fait partie auraient remplacé les ministres, membres d'une autre coterie;—laisser debout ce que faisait le ministre qu'on remplace, ce serait se donner un démenti,—il ne perdait donc pas la France, comme on l'avait tant répété; on veut faire soi-même ou avoir fait quelque chose,—on ne fera probablement pas mieux, mais on fera autrement;—le moyen le plus facile de faire quelque chose, c'est de défaire;—un démolit en vingt-quatre heures ce qu'un autre a mis dix ans à bâtir;—d'ailleurs, nos hommes politiques, comme la plupart des Français, sont presque tous sapeurs et démolisseurs;—les maçons et les architectes sont rares.

Comment faire un progrès quelconque, surtout dans l'instruction et l'agriculture,—avec ces changements fréquents de ministres?—Aux uns comme aux autres, on ne demande ni aptitudes, ni études spéciales.—Il est un jeu d'enfants qui consiste à énumérer les divers métiers et les outils ou instruments nécessaires pour les exercer;—on saute sur le dos d'un camarade, momentanément «cheval» et on le remplace si l'on hésite.

«Pour faire un bon maçon,—tirlifaut, tirlifaut,—une truelle, une règle, une auge, etc.»

A ce jeu-là, les enfants diraient: «Pour faire un bon ministre, tirlifaut,—connaître quelque peu les affaires qu'il va avoir à diriger.»

Erreur.—Pour être un bon ministre, il faut, selon le ministère qui arrive, faire partie du centre droit ou de la gauche,—de telle ou telle coterie.

M. un tel est proposé pour ministre de l'agriculture ou de l'instruction publique, parce qu'il votait contre le ministère précédent avec MM. tels et tels dans une question de politique étrangère qui a renversé ce ministère.

Et?...

Quoi... et?... ça suffit.

Est-il besoin de faire remarquer à mes lecteurs que les seuls ministres qui ont eu une influence heureuse sur leur pays sont ceux qui, par une longue station au pouvoir, ont pu appliquer au système étudié des idées longtemps élaborées,—marcher en ligne droite ou sinueuse, à un but connu et défini d'avance, Sully, Richelieu, Colbert, etc.

Comment veut-on que les affaires progressent ou seulement se maintiennent avec ces gens qui traversent le pouvoir, montent, descendent, remontent pour redescendre encore?

On ne marche même pas en zigzag,—en marchant en zigzag, on marcherait et on arriverait tôt ou tard quelque part, on va, on revient, on tourne, on piétine.

Ceux qui sont au pouvoir se défendent contre l'assaut de ceux qu'ils ont renversés,—et ne font rien autre.

Ceux qui font le siège du pouvoir, harcèlent, fatiguent, entravent sans relâche ceux qui les ont remplacés et qu'ils veulent remplacer à leur tour.

—Mais, direz-vous, sous une monarchie, il y a le roi qui peut avoir ses idées, son plan,—et les faire suivre par ses ministres.

—Parlez-vous de la monarchie du droit divin? elle a un inconvénient; elle n'existe plus et n'existera jamais en France désormais;—d'ailleurs, ces princes nés sur le trône, sans expérience de la vie ni des affaires,—très mal élevés,—nourris dans l'erreur et le mensonge, quand il s'est passé quelque chose de sérieux sous leur règne, n'y ont contribué qu'en laissant faire.

Quant à la monarchie constitutionnelle-représentative, ce n'est pas le roi qui choisit ses ministres, c'est la majorité de l'Assemblée qui les lui impose, les renverse, les change au hasard de ses caprices et des coalitions qui ne permettront jamais plus à aucun ministère d'avoir une certaine durée.

Ces ministres, auxquels on ne demande que d'appartenir à la coterie momentanément triomphante,—ressemblent à ce grand seigneur économe qui, ayant à remplacer son cocher et son valet de pied,—fait passer un examen à ceux qui se présentent pour remplir ces fonctions.

Le cocher est-il habile, doux pour les chevaux, ne buvant pas l'avoine, connaissant la ville?

Le valet de pied est-il honnête, civil, usagé?

Vous n'y êtes pas,—il examine si leur taille et leur corpulence leur permettent d'occuper et de remplir, sans les faire crever ou sans faire trop de plis,—les habits de livrée encore tout neufs qu'il vient de faire faire pour les deux coquins qu'il a chassés.

Ils rappellent aussi un autre personnage qui écrivait à son intendant: «Envoyez-moi un domestique qui s'appelle Jean

C'est pourquoi,

Si nous devons être gouvernés par la république,—ou par une royauté constitutionnelle,

Il faut absolument,—que le président nomme pour tout le temps de son mandat,—que le roi nomme pour dix ans, des ministres d'affaires,—pris, non dans l'Assemblée, mais parmi les notoriétés spéciales,—qui ne pourraient être renversés qu'à la suite d'une accusation de malversation ou de trahison, portée devant une haute cour.

Qu'ensuite on livre,—comme on fait des loques rouges aux grenouilles,—l'amorce des portefeuilles aux ambitieux, aux présomptueux, aux bavards, aux déclassés, aux décavés, etc., etc., qui seraient renversés, remplacés, supplantés,—tant qu'on voudrait,—on les appellerait ministres de langue,—ministres de... blague,—ministres de maroquin;—ils auraient des portefeuilles rouges, verts, bleus, blancs,—comme les jockeys ont des vestes.

Outre le grand portefeuille, ils en porteraient deux petits au collet de leur habit.

Ils jaseraient, discourraient, s'injurieraient, déclameraient,—tant qu'ils voudraient;—on autoriserait des agences des poules des ministres de maroquin,—ça amuserait la galerie,—on jouerait, on parierait,—mais on jouerait chacun son argent,—on ne mettrait plus au jeu la fortune et l'honneur de la France.

