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Brancas; Les amours de Quaterquem

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XV

Le lendemain, dès deux heures de l'après-midi, Mlle Oliveira rendit visite à son amie. Le major Bonsergent, galant comme on l'était au siècle dernier la conduisit au jardin où déjà Claudie l'attendait. Les deux amies, restées seules, échangèrent d'abord quelques paroles insignifiantes qui n'avaient pour but que de préparer, ou, si l'on veut, de retarder l'explication décisive.

«Ce jardin est magnifique, dit Rita.

—Oui, assez beau, répondit négligemment Claudie.

—Cela vaut mieux qu'un salon. On reçoit son monde sous la voûte azurée des cieux, parmi les fleurs et les fruits, en vue d'une verte vallée. C'est un cadre qui fait mieux ressortir les personnages.

—Oui, dit Claudie en riant, mais quand ces personnages sont des niais ou des ennuyeux?

—Il y a bien autre chose que des ennuyeux à Vieilleville, dit Rita. On y voit des étrangers, des Parisiens, des....

—Des avocats! interrompit Claudie toujours en riant.

—Oui, des avocats. Mon philosophe, par exemple n'est pas trop ennuyeux.

—C'est vrai.

—Je parie qu'il vient souvent te voir.

—Tous les jours, dit Claudie, qui sentit que la lutte s'engageait, et qui l'accepta bravement.

—Tous les jours!

—Mon Dieu, oui; mon père assure qu'il aime passionnément l'horticulture.

—L'horticulture seulement? dit Rita d'un air assez froid.

—Que veux-tu qu'il aime de plus? demanda Claudie.

—Ton père, peut-être, qui la lui enseigne.

—Tu m'y fais penser, dit Claudie. Peut-être aussi aime-t-il l'histoire de la guerre d'Espagne, car mon père la sait sur le bout de son doigt, pour l'avoir apprise sur place et à ses dépens; aussi je t'assure qu'il ne se fait pas faute de la raconter.

—Et ton père, comment l'aime-t-il?

—Que veux-tu dire?

—L'aime-t-il un peu? beaucoup? passionnément?

—Est-ce que je suis juge de ces choses-là? demanda Claudie.

—Parlons franchement, dit Rita. On m'a dit que M. Brancas ne quittait pas ta maison.

—Tu vois bien qu'on s'est trompé, puisqu'il n'est pas là.

—On m'a dit qu'il t'aimait. Est-ce vrai?

—Qu'en sais-je? dit Claudie rougissant.

—Tu rougis; donc, c'est vrai. Pourquoi m'en faire un mystère?

—Et toi, un interrogatoire?

—Il est tout naturel que j'interroge. Supposons que j'aie un oison, un seul; qu'il aille chez mon voisin, et que mon voisin le tue et le mange; n'ai-je pas le droit de faire des réclamations?

—Très-bien, dit Claudie, si le voisin l'a attiré chez lui; mais si tu l'as envoyé chez le voisin?

—Tu avoues donc que tu l'as mangé?

—Mangé? Non, mais il est à la broche.

—Ah! Claudie, c'est mal. Comment! Je n'ai qu'un hégelien, un seul, un oison d'une espèce rare et hors de prix, et tu l'enlèves sous mes yeux. Claudie, Claudie! c'est une noirceur abominable.

—Tu tiens donc beaucoup à ton hégelien? demanda Claudie.

—Beaucoup? Non. Ce serait trop. Mais j'y tiens assez pour vouloir le garder dans ma ménagerie.

—Et l'épouser?

—Oh! non. Ce mariage est une invention de mon père et de M. Graindorge, ce conseiller d'État au crâne beurre frais que tu as vu chez nous.

—Tu as tout Paris et tu m'envies un avocat!

—Envies! Quel vilain mot! Sache, mon enfant, que je n'envie jamais. Je suis comme César, qui n'enviait rien....

—Mais qui prenait tout, dit Claudie.

—Parfait.... Donc, tu le prends?

—Oui.... non.... peut-être.... je ne sais pas....

—Que fais-tu de ton Audinet?

—Rien de bon. M. le secrétaire général, sous ombre que mes parents l'autorisent, est venu se jeter à mes pieds, en plein kiosque, hier.

—Et tu ne l'as pas prié de ne plus revenir?

—J'allais lui parler, et d'un bon style, lorsque l'avocat a eu la maladresse d'entrer.

—C'est fâcheux! et qu'as-tu fait?

—J'ai mis l'Audinet à la porte, et dit à l'autre: Je vais me faire coiffer, attendez-moi, s'il vous plaît.

—Claudie! s'écria Rita d'un air solennel, tu es une forte tête.

—Je le crois.

—Et tu iras loin, c'est moi qui te le prédis. À propos, dis-moi: Connais-tu ce fier binocle qui nous contemplait hier avec tant d'assurance, et que l'hégelien m'a présenté hier?

—Ah! ah! dit Claudie en riant, je vois que tu ne porteras pas longtemps le deuil de l'avocat.

—Coquette! tu voudrais, pour ta gloire, que je mourusse de jalousie. Quant au binocle, que tu appelles, je crois, Rouxpainsel ou Ratpainsel, ou je ne sais comment, quel homme est-ce, je te prie?

—C'est un druide.

—Claudie, ma petite Claudie, ne me fais pas languir, je t'en conjure, pense à l'hégelien que je t'ai cédé de si bon coeur, et parle-moi franchement.

—Eh bien, c'est un druide blond.

—Je l'ai vu. Après?

—C'est, dit Mlle Bonsergent, le meilleur garçon du monde et le plus gai; mais il a le goût de tous les gentilshommes de campagne; il adore les cuisinières.

—Fi donc!

—J'ai cru que tu voulais savoir la vérité vraie; si tu n'as demandé que la vérité officielle, excuse ma sincérité.»

À ce moment, Catherine parut et annonça M. Brancas. Rita voulut se lever.

«Non, reste, dit Claudie. Sa visite ne sera pas longue.»

Le Parisien parut surpris et gêné de la rencontre de Mlle Oliveira; cependant, comme ils avaient tous deux beaucoup d'usage du monde, cet embarras réciproque cessa bientôt. Brancas après réflexion, fut content d'avoir trouvé l'occasion de mettre fin à une situation ridicule. Il déploya la plus rare habileté pour faire entendre à Rita, sans l'offenser qu'il aimait Claudie; et Mlle Oliveira, qui riait de ses efforts pour expliquer une chose qu'elle entendait si bien et qui lui était indifférente, s'amusait à le pousser et à l'embarrasser.

Après une heure de cet exercice fatiguant, Brancas épuisé et désespérant de se faire comprendre, allait prendre congé des deux jeunes filles, lorsque la malicieuse Rita l'arrêta court.

«Monsieur, dit-elle, je vous entends, vous aimez Claudie et vous n'osez me le dire. Suis-je donc si terrible? Eh! mon Dieu, rien n'est plus simple, ma franchise vous paraîtra peut-être extraordinaire, et je ferai peut-être mieux, suivant les règles de la civilité puérile et honnête, de paraître ignorer les conventions de mon père et de M. Graindorge: mais quoi! je suis seule sur la terre, car un père est un père et ne peut se charger de certaines négociations difficiles et délicates. Vous êtes libre, monsieur, et je me charge de le dire à mon père. Claudie vous aime, je le sais....

—Je n'ai rien dit de pareil, s'écria Claudie.

—Bon! je l'ai deviné.

—Inventé!

—Deviné. Au reste, le mot ne fait rien à la chose. Je m'offre à vous servir de témoin.

—Mademoiselle, dit le Parisien en lui baisant la main, vous avez la grâce et l'esprit d'un ange.

—Mais, dit Claudie, si Rita est un ange, que me reste-t-il à moi?

—Tu seras une divinité, dit Rita en riant. Adieu mes amis, je vous quitte. Mariez-vous et soyez heureux, c'est le mieux que vous puissiez faire.»

Là-dessus, remettant son châle et son chapeau, elle sortit.

«Vous m'aimez donc? dit Brancas à Claudie.

—Puisqu'elle le dit!» répliqua-t-elle en souriant.

Comment peindre les transports et la joie de ces deux amants? Claudie était la plus heureuse des femmes. Elle oubliait Audinet, elle s'enivrait du bonheur présent et du bonheur à venir. Heureux moments, trop rares dans la vie de l'homme, et qui devaient être suivis d'un triste réveil!

Il fut convenu que Brancas, pressé de revenir à Paris, la demanderait en mariage le jour même, et que la noce se ferait le plus tôt possible, en dépit de tous les Audinet.

Le major Bonsergent, consulté, n'osa ni donner ni refuser son consentement. Comment violer la parole donnée au colonel Malaga? Comment rompre une amitié de cinquante ans? Cependant Claudie n'eut pas trop de peine à le déterminer.

«Eh bien! dit-il, si ma femme y consent....»

Mais Élodie répondit par un refus net et catégorique. Les empressements de Brancas, les prières et les larmes de Claudie ne purent la fléchir.

«Faites ce qu'il vous plaira, dit-elle, vous le pouvez, mais ma volonté est immuable. J'ai l'âme assez naïve encore pour ne pas comprendre qu'on manque à sa parole.»

En réalité, elle voulait se donner le temps de consulter Audinet.

«Ne la pressez pas trop, dit à voix basse le major à Brancas, vous la feriez butter comme un âne sur un caillou. Au reste, je réponds de tout.»

Brancas partit le coeur plein d'un bonheur infini. Son cheval fit en dix minutes le trajet entre Vieilleville et la maison d'Athanase.

«Je me marie! j'aime! je suis aimé!» dit le Parisien en sautant dans les bras de son ami.

—Cela se voit, dit Athanase, mon pauvre Éclair est fourbu. Maintenant, défie-toi du colonel Malaga, et souviens-toi de cet illustre blagueur qui disait que le Capitole est voisin de la roche Tarpéienne.



XVI

Audinet était rentré chez lui plein de rage. La froideur presque méprisante de Claudie le désespérait. Le lendemain de la demande de mariage faite par Brancas, il alla chez le major Bonsergent et ne rencontra qu'Élodie. Il apprit d'elle le nouveau et irréparable malheur dont il était menacé, et sortit plein de fureur.

«Je l'aime assez, dit-il, pour la haïr jusqu'à la mort. Oh! je me vengerai.»

Tout à coup une idée infernale se présenta à lui, et il l'adopta sur-le-champ.

Le soir même, vers six heures, Brancas reçut un billet anonyme ainsi conçu:

«On vous trompe. La personne que vous aimez en aime un autre, et tous les soirs, à onze heures, le reçoit dans sa chambre. Vous pouvez vous en assurer vous-même,

«UNE AMIE INCONNUE.»

L'écriture était contrefaite. Brancas pâlit de colère et de douleur. Audinet aux genoux de Claudie lui revint à l'esprit.

«Quoi! ce misérable!...» pensa-t-il indigné.

On a beaucoup médit des lettres anonymes. Il est vrai pourtant qu'elles produisent généralement plus d'effet que les lettres signées des noms les plus respectables, et la marque la plus certaine de leur utilité est l'usage constant qu'en font un si grand nombre de gens dans toutes les petites villes de province. Le Parisien, entraîné par une force invincible, prit le chemin de Vieilleville, et, sans se montrer à personne, se mit à rôder aux environs de la maison Bonsergent.

Il n'attendit pas longtemps. À onze heures, Audinet parut, reconnaissable seulement à sa démarche, car la nuit était noire et éclairée seulement de la pâle lueur des étoiles. Le coeur de l'avocat battit violemment.

Le secrétaire général ouvrit avec un passe-partout la porte du jardin, voisine du kiosque, que longeait une rue déserte, et la referma avec soin. L'avocat, déjà ébranlé par la vue de ce passe-partout, voulut vérifier son malheur jusqu'au bout. S'aidant des pieds et des mains, il grimpa sur le mur, et de là, sans trop d'effort, descendit dans le jardin. Il suivit avec précaution les traces d'Audinet, et parvint à quelques pas de la maison. Là, il vit le secrétaire général escalader, au moyen d'une échelle de cordes, la fenêtre de Claudie, qui était au premier étage, à côté de celle de sa mère, et se jeter dans les bras d'une femme vêtue de blanc qui tenait l'échelle.

Brancas demeura atterré. Aucun doute n'était possible. Il connaissait cette chambre et celle qui l'habitait. Dans la fureur dont il était animé, il eut envie de grimper lui-même après Audinet, de surprendre la perfide, de la confondre et de la tuer. Heureusement, Audinet avait retiré l'échelle de cordes, et le jeune homme se trouvait sans armes et sans moyens de vengeance!

«Quelle école! pensait-il les dents serrées. Voilà une vertu de province! Et moi qui ai dédaigné pour elle Rita, un million et la députation. Amour, richesse, ambition, tout m'échappe!»

Il attendit Audinet. Il voulait le forcer à se battre et le tuer à tout prix; mais une pluie violente le força de sortir du jardin et de chercher asile sous un toit qui s'avançait en saillie dans la rue voisine. Cet incident changea le cours de ses idées; la pluie et le froid le glaçaient; il se sentit pris d'une fièvre violente et rentra chez Athanase, qui ne s'était aperçu ni de son départ ni de son retour.

Le lendemain, malgré la fièvre, l'avocat résolut de partir. Son ami essaya de l'en détourner.

«Non, dit Brancas, j'ai reçu des lettres d'un client dont le procès va se juger dans trois jours. Il faut que je parte.

—Eh! pourquoi ne m'en as-tu pas parlé plus tôt?

—Je l'avais oublié, dit Brancas. Envoie, je te prie, un exprès porter cette lettre à Mlle Bonsergent.

—Pourquoi n'y vas-tu pas toi-même?

—Je suis pressé. Je veux faire ma malle. Ne m'interroge pas.

—Hum! ceci est bien extraordinaire,» dit Ripainsel; mais il ne fit aucune question.

Claudie était de la plus belle humeur du monde lorsqu'elle reçut la lettre de son amant. Elle chantait, elle riait, elle faisait mille caresses au major. Elle prit la lettre et monta dans sa chambre pour la lire plus à l'aise. D'une main légère, elle rompit le cachet, la lut et tomba évanouie. Voici ce terrible billet:

«Claudie, j'ai vu cette nuit, à onze heures, Audinet monter dans votre chambre; vous teniez l'échelle de cordes. Ne mentez pas; je l'ai vu. Je voulais d'abord vous tuer et lui avec vous, et punir votre infamie. Il vaut mieux que je parte. Adieu, vivez heureuse, si votre crime vous laisse sans remords.

«Celui qui vous aimait, qui vous hait et qui vous maudit.

«BRANCAS.»

Quelques instants après, elle reprit ses sens, vit la lettre et comprit tout son malheur.

«Est-ce que je rêve? dit-elle; il m'a vue! il a vu Audinet! Il me croit criminelle; et, sans me laisser le temps de me justifier, il part!.... C'est impossible. Où donc étais-je cette nuit? Ma mère était malade; on m'avait fait un lit près du sien; j'ai dormi dans sa chambre. Qui donc a pu tenir une échelle de cordes et faire monter cet homme!.... Ah! malheureuse que je suis! Et Catherine?»

Elle sonna. La servante parut.

