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Brancas; Les amours de Quaterquem

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Jamais, jamais en France,

Jamais l'Anglais ne régnera!

Et ne boira notre vin de Champagne.

—Pour moi, dit Brancas, je suis toujours étonné de la stupidité des gouvernants.

—Pas moi! interrompit Athanase. Qui est-ce qui gouverne? Les députés. Que font les députés? répondez, major.

—Ils représentent les électeurs.

—Très-bien. Or, celui qui représente doit représenter à un degré suprême ceux qui l'ont choisi pour les représenter.

—C'est clair, dit Bonsergent.

—Or, les électeurs sont idiots. C'est un aphorisme qui ne souffre pas un pli, n'est-ce pas, Brancas?

—Euh! euh! dit l'avocat.

—Bon! c'est à cause de M. Bonsergent que tu fais la petite bouche. Eh! tu sais bien que les personnes présentes sont toujours exceptées. Toi, le major et moi, nous avons du génie. Le reste est sans cervelle. Est-ce vrai, oui ou non?

—Il en est quelque chose, dit Brancas en riant.

—Parfait. Suivez bien mon raisonnement, et d'abord tendez vos verres. Un verre vide me donne du vague à l'âme.

—Plus près des bords! dit Bonsergent en avançant son verre.

—Bien parlé, major! Sur ma parole vous étiez né orateur, mais vous avez échoué par la jalousie de Napoléon, qui n'aimait pas les bavards.... Où donc en étais-je!

—Tu disais, dit Brancas, que les représentants doivent, pour bien faire, représenter à un degré suprême les représentés; c'est-à-dire, je suppose, que le député des bossus doit être bossu, et celui des boiteux, brancroche.

—Oui, c'est cela. J'ai ajouté que tous les électeurs sont idiots.

—Même ceux qui ont voté pour toi aux dernières élections?

—Ceux-là, surtout. Tire maintenant la conclusion.

—C'est facile. L'électeur est idiot, donc le député est idiot; mais que dire de celui qui, n'ayant pas été trouvé assez idiot pour obtenir au premier scrutin, les suffrages de ces idiots, s'occupe de les mériter?

—Mon cher ami, dit Athanase, je respecte la logique. C'est l'art de dire de grandes sottises qu'on aurait de la peine à trouver sans elle. Ne pousse pas trop loin cet art admirable. Maintenant je reviens à nos moutons. Tu étais étonné de la stupidité de nos gouvernants. À propos de quoi, je te prie?

—À propos du vin de Champagne.

—Qu'y a-t-il de commun entre le vin de Champagne et le gouvernement?

—Tu vas voir. Connais-tu l'économie politique?

—Oui, de réputation. Et toi?

—Intimement. Sais-tu ce que c'est qu'exporter?

—C'est, je crois, porter son vin, son boeuf ou son drap chez le voisin, et lui en faire présent moyennant beaucoup d'argent.

—Très-bien. Tu parles comme un dictionnaire de Guillaumin. Et importer?

—C'est faire le contraire.

—De mieux en mieux. Lequel est préférable, je te prie?... Major, ne le soufflez pas.

—Ma foi, dit Athanase, je suis de ton avis.

—De mon avis?

—De celui que tu vas émettre.... Major, le café est-il assez chaud?... Va toujours, je t'écoute.

—Quand tu as soif, dit Brancas, aimes-tu mieux donner ton vin à un autre et prendre son argent, ou donner ton argent et prendre son vin?

—J'aime mieux boire, répondit Athanase. Et vous, major?

—Moi aussi, répliqua Bonsergent.

—Eh bien, reprit l'avocat, nos gouvernants font justement le contraire. Non seulement ils donnent notre vin pour recevoir de l'argent et nous laissent mourir de soif, mais encore ils donnent une prime à ceux qui nous enlèvent notre vin et qui le portent aux Anglais. Est-ce juste, cela?

—C'est inique, dit Bonsergent.

—C'est vexatoire, dit Ripainsel.

—Aussi, continua Brancas, que font les Anglais?

—Je ne veux pas le savoir, dit Athanase.

—Que font les Anglais? répéta Brancas. Mes gaillards, qui sont rusés....

—Ce sont des brigands, interrompit le major.

—Et qui voient que notre vin nous gêne....

—Il ne nous gêne pas, dit Athanase.

Vive le vin,

Vive ce jus divin...

—Mes gaillards, continua Brancas sans se soucier d'être écouté, font les dégoûtés. Ils font des façons pour recevoir nos barriques. Ils se font payer des droits d'entrée....

—Auras-tu bientôt fini ton histoire? dit Ripainsel.

—Dans deux minutes.

—Allons, dit Athanase en offrant des cigares à ses hôtes, ne vous impatientez pas trop, mon cher major, et laissez parler ce bavard. Songez que Napoléon en a bien vu d'autres, à Sainte-Hélène.

—Ma conclusion, dit Brancas, c'est qu'au lieu de payer une prime à ceux qui nous enlèvent notre vin, nous devrions mettre sur leur dos tous les impôts. De deux choses l'une: ou les Anglais ont besoin de notre vin, et ils le payeront aussi cher qu'il nous plaira; ou ils sont trop ladres pour le payer, et c'est nous qui le boirons.

Amen, dit le major. Et maintenant, messieurs, permettez-moi de vous inviter à dîner chez moi mardi prochain. C'était le but de ma visite.»

Les trois convives, animés par le vin allèrent se promener dans le parc et se séparèrent quelques heures après, fort contents les uns des autres, particulièrement M. Bonsergent qu'émerveillait la docilité du Parisien.

Entre nous, le père d'une jolie fille est rarement ennuyeux.



X

Le mardi suivant, après dîner, Athanase Ripainsel, Brancas, le colonel Malaga, son fils Audinet et trois notables de Vieilleville goûtaient le frais dans le jardin du major Bonsergent, et parlaient politique selon l'usage.

«Que pensez-vous d'Abd-el-Kader? demanda le Parisien à Audinet.

—Abd-el-Kader n'a pas dit son dernier mot,» répondit le secrétaire général.

Tous les assistants furent frappés de la profondeur de cette réponse.

«Vous croyez que le père Bugeaud n'en viendra pas à bout?

—On ne sait pas jusqu'où Bugeaud peut aller!» répliqua Audinet d'un air sombre.

Les trois notables se regardèrent en souriant. Ce sourire signifiait clairement:

«Quel homme?»

Le peuple français étant de tous les peuples le moins porté à faire des sentences, est aussi celui qui les respecte le plus. Avec quelques sentences et un habit noir, le premier venu peut se faire une réputation. Le secrétaire général, médiocre, du reste, en toute autre chose, avait eu le génie de comprendre la bêtise publique et de la faire servir à son profit. Les sentences, d'où il tirait toute son autorité, avaient l'antiquité, mais non pas la gaieté des proverbes de Sancho Pança. Il s'était acquis par là, dans Vieilleville, une réputation que Siéyès et Montesquieu lui auraient enviée.

Le Parisien, ennemi des sentences, et d'ailleurs mal disposé pour le fiancé de Claudie, tourna le dos à Audinet et, par une manoeuvre habile, alla se placer auprès de Mlle Bonsergent. De son côté, Athanase Ripainsel offrit son bras à la mère de Claudie et les deux couples, à quelque distance l'un de l'autre, allèrent se promener dans la partie la plus reculée du jardin.

«Voilà un beau bracelet! dit l'avocat en regardant le bras blanc et nu de la belle Claudie.

—C'est celui que vous m'avez apporté, répondit-elle. Rita ne fait pas les choses à demi.

—C'est le présent de Mlle Oliveira? Il est d'un goût et d'un travail exquis. Vous la connaissez depuis longtemps, mademoiselle?

—Depuis l'enfance. Nous avons récité ensemble la grammaire française de Noël et Chapsal. C'est un lien que rien ne peut rompre. N'est-ce pas qu'elle est bien belle?

—Oui, dit Brancas un peu embarrassé, elle est fort aimable.

—Fort aimable! Vous ne l'avez donc pas regardée? Le préfet de Vieilleville a fait des vers en son honneur.

—Oh! c'est une raison sans réplique. Un préfet!

—Monsieur, dit Claudie en faisant une petite moue fort agréable, je vois bien que vous me prenez pour une provinciale qu'éblouit l'habit doré d'un préfet; mais vous vous trompez.

—Oh! mademoiselle! pouvez-vous croire!

—Apprenez, monsieur, que je ne me soucie nullement des préfets.

—Celui de Vieilleville est-il marié?

—Non, monsieur.

—Ah! Et il fait des vers?

—Oui, monsieur, pour mes amies.

—Et il n'en fait pas pour vous?

—Je n'en sais rien, mais j'espère que non.

—Pourquoi non?

—Parce que j'aime mieux la prose.

—Est-ce la poésie que vous haïssez, ou le poëte?

—Ni l'un ni l'autre. Je les regarde tous deux avec la même indifférence.

—Mademoiselle, dit Brancas, voulez-vous me permettre une question?

—Je permets.

—M. le secrétaire général de la préfecture fait-il aussi des vers?

—Je l'ignore; mais vous pouvez le lui demander.

—Oui, je le sais bien, mais je n'ose pas; il est si imposant!

—N'est-ce pas? dit Claudie. On dirait qu'il demande la tête des gens à qui il parle. Il porte en lui des sentences comme un pommier porte des pommes. C'est lui je crois, qui a dit que la vapeur ira plus loin qu'on ne pense.

—Diable! a-t-il mis sa tête dans ses mains pour trouver cette pensée?

—Probablement.

—J'ai peur que vous ne vous ennuyiez beaucoup.

—Pourquoi, monsieur, s'il vous plaît?

—Parce qu'il a l'air bien ennuyeux.

—Eh bien, après?

—Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Brancas en feignant d'hésiter, je viole peut-être un secret de famille.

—Quel secret de famille?

—Oh! rien. Je ne veux pas pousser plus loin l'indiscrétion.

—Poussez-la jusqu'au bout, monsieur, et dites-moi, je vous prie, le fameux secret que tout le monde paraît connaître, excepté moi.

—Vous le voulez?

—Je le veux.

—Vous n'en serez pas fâchée?

—Je vous l'ordonne.

—Eh bien! le bruit court que vous allez épouser M. le secrétaire général.»

Claudie rougit.

«Je l'ignorais, dit-elle.

—En vérité! Voyez à quoi l'on est exposé. Et vous êtes bien sûre de ne pas avoir donné votre consentement?»

Elle fit un geste d'impatience.

«On ne me l'a pas demandé, dit-elle.

—Et si l'on vous le demandait?

—Monsieur, vous êtes bien curieux.

—Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Brancas en s'excusant, d'oser m'intéresser si vivement au sort d'une personne....

—À qui vous avez sauvé la vie, interrompit-elle vivement.

—Ce n'est pas ce que je voulais dire.

—Oh! dites, monsieur, je ne suis pas ingrate, et je sais tout ce que je vous dois.

—Ainsi, vous n'êtes pas mariée?

—Non, non, mille fois non!

—Eh bien! mademoiselle, j'en suis personnellement ravi.

—Plaît-il, monsieur? dit-elle avec quelque hauteur.

—Oui, mademoiselle, reprit gaiement l'avocat, tant que vous ne serez ni mariée, ni près de l'être, il me sera permis, je crois, de vous dire combien vous êtes belle.

—Monsieur, dit Claudie d'un air réservé, voyez-vous ceci?

—Votre bras, mademoiselle? il est plus beau que le marbre.

—Ce n'est pas mon bras que je vous prie de regarder, c'est mon bracelet.

—C'est un chef-d'oeuvre, nous l'avons déjà dit. Remember.

—Oui, justement. Que veut dire ce mot?

Souviens-toi.

—Vous traduisez à merveille.

—Eh bien, monsieur, souvenez-vous.

—De quoi?

—De la fidélité que vous devez à Rita.»

Le Parisien se mordit les lèvres.

«Je ne dois rien à personne, dit-il.

—Vraiment! Vous n'êtes pas fiancés?

—Pas le moins du monde. Mon oncle, conseiller d'État, m'a présenté chez M. Oliveira, où j'ai eu l'honneur de causer une seule fois avec Mlle Rita.

—Rien de plus?

—Rien de plus.

—Que signifie donc la lettre de Rita?

—Mlle Rita vous a écrit?

—Une longue lettre où il est fort question de vous.

—Je ne me croyais pas si heureux, dit Brancas en souriant.

—Oh! ne vous enorgueillissez pas trop, monsieur. Il est vrai qu'il est fort question de vous, mais je n'ai pas dit que la lettre fît votre éloge.

—Tant pis. Et que dit Mlle Rita de son serviteur?

—C'est un mystère.

—Bon! les mystères sont faits pour être dévoilés.

—Oui, les mystères diplomatiques; mais celui-là?

—C'est donc un mystère bien mystérieux?

—Un mystère mystérieux; c'est cela même. Vous avez trouvé le mot.

—Au nom du ciel, mademoiselle, dites-moi la première syllabe du secret. Je tâcherai de deviner le reste.

—Mais, monsieur, dit Claudie, pour un homme qui n'a vu Rita qu'une fois, et qui ne lui doit aucune fidélité, vous êtes bien curieux, ce me semble?

—Oh! mademoiselle, répliqua Brancas, pouvez-vous ainsi méconnaître la pureté de mes intentions? Si je veux connaître ce secret, c'est pour vous aider à le porter.

—Je le porterai bien toute seule.

—À deux, il sera mieux gardé.

—Avez-vous lu le Coran? demanda Claudie.