Car ces ministres... de la blague n'auraient aucune influence sur les affaires,—aucune autorité,—ils pourraient dire des sottises et des inepties et des énormités,—sans aucun danger pour le pays;—alors ça pourrait être drôle et même farce de voir Me Gambetta ou Me Laurier ministre,—et ça ne serait pas un péril.

Comme traitement...

Ah! là est un point délicat.

Comme traitement on leur accorderait, on leur allouerait...

Une faveur toute spéciale, une distinction unique et des plus honorables,

Seuls,

Ils ne toucheraient pas l'indemnité des députés;

Ce qui les élèverait prodigieusement au-dessus de leurs collègues.

Tous les jours, il y aurait lutte d'éloquence, tournois d'injures, assaut de... blague.

Tous les mois, on changerait les ministres..., j'entends les ministres... de maroquin,—les autres, les ministres d'affaires, travailleraient ailleurs.

On ferait et on apposerait des affiches,—on publierait à l'avance les noms des orateurs et des lutteurs.

Il y aurait là de quoi satisfaire les politiques de café, de cabaret et de chambrées.

Les journaux jugeraient les coups.

Les ministres d'affaires, tous les trois mois, rendraient compte de leur administration, qu'on ne pourrait discuter que pendant vingt-quatre heures.

Cela me paraît tout à fait indispensable, si nous avons la république ou une royauté représentative.

Mais je ne cache à personne que tous les jours s'accroît d'une manière inquiétante le nombre des gens qui, pour dans six ans et demi, demandent:

Un Tyran.

On parle d'un pétitionnement sur une large échelle.

Le procès fait aux complices présumés de l'évasion de M. Bazaine est commencé lorsque j'écris ces lignes, et sera jugé quand elles paraîtront.

L'accusation, jusqu'ici, a accepté une base fausse, la fable ridicule d'un jeune homme qui sait peu ramer et d'une femme qui ne le sait pas du tout,—c'est-à-dire hors d'état de traverser en bateau, en ligne droite, le lac d'Enghien, et peut-être le grand bassin des Tuileries,—menant, par une grosse mer,—une embarcation à une demi-lieue de distance, et accostant des rochers sur lesquels la mer déferle avec fureur.

C'est-à-dire exécutant une manœuvre qu'il n'est pas du tout prouvé qu'eussent pu exécuter deux marins vigoureux et exercés.

Tous les juges et tous les jurys de la terre,—tous les peuples de tous les pays viendraient me dire: Madame Bazaine et M. Rull ont, dans la nuit de l'évasion, pris un canot à Cannes et ont accosté les rochers au vent de l'île Sainte-Marguerite, je dirais sans hésiter:

Ça n'est pas vrai.

Une figure intéressante, c'est celle de M. le colonel Villette, partageant la captivité de son général.

J'avoue que je m'attendais à ce qu'en peu de mots, disant au tribunal les causes de son amitié pour M. Bazaine, expliquant l'influence physique et morale qu'exerçait la captivité sur le prisonnier,—M. Villette avouerait sans réticences la part qu'il avait prise à l'évasion,—et s'en remettrait pour la peine à la justice du tribunal.

J'aurais défié les juges les plus rigides de n'être pas touchés de cette attitude et de ne pas demander à la loi toutes ses indulgences,—le jugement étant suivi immédiatement d'une demande en grâce adressée par le tribunal au président de la République,—qui n'aurait pu la repousser.—Il a préféré nier,—disons alors qu'il n'a pas aidé M. Bazaine,—mais disons aussi que son innocence le diminue.

Une circonstance remarquable,—c'est la contradiction flagrante des témoignages.

Parmi ces témoignages, il en est plusieurs qui me paraîtraient suspects si j'étais le procureur de la République;—c'est, entre autres, celui du capitaine du navire italien, qui pourrait bien avoir agi à l'insu de ses commanditaires.

Et celui du cantinier Rocca, qui a loué l'embarcation et qui a été, après l'évasion, disent les journaux, largement récompensé de l'inquiétude qu'il a eue sur le sort de son canot.

Quant à «la fameuse corde», le directeur de la prison nie complètement la possibilité pour «M. Bazaine, fatigué, très gros, maladroit des mains et ayant mal aux jambes» de s'en être servi pour son évasion.

Qu'il me soit cependant permis de dire,—que la justice a atteint son but, qu'elle a frappé les «coupables».

Mais,

Qu'elle a fait ce qui arrive à certains chasseurs habiles et expérimentés;

Elle a

«Tiré au juger.»

C'est-à-dire que, sachant ou pensant que le chevreuil, ou le lièvre, ou le renard est dans un buisson ou dans un fourré, calculant rapidement, intuitivement, depuis quel temps il y est entré, le chemin qu'il a pu y faire, l'instinct qui le porte à se blottir,—le chasseur ou la justice, sans voir précisément le chevreuil ou le renard, vise le point du hallier, du fourré, du buisson où il le pense caché,—et l'atteint par un effet de sagacité, d'intelligence, de lucidité, d'esprit et de déduction logique.

On doit donc conclure et admettre sans hésitation que la justice a frappé juste,—a frappé en réalité des accusés ayant contribué à l'évasion de M. Bazaine, soit par aide, soit par connivence, soit par négligence.

Mais,

Les a-t-elle frappés tous?

A-t-elle pu discerner les circonstances? A-t-elle su la vérité sur les détails, sur les assertions?

Mon opinion formelle est qu'on n'a pas su ou qu'on n'a pas dit la vérité.

M. Bazaine, prisonnier à l'île Sainte-Marguerite, s'est évadé,—il a été aidé par le secours, la connivence, la négligence de tels et tels,—lesquels sont condamnés à expier ce délit par un emprisonnement plus ou moins long,—le jugement est parfaitement équitable,—il n'y a pas à cela la plus petite objection à faire,—je n'en fais aucune.