«Catherine, dit impétueusement Claudie, qu'avez-vous fait cette nuit?

—J'ai dormi, mademoiselle, répondit-elle un peu troublée.

—Vous dormiez à onze heures du soir?»

Catherine garda le silence.

«Vous n'avez fait entrer personne dans ma chambre? Répondez-moi sincèrement, ou je vous fais interroger par mon père.

—Mademoiselle, dit Catherine effrayée, pardonnez-moi, c'est lui qui l'a voulu.

—Qui, lui?

—M. Audinet. Il me dit que c'était une pure plaisanterie, et comme mademoiselle couchait depuis deux jours dans la chambre de sa mère, je ne crus pas mal faire....

—C'est bien, Catherine. Si pareille chose se renouvelle, je le dirai à mon père, qui vous tuera comme deux chiens, vous et votre complice. Restez, je vous pardonne, à condition que vous allez faire porter ceci à M. Brancas, chez M. Ripainsel.

—Oh! c'est facile, dit Catherine, charmée d'en être quitte à si bon compte. Le garçon boulanger du coin, qui me fait les doux yeux, prendra le cheval de son patron et fera votre commission en vingt minutes.»

Voici la lettre de Claudie:

«Vous m'accusez d'infamie! Vous me condamnez sans m'entendre et vous partez! Je vous le défends, monsieur! Je veux que vous connaissiez les vrais coupables! Après, vous partirez, car je ne vous reverrai jamais: vous avez douté de moi.

«CLAUDIE.»

Brancas lut ces lignes et se sentit ébranlé. Comme tous les amants, il désirait trouver sa maîtresse innocente.

«Cependant, j'ai vu! se dit-il. Que va-t-elle inventer pour sortir d'affaire. Cet Audinet est capable de tout, mais qui donc tenait l'échelle? Mme Bonsergent est malade et ne quitte pas le lit.... Suis-je aveugle ou insensé? Après tout, il sera toujours temps de partir?»

Sur ces sages réflexions, il fit seller un cheval, partit au galop et descendit à la porte du major. Claudie l'attendait, le prit par la main, et, sans dire un mot, le mit en présence de Catherine, qui répéta les explications qu'elle avait données.

«Eh bien?» dit Claudie, restée seule avec le Parisien.

Il se jeta à ses genoux et demanda pardon dans les termes les plus éloquents. Claudie demeura inflexible. C'était une âme fière, hautaine et obstinée, qui aimait mieux être brisée que plier, et qui ne pardonnait pas à son amant d'avoir douté d'elle.

«Claudie! s'écria Brancas, je vous adore. Qui n'eût douté comme moi devant ce terrible témoignage? Claudie, ayez pitié de mon désespoir.

—Adieu! dit-elle.

Brancas, désespéré, se mit à la recherche du secrétaire général. Il voulait venger sur lui toutes ses douleurs. Audinet le vit entrer en tremblant dans son cabinet de travail. Le visage du Parisien, ordinairement doux et poli, était en ce moment-là contracté par une fureur froide qui glaça le sang dans les veines du secrétaire général.

«Monsieur, dit Brancas sans le saluer, connaissez-vous cette écriture?»

Il montrait le billet anonyme.

«Non, dit Audinet, qui recula instinctivement dans un coin de la chambre.

—Vous êtes un infâme menteur et un misérable coquin!» s'écria Brancas d'une voix tonnante.

Au bruit, le colonel Malaga entra.

«Qui se permet de parler ainsi chez moi? dit le colonel.

—Moi! répliqua Brancas furieux. Moi! qui parle à monsieur votre fils.

—Qui? vous! reprit le colonel d'une voix insolente. Et d'abord, mon petit monsieur, commencez par ôter votre chapeau. Je suis chez moi et je veux qu'on me respecte.

—Monsieur, dit Brancas, je crois parler à un homme d'honneur.

—C'est fort heureux! interrompit Malaga.

—Et je viens vous dire que votre fils est un misérable!...

—Encore! dit le colonel. Est-ce que vous avez fait votre testament, monsieur le Parisien?

—On m'avait bien prévenu, dit amèrement Brancas, qu'offensé par le fils j'aurais à me battre avec le père.

—Eh bien, il fallait profiter de l'avis, dit le colonel. Quelle est votre arme?

—Le pistolet.

—Très-bien, monsieur. Demain matin, à sept heures, je vous attends.»

Audinet sourit d'un air de mauvais augure. Brancas sortit de la maison, et sans reprendre haleine, retourna chez Ripainsel. Celui-ci était le plus heureux des hommes.

«Tiens, lis, dit-il.

«M. Oliveira prie M. Athanase Ripainsel de lui faire l'honneur de dîner avec lui lundi prochain.»

—Je parie, ajouta-t-il d'un air fat, que miss Rita ne dédaigne pas ton serviteur.... Tous les bonheurs à la fois!

—Tant pis! répliqua Brancas, que la vue de cet homme heureux contrariait secrètement.

—Comment, tant pis!

—Eh oui, tant pis pour toi, tant pis pour Rita, tant pis pour le Grand Turc et pour le Grand Mogol! Toutes les femmes ne valent pas le diable!

—Oh! oh! dit Ripainsel, le vent souffle-t-il de ce côté-là, mon compère?.... À propos tu ne pars plus?

—Non. Je vais demain couper la gorge au colonel Malaga.

—Qu'est-ce que je te disais? Je parie que tu as écrasé la patte de son chien? Vieux soudard, va! J'espère bien qu'il ne mourra pas dans son lit.

—Veux-tu être mon témoin?

—Parbleu! Quelle est ton arme?

—Le pistolet.

—Tu es habile?

—Oui, assez.

—Allons, tant mieux, répliqua Ripainsel qui cacha son inquiétude sous un air de bonne humeur. Tire le premier, si tu peux, et coupe-lui le nez proprement. Veux-tu te faire la main d'avance? J'ai là d'excellents pistolets de tir.»

La soirée se passa en exercices de cette espèce. Brancas cherchait à tromper sa colère et son désespoir. Il ne put s'empêcher de confier à son ami la querelle qu'il avait eue le matin avec Claudie, et le fâcheux résultat de sa crédulité. Athanase haussa les épaules.

—C'est un orage qui passera, dit-il. Claudie veut se faire valoir. C'est fort bien fait. Cela t'apprendra à ne jamais croire ce que tu vois, et à obéir; disposition excellente pour entrer en ménage. Je veux qu'on m'empale si jamais il m'arrive de soupçonner Rita.

—Tu es donc bien avant dans ses bonnes grâces?

—Aussi avant qu'on puisse l'être, ami de mon coeur, répondit Athanase. Tous les jours je la vois, je lui dis que je l'aime, elle rit; que je veux l'épouser, et elle refuse en riant; hier, en parlant, j'ai baisé la main qu'elle me tendait à l'anglaise pour la serrer. Elle m'a fermé la porte au nez. Si ce n'est pas là de l'amour je ne m'y connais plus. Oliveira ne voit rien ou ne veut rien voir, et ton oncle lui-même, le conseiller au crâne beurre frais, en prend son parti et ne me fait plus mauvais accueil.

—Heureux garçon! dit Brancas en soupirant.

—Va, ton tour reviendra, dit Athanase; en attendant, buvons frais; la joie est au fond des pots.»

Brancas suivit son conseil, mais la tristesse le gagnait.

«Si je ne t'avais vu brave en plusieurs occasions, dit Athanase, j'aurais peur pour toi de quelque faiblesse.

—Je ne suis pas faible, répondit Brancas, et je ne crains pas la mort; mais puis-je me consoler d'avoir perdu Claudie?

—Bah! dit Athanase, qu'est-ce que l'amour? Je ne sais plus qui l'a dit: C'est le contact de deux épidermes. Que l'épiderme soit brun, rose ou blanc, ou rance et jauni comme un vieux parchemin, c'est toujours un épiderme, et la nature n'en suit pas moins ses lois éternelles.

—Impie! s'écria Brancas, est-ce que Rita n'est qu'un épiderme?

—Les personnalités sont interdites, dit gravement Athanase.

—Je plains le major Bonsergent, dit Brancas après un long silence; il perd un élève qui était près de lui faire honneur.

—Eh! tu n'es pas perdu, j'espère.

—Je l'espère aussi, si tu veux dire que je ne suis pas mort, mais mon coeur est déchiré de regrets, et je bénirai la balle qui m'ôtera la vie.

—Quel charmant convive tu fais? dit Athanase. La vie! la mort! Eh! tu ne rabâches que ces deux mots! Après tout, la vie, c'est peut-être la mort; la mort, c'est peut-être la vie.

—Mon cher ami, dit Brancas, ayons le courage de contempler la mort en face. Ce n'est rien ou peu de chose. C'est le passage d'une existence à une autre.

—On change de chemise, dit Athanase; voilà tout.

—Qu'est-ce que le globe terrestre? continua l'avocat; un amas de matières en décomposition et en recomposition continuelle, un tas de détritus immondes, un séjour malsain, une étable où tous les animaux de la création se vautrent à l'envi, une goutte de substance en fusion détachée du soleil par un coup de tête de comète aventureuse, un je ne sais quoi dont la petitesse doit faire rire les habitants de Saturne et de Jupiter. C'est bien la peine de regretter ce logement? Quelque part que m'envoie la Providence, je ne saurais trouver pire séjour.

—Très bien! dit Athanase. Il est neuf heures. Allons-nous nous coucher. Il faut avoir l'oeil clair, la main sûre et l'esprit net, et par ce moyen, camper une balle dans le nez du sieur Malaga, qui ressemble à une trompe.»

Le même soir, le colonel alla rendre visite au major Bonsergent. Son air grave et farouche étonna Claudie qui sortit sur un signe de son père.

«Veux-tu me servir de témoin? demanda le colonel.

—Tu te bats? dit le major étonné.

—Oui.

—Contre qui?

—Contre ce maudit Parisien.

—Il t'a offensé?

—Moi? non. Je l'ai entendu se quereller avec Audinet, et....

—À quel propos?

—Je l'ignore. Audinet n'a pas voulu me le dire.

—Et l'autre?

—Je ne lui ai pas demandé.

—Il fallait les laisser se quereller.

—Mon cher ami, dit le colonel avec effort, tu connais ce pauvre Audinet. Sa place l'oblige à beaucoup de ménagements, et....

—Il t'envoie ferrailler à sa place? Brave garçon! va. Entre nous, plus je le vois, plus je me félicite que Claudie n'en ait pas voulu.

—Ne parlons plus de cela, dit le colonel avec impatience. Veux-tu, oui ou non, me servir de témoin?

—Contre mon futur gendre? C'est impossible; mais toute la garnison se fera un plaisir de me remplacer. À quel heure est le duel?

—À sept heures du matin.»

Le colonel sortit brusquement, et sur son passage heurta Catherine, qui prêtait l'oreille suivant l'usage de son métier et qui se hâta d'avertir sa maîtresse. Cette terrible nouvelle ébranla la fière Claudie. Elle sentit à ce coup combien son amant lui était cher, et, malgré l'orgueil qui luttait dans son coeur contre l'amour, elle écrivit à Brancas ces deux mots:

«Aimez-moi et vivez.

«CLAUDIE.»

Elle passa toute la nuit dans une inquiétude mortelle, rêvant toute éveillée, et croyant voir le corps sanglant de Brancas. Elle pria Dieu avec une ferveur extraordinaire.

«Hélas! pensait-elle, c'est mon orgueil qui l'a perdu.»

Le matin, dès six heures, elle vit son père prendre sa canne et sortir.

«Où vas-tu? dit-elle.

—Me promener dans la campagne.

—Tâche d'empêcher cet affreux duel! s'écria-t-elle.

—Qui te l'a dit? demanda le vieillard étonné.

—Qu'importe? Je le sais.»

Et elle se hâta de lui raconter la perfidie d'Audinet, sa querelle avec Brancas, et le refus qu'elle avait fait de se réconcilier, et les raisons probables du duel.

—Ah! le lâche coquin!» s'écria le major en pensant à Audinet.

Il courut chez le colonel Malaga. Celui-ci était déjà sorti avec ses témoins. Le major prit des informations dans le voisinage, et suivant toujours le colonel comme à la piste, il parvint à l'apercevoir. Mais déjà il était trop tard. Le combat était commencé.

Brancas et Ripainsel, accompagnés d'un officier de la garnison de Vieilleville, qui servait de second témoin à l'avocat, arrivèrent les premiers sur le terrain. Peu après parut le colonel. On se salua, on chargea les armes, on mesura quinze pas de distance et les deux adversaires se mirent en ligne. Le hasard favorisa Brancas, qui tira le premier.

La balle effleura seulement le front du colonel et coupa une touffe de cheveux.

«Bien visé! dit Malaga, mais voici qui est mieux...»

Au même moment arrivait le major tout essoufflé.

«Ne tire pas!» s'écria-t-il.

Malaga baissa son pistolet, déjà levé et attendit.

«Malaga, dit Bonsergent, écoute-moi deux minutes, et tu feras après cela ce que tu voudras.»

Le colonel y consentit, et les témoins s'étant écartés par discrétion, le major lui répéta le récit de Claudie. Malaga frémit de rage.

«Et c'est là mon fils! s'écria-t-il. Mais, pour mon honneur, il faut que ce jeune homme me fasse des excuses.

—Des excuses de quoi? dit le major.

—De tout ce qu'il lui plaira. Je ne veux pas qu'il soit dit qu'on m'aura bravé impunément.»

Bonsergent haussa les épaules.

«Non, point d'excuses! dit Brancas. J'ai tiré sur lui qu'il tire sur moi. Plus tard, nous verrons.»

Le major lui remit le billet de Claudie. Brancas le lut, et lui sautant au cou:

«Ah! mon père! s'écria-t-il, que je suis heureux!

—Êtes-vous prêt? dit le colonel.

—Je le suis.»

Le coup partit, et Brancas, frappé dans la poitrine, tomba sanglant sur le gazon. Ripainsel et le major coururent à lui et le relevèrent. Il essaya de parler et s'évanouit. Le colonel voulut s'approcher.

«Va-t'en! lui cria Bonsergent d'une voix terrible, va-t'en! Il ne tient presque à rien que je prenne sa place.»

Malaga partit, et à trois cents pas de là il rencontra son fils Audinet, qui rôdait, attendant l'issue du combat. Ce fût une fâcheuse idée, car le colonel, exaspéré par les révélations de Bonsergent, lui brisa sa canne sur les épaules, et l'aurait assommé, sans l'intervention des témoins.

Comment peindre la douleur de Claudie! Heureusement, on ne meurt pas de toutes les balles. Celle-ci fut extraite assez habilement, et l'histoire de ces deux amants a fini comme les contes de fées. Ils se marièrent, ils vivront longtemps, et ils ont beaucoup d'enfants. Si ce n'est là le bonheur, je ne m'y connais pas. Brancas, devenu sage, et riche de ses plaidoyers et de la succession de l'oncle Graindorge, voyage à travers le monde avec sa femme, ses enfants et son yacht, libre et heureux comme un Anglais hors de son île. Sa dernière lettre que j'ai reçue il y a trois jours, est datée de Bornéo.

Rita, qui a épousé le bel Athanase, aujourd'hui député au Corps législatif, est heureuse comme toutes les Parisiennes.