—Jamais. Et vous?

—Pas davantage. C'est égal. Ouvrez-le. Verset 24, chapitre.... Ah! j'ai oublié le chapitre. Au reste, peu importe. Vous y verrez cette belle sentence:

«Si tu veux qu'on garde ton secret, garde-le toi-même.»

Au même moment, M. Audinet parut au bout de l'allée et se dirigea vers les jeunes gens.

«Mademoiselle, dit Brancas, je vous quitte; mais s'il est permis de vous parler sans porter atteinte aux droits de M. le secrétaire général, j'ose me dire, non le plus ancien, mais le plus passionné de vos amis.

Remember! lui dit tout bas Claudie avec une menace pleine de coquetterie. Je le dirai à Rita. La politique vous occupe donc beaucoup, monsieur Audinet?» continua-t-elle en s'adressant au nouveau venu.

Audinet voulut sourire et fit une laide grimace.

«Qui s'occupe aujourd'hui de politique? répondit-il. La politique est encore dans l'enfance, comme la chimie.

—Raison de plus, dit Brancas pour chercher la formule.

—Les ressources de la science sont innombrables, mais il faut laisser la science aux savants; il faut relever l'autorité.

—L'autorité de qui? demanda le Parisien. L'autorité des hommes, ou l'autorité des lois?

—Ni l'une ni l'autre. C'est le principe d'autorité qu'il faut relever.

—Hum! ceci n'est pas clair, dit Brancas.

—Ni amusant, ajouta Claudie. Monsieur Audinet, voyez donc ce bracelet, je vous prie.

—Je le vois.

—Comment le trouvez-vous?

—Trop moderne. Le beau, c'est l'antique.

—Et ce que nous faisons aujourd'hui ne vaut rien? demanda Brancas.

—Rien ou peu de chose, répliqua Audinet.

—Et dans dix siècles, ajouta Claudie, on s'arrachera nos moindres brimborions? Voilà qui est bien encourageant pour nos artistes.

—Les artistes meurent; l'art est immortel, dit Audinet d'un ton solennel.

—Ma foi, monsieur, reprit Brancas, j'ai grande envie de dire de la science ce que vous disiez tout à l'heure d'Abd-el-Kader, qu'elle n'a pas dit son dernier mot.»

Audinet lui lança un regard plein de haine. Heureusement pour la paix publique, le major Bonsergent et ses hôtes s'avançaient à la rencontre de Claudie.

«Eh bien! messieurs, dit le major, vous laissez les vieilles perruques ensemble, et vous vous cachez dans les petits coins avec les demoiselles? Que disiez-vous tout à l'heure de si intéressant? Audinet paraît tout ému.

—M. Audinet parlait de relever le principe d'autorité, répondit Brancas.

—Bigre! dit le major. Cet Audinet n'en fait jamais d'autres. Tu ne sais donc pas, camarade, ajouta-t-il en lui mettant familièrement la main sur l'épaule, qu'il n'y a rien de plus malsain après un bon dîner. Et toi, Claudie, que dis-tu de l'autorité?

—De l'autorité des préfets?

—Oui.

—Je n'en pense rien.

—Et de celle de leurs secrétaires généraux?

—Pas davantage.

—Et de celle des parents sur leurs enfants?

—Qu'elle est contre nature.

—Et de celle des enfants sur leurs parents?

—Qu'il n'est rien de plus beau.

—Admirablement parlé, ma chère enfant. Voilà justement l'opinion des préfets sur leur propre autorité. Juge si leurs administrés doivent être contents. Laissons cela, et venez ici, monsieur le Parisien. Nous allons, si vous le voulez bien, reprendre notre petite leçon d'horticulture.»

Il fallut quitter Claudie et suivre le major. Brancas, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, suivit tristement son professeur. La jeune fille et le secrétaire général restèrent seuls. Il y eut un moment de silence. Chacun d'eux sentait l'approche d'une crise.

Audinet n'était pas un amoureux vulgaire. La beauté de Claudie, qui était vraiment ravissante, le fascinait, son esprit hautain lui plaisait, l'orgueil de la jeune fille était une garantie de sa vertu, et l'ambitieux voyait en elle un instrument nécessaire à sa fortune. Il est tant de femmes qui gênent leurs maris au lieu de les seconder!

Le secrétaire général regarda Brancas que le major emmenait et dit à Claudie:

«Je ne sais pourquoi ce monsieur me déplaît.

—Je le sais bien, moi, répondit-elle.

—Dites-le-moi.

—Parce que vous êtes malveillant.

—Qui? moi!

—Oui, vous!... Qui aimez-vous, hors vous-même?

—Tout le monde et vous en particulier, mademoiselle.

—Je vous suis bien obligée.

—Oh! très-peu! dit galamment Audinet. Cet amour est si involontaire!

—C'est donc de l'amour?

—Vous le savez bien, cruelle!

—Moi je ne m'en doutais pas, je vous jure. À quoi reconnaît-on l'amour, s'il vous plaît?

—Claudie! s'écria Audinet.

—Monsieur! reprit-elle.

—Je vous aime, votre père le sait et l'approuve; le mien vous regarde déjà comme sa fille; voulez-vous être ma femme?»

Claudie garda le silence.

«Vous ne répondez pas?

—Puis-je répondre? répliqua la jeune fille. Vous me tirez une déclaration à brûle-pourpoint, comme un coup de pistolet, et vous voulez qu'on vous réponde dans la même minute. Cela n'est pas raisonnable. Laissez aux gens le temps de réfléchir.

—Est-ce qu'on réfléchit quand on aime?

—Oui, mais quand on n'aime pas?

—Qui vous aimera, Claudie, si ce n'est moi?

—Mon Dieu! je vous crois; mais prenez patience et laissez-moi consulter ma mère.

—Votre mère y consent.

—Eh bien, laissez-moi me consulter moi-même.»

Il y eut un instant de silence. Claudie, qui n'aimait pas Audinet, ne se hâtait pas de se prononcer et ne voulait ni l'encourager ni le décourager. Celui-ci, de son côté, réfléchissait, et commençait à soupçonner Brancas de n'être pas étranger à cette résistance inattendue. La situation devenait très-embarrassante. Tout à coup Audinet rompit le silence.

«Avez-vous remarqué la figure de cet avocat? dit-il.

—Non.

—Sa physionomie est effrayante.

—Effrayante! et pourquoi?

—Elle annonce un naturel pervers.

—Tant pis, car c'est un assez joli garçon. Est-ce que vous êtes physiologiste, par hasard?

—Je le suis.

—Et la physiologie dénonce sa perversité?

—Elle la dénonce, dit gravement Audinet.

—À quoi le voyez-vous?

—C'est le secret de la science.

—Mystère incompréhensible! dit Claudie en riant. Vous me faites frémir.

—Vous riez!

—Oui, j'ai l'audace de rire.

—Avez-vous vu Lacenaire, mademoiselle?

—Lacenaire? non, jamais.

—Eh bien! regardez cet avocat; c'est son vivant portrait.

—Je remarque, dit Claudie, que tous ceux qui vous déplaisent ressemblent soit à Lacenaire, soit à Castaing, soit à Papavoine, soit à quelque autre aimable brigand.

—Quel intérêt aurais-je à le décrier?

—Je ne sais; mais, du premier coup, le comparer à Lacenaire, c'est bien fort!

—Je n'ai pas dit que ce fût un scélérat.

—Non, mais vous dites que c'est le vivant portrait de Lacenaire. De là à dire qu'il a tué son père et sa mère, la distance n'est pas grande. Défaites-vous, mon cher monsieur, si vous voulez me faire plaisir, de cette mauvaise habitude de médire du prochain.

—Que vient-il faire ici? demanda Audinet irrité de ce petit sermon.

—Qui? Il.

—Votre avocat.

—Mon avocat, puisqu'il vous plaît de l'appeler ainsi, vient voir mon père à qui il a eu le bonheur de rendre service en sauvant la vie de sa femme et de sa fille. Permettez-moi de vous quitter un instant. Ces messieurs prennent leurs chapeaux et vont partir.»

Audinet resta seul et de fort mauvaise humeur. Claudie arriva assez à temps pour entendre les dernières paroles du major à Brancas.

«C'est en pleine terre, disait Bonsergent.

—À la fin d'avril, répliquait le Parisien.

—Oui ou bien au commencement de mai, dans des trous.

—De quel diamètre?

—De cinquante centimètres.

—À quelle distance l'un de l'autre?

—Entre quarante et quatre-vingt-dix centimètres.

—De quoi parlez-vous? demanda Claudie.

—Du melon, mademoiselle, répondit Brancas. Le melon, melon cucumis, genre concombre, famille des cucurbitacées, est l'ami de l'homme.

—Et l'homme est l'ami du melon, répliqua Bonsergent. Prenez-moi un bon cantalop, semez-moi ses graines dans des pots remplis de bon fumier, recouvrez-moi cela d'une terre meuble, c'est-à-dire labourée, pétrie, concassée avec soin, arrosez-moi le tout, couvrez-le d'une cloche pour le garantir du soleil, et vous m'en direz des nouvelles.

—Mademoiselle, dit Brancas, monsieur votre père est un puits de science.

—Puisez toujours, jeune homme, répliqua Bonsergent, et ne craignez pas de tarir la source.»

À ces mots, Ripainsel et le Parisien prirent congé de leurs hôtes, et montèrent dans un tilbury que conduisait Athanase. Brancas était plongé dans une profonde rêverie.

«Il faut avouer, dit Ripainsel, que j'étais né pour jouer les rôles de confidents.

—Aimerais-tu mieux jouer les tyrans que les confidents?

—Les tyrans, non; mais les jeunes-premiers.

—Qui t'en empêche?

—Toi, parbleu! qui me jettes Mme Bonsergent sur les bras, et qui prends la fuite.

—La conversation a dû être intéressante?

—D'un intérêt palpitant, comme disent les réclames. Élodie m'a raconté ses malheurs.

—Pauvre femme!

—Oh! oui, pauvre femme! C'est un récit à faire dresser les cheveux sur la tête.

—Bon! Rien n'est plus agréable que de sentir ses cheveux se dresser en bonne compagnie. C'est marque qu'on n'est pas chauve. La lune sort des nuages et éclaire la vallée sombre. Voici de bons cigares, le cheval va de lui-même et connaît sa route. Tout se tait, c'est à peine si l'on entend cette délicieuse harmonie des sphères qui faisait pâmer Pythagore. Commence ton récit; j'écoute.

—Tu sauras d'abord, dit Athanase, qu'Élodie est d'illustre naissance.

—Je m'en doutais.

—Son père, qui fut chapelier, avait l'âme d'un roi.

—D'un roi en fonctions ou d'un roi détrôné? Les rois détrônés sont ordinairement de fort méchante humeur.

—Il avait l'âme d'un très-grand roi, une âme noble et belle. Sa mère....

—La mère du roi?

—Non. La mère d'Élodie, belle comme Vénus, sage comme Minerve, poétique comme Apollon....

—.... Filait comme Arachné?

—Non c'était une médiocre fileuse, mais une parleuse de premier ordre.

—Tant pis. La soupe ne devait pas être bonne.

—Que parles-tu de soupe, âme grossière et livrée aux appétits des sens? La mère d'Élodie ne sut jamais de quoi se faisait la soupe.

—Je plains le chapelier, dit Brancas.

—Or, continua Ripainsel, cette mère accomplie ne souffrit pas que sa fille fît oeuvre de ses dix doigts; d'où il suit qu'elle comprit de bonne heure que le lot du sexe barbu était d'apporter à boire et à manger au sexe timide, lequel, en échange, consentait à recevoir avec bonté les hommages du dit sexe barbu: Cela dura trente ans, pendant lesquels le sexe barbu, comme tu penses, ne faisait pas queue à la porte d'Élodie.

—Elle te l'a dit?

—Non; mais je l'ai deviné. Dieu merci, ce n'était pas difficile. On sait assez ce que signifient ces amours trompées, ces espérances déçues, ces soupirs, ces yeux levés au ciel. Ce n'est pas tout d'ailleurs. J'ai des faits plus positifs.

—Des faits!

—Quel héros c'était?

—Qui? Le major Bonsergent?

—Il est bien question de Bonsergent! Je te parle de ce hussard qui fut tué à Waterloo....

—Quel hussard?

—Celui d'Élodie, qui unissait la grâce à la force, le génie à la beauté, et qui n'ignorait pas le respect qu'on doit aux dames. C'était un homme, celui-là!

—Et nous, qui sommes-nous donc?

—Des gens mal élevés, je suppose.

—Continue. Ton récit m'intéresse.

—Après dix ans passés à pleurer le hussard, Bonsergent se présenta....

—Et fut accepté d'emblée? dit le Parisien.

—Que de larmes versa la triste Élodie avant d'unir son sort à celui de cet homme vulgaire! Mais quoi! Le chapelier ordonnait. Par piété filiale, elle obéit.

—Triste victime!

—Oh! oui, triste victime! Le chapelier n'eut pas plutôt passé l'onde du Styx qu'on ne repasse plus, irremeabilis unda, comme dit Virgile, que l'affreux Bonsergent dévoila toute sa perfidie.

—Je t'avertis, dit Brancas, que tu ménages trop tes effets de scène. Tu prends des temps comme un acteur, et le public finira par te tourner le dos.

—Patience! dit Athanase. La patience, c'est la force continuée. En deux mots, la dame s'est fort ennuyée, et je la soupçonne d'écrire en secret ses mémoires pour servir à l'instruction et à l'édification de son sexe.

