Brancas; Les amours de Quaterquem
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Title: Brancas; Les amours de Quaterquem
Author: Alfred Assollant
Release date: June 14, 2006 [eBook #18583]
Language: French
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BRANCAS
___
LES AMOURS DE QUATERQUEM
PAR
ALFRED ASSOLLANT
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
3, PLACE DE VALOIS, PALAIS-ROYAL
1888
BRANCAS
I
Un matin, M. Charles Brancas, avocat à Paris (rue de Tournon, 43, au premier, la porte à gauche), reçut d'un ami de province la lettre suivante:
Vieilleville, 6 mai 1845.
«Mon cher ami,
«Si tu ne me prêtes pas ton éloquence pour huit jours, je suis ruiné. Voici l'affaire:
«Jean-Pierre-Hippolyte Ripainsel (en 1793 Caïus-Gracchus Ripainsel), mon oncle, ancien garçon meunier, vient de mourir laissant deux millions. Je passe sur la douleur que ce funeste événement a causée à ses nombreux amis. Entre nous, le défunt était un ladre vert qui n'a jamais donné un centime à qui que ce soit, mais qui obligeait volontiers le premier venu à vingt, trente ou quarante pour cent. Il s'est acquis par là, dans le pays, la plus grande considération. L'histoire dit que le vieux reître, qui fut, je ne sais comment, d'abord commis aux vivres, puis fournisseur général, a fait jeûner plus d'une fois les soldats de la République et de l'Empire, qu'il les a vêtus de draps à demi-brûlés, chaussés de souliers de carton, et abreuvés de piquettes horribles où les eaux poétiques du Rhin, du Tage et du Garigliano entraient pour une bonne moitié; mais ce sont des commérages qui ne méritent pas qu'on les relève.
«Tout cancre qu'il était, Caïus-Gracchus Ripainsel (alias Jean-Pierre-Hippolyte) a trouvé bon de restituer, après décès, bien entendu, car le brave homme de son vivant, n'aurait pas lâché la plus petite obole. Restituer, c'est une idée assez naturelle, pourvu qu'on restitue à ceux qu'on a dépouillés, ou aux pauvres; mais Caïus-Gracchus ne l'entend pas ainsi. Il lègue ses deux millions à la célèbre communauté de P...., afin, dit-il, de donner aux saintes femmes qui habitent ce couvent la richesse dont elles sont si dignes. Cet acte de sa dernière volonté me plonge dans la misère.
«Quand je dis que le testament me ruine, tu entends bien que c'est une figure de rhétorique, car j'ai du foin dans mes bottes, et n'étais pas si sot que d'attendre pour vivre l'héritage de Caïus-Gracchus; mais c'est une brèche. Deux millions! d'un seul coup! La captation est notoire. De sa vie, le défunt ne mit le pied dans une église.
«Le couvent, à qui cette aubaine n'a coûté que quelques tasses de tisane, s'est hâté de mettre la main sur le mobilier du défunt, et particulièrement sur un Claude Lorrain, jusqu'ici inconnu, et dont le Louvre, j'ose le dire, n'a jamais vu l'égal. Imagine, toi qui es connaisseur, un paysage d'Arménie où les eaux, le soleil, la verdure, les animaux, les ruines, les arbres et les hommes sont répartis à souhait pour le plaisir des yeux. Peut-être n'as-tu jamais vu l'Arménie; il n'importe. Au premier coup d'oeil tu reconnaîtras sans peine qu'elle doit être ainsi faite ou qu'elle a tort de ne pas l'être. Pour moi, j'en suis encore ébloui.
«Or, sans parler des deux millions de Caïus-Gracchus, puis-je laisser un pareil chef-d'oeuvre enseveli au fond d'une cellule, si toutefois il n'est pas vendu à quelque lord de passage? Vendu aux Anglais! quel opprobre! Un Claude Lorrain que Caïus-Gracchus avait acheté d'un prince italien en déconfiture! Tu vois d'ici mon désespoir.
«Donc, pour l'ôter aux Anglais et à la communauté de P..., pour le rendre au Louvre, qui me le payera bien, j'espère, et qui est la seule galerie digne d'un tel chef-d'oeuvre, enfin, pour ravoir les deux millions du vieux Ripainsel et ne pas donner d'armes aux jésuites, je compte sur ton éloquence. Un petit entrefilet de tes amis du National et du Constitutionnel, sur l'avidité des légataires de mon oncle, ferait grand effet dans ce pays-ci et seconderait à merveille ton plaidoyer.
«Je t'attends à Vieilleville dans une semaine. L'affaire sera plaidée le 25 mai; mais il faut que tu connaisses d'avance toutes les circonstances du procès et toutes les intrigues qui ont amené la donation du vieux Ripainsel. Ce n'est pas trop d'un mois.
«Vieilleville est d'ailleurs un très joli séjour, où tu trouveras en abondance tout ce que les Parisiens vont chercher en Suisse et dans la Forêt-Noire. La ville est située sur le penchant d'une colline, à l'entrée de la plaine, près d'une petite rivière qui va se jeter dans la Loire. Le pays est un des plus fertiles de France, et le paysage, lorsqu'on entre dans les gorges qui aboutissent à la ville, du côté de l'ouest, est aussi désert, quoique moins sauvage, que la vallée de l'Arve et les environs de Chamounix. Tu pourras y rêver à l'aise si c'est ta fantaisie.
«Les habitants sont les meilleures gens du monde. Assez d'esprit, peu de méchanceté, un grand soin de leur enveloppe charnelle, nulle étude du passé, nul souci de l'avenir, une avarice admirable qu'ils décorent du nom de sage économie, voilà les traits qui distinguent la race. Vrais bourgeois du siècle passé, qui seraient honteux de dépenser le tiers de leur revenu. Au reste, point de goût pour les aventures de la guerre et de l'industrie, fuyant tous les hasards, hormis ceux du loto et (les plus téméraires) ceux du baccarat, ils vivent heureux, serrés les uns contre les autres comme un tas de Ripainsels. Caïus-Gracchus, qui fut leur chef et leur modèle, prétendait qu'en dix-huit siècles, il ne s'est pas perdu une épingle dans tout l'arrondissement. J'en crois le bonhomme, car il s'y connaissait.
«Adieu, mon cher ami, je t'attends au plus tard vers le 15 mai. Ma maison, qu'on appelle ici château, est meublée à la mode du pays: c'est-à-dire que le meilleur du mobilier est dans la cave. Mes pères m'ont laissé force purée septembrale, comme dit Rabelais, et des meilleurs crus. Je laisse aux gens du pays le soin de boire le vin de leurs vignobles, et j'envoie le mien à Paris; mais je garde pour mes amis quelques milliers de bouteilles d'un vin de Bourgogne qui ne déparerait pas la table du roi Louis-Philippe. Quant à ma cuisinière, elle a servi dix ans l'évêque d'A..., et tu connais la délicatesse ecclésiastique.
«Salut et fraternité,
«ATHANASE RIPAINSEL.»
Tout Paris a connu Charles Brancas, le héros de cette histoire. Grand, bien fait, de belle structure, d'un visage intelligent et doux, presque célèbre à trente ans, assez riche pour ne pas voir de bornes à son ambition, assez désintéressé pour faire un choix parmi les moyens de pousser sa fortune, il était dans ce milieu admirable qui fait l'envie des sages. Un certain goût pour le romanesque et l'imprévu, dont rien n'avait pu le défendre, ne dérangeait pas trop ce bel équilibre de qualités naturelles ou acquises.
Comme il réfléchissait, son oncle entra. M. Louis Graindorge, fonctionnaire prudent, était l'un des plus parfaits modèles de cette race heureuse et placide qui sert avec un dévouement inébranlable toutes les dynasties et toutes les républiques. Il était né fonctionnaire, et il fonctionnait de son mieux, à vingt mille francs par an, toujours médiocre et toujours loué de ses chefs qui ne craignaient pas sa supériorité; au reste, inoffensif et facilement abordable, s'il n'eût été trop fier d'assister le roi en son conseil.
«Eh bien, dit-il en posant son chapeau, c'est une affaire conclue.
—Quelle affaire?
—Ton mariage, parbleu!
—Je me marie donc? cher oncle; il fallait me prévenir plus tôt; je n'ai pas eu le temps de faire ma barbe. Avec qui, s'il vous plaît?
—Avec Mlle Oliveira.
—Une blonde?... Euh!
—Un million de dot! deux millions d'espérances!
—Oui, mais une blonde!
—Vingt ans.
—Une blonde!
—Des yeux de saphir.
—Une blonde!
—Un nez retroussé et gracieux qui n'a pas son pareil.
—Une blonde!
—Des lèvres de rose, des dents blanches, un sourire charmant et le plus heureux caractère.
—Ah! cher oncle! une fille si parfaite doit être bègue ou bossue?
—Ni bègue ni bossue.
—Déjà! Vous menez rondement les choses, cher oncle.
—Parbleu! la vie est si courte! Au reste, rien n'est plus facile que de me désavouer et de n'être pas député.
—Plaît-il? Que dites-vous?
—Je dis qu'il est facile de n'être pas député.
—Le père Oliveira est donc député?
—De l'arrondissement de Vieilleville, oui, mon cher.
—Ah! de Vieilleville... Et il céderait la députation à son gendre?
—Par contrat de mariage passé devant notaire, oui, mon enfant.
—Et les électeurs ratifieraient le contrat?
—Je voudrais bien que quelqu'un d'eux le trouvât mauvais! Dès demain, le chemin de fer qu'on leur a promis, et qui, grâce aux savantes combinaisons de l'ingénieur, doit traverser tout l'arrondissement, ne passerait plus qu'à dix lieues de là. Plus de garnison, point de lycée; Vieilleville serait traité comme un chef-lieu de canton. Conçois-tu la douleur des honnêtes cabaretiers et marchands d'avoine de Vieilleville, si la clientèle de deux cents hussards et de leurs chevaux venait à leur manquer? Ce serait une vraie catastrophe.
—Oliveira s'ennuie donc beaucoup de sa députation ou de sa fille?
—Pas le moins du monde. C'est un homme prévoyant, qui veut se mettre à l'abri des coups du sort et des caprices du scrutin. Il a promesse du roi d'être fait pair de France dans la première fournée, et il grille de s'asseoir parmi les ducs et les comtes de la fabrique de Napoléon ou de ses prédécesseurs.
—Eh bien! dit l'avocat, je réfléchirai.
—Tu réfléchiras! Crois-tu qu'il soit si aisé de rencontrer ensemble une dot d'un million et un mandat de député? Réfléchir! Crois-tu qu'Oliveira soit en peine de marier sa fille? Je connais un petit duc, malmené par les révolutions et par le lansquenet, qui la ferait volontiers duchesse; mais Oliveira craint de jouer chez son gendre le rôle de père aux écus, qu'on exploite et dont on rit, et il s'est déclaré contre le faubourg Saint-Germain.
—Diable! mon futur beau-père ne manque pas de bon sens.
—Tu acceptes donc?
—Est-ce que je puis vous refuser quelque chose, cher oncle?
—Et tu te souviendras toujours que je t'ai mis la députation à la main?
—Jusqu'à la consommation des siècles. Mais quel besoin pouvez-vous avoir de moi? N'êtes-vous pas riche, n'êtes-vous pas bien en cour? Que vous reste-t-il à désirer?
—Une misère, à laquelle je ne tiens que pour avoir la paix dans mon ménage; mais ta tante le veut, et je n'ose rien lui refuser.
—Voyons cette misère.
—Une commanderie dans la Légion d'honneur et la présidence d'une section du conseil d'État; ma femme prétend que cela fait bien au bas d'une carte.
—Eh bien, cher oncle, ce n'est pas cela qui nous empêchera d'épouser Mlle Oliveira aux yeux de saphir. Mais est-ce à moi de distribuer des croix et de régler les rangs au conseil d'État?
—Pourquoi non? Tu parles comme un Démosthènes et tu sais te faire entendre. Crois-tu que ce soit un mérite si commun à la Chambre des députés? Va, va, je connais plus d'un ministre qui serait en peine d'en faire autant. Si tu veux seulement nouer ta cravate avec moins de négligence, ne faire aucun geste, n'être ému de rien, avoir la tête et les yeux dans la position du soldat sans armes (les yeux à quinze pas devant toi, la tête fixe et mobile), ne te permettre aucune plaisanterie, ce qui choque toujours les niais (c'est-à-dire les trois quarts de toutes les Assemblées), et citer avec respect les divins axiomes de M. Royer-Collard; si à tous ces mérites tu ajoutes celui de voter bien, c'est-à-dire tantôt avec la gauche et tantôt avec le centre, suivant les intérêts du jour, je te prédis la plus brillante fortune. Tu seras premier ministre avant dix ans, et je serai, moi, grand-croix, ce qui fera plaisir à ma femme et honneur à la famille.
—Accordé. Laissez-moi seulement le temps de faire restituer à mon ami Ripainsel un ou deux millions que la communauté de P.... a eu l'adresse de se faire léguer par son oncle: à mon retour, je vous suivrai chez le père Oliveira.
—Que veux-tu dire avec ton Ripainsel?
—Lisez cette lettre.
—Laisse-moi là ce Ripainsel, dit l'oncle après avoir lu, et prends l'occasion par son unique cheveu. Viens voir Oliveira; c'est un bon homme qui a fait fortune dans le commerce des bottes percées et des vaudevilles éculés, et qui n'en est pas plus fier.
—Il fait des vaudevilles?
—Il n'en fait plus depuis qu'il est homme politique; mais il en a fabriqué, à vingt ans, cinq ou six douzaines qui n'étaient, ma foi, ni meilleurs ni pires que tous ceux qu'on applaudit et qu'on siffle. Tu ne connais donc pas ton futur beau-père?
—Je ne l'ai jamais vu.—Vous dites qu'il est millionnaire et député, cela me suffit.
—Oh! c'est quelque chose de plus. Tu vas voir un petit homme tout rond, riant, fleuri, bavard, spirituel, inventif, caressant, poli, cordial, empressé, obligeant, indifférent à tout, excepté à ses intérêts, sachant amasser, sachant dépenser, sachant promettre et oublier sa promesse, homme d'affaires qui serait un grand personnage s'il voulait prendre intérêt à la politique, sceptique au point de ne pas savoir s'il est baptisé ou circoncis, honnête homme au demeurant, autant que peut l'être un spéculateur de profession, et ami des arts comme ces banquiers illustres de Venise et de Florence pour qui peignaient et sculptaient Titien et Michel-Ange. Nous irons chez lui ce soir.
—Ce soir, puisque vous le voulez», dit l'avocat.
II
Prodomus.
Oliveira les reçut avec cette politesse aimable et simple qui est la plus utile et la moins provinciale de toutes les vertus. Déjà les vieux colonels de l'Empire, les poètes chauves et les jeunes magistrats étaient assis et jouaient au whist. Oliveira conduisit ses deux hôtes dans un salon particulier rempli de crics malais, d'épées du moyen âge et de toute la menue ferraille qu'il est convenable d'avoir au-dessus de sa tête quant on veut fumer un cigare.
«D'où vient cette dague florentine? demanda Brancas à son hôte.
—La poignée, répondit négligemment Oliveira, est de Benvenuto Cellini, qui la cisela tout exprès pour François Ier; la lame est du senor Bermudez de Tolède.
—Quoi? de Bermudez lui-même, dit l'avocat d'un air d'admiration.
—Je le crois. Cette dague a son histoire comme un cheval arabe ou comme un prince. M. de Loignac le reçut d'Henri III et l'enfonça dans la poitrine du duc de Guise. Voyez à la pointe cette tache qu'on a respectée. C'est une goutte du sang du Balafré. Un petit neveu de M. de Loignac, émigré vers 1792, vendit sa dague à un boyard russe dont le fils est mort à Clichy. C'est de lui que je tiens cette lame admirable, dont Bermudez emprunta le secret aux fabricants d'Alep et de Damas.
—Pardonnez-moi mon ignorance, dit l'avocat, et dites-moi, je vous prie, qui était ce merveilleux Bermudez?
—C'était un alchimiste de Valence qui cherchait la pierre philosophale en Orient, vers 1520. Suivant l'usage, il donna son âme au diable et reçut en échange par l'entremise d'un fabricant d'Alep, l'art de combiner le platine avec l'acier, ce qui donne aux sabres une trempe irrésistible. Il apporta ce secret en Europe, avec beaucoup d'autres, et s'acquit une grande réputation. Par malheur, la sainte inquisition, le voyant peu assidu à la messe, car les voyages et les sciences occultes profitent rarement à la piété, le fit brûler en grande pompe à Valence l'an 1536 de notre ère.