Malaga vit encore.

Audinet remplit je ne sais quelles fonctions, je ne sais où.




LES

AMOURS DE QUATERQUEM



I

«Oui, dit Quaterquem en posant sa plume sur la table, le problème est résolu, et le ballon va voler comme l'hirondelle et remplacer la diligence. J'aurai des millions.... (Dieu! que ce pain est dur!) et les duchesses se rouleront à mes pieds.... (ce sale Auvergnat devrait me donner de l'eau mieux filtrée); le monde est à moi. À propos, que vais-je en faire?»

À ce moment le portier entra.

«Monsieur, dit-il, c'est aujourd'hui le 15 avril!

—J'en suis bien aise. Fait-il chaud?

—Oui, monsieur, assez. Je vous apporte la petite quittance....

—Les feuilles commencent à pousser?

—Oui, monsieur. Le propriétaire....

—Et les oiseaux chantent dans les bois?

—Monsieur, je le présume. J'étais venu....

—Ô puissante nature, toujours belle et toujours riante dans sa jeunesse immortelle!

—Monsieur, c'est deux cents francs....

—Que tu m'apportes? Sois le bien venu, mon brave. Et quel est l'homme généreux?...

—Monsieur, c'est le propriétaire....

—Qui me les envoie? Oh! digne homme!

—Non, monsieur....

—Comment ton propriétaire n'est pas un digne homme?

—Je ne dis pas cela.

—Mais tu l'as dit.

—Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, je ne l'ai pas dit!

—J'ai donc menti?» dit Quaterquem en se levant d'un bond.

À cette vue, le portier ouvrit la porte et recula sur le palier.

«Monsieur, dit-il, au nom du ciel, ne vous fâchez pas. Je veux dire que mon propriétaire m'envoie, non pas vous donner, mais vous demander deux cents francs.

—Ouf! dit Quaterquem. Et à quelle occasion, je te prie? Est-ce aujourd'hui sa fête?

—Non, monsieur.

—Ou celle de sa femme, qui a le nez fait comme une vitelotte et rouge comme un homard cuit?

—Non, monsieur, c'est....

—Croit-il que je prête de l'argent à la petite semaine?

—Monsieur vous lui devez un terme.

—Déjà?

—Oui, monsieur; vous êtes entré ici le 15 janvier 1859: cela fait aujourd'hui trois mois.

—Trois mois! Comme le temps passe vite!

La vie est un vase fragile;

Le briser, hélas! est facile.

La vie, mon pauvre ami, est comme un mur dans lequel on enfonce quelques clous de distance en distance. Ces clous, ce sont les jours heureux. De loin, ils paraissent innombrables; arrachez-les, il n'y en pas assez pour remplir la main. Sais-tu qui a dit cela?

—Non, monsieur.

—C'est Bossuet. As-tu lu Bossuet?

—Non, monsieur.

—Tant pis. C'était un grand homme, un beau génie, un aigle de Meaux.

—Monsieur, je suis pressé. Si vous vouliez....

—Te payer? Si je le veux? Eh! mon pauvre ami, que ne parlais-tu plus tôt.»

Quaterquem tira de sa poche la clef de son secrétaire. Au moment de la mettre dans la serrure, il se retourna. Le portier frémit d'impatience.

«Es-tu bien sûr, dit-il, que nous sommes au 15 avril?

—Monsieur, voici l'almanach.

—Tu sais le proverbe: «Menteur comme un almanach.» Je me défie des almanachs.

—Voici le journal de ce matin.

—Est-ce que tu crois tout ce que dit un journal?

—Oui, monsieur; je crois tout ce qu'on imprime.

—Eh bien! mon cher ami, je vais te donner une preuve certaine que le journal a menti. Assieds-toi sur cette chaise et prête-moi une oreille attentive. Mon histoire ne sera pas trop longue.

—Monsieur, le propriétaire m'attend.

—Va lui dire qu'il débouche une bouteille de vin de Sauterne. Cela lui fera prendre patience.

—Monsieur....

—Ah! tu m'ennuies, à la fin. Veux-tu m'écouter, oui ou non?

—Monsieur je veux être payé.

—Eh! je ne suis pas sourd. Écoute d'abord mon histoire. Elle a plus de rapport que tu ne crois avec ta demande. Je suis né sur les bords de la Rance, qui est la plus belle rivière de la Bretagne, et, par suite, du monde entier. Mon père, qui est mort l'an dernier, m'a laissé huit ou dix hectares de landes que j'ai vendues six mille francs. J'attendais l'argent le 14 avril. Or, il n'est pas arrivé. Donc, nous ne sommes pas encore au 15. Donc, il faut prendre patience, et revenir ici quand le 15 avril sera arrivé, c'est-à-dire quand j'aurai reçu mes six mille francs. As-tu compris?

—Oui, monsieur; et je m'en vais.

—Bonsoir, mon ami.

—Je vais chez le propriétaire.

—Présente-lui mes compliments.

—Oui, monsieur; et je lui dirai que vous refusez de payer votre terme, et il vous fera mettre à la porte.

—Plaît-il?

—À la porte; oui, monsieur, à la porte,» dit le portier en prenant la fuite.

Quaterquem ne le poursuivit pas. Il s'assit dans son fauteuil, les bras croisés, les jambes étendues, et réfléchit profondément.

«Décidément, dit-il, la condition de locataire est insupportable. Il faut que je me fasse bâtir une maison.... Bah! à quoi bon? Quand on peut fendre l'air comme une hirondelle, faut-il se mettre en cage comme un serin?... Conçoit-on ce notaire qui garde mes six mille francs?»

Trois coups frappés à la porte interrompirent les réflexions de notre ami.

«Entrez!» dit-il.

Aussitôt un homme de mine douce et polie se présenta.

«Monsieur, dit-il en refusant la chaise que Quaterquem lui offrait, c'est à monsieur Yves Quaterquem, professeur de physique et de chimie, que j'ai l'honneur de parler?

—Oui, monsieur, à lui-même.

—Monsieur, je suis charmé de faire votre connaissance. C'est vous qui avez fait des recherches très-savantes sur la manière de diriger les aérostats?

—Oui, monsieur, et ces recherches viennent d'aboutir aujourd'hui même à la solution du problème. Depuis une heure, je suis certain du succès. Est-ce à un confrère que j'ai l'honneur de parler?

—Pas tout à fait, monsieur, bien que je fasse grand cas des sciences et que j'honore particulièrement les savants. Votre réputation, monsieur, est venue jusqu'à moi.

—Monsieur!...

—Dans la pratique de ma profession, j'ai souvent affaire aux hommes de votre génie, aux inventeurs, et j'ose dire qu'ils n'ont jamais eu qu'à se louer de moi.

—Monsieur, je vous crois. Quelle est votre profession, s'il vous plaît?

—Monsieur, je suis connu par mes exploits.

—Vous êtes officier?

—Oui, monsieur, officier public, ou si vous voulez, jurisconsulte chargé de citer, notifier et signifier, au plus juste prix, les ordonnances de justice, jugements et arrêts de messieurs de la cour et du tribunal civil.

—Ah! vous êtes huissier, mon cher monsieur; j'en suis bien aise. J'ai toujours aimé les huissiers. Asseyez-vous donc, je vous en prie.

—Monsieur je ne saurais....»

Ici l'homme tira de sa poche un papier timbré, parfaitement illisible.

«Croyez, continua-t-il, que j'accomplis à regret un pénible devoir. M. Mardochée, mon client, vous fait réclamer la petite somme de quinze cent trente-cinq francs quarante-trois centimes, composant en principal, intérêts et frais, le montant de sa créance.

—Ah! oui, je me souviens. Il me vendit il y a six mois, trois ou quatre instruments de physique. Cela faisait sept cents francs, si je ne me trompe.

—Oui, monsieur, et les frais de recouvrement de ladite créance font le reste. Vous avez été condamné par défaut.

—Et si je ne paye pas aujourd'hui, qu'arrivera-t-il?

—Monsieur, j'ai regret de le dire, mais je me verrai forcé de saisir vos meubles, vos papiers et vos instruments.

—Saisir!... Qui parle de saisir? cria-t-on du corridor. Les meubles sont à moi et garantissent le payement du loyer.»

Au même moment, un grand et gros homme entra dans la chambre.

«Ma foi, dit Quaterquem en s'asseyant dans un fauteuil, voyons qui l'emportera. Nous allons rire. Mon cher propriétaire, ajouta-t-il, je vous présente mon huissier; mon cher huissier, je vous présente mon propriétaire.

—Monsieur, dit le propriétaire, on ne se joue pas de moi. Je veux de l'argent!

—Parbleu! dit Quaterquem, vous n'êtes pas dégoûté. J'en demande au ciel tous les jours, et je ne sais comment l'obtenir. Croiriez-vous qu'hier même j'attendais six mille francs, et que je n'ai pas reçu une seule guinée, une seule piastre, un seul petit écu!»

L'huissier était assis et griffonnait en silence.

«Que faites-vous là? demanda le propriétaire.

—.... Où étant et parlant à sa personne.... dit l'huissier. Vous le voyez bien, j'instrumente et je dresse un procès-verbal de saisie.

—Ces meubles sont à moi! cria le propriétaire.

—Aussitôt que mon client sera payé, oui, monsieur.»

La querelle allait s'échauffer. Heureusement le facteur monta l'escalier et parut tenant à la main une lettre chargée. Quaterquem brisa le cachet et en tira six billets de banque de mille francs.

«Sauvé! dit-il; ô facteur chéri, porteur de la bonne nouvelle, prends cette pièce de cinq francs, la dernière qui orne mon porte-monnaie, et va boire à ma santé.»

Le facteur salua en mettant la main sur son coeur et partit.

«Et vous, amis généreux qui ne m'avez pas abandonné dans le malheur, soyez bénis! (Voici votre argent; rendez-moi la monnaie.) À celui qui a tout perdu, il reste toujours une dernière consolation, c'est le visage affligé de son créancier. Ses amis peuvent l'oublier, son chien peut chercher un autre maître, mais son créancier, toujours fidèle et dévoué, ne le quittera que sur le seuil du cimetière.»

Quand le propriétaire et l'ambassadeur de Mardochée furent partis, Quaterquem devint rêveur.

«Çà, dit-il, me voilà riche! De six mille francs ôtez dix-sept cent trente-cinq francs quarante-trois centimes dont j'ai fait présent à ces braves gens, il me reste quatre mille deux cent soixante-quatre francs et cinquante-sept centimes pour dîner ce soir. C'est un beau denier, et le fils de mon père est un puissant seigneur. Comment viendrai-je à bout d'une pareille somme?»

Tout en parlant, il regardait la pendule.

«Tiens, dit-il, il est trois heures, et je n'ai pas déjeuné. C'est l'effet des émotions violentes. Sortons. La promenade est la mère des idées, et le boulevard des Italiens est leur père.»

Là-dessus, il prit le chemin du boulevard. Il ne devinait guère quelle influence cette promenade aurait sur sa destinée.



II

Yves Quaterquem était l'un des savants les plus civilisés qui aient jamais monté l'escalier de l'Institut. Son père, vieux marin breton, ayant gagné quelque argent à pêcher la morue sur les côtes de Terre-Neuve, l'avait fait élever avec soin, et le jeune Quaterquem, qui joignait à la ferme volonté de sa race une intelligence pénétrante, devint en peu d'années l'un des mécaniciens les plus distingués de France; mais toujours occupé d'inventer des machines nouvelles et négligeant le soin de sa fortune, il vivait à grand'peine, sans argent et presque sans dettes, au sixième étage d'une maison de la rue Montmartre. Souvent il rêvait la gloire et quelque découverte qui devait rendre son nom immortel: c'est ce rêve qui nourrit les hommes de génie inconnus.

«Dieu sait, dit un jour Quaterquem, tout ce que le genre humain doit à l'inventeur des diligences; la vapeur et les chemins de fer civilisent l'Europe et peuplent l'Amérique; avec les ballons, qui sait? je défricherai peut-être l'Océanie! Or, que manque-t-il aux ballons? Ce n'est pas le point d'appui, ce n'est pas le moteur: c'est le gouvernail.... Voilà ce qu'il faut chercher. Si je le trouve, Christophe Colomb, près de moi, ne sera qu'un marin d'Asnières.»

Et il chercha pendant deux ans.

Le 15 avril 1858, jour où commence cette histoire, le problème, après mille expériences, se trouva résolu, et Quaterquem se vit en passe de faire le tour du monde en vingt-quatre heures et de cracher sans effort sur la plus haute cime des Andes. Il avait alors vingt-six ans. C'est l'âge d'aimer la gloire et d'en jouir.

Il est des hommes de génie qui frappent les yeux tout d'abord et qui se promènent dans Paris avec la majesté des dieux immortels. Notre ami Quaterquem n'était pas de ceux-là. Les mains croisées derrière le dos, le chapeau rejeté en arrière, il marchait lentement, plein d'un calme admirable et sans regarder personne.

Au coin du boulevard et de la rue Vivienne, il fit une réflexion.

«En vérité, pensa-t-il, je suis un terrible égoïste. À trois heures j'ai fait fortune, il est trois heures et quart, et j'ai déjà oublié mes amis; il faut que ce maudit argent ait des charmes bien extraordinaires. Si je leur offrais un bol de punch pour réparer ma faute? Eh! parbleu! voilà justement le bol.»

Il entra dans un de ces brillants magasins de bric-à-brac qu'on vient voir des extrémités du monde civilisé, et où l'on rencontre pêle-mêle les armures, les casques, les sabres, les dagues, les épées, les cafetières, les vases du Japon et tous les brillants joujoux qui sont la spécialité de l'industrie parisienne.

«Combien vaut ce vase de Sèvres? demanda-t-il au marchand.

—Trois mille francs, monsieur.»

Quaterquem se mordit les lèvres.

«Monsieur, dit le marchand, pensez que le vase est unique en Europe. Aussitôt qu'il fut fait, on en brisa le moule. Voyez la peinture, c'est une copie de la «Jeune fille à la cruche cassée,» de Greuse. Cette copie est admirable. Elle fut faite sur l'ordre du grand Napoléon.»

Quaterquem se mit à rire.

«Vous en doutez, peut-être? continua le marchand. Êtes-vous du métier?

—Non; je suis géomètre.

—Justement, monsieur; Napoléon en fit présent à M. Monge, comte de Péluze, qui était un fameux géomètre et son grand ami, comme vous savez; et les héritiers de M. le comte de Péluze l'ont vendu à un prince russe, de qui je le tiens.

—Je vous crois, dit Quaterquem; mais c'est bien cher, trois mille francs!

—Monsieur, reprit le marchand, nous avons de la porcelaine de Limoges toute neuve à meilleur marché.»

Cela ne faisait pas le compte de l'acheteur. Il fit le tour du magasin; mais il ne pensait qu'au vase de Sèvres. Enfin il le paya, l'emporta chez lui, et écrivit à dix-sept de ses plus intimes amis la lettre-circulaire que voici:

«Mon cher ami,

«Archimède ne demandait qu'un levier pour soulever l'univers. J'ai trouvé mieux; je conduis les ballons comme un cocher conduit un omnibus. Dans un mois j'irai voir Pékin. Prépare tes commissions pour le chef du Céleste-Empire, frère de la lune et cousin germain du soleil.