—Voilà ce qu'elle t'a conté pendant une heure et demie?

—Oh! mon Dieu, oui. Je croyais entendre Esther raconter à la jeune Élise comment, avec la protection du Dieu d'Israël, elle parvint à devenir l'une des cinq cents femmes du sultan Assuérus, et je repassais involontairement tous les récits fameux des vieilles tragédies.... Or çà, j'espère que tu as été plus heureux que moi?

—Oui, Bonsergent m'a donné de bons conseils sur la culture des melons.

—Ne fais donc pas le réservé. Tu as vu Claudie?

—Mon cher ami, dit Brancas, es-tu capable de garder ton sérieux pendant quelques instants?

—Toute l'éternité, s'il le faut.

—Et bien, je l'aime.

—Toi! Effectivement, il n'y a pas de quoi rire.

—N'est-ce pas? à la veille de mon mariage!

—Ma foi, ce serait bien plus triste le lendemain.

—Que faire?

—Te voilà bien embarrassé! Aime-la quinze jours si tu veux, et cela se passera. C'est une petite fièvre qui n'a rien d'inquiétant et qu'il faut traiter par les sédatifs.

—Mauvais plaisant!

—Parbleu! je ne vois pas là de quoi s'arracher les cheveux. Claudie est charmante, et tu fais preuve de goût.

—N'est-ce pas qu'elle est belle? dit l'avocat.

—Oh! ravissante, répliqua Ripainsel.

—Crois-tu qu'elle aime cet Audinet?

—Qui sait! On voit tant de rencontres bizarres! Audinet est un homme, après tout.

—Lui, un homme! c'est un babouin.

—Mon ami, dit Athanase, la douleur t'égare. Audinet n'est pas un babouin, c'est un vilain animal, je l'avoue; il est d'une capacité médiocre, mais il est homme et secrétaire général, et, ce qui vaut mieux encore, il est le fils du colonel Malaga. Or, tu sauras qu'il n'est personne à Vieilleville qui ose déplaire au terrible colonel. Quiconque l'a fait, s'en est toujours repenti.

—Je me moque de tous les Malaga du monde. Ce colonel est fait de chair et d'os, je suppose?

—Oui, mais sa chair et ses os sont taillés dans l'acier le mieux trempé. Il est homme à tuer pour une épingle, pour un salut manqué, pour un sourire douteux. Après 1815, il était la terreur des officiers de la garde royale.

—Diable! voilà qui met le comble à mon amour.

—Tu vas faire la cour à Mlle Bonsergent?

—Pourquoi non?

—Et t'en faire aimer?

—Si c'est possible.

—Jupiter aveugle ceux qu'il veut perdre.

—Jupiter se soucie très peu de mes affaires. Quant au colonel, je l'engage à ne pas faire le méchant, car je retroussais fort bien, dans l'occasion, ma robe d'avocat et mes manches, et tu verrais une belle bataille.

—Est-ce que tu sais manier une épée?

—Oui.

—Et un pistolet?

—Encore mieux.

—C'est égal, sois prudent, et si tu vois venir Malaga sur le trottoir de droite, prends le trottoir de gauche; cède-lui le haut du pavé, ne lui épargne pas les saluts, et ne te fais pas embrocher comme une mauviette.

—J'y veillerai.

—Un mot encore. Avant toute chose, gagne-moi mon procès et fais-moi rendre l'héritage du vieux Caïus-Gracchus Ripainsel, mon oncle vénéré; car il n'est pas juste que je pâtisse de tes fredaines.

—Tu auras tes deux millions et le plaisir de voir donner une leçon à ce vieux rodomont».

En même temps, les deux amis entraient dans la cour du château.



XI

Un domestique remit à Brancas une lettre de son oncle; il la lut sur-le-champ, et frappa du pied avec impatience.

«Qu'as-tu donc? demanda Ripainsel.

—Une tuile sur la tête! Ah! que la divine Providence est dure aux pauvres gens! Écoute ceci:

«Mon cher ami,

«Tout est conclu. La dot est d'un million. Oliveira te trouve charmant. Miss Rita ne dit mot et ne paraît pas moins bien disposée. Ton bonheur est assuré. Oliveira s'engage à donner sa démission à la fin de l'année. Il a parole du ministre d'être pair de France à cette époque. Pour un ancien marchand de cuirs, c'est assez joli. Ma future nièce a de l'esprit, du bon sens, et, ce qui est plus précieux que tout, elle a le romanesque en horreur. Ta tante la trouve admirable. Allons, tu as le pied à l'étrier, monte à cheval et galope.

«Oliveira et sa fille vont passer deux mois à Vieilleville pour faire dîner les électeurs. Je n'ai pas besoin de te recommander l'assiduité. Une fille de ce caractère et une dot d'un million ne se trouvent pas dans le pas d'une mule.

«Adieu, mon cher ami; mille prospérités.

«GRAINDORGE.»

—Suis-je assez malheureux? dit l'avocat.

—Toi! répliqua Ripainsel, tu es né coiffé. Rita et un million, et monsieur se fait prier, monsieur fait le difficile. C'est à hausser les épaules, parole d'honneur.

—Et Claudie?

—Ton amour s'en ira comme il est venu, en une soirée. À première vue, tu t'enflammes, et tu te crois pris pour l'éternité.

—Diable d'oncle! s'écria Brancas. De quoi se mêle-t-il?

—Ton oncle est un sage, dit Athanase, et toi un écervelé, malgré tes épais favoris et ton air d'homme grave. Il sait qu'on ne vit pas seulement d'amour et d'eau fraîche, mais de bon potage, comme dit le bonhomme Chrysale; il te sauve, sans le savoir, des griffes du vieux Malaga, et il te donne pour femme la plus délicieuse Rita, qui jamais ait vu le jour, soit à Paris, soit à Vieilleville.

—Mon ami, dit Brancas après un long silence, c'en est fait, je l'aime.

—Qui? Rita?

—Non, Claudie.

—Tu fais une sottise.

—Je m'en moque.

—Et tu t'en repentiras.

—Soit. Je m'en repentirai, mais je l'aime.

—Ah! dit Athanase, si je n'avais pas fait concurrence au père Oliveira dans les dernières élections!

—Achève.

—Eh bien! je ferais ma cour à Rita, qui vaut une vingtaine de Claudies.

—Fais-la, tu me rendras service.

—Bien vrai?

—Je te le jure!

—Eh bien! présente-moi à la première occasion.

—C'est convenu. Et toi, aide-moi à bourrer cet Audinet qui m'agace cruellement les nerfs.

—Quoi! vraiment! tu veux épouser Claudie?

—Je n'en sais rien, mais je veux chasser l'Audinet.

—Qu'il soit fait suivant ta parole! dit Athanase.

L'avocat se coucha fort agité. La pensée des obstacles qu'il aurait à surmonter excitait son ardeur, car les âmes nobles et courageuses n'aiment pas à triompher sans péril; mais il se voyait prêt à sacrifier tous ses rêves à l'amour, et, pour un ambitieux, c'était un cruel sacrifice. Avant d'épouser Claudie, avant même de savoir s'il en serait aimé, il fallait désavouer son oncle, rompre avec Oliveira, et se fermer probablement le chemin de la députation de Vieilleville. Cependant, il n'hésita pas un instant, et, prenant la plume, il écrivit à son oncle la résolution qu'il avait prise, en le priant de dégager sa parole. Ce devoir accompli, il se coucha, et dormit assez bien, bercé dans des rêves d'azur et d'or. La belle Claudie, impératrice des îles Fortunées, lui offrait son trône et sa main.

Athanase, de son côté, rêvait à Mlle Oliveira. Ce n'est pas qu'il fût au fond de l'âme ni très-ambitieux ni très-amoureux. Non. La députation lui semblait être le complément naturel et nécessaire de son château, de ses cinquante mille livres de rente et du bien-être qui l'entourait. Comme il avait toujours été heureux, il était optimiste. Il aimait son ami, mais il n'oubliait pas le soin de ses intérêts, et il voyait avec plaisir cet amour naissant qui allait brouiller Brancas avec le père Oliveira. De plus, Rita le séduisait avec sa grâce toute parisienne, et le gentilhomme campagnard n'avait pu rester insensible à sa beauté. Que Brancas épousât ou non Claudie, il s'en souciait peu, pourvu qu'il pût lui-même approcher de la belle Rita, et satisfaire en même temps deux passions de force égale, la passion d'épouser une femme aimable et la passion de représenter le peuple français.

Pendant ce temps, la famille Bonsergent était réunie en conseil et délibérait sur les plus graves questions. Lorsque Claudie, tenant à la main une bougie, s'approcha de son père pour l'embrasser, suivant l'usage de chaque soir, et se retirer dans sa chambre, le major la retint par la main et la fit asseoir à ses côtés.

«Ma fille, dit Élodie d'un ton solennel, reste un moment; il s'agit de ta destinée.

—Ma chère enfant, dit le major, es-tu heureuse?

—Assurément, papa, répondit-elle, étonnée de cet exode et commençant à deviner ce qu'on allait lui dire.

—S'il se présentait un bon mari, sage, prudent, avec une belle fortune, une belle position sociale et un nom honorable, qui voulût vivre avec nous, et qui fût notre ami, que ferais-tu?

—Je ferais, dit Claudie, ce que vous auriez jugé convenable.»

Le major l'attira doucement sur ses genoux et l'embrassa.

«Il est trouvé, dit-il. C'est notre ami Audinet.»

Claudie, qui s'attendait à ce nom, ne put cependant s'empêcher de se mordre les lèvres.

«Eh bien, qu'en dis-tu? demanda Élodie.

—Moi, maman je n'en dis rien.

—Et qu'en penses-tu?

—Pas davantage.

—Diable! dit le major entre ses dents, cela va mal... Comment! tu n'as pas d'opinion sur un homme que tu vois tous les jours!»

Claudie garda le silence.

«Est-ce que tu ne veux pas te marier?

—Je n'ai pas dit cela, papa.

—N'est-ce pas un homme intelligent?

—Assurément, quoique son esprit consiste surtout à médire du prochain.

—Son père lui donnera deux cent mille francs le jour de son mariage.

—Eh! papa, n'avons-nous pas de quoi vivre?

—Il sera préfet ou député à son choix.

—Tant mieux pour la France.

—Il est estimé de tout le monde.

—Pas trop, dit Claudie, qui fut heureuse de trouver ce prétexte, et voilà ce qui me fâche.

—Hum! hum! dit le major, le temps est à l'orage.»

Au fond du coeur, il était de l'avis de sa fille. Un homme tant de fois souffleté lui semblait un gendre médiocre; mais, comme beaucoup d'honnêtes gens, avec un égoïsme assez naturel, il s'étourdissait volontairement sur l'insolence et la lâcheté d'Audinet, et voyait, avant tout, dans ce mariage, la certitude de garder sa fille près de lui et de plaire à son ami Malaga.

Cependant l'attaque de Claudie était si directe qu'il n'osa insister. Par malheur, Mme Bonsergent, fort engouée d'Audinet, qui divaguait avec elle pendant des heures entières sur des subtilités de métaphysique, et flattée d'entendre vanter son génie par le secrétaire général, prit vaillamment la défense de son favori.

«Mademoiselle, vous êtes une sotte, dit-elle tout d'abord. M. Audinet est un homme de la plus haute intelligence et du plus grand avenir. Peut-être ne le trouvez-vous pas assez beau?

—Ma foi, dit bonnement Claudie, je n'y pensais pas, mais, puisque tu m'en parles, je t'avouerai qu'il est plus laid qu'une chenille.

—Comme une chenille, c'est le mot, répéta le major en éclatant de rire.

—Bon! encouragez-la dans sa désobéissance, répliqua d'un ton amer Mme Bonsergent.

—Je ne l'encourage pas, dit le major.

—Mais, dit Claudie, je n'ai pas à désobéir; vous ne m'avez rien ordonné.

—C'est vrai, cela, dit Bonsergent, qui voulut mettre fin à la discussion et surtout ne pas attrister sa fille. Elle est libre de ses actions.

—Le devoir d'une mère, dit Élodie avec solennité, est de préparer l'avenir et le bonheur de sa fille. Il faut que la prévoyance d'une mère supplée à l'aveuglement de ses enfants. Il faut...

—Il faut que tu te taises, interrompit Bonsergent d'un ton ferme et sans réplique. C'est assez causé d'affaires pour ce soir. Nous ferions prendre ce pauvre Audinet en grippe à Claudie. En attendant, qu'il vienne ici comme à l'ordinaire, et tu le recevras de ton mieux.

—Oh! de grand coeur, dit la jeune fille, pourvu que cela ne m'engage à rien.

—Bonsoir, mon enfant, dit le major; va dormir. Et toi, ma femme, fais-moi préparer un lait de poule, car j'ai gagné un mal de gorge au jardin ce soir.»

Mme Bonsergent sortit et appela la servante.

«Catherine! Catherine!»

Personne ne répondit.

Élodie cria plus fort:

«Catherine!

—Elle est couchée, sans doute, dit le major. Laisse-la dormir.»

Mme Bonsergent entra dans la cuisine où se trouvait le lit de Catherine, et vit que le lit était vide. Au même instant, Catherine accourut précipitamment, les joues et les oreilles rouges, et les cheveux à demi dénoués. C'était une jeune fille assez belle et très-bien faite.

«D'où venez-vous? demanda Mme Bonsergent, et que faites-vous dehors à onze heures du soir?»