—Il faut avouer, monsieur, dit l'avocat, que vous êtes un savant homme.
—Je cherche à me faire pardonner mes millions, répliqua Oliveira. Au reste, vous trouverez ce récit tout au long dans l'Histoire des alchimistes, sorciers et autres suppôts du diable dans les royaumes de Valence et d'Aragon, par le P. Bunardez, in-4º. Ségovie, 1640. Le seul exemplaire qui existe en France est déposé à la bibliothèque de Vieilleville, sous la garde du sieur Krantz, ancien artilleur, le plus hargneux des hommes.
—Quoi! parmi tant d'affaires vous trouvez le temps de lire les histoires du P. Bunardez?
—Oh! je n'ai pas été toujours l'homme affairé que vous voyez. Quand j'étais clerc d'huissier j'avais bien des loisirs».
Le conseiller d'État sourit en regardant son neveu.
«Comment peut-on être clerc d'huissier! reprit Oliveira. N'est-ce pas ce que vous voulez dire? Je vous jure, messieurs, qu'il n'y avait pas de ma faute; j'aurais beaucoup mieux aimé être duc et pair. J'ai quitté le métier aussitôt que je l'ai pu; mais enfin il fallait vivre, et je recevais de mon patron, tous les jours, une croûte de pain et une tranche de saucisson, qui m'aidaient merveilleusement à supporter la vie. Entre deux assignations j'allais à la Bibliothèque et au Musée.
«J'admirais la Vénus de Médicis, si frêle et si délicate, et je regardais avec étonnement la Vénus de Milo qu'on fait semblant d'admirer et qui n'est qu'une grande femme assez mal proportionnée. Je lisais Winckelman dans une traduction et Clarisse Harlowe en anglais, sans oublier pour cela les livres du bon Rollin et la métaphysique de Schelling; enfin j'envoyais des rébus au journal de Vieilleville. J'acquis en peu de temps la réputation d'un savant et d'un esprit bizarre, incapable de faire fortune dans les citations, notifications et significations.
«Je fus mis à la porte de l'huissier et perdis ainsi le pain et le saucisson. Le soir même je reçus la malédiction de mon père et l'ordre de m'enrôler dans l'armée française. J'avais alors dix-huit ans, nulle ressource et un appétit féroce. Qu'auriez-vous fait à ma place?
—J'aurais obéi, dit le conseiller d'État et porté le sac avec résignation.
—Et vous, monsieur?
—Je ne sais, répondit Brancas; peut-être aurais-je essayé de planter des choux.
—On voit bien que vous n'avez jamais été exposé à cette infortune. Pour moi, qui sentais mon génie, être ouvrier ou soldat, c'était la mort. Un vieux professeur de latin, sous qui j'avais déchiffré Tite-Live, me donna vingt francs et le Prodomus philosophiæ instaurandæ, de Campanella, qui était son auteur favori. Muni de ces deux viatiques, j'entrai dans Paris le 8 décembre 1819.
—Voilà un magnifique présent, dit en riant le conseiller d'État.
—C'étaient toutes les économies du vieux latiniste, et la moitié de sa bibliothèque, dont un Anacréon d'Henri Estienne formait l'autre moitié. Il vivait de pain et d'eau, comme presque tous ses confrères, en comparaison de qui les ânes et les chameaux du désert de Mésopotamie sont des goinfres. Du reste, gai et sans souci, comme s'il eût été propriétaire des mines de Potosi. Je voulus le remercier—«Prends donc, me dit-il brusquement, à quoi ces vingt francs peuvent-ils me servir? C'est trop peu pour jouir, c'est assez pour entreprendre.» J'embrassai tendrement le vieux latiniste et je partis nu-pieds pour ménager mes souliers.
—C'est avec le Prodomus philosophiæ instaurandæ que vous avez fait fortune?
—Oui, messieurs, dit Oliveira. Rappelez-vous le cordier des Mille et une Nuits. On lui donna un morceau de plomb. Ce morceau de plomb servit à raccommoder le filet d'un pêcheur; le pêcheur prit un esturgeon et le donna au cordier; l'esturgeon avait avalé un diamant qui valait cent mille pièces d'or, et le cordier devint l'un des plus riches seigneurs de Bagdad. C'est mon histoire. En quinze jours je dépensai mes vingt francs, et me retrouvai seul avec mon Campanella, sans travail et sans asile. Le seizième jour, j'errais à jeun le long des quais, feuilletant tous les bouquins et mesurant de l'oeil la profondeur de la Seine. Tout en feuilletant et en soufflant dans mes doigts, car il faisait grand vent, je fus remarqué d'un bouquiniste, petit vieillard très-vert, au nez pointu, aux lèvres minces et serrées, au front rejeté en arrière, assez semblable au célèbre portrait que David a laissé de Robespierre.
«C'est un Campanella que vous tenez sous le bras, me dit-il d'un air de convoitise.
—Oui, monsieur, c'est le Prodomus philosophiæ instaurandæ, livre rare, édition princeps.
—Oh! moins rare que vous ne croyez,» me dit-il.
À ce trait, je reconnus un acheteur, et je me tins sur mes gardes.
«Cela vaut bien trente sous, continua-t-il en mettant la main dans son gousset.
—Trente sous! m'écriai-je en riant avec mépris, une édition princeps!
—Trois francs si vous voulez, dit-il, et n'en parlons plus».
Je haussai les épaules et je fis mine de partir.
«Mon livre n'est pas à vendre». Il me saisit le bras, et, d'un air suppliant:
«Voyons c'est une fantaisie ruineuse, mais enfin c'est une fantaisie, voilà trente francs, laissez-moi le livre».
Je lui donnai le Prodomus.
«Bon! lui dis-je, j'ai de quoi vivre trois semaines».
Il se retourna stupéfait.
«Comment! c'est votre dernière ressource, et vous avez su m'arracher trente francs! Jeune homme, vous avez le génie du commerce, restez avec moi, je vous formerai, et vous ne me quitterez que pour devenir millionnaire».
J'acceptai. Le petit vieillard ne mentait pas. En peu de temps, je connus tous les secrets du métier, et je commençai à rêver d'autres destinées. Une fois, je vis représenter un vaudeville, et je m'écriai, comme le Corrége: Moi aussi je suis peintre! Six mois après, mes vaudevilles se comptaient par douzaines, et par douzaines aussi mes succès. À vingt francs cinquante centimes de droit d'auteur par représentation, le théâtre ne se ruinait pas, et je commençais à faire fortune. Je n'ai jamais eu moins de trente ou quarante représentations. J'avais trouvé la recette du vaudeville. Vous la connaissez, je pense?
—Assurément, dit le conseiller d'État, mais nous serons bien aises de l'apprendre d'un maître de l'art.
—Mon Dieu! reprit modestement Oliveira, ce n'est pas plus difficile que de faire du cassis ou du sirop de groseilles. Voyez plutôt: Un homme met son paletot sur une table et sort: un autre arrive, qui est maître de la maison et marié. Ce paletot lui donne à penser. Voilà, dit-il naturellement, un paletot qui est l'amant de ma femme. Le paletot, le mari, la femme, la servante, le petit clerc si le mari est avoué, entrent, sortent, se croisent, s'expliquent, se querellent, se choquent, se heurtent pendant un, deux ou trois actes au gré de l'auteur. Quelques-uns ont poussé jusqu'à cinq actes, mais c'est une témérité qui réussit rarement. Ajoutez-y des couplets, des grimaces et des calembours, et extirpez soigneusement toute trace de bon sens, vous aurez un excellent vaudeville.
«À ce métier, j'amassai promptement une dizaine de mille francs, et je renvoyai à mon vieux professeur ses vingt francs et une pipe turque garnie d'argent ciselé qui venait de feu Baraïctar, Grand vizir de la Sublime-Porte. Devinez je vous prie, quelle fut la réponse du bonhomme.
—Il refusa net?
—Non. Il garda la pipe du vizir et renvoya les vingt francs avec cette réponse.
«Mon cher enfant, ces vingt francs ne peuvent appartenir ni à moi qui les ai donnés, ni à toi qui n'en as plus besoin. Donne-les au premier pauvre diable que tu rencontreras, à condition qu'il les donnera lui-même à un autre, et cet autre à un troisième, dès qu'il sera sorti d'embarras. Par là, nous serons, toi et moi, bienfaiteurs à bon marché jusqu'à la fin des siècles. Adieu, porte-toi bien, ne fais pas trop de vaudevilles, car il n'est pas toujours sain de faire rire le public; ne t'enrichis pas trop vite, et si tu trouves quelques pincées de bon tabac d'Argos pour bourrer la pipe du seigneur Baraïctar, n'oublie pas ton vieil ami.»
En ce moment, un domestique s'approcha d'Oliveira et lui dit quelques mots à voix basse. Oliveira sortit.
«Eh bien! que penses-tu de ton beau-père? dit le conseiller d'État.
—Ses cigares sont excellents, dit l'avocat, mais son récit était un peu long.
—Il aime à se vanter. Les parvenus d'autrefois cachaient leur origine comme le Nil cache ses sources. Ceux d'aujourd'hui mettraient volontiers dans leurs armes les savates qu'ils ont raccommodées. Tout est vanité, comme dit Salomon. Au reste, Oliveira ne s'en fait pas trop accroire. Il a fait des journaux, il a fait la banque, il a fait le commerce des cuirs de la Plata et des Méditations de Lamartine; enfin, il a fait fortune et je te jure qu'il a bien gagné ses millions. Voici Mlle Rita qui s'avance portant deux tasses de thé. Passons au salon. Le moment est favorable pour entrer en matière et faire ta cour. Va donc, et bonne chance; ma commanderie est dans tes mains, et ton portefeuille aussi.»
III
Marguerite Oliveira, blonde aux yeux de saphir, que ses amies de pension appelaient Rita, avait toute la grâce et la simplicité qu'on ne trouve qu'au deux pôles de la civilisation, chez les sauvagesses d'Otaïti et dans quelques salons de Paris. Grande, assez instruite au besoin pour tout comprendre et parler de tout sans affectation, elle plaisait à tout le monde et ne s'imposait à personne. Son âme était limpide et sans mystère comme son regard. Peut-être n'était-elle pas faite pour les grandes passions; bien faite, riante, pleine de douceur et de charme, pour parler comme Chateaubriand, elle n'avait pas été mouillée par la pluie des orages du coeur.
Rita offrit du thé au conseiller d'État qui s'empressa d'accepter. L'avocat fit un geste de refus.
«Mademoiselle, dit-il, je vous remercie, je n'aime pas le thé.
—Ce n'est pas une raison, monsieur, répliqua-t-elle. Qui est-ce qui aime le thé? Personne; car je ne compte pas deux ou trois cents millions de Chinois, qui en boivent par patriotisme, et trente millions d'Anglais, par entêtement. C'est une tisane des plus médiocres, mais acceptée par les honnêtes gens. Il faut bien faire comme tout le monde. Prenez donc, monsieur, prenez et buvez!»
Pendant ce temps, le conseiller d'État se retirait sous prétexte d'aller au whist, et les deux jeunes gens se trouvèrent, non sans quelque embarras, à peu près seuls dans un coin du salon.
«Mademoiselle, dit l'avocat en feuilletant un album, vous avez là de fort beaux paysages. Quel est ce large fleuve qui coule entre deux chaînes de montagnes escarpées? Est-ce une vue d'Allemagne ou de Suisse?
—Ceci monsieur? c'est une vue du Delaware que j'ai visité l'an dernier avec mon père. Ces montagnes sont les Alleghanys, et ce pont qui s'enfonce dans le fleuve sous le poids d'un convoi de chemin de fer, c'est un pont du Pensylvanian Rail-Rand à qui cet accident est arrivé pendant que nous allions de Philadelphie à Pittsbourg. Ce bateau à vapeur que vous voyez un peu plus loin, appartient au constructeur du pont; il sert à repêcher les trains qui tombent à l'eau, et je vous assure qu'au dire des voisins, il ne manque pas d'occupation.
—Vous avez vu les États-Unis? dit l'avocat étonné.
—Oui, monsieur, et le Canada. Cela n'est pas dans les règles, je le sais bien, et mon père aurait dû me conduire en Suisse ou en Italie comme toutes les petites filles qui sortent de pension; mais alors, pourquoi se déranger? Pour voir des sites que tout le monde connaît, des auberges que tout le monde décrie, et des voyageurs qu'on rencontre partout? autant vaut rester chez soi. Mon père l'a bien compris, et m'a menée du premier coup à la cataracte du Niagara, qui est la plus belle chose de la création...»
IV
Réflexion inattendue.
J'avais pensé d'abord à rapporter mot à mot la conversation de Rita et de l'avocat, espérant qu'elle servirait de modèle aux jeunes gens des deux sexes qui veulent s'engager dans les doux liens de l'hyménée: déjà mon siège était fait, et mon héros comme on doit s'y attendre, n'aurait prononcé que des discours graves, sensés, spirituels, philosophiques, moraux, harmonieux et doux, tels enfin que dans les romans anglais du genre high life en débitent d'une voix posée et mélodieuse ces gentilshommes dont les favoris épais et bien brossés, la taille perpendiculaire et les grâces inimitables font les délices du peuple parisien; mais le hasard ayant fait tomber dans mes mains une lettre de Mlle Rita Oliveira à Mlle Claudie Bonsergent, où le même sujet est traité avec une grande supériorité, j'ai cru devoir laisser la parole à Mlle Rita, meilleur juge que moi, sans contredit, des grâces et de l'éloquence de son fiancé. Voici cette lettre, ou plutôt le post-scriptum.
V
Rita à Claudie.
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«P. S. Grande nouvelle. On me marie. On, c'est-à-dire mon père. La femme étant au dire des poëtes, le chef-d'oeuvre de la création, comment se fait-il, très-chère, que tout bon père de famille n'ait pas d'autre inquiétude que de se débarrasser du dit chef-d'oeuvre en faveur du premier venu? Les poëtes se moqueraient-ils de nous, par hasard? Réponds à cela, subtile raisonneuse. Pour moi, j'en suis toute humiliée.
«Hier matin, j'étais en tête-à-tête avec Julie, cette adorable Julie qui me peigne si bien, et que tu m'as enviée si souvent. Je me regardais assez complaisamment dans la glace, adoucissant mes yeux et essayant mes sourires, ainsi que tu fais sans doute en pareille circonstance, lorsque mon père est entré.—Bravo! Rita, m'a-t-il dit en m'embrassant, tu aiguises tes armes, à ce que je vois. (J'ai rougi un peu.)—Papa, tu sais bien qu'il ne faut pas entrer chez les dames sans les faire avertir.—Le mal n'est pas grand, je n'ai rien vu. As-tu donné les ordres, pour ce soir? (Il faut te dire que mon père offre tous les mardis du thé, du punch et des cigares à trente ou quarante personnes qui se divisent en trois catégories: les gens riches, les gens d'esprit et les gens bien cravatés. Quand la conversation est engagée et qu'on s'échauffe, quand on partage l'Orient, donnant l'Égypte aux Anglais, Constantinople aux Russes, le reste à je ne sais qui, et à la France la Gloire de présider au partage; je m'esquive doucement sur la pointe du pied.)—Tout est prêt, papa, ai-je dit. Il m'a regardée dans les yeux, m'a embrassée une seconde fois très-tendrement, s'est assis près de moi et m'a demandé d'un air mystérieux: Penses-tu quelquefois au ménage?—Pas encore.» C'était presque vrai. Je n'y pense qu'à mes moments perdus, et je t'assure que ma toilette, les emplettes du matin, les promenades au bois de Boulogne dans l'après-midi, quelques visites à mes bonnes amies, les leçons de chant, l'Opéra, et l'édifiante lecture des romans de M. Jules Sandeau, ne me laissent guère de loisirs. «J'en suis fâché, a-t-il repris, car j'avais justement à te proposer un mari très-présentable; mais, puisque le mariage te déplaît, n'en parlons plus.—Oh! je n'ai ni sympathie ni antipathie pour le mariage; je n'y pense pas. Voyons un peu ton mari très-présentable.—Non, mon enfant, je ne veux pas gêner tes goûts ni tes habitudes....—Mais, papa, tu ne gênes rien ni personne, je t'assure.—Non, Rita, je connais le danger des unions mal assorties....—Mais papa, cette union n'est ni bien ni mal assortie, puisqu'elle n'est pas assortie du tout.—Non, mon enfant, je ne suis pas de ces pères barbares!... (Plus j'insistais, plus il reculait et s'amusait à irriter ma curiosité.)—Eh bien garde ton secret, ai-je dit avec impatience. Il s'est décidé à parler: Que dis-tu du nom de Brancas?—Duc de Brancas?—Non, non, Brancas avocat.—Il y a tant d'avocats!—Pas plus que de ducs.—Oh! je ne tiens pas aux ducs. Comment est-il fait ton M. Brancas, qui n'est pas duc?—Je ne sais pas, je le connais à peine, mais on le dit assez riche, fort éloquent, et du bois dont on fait les ministres, qui sont plus rares sur la place et plus recherchés que les ducs.—Voyons-le donc. Tu l'attends ce soir?—Tu l'as deviné. Viens déjeuner.»