«Un bonheur ne vient jamais seul; l'or ruisselle dans mes poches, et je viens d'acheter un ancien plat à barbe de Napoléon, né à Sèvres; c'est là que nous ferons le punch. Je t'attends ce soir à neuf heures.

«Tout à toi:

«YVES QUATERQUEM.»

Quand les dix-sept lettres furent écrites, il se leva pour chercher un bâton de cire à cacheter. Dans ce brusque mouvement, le vase de Sèvres, heurté, tomba sur le plancher et se brisa en plusieurs morceaux.

Quaterquem demeura quelque temps immobile. La surprise, le désespoir, le regret de l'argent perdu et du chef-d'oeuvre brisé l'accablaient en même temps. Enfin il prit son parti, et tristement écrivit au bas de toutes ses lettres ce post-scriptum.

«P. S. Enfer et damnation! Je viens de casser le plat à barbe de Napoléon. Ne te dérange pas. Le punch est remis à des temps meilleurs. Au diable le vase, l'ouvrier qui le fit, Napoléon qui le donna à Monge, Monge qui le légua à ses neveux, les neveux, qui l'ont vendu au prince russe, et le prince russe qui eut la sotte idée de s'en défaire! Adieu. Je vais à l'Opéra-Comique.»

Puis il cacheta et mit à la poste ses dix-sept lettres. À huit heures il entrait à l'Opéra-Comique. Par hasard, il ne trouva de place que dans une loge, et se plaça au premier rang. Ce hasard devait décider de sa vie.

La loge était vide; mais un quart d'heure après, un Anglais entra, flanqué de deux Anglaises: l'une blonde et mûre comme une vieille pomme ridée par le froid de l'hiver; l'autre, non moins blonde, mais belle comme un lis et charmante comme une héroïne de Walter Scott. C'étaient la mère et la fille.

Quant à l'Anglais, c'était un Anglais. Tout le monde connaît cette race énergique, gauche, intelligente, égoïste, formaliste et désagréable, qui remplit pendant six mois de l'année les hôtels du continent. L'Anglais de la loge était un des plus beaux échantillons de la race.

Quaterquem, poli comme un Français du siècle dernier, se leva pour céder sa place à la jeune Anglaise. Déjà la mère était assise, et notre ami fut récompensé d'un sourire et d'un: «Je vous remercie,» auquel l'accent britannique le plus pur donnait de nouveaux charmes. L'Anglais, roide comme un pieu, s'assit sans daigner regarder le Breton qui ne s'en souciait guère, et se pencha vers la jeune fille.

«Ma chère Alice, dit-il en anglais, connaissez-vous ce gentleman?

—Non, dit-elle.

—Personne ne vous l'a présenté?

—Personne.

—S'il n'est pas présenté, c'est comme s'il n'existait pas; s'il n'existe pas, pourquoi l'avez-vous remercié?»

Alice leva les épaules.

«Et s'il n'existe pas, dit-elle, pourquoi me parlez-vous de lui? Supposons que j'aie remercié le vide, un pur néant: seriez-vous jaloux du vide?

—Ma chère Alice, dit l'Anglais, vous savez bien que je ne suis pas jaloux....

—Tant pis.

—Mais....

—Taisez-vous. Voici l'ouverture.»

On préludait en effet à l'ouverture du Chalet.

Quaterquem, qui savait un peu d'anglais et qui devinait le reste, n'avait pas perdu un mot de cette conversation faite à demi-voix. Il regarda miss Alice et la trouva plus belle que le jour. La musique du Chalet y perdit quelque chose.

«Voilà une jolie Anglaise, pensa-t-il. Est-ce la fiancée ou la femme de ce grand garçon si roux et si mal élevé?»

Pendant ce temps, la belle Alice écoutait fort attentivement l'opéra. Elle pleura sur le sort des fantassins de l'Autriche quand elle apprit de Max:

Qu'au service de l'Autriche

Le militaire n'est pas riche.

Elle rit aux éclats quand elle les vit jouer à la drogue et se pincer le nez avec des chevilles de bois. Enfin elle scandalisa complétement sa mère et l'Anglais aux favoris roux. Pendant l'entr'acte, la mère prit la parole.

«Ma chère Alice, y pensez-vous? Vous riez comme une petite Française évaporée. Cela est tout à fait choquant.

—Choquant et inconvenable, ajouta l'Anglais.

—Monsieur, dit Alice d'un air assez sérieux, je fais grand cas de votre prudence, et je sais que vous ne seriez pas déplacé à la chambre des communes. Mon père le dit, et mon père s'y connaît, assurément. Mais, de grâce, n'usez pas cette précieuse éloquence pour une petite évaporée. La nation anglaise y perdrait trop, et je craindrais de n'y pas gagner assez. Laissez-moi rire et chanter à mon aise, au moins jusqu'à ce que je sois votre femme. Plus tard, nous verrons.

—Alice! dit la mère d'un ton sévère.

—Chère mère, dit la jeune fille en lui prenant la main, pourquoi M. Harrison me fait-il la leçon à tout propos? Croit-il que j'ignore les convenances, et qu'il est parfaitement «improper» de témoigner par ses gestes ou par ses paroles une émotion quelconque? Cela est fort bon dans Oxford-Street, mais nous sommes à Paris et non plus à Londres; nous sommes au spectacle et non pas au temple, et je n'ai que faire des sermons de M. Harrison.»

Ce discours, qui ne fut pas long, acheva la conquête de Quaterquem. Il est des jours où les savants aiment comme des ignorants. Ce jour-là, c'était le tour de notre ami. Justement son coeur était vide, car la science est une maîtresse jalouse qui ne laisse pas de place à d'autres amours, et depuis deux ans, Quaterquem, tout occupé de ses recherches sur les aérostats, avait mené la vie d'un anachorète au désert. En quelques instants, ce feu longtemps éteint se ralluma et brûla le coeur du pauvre mécanicien.

«Quelle folie, pensait-il, d'aimer cette petite fille, déjà fiancée à un autre! Je vais me consumer à poursuivre ce rêve et livrer au hasard une découverte qui peut-être doit changer la face du monde!»

La réflexion était aussi inutile que sage. Quaterquem, emporté par son ardeur, ne songea plus qu'à se rapprocher de la jeune Anglaise; mais comment franchir la barrière et violer toutes les convenances britanniques? Cependant l'entr'acte allait finir; déjà la salle se remplissait de spectateurs; il fit un effort de génie et trouva cette question:

«Pardon, mademoiselle, n'avez-vous pas nommé M. Harrison?»

La jeune Anglaise le regarda d'un air étonné.

«Oui, monsieur,» dit-elle.

L'Anglais rougit jusqu'aux oreilles; mais Quaterquem était décidé à ne pas s'en apercevoir.

«Monsieur, dit-il en s'adressant directement à lui, permettez-moi de vous demander si vous n'êtes pas mon cousin James Harrison, du Devonshire.

—Je n'ai pas de cousin en France, et je ne suis pas du Devonshire, mais du Lancashire, répliqua l'Anglais d'un air rogue.

—Lancashire ou Devonshire, c'est tout un. Au reste, je vous félicite, car le cousin dont je vous parle est, dit-on, un gentleman assez mal élevé.»

La jeune Anglaise éclata de rire et M. Harrison fronça le sourcil.

«Bon! pensa Quaterquem, la glace est rompue et la présentation est faite. Au reste, monsieur, continua-t-il, la famille Harrison à laquelle je suis allié est une fort bonne famille à laquelle tout homme d'honneur pourrait être fier d'appartenir. Ma tante, mistress Margaret Harrison, était l'une des plus belles personnes d'Angleterre. J'ai vu son portrait, peint par Lawrence; c'est un véritable chef-d'oeuvre. Ce qui m'étonne le plus, c'est sa ressemblance parfaite avec miss Alice: on dirait sa mère ou sa soeur.»

Tout cela fut débité d'une haleine avec une simplicité parfaite. Miss Alice sourit avec grâce et fut flattée du compliment. Sa mère écoutait le Français sans dire un mot, ni remuer seulement la paupière: on eût dit la statue de la Pruderie. Le seul Harrison, hérissé comme un dogue, étouffait de colère de ne pouvoir chercher querelle à un homme si poli.

«Monsieur, dit Alice, qui prenait plaisir à se moquer de Harrison, êtes-vous d'origine anglaise?

—Pas tout à fait, répondit Quaterquem. Mon père était bas Breton et ma mère basse Brette, mais une cousine de mon père, au quinzième degré, épousa vers 1803, un Anglais qui s'appelait Harrison, et c'est de là que vient notre parenté avec tous les Harrison du Lancashire. En Bretagne, les cousins, des cousins sont tous cousins entre eux.

—Vous n'avez jamais vu M. James Harrison, votre cousin? demanda miss Alice.

—Non; mais j'irai le voir dès que ma grande entreprise sera terminée.

—Excusez ma curiosité, monsieur, dit Alice, quelle est donc cette grande entreprise qui vous empêche de faire visite à M. James?

—Alice, dit la mère en regardant avec ses yeux rigides, la curiosité est une chose «improper».

—Oh! madame, il n'y a nulle curiosité, se hâta de répondre Quaterquem. Dans un mois le monde entier saura de quoi il s'agit. Je veux donner à la France l'empire du monde.

—Oh! s'écria la vieille Anglaise, vous en laisserez bien une part à l'Angleterre.

—Moi! répondit Quaterquem enchanté de son succès, je ne lui laisserai pas un continent, pas une île, pas un comté.

—Monsieur, dit Alice en riant, vous venez d'indigner ma mère au point de lui faire parler français, ce qu'elle avait juré de ne jamais faire, par patriotisme.»

Quaterquem s'excusa poliment. La toile se leva, et le Domino noir interrompit la conversation.

«Tout va bien, pensa notre héros, Alice est étonnée, sa mère est indignée, Harrison grince des dents et voudrait mordre.»

Il attendit avec confiance la fin du premier acte et parut uniquement occupé du spectacle. Il ne se trompait pas dans ses calculs. À peine la toile était-elle baissée que la vieille Anglaise se tourna vers lui et commença l'attaque en ces termes:

«Monsieur, vous avez entendu parler de lord Nelson!

—Celui que mon père a tué!

—Comment! c'est votre père qui a tué ce héros!

—Ma foi, dit Quaterquem, ce n'est pas sa faute. Nelson faisait tirer sur lui, il a tiré sur Nelson. Mon père était un brave matelot qui faisait son métier à bord du Redoutable, à Trafalgar. Quand le Victory que montait Nelson aborda le Redoutable, mon père qui était dans les hunes, aperçut l'amiral, le visa et, comme il était bon tireur, il le tua d'un coup de fusil.»

La vieille Anglaise poussa un soupir et se couvrit les yeux de son mouchoir. Les yeux d'Alice brillaient d'impatience. On y lisait clairement: «Mon cher monsieur, vous venez de dire une sottise.» Quaterquem s'en aperçut et perdit contenance. Heureusement, la jeune fille vint à son secours.

«Consolez-vous, chère mère, dit-elle, nous sommes tous mortels, et ce héros invincible, s'il avait échappé aux balles françaises, n'aurait pu, néanmoins, vivre éternellement. Sa mort fut bien vengée!

—Hélas! ma chère Alice, tu sais aussi bien que moi combien toute notre famille a perdu dans cette mort funeste.

—Pardonnez-moi, dit Quaterquem, si je vous rappelle sans le savoir un souvenir douloureux.

—Monsieur, dit Alice, vous ne pouvez pas comprendre le chagrin de ma mère. C'est un secret de famille.

—Mon pauvre père avait bien besoin, pensa Quaterquem, de tirer un coup de fusil à ce chien d'Anglais pour que ce malheureux coup de fusil me brouillât dès les premiers mots avec une «vieille folle!»

Il y eut un silence de quelques minutes. Quaterquem, fort embarrassé de sa personne, feignait de lorgner toutes les loges. Tout à coup, la vieille dame reprit l'entretien.

«Monsieur, dit-elle, vous m'accorderez, je crois, que la patrie de Nelson et de Wellington sera toujours le premier pays du monde.»

L'obstination de l'Anglaise fit sourire Quaterquem et lui rendit quelque espérance.

«Prenez garde, monsieur, dit Alice en riant, ma mère va vous arracher votre secret pour en faire présent à l'Angleterre. Soyez discret, ou vous êtes perdu, et l'empire du monde passe aux enfants d'Albion.

—Alice, dit la mère, n'interrompez pas notre discussion. Répondez à ma question, monsieur, s'il vous plaît.

—Ne dites rien, monsieur, reprit la jeune fille en riant encore plus fort, si vous ne voulez pas voir votre secret publié dans le Times avant quarante-huit heures.

—J'espère, dit la vieille Anglaise, que ce n'est pas une machine infernale pour faire sauter Londres et notre reine bien-aimée?

—Non, madame, répondit Quaterquem tout à fait rassuré, c'est une invention des plus simples, qui fera de Paris le centre de la terre et qui rendra inutiles tous les arsenaux de Portsmouth et toutes les flottes de Spithead.

—Je suis curieux de voir ce merveilleux secret, dit la vieille Anglaise.

—Rien n'est plus facile, répliqua Quaterquem. J'ai inventé le ballon-omnibus. Désormais, on ira de France en Angleterre par le chemin des oiseaux, où l'on ne rencontre ni marins, ni soldats, ni douaniers. Je planterai le drapeau tricolore sur le clocher de Saint-Paul, et avec ce drapeau j'apporterai la justice, l'égalité, la fraternité, que vous ne connaissez que de nom, et je vous emprunterai quelques petites choses que nous ne connaissons plus. Au moyen de ces emprunts réciproques, tous les peuples seront amis, et il n'y aura plus de héros, ce qui coûte fort cher et ne rapporte pas grand'chose.

—Vous savez diriger les ballons? dit l'Anglaise.

—Je le sais.

—Depuis longtemps?

—Depuis trois heures de l'après-midi.

—Vous allez faire sans doute une grande fortune?

—Je ne sais pas, dit Quaterquem, je n'y ai jamais pensé.»

Elle le regarda avec admiration.

«En Angleterre, reprit-elle, on ferait de vous un lord et un millionnaire.

—Franchement, dit le Breton, mon invention vaut mieux que cela.

—Vous voulez être ministre?

—Non.

—Roi ou empereur?

—Dieu m'en garde! Je crois qu'un peu de gloire serait bien mieux mon fait. Nous sommes vaniteux, nous autres Français, et nous aimons par-dessus tout qu'on nous admire.

—Je regrette bien, dit Alice, que mon père soit resté ce soir à l'hôtel.»

Quaterquem n'eut pas le temps d'en demander la raison. Le second acte du Domino noir commençait. Pendant l'entr'acte suivant on causa de tout, et Quaterquem sut plier son langage aux opinions de la vieille Anglaise. En peu d'instants ils devinrent les meilleurs amis du monde. Le Français, toujours complaisant et poli, sut flatter délicatement ses goûts et ses préjugés. Il déploya dans toute son étendue cet art, inconnu ailleurs qu'en France, de caresser sans bassesse l'esprit le plus rétif et le plus opiniâtre. Il se donna moins de peine pour séduire Harrison, qui regardait la salle sans parler, les mains sur les genoux, les yeux fixes, bien résolu à ne pas répondre à ses avances.