Mais je ne crois pas que M. Bazaine soit descendu au moyen d'une corde de la forteresse, la négation du colonel Villette appuie beaucoup mon opinion à ce sujet,—il a pu croire qu'il répondait à cette question: Avez-vous aidé à l'évasion de M. Bazaine, au moyen d'une corde dont vous teniez le bout?

Je suis parfaitement certain, que Mme Bazaine et M. Rull n'ont pas accosté l'île «au vent» et les rochers sur lesquels la mer déferlait,—avec un canot pris à Cannes.

Sur le premier point, je me suis déjà expliqué suffisamment,—et d'ailleurs je dis seulement sur ce point: je ne crois pas,—je n'insiste donc pas.

Mais, sur le second point;—après avoir déjà affirmé que, cette nuit-là,—trois hommes dont je faisais partie,—trois hommes vigoureux et très exercés à la mer, dont un marin de profession, sont convaincus qu'ils n'auraient pu faire—ce que prétendent avoir fait M. Rull, sachant peu ramer, et madame Bazaine, ne le sachant pas du tout,—j'affirme de nouveau que, si l'embarcation qui a porté M. Bazaine au navire italien—venait de ce navire, comme je le crois, non seulement elle bordait quatre ou six avirons pour le moins, et était montée par cinq hommes;

J'affirme de plus, que, même ainsi montée, l'embarcation n'a pas accosté l'île et les rochers au vent, c'est-à-dire là où madame Bazaine prétend les avoir accostés,—comme il est nécessaire pour le roman, et comme l'instruction semble l'avoir admis.

Je continue à penser que le capitaine du Ricasoli a peut-être, à l'insu de ses armateurs, fourni l'embarcation.

Quant au cantinier Rocca et à son canot,—je défie qu'on me trouve un autre marin—confiant à des inconnus, surtout à un jeune homme et une femme, la nuit, par un mauvais temps,—il était très mauvais cette nuit-là,—une embarcation, qui lui coûte au moins trois cents francs,—en se contentant d'un louis pour cautionnement;—de plus, le maître de barque devait être et savait qu'il devait être réprimandé et puni:

1o Pour exposer ces deux personnes à une mort à peu près certaine;

2o Pour leur avoir fourni les moyens d'accoster l'île qui renfermait un prisonnier d'État.

Je répète que madame Bazaine ne sachant pas du tout ramer,—et M. Rull le sachant très peu,

Sont incapables de traverser en plein jour et de beau temps, en ligne droite, le grand bassin des Tuileries.

Je ne connais qu'une analogie à ce haut fait maritime,—et je suis forcé de l'emprunter à un poème du Tasse,—son premier poème.

Renaud de Montauban, fils du duc Aymon de Dordogne.—Renaud et Florinde qui est un homme, malgré son nom féminin, montent un petit navire qui les conduit seul, sans pilote et sans matelots, aux diverses aventures qu'ils doivent mettre à fin.

C'est dans le chant 8e de Rinaldo innamorato.

Je ne parlerai pas de l'épisode de la visite, dans l'île, du préfet des Alpes-Maritimes,—et du refus fait par le ministère public de lui adresser quelques questions.

M. de Mac-Mahon se souvient-il qu'une des promesses qu'il fit, lorsqu'il succéda à M. Thiers, est celle-ci: Que la présidence serait le règne de la justice et de la loi.—Cette promesse fut, comme elle devait l'être, accueillie avec faveur,—surtout venant d'un homme dont la réputation de loyauté est si bien établie.

Eh bien! voici M. Bazaine dégradé, en prison, au moins moralement—en partie ruiné, et M. Ollivier, M. de Grammont, M. Lebœuf, qui ont fait cette guerre criminelle, ne sont pas inquiétés.

Quelqu'un, après avoir lu le rapport sur le camp de Conlie, peut-il dire en conscience que Me Gambetta n'ait pas commis, en cette circonstance, des crimes au moins aussi punissables que ceux reprochés à M. Bazaine?

Si c'est là le règne de la justice et de la loi, il faut que ce soient deux mots que M. le président de la république entend autrement que moi.

Il y a quelques temps,—l'année dernière, je crois, il se créa à Nice une sorte de journal—qui exprimait une fois par semaine la plus véhémente indignation contre le jeu en général, et, en particulier, contre la maison de jeu de Monaco.

Je suis parfaitement d'accord avec tous ceux qui s'élèvent contre le jeu comme passion,—je ne le suis pas avec ceux qui pensent réprimer cette passion en fermant les maisons de jeu,—je parle des maisons ouvertes,—placées sous la surveillance de la police—et où les chances que courent les joueurs sont connues et immuables.

Depuis la fermeture des maisons de jeu en France, le monde des cercles où l'on joue plus ou moins gros jeu s'est prodigieusement accru,—les tripots clandestins ne se comptent plus.

Dans les maisons de jeu, on n'est pas exposé à la fraude, à la tricherie,—par une raison bien simple, c'est que le banquier du trente et quarante et de la roulette n'en a pas besoin,—les combinaisons connues, visibles de ces jeux, lui assurent d'avance et inévitablement la certitude de gagner;—dans ces maisons on ne perd que l'argent qu'on a, on ne joue pas sur parole, etc.

C'est laid, quoique très orné, mais à la manière des égouts qu'il faut bien bâtir et entretenir tant qu'il y a des ruisseaux;—tandis que les cercles et les tripots sont des flaques d'eau, des fanges sans écoulement et qui s'étendent partout.

Revenons à mon anecdote.

L'indignation exprimée périodiquement et opiniâtrement contre la maison de jeu de Monaco, un horrible et charmant coin de terre, un des asiles les plus splendidement ornés que le vice se soit jamais construits—, par le journal en question, n'était pas inexorable;—les moralistes austères qui le rédigeaient, étaient simplement des drôles qui avaient imaginé de jouer contre M. Blanc, le seigneur et Satan de cet enfer,—un jeu autre que la roulette et le trente et quarante,—et auquel ils espéraient bien gagner;—ils lui firent savoir que, moyennant je ne sais quelle assez grosse somme d'argent, il dépendait de lui de changer le blâme en approbation et les invectives en éloges.

