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Brancas; Les amours de Quaterquem

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«Orléans, 18 avril 1859.

«Chers Dix-Sept,

«Après-demain, à six heures du matin, il faut que j'envoie le noble, le sage, l'aimable Harrison dans un monde meilleur, ou que j'aille moi-même y prendre place. Croiriez-vous que ce Saxon mal élevé a le mauvais goût de ne disputer le coeur et la main de la plus belle des filles d'Albion? C'est incroyable, en vérité!

«Vous pensez bien que je suis trop sage pour me laisser tuer comme un lièvre dans un sillon; mais il faut tout prévoir. Je vous envoie sous ce pli toutes les figures, toutes les planches et toutes les explications nécessaires à la construction de mon aérostat-omnibus. Il ne faut pas que le genre humain pâtisse de mes folies. Je n'ai pas le droit d'emporter en mourant ma gloire et mon secret avec moi.

«Adieu, mes chers et bien-aimés Dix-Sept, mes seuls amours après la divine Alice. Admirez comme tout s'enchaîne en ce monde. Si je n'avais pas reçu d'argent le 15 avril, je n'aurais pas acheté le plat à barbe du grand Napoléon; si je n'avais pas eu le plat à barbe, je ne l'aurais pas cassé et je ne serais pas allé à l'Opéra-Comique; si je n'étais pas allé à l'Opéra-Comique, je n'aurais pas vu miss Alice Hornsby, fille du docte Cornelius; si je ne l'avais pas vue, je ne serais pas amoureux; si je n'étais pas amoureux, j'aurais laissé tranquille le bourru Harrison de la maison Hornsby, Harrison et Co, et finalement, je ne serais pas en danger d'être mis prochainement au Panthéon, car je compte bien, mes chers et fidèles Dix-Sept, que vous prendrez soin de ma gloire, s'il m'arrive de passer le Styx.

«Venez tous sur mon coeur.

«Vôtre, Yves QUATERQUEM.»

Notre ami passa le reste de la journée fort tristement. Alice ne parut pas au dîner et resta dans sa chambre avec la paisible Kate. Cornelius essaya de parler archéologie; mais Quaterquem ne l'écoutait pas, et bâillait impitoyablement au nez de la maison Hornsby, Harrison et Co. Quant à Harrison, il ne prononçait pas une syllabe. Le soir, comme le Breton cherchait partout un témoin pour son duel, il entra dans un café où l'armée française jouait au billard en buvant de l'absinthe, et discutant le mérite de la jeune Jenny, qui n'est pas la même que:

....Jenny l'ouvrière,

Au coeur content, content de peu.

Jenny était une aimable Solognote qui faisait le bonheur des officiers, sous-officiers et soldats du 75e de ligne, et qui jouissait à ce titre d'une grande popularité dans ce noble régiment.

De tous les officiers qui étaient dans le café, un seul ne prenait aucune part à la conversation. C'était un jeune homme à la moustache blonde, à la figure mélancolique, qui était assis les pieds appuyés sur la table, au niveau de son menton. Il fumait doucement en regardant le ciel, c'est-à-dire le plafond noirci qui était au-dessus de sa tête.

«Bon! voilà mon homme,» pensa Quaterquem.

Et il alla droit à lui.

«Monsieur, dit-il en le saluant poliment, voulez-vous me permettre de vous demander un petit service?»

Le jeune officier mit pied à terre, le regarda pendant quelques secondes, et, content sans doute de la physionomie de Quaterquem, lui répondit avec la même politesse:

«Asseyez-vous, monsieur, je vous prie, et contez-moi votre affaire.

—Monsieur reprit le Breton, voulez-vous avoir la bonté d'être mon témoin? Je me bats en duel demain matin avec un Anglais.

—Très-volontiers, monsieur. L'affaire peut-elle s'accommoder?

—En aucune façon.

—Encore mieux. Et, sans être trop curieux, pourrais-je vous demander...

—Pourquoi je veux tuer cet Anglais? Écoutez, je vous prie, et soyez juge entre nous.

—Garçon! cria l'officier, deux verres d'absinthe et des cigares. Monsieur, je suis à vous.