L'apostrophe était foudroyante. À onze heures, en province, tous les gens paisibles dorment du plus profond sommeil. Cependant Catherine répondit avec assurance:

«Madame, j'étais au fond du jardin et je fermais la porte du kiosque.

Sa maîtresse la blâma sévèrement de n'avoir pas fermé plus tôt cette porte, et toutes deux se hâtèrent de préparer le lait de poule du major.

Pendant ce temps, M. le secrétaire général de la préfecture sortait tranquillement du jardin au moyen d'un passe-partout, présent d'amour de la tendre Catherine.

Cette petite scène de la vie intime, qui se renouvelle souvent en province, devait avoir sur la suite de cette histoire et sur le sort de la belle Claudie la plus tragique influence.

Un matin, M. Graindorge conseiller du roi Louis-Philippe en son conseil d'État, commandeur de la Légion d'honneur et de l'Aigle noir, grand-croix de l'ordre de Charles III, et officier de celui d'Isabelle la Catholique, déjeunait tête à tête avec sa femme et décachetait rapidement ses lettres, lorsque l'écriture de son neveu attira plus particulièrement son attention. Il se hâta de lire la lettre et la jeta sur la table avec colère.

«De qui?» dit sa femme.

C'était une Anglaise laconique, sèche comme les vieilles femmes de son pays, laide et sans enfants, dont la dot avait triplé la fortune de son mari. Rousse, du reste, avare et revêche, elle jouissait dans son ménage d'une influence toute-puissante.

«De cet écervelé de Brancas, répondit le conseiller d'État.

—Quelle nouvelle?

—Lis.

Vieilleville, mai 1845.

«Vous avez trop réussi, cher oncle. Je n'accuse que moi-même de ma mésaventure, mais il faut rompre à tout prix. Courez, je vous en conjure, chez M. Oliveira, et dites-lui.... non, ne lui dites rien. J'aime une fille adorable, une perle de beauté, un ange, une péri, tout ce qui vous plaira, mais j'aime. Son père est un vieux soldat de Napoléon, sa mère est une ancienne jolie femme; mais elle! oh! elle! c'est une fleur, c'est un bouton de rose, c'est une grâce, c'est.... tout ce qu'il faut pour devenir votre nièce. M'aimera-t-elle? Voilà la question. Un orang-outang, à demi préfet, la garde à vue comme les muets du sérail. Le monstre la convoite, mais la divine Providence ne permettra pas que le crime s'accomplisse, et, au besoin, mon bras aiderait la Providence.

«Bonsoir, cher oncle. Je tourne au mélodrame; c'est vous dire jusqu'où va mon amour. Adieu, adieu. Je vous quitte pour penser à ma Claudie.

«Mettez-moi aux pieds de mon adorable tante, et soyez indulgent pour ma folie. Il est si rare et si doux de perdre le sens pour ce qu'on aime. J'en ferai quelque jour, s'il n'est déjà fait, un opéra sous ce beau titre: Il pazzo der amore. Le Fou par amour, pour faire pendant au chef-d'oeuvre de Cimarosa. Ô Claudie, étoile populaire, axe du monde, mon coeur est à toi.

«Adieu, oncle chéri. Si vous la voyiez, vous voudriez être neveu.

«À vous,

«BRANCAS.»

—Eh bien? dit Graindorge après la lecture.

—Eh bien?

—Est-il assez fou?

—Trop.

—Que faire? Je ne puis aller chez Oliveira et lui dire: mon cher, je me suis trompé. Cela n'est pas admissible. Que le diable emporte sa Claudie!

—Une petite provinciale!

—Un bouton de rose!

—Quelque sotte!

—Une perle de beauté!

—Voilà ma commanderie à bas!

—Est-ce que tu vas consentir à ce sot mariage?

—Il le faut bien. Il a passé l'âge des lisières.

—Il faut le déshériter.

—Tu ne le connais pas, répliqua l'oncle. Il ne tient pas à l'argent, et toutes les successions du monde ne le feront pas changer d'avis. Il va manquer par sa faute le plus beau mariage du monde.

Oliveira n'est pas embarrassé de sa fille. Rita est femme d'esprit; elle mènera très-bien la barque de son mari.

—Rien n'est perdu, dit l'Anglaise. S'il est amoureux, c'est de fraîche date, car il n'en parlait pas le jour de son départ. Ce feu de paille se consumera et s'éteindra tout naturellement. Traîne l'affaire en longueur. Suis Oliveira, qui t'a invité à voir sa maison de Vieilleville; tu sonderas le terrain, tu verras toi-même sa Claudie. Il faudrait être bien malheureux ou bien maladroit pour ne pas lui trouver quelque défaut ou quelque vice.

—Rédhibitoire!

—Voilà, dit sèchement l'Anglaise, une plaisanterie de gentilhomme ou de palefrenier que le conseil d'État ne devrait pas connaître.»

Graindorge s'inclina humblement. Il courut chez Oliveira, se hâta de se faire inviter, et cacha soigneusement le but de son voyage.

Trois jours après, M. Oliveira, sa fille et Graindorge partaient pour Vieilleville. Oliveira pensait à ses électeurs, Graindorge à sa commanderie, et Rita à son mariage. Cette dernière n'était que curieuse de revoir son fiancé. Brancas ne lui déplaisait pas, mais c'est un phénomène connu au moral, comme au physique, que les fluides de même nature se repoussent et que les fluides contraires s'attirent. L'avocat et la jeune Parisienne étaient tous les deux trop spirituels, trop raisonnables et trop civilisés pour s'accrocher fortement. Entre deux corps parfaitement ronds, il y a trop peu de points de contact. De là vient que certains ménages, composés d'ailleurs de deux individus, homme et femme, parfaitement aimables, sont médiocrement heureux et médiocrement unis. Saint Pierre ne put jamais s'accommoder de Saint Paul, bien qu'ils fussent saints tous deux au même degré.

Quand les trois voyageurs entrèrent à Vieilleville, toute la ville était en rumeur. On devait plaider le lendemain le fameux procès pour lequel Ripainsel avait fait venir son ami. Deux partis s'étaient formés, comme il arrive dans toutes les causes de ce genre, et soutenaient, l'un la validité du testament et les droits de la communauté de P***, et l'autre les droits de Ripainsel. La politique s'en mêlait. Le journal de l'évêché ne tarissait pas sur l'éloge de ces saintes femmes qui avaient renoncé au monde pour ne relever que de Jésus-Christ; c'étaient les soeurs des pauvres, les mères des orphelins, les anges de Dieu sur la terre. Allait-on dépouiller encore l'Église catholique, si honteusement pillée en 1789, et achever l'oeuvre sacrilège des révolutionnaires? Et pour qui, grand Dieu! violer ce testament? Pour ajouter au luxe et à la richesse de l'un des hommes les plus riches de tout le pays, pour entretenir des chevaux et peut-être pis que cela. Ce dernier point n'était pas clairement exprimé, mais on l'entendait du reste.

De son côté, le journal de l'opposition, ami de Ripainsel, qui était le plus riche actionnaire du journal, déclamait vigoureusement contre les envahissements du clergé, et citait Grégoire VII qui déposait les rois, Alexandre VI qui empoisonnait ses propres cardinaux, et tous les mauvais prêtres dont l'histoire a parlé. Pour qui ces trésors arrachés à l'aveugle piété des mourants? Pour les jésuites, pour les évêques, pour les congrégations de toutes sortes. Rien n'était plus éloquent que ce rédacteur tempêtant pour son actionnaire.

Seul, le journal de la préfecture gardait le plus profond silence et enrageait tout bas de ne pouvoir prendre part à la bataille. Tout n'est pas roses dans le métier de journaliste officiel. Comment avoir un avis quand le préfet n'en a pas? Ce serait une impiété. Or, le préfet, bon homme d'ailleurs, et assez embarrassé de son rôle, n'était occupé que de vivre en bonne harmonie avec tout le monde, de peur d'être en butte aux foudres du National.

Oliveira eut grand'peine à pénétrer chez le président du tribunal, qui distribuait à son gré ou refusait les billets d'entrée. On faisait queue chez lui comme au bureau d'un théâtre.

C'était un grand vieillard, à la parole lourde et indistincte, bredouillant, ânonnant, ne comprenant rien, honnête homme du reste et incapable de faire tort à son prochain. Le hasard, et une fortune dont l'origine se perdait dans la nuit des temps, l'avaient fait nommer président; l'inamovibilité l'avait maintenu sur son siège, et l'usage s'opposait à ce qu'on lui donnât sa retraite. Cette espèce de magistrats n'est pas la plus mauvaise; ils valent bien les gens plus subtils qui cherchent moins le sens de la loi qu'une opinion singulière et paradoxale, et qui s'entêtent d'autant plus volontiers dans cette opinion qu'elle n'appartient qu'à eux seuls. Entre un juge trop subtil et un juge qui l'est trop peu, le plaideur est fort embarrassé.

Le président se leva dès qu'il vit entrer le député, et le fit asseoir.

«Mon cher président, dit Oliveira, je venais vous demander trois places.

—Je n'en ai plus, interrompit le vieillard.

—Pour ma fille?

—Oh! c'est une autre affaire. Je lui céderais mon siége plutôt que de lui refuser quelque chose.... C'est donc un bien grand avocat, continua-t-il, que ce M. Brancas?

—C'est une merveille, dit Oliveira qui crut devoir faire l'éloge du futur époux de Rita.

—Pantaléon, ce jour est un beau jour pour toi, dit la présidente, jusque-là tapie et silencieuse dans un coin de la salle. Faut-il faire repasser ta cravate blanche?

—Fais, ma chère Léonide, répliqua-t-il avec une certaine majesté.

—J'espère, ajouta-t-elle, que ce M. Ripainsel recevra sur les doigts, et qu'il laissera désormais tranquilles nos bonnes soeurs de P...

—J'espère, dit Pantaléon en bégayant, que Caton d'Utique, s'il vient par hasard à l'audience, sera content de moi. Va faire repasser ma cravate, va Léonide.»

Léonide sortit en grognant un peu.

«Ah! monsieur, dit le président à Oliveira qui souriait, un pauvre homme a bien de la peine à faire son métier en conscience. Ma femme et mes cinq enfants ont pris parti, trois contre trois, dans cette affaire, et m'ennuient tout le jour de leurs exhortations à bien faire, c'est-à-dire à juger en faveur de leurs protégés. C'est un vacarme à ne pas s'entendre. Heureusement, je suis à moitié sourd, et le partage égal des voix dans ma famille maintient ma neutralité.»

Oliveira sortit avec ses trois billets qui lui assuraient des places réservées derrière les juges. Vieilleville, où les événements sont rares, était tout ému de l'espoir d'entendre un de ces fameux avocats de Paris auxquels les journaux font un piédestal. De toutes les parties du département, de nombreuses députations d'oisifs s'étaient donné rendez-vous à l'audience, et l'on s'attendait, vu la renommée de Brancas, à des effets de scène merveilleux. Son adversaire, venu de Paris, lui aussi, était un homme illustre à qui il n'a manqué peut-être, pour égaler les plus grands orateurs, que de défendre une cause plus sympathique à la nation française. C'était le plus brillant représentant du parti légitimiste.

Dès le soir même, Brancas reçut la visite de son oncle, mais il ne fut question ni d'Oliveira ni de sa fille dans la conversation. Le conseiller d'État sentait assez la nécessité de ne troubler, par aucune préoccupation, l'esprit de son neveu. À la veille d'une grande bataille, on ne songe qu'à l'ennemi.

«Souviens-toi, dit Graindorge, que du haut de ce prétoire trois cents électeurs te contemplent.

—Je m'en souviendrai,» répliqua laconiquement l'avocat, à qui il tardait d'être seul.

Dès que son oncle fut parti, il fit atteler un tilbury et descendit au grand trot du côté de Vieilleville pour aller voir Claudie, suivant son usage. En très peu de jours il était devenu l'ami intime du major Bonsergent, et la rêveuse Claudie préparait pour lui ses phrases les plus poétiques et ses discours les plus exquis. Personne ne se défiait de ses visites, si ce n'est peut-être le soupçonneux Audinet; quant à la jeune fille, si elle avait deviné l'amour de l'avocat (et comment ne l'aurait-elle pas deviné?) elle n'en laissait rien paraître. Elle était secrètement flattée de plaire à un homme aimable, déjà célèbre, et qui devait être si bon juge du mérite et de la beauté. Nulle femme n'est exempte de vanité, et la belle Claudie l'était moins que toute autre. Audinet, qu'elle avait toujours vu avec indifférence, lui devenait peu à peu odieux, car en amour l'indifférence n'est pas loin du mépris, ni le mépris de la haine.

Il faut avouer aussi que le secrétaire général était l'amant le plus incommode du monde. En garde contre Brancas, dont il avait deviné la rivalité, il surveillait jour et nuit les démarches du Parisien et s'offensait, non sans raison, des fréquentes visites que celui-ci faisait à la famille Bonsergent. Ses relations avec Catherine lui permettaient de savoir, heure par heure, tout ce que faisait sa maîtresse et de le lui répéter. De son côté, Claudie, irritée de cette surveillance continuelle, recevait fort mal les plaintes d'Audinet, et semblait, contre le gré de ses parents, prête à tout rompre.

Ce soir-là, Audinet était assis dans un coin, près de sa fiancée, pendant que le major et sa femme, discrètement retirés à l'autre bout du salon, laissaient au secrétaire général la faculté de faire librement sa cour. Claudie brodait, et sa main impatiente cassait souvent ou arrachait les fils, signe précurseur d'un orage prochain.