On trouva moyen de leur faire répéter cette proposition devant des témoins invisibles,—et on fourra lesdits moralistes en prison.

Depuis ce temps M. Blanc est, dit-on, poursuivi de l'idée fixe de ce genre d'exploitation,—auquel on assure qu'il s'est soumis plus d'une fois,—et il voit partout du «chantage»; c'est ainsi que les chevaliers d'industrie,—d'accord sur ce point, ce qui leur arrive rarement, avec la justice,—appellent ce genre de vol.

Dernièrement, dans les jardins de Monaco,—un étranger s'est tiré un coup de pistolet;—naturellement on courut faire part de l'aventure à M. Blanc.

«Ça, dit-il,—un suicide?—c'est du chantage.»

Quand vous allez faire une nouvelle constitution, ne prévoyez ni grand homme, ni homme débonnaire, ni homme intelligent,—fabriquez votre tournebroche de façon que dogue ou caniche, terre-neuve ou king-charles,—lévrier ou carlin puisse le faire également tourner et surtout n'en puisse sortir.

Que quelle que soit la personne que le hasard, l'intrigue, l'hérédité, votre caprice vous donneront pour maître, elle ne puisse vous causer que de petits ennuis, de médiocres contrariétés, de minces désagréments.—Mais qu'il ne dépende pas d'elle, conquérant ou pacifique, despote ou débonnaire, homme de génie ou crétin,—de vous jeter dans de vrais malheurs, dans de réels désastres.

Et cette constitution ainsi faite,—nommez qui vous voudrez,—roi, empereur, président, sultan, czar, hospodar, sophi, protecteur, khan, etc.

Livrez-vous à votre nature papillonne, à laquelle vous ne pouvez d'ailleurs pas résister.

Ne croyez plus que vous êtes des révolutionnaires, des esclaves altérés de liberté, mais reconnaissez que vous êtes simplement des domestiques capricieux qui aiment à changer de maîtres.

Changez de gouvernement, changez de drapeau, changez de morale, changez de politique, changez d'engouements, changez de fétiches,—mais seulement après qu'une constitution vous aura enfermés dans un rond inflexible, où tous ces changements ne pourront pas vous empêcher de garder deux chemises, pour pouvoir en changer aussi.

Il continue à être fort question de la prolongation des pouvoirs de M. de Mac-Mahon.

Si la chose a lieu, c'est une occasion dont il faudrait profiter pour déterminer en quoi consistent les pouvoirs du président de la République,—une occasion aussi, en les prolongeant, de faire dire aux gens: «Tiens, on les prolonge, ils ne sont donc pas éternels.»—De fixer les limites de ces pouvoirs, etc.

Tout le temps que M. Thiers est resté sur le trône, j'ai opiniâtrément demandé qu'on fît ce qu'on aurait dû faire la veille du premier jour de son règne.

Un dessin, une propriété, un pouvoir, n'existent que par leurs limites et leurs bornes; le crayon.

Je ne vais plus guère au théâtre depuis bien longtemps,—à tel point que je n'ai pas vu ma comédie des Roses jaunes, jouée au Théâtre-Français, il y a quelques années.

Je me souviens cependant d'une sorte de scène qui se jouait autrefois sur les théâtres machinés, et qui doit être encore bien plus fréquente depuis la mode des féeries, des pièces à tableaux, à grand spectacle, à femmes et à décors, etc.

En ce temps-là, ça avait lieu surtout au Cirque Olympique: pour disposer les décors, les trappes, les trucs,—pour donner le temps de s'habiller à une armée de figurants et de se déshabiller à une armée de figurantes, il fallait des entr'actes extrêmement longs.

Le public s'impatientait.

En vain, l'orchestre jouait une ouverture, deux ouvertures, trois ouvertures.

En vain, cédant aux vœux du paradis, il jouait la Marseillaise, le Chant du Départ, etc.

Si l'autorité trouvait mauvais, dangereux, subversif, qu'on jouât ces airs,—le public les réclamait, les exigeait avec ardeur,—parfois le commissaire parlait au public;—ça avait bien vite fait de dépenser une petite demi-heure,—mais, souvent, l'autorité laissait faire, et on entendait une fois, deux fois, trois fois pour son agrément, ces beaux airs qu'on a fini par déshonorer.

Mais pour les entendre quatre, cinq, six fois,—il aurait fallu que ça chagrinât quelqu'un,—sans quoi il n'y avait plus de plaisir.

Alors on imitait le cri des animaux,—on jetait des pelures d'oranges et de pommes.

Si on avisait quelqu'un debout sur le devant d'une loge, causant avec les personnes placées au fond, on criait: Face au parterre, jusqu'à ce que le spectateur finît par comprendre qu'il s'agissait de lui,—et obéît à l'injonction.

Du temps de Louis XV,—quelques abbés allaient au théâtre; si l'on en voyait un dans une loge auprès d'une femme, on criait jusqu'à ce que l'abbé eût mis ses deux mains sur le velours de la loge,—ou s'en fût allé.

Faute de ce divertissement, aujourd'hui perdu,—il reste encore celui-ci:

Un homme et une femme sont seuls dans une loge; que l'homme se rapproche et se penche pour parler de plus près à la personne qui est avec lui,—le paradis, ou poulailler, se partage en deux camps; les uns crient:

Il l'embrassera.

Les autres:

Il ne l'embrassera pas.

J'ai vu une seule fois l'homme ainsi en scène malgré lui, baiser la main de la femme, et être couvert d'applaudissements.

Voici ce que les directeurs de ces théâtres, ou les auteurs, avaient imaginé, et ce que probablement ils font encore aujourd'hui.