—L'Anglais et moi nous aimons la même femme. Or, ledit Anglais, qui est le premier en date, veut absolument l'épouser. Je l'ai prié poliment de partir. Il tient bon et ne veut pas lâcher prise. Que feriez-vous à ma place?

—Précisément ce que vous allez faire. Je le prierais de s'aligner avec moi et d'en découdre.

—Eh bien! monsieur, voilà toute la question. Avez-vous besoin de quelque autre éclaircissement?

—À quoi bon?

—Je compte sur vous pour demain matin.

—C'est convenu.»

Le lendemain les deux combattants et les deux témoins parurent sur le champ de bataille. M. Hornsby voulut réconcilier les deux adversaires et s'approcha de Quaterquem. Aux premières ouvertures de paix, l'entêté Breton se contenta de répondre:

«Cela dépend de vous. Donnez-moi miss Alice en mariage, et je réponds de tout. Au fond je ne hais pas Harrison. Qu'il s'en aille et qu'il renonce à votre fille; je vous garantis que nous serons les meilleurs amis du monde.

—Je ne veux pas payer les frais de la guerre, dit Cornelius.

—Comme il vous plaira.

—J'ai juré de ne jamais donner ma fille à un Français.

—Et moi, j'ai juré de l'épouser.

—Mais, monsieur après tout, charbonnier est maître dans sa loge. Harrison me plaît.

—Eh bien! n'en parlons plus.

—C'est mon meilleur ami.

—Tant mieux. Chargeons les pistolets.

—Ce mariage est décidé depuis deux ans.

—Chargeons les pistolets!

—Et, pour me faire manquer à ma parole, il faudrait qu'Harrison eût commis envers moi la plus horrible trahison.

—Chargeons les pistolets!

—Enfin, monsieur, quoi qu'il arrive, je ne vous reverrai jamais.

—Au nom du ciel, chargeons les pistolets!»

Cette fois il fallut céder; et les deux adversaires furent mis en face l'un de l'autre à vingt pas de distance. Harrison, favorisé par le sort, tira le premier.

La capsule, mal assujettie sur le chien, n'éclata pas.

«Goddam!» s'écria Harrison furieux.

Et il jeta son pistolet à terre avec désespoir.

Par malheur, le premier choc avait mis la capsule à sa place, le second la fit éclater; le coup partit, et si malheureusement, que la balle alla frapper le pied de Cornelius Hornsby qui regardait tranquillement le combat.

Cornelius poussa un cri de rage.

«Animal! maladroit! butor! imbécile! assassin! imbécile! âne bâté! s'écria-t-il d'abord.

Harrison se précipita vers lui pour le soutenir dans ses bras; mais le vieux gentleman, outré de sa blessure, le repoussa violemment et s'assit sur l'herbe en poussant des gémissements.

«Aïe! triple brute qui va tirer sur moi au lieu de tirer sur son adversaire! Aïe! aïe! vit-on jamais une buse pareille?

—Mais, mon cher ami..... disait le désolé Harrison.

—Toi, mon ami! double traître!

—De grâce, mon cher beau-père....

—Beau-père, moi! Ah! tu peux chercher femme ailleurs, je te le garantis; beau-père! Tu comptais sur ma succession, je parie; et tu étais pressé de m'assassiner; beau-père! Il te faut un beau-père pour tirer à la cible! Et moi qui allais donner ma fille à mon meurtrier! Grand Dieu, je vous remercie de m'avoir épargné ce remords!»

Pendant ce discours, Quaterquem et son témoin, qui avaient grand'peine à s'empêcher de rire, donnaient des soins au blessé. Harrison était immobile et comme étourdi de sa disgrâce. Il tournait et retournait dans tous les sens le fatal pistolet, et oubliait complétement le duel même qui l'avait amené sur le terrain. Malheureusement, le vieil Anglais s'en aperçut.

«Eh bien! dit-il à Quaterquem, qu'attendez-vous pour continuer l'affaire? c'est à vous de tirer; faites moi justice de ce misérable qui a voulu m'assassiner!»

Harrison reprit son sang-froid, et se posta de nouveau en face du Breton, tout prêt à essuyer stoïquement son feu; mais Quaterquem désarma son pistolet et lui tendant la main:

«Mon cher monsieur, dit-il, vous pouvez partir.