«Vous êtes agitée, ce soir, dit Audinet.

—Je ne suis pas agitée, répliqua-t-elle.

—Ou ennuyée?

—Oui, je suis ennuyée.

—Pourquoi?

—Que sais-je! Probablement parce que vous êtes là.

—Ou parce que quelqu'un n'y est pas?

—Que voulez-vous dire? dit impérieusement Claudie. Qui est ce quelqu'un?

Quelqu'un, dit froidement Audinet c'est quelqu'un; cela s'entend du reste.

—Cela ne s'entend pas du tout, monsieur. Dites-moi, je vous prie, qui c'est.»

Audinet, comme tous les jaloux, ne pouvait cacher sa jalousie. Rien n'était plus maladroit que d'en parler, mais rien n'était aussi plus naturel. Cependant, il sentit qu'il allait trop loin, et voulut sortir d'un mauvais pas.

«C'est peut-être une femme? dit-il négligemment.

—Non, ce n'est pas une femme, répéta vivement Claudie, que cette question irritait.

—C'est donc un homme? Vous en convenez?

—Ce n'est ni un homme ni une femme, dit Claudie.

—À moins que ce ne soit un avocat, reprit Audinet, je ne sais qui ce pourrait être.»

Claudie rougit légèrement.

«Eh bien, dit-elle, supposons que ce soit un avocat; que voulez-vous dire?

—C'est donc un avocat? Bon. Je suis bien aise de le savoir. Justement, il est sept heures du soir, et M. Brancas, contre son usage, n'a pas encore paru.

—Vous êtes bien au courant des habitudes de M. Brancas.

—Je le crois bien, dit Audinet. Un homme si célèbre! Il n'est question que de lui à Vieilleville et de son prochain mariage.

—Ah! dit la jeune fille qui se sentit pâlir. Avec qui, s'il vous plaît?

—Je savais bien, dit Audinet, que je finirais par vous dire des choses intéressantes. Oh! je connais mon métier de narrateur.

—Et de faiseur de cancans.

—De cancans, si vous voulez. Mais quel mal y a-t-il, s'il vous plaît, à dire que M. Brancas, avocat, épouse prochainement Mlle Marguerite Oliveira, votre amie d'enfance?

—Comment le savez-vous?

—Parbleu! ce n'est pas difficile. Toute la ville en est informée. La femme de chambre de Mlle Oliveira le dit à qui veut l'entendre. L'affaire est arrangée, et M. Graindorge, conseiller d'État, oncle du futur, est venu en poste tout exprès pour assister à la noce.

—Vous ne perdez pas de temps, dit amèrement Claudie et vous êtes fort au courant des affaires du prochain.»

En même temps, elle se leva.

«Où donc allez-vous? demanda Audinet.

—Je me sens un léger étourdissement, et je vais dans ma chambre. Cela se passera. Excusez-moi, cher monsieur, et allez, je vous prie, tenir compagnie à ma mère.»

Comme elle finissait de parler, Brancas entra, Claudie hésita et revint sur ses pas.

«Eh bien, dit Audinet, vous n'êtes pas encore partie?

—Vous êtes insupportable.

—Merci.»

Claudie reprit sa place, et Brancas vint les saluer. Le secrétaire général répondit au salut de l'avocat par un mouvement de tête froid et cérémonieux, auquel le Parisien ne fit aucune attention.

—C'est demain, dit le major Bonsergent, que nous allons entendre Démosthènes et Cicéron.»

Le Parisien s'inclina en souriant.

«Je ne sais de quoi vous voulez parler, dit-il, mon cher monsieur; mais vous aurez le plaisir d'entendre l'un des plus grands avocats de ce siècle. Ce n'est pas moi que je veux dire.

—Est-ce que vous allez à l'audience? demanda Audinet au major. Je ne vous connaissais pas tant de goût pour les procès.

—Ma foi! répondit simplement Bonsergent, je vais où Claudie me mène. Tu sais bien que c'est mon chef de file.

—Ah! dit Audinet d'un air fin, c'est Mlle Claudie....

—Oui, monsieur le secrétaire général, répondit la jeune fille, qui sentit le coup. C'est moi-même.»

Le Parisien les observait tous deux sans rien dire et commençait à concevoir de grandes espérances. Audinet sortit plein de fureur contre son rival et contre Claudie. C'était un entêté mortel que le fils aîné du colonel Malaga; il aimait Claudie, et il était prêt à la disputer à son rival par tous les moyens que le Code tolère, faute de pouvoir s'y opposer.

La conversation devint générale après le départ du secrétaire général, et ne fut interrompue que par l'arrivée du colonel Malaga et de quelques voisins à qui Mme Bonsergent offrit du thé. On dressa une table de whist, les gens graves commencèrent à jouer, et Brancas s'assit à côté de Claudie.

Il y eut d'abord un assez long silence, que Claudie interrompit en demandant d'une voix brusque et saccadée:

«À quelle époque est fixé votre mariage?»

Brancas tressaillit.

«Quel mariage? dit-il. On me marie donc?

—Pourquoi rougissez-vous? dit Claudie. Il n'y a pas de honte à se marier. Le mariage n'est-il pas le plus beau de tous les sacrements?

—Je ne rougis pas, répliqua le Parisien, et je tiens comme vous que le mariage est le plus beau des sacrements; mais encore, pour se marier, faut-il être deux, et je ne sais pas même si nous sommes un.

—Vous êtes deux, Rita et vous. Ne niez pas, je le sais.

—Alors vous êtes plus savante que moi, car je ne le sais pas.

—En vérité?

—En vérité.

—Dites-moi, reprit Claudie, ce que vient faire à Vieilleville M. Graindorge, conseiller d'État, votre oncle?

—Il vient se promener, je suppose.

—Chez M. Oliveira?

—Oui, chez M. Oliveira. Ce sont deux vieux amis.

—Ah!... Rita et vous, n'êtes-vous pas aussi de vieux amis?

—Je le voudrais, dit Brancas, mais je n'ose m'en flatter. Je n'ai vu Mlle Rita qu'une fois.

—Eh bien, voyez la calomnie. On dit que vous l'épousez, et que votre oncle vient ici pour assister au mariage.

—Qui? on.

—Tout le monde.

—Ne serait-ce pas plutôt M. le secrétaire général, qui prend beaucoup d'intérêt à mes affaires?

—Après tout, dit Claudie d'une voix un peu altérée, je vous prie d'excuser, monsieur, ma curiosité. Je n'ai, certes, aucun droit à connaître vos secrets.»

La jeune fille avait le coeur ulcéré. Le Parisien s'en aperçut et devina la cause de cette sourde colère. Il comprit en même temps que la jalousie maladroite d'Audinet lui fournissait une occasion qu'il aurait longtemps et vainement cherchée de déclarer son amour. Il regarda autour de lui. Tout le monde jouait au whist. Deux vieilles femmes, reléguées dans un coin, disaient du mal de leur prochain, Mme Bonsergent était absente et dirigeait la confection du thé, le major dormait comme un loir, il vit le moment favorable, il prit la main de Claudie et lui dit à voix basse:

«Mademoiselle, on vous a menti. Je n'épouserai jamais Mlle Oliveira, car je n'ai aimé, je n'aime et n'aimerai jamais qu'une seule femme: c'est vous.»

Claudie retira sa main sans colère. Elle vit dans les yeux de l'avocat qu'il disait vrai, et elle sentit au fond de l'âme les tressaillements de l'amour. Elle n'osa répondre: Et moi aussi, je vous aime, mais ses yeux le dirent assez clairement à défaut de sa bouche. Cependant, elle s'efforça de composer son visage et son maintien.

«Monsieur, dit-elle en feignant de rire, j'entends très-bien la plaisanterie et je vous remercie de ne pas punir plus sévèrement ma curiosité. Veuillez croire, cependant, que l'amitié de Rita me donnait quelques droits à votre confiance.

—Claudie, répéta le Parisien d'un ton passionné, m'entendez-vous? Je vous aime.

—Si vous m'aimez, répliqua-t-elle, que vient faire ici M. Graindorge?»

Brancas vit bien qu'il fallait parler avec franchise. Il raconta les projets de mariage que son oncle avait formés pour lui et qu'il avait lui-même approuvés, jusqu'au jour où il entrevit la belle Claudie.

«Ce jour, continua-t-il, a décidé de ma destinée. Je vous aime.»

Il peignit cet amour des couleurs les plus passionnées. Il était sincère, et il était avocat; aussi fut-il éloquent: son amour passait avec ses paroles dans le coeur de la jeune fille. Elle se sentit vaincue et fit un dernier effort.

«Vous arrivez trop tard, dit-elle.

—Trop tard! s'écria Brancas découragé. Quoi! votre mariage est-il décidé et irrévocable?

—Il l'est.

—Quoi! vous allez devenir madame Audinet?

—Il le faut.

—Vous l'aimez?»

Un profond soupir fut la seule réponse de Claudie. Brancas se hâta de l'interpréter en sa faveur.

«Mais, dit-il, si vous ne l'aimez pas, qui vous force de l'épouser?»

J'essayerais vainement de rapporter cette conversation. L'amour ne se décrit ni ne s'explique. Il suffira de dire qu'après deux heures de protestations, de serments et de reproches, Brancas obtint ce seul mot qui était pour lui la plus éclatante victoire:

«Espérez.»

Au même moment le major s'éveilla; en voyant les joueurs de whist déjà levés, il s'avança vers le groupe que formaient Brancas et Claudie, et dit gaiement au Parisien:

«Que dites-vous donc de si intéressant à ma chère enfant? Ses yeux brillent ce soir comme deux charbons allumés.

—Papa, répliqua Claudie, M. Brancas me faisait l'honneur de me répéter le plaidoyer qu'il va prononcer demain.

—Et tu en es contente?

—Ravie. Je suis sûre qu'il gagnera son procès.

—Tant mieux, dit le major; je n'aime pas les jésuites.»

Sur ce mot, Brancas partit après avoir salué toute l'assemblée, y compris le colonel Malaga, qui le regarda de travers et lui rendit à peine son salut.

Quand tous les visiteurs furent partis, Malaga et un signe de l'oeil au major, qui embrassa tendrement sa fille et lui dit:

«Va te coucher, ma chère enfant, il est tard. Malaga et moi, nous allons rester ici et fumer une pipe en buvant un verre de Xérès.

Claudie, qui avait hâte de rester seule avec ses pensées, ne se fit pas prier et sortit.

Qui pourrait dire la couleur des rêves d'une jeune fille qui aime et qui est aimée pour la première fois; quelle divine symphonie s'élève dans cette âme vierge; quels échos de la musique des anges retentissent! Pour la première fois, Claudie goûtait un bonheur parfait et sans mélange; elle ne voyait plus dans la vie que des sujets de se réjouir et de remercier le Créateur de toutes choses; elle rêvait de mener avec Brancas cette vie pure, innocente, exempte de trouble et de malheur que Milton a peinte dans l'Eden, et qui fut le partage du premier homme et de la première femme. Elle aimait! Qu'il est doux d'aimer! Hélas! aucun bonheur n'est de longue durée, et la félicité parfaite est toujours voisine des épouvantables précipices du malheur.

«Mon cher ami, dit Malaga en allumant sa pipe, il est temps de conclure.

—Hum! dit Bonsergent, il est dangereux de trop précipiter les choses.

—Est-ce que Claudie n'est pas décidée? demanda le colonel.

—Je n'en sais rien. Les petites filles n'ont pas l'habitude de faire des confidences à nos vieilles moustaches.

—Si ce mariage ne se fait pas tout de suite, dit le colonel, il ne se fera jamais.

—Est-ce que tu retires la parole? demanda le major. En ce cas, dès à présent, tu es libre.

—Tu m'entends mal, répliqua le colonel. Audinet ne peut plus attendre; Audinet est jaloux.»

Le major haussa les épaules.

«De qui?

—De ce Parisien qui vient si complaisamment, tous les jours, te demander une leçon d'horticulture.

—Quelle folie! dit Bonsergent. Ma fille m'a dit qu'il doit épouser Mlle Oliveira.

—Folie ou non, ce garçon-là vient trop souvent ici; ce n'est pas pour tes beaux yeux, camarade, à moins que ce ne soit pour ceux de Mme Élodie.

—Oh! pour ceux-là, dit le major en riant, je les lui abandonne. Le temps des fredaines est passé.

—En deux mots, reprit le colonel, quel jour veux-tu faire le mariage?

—Eh bien! quand tu voudras.

—Dans trois semaines.

—C'est convenu.»

Les deux amis se donnèrent la main, fumèrent encore quelques pipes et s'en allèrent dormir comme deux braves qui ont souvent dormi au bruit du canon.

Pendant ce temps l'heureux Brancas retournait de cent mille manières le dernier mot de Claudie: Espérez, et repassait dans son esprit les périodes qu'il devait prononcer le lendemain devant les juges.



XII

Le jour suivant, dès neuf heures du matin, tout ce qui s'appelle à Vieilleville la haute société avait envahi le prétoire. Les avocats, coiffés de leurs toques et vêtus de vastes robes noires sans grâce, mais non pas sans trous, disputaient leurs bancs aux dames, et les rejetaient brutalement hors de l'enceinte. De leur côté, deux ou trois comtesses sur le retour glapissaient contre l'huissier et contre les avocats, et répandaient autour d'elles des odeurs de musc et de patchouli capables d'effrayer le gendarme qui commença le supplice du criminel Jean Hiroux. Derrière les juges sur des fauteuils réservés, étaient assises une douzaine de personnes que recommandaient au président leur beauté, les liens de famille ou le désir de plaire aux puissants. Parmi ces privilégiés on distinguait le député Oliveira, sa fille, Claudie Bonsergent, sa mère, le vieux major et le conseiller d'État.