Entre deux grands actes, à décors, à costumes, à trucs, à mise en scène, à évolutions, etc.;—ils placent un petit acte, un tableau, insignifiant, sans intérêt, un hors-d'œuvre,—un dialogue quelconque entre des personnages secondaires de la pièce, ou des acteurs qui n'ont pas à changer de costume.—Pour ce tableau, une toile de fond tombe à trois mètres de la rampe,—c'est un salon, ou une forêt, ou un palais, ou une mansarde, ou une prison, ou la mer, peu importe; le rideau levé, cet espace, avec l'avant-scène, suffit pour que deux ou trois acteurs puissent y réciter un bout de dialogue, faisant cinq ou six pas de largeur et deux ou trois sur la profondeur, en venant jusque sur les quinquets.—Ce bout de dialogue est généralement accompagné du bruit des marteaux et de la voix des machinistes;—ça n'est pas poignant, comme action; ça n'est pas navrant, comme intérêt;—mais ça occupe les yeux et un peu l'esprit des spectateurs;—ils attendent que ça finisse, comme on attend sous une porte qu'une pluie d'orage cesse de tomber.

Or, pendant ce temps, ces machinistes qui crient,—ces marteaux qui frappent, préparent l'acte suivant avec ses décors, ses splendeurs, ses surprises;—pendant ce temps, on change ou on revêt les costumes,—on se groupe sur le théâtre,—les régisseurs placent les figurants et les figurantes,—on fait l'appel des accessoires,—quand on est prêt, l'acte postiche est fini,—on baisse le rideau,—l'orchestre joue quelques mesures,—on frappe les trois coups, et le public applaudit... la brièveté de l'entr'acte,—il est bien disposé et rien ne l'empêche de se livrer à l'admiration que lui cause ensuite le lever du rideau.

Eh bien! le règne de M. Thiers,—le pacte de Bordeaux,—la présidence de M. de Mac-Mahon, c'est le tableau entre deux actes,—on cause, on jase, on discute, on se querelle ou on fait semblant de se quereller sur le devant de la scène, les pieds sur la rampe,—mais tout ça, ça manque de profondeur,—le public ne prête qu'une attention médiocre ou distraite à ce que débitent les quelques acteurs qui n'ont pas à changer de costume, ou les utilités, ou les comparses qui occupent le devant du théâtre; mais ce qui l'intéresse, c'est de tâcher de surprendre et la signification des coups de marteau, et quelques paroles des machinistes,—de saisir, par les bruits qu'on dissimule le plus possible, si c'est sur le côté cour, ou le côté jardin, à droite ou à gauche, que l'on place les décors et les portants;—au lieu de trouver que la voix des machinistes et les marteaux empêchent d'entendre les acteurs, on aurait envie de faire taire les acteurs pour prêter ses deux oreilles et toute son attention au bruit des marteaux et à la voix des machinistes, et de leur crier: Silence! laissez-nous entendre le bruit.

Que fait-on là, derrière cette toile du fond?

Quand le rideau s'abaissera, puis se relèvera pour tout de bon,

Qu'est-ce que le théâtre va représenter?

Un palais ou une place publique?

Un péristyle ou un balcon?

La salle du trône ou une taverne?

Un jardin ou une forêt?

Une rue ou un grand chemin?

Et quels seront les personnages en scène? On entend piétiner, il y en aura beaucoup.

Seigneurs ou hommes du peuple?

Dames de la cour ou bohémiennes?

Bourgeoises ou danseuses?

Est-ce un ballet à la cour ou une danse qu'on donne ou reçoit dans la rue?

Est-ce la république radicale, l'internationale, la commune?

Est-ce la royauté légitime? La fusion?

La république modérée? Idem conservatrice? Idem sans républicains?

Est-ce la royauté constitutionnelle? Idem libérale? Idem sans roi?

Est-ce le drapeau rouge? Est-ce le drapeau blanc? Est-ce le drapeau tricolore?

Blanc, avec cravate tricolore? tricolore, avec cravate blanche? tricolore, avec fleurs de lis? Tricolore, avec abeilles?

Est-ce l'aigle? Est-ce le coq? Est-ce une branche de lis,—ou un bouquet de violettes?

Est-ce Henri V? Philippe II? Napoléon IV? Adolphe Ier? Gaillard père et fils?

On frappe à gauche, on cogne à droite,

La toile! la toile!

Ah! voilà l'orchestre...

La Marseillaise!

Vive Henri IV!

La Parisienne!

La Reine Hortense!

Bon voyage, M. Dumollet!

Charmante Gabrielle!

O Richard, ô mon roi!

Le Chant du Départ!

Les Girondins!

Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille!

D'abord, la Marseillaise!

Non, d'abord la Reine Hortense!

Non, d'abord vive Henri IV!

Non, d'abord la Parisienne!

Non! tous les airs à la fois!

La toile! la toile!

Eh bien!—voilà où nous en sommes.

Parlons un peu des roses.

Charles Ier, roi d'Angleterre, monte sur l'échafaud, condamné pour crime de haute trahison contre la nation, le 30 janvier 1648. Un Anglais, lord Chesterfield, dit à ce sujet: «Cet acte fut fort blâmé; si cependant il n'avait pas eu lieu, il ne nous resterait plus de libertés.»

On raconte que le roi portait au moment de sa mort la Jarretière que les membres de l'ordre ne doivent, dit-on, jamais quitter; la sienne était couverte de quatre cents diamants.

Une jeune fille se glissa dans la foule, et put donner au malheureux roi une rose qu'il respira plusieurs fois avant de mourir.

Une autre personne royale, dont la fin ne fut pas moins lamentable, est Marie-Antoinette.

Sans son supplice, et surtout sans les jours de misère qui ont précédé ce supplice, l'histoire la traiterait plus sévèrement; tandis que, purifiée par le malheur, elle est restée une figure intéressante.