«Les pédants nous accusent d'être surtout bavardes: ce sont de sottes gens qui n'entendent rien aux femmes: nous sommes mille fois plus curieuses. Je t'avoue que la journée m'a paru longue et qu'il me tardait de voir le mortel téméraire que ma dot a séduit; car, pour mes yeux, il n'y faut pas penser: où les aurait-il rencontrés? Était-il blond ou brun? grand ou petit, aquilin ou camus? Dans cette incertitude, les minutes coulaient avec la lenteur des siècles. Pour moi, un brun, aquilin, non sans moustaches et un peu farouche, me convenait assez.
«Enfin le désiré Brancas a paru. Ma chère, c'est un blond. J'aurais dû m'en douter. Le destin n'en fait pas d'autres. À cela près, il a bonne apparence: il n'est ni fat ni impertinent, ni trop content de sa personne, ni dédaigneux, ni bavard, ni empesé, ni froid. Tout dans ses manières respire la politesse, la franchise et la bienveillance: tu peux croire que si j'ai mal vu, ce n'est pas faute d'avoir bien regardé. En entrant, il m'a fait un très-court compliment auquel j'ai répondu par un sourire; puis mon père s'est emparé de lui et l'a conduit dans un petit salon que le sexe malpropre se réserve pour fumer et cracher tout à l'aise. Là ils ont causé de ne je sais quoi qui devait être fort intéressant, si j'en juge par l'air attentif de notre avocat. Mon père l'a quitté tout ravi. «On ne peut pas avoir plus d'esprit,» m'a-t-il dit en passant près de moi. Ma chère, cet homme est sans défaut; il est avocat, et il écoute; n'est-ce pas un prodige dans son métier? Il a deviné le faible de mon père, qui est de parler, et il n'a pas dit six paroles. Curieuse à mon tour de contempler ce prodige, je me suis avancée sous prétexte d'offrir du thé, et un conseiller d'État, qui est son oncle, a eu la discrétion de se retirer et de nous ménager un tête-à-tête dans l'embrasure d'une fenêtre.
«Claudie, c'est à n'y pas croire: il parle encore mieux qu'il n'écoute. Il est d'un naturel parfait, il ne s'échauffe pas, il ne gesticule pas, il ne cherche pas ses phrases, il ne s'efforce pas d'avoir de l'esprit et il en a, il ne se moque ni des présents ni des absents, il ne discute jamais, il ne cite personne, d'un mot il dit une histoire, il n'interrompt jamais et il se laisse interrompre; je ne crois pas qu'il ait du génie, bien que mon père assure qu'il est l'un des trois premiers avocats de Paris, mais c'est l'homme le plus aimable que j'aie jamais vu.
À ce mot tu vas rire, et je t'entends déjà. L'homme le plus aimable ne tardera guère à être le plus aimé. Mademoiselle, vous pourriez vous tromper. Il est très-aimable, je l'avoue, mais ce n'est pas mon idéal. Tu entends bien ce que je veux dire, toi qui cherches encore cet idéal et qui le cherchais dès la pension, tantôt dans le maître de chant, tantôt dans le maître d'italien. Mon idéal, c'est le beau Ténébreux, c'est Amadis de Gaule sur la Roche-Pauvre, c'est je ne sais quoi de mystérieux, d'héroïque, d'incompréhensible, qu'un avocat ne saurait avoir. As-tu vu quelque part l'histoire du premier roi de Portugal? C'était un brave gentilhomme, aimé des dames, et que sa maîtresse voulut obliger de lui conquérir un royaume.—N'est-ce que cela? dit-il en montant à cheval, eh! je vous en donnerai, s'il le faut, une demi-douzaine.—Il partit pour l'Espagne, et tua tant de Sarrasins que ceux qui restaient, pour obtenir quelque répit, lui offrirent le Portugal, dont il fit, ma foi, présent à sa dame comme il l'avait promis. Voilà un homme! Mais ceux d'aujourd'hui ne savent que s'injurier de vive voix ou par écrit, suivant leur profession.
«Pour revenir au sieur Brancas, qui ne conquerra jamais rien, si ce n'est peut-être le droit de s'asseoir avec quatre ou cinq cents bavards, dans une grande salle assez mal bâtie qui est au bout du pont de la Concorde, nous avons causé de toutes sortes de choses, et d'abord de voyages. J'ai déclaré, non sans quelque fierté, que j'avais vu la cataracte du Niagara. Cette nouvelle a paru lui faire grand plaisir. Espère-t-il, le voyage étant fait, n'avoir pas à le recommencer, ou bien a-t-il admiré mon intrépidité? Ce point est encore indécis.
«Du Niagara nous passâmes au Rhin, et du Rhin aux Alpes et à la poésie. Ma chère, croirais-tu qu'il ne lit jamais les poëtes? C'est à faire frémir; on n'est pas avocat à ce point. Monsieur s'excusa sur ce qu'il est hégelien. Hégel! Qui est cette bête-là? Tu as vu sans doute des loups, des ours, des renards et des éléphants blancs; mais peut-être n'as-tu jamais vu des hégeliens. Ma chère, rien n'est plus joli. Vois un peu: Tout ce qui est rationnel est réel; tout ce qui est réel est rationnel. Exemple: Tu n'as jamais vu d'homme à trois têtes, mais tu as l'idée d'un homme et d'une tête et par conséquent de deux et de trois têtes. Or, tout ce qui est rationnel est réel; donc l'homme à trois têtes, à cent têtes, à trente mille têtes existe, et s'il n'existe pas, c'est la faute de la Providence, de la nature ou de n'importe qui; n'est-ce pas clair? Eh bien, ma chère, il m'a débité cela couramment, sans broncher, comme un hégelien qu'il est. De Victor Hugo, de Lamartine ou de Musset, pas un mot. Messieurs les hégeliens ne se dérangent pas pour si peu. Oh! s'il s'agissait d'objectif ou de subjectif, c'est une autre affaire. J'ai voulu pousser celui-ci:
«Mais, monsieur, si toute idée rationnelle devient aussitôt une réalité, vous avez assurément l'idée que vous pouvez mourir; donc vous êtes mort?—Vous avez raison, m'a-t-il répondu avec gravité.... (Vis-tu jamais, Claudie, un hégelien de cette force?) Tous les jours il se joue, dans le fond de mon âme, des symphonies aussi réelles et mille fois plus belles qu'aucune symphonie de Beethoven. J'en ai l'idée, donc je les entends quand il me plaît et sans crainte de devenir jamais sourd. De même en amour: j'aime sans crainte, je suis sûr d'être aimé.
—Vous aimez? dis-je un peu étonnée et encore plus curieuse.
—Je veux dire: s'il me plaisait d'aimer.
—Et... vous plaît-il quelquefois?»
«En faisant cette question d'un air fort détaché, je rougissais malgré moi.
—Je n'en ai pas encore fait l'expérience.... (À trente ans, Claudie! le crois-tu?) J'attends encore mon idéal. (Ma chère, il a un idéal, cet hégélien!)
—Et votre idéal a sans doute une forme ravissante?
—Vous me feriez tort d'en douter, mademoiselle. C'est une blonde aux yeux de saphir, qui a bien de l'esprit et qui parle philosophie comme un platonicien.» (Avoue qu'il cause bien, cet hégelien; et si tu voyais comme ses yeux expliquent ses paroles.)
La conversation a continué quelque temps sur ce ton, et il ne tient qu'à moi de penser que j'ai fait sa conquête. Quant à lui, mon père n'avait pas tort, il est très-présentable.
Au reste, pour que tu puisses en juger, je vais te l'envoyer lui-même. Cela t'étonne. Apprends donc, chère belle, que mon hégelien va partir pour Vieilleville; c'est lui qui plaidera je ne sais quoi contre je ne sais qui. Cette indication doit te suffire. Il m'a gracieusement offert de se charger de tous mes paquets, messages et commissions, et, ma foi, j'en profite pour te le montrer. Il te remettra un bracelet qu'a demandé pour toi à Froment Meurice ta meilleure amie et ton humble servante.
«RITA.»
«Comment se porte le seigneur Audinet, ton futur propriétaire? Je ne sais pourquoi sa figure ne me revient pas, et je ne donne pas mon consentement au mariage. Oui, je t'entends, une fille sans dot ne fait pas ce qu'elle veut. Eh! mon enfant, est-il si dur de mourir fille? Coquette, je lis dans tes yeux que tu ne manques pas de maris. Au moins, ne me prends pas mon Hégelien. Ce n'est pas que j'y tienne, mais un Hégelien est un oiseau rare à Paris.»
VI
«Eh bien! dit le conseiller d'État à son neveu, es-tu content de ta future?
—Oui.... assez.
—Est-elle jolie?
—Charmante.
—A-t-elle de l'esprit?
—Trop.
—Comment trop!
—Eh! oui, rien ne l'étonne.
—Ah! tu aimes mieux le mystère et les petites filles qui baissent modestement les yeux et regardent les hommes à travers leurs doigts écartés. À ton aise, mon ami, la province est pleine de ces ingénues. Va en province.
—J'y vais.
—Ainsi, tout est rompu?
—Vous m'entendez mal, cher oncle. Rita est tout à fait séduisante, mais....
—Mais elle ne te séduit pas.
—Oui, elle me plaît beaucoup; mais je la trouve trop raisonnable, trop gaie; j'ai pour elle beaucoup d'amitié, je n'aurai jamais d'amour.
—Jamais d'amour! ô douleur! Tu comptais donc sur un mariage d'amour?
—Pourquoi non?
—Très-bien, mon ami. Ce pourquoi non? est sublime. Est-ce que l'amour est de ton âge? L'amour, c'est l'Inconnu. Quand on a pénétré cet Inconnu, tout est fini. Toutes les femmes se ressemblent. Les grimaces changent un peu, le son de voix est plus doux ou plus rude, la feuille de figuier est plus ou moins bien taillée, mais le fond est toujours le même. Cléopatre ou Goton, c'est tout un. Oh! si tu n'avais jamais aimé, je comprendrais ton désir.
—J'ai aimé.
—Qui?
—Ni Goton ni Cléopatre assurément, mais de fort aimables créatures qui m'ont été tantôt cruelles, tantôt compatissantes, suivant l'humeur du jour ou les conseils de la nuit, je vous jure qu'aucune d'elles ne m'a ennuyé ni fait voir deux fois le même spectacle. L'amour est infini et varié comme ce vaste univers. Cher oncle, vous n'entendez plus rien à ces questions. Vous êtes comme un brave vétéran qui a cent fois affronté le feu dans sa jeunesse, mais qui ne connaît plus la manoeuvre.
—En résumé, dois-je demander la main de Mlle Oliveira, ou faut-il attendre qu'un rayon d'amour t'illumine?
—Demandez toujours, cher oncle. Vous pourriez avoir une pire nièce.»
Deux jours après, Brancas partit pour Vieilleville. En ce temps-là, qui déjà pour nous se confond avec celui où Noé jeta l'ancre sur le mont Ararat, les convois du chemin de fer s'arrêtaient à Orléans, et toute la France qui est entre la Loire et les Pyrénées ne connaissait qu'en peinture cette manière de voyager. Il fallut donc monter en diligence à Orléans. Il était minuit, et Brancas, un manteau sous le bras et les mains dans les poches, attendait patiemment dans le bureau que le conducteur donnât le signal du départ. À ce moment, deux dames entrèrent suivies de onze malles, caisses et cartons à chapeau. Cette vue fit blasphémer le facteur, qui croyait son travail terminé. Le conducteur leva les épaules, et Brancas regarda les dames. La plus âgée paraissait avoir cinquante ans et n'avait rien de remarquable qu'une maigreur assez rare et des grâces pleines d'affectation. Ce n'était pas de quoi séduire le voyageur. En revanche la plus jeune avait les plus beaux yeux noirs qu'on pût voir, et son visage régulier et doux, mais un peu altier, était de ceux qu'on n'oublie pas. Le Parisien en fut ébloui, et se rangea respectueusement pour lui faire place près du bureau. Elle le remercia par un salut et un demi-sourire auquel Brancas, fin connaisseur en sourires, devina qu'elle avait le sentiment de sa propre supériorité.
«Parbleu! se dit-il, en sortant du bureau de la diligence, voilà une petite personne à qui il ne doit pas être facile de baiser le bout des doigts. Mais qu'elle est belle! Rita est à cent piques au-dessous.»
Sur cette réflexion, il fit le tour de la place du Martroi, en regardant les étoiles, et revint à la diligence au moment où le conducteur, ayant déjà terminé l'appel des voyageurs, criait à tue-tête:
«Monsieur Brancas! en voiture!»
Il se hâta de monter dans le coupé, où déjà les deux dames l'avaient précédé, et s'installa dans un coin avec le soin d'un homme qui remplit scrupuleusement tous ses devoirs envers lui-même. Le postillon fit claquer son fouet, et les quatre chevaux s'élancèrent au galop sur la route de Vieilleville.
Le temps était sombre et pluvieux. La dame maigre, qui occupait l'autre coin du coupé, avança bientôt la tête, et dit d'une voix cadencée:
«Monsieur, voulez-vous avoir la bonté de relever le carreau de votre côté? ma poitrine est si délicate qu'elle ne peut supporter la fraîcheur de l'air ambiant.»
Le Parisien, déjà plongé dans les délices du premier sommeil, ne répondit rien. La dame irritée se pencha vers lui de nouveau.
«Monsieur, dit-elle avec aigreur, voulez-vous relever le carreau?»
Brancas ouvrit les yeux.
«Plaît-il, madame? que désirez-vous?
—Monsieur, dit poliment la jeune dame, ma mère qui est malade, vous prie de vouloir bien relever le carreau.»
L'avocat s'empressa de s'excuser et d'obéir. Il est des voix fortes, il en est de sourdes, de claires, d'agréables, de discordantes, d'harmonieuses; il en est qui vont au coeur, il en est qui déchirent le tympan, il en est qui donnent envie de bâiller, il en est qui donnent envie de rire, il en est qui commandent, il en est qui supplient; celle de la jeune dame était mélodieuse et souple, mais un peu saccadée, signe certain d'un esprit pénétrant et gracieux, et d'une rare fierté. Après quelques instants de silence, Brancas regarda sa voisine à la clarté de la lune qui commençait à dissiper les nuages, et s'aperçut qu'elle dormait. Une respiration calme soulevait à intervalles égaux son sein, et de toute sa personne s'exhalait ce divin parfum que donnent la jeunesse, la santé et la grâce. L'avocat se sentit ému.
«Diable! pensa-t-il, deviendrais-je par hasard amoureux de ma compagne de voyage! Ce serait curieux, à la veille d'épouser Rita. Ne faisons pas cette folie.»
Cette sage résolution dura quelques minutes, mais la belle dormeuse fut bientôt la plus forte, et Brancas reprit le cours de ses rêveries.
«Est-elle mariée? Non.... Son mari ne la laisserait pas voyager ainsi. D'ailleurs, elle est bien jeune. On n'est pas plus belle! Voilà une main ravissante.»
Il faut dire que la main était exposée en pleine lumière, blanche, fine, transparente, un peu longue et d'une beauté parfaite.
Un grave accident mit fin aux réflexions sentimentales de l'avocat. La diligence descendait alors le long d'une côte escarpée; le conducteur dormait, et le postillon, ivre ou maladroit, poussait aveuglément ses chevaux. La route, bordée d'un côté par la montagne, de l'autre par un précipice, tournait brusquement vers le milieu de la descente. Tout à coup les chevaux s'emportèrent, prirent le mors aux dents et se précipitèrent au galop. Les deux premiers, dans leur élan, franchirent le parapet peu élevé qui servait de garde-fou le long du précipice, et la diligence elle-même demeura comme suspendue et prête à se jeter dans l'abîme. Le postillon, renversé par le choc, tomba de son siège; les voyageurs poussaient des cris, cherchant à ouvrir les portières et s'embarrassant mutuellement dans leurs efforts. Tout paraissait perdu.