Cependant le spectacle finit sans que l'amoureux Quaterquem eût trouvé un moyen de revoir sa maîtresse. Les dames se levèrent et sortirent de la loge accompagnées de Harrison. Il les regarda monter dans une voiture de place, espérant qu'il apprendrait au moins leur adresse; mais la fortune, acharnée à le persécuter, ne le permit pas. Harrison, qui se doutait de son dessein, donna l'adresse à voix basse au cocher. Cependant la voiture s'ébranlait, et Quaterquem se disposait à la suivre à pied, lorsque des cris de joie éclatèrent autour de lui.

«Le voilà!» s'écrièrent à la fois dix-sept voix.

Le malheureux se trouva pris entre ses dix-sept amis qui l'entouraient, le retenaient de force, et lui demandaient compte de sa conduite.

«Où est le punch, homme sans foi, sans consistance ni substance? dit le choeur des amis.

—Au nom du ciel, lâchez-moi! s'écria Quaterquem. Je suis pressé.

—Où est le plat à barbe de Napoléon?

—Lâchez-moi!

—Où est le ballon-omnibus?

—Lâchez-moi!»

Pendant ce débat, la voiture d'Alice avait disparu au coin du boulevard.

«Eh bien, dit Quaterquem désespéré, venez avec moi puisqu'il le faut; noyons dans les flots du punch mes infortunes et mon amour.»

Tout le monde le suivit jusqu'au café le plus proche. Déjà l'on éteignait le gaz, et les garçons fatigués faisaient leurs préparatifs de départ. Il fit apporter le punch, prit en main la cuiller, et, au milieu de l'attente générale, prononça le discours suivant:

«Manants et gentilshommes de ma bonne ville de Paris, vous voyez en moi le plus heureux des hommes et le plus infortuné....

—Bravo! très-bien! dit le choeur des amis.

—Mon bonheur est sans limites, comme l'Océan, et mon infortune est sans fin, comme l'éternité....

—Tu l'as déjà dit! cria le choeur.

—Eh bien! je le répète, ne m'interrompez pas, ou je ne dirai rien.... J'aime la plus belle des femmes....

—Écoutez! écoutez! cria le choeur.

—Elle est blonde, avec des yeux d'émeraude, des lèvres de corail, et des dents qui sont blanches comme les perles fines qu'on pêche aux îles Bahrein....

—Eh bien! épouse-la, dit le choeur.

—Elle ignore que je l'aime....

—Dis-le lui.

—Je ne puis pas lui parler....

—Écris.

—Je ne sais pas où elle demeure....

—Cherche-la.

—Je ne sais pas son nom....

—Es-tu fou? dit le choeur. Tu nous contes des histoires à dormir debout, et le punch refroidit.»

Quaterquem versa le punch en soupirant.

«Hélas! dit-il, je ne la reverrai jamais. Elle va retourner à Londres....»

À ces mots le choeur, qui déjà portait son verre à sa bouche, le remit sur la table.

«C'est une Anglaise! s'écria-t-il tout d'une voix.

—Je l'avoue...

—Pauvre garçon! dit le choeur.

—Elle est à Paris, reprit Quaterquem.

—Qu'en sais-tu?

—Elle était à l'Opéra-Comique ce soir, et sans vous je l'aurais suivie; sans vous, barbares, je connaîtrais sa demeure et son nom. C'est vous qui m'avez retenu....

—Eh bien! dit le choeur, je vais réparer ma faute. Buvons, et dispersons-nous pour chercher son adresse. À quel signe reconnaît-on ta bien-aimée?

—À sa beauté sans rivale....

—Ce signalement est un peu vague. Est-elle seule?

—Elle donne le bras à sa mère et à un bouledogue aux favoris roux qu'on appelle Hercules Harrison, et qui est son futur mari....

—Très-bien! cria le choeur. Trois grognements pour Hercules et trois hourras pour Quaterquem!»



III

Miss Alice était la fille unique de M. Cornelius Hornsby, principal associé de la maison Hornsby, Harrison et Cie, dont les toiles peintes couvrent les marchés de l'Allemagne et des États-Unis. Hercules Harrison, le futur mari d'Alice, était le fils de son associé, et les deux négociants, pour ne pas séparer leurs intérêts, avaient depuis longtemps arrêté ce mariage.

Cet arrangement déplaisait fort à miss Hornsby. Le pauvre Hercules, quoiqu'il ne fût ni laid, ni méchant, ni sans intelligence, n'était pas un héros de roman. C'était un bon gentleman roide, orgueilleux, silencieux, presque brutal, comme l'Angleterre en fabrique chaque année des centaines de mille, et pour qui la principale affaire de la vie était de gagner de l'argent, et, quand il en avait beaucoup gagné, d'en gagner encore davantage. Au reste, solidement bâti, boxeur distingué, perpendiculaire au moral comme au physique, il était de ceux qui plaisent à la plupart des filles. Cependant, tel qu'il était, et faute de mieux, Alice ne refusait pas de l'épouser, et se contentait de retarder le mariage sous divers prétextes. Elle attendait cet amant imaginaire et parfait, ce gentilhomme accompli, au regard byronien, que toute jeune fille a droit de rêver et qu'elle rêve en effet au fond du coeur.

Ce jour-là, au retour de l'Opéra-Comique, elle fredonnait le fameux Rule Britannia.... Comme, entre toutes ses perfections, elle chantait assez mal, on l'entendait rarement, et cette envie subite de chanter étonna mistress Hornsby.

«Tu es bien gaie ce soir, dit-elle à sa fille. Qu'est-il donc arrivé?

—Je pense, dit Alice, à la présomption de ce Français qui veut, avec ses ballons, ôter l'empire du monde à l'Angleterre. Comme vous avez rappelé à propos, pour le confondre, Nelson et Wellington! J'ai bien ri de ses aérostats!»

Il est vrai qu'Alice pensait à Quaterquem, mais elle déguisait un peu la vérité en disant qu'elle se moquait de lui. Toute vérité n'est pas bonne à dire, et la vérité vraie, c'est qu'elle en était fort occupée. Quaterquem, avec sa figure riante, sa gaieté, sa bonhomie et ses manières aisées, était aussi peu semblable que possible au triste Hercules; et celui-ci ne gagnait rien à la comparaison. De plus, elle voyait Hercules tous les jours depuis quinze ans, et une si longue familiarité n'était pas propre à faire naître l'amour.

Mistress Hornsby prit le parti de Quaterquem.

«Tu as tort de rire, dit-elle à sa fille. C'est peut-être un homme de génie, bien qu'il ne soit pas né en Angleterre.

—Ô ma mère, que dites-vous là? Un homme de génie qui n'a même pas de gants, qui noue sa cravate comme une corde, et qui ne boutonne qu'à demi son gilet?

—Il faut que vous l'ayez regardé bien attentivement, Alice,» dit Hercules avec sa gaucherie accoutumée.

Elle se mordit les lèvres.

«Qu'entendez-vous par là, Harrison? demanda-t-elle vivement. Ai-je dit encore quelque chose d'improper? Cherchez-vous le texte d'un nouveau sermon?»

Harrison, profondément blessé, garda le silence, et tous trois descendirent bientôt après devant l'hôtel Meurice.

M. Cornelius Hornsby les attendait. C'était un grand et gros gentleman dont la démarche imposante annonçait à tous les passants le propriétaire de plusieurs millions. Lui-même et son argent exceptés, il n'aimait rien au monde autant que sa fille, et après sa fille, ce qu'il préférait à toutes choses, c'était son musée.

Car il avait un musée. En Angleterre, c'est à ce signe qu'on reconnaît le vrai gentleman et le vrai millionnaire. Aux épées des ancêtres (quand on a des ancêtres) on joint les crocodiles empaillés du Nil, les vieux tableaux noircis des peintres italiens, les vieilles poteries étrusques, les vieux bahuts sculptés, les vieux émaux, les vitraux coloriés, les missels et tout ce pieux bric-à-brac que vingt-cinq ou trente peuples disparus ont laissé dans les ruines de Babylone, de Ninive, d'Athènes et de Rome.

M. Cornelius Hornsby était venu en France pour augmenter sa collection et promener Alice. Ce jour-là, justement, le désir d'acheter une vieille inscription persane gravée sur un pan de muraille du grand temple de Persépolis, l'avait empêché de conduire lui-même sa femme et sa fille au théâtre. Par malheur, un amateur plus heureux avait enlevé l'inscription et allait l'enfouir dans son propre musée; de sorte que M. Cornelius Hornsby était le fabricant de toiles peintes le plus malheureux qu'il y eût ce soir-là en Europe.

Il se promenait gravement, de long en large, sous les arcades de la rue Rivoli quand il vit mistress Hornsby descendre de voiture avec sa fille et le triste Harrison.

«Vous arrivez bien tard,» dit-il.

Pour toute réponse, sa fille lui sauta au cou.

«Cher père, dit-elle, j'espère que tu as acheté ton inscription et qu'elle est encore plus cunéiforme que toutes celles de Korsabad. Je lis dans tes yeux que le colonel Rawlinson en mourra de jalousie..... Hercules, je vous remercie. Bonsoir.»

Harrison prit tristement la main qu'elle lui tendait et s'en alla, désespérant de rien comprendre aux caprices de sa maîtresse. Dès qu'il fut parti:

«Tu l'as bien maltraité ce soir, dit Mme Hornsby.

—En revanche, dit Alice, il m'a fort ennuyée: nous sommes quittes.

—Alice! dit M. Hornsby.

—Mon Dieu! cher père, ne faites pas le sévère et ne froncez pas le sourcil. Je ne suis pas maîtresse de mes impressions. Il m'ennuie. C'est un très-honnête homme, un très-bon citoyen, une homme très-riche et qui le sera encore davantage par la suite; je vous accorde tout cela. Accordez-moi qu'il est ennuyeux. Dès qu'il parle, il dit une chose déplaisante, et les jours de pluie, le seul son de sa voix m'agace les nerfs.

—Veux-tu l'épouser, oui ou non? demanda Cornelius Hornsby.

—Assurément, je le veux, puisque cela est inévitable, mais ne me pressez pas. Qui sait, si, à force de temps et de patience, je ne parviendrai pas à aimer Hercules? Il ne faut jurer de rien. Le grand Turc peut se faire chrétien et devenir pape. Je puis aussi aimer ailleurs.

—Y penses-tu? dit le père. Veux-tu que je manque de parole à mon associé, et que, pour la première fois de sa vie, Cornelius Hornsby, de la maison Harrison, Hornsby et Cie, ne fasse pas, honneur à sa signature!

—Eh! mon cher père, Hercules est honnête homme et vous rendrait votre parole.

—Ne pensons pas à cela, dit le vieux gentleman. Prends un délai, si tu veux, et décide-toi. Il est temps que Harrison retourne en Angleterre; nos affaires vont mal en son absence.

—Eh bien, laissez-le partir et restons en France. Paris me plaît; j'y perds l'habitude de bâiller, et vous-même, vous êtes tout rajeuni par l'air des boulevards. J'aime les Parisiens, moi; on ne voit pas chez eux ces longues figures puritaines qui abondent dans les rues de Londres.

—Alice, dit Mme Hornsby, tu te gâtes sur le continent; tu prends le langage et les manières de cette nation évaporée. Vois avec quelle légèreté tu as lié connaissance, ce soir, avec ce jeune homme qui était au spectacle dans la même loge que nous.

—Mais, dit Alice, fallait-il prendre sa place et ne pas le remercier? Vous-même, maman, vous l'avez trouvé très-aimable et très-poli.

—Qui est ce jeune homme dont vous parlez? demanda M. Hornsby.

—C'est un physicien qui a trouvé le moyen de diriger les aérostats, dit la jeune fille, et qui veut donner l'empire du monde au peuple français. Concevez-vous cette folie? Maman lui a bien dit son fait!

—C'est un extravagant, dit le père.

—Le pire, ajouta Mme Hornsby, c'est que son père, qui assistait à la bataille de Trafalgar, est le propre matelot qui a tué Nelson d'un coup de fusil.

—Et il a osé s'en vanter?

—Il ne savait pas à quel point cette mort a été funeste à notre famille.

—Parbleu! dit Cornelius, il ne m'a pas demandé ma fille en mariage, mais j'aurais plaisir à la lui refuser. Le fils du meurtrier de Nelson!

—Et si je l'aimais? dit Alice.

—Si tu l'aimais? Est-ce qu'on peut aimer le fils de?...

—Mais enfin, si je l'aimais?

—Allons donc, c'est absurde! Tu ne l'aimes pas.

—Non; mais si je l'aimais!

—Eh bien, tu te souviendrais que tu es ma fille, et tu épouserais Harrison.»

Alice tomba dans une profonde rêverie.

—«Il est temps de dormir,» dit la mère, et Cornelius se retira dans une chambre voisine.

Dès qu'elle fut couchée, Alice rêva de Quaterquem, tout éveillée.



IV

Les dix-sept amis de Quaterquem passèrent la journée du lendemain à chercher la demeure de la jeune Anglaise. Le soir, à huit heures, ils se réunirent chez le physicien, et dirent:

«Elle s'appelle Alice Hornsby.

—Alice! ô le doux nom! s'écria Quaterquem.

—Son père est le noble Cornelius qui donne au monde, en échange de beaucoup d'argent, plusieurs millions de mètres de cotonnades pour obéir au catéchisme, accomplir l'une des sept oeuvres de pénitence, et «vêtir ceux qui sont nus.»

—Va pour Cornelius.

—Sa mère est la digne Kate, et son futur, le seigneur Hercules, un brave homme, très-entêté, très-amoureux, et très-fort au pistolet.

—Je tire assez bien, dit Quaterquem, et la partie est égale.

—Toute la famille part demain.

—Ô ciel! dit Quaterquem en pâlissant.

—Ils vont à Tours, ville très-renommée.

—C'est bien. Je pars. Que vont-ils faire à Tours?

—Le vieux Cornelius, qui est antiquaire, va chercher le champ de bataille où se livra la bataille entre les Sarrasins et Charles Martel. Un mauvais plaisant lui a montré à Londres le casque d'Abdérame; il veut trouver son cimeterre.

—Qui vous l'a dit?

—La femme de chambre, qui écoute aux portes tout le long du jour.

—Malheureux! Vous l'avez séduite!

—Oh! si peu, dit le choeur. Je l'ai à peine embrassée.

—Encore un mot. Où loge la belle Alice?

—À l'hôtel Meurice.

—Merci, ô mes amis, soyez bénis, s'écria Quaterquem, et venez tous sur mon coeur.... (On va vous vous apporter du jambon...) Jamais mon coeur n'oubliera....»

On l'interrompit tout d'une voix.

«Et du vin?

—Bacchus et Cérès ne seront pas oubliés. À table! Je bois à mon prochain mariage avec Alice.»

Le lendemain de grand matin, Quaterquem en tenue de voyage se promenait dans la rue de Rivoli. Le choeur des dix-sept amis le suivait à quelque distance. L'un d'eux, détaché en éclaireur, apporta la nouvelle que les Anglais montaient en voiture et allaient partir.