—Je ne veux pas de grâce, dit l'Anglais.

—Non, pas de grâce pour cet assassin! cria Cornelius en ôtant sa botte. Brûlez-lui la cervelle comme il faut.

—Allez au diable, vieux fou! s'écria Harrison exaspéré. Pour une balle qui se trompe de chemin et qui peut-être lui a chatouillé le pied, il fait un tapage d'enfer!

—Monsieur, dit Quaterquem à Hercules, allez-vous-en; vous ferez votre paix une autre fois. Il n'est pas en état de vous entendre.

—Je ne partirai pas, répliqua l'entêté Hercules, avant que vous ayez tiré sur moi.

—Vous moquez-vous du monde, et croyez-vous que j'aie soif de votre sang? Votre mariage est rompu et ne se renouera pas. C'est tout ce qu'il me faut. Adieu, cher monsieur; si vous voyez la reine Victoria présentez-lui, je vous prie, mes respects.»

L'Anglais s'en alla sans répondre.

«Mon Dieu, que ce pauvre garçon est mal élevé! dit Quaterquem à son témoin. Il s'agit maintenant de transporter M. Hornsby à l'hôtel.»

Ils le prirent chacun par un bras et le conduisirent, clopin clopant, jusqu'à sa chambre. Arrivé là, l'officier salua, échangea une poignée de main avec le Breton et partit.

Alice et Mme Hornsby eurent grand'peine à comprendre ce qui s'était passé, et, suivant l'usage, versèrent des larmes abondantes, ce qui consola fort le malheureux Cornelius. Dès le premier examen le chirurgien rassura les dames, et s'engagea à remettre le blessé sur pied dans un mois. Harrison, qui se tenait caché dans l'antichambre, et qui attendait timidement la réponse du chirurgien, entr'ouvrit la porte avec précaution, et, croyant le moment favorable:

«Ce ne sera rien, dit-il avec sa gaucherie habituelle. Vous avez en plus de peur que de mal.»

À ces mots, le blessé bondit si brusquement hors de son lit que l'infortuné Harrison recula.

«Plus de peur que de mal! s'écria-t-il. Bourreau, tu veux donc m'achever? Va-t'en, scélérat! va-t'en! va-t'en!»

Alice lui fit signe de sortir de la chambre et le suivit.

«Contez-moi donc, s'il vous plaît, mon cher Harrison, dit-elle, pourquoi vous cherchez querelle à M. Quaterquem?

—Je n'ai pas cherché cette querelle, dit Hercules, je l'ai subie.»

Et il répéta la conversation qu'il avait eue avec son adversaire.

«Vous êtes deux rares extravagants, dit-elle en riant; je vous pardonne parce qu'il n'y a pas eu de sang versé, mais ne reparaissez plus devant moi.

—Alice, vous m'aiderez à apaiser votre père?

—C'est impossible; il est trop irrité contre vous.

—Ou vous êtes trop prévenue en faveur de ce Français.

—Moi, dit-elle en rougissant. Où prenez-vous cela, je vous prie!

—C'est lui qui me l'a dit.

—Belle autorité? M. Quaterquem est un fat; et vous êtes un impertinent de prétendre deviner qui j'aime ou que je hais.

—Alice, je vous aime tant et je suis malheureux! Au nom du ciel, obtenez ma grâce de votre père.»

Elle garda le silence. Hercules était condamné. Il le sentit; et, sans insister davantage, il partit le soir même pour Calcutta.

Le lendemain, Quaterquem reçut de ses amis la lettre suivante:

«Homme de génie!

Laisse là les Anglais et leurs filles, et monte en wagon. Ne t'arrête pas à couper en morceaux le bourru Harrison. C'est du temps perdu, et tu te dois au genre humain. Ton invention est un coup de génie, que tous les gens du métier trouvent sublime. Ton aérostat-omnibus va dans moins d'un moins porter aux extrémités du monde la gloire de ta patrie et la tienne.

«Ne dis pas que tu manques d'argent. Cent mille francs suffisent à ton premier omnibus aérien et nous avons déjà plus de six cent mille francs à t'offrir. La somme est prête et déposée chez le notaire.