Seul, l'avocat gardait son sang-froid. Sans s'émouvoir du tumulte et aussi libre d'esprit que s'il eût été dans un salon, il ouvrit promptement la portière et dit à sa voisine toute tremblante:
«Ne craignez rien. Suivez-moi. Je réponds de vous.»
En même temps il sauta à terre et se trouva hors de danger; mais le plus difficile était encore à faire. La dame sèche criait de toutes ses forces:
«Sauvez-moi! sauvez Claudie!» et lui tendait les bras.
Brancas, mettant le pied sur la roue de la diligence, malgré le danger d'être renversé et écrasé sous les pieds des chevaux, dit d'une voix forte:
«Donnez-moi la main, ou vous êtes perdue.»
En même temps, les chevaux firent un violent effort pour se dégager, et la voiture recula. Claudie, éperdue, s'élança dans les bras du Parisien, qui l'enleva rapidement et la mit en sûreté.
«Monsieur, sauvez ma mère!» s'écria-t-elle.
Déjà la diligence, penchée sur le talus, perdait l'équilibre et allait rouler au fond du précipice; la dame sèche, épouvantée, sortait à demi du coupé sans oser sauter à terre et poussait des cris épouvantables. Le Parisien la saisit brusquement à bras le corps, l'enleva et la remit, non sans danger, aux mains de sa fille.
Au même moment, un grand cri se fit entendre. La diligence et les chevaux roulèrent et se brisèrent au fond de la vallée. Heureusement, le conducteur et le postillon, qui s'étaient relevés sans graves contusions, avaient eu le temps de dégager les autres voyageurs. Tout le monde frémit, et Claudie s'écria:
«Ah! monsieur, nous vous devons la vie!»
Brancas reçut avec modestie ce remercîment et ceux de sa mère.
Le danger passé, on tint conseil. Les voyageurs étaient à deux lieues du relai le plus proche. Le conducteur, forcé d'annoncer cette triste nouvelle, fut couvert de malédictions, aussi bien que le postillon malencontreux.
«Qu'allons-nous faire? disait en gémissant la dame sèche. Il est trois heures du matin; nous gèlerons. Ce conducteur veut nous faire périr. J'écrirai à l'administration des Messageries, et je le ferai destituer. Brrr! qu'il fait froid!
—Madame, dit Brancas, je vais descendre et chercher votre châle qui est resté dans la voiture.
—Monsieur, dit la dame sèche en minaudant, je ne sais si je dois....»
Au fond, elle brûlait d'envie de le voir descendre. Brancas le comprit, et, s'accrochant avec les mains aux arbustes, posant le pied avec précaution dans les moindres saillies du rocher, à la clarté de la lune, il commença cette périlleuse descente.
«Laissez le châle! lui cria le conducteur, vous allez vous casser le cou!»
Mais Brancas ne l'écoutait pas. Tout à coup, une grosse pierre sur laquelle ses pieds étaient appuyés glissa, et il parut près de rouler la tête la première dans le précipice. Heureusement il vit le danger et, par un effort désespéré, il reprit l'équilibre et parvint sans accident au fond de la vallée.
Les voyageurs restés sur la route le regardaient avec une inquiétude mêlée d'admiration.
«Voilà un gaillard qui ne manque pas de sang-froid, dit le conducteur. Au diable si je risque jamais ma peau et mes os pour aller chercher un châle.»
La dame sèche l'entendit et répliqua sur-le-champ:
«Ces hommes sont égoïstes et lâches!»
Le conducteur vit bien qu'il n'était pas de force à soutenir une conversation qui débutait si vivement, et, ramassant le sac de dépêches qu'il s'était hâté de jeter hors de la diligence, il se mit à la tête de la caravane et prit le chemin du relais. Les voyageurs le suivirent clopin-clopant, demi-endormis, demi-éveillés, mais grognant tous avec un parfait ensemble.
Enfin, l'avocat reparut, chargé de vêtements de toute espèce, parmi lesquels le châle de la dame sèche et ses socques. La dame sèche se confondit en remercîments auxquels il répondit de son mieux.
Après quelques minutes, que les trois voyageurs employèrent à se rouler dans leurs châles et leurs manteaux, la vieille dame prit le bras de l'avocat et ils se hâtèrent de rejoindre les pauvres diables moins heureux qui étaient déjà en marche.
«Vous êtes Parisien, monsieur? dit la dame sèche.
—Oui, madame, et vous aussi, sans doute? répondit Brancas.
—Non, monsieur, répliqua fièrement la dame sèche, mais il n'a tenu qu'à moi d'habiter Paris, et nous y avons des amis haut placés. M. Duverney, mon cousin, qui est chef de bataillon dans la garde nationale, dîne avec Louis-Philippe trois fois par an.
—Diable! dit le Parisien, c'est un heureux homme que M. Duverney; est-ce qu'il est fonctionnaire public?
—Non, monsieur, il est bottier, dit Claudie.
—Il est bottier, reprit la mère; mais il n'était pas né pour faire des bottes. Il a publié, en 1835, un poëme dramatique intitulé: la Danse macabre, que Victor Hugo appelait le «monument impérissable du dix-neuvième siècle.» Je me rappelle encore les derniers mots de la lettre de Victor Hugo:
«Lisez la Bible et Homère, mon cher Duverney. Nourrissez-vous de cette moelle de lion.»
—Peste! dit l'avocat, c'est un brevet d'immortalité, cela.
—N'est-ce pas, monsieur? Eh bien! le public est si peu connaisseur qu'il ne s'en est pas vendu six exemplaires, et cependant je vous jure qu'il n'y manquait aucune des épices de la vraie poésie. On y voyait des femmes séduites par des gnômes, des poëtes plus beaux que le jour assassinés la nuit par de jeunes princesses mal élevées, des rois qui s'embusquaient au détour des rues pour poignarder lâchement de sublimes boulangers. Monsieur, c'était une bénédiction. J'ai compté vingt-cinq personnes qui mouraient de mort violente en six mille vers. Notez que je laisse de côté les menus crimes, les petites trahisons, les viols, les adultères et autres incidents tragiques.
—Six exemplaires vendus!
—Oui, monsieur, six.
—Au moins Louis-Philippe avait acheté l'un des six, puisqu'il a tant d'amitié pour M. Duverney?
—Sa Majesté se soucie bien de poésie! La première fois que M. Duverney dîna aux Tuileries, Louis-Philippe lui parla de ses bottes pendant un quart d'heure. Pas plus de Danse macabre que sur la main. Monsieur, mon cousin était si outré qu'il allait voter pour le candidat de l'opposition. Heureusement le ministre de l'intérieur l'apprit et lui envoya la croix. Depuis ce temps, mon cousin est tout dévoué à la dynastie, et le roi ne fait rien sans lui demander conseil. Oh! c'est un homme de caractère que mon cousin Duverney. Il l'a dit souvent au roi: «Sire, tenez tête aux Anglais, développez le commerce, encouragez l'industrie, rendez le peuple heureux, et je réponds de tout. On ne connaît ses vrais amis que dans l'adversité; mais si vous êtes malheureux quelque jour, j'irai vous consoler dans votre exil. Vos pairs et vos députés pourront vous trahir, mais jamais Duverney ne vous manquera.»
—Et qu'a répondu le roi?
—Ma foi, le roi en est très-flatté; c'est que Duverney le ferait comme il le dit.»
Le Parisien s'amusait fort de l'histoire du sieur Duverney, chef de bataillon dans la garde nationale, et ami dévoué mais indépendant, du roi Louis-Philippe. Il n'eut pas de peine à reconnaître dans la dame sèche un des individus les plus distingués de cette belle famille de vertébrés, mammifères, bipèdes, imberbes, aux doigts unguiculés, aux dents incisives, canines et molaires, qui, sous prétexte de poésie, ont agacé, depuis trente ans, un nombre considérable de maris de province. Il devina qu'elle devait être poëte, et moitié pour entretenir la conversation, moitié pour gagner sa confiance:
«Vous aimez la poésie, madame? dit-il.
—Qui ne l'aimerait, s'écria-t-elle avec enthousiasme. N'est-ce pas aux poëtes que nous devons les jouissances les plus pures et les plus sublimes? Le poëte n'est-il pas le maître souverain de la nature? Sur sa palette magique le bleu de cobalt se fond avec le blanc d'argent, et le carmin avec la terre de Sienne. La poésie, c'est l'azur du ciel où se perdent des millions d'étoiles; c'est la profondeur insondable de l'Océan qui cache à nos yeux des amas innombrables d'êtres animés, comme nous fils de l'Éternel.
—Maman, interrompit Claudie, marchons plus vite, il fait froid.»
La dame sèche jeta sur elle un regard courroucé.
«Ma chère enfant, répliqua-t-elle d'un ton aigre-doux, je marche comme il me plaît. Ce n'est pas à mon âge qu'on reçoit des leçons de sa fille.
—Permettez-moi mademoiselle, de vous offrir mon manteau, dit Brancas.
—Vous êtes bien bon de faire attention aux discours de cette petite sotte, reprit la dame sèche. Elle n'a parlé que pour m'interrompre.... Où donc en étais-je, s'il vous plaît?
—Vous faisiez, madame, l'éloge de la poésie, dit le Parisien qui se mordait les lèvres pour ne pas rire.
—C'est cela; j'y suis.... Mais que dire des mains où la poésie est tombée? Où trouver cette magnifique déesse à la démarche majestueuse, à la robe flottante, au visage mobile, tour à tour riant et sombre, doux et terrible, joyeux et mélancolique, qui se plaît aux festins, aux combats, aux discours des sages et au tumulte des multitudes, qui souffle à son gré l'amour ou la haine, qui tient dans sa main le coeur des hommes et la destinée des empires? Où trouver ce génie si souple, si étendu, si sublime, si profond et si varié que la poésie demande au poëte? Les hommes avec leurs froids calculs, leur stérile bon sens, l'horreur qu'ils ont de l'idéal, peuvent-ils atteindre à ce sommet? Ils ne le peuvent pas, ils reculent épouvantés, et, découragés eux-mêmes, ils cherchent à décourager les plus braves. Trop faibles pour tenter l'escalade, ils renversent à coups de sottes plaisanteries les échelles déjà dressées contre le rempart, ils tirent par les pieds ceux qui de la tête touchent déjà les créneaux! Ah! monsieur, que de génies inconnus, que de grands esprits végètent en province, à qui l'occasion seule a manqué pour soulever le monde! Que de femmes, peut-être égales par la pensée à cette femme illustre qui est l'un des premiers écrivains de ce siècle, s'éteignent tous les jours dans la mort lente des travaux domestiques, des bas à tricoter et des chemises à recoudre! Ah! qu'il est dur d'habiter Vieilleville!»
Pendant cette tirade, le Parisien regardait la belle Claudie qui donnait des signes non équivoques d'impatience. Tout à coup, il se retourna, frappé des derniers mots qu'avait prononcés la dame sèche.
«Vous allez à Vieilleville, madame? demanda-t-il.
—Oui, monsieur, et vous?
—Moi aussi, madame. Est-ce un beau pays?
—Vous ne le connaissez pas! C'est inconcevable. On m'avait bien dit que les Parisiens n'étaient pas forts en géographie, mais cela passe les bornes. Vieilleville, monsieur, est une grande ville de trente mille âmes, perchée sur une colline assez élevée. Les Romains l'ont bâtie, les Anglais l'ont prise, les protestants l'ont brûlée, la cour royale y rend ses arrêts, l'évêque y fait ses mandements, le recteur ses circulaires, et le préfet y trône. Avez-vous des amis à Vieilleville?
—Je n'ai, madame, d'autre ami que mon client, M. Athanase Ripainsel.
—Vous êtes avocat, monsieur?
—Oui, madame.»
La conversation devint bientôt plus intime. La dame sèche apprit à Brancas étonné qu'elle s'appelait Mme Bonsergent, que Mlle Claudie était l'amie de pension de Mlle Rita, et qu'elles venaient de visiter un oncle à succession qui habitait Orléans.
Enfin, l'on atteignit le relais, et les voyageurs fatigués et à demi gelés purent s'asseoir et se reposer au coin d'un bon feu. Le reste du voyage se fit sans accident, et une nouvelle diligence, chargée des bagages de l'ancienne qu'on retrouva en fort mauvais état au fond du précipice, déposa Brancas à la porte de son ami Ripainsel. Au moment de quitter les dames, il demanda poliment à Mme Bonsergent la permission de se présenter chez elle et de lui porter le bracelet que Mlle Rita envoyait à son amie. La permission fut accordée avec empressement, et le Parisien entra gaiement dans la maison de son hôte.
VII
Celui-ci l'attendait sur le seuil et lui ouvrit les bras avec effusion. C'était un grand et gros garçon de magnifique encolure, fort comme le Grand Turc en personne, cavalier achevé, fantassin médiocre, enragé chasseur, ami de bonne chère et des festins, bien portant, content de vivre, riche et, partant, recherché des filles à marier, mais inclinant par goût vers les cuisinières, dont la conquête est plus facile et moins embarrassante.
Après les premiers embrassements:
«Avant tout, dit-il, il est tard, allons souper; nous causerons d'affaires après boire, c'est la bonne manière.»
La maison d'Athanase Ripainsel, vaste, antique, ornée de deux tourelles et d'un parc immense, méritait le nom de château. Elle fut construite vers 1512, par un compagnon d'armes de Bayard et de La Palisse, demi-héros, demi-sacripant, qui avait fait de bonnes affaires dans les guerres d'Italie. Riche du pillage de Brescia, il fit dessécher, à grands renforts d'argent, d'immenses marais, et fit ériger ses domaines en baronnie. Le père d'Athanase, associé de son frère dans les fournitures des armées impériales, acheta la plus grande partie de ce domaine et le château acquis à la nation par la fuite du propriétaire, qui fut tué en 1795 dans les rangs de l'armée de Condé. Le vieux Ripainsel, qui visait au solide, vendit les grilles de bronze doré qui remplaçaient les vieux remparts et défendaient, depuis 1750, l'entrée de la grande cour du château. Les oies, les canards et les poules prirent possession de la pelouse, et les vieux bahuts indestructibles du seizième siècle, qui n'étaient pas encore à la mode à Paris, furent le seul ornement de cette antique demeure.
Athanase et le Parisien s'assirent seuls devant une table somptueusement servie. La province, où tout abonde et à bon marché, entend mieux la vie confortable que Paris, où tout est sacrifié à la mode et à l'apparence. Après souper, lorsque les deux convives, pleins de cette voluptueuse satisfaction que donne la conscience du devoir accompli et de l'appétit satisfait, eurent allumé des cigares et mis les coudes sur la table, Ripainsel expliqua son affaire. L'avocat l'écouta attentivement, fit quelques questions, prit des notes, et conclut, au bout d'une demi-heure, en disant:
«Ton affaire est sûre. Nous prouverons la captation, et nous reprendrons les deux millions. Parlons maintenant d'autre chose. Connais-tu Mlle Claudie Bonsergent?
—La fille du major Coupe-en-Deux? Parbleu! si je la connais? c'est la merveille de Vieilleville; une jolie fille, noire de cheveux, blanche de peau, droite, gracieuse, un peu maigre, fort spirituelle, élégante au suprême degré, qui lit des romans et qui rêve, dit-on, d'en être l'héroïne; en un mot, la digne héritière de la rêveuse et sensible Élodie. Mais toi-même, où l'as-tu rencontrée?»
Brancas raconta les malheurs de ses compagnons de voyage.
«D'où vient ce nom de major Coupe-en-Deux? dit-il en terminant.
—Je ne sais trop. Le vieux major, qui a fait depuis Austerlitz toutes les guerres de Napoléon, était, dit-on, l'une des premières lames de l'armée. Il ne se donnait pas un coup de sabre au régiment où il ne fût juge, acteur ou témoin. C'était la manie de ce brave homme, aujourd'hui pacifique et doux comme un marguillier de paroisse. Ses camarades disent qu'à l'espadon il était sans pareil et citent des bras enlevés, des jambes coupées, des têtes fendues jusqu'à l'épaule comme au temps des paladins. Ce vieux-là et le colonel Audinet, surnommé Malaga, ont brisé plus de cervelles autrichiennes, turques, russes, anglaises, espagnoles, qu'il n'y a de jours dans l'année.