«Le moment est venu, dit Quaterquem, de vous rendre à jamais immortels par votre dévouement à l'amitié. Gardez qu'Harrison ne parte.

—Sois tranquille, dit le choeur, Hercules est à nous.»

On arriva au chemin de fer. Quaterquem, venu sans bagages pour être plus agile, se hâta de s'asseoir dans la salle d'attente. Derrière lui, mais sans le voir, s'avançaient M. Mme et Mlle Hornsby. Hercules, chargé de faire peser les bagages, était resté en arrière.

Tout à coup la cloche sonna le dernier appel, Hercules, troublé, se précipite pour aller dans la salle d'attente. Par malheur, il heurte brusquement un jeune homme, et veut continuer sa route.

«Faites donc attention, monsieur, s'il vous plait,» dit l'autre avec hauteur.

Hercules suivit son chemin sans répondre; mais le passant qu'il avait heurté, fit un détour et se plaça en avant de la porte de la salle d'attente.

«En France, ajouta-t-il, quand on a fait une sottise, on s'excuse.»

L'Anglais rougit et voulut écarter de la main son adversaire; mais un voisin de celui-ci lui retint le bras. En une minute il se forma un groupe autour d'eux.

«Qu'est-ce qu'il y a? dit le choeur.

—C'est un Anglais qui m'a cherché querelle, répondit l'adversaire d'Hercules, qui m'a heurté, et qui ne veut pas me faire d'excuses.

—Qu'il fasse des excuses, dit une voix.

—Non, qu'il se batte, reprit une autre voix».

Harrison serrait les poings avec fureur.

«Messieurs, dit-il, je n'ai cherché querelle à personne. Lâchez-moi. La cloche sonne et le train partira sans moi.»

Mais il ne pouvait sortir du cercle où on le tenait enfermé. Dans sa fureur, il saisit son adversaire au collet pour l'étrangler; celui-ci se dégagea, et d'un coup dans la poitrine lui fit lâcher prise.

«Bon! voilà que l'Anglais boxe maintenant, dit un des assistants.

—Non, il rue, dit un autre.

—Il faut aller chercher le sergent de ville, suggéra un troisième.»

Comme il parlait, cet utile et modeste fonctionnaire parut et demanda des explications. L'Anglais ouvrit la bouche, mais dix-sept voix s'élevèrent à la fois pour couvrir la sienne. Ce tapage dura quelques minutes, et le sergent de ville eut grand'peine à comprendre de quoi il s'agissait. Dès qu'il eut compris, il mit la main sur le pauvre Harrison, qui se débattait comme un diable.

«Vous vous expliquerez devant le commissaire de police, dit le sergent.»

Le choeur des amis riait et chantait:

Jamais en France,

Jamais l'Anglais ne régnera.

Chez le commissaire de police l'explication ne fut ni longue ni orageuse. Le principal adversaire de l'Anglais avait disparu. Tous les autres déclarèrent qu'ils n'avaient rien vu ni entendu, et le pauvre Hercules fut mis en liberté; mais le train était parti, et le perfide Quaterquem ourdissait tranquillement sa trame.



V

Le physicien vit entrer dans le salle d'attente Cornelius Hornsby avec sa femme et sa fille, et résista au désir violent qu'il avait de saluer Alice; mais la prudence l'emporta. Il se tourna du côté du mur, et lut avec intérêt le catalogue de la Bibliothèque des chemins de fer. Cependant il regardait la jeune Anglaise du coin de l'oeil, et il eut le plaisir de voir qu'il en était fort regardé.

Dès qu'on ouvrit la double porte de la salle d'attente, Cornelius s'avança le premier vers un wagon vide, et tout d'abord s'installa confortablement dans un coin. En face de lui était sa femme, et à côté de lui, sa fille. Une quatrième place restait vide, réservée à Hercules.

Quaterquem avança d'un air insouciant la tête dans l'intérieur du wagon.

«Entrez vite, monsieur, dit un employé en le poussant. Le convoi va partir.

—La place est gardée pour un ami, s'écria Cornelius Hornsby.

—Votre ami entrera dans un autre wagon, dit l'employé qui crut que l'Anglais usait de ruse pour ménager de la place à son manteau. Et vous, monsieur, dépêchons.»

Quaterquem se hâta d'entrer, et l'employé ferma la portière.

«Excusez-moi, dit gracieusement notre ami en prenant la place d'Hercules, si je vous cause quelque gêne. Tous les autres wagons sont remplis. L'administration du chemin de fer est d'une négligence impardonnable.»

Cornelius Hornsby grommela quelques mots que Quaterquem feignit de prendre pour un assentiment poli. Pendant ce temps, Mme Hornsby le regardait avec attention, et Alice, les yeux baissés, lisait avec recueillement un livre ouvert sur ses genoux. Tout à coup notre ami parut les reconnaître.

«Par quelle heureuse rencontre est-ce que je vous trouve ici, madame? dit-il à Mme Hornsby. Je ne m'attendais guère au plaisir de vous revoir sitôt.»

À ces mots Alice leva les yeux et sourit. Quaterquem vit qu'on l'avait deviné et que sa hardiesse ne déplaisait pas. Il en conçut un heureux augure.

«Nous allons entre Tours et Poitiers chercher le cimeterre d'Abdérame», dit mistress Kate Hornsby, qui, n'ayant pas grand crédit dans la maison, n'était pas fâchée de s'amuser aux dépens de son seigneur et maître Cornelius.

Le Breton remarqua cette nuance, mais il ne voulut pas fournir des armes à l'un des deux époux contre l'autre. C'était un jeu trop dangereux.

«L'archéologie, dit-il d'un ton sérieux, est une science admirable, et j'ai regret de dire qu'elle doit ses plus grands progrès au génie de votre nation.»

Le front de Cornelius se dérida.

«Bon, je le tiens, pensa Quaterquem. À qui devons-nous, continua-t-il avec enthousiasme, les statues de Rome, les bas-reliefs du Parthénon d'Athènes et tous ces débris des plus beaux monuments de l'antiquité? À qui, si ce n'est à des mains anglaises, remplies d'argent anglais et dirigées par le génie anglais?»

Le plus gracieux des sourires errait sur les lèvres de Cornelius.

«Eh bien, monsieur, dit-il en interrompant Quaterquem, on nous dispute cette gloire. Je connais un Normand qui se vante d'avoir moulé toutes les inscriptions de Korsabad, et il y en a trente mille, monsieur, trente mille, c'est-à-dire de quoi couvrir tout le British Museum de la tête aux pieds. Vous ne sauriez croire jusqu'où va la présomption de ces gens là.

—Avez-vous visité Ninive? dit Quaterquem. On dit que M. Place, le consul de France, n'a laissé rien à faire à ses successeurs.

—Rien à faire! dit Cornelius indigné. Monsieur, tout est à faire. Oui, j'ai vu Ninive, ses palais et ses temples en briques qui couvrent de leurs débris trois ou quatre lieues carrées de terrain. J'ai fait mieux, monsieur, j'ai vu Ecbatane, la ville du fameux Déjokh, la ville aux sept enceintes, derrière lesquelles se trouvait le palais du roi.

—Ecbatane! dit Quaterquem frappé d'admiration. Est-ce possible?

—Tout est possible à un Anglais, dit Cornelius en se rengorgeant avec fierté. En 1857, j'étais à Khiva et je dînais chez le khan des Tartares avec le prince Barowsky, gouverneur d'Arkhangel. Tout à coup, j'aperçois parmi les esclaves qui nous servaient un grand diable au visage basané que je crois reconnaître. Je lui fais signe de s'approcher, et je lui dis: «Bourdaké Pharana, c'est-à-dire: N'es-tu pas un ancien serviteur anglais?» Il me répond: «Krack, c'est-à-dire: Je suis Franck.» Vous pensez bien que nous parlions le turcoman le plus pur. «Burnes perodhé barnaiâ, continua-t-il, c'est-à-dire: J'ai servi le colonel Burnes, qui fut massacré dans ce chien de pays par le Tartare chez qui vous dînez aujourd'hui, et je suis esclave de ce féroce gredin.» Il faut vous dire que le turcoman est la langue la plus énergique et la plus concise de l'univers.

—Je le vois bien, répliqua Quaterquem. Continuez ce récit, je vous en prie, je suis curieux d'en connaître la suite.

—La confidence de ce pauvre diable, car il m'avait parlé tout bas, me coupa l'appétit. Je replaçai sur mon assiette un morceau de cheval rôti, qui était la meilleure partie du festin, et je rêvai aux moyens de lui rendre la liberté.

«Justement, le khan qui était en face de moi remarqua que je ne mangeais plus. Or, chez ces braves gens c'est un outrage impardonnable de laisser le maître de la maison boire et s'enivrer seul. Vous ne buvez pas, dit-il; est-ce que vous n'aimez pas le lait de jument?» Je m'en défendis fort et vidai à la santé du khan et des sultanes quatre ou cinq cornes de taureau. Après dîner, le khan, déjà tout attendri par le lait de jument et par l'eau-de-vie que Barowsky avait apportée en présent, donna la liberté à mon protégé, et je partis sur-le-champ pour ne pas lui laisser le temps de se repentir de sa générosité.

—Comment s'appelait l'esclave? demanda Quaterquem.

—Mahmoud. C'était un lascar, né d'une Indienne et d'un Anglais. Il avait, sous la direction de Burnes, visité toute l'Asie centrale, le Khoraçân, le Mazanderan et les bords de la mer Caspienne. Il me fit voir Ecbatane. Moi seul en Europe, monsieur, ai vu les ruines de cette superbe ville, en comparaison de qui Londres même n'est qu'une vaste fourmilière. J'ai retrouvé le titre préliminaire du code du fameux roi Djemschid, cet abrégé de toute sagesse.

—Et vous n'avez rien publié?

—À quoi bon? Aurais-je dépensé deux cent mille francs, exposé ma vie, passé les mers, traversé les plus hautes montagnes du globe, erré dans le désert de Gobi et dans cette vaste solitude de l'ancienne Arie; aurais-je bravé le sable des Tartares, la soif, la faim, la fatigue et le soleil brûlant pour donner à des millions d'oisifs le plaisir d'être, moyennant trois francs et la lecture de mon livre, aussi savants que moi? Non, non. S'ils veulent connaître Ecbatane, qu'ils partent, qu'ils dépensent leur argent et leur santé; alors ils recevront le prix de leurs fatigues.

—Parbleu! dit Quaterquem, je vous admire.

—Vous êtes bien bon. Je me soucie, non pas d'être admiré, mais d'agir à ma fantaisie, et ma fantaisie est de retrouver les monuments de l'antique histoire. Feu Napoléon nous appelait des boutiquiers: pour moi, ce nom est un titre de gloire. Je veux prouver qu'avec mon argent je puis avoir de tout, même du goût pour les arts, si cela me plaît. Le boutiquier dans sa boutique est roi, et tous les jours il reçoit à son comptoir les hommages des artistes et des faiseurs de livres. Il remue l'or dans ses tiroirs, et à ce bruit tous s'inclinent. S'il le voulait, il serait dieu.»

La conversation continua quelque temps sur ce ton. Quaterquem eut grand soin de ne contredire que faiblement Cornelius, de manière à lui laisser le plaisir de pérorer et de vaincre. Il eut le plaisir de voir que la belle Alice comprenait cette tactique et lui en savait gré. La digne Kate, ennuyée d'Ecbatane et d'une discussion trop détaillée sur les divers genres de cruches de l'antiquité, s'endormit du sommeil des justes.

Sur ces entrefaites, on arrivait à Étampes, et le train s'arrêta pendant quelques minutes. La jeune Anglaise voulut descendre de wagon et marcher. Cornelius et sa femme restèrent assis, et Quaterquem suivit Alice. Son coeur battait violemment. C'était l'heure décisive.

«Miss Hornsby,... dit-il.

—Vous savez mon nom? s'écria-t-elle étonnée.

—Oh! je sais beaucoup d'autres choses. Je sais que vous êtes fiancée à M. Hercules Harrison, le gentleman aux favoris roux qui vous donnait le bras avant-hier; c'est de lui qu'il faut que je vous parle.

—Lui serait-il arrivé quelque accident?

—Oh! peu de chose. Il a manqué le convoi; mais vous le reverrez demain. Il s'est pris de querelle avec dix-sept de mes meilleurs amis, et on l'a conduit au poste.

—Avec dix-sept de vos meilleurs amis?

—La cloche va sonner, dit Quaterquem, et je n'ai pas le temps de vous expliquer ce mystère. Sachez seulement que c'est par mes ordres qu'on l'a retenu à Paris.

—Mais, monsieur, quelle est cette folie? Que vous a fait Hercules?

—Il vous aime.»

La jeune Anglaise rougit, abaissa son voile sur sa figure, et remonta en wagon sans dire un mot.

Quaterquem la suivit, un peu inquiet du succès de son audace. Sans être tout à fait inexpérimenté en amour, ce n'était pas non plus un don Juan, et il était déjà trop amoureux pour ne pas craindre. Heureusement le premier regard qu'il jeta sur sa compagne de voyage lui fit voir qu'elle ne gardait aucun ressentiment d'une déclaration si hardie et si brusque.

«As-tu vu Hercules dans le convoi? demanda Cornelius à sa fille.

—Non mon père.»

Et elle sourit en regardant Quaterquem.

«Bon! pensa celui-ci, elle n'aime pas le sieur Harrison. Tout va bien, j'ai gagné la moitié de mon procès.»

Pendant ce temps, le vieil Hornsby, charmé de trouver un auditeur si complaisant, avait formé le projet, rare et extraordinaire pour un Anglais, de faire plus ample connaissance avec Quaterquem, et il prit un détour adroit.

«Monsieur, dit-il, je vois bien à vos discours que vous êtes un archéologue très-distingué; avez-vous voyagé en Orient?

—Non, dit le Breton, mais je suis allé plusieurs fois de Saint-Malo à Paris et de Paris à Saint-Malo. Cela suffit à mon bonheur.

—Vous devez être tout au moins un des membres de l'Institut, ou l'un des correspondants?

—Je n'en suis pas même le portier, dit Quaterquem. Je suis un pur X., et j'ai dans mon portefeuille un millier de francs qui forme le plus clair de mon bien.»

Tout en parlant, il examinait la physionomie de la jeune Anglaise pour savoir si cette nouvelle ne l'abaisserait pas dans son esprit; mais Alice, bien qu'étonnée d'une confidence si inattendue, ne parut pas s'en émouvoir beaucoup. M. Hornsby ne fut pas aussi satisfait, et son visage témoigna clairement qu'il avait cru parler à un gentleman plus respectable, c'est-à-dire plus riche. Alice devina au fier regard de Quaterquem qu'il méprisait Cornelius; elle se hâta d'intervenir.

«Monsieur, dit-elle, qu'est-ce qu'un X, s'il vous plaît?

—Ouvre ton dictionnaire de poche,» répliqua Cornelius.

Quaterquem sourit.