Rita et Claudie se rencontrèrent dans un couloir étroit, et Rita se jeta tout d'abord au cou de son amie. Claudie, bien qu'elle eût quelque remords d'avoir enlevé Brancas à Mlle Oliveira, ne se fit pas trop prier et lui témoigna la plus vive tendresse. De son côté, le député se montra fort poli pour le vieux major, qui était l'un des électeurs les plus influents de l'arrondissement. Le conseiller d'État entendant nommer Claudie, se douta qu'il avait sous les yeux la rivale de Mlle Oliveira, et écouta très attentivement la conversation des deux amies.

«Que tu es belle aujourd'hui, dit Rita. Comment se fait-il que je sois obligée de te chercher dans les couloirs d'un palais de justice.

—Au moins, dit le major qui voulut placer son mot, n'est-ce pas dans la salle des Pas-Perdus.»

Les deux jeunes filles poussèrent des éclats de rire que les rossignols leur auraient enviés, si les rossignols, ces chanteurs de génie, pouvaient être jaloux.

Rita répondit qu'elle était arrivée la veille, et qu'elle n'avait pas eu le temps de faire visite à son amie.

«Dis-moi, ajouta-t-elle, quel est ce jeune homme à la barbe large et blonde qui nous regarde si obstinément?

—Qui te regarde, veux-tu dire, car il n'a pas la moindre attention pour ton humble servante.

—Oh! toi ou moi, peu importe.

—C'est le bel Athanase.

—Athanase qui? Athanase quoi? Quel âge? Quel sexe? Quelle profession?

—Curieuse!

—Le spectacle n'est pas près de commencer. Que pouvons-nous faire en attendant si ce n'est de dévisager le prochain?

—C'est le bel Athanase Ripainsel, âge, trente ans; sexe: beau garçon, trop content de lui; profession: millionnaire et plaideur.

—Quoi! c'est lui qu'on va juger?

—C'est lui-même.

—Je le reconnais, dit tout à coup Rita.

—Tu l'as déjà vu?

—Oui.

—Où?

—Chez le préfet. Nous avons valsé ensemble. N'est-ce pas un républicain?

—Je n'entends rien à ces choses-là, dit Claudie. Adresse-toi à mon père.

—Que désirez-vous, mademoiselle? se hâta de dire le major.

—Monsieur, dit Rita, nous voudrions savoir si M. Athanase Ripainsel ici présent, et dont vous pouvez voir la barbe blonde à gauche près du pilier, est un républicain?

—Ma foi, dit le major, je n'en sais rien; mais je crois qu'il veut être député.

—Hein? plaît-il? dit Oliveira; qui veut être député, je vous prie?

—M. Ripainsel, répondit Rita.»

Athanase, se voyant regardé, se mit à lorgner les dames. À défaut des grâces civilisées de son ami Brancas, il possédait la plupart des qualités qui séduisent le sexe timide. Sa poitrine large, sa figure énergique, régulière et gaie, attiraient les regards de la foule. Son habit de velours à larges boutons, signe distinctif de tous les gentilshommes campagnards ou de ceux qui les imitent, était croisé sur sa poitrine, et sa main large, mais blanche, ouverte et sympathique, faisait sauter un léger binocle. Assis à côté de la place réservée à son avocat, il attendait patiemment l'arrivée des juges et le commencement du procès.

Enfin les deux avocats entrèrent. Un murmure flatteur s'éleva dans la foule; les dames se penchèrent et chuchotèrent. Brancas s'assit, regarda autour de lui, vit Claudie et la salua. Rita s'en aperçut:

«Tu connais donc mon hégélien? dit-elle à son amie.

—Un peu. Je l'ai vu quelquefois à la maison, répondit Claudie, qui se sentait rougir.

—Pourquoi rougis-tu? dit Rita étonnée.

—Quelle idée! C'est la chaleur de la salle. On étouffe ici.

Et ce moment, le président entra avec les juges.

Il s'assit carrément dans son fauteuil, se coiffa de sa toque, ouvrit son canif, bâilla posément, sans se presser, comme un homme qui prévoit qu'il bâillera plus d'une fois, tailla sa plume, la trempa dans l'encrier, esquissa légèrement un front, un nez, une bouche, et près d'arriver au menton, voyant ses collègues bien assis et en train de bien faire, il donna la parole à Brancas, qui demandait la nullité du testament de Caïus Gracchus Ripainsel.

On ne s'attend pas, sans doute, à voir ici les détails du procès. Tous les journaux de France en ont donné un compte rendu fidèle, suivant leur habitude. Les journaux légitimistes supprimèrent le discours de Brancas, et donnèrent en échange quelques phrases très mal faites et sans suite. Quant à l'avocat de P..., on publia tout au long tous ses arguments, on corrigea ses fautes de français, défaut assez commun aux improvisateurs, et l'on vanta l'enthousiasme de l'assemblée. De leur côté, les journaux de la gauche montrèrent l'ineptie de l'avocat des religieuses, le vide de ses raisons, et firent entendre qu'il parlait du nez et faisait de pitoyables calembours. Brancas, au contraire, avait mis la plus parfaite éloquence au service de la cause la plus juste et faisait retentir dans la salle une voix plus sonore que la trompette Sax et plus douce que la flûte de Tulou.

D'où vous conclurez, je pense, que tous les abonnés furent très-contents, ayant été servis selon leur goût, et ayant entendu dire beaucoup de bien de leurs amis et beaucoup de mal de leurs ennemis. C'est ce qui maintient l'équilibre dans le monde.

Les juges étaient fort embarrassés, et vous l'auriez été comme eux. Quand on voit deux honnêtes gens, qui ont de l'esprit, du jugement, de l'éloquence, qui connaissent la loi, et qui ne voudraient pas faire de tort à leur prochain, soutenir avec une assurance égale deux thèses contradictoires, et d'un air poli s'envoyer des démentis qui n'offensent personne, on a beau avoir l'habitude de juger, on ne peut guère s'empêcher d'hésiter.

Ils hésitaient donc, et le coeur d'Athanase battait fortement. Toute l'assemblée, partagée entre deux orateurs d'une puissance presque égale, car Brancas n'était guère inférieur à son adversaire, attendait en silence les conclusions de M. le procureur du roi, organe de la loi et défenseur de la société.

Enfin ce magistrat se leva, retroussa ses manches d'un air noble et gracieux, jeta un coup d'oeil sur Rita et Claudie, un autre sur lui-même, un troisième sur la foule, et content de lui, content des autres, et content de l'éloquence qu'il allait déployer, il ouvrit la bouche.

C'était, du reste, un homme assez grand, de belles proportions, d'une figure douce, de favoris larges, de menton carré, de nez grand et saillant, un vrai modèle de procureur du roi. Ses cheveux noirs et épais étaient relevés sur le sommet de la tête à l'instar du roi Louis-Philippe, et son front, saillant au-dessus des yeux, mais rejeté en arrière comme la plupart des fronts limousins, indiquait un parfait magistrat et un redoutable parleur. Aussi était-il né à Limoges, la ville de France, après Bordeaux, qui a fourni le plus d'orateurs à nos assemblées délibérantes.

Son discours, médité avec soin et débité avec élégance, fut fort écouté, et, chose plus rare, emporta la balance encore indécise entre Brancas et son rival. Le procureur conclut en faveur de Brancas à l'annulation du testament, fit ressortir les vices de forme, démontra la captation et décida, sinon l'auditoire, lequel en majorité était décidé avant les plaidoiries des avocats, du moins les juges.

Il y parut bientôt. Le président se leva, et, tout bégayant, dicta de son mieux au greffier un jugement qui n'aurait pas excité la jalousie du roi Salomon, le plus illustre des jugeurs du temps passé. Au moins, l'essentiel y était, et Athanase était mis en possession de l'héritage de son oncle.

De nombreux applaudissements accueillirent cet arrêt et chacun alla dîner.

«Que dites-vous de mon neveu? dit le conseiller d'État, tout fier du succès de Brancas.

—Il parle assez bien, répondit Mlle Oliveira.

—Tu fais la modeste,» dit tous bas Claudie à l'oreille de son amie.

Rita se mit à rire.

«C'est assez joli, dit-elle, ces boutons de couleur bronzée sur le velours noir.

—De qui parles-tu? demanda Claudie.

—De ce binocle à gauche du pilier.

—Pour moi, dit Claudie, j'aimerais mieux une belle veste, sans boutons, rattachée seulement par des aiguillettes à la façon de Van Dyck.

La foule s'était écoulée, et les personnages de distinction, qui nulle part moins qu'à Vieilleville n'aiment à être confondus avec le vulgaire, sortirent à leur tour. Sur le grand escalier, Rita et Claudie rencontrèrent le bel Athanase et Brancas, déjà dépouillé de sa robe et de sa toque. Oliveira serra les mains de l'avocat et le complimenta sur son succès avec la politesse enthousiaste qu'on ne trouve qu'à Paris et qui est peut-être la récompense la plus enviée des artistes.

«Je n'ai rien entendu de plus beau, de plus simple, de plus clair et de plus juste, même à la Chambre des députés,» dit Oliveira.

L'avocat s'inclina en signe de remercîment et salua Claudie et Rita. Claudie lui tendit la main et le regarda d'un air d'admiration que son amie et le conseiller d'État remarquèrent seuls.

Pendant ce temps, Athanase, assez embarrassé de sa personne, recevait les félicitations du major Bonsergent. Brancas profita de l'occasion et dit à Oliveira:

«Permettez-moi, monsieur, de vous présenter M. Ripainsel, mon ami, et votre ancien rival.

—Rival infortuné! se hâta de dire Athanase, mais qui ne vous garde pas rancune de son échec.

—Vous avez reçu aujourd'hui une belle fiche de consolation, dit Oliveira.

—Bah! deux millions, tout au plus! Qu'est-ce que cela quand on est déjà riche?

Graindorge haussa les épaules.

«Ce niais de Brancas, pensait-il, va tresser lui-même la corde qui le pendra. Quel besoin avait-il d'amener ici cet Athanase?

—Viendrez-vous ce soir prendre une leçon d'horticulture? dit le major.

—Non... je ne pense pas...» répondit l'avocat d'un air embarrassé.

Rita fut étonnée de cet embarras et regarda Claudie qui paraissait très-mécontente.

«Mon neveu, dit vivement Graindorge, m'a promis de passer la soirée avec nous chez M. Oliveira.

—Eh bien! à demain,» dit Bonsergent en partant avec sa fille.

Brancas était fort embarrassé de son rôle. Malgré sa franchise ordinaire, il ne savait comment sortir du mauvais pas où la démarche de son oncle, qu'il ne pouvait désavouer, l'avait engagé. Il est fort aisé de ne pas demander une fille en mariage; mais quand on l'a demandée et obtenue, il n'est pas poli de se retirer en disant: «Mademoiselle, je vous prie d'excuser ma distraction. Ce n'est pas votre main que je voulais demander, c'est celle de votre voisine.»

«Messieurs, dit Oliveira en se retirant avec sa fille, quelques amis me font l'honneur de venir me voir ce soir; si vous voulez être de ce nombre, vous me ferez le plus grand plaisir. On ne parlera pas politique.»

Brancas et Ripainsel acceptèrent tous deux, l'un avec quelque ennui, l'autre avec une joie qui n'échappa point aux yeux de la clairvoyante Rita. Graindorge, resté en arrière, prit son neveu à part, et lui dit:

«À nous deux maintenant. C'est ce soir qu'il faut te déclarer.

—Je me déclarerai, répondit froidement Brancas.

—Et la noce se fera dans un mois.

—Quelle noce?

—La tienne.

—Je vous ai dit qu'il fallait y renoncer.

—Étourdi! Tu lâches la proie pour l'ombre.

—J'aime.

—Tu aimes! la belle affaire! C'est une marque certaine que tu as le coeur bien placé et une grande sensibilité. C'est l'essentiel. Qu'importe après cela que tu aimes la brune ou la blonde!

—Il importe beaucoup. Je veux aimer ma femme et je sens que je mourrais si Claudie passait aux bras d'un autre.

—Tu as vu cela dans les romans.

—Peut-être.

—Est-ce qu'on meurt de désespoir?

—Quelquefois.

—Oui. Une petite fille s'en va tous les matins acheter un boisseau de charbon et s'asphyxier un peu parce que son amant l'abandonne; mais tu dois voir que les sergents de ville s'en aperçoivent toujours à temps et ouvrent les fenêtres. C'est le préfet de police qui fait courir ce bruit pour montrer combien sa police est vigilante. Au fond, le charbon ne sert qu'à faire cuire les beefsteaks.

—Je vous crois, mais je n'aime pas Rita.

—Tu l'aimeras. N'est-elle pas aimable?

—Elle est charmante.

—Eh bien! force-toi un peu. L'amour viendra ou l'habitude, qui en tient lieu si souvent. Crois-tu que je fusse passionnément amoureux de ta tante quand je l'épousai?

—Que sais-je! Vous aimiez peut-être les rousses?

—Non, j'aimais le repos, la richesse, le confortable, ce bonheur que rien ne peut ôter, et qui nous console de tous nos malheurs. Je vis miss Evelina Shenectady: elle avait un million, elle était grande, un peu maigre....