Un des grands chagrins de sa vie a été l'Histoire du collier.

Un joaillier avait présenté à la reine un collier de diamants de 1,600,000 francs; et elle l'avait refusé, le trouvant trop cher.

Une comtesse de Lamotte (Jeanne de Valois), descendant de la famille royale des Valois par un fils naturel de Henri II, persuada au cardinal de Rohan que la reine accepterait de lui ce collier. Le cardinal acheta le collier, qu'il ne paya pas, le remit à la comtesse qui se chargeait de le donner à la reine, et lui procura la nuit dans un bosquet une entrevue avec une fille qui s'était fait une profession de sa ressemblance avec Marie-Antoinette. L'affaire fut connue par les réclamations du joaillier. Le roi fit mettre en jugement la comtesse de Lamotte et le cardinal. La comtesse fut condamnée à être fouettée et marquée, et mise à la Salpêtrière, d'où elle s'évada et se réfugia en Angleterre.—Le cardinal fut acquitté. C'est l'explication la plus probable et la plus acceptée de cette fameuse affaire du collier sur laquelle il est toujours resté quelque obscurité, et qui a été racontée et surtout commentée en beaucoup de façons différentes.

Marie-Antoinette, qui se résigna à la mort et mourut noblement, ne se résigna pas à l'outrecuidance du cardinal qui avait cru pouvoir acheter la reine.

Elle écrivait à sa sœur, l'archiduchesse Marie-Christine:

«Je n'ai pas besoin de vous dire, ma chère sœur, quelle est mon indignation du jugement que le parlement vient de prononcer... c'est une insulte affreuse, et je suis noyée dans des larmes de désespoir. Quoi! un homme qui a pu avoir l'audace de se prêter à cette sotte et infâme scène du bosquet! qui a supposé qu'il avait eu un rendez-vous de la reine de France, de la femme de son roi; que la reine avait reçu de lui une rose, et avait souffert qu'il se jetât à ses pieds!... être sacrifiée à un prêtre parjure, intrigant, impudique, quelle douleur!»

Il y a bien de la femme et de la reine dans ces plaintes; elle ne parle même pas de l'argent et du collier,—ce qui lui fait horreur, c'est ce qui ressemblerait à de l'amour.—Un rendez-vous! se jeter à ses pieds! lui offrir une rose!

A propos du pape captif,—des misères de l'Église,—des mandements des évêques,—ordonnant des prières pour obtenir du ciel la fin de ces calamités fabuleuses;

Et, entre les lignes, provoquant à la guerre pour rétablir leur puissance monstrueuse qui s'écroule;

Il n'est pas hors de propos, non pas de remonter aux martyrs, mais de rappeler les traitements que fit subir Napoléon Ier à deux papes,—Pie VI et Pie VII, et de se demander si ces deux prédécesseurs de Pie IX, ne se seraient pas volontiers arrangés du martyre de convention et des misères factices du pape actuel;—martyre, captivité, misères, qui rappellent singulièrement les faux boiteux, les faux manchots, les faux aveugles, qui étalent dans les rues leurs infirmités retouchées et repeintes le matin.

Pie VI voit ses principales villes prises par le général Bonaparte,—on lui fait livrer ses plus beaux tableaux et trente et un millions d'argent.—Bientôt détrôné, il est conduit mourant et enfermé à la Chartreuse de Florence, où un lieutenant de gendarmerie donne à celui qui le lui amène un écrit conçu en ces termes:

«Reçu un Pape en mauvais état.»

Pie VII est élu,—le premier consul devient empereur,—il prie le pape de venir le couronner à Notre-Dame de Paris,—on lui recommande d'amener une douzaine de cardinaux,—il marchande et n'en amène que quatre;—«On fit galoper le Saint-Père vers Paris, dit le cardinal Conzalvi, comme un aumônier que son maître appellerait pour dire une messe.»—A Fontainebleau, il doit attendre l'empereur qui est à la chasse;—le jour du sacre, l'empereur se fait attendre une heure et demie.

L'empereur veut divorcer avec Joséphine; les lois françaises, les lois de l'Église s'y opposent, il brave les unes et les autres. C'était en 1810;—ordre aux principaux cardinaux de se rendre à Paris,—on leur donne vingt-quatre heures pour se mettre en route.—A Paris, ils reçoivent l'ordre d'assister au mariage de Bonaparte avec l'archiduchesse Marie-Louise;—ils refusent; Napoléon était excommunié depuis un an,—et ce mariage, pour l'Église qui n'avait pas admis le divorce avec Joséphine, était un acte de bigamie;—on les chasse du palais et de Paris,—et on leur fait savoir que leurs biens ecclésiastiques et privés sont confisqués;—on leur avait enlevé leurs robes rouges,—ils n'étaient plus cardinaux, et on leur défendait d'en porter les insignes.

Pie VII est pris dans Rome par le général Miollis; on l'amène à Savone, puis à Fontainebleau où il reste dans une vraie captivité jusqu'en 1814.

Le ciel détourne du Saint-Père actuel les vraies misères qu'ont subies ses prédécesseurs,—et lui fasse la grâce de supporter avec plus de patience, de résignation et moins d'hyperboles, les désagréments de sa situation actuelle.

A propos de la discussion puérile sur la couleur du drapeau, rappelons que le premier drapeau des anciens Romains a été une botte de foin au haut d'une pique; mais cette botte de foin, on lui obéissait, on l'honorait, on la suivait au combat.

Signum erat e fæno, sed erat reverentia fæno.

Je ne suis pas sûr que ma mémoire retrouve ce vers tel qu'il est.