«Miss Hornsby, dit-il, ne trouvera pas ce renseignement dans son livre. On ne trouve dans les dictionnaires que ce qu'on n'a pas besoin d'y chercher. Un X, mademoiselle, est un homme ennuyeux comme tous les hommes utiles, et qui fait toutes les besognes difficiles de la création. Un géomètre est un X; un physicien est un X; un chimiste est un X; un naturaliste, un algébriste, voilà des X. C'est un X qui inventa les bateaux à vapeur; c'est un autre X qui inventa les chemins de fer; c'est un troisième X qui inventa l'imprimerie. Partout où il s'est fait quelque chose de grand et d'utile, vous trouvez un X. Hiram, le fameux architecte qui bâtit le temple de Salomon était un X, comme Albert le Grand, qui trouva le secret de transmuer en or un rayon de soleil enfermé dans un tombeau.

—Avez-vous longtemps vécu à Saint-Malo? demanda miss Hornsby.

—Jusqu'à l'âge de quinze ans, et depuis dix ans je suis à Paris. Le nom de Quaterquem est bien connu à Saint-Malo.

—Quaterquem! s'écria Cornelius étonné. Quel singulier nom!

—C'est un des plus nobles de France, répliqua le Breton, bien que mon père, qui ne savait pas lire, ait été matelot toute sa vie. Notre noblesse date du feu roi saint Louis. Pendant la croisade d'Égypte, mon grand-père, qui était un brave paysan breton, assomma dans une seule bataille trente ou quarante douzaines de Sarrasins. Quatre fois les mamelucks le criblèrent de coups de sabre et le foulèrent sous les pieds des chevaux, quatre fois il se releva et se remit à les assommer de plus belle sous les yeux du roi émerveillé. Saint Louis, qui était savant comme un clerc, se tourna vers son chapelain et lui dit en bon latin: «Iste Quaterquem vidimus occisum fortior renascitur». Le chapelain répéta les paroles du roi, et toute l'armée appela mon grand-père Quaterquem. Le roi le créa baron et lui fit présent d'une belle baronnie, qui se fondit, il y a plus d'un siècle, entre les mains des usuriers. Depuis ce temps là mon grand-père et mon père ont pêché la morue à Terre-Neuve, ce qui n'est pas déroger, et passé leur vie sur l'Océan; et moi, pour ne pas être indigne d'eux, je cherche un moyen de naviguer dans l'air.

—Comment! s'écria M. Hornsby, c'est de vous que ma fille m'a parlé toute la journée d'hier?

—«Oh! quelque peu moins, mon père,» dit Alice rougissant.

Quaterquem était le plus heureux des hommes. Elle avait parlé de lui toute la journée; donc elle avait pensé à lui; donc elle l'aimait ou l'aimerait un jour; donc..... son imagination présomptueuse ne s'arrêtait plus dans la série de ces donc.

«Oui, dit-il, j'ai trouvé le moyen de diriger les ballons.

—Un moyen sûr?

—Parfaitement sûr. J'en ai fait l'expérience avant-hier.

—Monsieur, dit l'Anglais, si votre secret est éprouvé, s'il est infaillible, je vous l'achète un million.

—Pour l'exploiter?

—Oui, et pour y mettre mon nom. Je ne veux pas qu'il soit dit qu'une pareille découverte n'a pas été faite par un Anglais.»

Quaterquem se mit à rire.

«Un milliard ne payerait pas ce secret, répliqua-t-il. En dix ans le genre humain fera la besogne de vingt siècles. L'Angleterre, dont toute la force est dans ses vaisseaux, ses mines de fer et ses mines de houille, ne sera plus qu'un petit coin de la terre habitable. Ses ports seront déserts; ses chantiers déserts; ses ateliers déserts. Les corbeaux viendront croasser dans la chambre des lords, et les pies babiller dans la chambre des communes.»

Un regard de miss Hornsby l'arrêta à temps. Il sentit qu'il se fourvoyait. Cornelius était indigné de son audace; mais il désirait le confondre, et il continua la conversation. Quaterquem sut regagner ses bonnes grâces et parla d'archéologie tant que l'Anglais le voulut.

Cependant on approchait d'Orléans. Kate ouvrit les yeux et la bouche.

«À quel hôtel descendons-nous?» dit-elle.

M. Hornsby ouvrit le guide Bradshaw.

«À l'hôtel du Loiret, dit-il. C'est celui que préfère Sa Grâce, le duc de Bedford, et Hercules sait que nous devons nous y arrêter.

—Parbleu! dit Quaterquem, la rencontre est heureuse. J'avais justement dessein de faire halte à Orléans; Je vous montrerai, si vous voulez, les antiquités du voisinage.

—J'en suis ravi,» répliqua Cornélius qui faisait grand cas du Breton depuis qu'il le voyait propriétaire d'un secret si précieux.

Miss Hornsby ne dit mot; mais Quaterquem vit bien qu'il faisait du chemin dans le coeur de la jeune Anglaise. La digne Kate, muette comme un poisson, n'était occupée que de l'espérance de bien dîner.

Cette espérance ne fut pas trompée, et deux bouteilles d'excellent vin portèrent au comble la joie de M. Hornsby.

«Ma foi, dit-il en mettant les coudes sur la table, vous êtes un bon compagnon, cher monsieur Quaterquem, et je suis enchanté de vous voir. J'avais pour vous, sans vous connaître, une antipathie extrême, et je suis bien aise de voir que je m'étais trompé.

—Vraiment, vous me haïssiez? dit Quaterquem. Et pour quelle raison, s'il vous plaît?

—Parce que, sans votre père, je serais à la chambre des lords.

—Eh! dans quel pays l'avez-vous connu, s'il vous plaît?

—Je ne l'ai jamais vu, même en peinture; mais écoutez mon histoire. En 1806, mon père, Lucius Hornsby, était l'ami intime et le bras droit de Nelson. Il commandait sous lui l'un des vaisseaux de l'escadre, et avait promesse de Nelson qu'il serait fait vice-amiral à la première vacance, par malheur, votre père a tué Nelson et déchiré le brevet promis à Lucius. Les lords de l'amirauté le mirent à la retraite au lieu de lui donner le commandement d'une escadre. Mon père, furieux, se maria au Northumberland, et ne voulut plus entendre parler de pairie; et moi, qui devrais être lord et secrétaire d'État, je suis à peine cinq ou six fois millionnaire.

—Il est vrai, dit Quaterquem, que c'est un sort déplorable et que vous avez raison d'accuser le destin, pour moi, je n'essayerai pas de justifier mon père. Il est inexcusable d'avoir tué Nelson et gêné l'avancement de M. Lucius Hornsby. Cependant, réfléchissez que nous sommes tous mortels et que Nelson, s'il eût échappé à mon père, aurait sans doute péri d'une autre main.

—Je le sais bien, s'écria M. Hornsby; et c'est ce qui m'indigne contre toute votre nation. Aussi j'ai juré que ma fille, quoi qu'il pût arriver, n'épouserait jamais un Français.

—C'est fort sagement pensé, dit Quaterquem, et je vous approuve, surtout si vous avez un bon gendre anglais tout préparé.

—J'ai mon ami Hercules, qui serait la perle des gendres s'il ne bâillait pas si fort quand je parle d'archéologie.

—Parlez-vous de M. Harrison?

—Oui; est-ce que vous le connaissez?

—Je le crois. N'est-ce pas un grand jeune homme roux qui se débattait de toutes ses forces sous le vestibule quand le convoi est parti? Entre nous, et sauf l'honneur qu'il a d'être le fiancé de miss Hornsby, je crois qu'il était entre deux vins.

—Entre deux vins! C'est impossible, monsieur, Hercules ne boit que du Porto. Vous vous trompez, à coup sûr.

—Admettons, si vous voulez, qu'il ne boive que du Porto. À coup sûr il a le Porto très dangereux. Je l'ai vu chercher querelle à quinze ou vingt personnes qui s'efforçaient vainement de le calmer.

—En effet, dit Cornelius, son absence est fort singulière, il faut qu'il lui soit arrivé quelque accident. Au reste, je suis tranquille; il nous aura bientôt rejoints.

—Qu'allons-nous faire ici en l'attendant? demanda Alice.

—Si nous commencions une partie de whist,» dit la paisible Kate.

Quaterquem frémit. Parmi plusieurs belles qualités, ce pauvre garçon avait le terrible défaut de ne pas savoir s'ennuyer. Or, le whist est, comme on sait, la plus brillante incarnation de l'ennui. Je n'en dis rien de plus pour ne pas contrarier plusieurs de mes amis qui n'ont pas su s'en garantir; mais je tiens tout joueur de whist pour un mauvais coeur et un égoïste féroce.

Heureusement, Cornelius Hornsby, aussi effrayé que son nouvel ami de la pensée du whist, se hâta de prendre son chapeau.

«Il fait beau temps, dit-il, allons voir les environs. Venez-vous avec nous, monsieur?»

Quaterquem ne se le fit pas répéter et offrit son bras à la belle Alice.

On prit le chemin d'Olivet. À peine était-on arrivé au pont d'Orléans, lorsque le garçon de l'hôtel courut sur les pas de M. Hornsby et lui remit une dépêche télégraphique. L'Anglais rompit le cachet et lut ce qui suit:

«Paris, 17 avril 1859, onze heures du matin.

«Mon cher Hornsby, une sotte querelle que je viens d'avoir avec je ne sais qui, m'a fait retenir sous les verrous pendant une heure, et m'a fait manquer le convoi. Maintenant je suis libre, et je vais intenter un procès au sergent de ville pour arrestation illégale. Je veux apprendre à ces Français qu'on ne met pas impunément la main sur un citoyen anglais. Tout à vous et à ma chère Alice.

«HERCULES HARRISON.»

P. S. «Ce procès m'oblige de rester à Paris jusqu'à demain.»

Quaterquem eut beaucoup de peine à ne pas éclater de rire en voyant l'heureux effet de ses intrigues. Quant à miss Hornsby, elle se moqua franchement de son fiancé.

«Hercules, dit-elle, n'est guère pressé de nous rejoindre.

—Il a raison, ma chère, répondit M. Hornsby; il ne faut pas qu'un pareil attentat contre les droits et la liberté d'un citoyen anglais demeure impuni.»

L'incident n'eut pas de suite. Le Breton, ravi de son bonheur, et voyant qu'il n'avait pas de temps à perdre, résolut d'aller droit au fait. Il pressa le pas, et, laissant M. Hornsby et Kate à quelque distance, il put enfin causer librement avec sa maîtresse.

«Est-ce que tous les amants anglais sont faits sur ce modèle? dit-il en riant.

—À peu près, répondit Alice. Ces messieurs sont si parfaitement maîtres de leurs passions, qu'on ne les voit jamais quitter un rendez-vous d'affaires pour un rendez-vous d'amour. Harrison ne pense à rien aujourd'hui, si ce n'est à se venger du sergent de ville qui lui a mis la main au collet. Il mènera ce sergent de ville devant tous les tribunaux de France, jusqu'à ce qu'il l'ait fait condamner à la prison et à l'amende.

—Pauvre sergent de ville! dit Quaterquem; il a mis la main sur un vrai porc-épic. Heureusement il n'a rien à craindre de ses poursuites, et M. Harrison en sera pour ses frais.

—Mais vous, monsieur, qui vous vantez à moi d'avoir joué ce mauvais tour à mon futur mari, que diriez-vous si je répétais cette confidence à mon père et à ma mère?»

Quaterquem vit bien, au ton et à la gaieté de miss Hornsby, qu'elle n'était pas fâchée de son audace, et il répondit gaiement:

«J'avoue, mademoiselle, que mon crime est impardonnable; mais j'espère que vous me ferez grâce en faveur de l'intention.

—Et quelle est cette belle intention? dit-elle d'un ton demi-léger, demi-sérieux.

—Je n'ose ni parler ni me taire. Je crains que ma franchise ne vous déplaise.»

Quelque effort qu'il fît pour paraître calme, son coeur battait si violemment qu'elle s'en aperçut, et qu'elle sentit cette douce émotion de l'amour se communiquer à elle. Cependant, elle voulut soutenir ce ton de plaisanterie.

«Parlez donc, monsieur; suis-je si redoutable?

—Mille fois plus que vous ne pensez.

—Vous me faites mourir d'impatience et de curiosité. Quoi que ce soit, monsieur, parlez, je vous pardonne d'avance.

—Eh bien! miss Hornsby, permettez-moi une question.

—Interrogez si vous voulez; mais je ne m'engage pas à répondre.

—Avez-vous lu des romans?

—Oh! bien peu; deux ou trois milles tout au plus.

—Ce n'est pas trop.

—N'est-ce pas, monsieur! Hélas! la vie est si courte.

—Croyez-vous qu'un homme sincère et passionné puisse aimer une femme tout à coup, en une minute, pour l'avoir rencontrée au bal ou à l'Opéra?

—Je ne sais pas, monsieur. Ma cousine Charlotte s'est fait enlever il y a cinq ans par un lieutenant de hussards avec qui elle avait valsé deux fois la veille.

—Et leur amour dure encore?

—Assurément. Est-ce qu'en France on se lasse quelquefois d'aimer?

—Je ne dis pas cela. On peut donc aimer du premier coup et pour toute la vie; c'est vous qui l'avouez.

—Que voulez-vous que je vous dise, monsieur? je n'en sais rien. Je n'ai pas l'expérience de ces choses-là.

—Eh bien! mademoiselle, supposons qu'on vous aime de cette manière, que l'homme qui vous aime soit prêt à donner sa vie pour vous; supposons qu'il n'ait aimé que vous seule, et que, malgré des obstacles de toutes sortes qui devraient le décourager, il ose vous le dire, que répondrez-vous?

—Monsieur, dit Alice ému, je n'aime pas à examiner de pures hypothèses.

—Mais enfin si tout cela était vrai; si la vie, l'avenir, et peut-être la gloire de cet homme dépendaient de vous seule?

—Vous oubliez M. Harrison.

—Je ne l'oublie pas. C'est lui qui vous oublie pour un procès ridicule.

—Il est vrai qu'il aurait mieux fait de nous suivre; mais vous, monsieur, à moins que vous n'ayez pour l'archéologie et les vieilles dagues rouillées autant de passion que mon père, que faites-vous ici?

—Vous ne le devinez pas?

—Non, je vous jure.

—Eh bien, vous le voyez, j'examine avec vous des hypothèses.

—Et vous dites du mal de mon pauvre Hercules. Que vous a-t-il fait?

—Tenez, mademoiselle, dit Quaterquem, parlons sérieusement. Je vous aime et je sens que je vous aimerai toute ma vie....

—Vous êtes bien prompt, et vous auriez dû me consulter avant de faire cette folie. Sérieusement cher monsieur, et tout en parlant elle s'appuya doucement sur le bras de Quaterquem, vous ne pouvez pas m'aimer. Sans parler de moi-même, que penserait et que ferait mon père, qui a donné sa parole à Harrison, et qui a pour vous et pour votre nation une antipathie invincible?

—Bah! le plaisir de parler archéologie l'emportera sur le désespoir de donner sa fille au meurtrier de Nelson.

—Mais, monsieur, pour qu'il me donne à vous, il faut que je me sois donnée moi-même, et j'en suis encore fort loin.

—Vous n'aimez pas Harrison.

—Qu'en savez-vous? c'est un excellent homme dont je fais tout ce que je veux et qui m'aime à la folie.