—Très-maigre.

—Trop maigre, si tu veux, un peu rousse...

—Trop rousse.

—Un peu inégale d'humeur...

—Le respect m'empêche de vous approuver, cher oncle.

—Je ne te demande pas de m'approuver, mais de m'écouter, interrompant son neveu..... un peu inégale d'humeur.

—Vous l'avez dit.

—Assez insupportable...

—Oh! Oh!

—Et folle des puddings et des roatsbeefs, que je déteste.

—Et vous l'avez acceptée?

—Acceptée! Je l'ai choisie! Un million de dot?

—Un million! s'écria Brancas.

—Et feu sir Gaspardus Shenectady, ancien receveur des finances de Bénarès, lui gardait deux autres millions.

—Vous m'en direz tant!...

—Oui, mais l'animal...

—Qui?

—Shenectady...

—Votre honoré beau-père?

—Eut la sotte idée de prêter ses deux millions au shah de Perse...

—Diable!

—Oh! à cent pour cent.

—Sur hypothèque?

—Diable! l'hypothèque était la ville de Candahar.

—Eh bien! dit Brancas, l'hypothèque devait être bonne. Candahar est une ville admirable, l'or ruisselle dans les bazars, et les diamants, et les perles brillent au cou de toutes les femmes. Je m'en rapporte à Chardin.

—Or, le shah de Perse, continua Graindorge, a eu l'infamie de chercher querelle aux Afghans.

—En vérité?

—Tu connais les Afghans?

—Pas beaucoup.

—Eh bien! les Afghans sont des gens très-mal élevés qui n'aiment pas le shah de Perse.

—Pourquoi?

—Je te l'expliquerai un autre jour.

—Non, aujourd'hui.

—Ah! tu m'ennuies, n'as-tu pas assez parlé aujourd'hui, et n'est-ce pas mon tour?»

Brancas s'inclina respectueusement.

«Donc, continua le conseiller d'État, les Afghans ont pris Candahar, et brûlé l'hypothèque.

—Oh! c'est mal.

—N'est-ce pas! Shenectady, qui se promenait aux environs de la ville, fut saisi, pendu par les pieds et écorché vif. Ces gredins se firent un tambour de sa peau.

—Mais, dit l'avocat, cette tragique histoire nous enseigne, il me semble, à ne pas faire trop de fonds sur les millions.

—Shenectady pendu ne prouve rien. Tout le monde ne prête pas son argent au shah de Perse, et il est bien doux d'être riche sans se donner de peine.

—En deux mots, cher oncle, vous voulez que j'épouse Rita?

—Oui.

—Et moi, je ne le veux pas.

—Mais malheureux, tu ne seras jamais député.

—Je serai heureux.

—Tu me fais manquer à ma parole. C'est un affront qu'Oliveira ne me pardonnera jamais.

—Et si je lui présentais un autre gendre?

—Qui?

—Mon ami Athanase.»

L'oncle haussa les épaules.

«Présente qui tu voudras. Je ne serai pas complice de ta folie. À ce soir.»

Le conseiller d'État quitta les deux amis et retourna chez Oliveira.

«Il me semble, dit Athanase qui s'était éloigné par discrétion, que vous n'êtes pas trop d'accord, ton oncle et toi. De quoi s'agit-il?

—D'une niaiserie. Il veut me faire épouser Rita.

—Et tu refuses?

—D'emblée.

—Ô grand Jupiter! s'écria Ripainsel, fut-il jamais un ami plus aimable? Il refuse Rita!

—Tu ne la refuserais donc pas?

—Moi! je donnerais pour être aimé d'elle les deux millions que tu m'as gagnés ce matin. As-tu vu comme elle était belle?

—Je n'ai vu que Claudie.

—Allons dîner, dit Ripainsel. Je suis riche, et j'ai vu Rita. Mon âme est dans les étoiles.»



XIII

De graves événements se préparaient dans la maison Bonsergent. Le major sentait que le moment était venu de tenir la parole donnée au colonel Malaga, et, prévoyant la résistance de Claudie, il se préparait à la lutte. Mme Bonsergent, toute dévouée à Audinet, se tenait prête à soutenir le corps de bataille, et même, au besoin, à commencer le feu. Claudie, tout entière aux souvenirs de la veille, était loin de se douter qu'elle approchait du moment décisif.

«Mon enfant, dit le major, je suis vieux.

—Bon! dit Claudie, tu n'as que soixante ans et tu marches comme un Basque.

—J'ai soixante-trois ans, reprit Bonsergent, et j'ai vu Novi, Austerlitz, Leipsick et Waterloo. Cela fait dix-sept campagnes qui peuvent aisément compter pour quarante, car je ne compte pas le Trocadéro où nous montâmes après avoir brûlé six cartouches. Je suis vieux et je voudrais te voir heureuse.

—Je suis très-heureuse, répliqua Claudie.

—Ce bonheur ne peut pas durer toujours, dit le père. Il faut qu'une fille se marie.

—Eh bien! mariez-moi, pourvu qu'il ne soit plus question d'Audinet.

—Claudie! s'écria Mme Bonsergent d'un ton sévère.

—Maman, il m'ennuie; ce n'est pas ma faute. Je n'aime pas les sentences.

—Il t'aime tant! dit le major, et le colonel te regarde comme sa fille.

Claudie garda le silence.

—Tu refuses? dit Mme Bonsergent.»

Même silence.

«Aimes-tu quelqu'un? demanda le major.

Même silence.

«Malheureuse enfant! s'écria Élodie dans un transport tragique, faut-il que tu sois née pour notre désespoir!»

Bonsergent secouait les cendres de sa pipe d'un air irrésolu.

«Décidément, dit-il, tu ne veux pas d'Audinet?

—Non, papa.

—Eh bien, enfoncé l'Audinet, et qu'il n'en soit plus question! Après tout, ma fille est ma fille; Malaga le comprendra, ou, s'il ne le comprend pas, il ira....

—Oh! papa, comme tu es bon! interrompit à propos Claudie en lui sautant au cou.

—Comme je suis bonasse! veux-tu dire.

—Oh! papa, comment peux-tu penser?

—Va, va, ne te gêne pas. Il y a longtemps que je l'ai dit: les pères sont la propriété de leurs enfants.

—C'est fort bien, interrompit Élodie; mais qui se chargera d'éconduire Audinet?»

Le major se gratta la tête.

«Je ne sais pas..., dit-il, le premier venu.... toi, moi ou Claudie.

—Je me récuse, dit Mme Bonsergent.

—C'est dommage, dit le major, tu parles si bien!»

Cette basse flatterie ne dérida pas le front d'Élodie.

«Non, dit-elle. M. Audinet est un excellent parti, le colonel est notre ami, je puis tolérer, mais non pas approuver ce refus.

—Tolérer! approuver! Qui te demande ta tolérance ou ton approbation? s'écria le major en colère; nous ferons bien nos affaires sans toi, n'est-ce pas, Claudie?

—Voici le moment de les faire, dit Mme Bonsergent avec un sourire amer; je vois d'ici M. le secrétaire général qui s'avance.

—Claudie, soutiens-moi, dit le major. À nous deux, nous en viendrons peut-être à bout.»

En effet, Audinet ne tarda pas à paraître, vêtu de noir et cravaté de blanc, enfermé dans un faux-col dont les pointes lui sciaient les deux oreilles. On le reçut d'un air contraint. Le major cherchait la formule d'un refus, Claudie n'osait l'expliquer, et Mme Bonsergent, qui n'avait pas perdu tout espoir, jouissait secrètement de l'embarras de son mari et de sa fille. Claudie sortit et se retira dans sa chambre sous un prétexte. Mme Bonsergent allégua une visite qu'elle devait depuis longtemps à Mme la receveuse générale, et le pauvre major, pestant contre la destinée, se vit forcé de tenir compagnie à Audinet. Celui-ci remarqua ce froid accueil, et d'une voix altérée:

«Ces dames vont faire des visites? demanda-t-il.

—Ou se fourrer de la pommade dans les cheveux, dit Bonsergent exaspéré. Élodie remplit la maison d'onguents de toute espèce; sa chambre est une pharmacie.»

Il y eut un assez long silence.

«Mon père est venu hier? dit le secrétaire général.

—Oui, répliqua le major, et, puisqu'il faut en parler, viens au jardin avec moi, nous causerons plus librement.»

Audinet pâlit. Le début ne présageait rien de bon.

«Vous me refusez! dit-il.

—Eh non! s'écria le major en arpentant l'allée à grands pas; non, je ne te refuse pas. Je fais au contraire le plus grand cas de toi, de ton père, de ta mère, de toute ta famille et de tes deux cent mille francs; mais....

—Mais? demanda Audinet.

—Mais Claudie est trop jeune.

—Trop jeune!

—Elle a pour toi l'affection d'une soeur. Cela lui ferait de la peine d'en changer....

—Ah!

—Et tiens, pour tout dire d'un mot, car on me fait faire des discours longs d'une aune, Claudie ne le veut pas.

—Ah! dit Audinet, je l'avais bien prévu....

—Si tu l'avais prévu, dit Bonsergent, pourquoi t'y es-tu exposé?

—Je l'avais bien prévu, continua Audinet, que ce maudit Parisien nous porterait malheur.

—Quel Parisien?

—Ce Brancas, qui vient ici tous les jours.

—Tu n'as pas le sens commun. On dit qu'il épouse Mlle Oliveira.

—Je me soumets au destin, dit le secrétaire général, mais je veux savoir pourquoi Mlle Claudie me repousse. Mon cher major, vous ne pouvez pas me refuser cette consolation.

—Ma foi, dit le major, je ne m'y oppose pas. Le ciel m'est témoin que j'ai souhaité ce mariage autant que toi-même; mais Claudie ne le veut pas, et l'on ne met plus au couvent les filles désobéissantes. Reste ici, je vais chercher Claudie.»

Audinet entra dans le kiosque. Il était rempli de fureur contre Claudie, contre Brancas et contre le major même. Tout lâche et insolent qu'il était, il aimait Claudie, et cet amour trompé lui causait de cruelles tortures. En un instant, mille projets sinistres se croisèrent dans sa cervelle. Il voulait se venger, mais il hésitait sur le choix de la vengeance. Il voulait surtout contraindre Claudie à l'épouser, dût-il pour cela commettre un crime.

«Vous m'avez demandée, monsieur Audinet, dit la jeune fille en entrant; que me voulez-vous?»

Elle rassemblait tout son courage pour une explication décisive.

—C'est donc fini, dit le secrétaire général d'une voix rauque, et vous ne m'aimerez jamais!

—Je suis votre amie, répondit-elle; ne me demandez rien de plus.

—Claudie! je vous aime tant!

—Je ne vous ai pas encouragé, dit-elle.

—Vous l'aimez, lui!

—Qui? Lui.

—Brancas.

—Je ne vous aime pas, et ne vous aimerai jamais, répliqua-t-elle fièrement. Cela doit suffire.

—Cruelle!» dit Audinet en s'agenouillant devant elle.

Claudie cherchait vainement à se dégager. Tout à coup Brancas parut et demeura stupéfait sur le seuil de la porte.

«Levez-vous donc!» s'écria Claudie, honteuse et irritée de cette surprise.

Audinet se leva, et d'un geste railleur:

«Monsieur, dit-il au Parisien, je vous cède la place.»

Puis il sortit sans que personne cherchât à le retenir. L'avocat n'eut pas le temps de demander une explication à Claudie, car le major entra presque aussitôt.

«Vous n'êtes pas encore chez Oliveira? dit-il.

—Non, répondit le Parisien; mon ami Ripainsel n'était pas prêt quand je suis parti, et faisait encore un choix entre dix-sept cravates différentes; j'ai perdu patience, et j'ai cru bien faire en venant vous demander quelques conseils.

—Sur quoi, mon cher monsieur? Ma vieille expérience est à votre service. Est-ce sur les poires de beurré gris, rouge, d'Amboise, ou sur les doyenné? Rien n'est plus simple. Vous mettez vos poiriers à huit ou dix mètres de distance, en espaliers, exposés surtout au couchant, quoique l'orient et le midi ne soient guère moins favorables, sauf dans les étés très-chauds. Vous supprimez les branches parasites qui ne donneront jamais de fruits et qui consomment la sève; vous...

—Papa, dit Claudie, veux-tu faire ta toilette? Tu ne seras jamais prêt.

—Prêt à quoi?

—À faire visite à M. Oliveira.

—À quelle occasion? dit le major.

—Il t'a invité ce matin à passer la soirée chez lui. Tu n'as donc pas entendu?

—Non, le diable m'emporte.

—Je l'ai entendu, moi, et Rita m'a juré qu'elle ne me reverrait de sa vie si j'y manquais.

—Oh! si Mlle Rita l'a juré, c'est chose résolue. Attendez-moi ici mon cher monsieur, je vais me faire la barbe et nous partirons ensemble.»

À ces mots, Bonsergent sortit. Brancas, étonné, regarda Claudie, qui se mit à rire et lui dit:

—Je ne veux pas que vous alliez chez Rita sans moi. Comprenez-vous? Je vais me faire coiffer. Prenez ce Wilhelm Meister, et lisez en m'attendant. Cela vous distraira.»

En même temps elle lui donna sa main à baiser, et s'échappa, plus légère qu'une hirondelle.

«Que faisait cet Audinet aux pieds de Claudie? pensait l'avocat. Aimerais-je une coquette?»