—Le récit de leurs campagnes doit être amusant.
—Oui, pendant une heure. Ces vieux braves ont vu toute l'Europe sans s'étonner, mais aussi sans y rien comprendre. Le colonel Audinet peut te dire, à un centime près, ce que coûtent les tables d'hôte de Madrid, de Badajoz, d'Oporto, de Vienne, de Berlin et du Caire, où se mangent les meilleurs melons, où se vend le vin le moins cher; mais là s'arrête sa science. C'est un spectacle curieux que de les entendre discuter les mérites comparés de l'infanterie et de la cavalerie. Chacun d'eux tient que son arme a décidé de tout dans toutes les batailles. Quant à l'artillerie et au génie, tu devines que ce sont les goujats de l'armée... Quel intérêt peux-tu prendre à ces braves gens?
—Moi! aucun, dit Brancas d'un air détaché. Que ferais-je d'un vieux soudard, de sa fille qui est jolie, c'est vrai, mais qui n'a pas dit six paroles, et de sa femme pour qui Valentine, Indiana, Jacques et Mauprat sont les quatre Évangélistes?»
Athanase prit un air mystérieux.
«Écoute, dit-il, tu es mon ami et mon hôte, je dois te prévenir des piéges qu'on peut te tendre. Défie-toi d'Élodie.
—Qu'est-ce qu'Élodie?
—C'est le petit nom de Mme Bonsergent, la femme la plus poétique et la plus insupportable de l'arrondissement. Élodie sera une effrayante belle-mère, si jamais elle devient belle-mère, et tout le monde en doute. Élodie est rêveuse, Élodie a des spasmes nerveux, Élodie a de l'esprit, de la bonté même et du dévouement pour ses amis; elle a de tout, excepté du bon sens. Je parie qu'elle t'a parlé poésie?
—Tu l'as deviné.
—Parbleu! elle ne fait pas autre chose. La pauvre femme, qui peut-être avait l'étoffe d'une Sapho, mourra de désespoir en raccommodant les vieux habits du major Coupe-en-Deux. Que veux-tu? Sapho n'a jamais reprisé la tunique du beau Phaon; je ne sais qui faisait le ménage; peut-être en ce temps-là ne dînait-on pas. On vivait de pain et d'olives ou de raisins confits; mais le major Coupe-en-Deux n'entend pas de cette oreille-là. Le vieux brave aime à bien vivre, et s'il laisse en toute chose le ministère de l'intérieur à la sensible Élodie, c'est à la condition de bien dîner.
—Qu'ai-je à craindre d'Élodie?
—D'elle seule, rien; de sa fille, tout. Claudie est d'autant plus dangereuse, qu'on trouverait difficilement une femme plus aimable à Vieilleville. C'est un mélange de grâce, de hauteur, de franchise et d'impertinence qui ne laisse indifférent aucun de ceux qui l'approchent.
—Ah! ah! tu t'es trahi, dit le Parisien. Ce portrait est d'un amoureux dédaigné.
—Dédaigné, c'est possible, répliqua Ripainsel, car je crois que la petite personne se regarde comme très-supérieure au reste de l'univers, mais amoureux, oh! non. Athanase Ripainsel n'est pas homme à perdre son temps et à pousser d'inutiles soupirs. Grâce au ciel, ajouta-t-il en frisant sa moustache entre ses doigts, je n'en suis pas réduit à me morfondre aux pieds d'une coquette, et qui pis est, d'une fille sans dot.
—Sans dot?
—Qu'est-ce que deux cent mille francs, dont un tiers à peine comptant?
—N'es-tu pas riche, toi? demanda, après un instant de silence, l'avocat à son ami.
—Bah! un pauvre million, est-ce de quoi faire figure? Supposons trois enfants dans le ménage, c'est une moyenne raisonnable. Que je vive encore trente ou quarante ans, eux et ses enfants tireront la langue; il faudra retenir des places à l'hôpital.
—Eh bien, ils travailleront. Est-ce une perspective si alarmante?
—Travailler, travailler! tu parles de cela fort à l'aise. Quel travail peut-on faire, je te prie, quand on a été bercé dans un million? Plaider? ne plaide pas qui veut. Juger, ou demander en patois judiciaire la tête des gens? Veux-tu prendre en main la cause de la Providence, qui seule, en ce monde, distingue le juste de l'injuste? Ouvrir boutique, acheter, vendre, amorcer le public, ruiner ses concurrents, mentir, faire des prospectus, côtoyer cent fois le Code et se garder de ses précipices? J'aimerais autant greffer des roses, comme le major Coupe-en-Deux.
—Le major est jardinier?
—Jardinier passionné. Élodie lui permet les choux en faveur des tulipes, des camélias et des rhododendrons.
—Et Claudie?
—Bon! dit Ripainsel en riant, je vois l'effet de mes avertissements. Tu vas, comme les enfants, te brûler les doigts à la chandelle. À ton aise, mon ami.
—Quelle folie! je la connais à peine.
—Prends garde d'apprendre trop tôt à la connaître. Si Élodie te guette, tu es un homme perdu. Tu ne connais pas la force d'attraction de la dame.
—Va, je ne risque rien. Je serai marié dans trois mois.
—À qui?
—À la fille de M. Oliveira.
—Le député de Vieilleville?
—Lui-même. Le connais-tu?
—Si je le connais! Je suis le chef de l'opposition dans ce pays et son successeur désigné.
—Diable! nous sommes rivaux.
—Rivaux! Tu veux être député à Vieilleville, toi qui peux être élu à Paris!
—Paris est plus beau, mais Vieilleville est plus sûr.
—Et c'est ta raison principale pour épouser Mlle Oliveira?
—Principale, non, mais c'est une des meilleures.
—Pauvre Rita! dit Athanase d'un air mélancolique.
—Est-ce que tu la connais? demanda Brancas étonné.
—Sacrifiée aux calculs du père Oliveira!...
—Comment! sacrifiée?...
—Immolée à l'ambition d'un avocat!
—Immolée?
—Brûlée comme Iphigénie sur le bûcher de l'amour filial?...
—Ah çà! que veux-tu dire? et quelle preuve as-tu du sacrifice? Es-tu son confident?
—Moi! non.
—Son ami?
—Non.
—Son père? son frère?
—Non, j'ai dansé avec elle chez le préfet.
—Je respire.... Eh bien! me crois-tu à l'abri des regards de la belle Claudie!
—Il ne faut jurer de rien. Heureusement, là aussi, la place est prise.
—Elle a un amant?
—Un amant? Non, mais un mari désigné.
—Quelle espèce d'homme est-ce!
—Ah! ah! pour un homme à demi marié, tu es bien curieux, mon gaillard.
—C'est l'influence de la province. Continue.
—D'un cuistre à ce mari désigné la distance est petite. C'est le sieur Audinet, secrétaire général de la préfecture, fils aîné du colonel Malaga, menteur, rogue, insolent avec les faibles, pliant les épaules devant les forts, vil partout, auteur présumé de vingt lettres anonymes, collectionneur de soufflets qui tombent sur sa joue plus dru que grêle, homme d'esprit d'ailleurs (à ce que disent les dames, car pour moi je n'y connais rien), mais l'un des plus lâches coquins qui déshonorent ce pays.
—Et elle l'aime?
—Non; mais elle le supporte, et l'épousera, je le crains.
—Comment! il ne se trouve personne pour faire concurrence à cet aimable garçon?
—Il s'en trouvera mille dès qu'elle sera mariée: mais on n'épouse pas une fille trop bien élevée, trop jolie, trop élégante, et de qui la toilette seule coûtera peut-être quinze cents francs par an; c'est-à-dire le revenu de la dot. C'est un diamant, mais la monture est trop chère. Les femmes sont devenues des objets de luxe comme les chevaux anglais. Elles jouent du piano comme Thalberg, elles chantent en montrant le blanc des yeux, elles se coiffent tous les jours à l'instar de Paris, elles récitent George Sand et cachent sous leur chevet les poésies d'Alfred de Musset; elles s'habillent à trois heures de l'après-midi pour faire des visites et médire du prochain. Où veux-tu qu'elles prennent le temps de faire le ménage? Aujourd'hui, le mariage est un casse-cou. Aussi, vois-tu comme il est passé de mode?
—Pas trop. On se marie quelquefois à Paris.
—Parbleu! et à Vieilleville aussi; témoin Élodie. Mais Élodie s'est mariée à trente ans, et par quel heureux hasard! Le major Bonsergent, usé par quinze campagnes et par dix ans de vie de garnison, poli par le frottement comme un caillou de grand chemin, jauni, bruni, ridé, mais ferme encore sur les arçons et astiqué comme un fourniment les jours de parade, la vit à la messe, la demanda le soir en mariage et l'obtint sur-le-champ, l'heureux gaillard. Mais ce sont là des coups de fortune sur lesquels il est imprudent de compter. Ces vieux soldats de Napoléon sont d'une naïveté incomparable. Habitués à obéir sans raisonner, ils ont porté au logis cette habitude des camps, et les femmes en ont profité; elles ont mis sur leur dos tout le fardeau de la vie, et se sont occupées à soigner les poules, opération qui ne les fatigue pas beaucoup.
—Tu n'es guère indulgent pour le sexe enchanteur!
—Eh! mon ami, de qui dit-on du mal si ce n'est de ceux qu'on aime?
—Voilà une maxime bien relâchée, dit Brancas. Bonsoir, je vais dormir.»
Ripainsel le conduisit lui-même dans la chambre qui lui était destinée. Des fenêtres de cette chambre, située au second étage, à cinquante pieds du sol, on apercevait au loin par-dessus les arbres du parc qui descendait en pente rapide vers la rivière, les lumières des maisons de Vieilleville.
«La ville, dit Athanase à son hôte, est à une lieue d'ici. Tu trouveras dans mes écuries un tilbury et deux chevaux, l'un de selle, et l'autre de voiture, dont je te prie d'user et abuser.
—Et toi?
—Il me reste encore trois chevaux pour moi seul.
—Le neveu de Caïus-Gracchus est un grand seigneur,» dit en riant Brancas, qui s'endormit en rêvant de la belle Claudie.
VIII
Vieilleville, que peu de voyageurs ont visitée, est l'ancienne capitale d'une des plus belles provinces de l'Ouest. Des rues étroites, tortueuses et sales, des magasins où l'acheteur ne voit goutte, une cathédrale assez laide, où l'on trouve le portrait de saint Prétextat, le galant chapelain de sainte Aldegonde, de vieilles églises moisies que les antiquaires gardent religieusement par amour de ce qui est malpropre et de ce qui encombre la voie publique, voilà les monuments qui recommandent Vieilleville à la curiosité des Anglais.
La maison du major Bonsergent était située dans le faubourg au delà de la rivière, à quelques pas de l'octroi. Le major, amateur passionné de l'horticulture, l'avait fait bâtir lui-même à l'entrée d'un grand jardin, qui était, avec sa fille, son amour et sa joie. La façade, par une bizarrerie d'homme de goût, qui n'est pas rare en province, était tournée vers le jardin. Du reste, exposée au midi et revêtue des fleurs bleues de la clématite, du liseron aux fleurs campanulées où le jaune, le blanc et le bleu s'unissent dans une admirable harmonie, et des grappes rouges de la glycine écarlate, elle annonçait à tous les yeux la maison d'un vieux soldat de Napoléon, à qui le repos était devenu cher après tant de combats livrés et tant de courses inutiles de Cadix à Moscou.
Un rez-de-chaussée, élevé d'une marche au-dessus du jardin, un premier étage et un grenier composaient toute la maison. Elle était partagée en deux parties égales par la porte d'entrée. À droite, on trouvait la cuisine, commode et spacieuse, avec une grande cheminée sous le manteau de laquelle on pouvait se réunir en hiver et causer gaiement à la lueur du foyer; plus loin, la salle à manger, lambrissée de bois de chêne et garnie d'immenses armoires. À gauche étaient le salon et la chambre à coucher du vieux Bonsergent. Au-dessus, les deux chambres de la belle Claudie et de sa mère. Partout, à profusion, entraient l'air et le soleil.
Dis-moi où tu loges, je te dirai qui tu es. Cette maison, unique à Vieilleville et reluisant d'une propreté hollandaise, était le fruit des méditations réunies du major et de sa femme que tout le monde appelait la rêveuse Élodie. Mme Bonsergent, avant son mariage, avait ébauché bien des romans sans en terminer aucun. À la fin de l'Empire, les maris étaient rares, et les guerres du grand Napoléon avaient si fort éclairci les rangs des hommes nubiles qu'un mari bien portant, bien constitué, ni trop gras, ni trop maigre, ni trop grand, ni trop petit, ni trop froid, ni trop jaloux, ne s'obtenait qu'au poids de l'or. Élodie, trop enorgueillie de son génie et de sa beauté pour comprendre ce simple calcul de statistique, se trouva, vers 1825, comme la fille dont parle La Fontaine, fort aise et fort contente d'épouser.... le major Bonsergent. En huit jours, l'affaire fut bâclée et le major s'aperçut, un peu tard, que la poésie est le plus dangereux de tous les ingrédients qui entrent dans la composition d'un ménage.
Ce n'est pas que le brave homme eût à se plaindre de la fidélité de sa femme. Non, grâce au ciel, Élodie, sans être exempte de coquetterie, n'eut jamais d'amant. Fût-ce piété, mépris du sexe masculin, crainte du redoutable major dont la réputation de sabreur effrayait les plus braves, ou ces trois motifs ensemble, Bonsergent évita le triste sort dont le menaçaient les aspirations poétiques de sa femme.
Mais de quelles angoisses paya-t-il cette fidélité? Avec l'âge, l'imagination ardente et rêveuse de la belle Élodie tournait à l'aigre, comme le lait trop longtemps conservé; son caractère impérieux et violent ne supportait plus aucune résistance, et les discours les plus étranges retentissaient du matin au soir dans la maison du major. Celui-ci, toujours impassible et calme dans la tempête, haussait les épaules, allumait sa pipe et cherchait un asile au jardin.
Ce sang-froid du vétéran accoutumé au bruit du canon et au sifflement de la mitraille exaspérait la nerveuse Élodie. Pourquoi ne pas l'avouer? Le major n'avait rien d'idéal. Il ne soupçonnait même pas la vraie cause des colères toujours renaissantes de sa femme. Philosophe patient, endurci au malheur par les secousses de la guerre des guérillas d'Espagne, toujours sur ses gardes et prêt à tous les périls, mais positif et sage, préoccupé de la réalité présente et non des rêveries féminines, il excitait, sans se douter de rien, l'indignation de Mme Bonsergent. Cet enfant du dix-huitième siècle, qui avait sabré sans relâche de 1798 à 1815, ne se doutait pas des ravages que la lecture de Byron et de Chateaubriand avait faits dans l'âme de sa femme. Il n'avait jamais lu René ni le Corsaire, et s'il les avait lus, il n'aurait rien compris à ces tourments imaginaires. Il considérait la Henriade comme le plus beau des poëmes épiques et le plus durable monument de la langue française; il déclamait avec complaisance ces beaux vers:
Je chante ce héros qui régna sur la France
Et par droit de conquête et par droit de naissance.
Et le reste. La Henriade et les tragédies de Racine et de Corneille étaient pour lui le sommet de toute littérature et de toute poésie. En vérité, je vous le dis, ce Français de la vieille roche était un homme de sens. Qu'avons-nous gagné à épeler Shakespeare et Goethe, ces fils d'une race étrangère? Sommes-nous bien sûrs d'entendre Hamlet et de déchiffrer Faust ou Wilhelm Meister? De bonne foi, est-il un Français qui puisse se flatter de pénétrer ces imaginations germaniques?
Au reste, on se tromperait si l'on croyait que le major Bonsergent fût inquiet des rêveries poétiques de sa femme. Le vieux guerrier n'était pas de cette race héroïque et naïve qui, sans savoir pourquoi, emboîta le pas derrière Napoléon depuis Iéna jusqu'à Waterloo. Sous le voile d'une tendresse conjugale qui avait passé en proverbe à Vieilleville, il cachait cet égoïsme savant, délié, poli, délicat, bienveillant, circonspect qui est la plus utile de toutes les vertus sociales. Attentif à ne blesser personne, parce que la vue d'un visage attristé aurait troublé sa douce quiétude, plus attentif encore à n'écouter jamais les discours de ses voisins, il feignait de croire à l'amitié de tout le monde, et passait pour un bon homme simple et doux qu'on se fût fait scrupule de tromper. De plus, sa fermeté connue inspirait le respect, et sa réserve éloignait la familiarité. Habile à gouverner sa fortune aussi bien qu'à en user, il jouissait de la considération que la province accorde si volontiers aux gens qui n'ont besoin de personne. Son ami le plus intime était le colonel Audinet, surnommé Malaga, du pays où il avait fait sa fortune.