—Le beau mérite de vous aimer et de vous obéir! Le soleil, la lune et les étoiles en feraient bien autant, si vous daigniez le leur commander.

—Je n'en doute pas; mais qui leur portera mes ordres? et en attendant, n'est-il pas bien commode d'avoir sous la main un bon mari tout prêt, accoutumé à mes caprices, qui connaît mes défauts comme je connais les siens, et qui m'aimera tranquillement et éternellement?

—Bien tranquillement, en effet!

—Mon Dieu! ce n'est pas l'idéal, je le sais bien, et les héros de lord Byron sont d'un tout autre style; mais cet honnête Anglais, sans passions, sans faiblesses, sans vices....

—Et sans vertus...

—Ajoutons, si vous voulez, sans vertus, remplira fort bien son rôle de mari à Londres.

—Oui, il aura de l'argent, du crédit, de l'importance, de la réputation peut-être; mille autres en ont qui ne valent pas mieux que lui, mais il vous donnera le spleen. Vous serez pour lui comme un beau meuble, vous présiderez les fêtes qu'il donnera (s'il en donne), vous serez enviée pour votre beauté, votre grâce irrésistible, votre esprit plein de charmes; mais vous sécherez intérieurement d'ennui et de dégoût, et vous maudirez mille fois le jour où vous aurez accepté un mari anglais de la main de votre père.

—Peut-être; mais qui me répond que vous m'aimerez davantage, et que cette déclaration si galante et si imprévue n'est pas l'effet d'un rayon de soleil, du printemps qui s'avance, ou du chant des rossignols dans les bois, et que votre amour ne sera pas court et fugitif comme ce grand réveil de la nature qui l'excite aujourd'hui?

—Alice, dit Quaterquem en lui prenant la main avec émotion, je jure de vous aimer éternellement.

«Dès le premier jour que je vous ai vue, mon âme a été à vous tout entière; je n'ai plus de pensée qui ne soit la vôtre. Vous serez ma femme, ou je mourrai.

—Vous oubliez M. Harrison et mon père.

—Harrison! Je le tuerai. Votre père, je le convertirai, et, s'il le faut, je lui céderai mon secret et ma gloire!

—Votre gloire! si vous le faites, je saurai que vous m'aimez, et ce jour-là?...

—Achevez! Ce jour-là?...

—Eh bien, je vous permettrai d'espérer.»

Quaterquem, ravi de joie, lui baisa la main avec passion.

«Prenez garde, dit-elle vivement en retirant sa main, mon père se retourne et va nous voir.»

Si quelqu'un trouve que miss Hornsby est un peu prompte à disposer de son coeur et de sa main; qu'il eût été plus convenable d'attendre le consentement de son père et de sa mère et qu'une pareille précipitation ne fait pas grand honneur à l'éducation si parfaite que lui avait donnée la digne Kate, je répondrai à ce critique impertinent que miss Hornsby est Anglaise, c'est-à-dire fort libre de ses actions, qu'elle aime Quaterquem (ce qui après tout n'est ni improper ni sans exemple dans les annales des nations), qu'elle n'aime pas Harrison, qu'elle a pour ce pauvre homme l'éloignement bien naturel qu'une jeune fille riche, spirituelle, jolie et volontaire ne peut pas manquer d'avoir pour un automate savant tel que le brave Hercules; j'ajouterai qu'un mari présenté par un père n'a pas, à beaucoup près, la même saveur et le même attrait qu'un mari qui se présente tout seul et qu'il faut faire entrer par la porte dérobée; enfin je conviendrai, si vous voulez, que mon héroïne n'est pas parfaite et qu'elle ferait bien mieux de lire la Bible ou d'écouter les pieux discours du révérend Spurgeon, que d'accueillir si favorablement les discours d'un garçon fort sincère, fort amoureux, fort honnête homme, et en même temps fort étourdi, tel que notre ami Quaterquem. Au reste, quelque jugement qu'on en puisse porter, le fait est certain, l'histoire est authentique. Ce n'est donc pas à moi qu'il faut reprocher la conduite un peu légère de l'aimable miss Alice Hornsby, fille unique du docte Cornelius.



VI

Aucun incident ne marqua la fin de la promenade. Cornelius Hornsby et la paisible Kate se rapprochèrent, et la conversation devint générale. Quaterquem, ivre de joie, répondait au hasard à toutes les questions. On remonta le Loiret jusqu'à sa source; il prit les rames et conduisit la barque avec une telle adresse, que l'Anglais lui fit compliment.

«C'est mon premier métier, répondit-il simplement. Tout jeune j'allais à la pêche avec mon père, et je faisais manoeuvrer la barque pendant qu'il tendait les filets.»

Le soir, les quatre voyageurs dînèrent à la même table, et Quaterquem eut le bonheur de presser, en se retirant, les doigts divins de la belle Alice. L'amour, dans ses commencements est timide et se contente de peu. Cependant, notre ami sentait bien que cette vie trop heureuse ne pouvait pas durer longtemps, qu'Harrison allait revenir et reprendrait son bien. Il frémissait de colère à la pensée qu'un autre vivait dans une familiarité presque intime avec celle qu'il aimait plus que la vie, et comme il n'était pas homme à délibérer longtemps, il résolut de demander à M. Hornsby la main de sa fille dès le lendemain.

Malheureusement, la première personne qu'il aperçut fut le jaloux Hercules, qui passa près de lui sans le saluer.

«Voilà une rencontre de mauvais augure,» pensa le Breton.

Quelques instants après, parut la belle Alice qui tendit la main aux deux rivaux et qui sourit fort gracieusement à Quaterquem.

«Déjà revenu! dit-elle à Hercules. Vous n'avez donc pas fait de procès au sergent de ville? Vous avez laissé outrager impunément le nom anglais?

—Il n'y a rien à faire; les avocats eux-mêmes disent que je perdrais mon procès.

—C'est égal, il eût été beau d'essayer.... Nous nous sommes fort amusés hier, dit-elle, et nous avons fait, avec M. Quaterquem, une charmante promenade.... Monsieur Quaterquem, M. Harrison; Hercules, M. Quaterquem.»

Tous deux se saluèrent avec une froide politesse. La situation devenait embarrassante, et miss Hornsby ne savait plus que dire, lorsque le vieux Cornelius entra dans le salon, tout heureux d'avoir touché quarante ou cinquante rotules et tibias de moines qui remplissent les caveaux de l'église Saint-Aignan et dont la vue fait plaisir à tous les Anglais.

«Monsieur, dit Quaterquem au vieil Anglais, j'ai découvert, de l'autre côté de la Loire, à trois lieues d'ici, un vieux château qui est une merveille. Voulez-vous venir le voir avec moi?

—Je suis prêt. Venez-vous, Hercules?

—Non, je suis fatigué, répondit-il, je reste avec les dames.»

Cornelius et Quaterquem montèrent seuls en voiture, et prirent le chemin de la Sologne.

«Eh bien, dit Cornelius, quel est ce beau château? de quelle date? de quel style? byzantin ou gothique?»

Quaterquem était ému au point de ne pouvoir répondre.

«Voilà donc, pensait-il, le maître de ma destinée. Par quels arguments pourrai-je le convaincre ou le toucher! Monsieur, dit-il, je ne veux pas vous cacher plus longtemps la vérité. Ce voyage est une ruse que j'ai imaginée pour vous parler librement. Le château n'existe pas.

—En vérité! dit Cornelius qui crut avoir affaire à un fou; et à quoi pensez-vous?

—Monsieur, j'aime passionnément votre fille et je vous la demande en mariage».

L'Anglais éclata de rire.

«C'est pour ce beau dessein que vous m'amenez en pleine Sologne! Cher monsieur, vous pouviez vous en épargner la peine. Primo, ma fille n'est pas à marier: secundo, quelque cas que je fasse de vos rares talents, quelque estime et même quelque sympathie que j'aie pour votre caractère, j'ai juré de ne marier ma fille qu'à un Anglais, et je tiendrai ma promesse.

—Mais....

—Voyons, monsieur, raisonnons un peu, si vous voulez. Vous aimez ma fille, dites-vous; en conscience, croyez-vous être le seul! et faut-il que je la donne en mariage au premier venu sous prétexte qu'il l'aime. Êtes-vous Anglais, d'abord?

—Non.

—Êtes-vous riche, au moins?

—J'ai mille francs dans mon portefeuille, et une invention qui peut faire la fortune d'un peuple.

—Oui, mais qui n'a pas fait la vôtre. Êtes-vous noble?

—Je vous l'ai dit, ma noblesse date de la croisade de saint Louis.

—Très-bien; mais votre père était matelot, et votre grand-père aussi?

—C'étaient de très honnêtes gens, répliqua fièrement Quaterquem, et qui ont servi leur patrie avec courage.

—Je ne vous blâme pas, dit l'Anglais, d'être fier de leur nom; mais en bonne justice, pensez-vous que ma fille et moi nous en soyons charmés? Est-ce chose à dire dans un salon de Paris ou de Londres: «Mon beau-père était matelot.»

—Oh! les parisiens se moqueront fort de cela.

—Peut-être, surtout si vous êtes riche; mais à Londres?... Ce n'est pas tout. Vous demandez la main de ma fille, à quel titre? Votre père a tué Nelson et m'a, du même coup, enlevé la Pairie, à laquelle je pouvais légitimement aspirer si Lucius Hornsby était devenu amiral. Voilà une chose que je ne pardonnerai jamais et qu'aucun Anglais ne vous pardonnerait. Croyez-moi, cher monsieur, restons bons amis, oubliez cette idée bizarre qui vous est venue en tête, je ne sais pourquoi, et allons déjeuner. Il fait un peu froid, et l'air des bords de la Loire m'a donné de l'appétit.

—C'est toute votre réponse, monsieur? dit Quaterquem.

—C'est tout; que voulez-vous de plus? Vous n'êtes pas un enfant à qui l'on présente une dragée pour lui faire avaler une tisane amère; vous êtes un homme d'esprit et de coeur, et vous saurez prendre votre parti des maux inévitables.

—Monsieur, dit Quaterquem, j'aime miss Hornsby jusqu'à la mort, et je vous jure qu'elle n'aura pas d'autre mari que moi.

—Mon cher monsieur, vous êtes fou! Ma fille épousera Harrison.

—Elle ne l'épousera pas!

—Elle l'épousera! et pour plus de sûreté, je vais l'emmener en Angleterre dès demain.

—Emmenez-la si vous voulez; je vous suivrai et je provoquerai Hercules.

—Quel enragé! Et si vous tuez Hercule, je vous refuserai bien plus sûrement la main d'Alice.

—Je l'enlèverai. Vous ne voudrez pas faire son malheur, et vous consentirez au mariage.

—Je ne consentirai à rien; j'ai promis ma fille à Harrison, et il l'aura.

—Harrison est un sot, qui ennuiera votre fille et qui l'ennuie déjà.

—Qu'en savez-vous?

—Elle me l'a dit.

—C'est impossible! Alice sait qu'elle doit l'épouser, et elle l'aime.

—Elle ne l'aime pas!

—Elle l'aime!

—Elle ne l'aime pas! vous dis-je.

—Eh bien, l'amour n'est pas nécessaire en ménage. Alice est une fille vertueuse et bien élevée qui m'obéira volontiers.

—Elle est vertueuse et bien élevée mais elle n'obéira pas!»

Peu à peu Cornelius s'échauffait, et la discussion allait dégénérer en querelle, lorsque Quaterquem, qui s'en aperçut, tourna bride et reprit le chemin d'Orléans.

«C'est assez pour une fois, pensa-t-il; il ne faut pas faire buter ce vieil entêté.»

Au fond, il n'était pas trop découragé. Il s'était attendu et préparé d'avance à la réponse de l'Anglais, aussi ne chercha-t-il plus qu'un moyen de tourner la difficulté. En arrivant à l'hôtel, il alla trouver Hercules.

Le digne gentleman, vêtu d'une jacquette écossaise et coiffé d'une casquette sans visière, avait la grâce, la désinvolture, l'aisance et la noblesse des palefreniers anglais. Dès qu'il aperçut Quaterquem, il leva les yeux vers le plafond et parut en contempler les moulures avec beaucoup d'attention.

«Monsieur, dit Quaterquem, voulez-vous, je vous prie, vous promener un quart d'heure avec moi? j'ai à vous entretenir d'une affaire très-importante.

—Je n'ai point d'affaire avec vous, dit l'Anglais.

—C'est possible, dit Quaterquem, mais j'en ai avec vous, moi. Venez.»

Hercules le suivit, non sans peine, et tous deux allèrent se promener sur les bords de la Loire.

«Aimez-vous beaucoup miss Hornsby?» dit Quaterquem.

L'Anglais le regarda sans répondre.

«Je vois bien, continua Quaterquem, que ma question vous étonne un peu. Il faut que vous sachiez que j'aime passionnément miss Hornsby et que je veux, moi aussi l'épouser. Or M. Hornsby s'est mis dans la cervelle de vous donner la préférence, et cette idée bizarre s'est vissée si profondément dans son crâne que je ne viendrais jamais à bout de la dévisser sans votre aide. Voyons, parlez sincèrement: aimez-vous miss Hornsby?

—De quoi vous mêlez-vous? dit Hercules.

—Enfin, vous persistez à vouloir l'épouser?

—Parbleu! et je vous trouve hardi, monsieur, de me parler de ce ton.

—Quant à cela, dit Quaterquem, on parle comme on peut; l'essentiel est qu'on s'explique. En bon français, vous ennuyez miss Hornsby.

—Elle vous a chargé de me le dire?

—Pas tout à fait; mais je l'ai deviné, et j'ai cru bien faire de vous en prévenir.

—Monsieur, dit Harrison, cherchez-vous une querelle?

—Point du tout. J'ai reconnu à des signes certains que vous ennuyez miss Hornsby; de plus, je l'aime, et je lui plais....

—Vous lui plaisez!

—Je lui plais. Elle ne me l'a pas dit encore, mais c'est visible. Eh bien! je vous avertis charitablement, et dans votre intérêt, de faire une retraite honorable. Est-ce là un mauvais procédé, je vous le demande?

—Monsieur, dit l'Anglais, savez-vous que vous commencez à m'échauffer les oreilles?

—Je l'ignorais, répondit Quaterquem; mais je vous crois. Une dernière fois, renoncez-vous à épouser miss Hornsby?»

L'Anglais haussa les épaules sans parler.

«Savez-vous, reprit Quaterquem, qu'on s'est moqué de vous à Paris?»

Hercules rougit de colère.

«Quel est l'insolent qui l'a osé? s'écria-t-il.

—L'insolent, dit le Breton, c'est moi-même.»

Et il lui expliqua la mystification dont il avait été victime.

«Monsieur, dit l'Anglais, vous m'en rendrez raison.

—Allons donc! ce n'est pas sans peine, s'écria Quaterquem. Quel jour aura lieu notre rencontre?

—Demain.

—À quelle heure?

—À six heures du matin.

—Où?

—Ici même. M. Hornsby sera mon témoin.»

Les deux amis se séparèrent. Quaterquem, rentré à l'hôtel, écrivit à ses dix-sept amis la lettre suivante:

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