J'ai promis une petite citation de M. Veuillot, qui veut aujourd'hui qu'on rétablisse la royauté du droit divin,—c'est-à-dire le roi sous le prêtre,—Saül sous Samuel,—a exprimé à d'autres époques des idées assez différentes. Je trouve dans la Revue libérale, publiée en 1867, quelques-unes de ces idées reproduites (Univers, 26 février 1848), je cite d'après cette Revue—(tout prêt à rectifier s'il y a erreur). M. Veuillot, imitant les sacrificateurs antiques, s'était couvert d'un voile de pourpre ou plutôt du bonnet rouge.

Purpureo velare comas adopertus amictu.
Virgile.

«La révolution de 1848 est une notification de la Providence. La monarchie succombe sous le poids de ses fautes; elle n'a plus aujourd'hui de partisans. Jamais trône n'a croulé d'une façon plus humiliante. Que la République française mette l'Église en possession de la liberté, il n'y aura pas de meilleurs républicains que les catholiques français.»(Univers, 26 février 1848.)

«Une révolte à Vienne! M. de Metternich renversé! Personne ne sait en France, à l'heure où nous écrivons, si l'empereur est encore sur le trône. Ce que tout le monde sait bien, c'est qu'il n'y est pas pour longtemps. La Lombardie est libre, la Bohême est indépendante, la Galicie s'échappe des entrailles du monstre qui l'avait mutilée avant de l'engloutir: gage certain d'une résurrection plus entière et plus prochaine. Tous ces gouvernements tomberont, moins encore par la force du choc que sous le poids de leur indignité. La monarchie meurt de gangrène sénile. Elle attend à peine qu'on lui dise: Nous ne voulons plus de toi, va-t-en! Le coup n'est plus nécessaire, le geste suffit.» (Univers, 21 mars 1848.)

Et six mois après:

«De graves et douloureuses nouvelles arrivent aujourd'hui de Vienne. La capitale de l'Autriche est en pleine insurrection et l'empereur a pris la fuite.»

«Nous n'oserions, dit la Revue Libérale, citer les passages de certains articles de l'Univers, signés Louis Veuillot, et relatifs au président de la République. Même dans une citation rétrospective, la violence de l'attaque ne serait pas tolérée. Nous renvoyons le lecteur curieux de s'instruire aux numéros de l'Univers du 24 et du 28 novembre 1851.»

La note change après le coup d'État:

«Il n'y a ni à choisir, ni à récriminer, ni à délibérer, il faut soutenir le gouvernement. Sa cause est celle de l'ordre social..... Plus encore aujourd'hui qu'avant le 2 décembre, nous disons aux hommes d'ordre: le président de la République est votre général, ne vous séparez pas de lui, ne désertez pas. Si vous ne triomphez pas avec lui, vous serez vaincus avec lui, et irréparablement vaincus. Ralliez-vous aujourd'hui, demain il sera trop tard pour votre salut ou pour votre honneur!» (Univers, 5 décembre 1851.)

«Le 2 décembre est la date la plus anti-révolutionnaire qu'il y ait dans notre histoire. Depuis le 2 décembre, il y a en France un gouvernement et une armée, une tête et un bras. A l'abri de cette double force, toute poitrine honnête respire, tout bon désir espère. Le 2 décembre est tombée l'insolence du mal, et ceux qui menaçaient la société sont abattus. Depuis le 2 décembre, il y a encore en France une place pour le bien, une garantie pour la paix, un avenir pour la civilisation. On peut espérer que la loi régnera et non pas le crime; que la raison aura raison.» (Univers, 19 décembre 1851.)

On me racontait l'autre jour—qu'un officier, après avoir conclu, des bruits qui courent, que l'officier qui n'accomplirait pas «ses devoirs religieux» pourrait bien être mal noté, et voir au moins retarder son avancement, annonça à ses camarades qu'il allait prendre les devants—et se confesser dès le lendemain.

Le matin, il entre dans une église,—cherche un confessionnal;—une femme, qui était dedans, en sort;—il n'a pu s'empêcher de la regarder du coin de l'œil,—néanmoins il va s'agenouiller à la place qu'elle quitte,—mais son esprit est troublé,—il ne sait plus que dire au prêtre;—celui-ci l'aide à dire la première moitié du Confiteor,—puis.... attend;—l'officier cherche, hésite... et finit par dire:

«Mon père, il fait bien chaud.»

Le public français a aujourd'hui une police mieux faite qu'aucun roi, à aucune époque, n'a pu se flatter d'en avoir une.

Les journaux, beaucoup mieux faits qu'autrefois sous ce rapport, sont à l'affût et à la poursuite de toutes les nouvelles. Aussitôt qu'une personne, par son rang, sa fortune, sa beauté, un mérite, un ridicule, un crime quelconque, attire l'attention publique, on la place sous la haute surveillance des chroniqueurs. Les chroniqueurs aux champs, il n'y a plus pour cette personne de vie privée, il n'est pas un coin, fût-il le plus secret de son appartement, où elle puisse avoir la conviction d'être seule.

A table, à la toilette, à la promenade, en voyage, au lit, elle est accompagnée, épiée, observée. Elle a mangé ceci ou cela, elle porte des chemises brodées (ici l'adresse de la brodeuse) elle a été saluée par M** et M***; elle ne l'a pas été par M****; elle a souri à M*****.

Il y avait hier deux oreillers à son lit, elle ronfle, elle a une fausse dent à la mâchoire supérieure à gauche, elle se sert pour sa «toilette intime» disent cyniquement la plupart des journaux du monde, de telle eau ou de tel vinaigre, etc.

Tenez, j'ai copié dans le temps textuellement quelques lignes que j'avais lues dans divers journaux.

«Mademoiselle Marion (la lectrice de l'impératrice, je crois), a eu le mal de mer.»

«S. M. l'Impératrice elle-même, tel jour, à telle heure, a eu mal au cœur.»

«Le général Frossard, à Bastia, tel jour, à telle heure, a eu de fortes coliques.»

«Tel jour, à telle heure, l'empereur a présidé le conseil des ministres; le chef de l'État, pendant les deux heures qu'a duré le conseil, a dû faire de fréquentes absences.»