«Ce soir, immense génie à la cheville de qui n'irait pas Christophe Colomb, nous t'attendrons à la gare du chemin de fer d'Orléans.

«À toi, LES DIX-SEPT.»

Aussitôt, il se présenta chez le vieil Hornsby. Sa fille le reçut seule.

«Alice, dit-il, je vais partir à midi, et ne vous reverrai peut-être jamais. M'aimez-vous?

—Et vous? répondit-elle.

—Jusqu'à la mort.

—Eh bien, ayez confiance en moi, et revenez. Quoi qu'il arrive, je n'aurai pas d'autre mari que vous.... Mais qui vous force à partir?

Quaterquem lui montra la lettre de ses amis. Elle la lut et lui dit:

«Vous avez raison, il faut partir. Fiez-vous à moi du soin de fléchir mon père.»

Elle lui tendit la main, Quaterquem partit plein d'amour et d'espoir, et plusieurs jours s'écoulèrent sans que miss Hornsby entendit parler de lui. Pendant ce temps, le vieil Anglais guérissait à vue d'oeil, et s'étonnait du silence mélancolique de la belle Alice.

—Est-ce que tu regrettes Harrison, dit-il un jour.

—Pas le moins du monde, cher père, répondit-elle.

—Est-ce que tu t'ennuies en France?

—Encore moins.

—Veux-tu aller à Naples et voir le Vésuve?

—Non.

—Veux-tu revenir à Londres?

—Non, mon père, Londres m'ennuie.

—Ah!»

Il garda le silence, devinant la pensée de sa fille.

—Est-ce que vraiment elle aimait ce Français? pensait-il. Épouser le fils du meurtrier de Nelson, ce serait un sacrilège! Ah! que les pères sont malheureux!

Dans cette extrémité, il résolut de retourner à Londres, et partit pour Paris le soir même. Comme il arrivait, il trouva dans un journal du soir la note suivante:

«On parle d'une immense découverte qui est due au génie d'un de nos professeurs les plus distingués, M. Yves Quaterquem. C'est un ballon-omnibus qu'on dirige à volonté, et qui parcourt en peu d'instants des distances prodigieuses. La première expérience faite hier devant une commission de l'Académie des sciences, a parfaitement réussi. Jamais le génie humain n'a fait de découverte plus utile et plus belle. Adieu les diligences et les chemins de fer. En quelques heures, l'homme va faire le tour de la planète.»

Le journal tomba de ses mains et fut ramassé par Alice.

«Eh bien, dit-elle, ai-je tort de l'aimer?

—Tu l'aimes donc?»

Pour toute réponse elle lui sauta au cou et lui prodigua les plus tendres caresses. Il se laissa toucher, car, après tout, le vieil Hornsby, de la maison Hornsby, Harrison et Co, n'est pas un méchant homme, ni un père barbare, ni un calculateur maladroit, et il sait très bien que l'inventeur des ballons-omnibus ne restera pas longtemps pauvre et obscur. Or, que veulent tous les pères? S'enrichir et chercher pour leurs filles des maris plus riches qu'eux-mêmes: c'est l'Évangile de toutes les familles.

C'est pourquoi, ayant bien pesé et calculé les avantages et les inconvénients, il écrivit, le 6 mai dernier, à notre ami Quaterquem le billet suivant:

«M. Hornsby, de la maison Hornsby, Harrison et Co, a l'honneur de prier M. Yves Quaterquem de le favoriser d'une visite demain matin à onze heures.

«Son tout dévoué,

Cornelius HORNSBY.»

Quaterquem n'eut garde de manquer au rendez-vous. Vous devinez le reste. Ils se marieront le 25 mai prochain à la mairie du 2e arrondissement, à huit heures du soir. Leur bonheur est sans nuages. Dans un an, Quaterquem sera l'homme le plus illustre des deux hémisphères. Son ballon est admirable et marche à merveille. Le 26 mai, aussitôt après la cérémonie nuptiale, notre ami doit prendre, avec sa femme, le chemin de la Chine, où il arrivera le soir même, et passera dans une maison de campagne, louée d'avance, le temps de la lune de miel.



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