Le colonel Audinet était un grand diable osseux, sec, dont la face triangulaire, pourvue de deux yeux gris, brillants et durs, enfoncés sous d'épais et noirs sourcils, effrayait tous ses compatriotes. Les moines espagnols pris les armes à la main et fusillés étaient le moindre de ses exploits. Après tout, c'étaient des ennemis et des ennemis féroces; mais le colonel ne revint pas les mains vides de ce pays de l'or. Les bons habitants de Vieilleville qui l'avaient vu, tout enfant, rôder pieds nus dans la rue de la Queue-des-Vaches furent émerveillés de le revoir, après vingt ans de combats, acheter, comme le lieutenant de la Dame-Blanche, un château et une terre de huit cent mille francs sur ses économies. Encore vit-on bientôt qu'il n'avait pas vidé son sac. Il prêtait sans façon à quinze ou vingt pour cent, sur bonne hypothèque. Terrible aux Français comme à l'ennemi, il conduisait ses huissiers à la bataille et expropriait impitoyablement ses débiteurs. Un de ces malheureux, cruellement poursuivi, mit le feu à l'un de ses bois. Le colonel, prévenu à temps, l'éteignit seul avec ses domestiques. Pas un habitant de Vieilleville n'avait voulu lui porter secours, quoique le bois fût voisin de la ville. Le colonel, sans s'émouvoir ni daigner demander justice aux magistrats, se mit lui-même à la recherche de l'incendiaire, le joignit et le bâtonna de telle sorte que le pauvre homme mourut à l'hôpital deux jours après. L'affaire n'eut pas de suites, et ce terrible châtiment fit trembler tous les ennemis du vieux Malaga.
Ces deux hommes, si différents l'un de l'autre, dont la fraternité d'armes expliquait seule l'intimité, se promenaient côte à côte dans le jardin du major.
«Eh bien! dit le colonel, quand ferons-nous ce mariage?
—Quel mariage? répondit Bonsergent.
—Parbleu! celui de nos enfants. L'as-tu oublié?
—Claudie est si jeune!
—Elle est grande comme père et mère!»
Le major, sans répliquer, tira de sa poche une petite serpe et se mit à tailler un églantier.
«Voyons, reprit le colonel, laisse là ta serpe et réponds-moi. J'ai huit enfants, chacun desquels recevra cent mille francs le jour de son mariage. Mon fils Audinet est secrétaire général de préfecture.
—Vois-tu ceci? interrompit le major.
—Oui! c'est un bourgeon. Après?
—Un bourgeon! c'est bientôt dit; mais quel bourgeon?
—Qu'en sais-je?»
Bonsergent éleva le bourgeon à la hauteur de ses yeux, le tourna et le retourna, le contempla quelque temps avec amour, et se penchant vers le colonel:
«C'est le géant des batailles! dit-il.
—Ah! tant mieux.... Il sera préfet avant deux ans.
—Qui? le géant des batailles?
—Non, non, mon fils Audinet!
—Oui, c'est un garçon d'avenir, et je ne suis pas inquiet de son avancement.... Où diable vais-je le placer?
—Audinet?
—Eh! tu ne parles que de ton Audinet. Je te parle de mon géant des batailles. Tiens, voici la rose jaune à fleurs doubles d'un vermeil orangé à l'intérieur, rosa sulphurea, n'est-ce pas joli? Mais ce jaune ferait tort au rouge écarlate de mon beau géant. Ah! vois-tu ma pimprenelle à fleurs de ciste? Ses larges fleurs blanches feront valoir le géant.... Tu hausses les épaules? Ignorant! Comme si ma pimprenelle ne valait pas toutes les préfectures de France! Voyons, tu disais que ton Audinet sera préfet dans deux ans?
—Préfet ou député.
—Député! voilà qui va bien. Dans quel arrondissement, je te prie?
—À Vieilleville.
—De mieux en mieux. Tu lui donnes ta voix, je pense?
—Parlons sérieusement, dit le colonel. Audinet devait avoir cent mille francs le jour de son mariage avec Claudie; mais en ta faveur et pour qu'il soit député, je doublerai la dose; cela te convient-il?
—Vrai? tu feras cette belle action, mon vieux Malaga? Eh bien! tu vaux mieux que ta réputation, et mieux que ton fils. Cela te fâche. Eh! mon ami, depuis soixante ans que nous avons ensemble roulé à travers le monde, nous devons nous connaître à fond, et nous pouvons parler franchement.
—Voyons. Que lui reproches-tu? Il n'est pas prodigue.
—Pas assez. J'aimerais mieux qu'il jetât l'argent par les fenêtres.
—Un argent si durement gagné!
—Je le crois bien! Tu as eu assez de peine à desceller cette sainte Vierge en or massif dans la chapelle des dominicains de Malaga! Dieu! qu'elle était lourde! Deux hommes avaient peine à la soulever. T'en souviens-tu?
—Bonsergent! dit le colonel d'un ton sévère.
—Que crains-tu? Personne n'écoute. Et ce martyr de Velasquez dont le gouvernement t'offrit vingt mille francs l'an dernier, que de peine t'a coûté l'emballage!
—On me l'a vendu, tu le sais bien.
—Parbleu! puisque j'assistais à la vente. Je ris encore de la drôle de mine que faisait le prieur des Franciscains quand, le pistolet sur la gorge, tu lui fis signer l'acte de vente et lui jetas généreusement une piastre. Mais, comme dit Sancho, à tout péché miséricorde. Si tu donnes deux cents mille francs comptants à Audinet, la prescription est acquise, et je te donne Claudie en toute propriété, son consentement réservé, bien entendu.
—Et cent mille francs!
—Va pour cent mille francs, bien que cela me gêne un peu, car je ne suis pas un Crésus comme toi. Les saints et la Vierge n'ont rien fait pour moi.
—Encore! dit Malaga avec impatience.
—Toujours, mon vieux. À quoi sert l'amitié, si ce n'est à nous permettre d'être francs avec sécurité?
—Eh bien! l'affaire est bâclée, dit le colonel.
—Bâclée, c'est le mot, comme la Charte de 1830 et la royauté citoyenne.
—Allons, tout va bien. Il ne s'agit plus que de démolir Oliveira.
—C'est difficile.
—Pas trop. Oliveira fait l'homme d'esprit, le frondeur, l'indépendant; il est à demi brouillé avec le préfet dont il croit n'avoir plus besoin. Mon Audinet, qui a la souplesse du serpent et l'astuce du chat-tigre, va les brouiller tout à fait. Ce sera l'affaire d'un quart d'heure. Tous les gens riches et bien pensants vont dîner chez le préfet; les vieux de la vieille ne connaissent que toi; les pères de famille qui veulent pousser leurs fils dans la magistrature, ou dans l'enregistrement, ou dans les aides et gabelles, qu'on appelle aujourd'hui, par politesse, impôts indirects (comme s'il y avait quelque chose d'indirect en matière d'impôts), tout ce monde fait bien au moins cent quatre-vingts citoyens éclairés, patriotes, vertueux et délicats qui aiment à tremper leur cuiller dans la marmite du budget. Cent quatre-vingts électeurs sur trois cents, c'est une belle majorité, et je connais bien des gens qui s'en accommoderaient assez.
—Bon! j'accorde qu'Audinet sera nommé. Trois cent mille francs, ce n'est pas de quoi faire figure à Paris.
—Bien répliqué. Et ses appointements de conseiller d'État les comptes-tu pour rien?
—Conseiller d'État! que ne t'expliquais-tu? Manibus et pedibus descendo in sententiam tuam, comme disait après boire notre défunt curé.
—Oui, certes, conseiller d'État! Qui l'en empêcherait?
—Pas moi, à coup sûr.
—Audinet est homme d'esprit. Il sait le métier, il connaît les affaires, il a de l'aplomb, de l'audace, une légitime confiance dans ses forces, et il n'est attaché qu'à sa propre fortune. Avec tant de belles qualités s'il ne réussit pas, qui donc réussira? Va, nous le verrons ministre.
—Que le ciel t'entende! dit Bonsergent. Voici ma Claudie. Bonjour, Claudie.»
La belle Claudie entrait en ce moment dans le jardin. Si j'étais né poëte (et plût aux dieux immortels qu'ils m'eussent fait ce don divin de la poésie!) j'aurais essayé de peindre cette beauté admirable où la nature et l'art avaient réuni toutes leurs grâces. Fi de la beauté grecque et de la fameuse Hélène, épouse incomprise du roi Ménélas! fi du masque indifférent et froid de la Vénus de Milo! Claudie était mille fois plus belle. Son front, ses yeux, sa bouche et son sourire étaient ce que les dieux ont fait de plus exquis. Ses cheveux noirs, fins et soyeux, naturellement bouclés, retombaient librement sur ses épaules soulevés par le plus léger souffle du vent. Ses yeux avaient la douceur, la force et la sérénité; ses épaules, un peu maigres encore, étaient légèrement arrondies, et son corps, délicatement sculpté, mais non pas frêle, offrait toutes les sinuosités qu'on admire dans les jolies statuettes de Pradier.
Être belle, c'est tout et ce n'est rien. C'est la puissance invincible, c'est la gloire, c'est le génie; mais il faut savoir manier cette arme dangereuse. Un proverbe inventé par les laides qui font la majorité du beau sexe, veut que les belles n'aient pas d'esprit. Pourquoi donc, s'il vous plaît? la nature est-elle si avare de ses dons? Claudie avait de l'esprit je vous le garantis, et du plus délicat, et du plus cultivé, un esprit gracieux, attrayant, plein de charmes, un esprit d'une forme toute divine et qui n'avait d'autre défaut qu'une fierté sans égale, que la jeune fille ne prenait aucun soin de dissimuler. Elle se laissait adorer et jetait à peine un regard distrait sur les fidèles prosternés dans le temple. Combien d'autres ont le même orgueil sans avoir la même excuse!
La province, qui vaut bien Paris, n'est cependant pas tout à fait parfaite. Entre voisins, les relations sont souvent très-tendues, pour parler comme messieurs les diplomates, qui connaissent mieux, je l'espère, le droit des gens que la langue française. Certes, le merle blanc est un animal extraordinaire et rarement entrevu; mais un groupe de dix ou douze personnes qui se voient avec plaisir, qui causent sans se quereller, qui discutent sans se battre, qui ne disent pas de mal des absents, qui n'échangent, suivant les traditions de l'ancienne et noble politesse française, que des paroles amies ou courtoises, ou instructives, ou gaies, qui ont de la bienveillance pour le prochain et qui ne calomnient pas l'ennemi, ce groupe, j'ose le dire et ne crains que de répéter une vérité trop connue, est tout à fait introuvable. Ce n'est pas la faute des provinciaux qui ne sont à coup sûr, ni plus bêtes ni plus méchants que les Parisiens; c'est la faute du divin Jupiter, qui n'a pas pris soin d'ajuster les angles saillants des uns aux angles rentrants des autres, et qui leur a ménagé trop d'occasions de se choquer réciproquement. On se laisse volontiers coudoyer par un passant qu'on ne reverra jamais; mais si le passant revient chaque jour, s'il prend plaisir à vous heurter, si sa fenêtre a vue sur votre jardin, si sa femme étend son linge sur votre haie, si ses enfants montent sur vos pruniers et mangent vos meilleures prunes, si ses poules viennent becqueter votre salade et son chien vous mordre aux jambes, il est clair qu'au bout d'un mois vous penserez au moyen de l'égorger secrètement et de vous faire un tambour de sa peau. De là, ces haines immortelles qui s'éteignent parfois de la même manière que celle de Montague et de Capulet, mais avec un dénoûment plus heureux. La coupe empoisonnée tombe encore pleine des mains de Juliette, et Roméo remet à temps l'épée dans le fourreau.
Est-il besoin de dire après ce préambule que Mlle Claudie Bonsergent était la personne la plus brillante, la plus enviée et la plus détestée de Vieilleville! Sa beauté excitait la jalousie des femmes, et son orgueil offensait le sexe barbu, qui n'aime pas qu'on dédaigne de lui plaire. Elle entrait au bal indifférente et superbe, recevant tous les hommages sans en désirer aucun. À l'église, où de temps immémorial se réunit la bonne société de Vieilleville, tous les yeux étaient tournés sur elle. Ses chapeaux, qui venaient de Paris, avaient je ne sais quoi de victorieux et d'imprévu, que tout le monde se hâtait d'imiter. On copiait ses airs de tête, mais vainement. Elle gardait le secret de sa beauté.
Telle était la fille unique et l'héritière présomptive du vieux Bonsergent. Elle entra dans le jardin du pas léger de la belle Camille, dont les pieds ne courbaient même pas la tige des blés, donna son front à baiser au major et tendit gracieusement la main au colonel qui la baisa avec la galanterie des marquis du siècle dernier.
«Plus belle que l'Aurore! dit le colonel.
—Je m'en doutais, répondit-elle en souriant.
—Vous avez bien dormi, ma chère Claudie, reprit Malaga, car vous avez ce matin le plus beau teint du monde.
—Oui. J'ai fait des rêves d'or.
—Des rêves d'or! Contez-nous cela, je vous prie.
—Oh! c'est bien simple, et mon imagination n'a pas fait grand effort pour trouver ces belles choses. Figurez-vous que je me promenais dans une magnifique forêt, tout à fait semblable à la forêt de Saint-Germain. Le soleil traversait à grand'peine les feuilles des arbres et éclairait ma route. J'étais seule, et je voyais au loin la vallée de la Seine et le dôme du Panthéon.
—Oh! je tremble, dit le colonel.
—Et vous avez raison. Tout à coup un loup affamé sort du fond de la forêt et s'élance pour me dévorer. Je prends la fuite. Ô terreur! mes pieds sont cloués au sol...
—Je frémis, dit Malaga. Achevez. Vous me faites mourir de frayeur...
—Le loup arrivait au grand trot, les yeux étincelants, la gueule béante. Déjà je faisais une dernière prière et je me recommandais à Dieu. Heureusement...
—Eh bien! votre histoire est finie? Continuez donc, je vous prie. Heureusement...
—Mon cher colonel, dit Claudie, le déjeuner est servi, et ma mère me charge de vous inviter. Vous apprendrez le reste au dessert.»
Là-dessus, elle fit la révérence et rentra dans la maison.
—Ma foi, dit le colonel, je donnerais de bon coeur mes huit enfants pour une fille de ce caractère.
—Parbleu! répliqua Bonsergent, tu n'es pas dégoûté, camarade.
—Mitraille, enfer et catapulte! Audinet n'est pas malheureux.
—Tu sais, dit Bonsergent, que je ne me mêle de rien.
—Que dit ta femme de nos projets!
—Ma femme! Oh, je sais bien ce qu'elle dit, mais pour ce qu'elle pense, si tu es curieux de l'apprendre, va le lui demander toi-même.
—Bon! et que dit-elle?
—Que ce parti est très convenable, qu'il resserrera l'union des deux familles, qu'Audinet a beaucoup d'esprit, qu'il ira loin, mais qu'il n'entend rien à l'idéal, et qu'il a, sur le rôle d'un mari dans son ménage, des théories déplorables.
—Total?
—Sa fille est bien jeune. Elle ne veut pas s'en séparer. Elle est d'avis qu'on attende, etc., etc.
—Sait-elle, reprit le colonel, qu'Audinet aura deux cent mille francs le jour de son mariage?
—Non.
—Eh bien, dis-le lui. Cette nouvelle lèvera, je crois, bien des scrupules.
—Tu parles comme un livre. Allons déjeuner.»
Mme Bonsergent reçut le colonel avec la cordialité d'un vieil ami. On se mit à table, et, vers le milieu du déjeuner, les convives dont la faim était à demi calmée, commencèrent une conversation suivie.
«Vous avez fait un bon voyage? dit le colonel.
—Très-bon, répondit Mme Bonsergent, puisque, la diligence ayant roulé dans un précipice, nous n'avons perdu qu'un ou deux flacons d'eau de Cologne.»
En même temps elle raconta tous les détails de l'accident.
«Par bonheur, ajouta-t-elle, un Parisien se trouvait là, sans qui nous aurions eu peine à nous tirer d'affaire.
—Connaissez-vous ce Parisien? demanda le colonel.