Je copie donc textuellement. Il n'y aurait rien eu de plaisant à inventer de pareils détails, et j'ajoutais en note.

«On a parlé d'abdication ces jours-ci; il y aurait vraiment de quoi, ne fût-ce, comme le Misanthrope de Molière, que

Pour trouver sur la terre un endroit écarté,
Où... d'avoir la colique... on ait la liberté.»

Il est vrai que cette publicité donnée à tous les actes de l'existence quotidienne ne déplaît pas à tout le monde.

Un chroniqueur—cette variété de chroniqueur s'appelle reporter,—fait savoir à «une illustration quelconque» que tel jour, à telle heure, il viendra lui prendre mesure d'une chronique.

«L'illustration» se prépare.

Il est dix heures, vite, mettez sur cette table les livres que j'ai choisis dans ma bibliothèque; sur ce petit pupitre, près de mon lit, ce volume que j'ai acheté hier... un ouvrage du chroniqueur. Quel mal j'ai eu à y trouver une apparence de pensée qu'on puisse citer. Avez-vous eu soin de couper les feuilles jusqu'aux deux tiers du volume? Froissez un peu la couverture. Coiffons-nous... un peu de désordre dans les cheveux..... ma robe de chambre de velours. Ah! faites disparaître ce livre de*** Ils sont très mal ensemble.

Le portier est-il monté? A-t-il la livrée qu'il a dû emprunter au domestique du baron? Dans cette potiche, ce tabac turc que j'ai fait prendre hier chez Ernest... très bien... et les deux pipes turques: pourvu que ça ne me fasse pas mal au cœur...; baissez les rideaux.

On sonne, le sujet se regarde une dernière fois dans une glace et étudie un sourire, il se place à sa table, le front dans une main.

On a reçu le chroniqueur d'un air mystérieux, on ne croit pas que monsieur y soit, cependant si monsieur veut dire son nom...

—Ah! c'est bien différent: pour monsieur, monsieur y est.

Entrée du chroniqueur,—le modèle a soin de se montrer autant que possible de profil;—il fait succéder un regard inspiré à un regard profond, il cite le passage appris la veille, la pensée extraite du livre du chroniqueur.

Il répond à toutes les questions.

—Quel âge avez-vous? Aimez-vous les épinards? Votre dernière maîtresse était-elle brune ou blonde? Êtes-vous brave? Travaillez-vous beaucoup? Quel est votre tailleur?

Quelques jours après, on lit dans un journal:

«Je suis allé surprendre X... un matin; la porte m'a été ouverte par des laquais en belle livrée; j'ai trouvé X... au travail, ayant auprès de lui une pipe turque dont, selon sa vieille habitude, il aspirait de temps en temps une bouffée (description des spirales de la fumée); il m'en a fait donner une semblable. C'est du tabac d'Orient, du latakié que le khédive d'Égypte lui a envoyé après lui avoir fait une visite de quatre heures; il l'a invité à l'ouverture de l'Isthme, mais il n'ira pas; il ne veut pas se rencontrer avec l'impératrice dont les gracieusetés probables l'embarrasseraient.

»Il vit très retiré, il ne reçoit que des illustrations.

»Sa physionomie: le profil est..., le nez..., le regard tantôt investigateur et profond, tantôt inspiré. Il travaille beaucoup et passe une partie de ses nuits à lire les meilleurs ouvrages contemporains, et il fait, en causant, les plus heureuses citations. Il n'aime pas les épinards, il adore au contraire les femmes rousses; plusieurs princesses étrangères ont vu leurs avances repoussées parce qu'elles sont brunes ou blondes; il a eu des duels nombreux sur lesquels il a toujours gardé le plus profond silence, cela aurait compromis beaucoup de grandes dames. Il se fait habiller par le célèbre***.»

Le sujet achète dix exemplaires du journal, lit l'article dans les dix exemplaires, et dit à tout le monde: «Que c'est donc insupportable: vous savez comme je suis modeste et comme je déteste qu'on parle de moi. Eh bien! je ne sais comment ce chroniqueur a fait... mais c'est que c'est très exact. Quel ennui!»

Il faut des temps aussi abandonnés, aussi incertains que les nôtres, pour qu'une question comme celle de la couleur du drapeau, prenne l'importance qu'elle semble avoir en ce moment;—il m'est impossible de la prendre plus au sérieux que la question qui se produisait de savoir si «le futur roi» porterait la perruque de Louis XIV ou la petite queue poudrée, appelée «salsifis», de Louis XVIII.—Il ne m'appartient pas de donner des avis;—les diseurs de vérités sont peu appelés dans le conseil des rois,—même candidats; mais de même que j'avais dit au gouvernement de Bordeaux: «En vous installant à Versailles, vous laissez à la Commune le titre de gouvernement de Paris,»—je dirais à la royauté imminente, dit-on: «Vous laissez aux bonapartistes le drapeau tricolore.»

Le nom de Louis XVIII, qui m'est venu sous la plume, me rappelle 1815;—j'avais alors sept ans, mais il logeait à la maison deux oncles,—capitaines de cavalerie,—qui avaient fait les guerres de l'empire,—et on parlait beaucoup aux coins de la cheminée de famille.

Il y avait alors au Palais-Royal trois ou quatre cafés,—où les gardes du corps—et les officiers de l'armée royaliste, d'une part, et d'autre part les officiers démissionnaires ou destitués de l'empire, se plaisaient à se rencontrer, se donnaient des sortes de rendez-vous tacites, pour se braver, se provoquer, se quereller et se battre.

Il y avait le café de la Paix, le café Lemblin et le café Valois.

On commençait par se grouper,—échanger des regards hostiles, dédaigneux, provocants, puis tout à coup les royalistes chantaient en chœur sur l'air de la Carmagnole:

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