—C'est un avocat, répondit Claudie, qui vient à Vieilleville pour plaider la cause de M. Athanase Ripainsel. C'est l'ami de mon amie Rita.
—Il doit venir nous voir aujourd'hui, ajouta Mme Bonsergent.
—Sous quel prétexte? demanda le major.
—Rita, dit la jeune fille en rougissant, l'a chargé de m'apporter un bracelet de Froment-Meurice, dont elle me fait présent.»
Les deux vieillards se regardèrent.
«Ce doit être un beau parleur, dit le colonel, un de ces idéologues qui ont perdu la France avant et après Napoléon.
—Bah! dit Bonsergent, Napoléon est mort et nous ne nous en portons que mieux. Buvons à la santé des vivants et ne méprisons personne. La France est faite pour parler et pour sabrer, alternativement. Quand elle sabre, elle se tait; quand elle parle, elle met son sabre au clou. C'est toute l'histoire de France. Eh bien, le tour des avocats est à la fin venu.
—Très-bien, dit le colonel, mais voilà trente ans qu'ils parlent; sacrebleu! la luette doit leur faire mal.
—Prends patience, dit Bonsergent, le tour des autres ne peut pas tarder beaucoup. Je vois en Algérie des gaillards qui s'escriment de la belle façon et qui découpent très-proprement les enfants du Prophète. Laisse-les prendre Abd-el-Kader, et tu verras de quel air ils vont rentrer en France, et comme ils sauront se faire place. Souviens-toi du mot de Bugeaud: Le futur maître de la France fume en ce moment sa pipe dans quelque bivouac de l'Atlas.»
On versa le café.
«Comment s'appelle ton avocat, Claudie? demanda le colonel.
—Mon avocat, qui est à vous autant qu'à moi, répondit la jeune fille, est M. Brancas.
—C'est ce fameux Brancas qui a plaidé l'autre jour pour un petit coquin qui avait égorgé son père?
—Oui, colonel.
—Je ne lui en fais pas mon compliment. Faire acquitter ce scélérat, quand tout le condamnait! Voilà un vilain tour de force.
—Qu'en sais-tu? dit le major. Qui te dit que ce malheureux n'avait pas été exaspéré jusqu'à la folie par de longues souffrances? On coupe le cou aux parricides, c'est fort bien; mais que fait-on aux parents qui égorgent leurs enfants ou qui les séquestrent? Presque rien. Le jury est plein d'indulgence pour eux.
—Bon! ne vas-tu pas démolir l'autorité paternelle déjà si ébréchée? dit Malaga.
—L'autorité paternelle n'est pas un droit, c'est un devoir. Les parents sont la propriété des enfants.
—Bravo! papa, s'écria Claudie en battant des mains, voilà qui est bien dit, et je suis bien fâchée que tu n'aies pas rédigé le Code.
—Tais-toi, petit serpent, dit le major; on ne te demande pas ton avis.
—Mais je l'offre, papa, et je veux que tu l'entendes. Et pour commencer, puisque tu es ma propriété, je ne veux pas qu'on détériore mon bien. Prends-moi cette calotte de velours pour te garantir du vent frais du soir, et allons au jardin. Venez-vous, colonel?»
Les deux anciens soldats obéirent.
«À propos, dit Malaga, raconte-nous donc la fin de ton rêve.
—Où en étais-je?
—Au loup qui allait te dévorer. Heureusement....
—Eh bien! un guerrier plus beau que le jour est venu l'épée en main, et, comme un vrai Saint-Georges, il a jeté le loup par terre d'un coup de pointe.
—Après quoi l'on vous a menés tous deux à l'autel? dit le colonel en riant.
—Tiens, comment le savez-vous? demanda Claudie.
—Parbleu! depuis Ève les jeunes filles ne rêvent pas d'autre chose.»
En ce moment, on annonça Brancas.
Le Parisien était en grande tenue. Dès le matin il avait fait une course à cheval dans les bois de son hôte et pris langue dans le pays. Comme tous les gens que leur métier condamne à vivre entre quatre murs, il n'aspirait qu'au grand air. Un secret sentiment, voisin de l'amour et à coup sûr fort éloigné de l'indifférence, le poussait à s'acquitter au plus vite de sa commission et à rendre visite à la famille Bonsergent. Ripainsel, qui devina l'impatience de l'avocat, se plut à l'exciter par toutes sortes de lenteurs calculées; enfin il fallut le laisser partir.
«Va où les destins t'appellent,» dit-il en riant.
Brancas ne se le fit pas dire deux fois. Il sella et brida lui-même son cheval, et partit au galop. Vingt minutes après, il descendait devant la maison du major Bonsergent, et attachait la bride de son cheval à l'anneau de fer qui, de temps immémorial, est scellé dans le mur des maisons confortables de province.
Il s'avança vers Mme Bonsergent, la salua avec une politesse exquise et chercha des yeux Claudie qui s'était hâtée de monter dans sa chambre et de donner un dernier coup d'oeil à son miroir. Élodie présenta le jeune homme à son mari et au colonel Malaga. Le major le reçut avec un sourire et une poignée de main, et Malaga s'inclina avec une certaine roideur que le Parisien feignit de ne pas apercevoir. On s'assit au fond du jardin dans un kiosque aux verres coloriés qui était en été le salon de la famille Bonsergent.
Après les premiers compliments:
«Comment trouvez-vous notre pays? demanda Mme Bonsergent. Il n'a pas les grands aspects de la Suisse, ni les infinis de l'Océan, ni la beauté régulière des parcs de Saint-Cloud, de Saint-Germain et de Meudon. Notre nature, à nous, est une nature de province.»
Brancas devina le danger. Tous les provinciaux feignent une modestie exagérée en parlant de leur province, et ils sont tous intérieurement de l'avis du Gascon, qui trouvait le Louvre semblable aux écuries de son père. Cette petite vanité dont on se moque est faite des mêmes sentiments que l'amour de la patrie que nous trouvons si beau chez les Grecs et chez les Romains. Vieilleville rit des barbares d'Angoulême, de Carpentras et de Lons-le-Saulnier, comme Athènes riait des barbares de Suze, d'Ecbatane et de Persépolis; et Paris, arbitre suprême du goût, entre Vieilleville et Lons-le-Saulnier, se moque de tous deux. Au fond, l'amour de la patrie n'est pas autre chose que l'amour de soi, agrandi et doublé de la haine du prochain.
«Madame, répliqua modestement le Parisien, j'ai trop peu vu votre pays pour en parler, mais ce que j'en ai vu est admirable. Les glaciers de la Suisse sont faits pour les Anglais et les chamois; le Righi ressemble au Mont-Blanc, le Mont-Blanc au Mont-Genèvre, le Mont-Genèvre au Mont-Rosa, et tous ensemble n'ont rien de merveilleux. Ce sont d'énormes amas de rochers sans perspective, au bas desquels sont de profondes vallées que n'éclaire jamais le soleil; au-dessus de ces vallées et sur la pente de la montagne s'élèvent des sapins dont le feuillage sombre attriste les yeux et le coeur; de quelque côté qu'on se tourne, on ne voit que des objets effrayants ou tristes. Les poëtes sont convenus de trouver cela beau. Je le veux bien, ils s'y connaissent à coup sûr mieux que moi, mais cette convention est de date bien récente. Croyez-vous que le sage Homère se fût fort accommodé de la vallée de Chamounix, lui qui avait tant de peine à supporter la vue de l'Ida, six fois moins élevé au-dessus de la plaine que la butte Montmartre? Et le doux Virgile, à qui fait horreur l'Eridan, «roi des fleuves» parce qu'il dégrade quelquefois les murs des métairies de Mantoue? Et Fénelon, qui, pour tout paysage, se contente d'un bois d'orangers, d'un ruisseau qui coule dans une prairie, d'une petite île bordée de tilleuls, et d'une grotte d'où l'on découvre la mer? La grotte de Calypso n'est pas autre chose, et remarquez, je vous prie, que c'est la demeure d'une déesse; jugez si de simples mortels doivent se contenter à moins. Vous avez de l'eau, de l'herbe, des forêts et «des collines couvertes de pampre vert qui pend en festons.» Que pouvez-vous désirer de plus? Bien des gens ont fait le tour du monde et soufflé dans leurs doigts sur le sommet du Chimborazo, qui sont trop heureux aujourd'hui de s'asseoir paisiblement au coin du feu entre leur femme et leurs enfants, et d'entendre, le verre en main, l'âpre sifflement de la bise dans les serrures.
—Mais, dit la poétique Élodie, Chateaubriand avait-il tort de vanter les merveilles du Niagara, les forêts immenses, les savanes et le soleil à demi englouti dans les vagues de l'Atlantique? Byron n'est-il pas inspiré lorsqu'il chante la terre du myrte et du citronnier, ou le Mont-Blanc, ce «roi des montagnes?»
—Ta, ta, ta! dit le major Bonsergent, ton Chateaubriand est un habile homme; mais, que le diable m'emporte si je vois goutte dans ses étonnantes histoires! Tantôt c'est une soeur qui prend son frère pour son cousin, et, pour expier son erreur, s'amuse à chanter De profundis pendant que ce frère qui, de son côté, n'a pas la cervelle bien saine, se promène, matin et soir, sur le bord de la mer retentissante, insensible à tous les rhumatismes et à toutes les pleurésies; tantôt c'est une aimable sauvagesse qui court le guilledou dans la forêt avec un sauvage des plus civilisés, et qui s'empoisonne juste au moment où un très-sage vieillard dont le nez s'incline vers la tombe lui fait comprendre qu'elle ferait mieux de se marier. Est-ce qu'un paysage normand, breton ou poitevin pourrait suffire à ces belles imaginations?
—Profane! s'écria Élodie, secrètement irritée des discours bourgeois de son mari. Tu voudrais peut-être qu'on peignît des boeufs, des moutons, des bergères assises sur l'herbe et tressant des chapeaux de paille, ou que l'art suprême et le chef-d'oeuvre du poëte fût la conversation d'un aubergiste et de sa femme qui compte, les jours de foire, le gain de la journée? À coup sûr, il n'est pas nécessaire de mêler les tempêtes de l'Océan à la peinture des émotions d'un herboriste.»
Bonsergent haussa les épaules sans parler et alluma sa pipe. Malaga suivit son exemple. Brancas, qui comprit que cette discussion littéraire ennuyait les deux soldats de Napoléon, se hâta d'y mettre un terme.
«Nous avons tous raison, dit-il....
—Voilà bien une conclusion d'avocat, interrompit le colonel.
—Oui, monsieur, dit Brancas, nous avons tous raison. N'est-il qu'une route pour le génie? Byron et Chateaubriand ont eu raison d'emboucher la trompette épique; Virgile et Fénelon ont eu raison de chanter sur un mode plus doux le bonheur des champs: l'Anglais et le Breton plaisent aux âmes troublées et violentes; le Français et le Lombard, aux âmes douces, humaines et pacifiques. Aux premiers, les Alpes et leurs sombres glaciers; aux seconds, le Poitou et les prairies toujours vertes.
—Sacrebleu! dit Bonsergent, c'est plaisir de vous entendre, monsieur le Parisien, si je suis bien fâché de ne pas connaître votre méthode, pour établir dans mon ménage une paix perpétuelle. Jamais ma femme n'a voulu croire que j'eusse raison contre elle ou en même temps qu'elle, et je mourrai sans le lui persuader.
—Pour moi, dit Malaga, je suis plus heureux, ma femme marche au doigt et à l'oeil.
—Fi donc! l'horreur, s'écria Mme Bonsergent. Ne parlez jamais de choses pareilles, colonel, si vous voulez conserver mon amitié.»
Malaga se mordit les lèvres.
«Tu vas gâter nos affaires, dit tout bas Bonsergent à son ami; tais-toi, je t'en supplie, veux-tu te brouiller avec Claudie?
—Oh! pour Claudie, c'est une autre affaire, répliqua sur le même ton le colonel. Tu sais bien que je l'aime comme ma fille.»
Au même moment, Claudie se présenta et salua le Parisien d'une gracieuse révérence. Bonsergent et Malaga se levèrent tous deux.
«Mon cher monsieur, dit Bonsergent, après le service que vous m'avez rendu, ma maison est à vous tout entière. J'espère que j'aurai souvent le plaisir de vous y voir.
—Où va donc M. Bonsergent? demanda Brancas en le voyant sortir du jardin en même temps que Malaga.
—Il va faire le tour de la ville et jouer sa partie de billard avec le colonel, répondit Mme Bonsergent. Les maris de ce pays-ci ne peuvent pas supporter la société des femmes. Toute l'après-midi se passe au café, où ils boivent, jouent, fument, se querellent et crachent tout à leur aise. Triste infortune que celle d'une femme délicate et née pour de meilleures destinées, qu'une loi absurde attache pour la vie à ces êtres brutaux.
—Oh! maman, s'écria Claudie, que, dis-tu là? Mon père est si bon et si doux!
—Ton père! Dieu seul sait, Claudie, combien de fois je me suis fait violence pour.... Mais ce n'est pas aux yeux de ma fille que je voudrais déprécier son père.»
La pauvre Élodie était le type le plus parfait de ces femmes incomprises qui, pendant quelque temps ont été à la mode en province. Tous ses chagrins, pour la plupart imaginaires, naissaient d'un immense orgueil. Quelques vers trop vantés par le rédacteur idolâtre de la gazette de Vieilleville, une beauté longtemps célèbre, un esprit souple et facile et un caractère despotique avaient fait de Mme Bonsergent la reine de la mode dans tout le département. Elle rêva Paris et la gloire; mais le sage major, peu soucieux de la réputation qui s'attache aux maris des femmes trop célèbres, s'y opposa formellement, et passa aux yeux d'Élodie pour le plus féroce tyran qui jamais eût torturé un pauvre coeur de femme. Ce fut un moment critique dans le ménage. Heureusement, nul célibataire n'osa profiter de la fureur de Mme Bonsergent qui se fût fait enlever de bon coeur et conduire à Paris. Les défenseurs des belles opprimées étaient glacés d'effroi au souvenir de l'aventure du pauvre Varambon. Ce jeune homme, capitaine dans la garde royale en 1829, s'avisa, étant en congé, d'envoyer une lettre et un bouquet de fleurs rares à Mme Bonsergent. La lettre fut interceptée par le major, qui fit prier Varambon de venir dans son jardin. Celui-ci vint sans défiance et se trouva face à face avec deux sabres de cavalerie et forcé de se battre. À la seconde passe, Bonsergent lui coupa le poignet droit sous les yeux mêmes de sa femme qui était attirée par le bruit. Varambon ramassa son poignet tombé à terre, et partit le soir même pour l'Italie, dégoûté de toutes les bonnes fortunes.
L'impuissance de se venger augmentait la rage d'Élodie. En 1845, elle avait atteint l'âge où la vengeance est impossible aux femmes; mais elle se consolait en décriant son mari et en faisant à elle-même un piédestal.
«Voilà une terrible mère!» pensa Brancas, mais déjà il n'avait plus d'yeux que pour Claudie, et l'arrivée d'un nouveau visiteur lui permit de la considérer à son aise. Ce visiteur était M. Audinet, secrétaire général de la préfecture, le propre fiancé de Mlle Bonsergent.
Une figure plate, un nez de Kalmouk, un front large mais fuyant en arrière, une large bouche semblable à celle des batraciens, un Marat en cravate blanche, voilà la physionomie de M. Audinet, fils aîné du colonel Malaga. Les yeux étaient jaunes et fixes comme dans la race féline; tout annonçait chez lui l'intelligence, la ruse et une basse férocité.
Il s'avança comme un chat, en faisant un détour, prit un fauteuil et s'assit en face de Brancas, en ayant soin de tourner le dos au jour. L'avocat, à sa vue, ressentit une impression pénible, et comme une secousse électrique. Il se souvint que c'était le mari désigné de Claudie et l'examina sans affectation.
«Vous venez bien tard aujourd'hui, dit Mme Bonsergent au nouveau venu.
—Madame, répondit-il d'un ton grave et doctoral, je ne connais que mon devoir. La vie est une série de devoirs à remplir. J'ai dû remplacer le préfet, qui fait sa tournée, et signer pour lui un certain nombre d'arrêtés.»
En même temps il regarda Brancas d'un air qui n'ajouta rien aux dispositions amicales de celui-ci. Élodie s'en aperçut et se hâta de les présenter l'un à l'autre.
«Monsieur Brancas, M. Audinet, secrétaire général de la préfecture et notre ami particulier.»
Brancas s'inclina poliment, mais avec froideur.
«Monsieur Audinet, M. Brancas, l'un des plus célèbres avocats du barreau de Paris.
—Ah! c'est monsieur qui a eu le bonheur de vous sauver la vie, dit Audinet avec une feinte chaleur; monsieur, permettez-moi de vous en remercier particulièrement.»
À ces mots, il se leva d'un air empressé et serra la main de Brancas. L'avocat s'aperçut que la main d'Audinet était froide et gluante comme la peau d'un serpent, ce qui est, pour les physiologistes, un signe de bassesse et d'hypocrisie. Il se hâta de retirer la sienne, sans affectation néanmoins; mais il fut blessé de l'air assuré dont Audinet paraissait prendre possession de Claudie.
«Vous venez plaider la cause de M. Ripainsel? demanda le secrétaire général.
—Oui, monsieur.
—Vous avez beaucoup à faire pour gagner votre procès. Tout le monde est d'accord que le testament est tout à fait valable.
—J'espère, dit l'avocat, prouver le contraire et forcer la communauté de P.... à une restitution.
—Je sais, monsieur, reprit Audinet, qui parut prendre plaisir à irriter son interlocuteur, que rien n'est impossible à votre éloquence; mais je doute fort que le tribunal consente à dépouiller ces pauvres religieuses en faveur de votre client.»
Le Parisien comprit la tactique d'Audinet, qui, d'instinct et sans le connaître, le traitait en ennemi. Il sentit que le secrétaire général voulait l'exciter à parler et le forcer à se découvrir, il para le coup.
«Je craindrais d'ennuyer ces dames, répliqua-t-il, en exposant tous les moyens de droit dont je dispose; mais soyez sûr que l'évidence est pour mon client et qu'on dépouillera, comme vous dites, ces pauvres religieuses en sa faveur, si c'est être dépouillé que de restituer le bien d'autrui.»
Ainsi finit la première escarmouche. Brancas sortit quelques minutes après, et eut le plaisir d'être invité par Mme Bonsergent à revenir tous les jours.
Quand il fut parti:
«Tout Parisien est un fat, dit Audinet. Celui-ci ne fait pas exception à la règle.
—Et vous, monsieur, toute parole que vous dites est une méchanceté, interrompit vivement Claudie, d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant. En cette occasion vous ne faites pas, vous non plus, exception à la règle.
—Claudie! s'écria Mme Bonsergent avec sévérité.
—J'aime cette aimable franchise, dit Audinet. Il paraît que vous prenez grand intérêt à ce bel étranger?
—Je me soucie de ce bel étranger aussi peu que des pyramides d'Égypte; mais je n'aime pas que vous disiez devant moi du mal d'un homme qui nous a sauvé la vie.
—Bah! dit Audinet, qui n'en ferait autant? Donner la main aux dames pour descendre de voiture, voilà qui est bien périlleux et bien difficile.»
La dispute se prolongea encore quelque temps, mais il ne se dit plus rien qui mérite d'être rapporté.
IX
Brancas, semblable au jeune Hippolyte, reprit tout pensif le chemin du château de son ami Ripainsel. Sa main sur son coursier laissait flotter les rênes, et le coursier en profita pour faire la route au petit pas, comme le sage bidet d'un curé de campagne. Le Parisien était ébloui de la beauté de Claudie.
«Cette jeune fille est charmante, se disait-il, et Rita est bien imprudente de me la montrer à la veille de notre mariage. Elle n'est pas riche, c'est vrai, mais je plaiderai par nécessité au lieu de plaider par plaisir; voilà tout. Une fois la vie assurée, qu'importe qu'on ait deux, quatre, six ou dix chevaux? mener quatre chevaux à la fois est un plaisir de postillon.»
Cette rêverie le mena très loin.
«Parbleu! continua-t-il, je suis bien bon de m'inquiéter du ménage. Elle est à demi mariée; et si j'en crois la physionomie de cet Audinet, c'est un gaillard à ne pas lâcher prise aisément. Et Rita? et la députation?»
Cette dernière réflexion le réveilla tout à fait. Il poussa son cheval au galop et arriva au château.
Athanase l'attendait et lui dit en riant:
«Eh bien! tu as vu cette petite sirène. Qu'en dis-tu?
—Qu'elle est fort au-dessous de sa réputation, répondit l'avocat d'un air indifférent.
—Peste! tu es difficile. Les Parisiennes t'ont gâté, à ce que je vois.
—Moi! non. Mais Mme Bonsergent me paraît une provinciale très prétentieuse.
—Bon! je te parle de la fille et non de la mère. Est-ce que les mères existent?
—Quelquefois, à Paris surtout, où la beauté est si rare qu'on y supplée à force d'esprit, de tact et d'usage du monde. C'est un article du code féminin que les mères ont seule la parole. Par là, on évite les dangers que peut causer l'indiscrétion d'une fille trop sincère ou trop mal stylée. Bien des maris ont pris femme qui se seraient gardés du mariage comme de la peste s'ils avaient pu soupçonner ce que recouvrait ce silence pudique et mystérieux dont s'enveloppent toutes les filles d'Ève qui veulent faire une fin.
—Sceptique malhonnête! Tu ne crois donc pas à la vertu des dames?
—J'y crois si bien, que mon oncle va me faire épouser Mlle Oliveira avant que trois révolutions de la lune se soient accomplies.
—Ainsi, quand je te demande ce que tu penses de Claudie, tu me réponds que sa mère est prétentieuse?
—N'est-ce pas répondre clairement?»
Ripainsel n'en put pas tirer autre chose; mais pendant toute la soirée le Parisien, sous divers prétextes, essaya d'obtenir toutes sortes de renseignements sur M. Bonsergent et sur sa femme.
À la fin, Athanase appuya ses coudes sur la table, son menton dans ses mains, en regardant son ami dans les yeux:
«Sais-tu, dit-il, quelle est la meilleure de toutes les définitions?
—Je n'y ai jamais pensé, mais tu me feras plaisir de me l'apprendre.
—C'est celle qui définit par le genre prochain et par la différence spécifique. Par exemple: l'homme est un animal raisonnable; c'est une définition, n'est-ce pas?
—Oui, et même assez mauvaise, il me semble.
—Je te l'abandonne. Elle est de Descartes, Malebranche, Leibnitz ou Cicéron, et n'en vaut pas mieux pour cela. Bonne ou mauvaise, c'est une définition.
—Bien. Après?
—L'homme est un animal; voilà le genre prochain. Ainsi, tu es un animal, Audinet est un animal.
—Et toi?
—Moi aussi, si tu veux. C'est par respect pour Audinet et pour toi que je n'osais me mettre en si bonne compagnie. Donc, l'homme est un animal, voilà le genre prochain; mais c'est un animal raisonnable, voilà la différence spécifique, celle qui distingue toi et moi de mon cheval et de mon chien.
—Conclus.
—Or, quel est l'objet d'une définition?
—C'est de faire connaître la nature d'une chose.
—Ami, viens sur mon coeur. Tu as très-bien répondu. On voit que tu connais à fond la logique de Port-Royal.
—Achève donc, dit l'avocat. Au palais nous ne mettrions pas plus de temps à nous expliquer, et cependant nous parlons à l'heure.
—Prends patience, avocat. Tiens, voici des noisettes pour tuer le temps, et du vin de Vouvray pour digérer les noisettes. Je veux dire que depuis une heure tu cherches, sans en avoir l'air, à obtenir une définition passable de la belle Claudie.
—Moi!
—Oh! ne t'en défends pas. Elle en vaut la peine, et si je n'avais pas contre les femmes poétiques une antipathie de naissance, je saurais à quoi m'en tenir sur son compte.
—Et que ferais-je d'une définition?
—Je n'en sais rien, mais tu la cherches. Tu connais déjà son père et sa mère, c'est-à-dire le genre prochain; quant à son esprit et à son caractère, c'est-à-dire à la différence spécifique, personne à Vieilleville ne peut la deviner. C'est à toi de la chercher.»
Le Parisien étendit les bras en bâillant.
«Bâiller au nez des gens n'est pas poli, continua l'impitoyable Athanase; mais je te pardonne. Au reste, cela ne te sauvera pas de mes conseils. Va dormir.»
Le lendemain, dès neuf heures du matin, le major Bonsergent se présenta au château. Brancas, un peu étonné d'une visite si matinale, conduisit le major dans le parc.
«Je vois, dit Bonsergent qu'on ne se lève pas de bonne heure à Paris. Pour moi, je suis sur pied depuis quatre heures du matin. C'est une bonne habitude, saine au corps et à l'esprit.... Voilà de beaux espaliers.
—Oui, ce jardin est magnifique, répliqua l'avocat.
—Par saint Christophe! dit Athanase qui parut en robe de chambre et qui vint rejoindre les deux promeneurs, croyez-vous, major, être le seul jardinier du pays? Voyez-moi ces pêchers, je vous prie! Quel est celui-ci aux feuilles longues, aiguës et dentées, aux fleurs petites et d'un ronge vif?
—C'est la Chevreuse hâtive.
—Et cet autre aux feuilles planes et étroites, aux fleurs petites et d'un rose pâle?
—Parbleu! c'est le pêcher de Troyes. Un enfant vous le dirait comme moi.
—Ma foi dit Brancas, qui voulut gagner les bonnes grâces du père de Claudie, je vous admire, moi qui ne sais même pas ce que c'est que la greffe.
—Ce n'est pas faute de connaître les greffiers, répliqua le major.
—Ah! ah! ah! dit Athanase en riant aux éclats, le calembour est joli.
—Euh! dit modestement le major.
—Ne dites pas, euh! Il est charmant.
—Vous êtes trop bon, reprit Bonsergent.
—Je ne suis pas trop bon. Je dis ce que je pense. Voilà un calembour sans pareil.
—Ma foi, si vous le voulez absolument....
—Je le veux! Tenez, major, vous savez si je tiens à mon vin de Clos-Vougeot. J'en ai douze bouteilles dans ma cave, et qui datent de 1811. C'est un titre de noblesse, cela. Eh bien, je donnerais tout mon Clos-Vougeot pour le mot que vous venez de dire. La greffe! les greffiers! Parole d'honneur, c'est ravissant! Vous avez enlevé le mot à la pointe de la langue, comme autrefois vous enleviez les Autrichiens à la pointe de la baïonnette.
—Hum! hum! dit Bonsergent, que tant d'éloges mettaient en défiance, si nous parlions d'autre chose, qu'en dites-vous?
—Comme il vous plaira.
—Mais non! dit Brancas, revenons à la greffe, et enseignez-moi, je vous prie, monsieur, le grand art de greffer.
—On ne greffe donc pas à Paris?
—Pas beaucoup, répondit l'avocat.
—Eh! à quoi peut-on passer le temps, grand Dieu!
—Ma foi, je n'en sais rien, on parle, on crie, on vend, on achète, on fabrique, on imprime, on gouverne, on boit, on mange, on dort et l'on va au Père-Lachaise sans savoir pourquoi, ni comment.
—Oh! ce n'est pas toute la vie de Paris, je pense?
—Peu s'en faut. Vous entendrez dire quelquefois qu'il s'y fait des révolutions. C'est la querelle des gens qui impriment et des gens qui jugent, qui sabrent et qui gouvernent: grand procès plusieurs fois plaidé et qui n'est pas encore décidé. Les gens qui impriment disent pis que pendre des gens qui gouvernent: les gens qui gouvernent, de leur côté, mettent en prison et à l'amende ceux qui impriment, et les gens qui sabrent, et qui sont tout à fait impartiaux entre les uns et les autres, font pencher la balance tantôt d'un côté et tantôt de l'autre, suivant qu'il leur plaît ou qu'il plaît aux spectateurs.
—De sorte qu'il reste très peu de temps aux Parisiens pour greffer?
—Vous l'avez dit.
—Eh bien, monsieur, je vais, si cela vous fait plaisir, vous donner une première leçon.
—Avant toute chose, interrompit Athanase, ne ferions-nous pas bien de déjeuner? Qu'en dites-vous major? J'ai reçu de la Rochelle, ce matin, une langouste dont vous me direz des nouvelles.
—Une langouste, ô ciel! s'écria Bonsergent.
—Bon! c'est convenu, dit Athanase, et je vais faire mettre votre couvert. Vous, cependant, enseignez à ce jeune homme cette science admirable où le père Hardy lui-même oserait à peine vous tenir tête. Je vous le confie. Faites-lui goûter les plaisirs purs et innocents de la campagne.»
À ces mots il s'esquiva, laissant Brancas aux mains du major.
«Répondez, je vous prie, comme au catéchisme, dit Bonsergent. Qu'est-ce que la greffe?... Vous vous taisez! Quoi! vous ne savez même pas que la greffe est l'art de changer un sauvageon en arbre d'espèce cultivée?
—Oui, j'en ai entendu quelque chose, dit Brancas.
—Entendu quelque chose! Oh! ces Parisiens, on ne peut pas se faire une idée de leur ignorance! Sachez donc, mon cher monsieur, que la reproduction des végétaux ne diffère pas sensiblement de celle des animaux, et qu'on peut croiser entre elles les races de rosiers, de pêchers, de pommiers, tout comme on croise un basset avec un lévrier, et une brebis mérinos avec un bélier dishley. Vous comprenez, je pense.
—Parfaitement. Il me semble même que le monde, bien que composé d'un nombre infini d'espèces d'animaux, est soumis néanmoins à un très-petit nombre de lois générales, et peut-être oserais-je en conclure que ces lois, déjà si peu nombreuses, se confondront toutes, quand la science sera plus avancée, en une seule: l'attraction, dont la formule et les divers modes sont encore inconnus.»
La profondeur de cette hypothèse étonna le major. Ce vieux soldat, usé dans les batailles, avait passé la plus grande partie de sa vie à observer de petits faits sans en chercher les causes. Une pomme, pour lui, était une pomme, c'est-à-dire un fruit de couleur verte, jaune ou rouge, de forme sphérique, aplati sur son axe, creusé à sa base, et propre à faire du sirop ou de la marmelade. Il n'en demandait pas davantage. Cependant, il ne se laissa pas déconcerter, et continua en ces termes:
«Combien comptez-vous d'espèces de greffe?
—J'allais vous le demander, dit le Parisien.
—Ah! jeune homme, vous irez loin, c'est moi qui vous le dis.
—J'en accepte l'augure.
—Oui, vous irez loin. Vous savez écouter, vous, et respecter la vieillesse. Votre ami n'est qu'un étourdi, incapable de soutenir pendant dix minutes une conversation sérieuse. Ce n'est pas lui qui s'informerait du nombre des greffes ou de leurs différences. Ce n'est pas lui qui...
—Eh bien! eh bien! s'écria Athanase qui reparut au détour d'une allée, on dit du mal de moi dans ce pays. Est-ce vous, mon cher major? Vous dites que je suis un ignorant?
—Oui, oui quelque chose de cela, répliqua Bonsergent.
—En vérité! Et si je vous disais, moi, qu'il y a quatre sortes de greffes: la greffe par approches, la greffe par scions, la greffe par gemmes, et la greffe herbacée; que la première est celle qui..., la seconde, celle que..., la troisième, celle dont..., et la quatrième, celle à laquelle..., que répondriez-vous major? Me traiteriez-vous encore d'ignare et d'homme insensible aux beautés de la nature?
—J'avoue, dit Bonsergent en souriant, que vous dépassez toutes mes espérances et que je vous croyais moins fort.
—Ne faites plus de jugement téméraire, et venez boire avec moi à la santé de la vieille garde, la vieille des vieilles, celle qui n'a jamais reculé ni devant les canons de l'Europe, ni devant un verre de bon vin. Par file à droite; en avant, marche! Brancas a bien le temps d'apprendre à remuer une brouette.»
Le major et le Parisien suivirent Athanase; et la conversation prit un autre cours. Vers la fin du repas:
«Goûtez-moi ce vin-là, major, dit Ripainsel en débouchant une bouteille de vin de Champagne, et dites-moi si ce n'est pas un malheur public que d'en laisser boire aux Anglais?
—Pourquoi aux Anglais plutôt qu'aux Chinois? demanda Bonsergent.
—Parce qu'ils ont gardé Napoléon à Sainte-Hélène. Eh! quoi, major, votre coeur ne saigne pas à ce souvenir?
—Oui, assez.
—Comment! assez! Il devait saigner trop! et ce ne serait pas encore assez! Pensez donc à tout ce qu'a souffert le grand homme! et vous répéterez avec moi.