Ce soupçon s'enfonça dans son âme comme un fer aigu. Les âmes délicates sont lentes à soupçonner, mais le soupçon les déchire de blessures inguérissables. Brancas ignorait tout de Claudie, sinon qu'il l'aimait et que pour elle il aurait donné sa vie.

«Elle me dit d'espérer, et elle souffre que cet Audinet se mette à ses genoux! pensa-t-il. Elle se ménage un mari!»

Cette pensée fut pour lui un trait de lumière. Il estima moins Claudie, sans pouvoir cesser de l'aimer; car l'amour ne se mesure pas toujours à l'estime, et l'histoire d'Adam qui renonce au Paradis pour ne pas abandonner Ève est éternellement vraie.

«Mon oncle avait raison, dit-il, d'épouser une Anglaise rousse et de mauvaise humeur. Il ne craint pas, lui, qu'on se jette aux pieds de la fille de sir Gaspardus Shenectady.»

Au milieu de ces réflexions, Claudie entra.

«Venez, dit-elle, nous sommes prêts.»

Brancas se leva sans dire un mot.

«Voyons, dit-elle en se regardant dans la glace, je veux savoir si vous avez du goût. Me trouvez-vous belle ce soir?

—Admirable.

—Vous dites cela du bout des lèvres, comme un mari de quinze ans. Que dites-vous de ces fleurs rouges dans mes cheveux?

—Que je vous aime.

—Je le sais bien, dit-elle avec une moue charmante. Répondez à ma question. Que dites-vous de ces fleurs rouges?

—Claudie, Claudie, la coquetterie vous perdra!

—Et vous, monsieur, la gravité. Venez-vous d'un enterrement par hasard?»

Brancas poussa un profond soupir.

«Allons, monsieur, continua-t-elle, donnez-moi la main s'il vous plaît et quittez cet air de saule pleureur qui vous va fort mal, je vous en avertis. Voici mon père.»

Le major entra botté, cravaté, épinglé, habillé, et donnant le bras à Mme Bonsergent. Elle s'avançait toute décolletée, les bras nus, et enfermée dans une robe de velours rouge que Vieilleville admirait depuis dix ans.



XIV

«Partons-nous? dit Bonsergent. Il est déjà neuf heures. La moitié de la ville est couchée, et l'autre, à coup sûr, se déshabille.»

Cette remarque, qui fit hausser les épaules à Élodie, fort dédaigneuse pour les habitudes régulières de la province, était parfaitement vraie en temps ordinaire. Heureusement, la fête improvisée par Oliveira, le désir de recommander ses parents et soi-même à un député influent, le secret espoir d'un bon souper (qui n'était pas annoncé dans le programme, mais que tout le monde prévoyait), et enfin le désir de voir Brancas, que les trois journaux de Vieilleville avaient tour à tour représenté comme le plus farouche des démagogues ou comme le plus brillants des orateurs, tout cela avait réuni dans le salon d'Oliveira la plus grande partie des habits noirs et des robes de soies de l'arrondissement. Une dizaine d'officiers d'infanterie et de cavalerie tous semblables par leurs manières, sinon par l'uniforme, se promenaient dans le salon en retroussant leurs moustaches aussi cirées que leurs bottes. Deux ou trois des plus jeunes et des plus hardis se glissaient près de quelques dames reléguées dans un coin du salon, et qui, comme eux avaient vu le feu.

Parmi les personnages, après le maître de la maison, brillaient au premier rang le conseiller d'État, le préfet, le général, le secrétaire général et le colonel Malaga. Rita, assise au coin de la cheminée, et vêtu d'une simple robe blanche à peine décolletée, où sa beauté brillait sans l'aide de l'art, recevait d'un air gracieux tous ses invités, attentive à les appeler par leurs noms et à leur montrer la plus active sollicitude. Elle pratiquait à merveille le métier si difficile de maîtresse de maison, sans distraction, sans oubli, pleine de présence d'esprit et de sang-froid, regardant à la fois tous les visiteurs, souriant à tous et ne répondant qu'à un seul. Cependant elle était préoccupée d'une pensée secrète. Sans connaître encore l'amour de Brancas et de Claudie, elle avait remarqué l'admiration de son amie pour l'avocat, et elle s'étonnait qu'il s'empressât aussi peu de venir lui faire sa cour.

Le conseiller d'État, qui devinait sa pensée, regardait la pendule avec impatience. Quand neuf heures sonnèrent, Athanase Ripainsel parut seul, semblable au fils de Pélée, le plus beau des Grecs. Il traversa le salon d'un air aisé, la tête haute et sans saluer personne comme il convient à un jeune homme bien portant, riche et célibataire, donna une poignée de main à M. Oliveira, marcha droit à Rita, qui l'attendait avec quelque émotion, lui débita un petit compliment préparé d'avance, et s'adossant à la cheminée, près d'elle, promena sur l'assemblée le plus fier des binocles. Graindorge, étonné de le voir entrer seul, allait lui parler de son neveu, mais Rita le prévint.

«Où donc est monsieur votre ami? dit-elle.

—Je ne sais, répondit Athanase. Il est sorti pour donner la main à Mlle Bonsergent et l'amener ici.

—Ah!» dit Rita rêveuse.

Oliveira, qui causait dans un groupe de la cherté toujours croissante des cuirs et de l'influence des vents alisés sur la fabrication des tiges de bottes, se retourna et dit:

«Eh bien, monsieur, vous n'amenez pas M. Brancas?

—Il est allé chercher Claudie,» répliqua Rita d'un ton significatif.

Au même moment, le Parisien parut donnant le bras à la rêveuse Élodie qu'il essayait d'adoucir et de gagner par cette politesse méritoire. Claudie les suivait avec son père.

Claudie n'avait jamais été plus belle. Sa physionomie était souriante, ses yeux rayonnaient d'une joie douce. Elle goûtait sans mélange le plaisir d'aimer et d'être aimée. La moitié de l'assemblée la regardait avec une admiration non déguisée, pendant que l'autre moitié, plus circonspecte, se pressait autour de Rita comme pour lui faire un bouclier contre son amie.

Rita le sentit, et, quoiqu'elle eût assez d'esprit et de conscience de sa beauté pour ne craindre aucune rivalité, elle se sentit assez mal disposée pour la nouvelle venue. L'amitié, qu'on croit si immuable, n'est guère moins mobile que l'amour. Un professeur du Jardin des Plantes, homme doux, pacifique, et sensé, jeta l'an dernier son ami du troisième étage dans la rue, uniquement pour vérifier si les amis jouissent de la faculté des chats, qui, dit-on, de quelque hauteur qu'ils tombent, se trouvent toujours sur leurs pattes en arrivant à terre. Un autre, plus curieux encore et plus dévoué à la science, coupa son ami par tranches, le sala et le hacha menu comme chair à saucisses, désireux d'introduire un mets nouveau dans la Cuisinière bourgeoise, et de remédier aux disettes de viande pendant les épizooties. Celui-là était un utilitaire. Un troisième, chimiste distingué, mais économe, essayait sur ses amis la force de ses poisons. Un ami, disait-il, en ces temps malheureux est moins rare et moins cher qu'un petit chien. Ce fut sa seule défense devant le juge ignorant qui l'envoya à la potence. Hélas! on a si peu d'égards pour les savants!

Ceci vous fera comprendre comment l'aimable Rita, qui sentait le sceptre échapper de ses mains, eut un vague désir d'étrangler la belle Claudie. Au reste, ce désir dura peu, et la muette contemplation d'Athanase Ripainsel, qui paraissent ébloui de toute les paroles et de tous les gestes de Rita, ne servit pas peu à ramener le calme dans l'âme de la jeune Parisienne. Claudie, sûre d'elle-même, et sûre de Brancas, ne s'aperçut pas de la froideur de son amie, et crut qu'il fallait l'attribuer aux préoccupations habituelles d'une maîtresse de maison.

Oliveira fit grand accueil au major, et, tendant la main à Brancas:

«Mon cher monsieur, dit-il, nous commencions déjà à désespérer de vous. Il ne faut pas que vos succès oratoires vous fassent négliger vos amis».

Brancas répondit une phrase polie qu'Oliveira, déjà occupé ailleurs, écouta d'un air distrait, et suivit son oncle, qui le regardait avec des yeux flamboyants.

«Malheureux! dit Graindorge, tu veux donc te perdre? Que fait ici ce Ripainsel qui se pose de trois quarts en regardant Mlle Rita, comme une gazelle qui mange des confitures? C'est toi qui nous amènes ce prétendant? Car c'est un prétendant.

—Dieu le veuille! dit Brancas.

—Et la députation?

—Je me présenterai à Paris. N'est-il que Vieilleville au monde?

—Va, je te sauverai malgré toi, dit l'oncle.

—Gardez-vous en bien, répliqua Brancas. Un bonheur d'oncle ressemble rarement à un bonheur de neveu, et ce serait un très-mauvais calcul de mettre l'un à la place de l'autre. Laissez-moi être heureux à ma guise, s'il vous plaît, ou vous ne serez jamais commandeur.»

Cette menace apaisa le conseiller d'État, qui n'en résolut pas moins de brouiller à tout prix Brancas avec Claudie.

La soirée se passa comme toutes les soirées. On chanta beaucoup, on joua beaucoup du piano, on but du punch, du sirop, on avala des glaces, on joua le whist; des jeunes gens de famille, cachés dans un réduit écarté, perdirent au lansquenet quelques milliers de francs; des mâchoires se désarticulèrent à force de bâiller; et déjà les goutteux et les asthmatiques cherchaient à grand bruit leurs chapeaux, lorsque M. Oliveira rendit à tout le monde la joie la plus vive en offrant son bras à Mme Bonsergent et en annonçant qu'on allait souper.

Ce fut un coup de théâtre. Des cinq sens que l'avare nature nous a donnés, le seul qui naisse et ne meure qu'avec nous, c'est le sens du goût. De plus, l'expérience a prouvé que de toutes les variétés connues de la race humaine, l'électeur était la plus vorace. Cette remarque, faite il y a soixante ans par le célèbre Cabanis fondateur de la physiologie, et mise à profit par Oliveira, était le fondement de sa politique.

On se précipita dans la salle à manger avec une impatience mal contenue. Quelques coudes exercés frayèrent rapidement un large passage à leurs propriétaires; quelques bottes écrasèrent quelques souliers de satin; quelques sacrebleu! dominèrent le bruit des gémissements; mais, enfin, il y eut de la place et du jambon pour tous: c'était le problème à résoudre.

Un hasard, qu'Athanase avait savamment préparé, lui permit d'offrir son bras à Rita et de la préserver, grâce à ses larges épaules et à ses poignets robustes, de toute atteinte. Il s'assit près d'elle et tout d'abord s'écria:

«Mademoiselle, que vous êtes belle!»

Ce compliment, qui ne demandait pas un grand effort d'esprit, fit sourire Rita.

«Voulez-vous du poulet?» dit-elle.

Athanase avança son assiette.

«Oui, mademoiselle, dit-il avec sensibilité, de quelle ardeur j'attendais votre retour!

—Vous ne buvez pas,» dit Rita en remplissant son verre jusqu'aux bords.

Athanase le vida d'un trait.

«Ce vin est excellent, répliqua-t-il. C'est du Volnay premier cru..... Ah! dit-il en soupirant, vous n'avez pas besoin de ce vin pour m'enivrer! Vous souvenez-vous, mademoiselle, de ce jour fortuné où j'eus le bonheur de valser.....

—Avec moi? où donc? dit Rita, qui s'en souvenait fort bien.

—Au bal de la préfecture, il y a dix-huit mois. Cet heureux souvenir ne sortira jamais de mon coeur.»

La plupart des autres convives étaient groupés au hasard, et des conversations s'engageaient d'un bout à l'autre de la vaste table.

«Messieurs, dit Oliveira d'une voix qui domina toutes les autres, je bois à la prospérité de la France, notre belle patrie!

—Et à la confusion des Anglais! ajouta le major Bonsergent en levant son verre.

—Cela va sans dire, ajouta le receveur des finances.

—La France, poursuivit Oliveira, est le vrai peuple de Dieu.

—C'est l'Angleterre qui fait tous les trous, dit le receveur.

—Et c'est la France qui les bouche, dit Athanase.

—La France est le pays des grands hommes, dit Oliveira.

—Mieux que cela, monsieur, dit Brancas, la France est un grand homme.

—Oh! oh!» dit le receveur des finances, un peu étonné d'une ellipse aussi forte.

Plusieurs électeurs prêtèrent l'oreille. On suivait sur leurs figures naïves le progrès de la discussion. Quelques verres et quelques fourchettes restèrent levés.

«Oui, reprit Brancas, le peuple français tout entier est un grand homme.

—Grand homme quand il fend du bois? demanda Audinet.

—Oui, monsieur, et quand il fait des souliers, et quand il balaye les rues, et quand il fait le pain, et quand il gâche le plâtre; grand homme en tout, grand homme toujours.

—C'est la thèse des démagogues et des flatteurs du peuple, dit Audinet, qui voulut compromettre son adversaire aux yeux de l'assemblée. Or, le nom de démagogue, comme tous ceux qu'on tire du grec, émeut toujours les électeurs. Si tout le monde en France est grand homme, continua Audinet, il n'y a plus de grands hommes; si tout le monde est héros, il n'y a plus de héros.

—Justement. C'est ce que je voulais dire, répliqua Brancas; il n'y a plus ni héros ni grands hommes: nous sommes tous debout sur la colonne Vendôme, les bras croisés.

—Avec Napoléon? dit le colonel Malaga.

—Avec Napoléon, la redingote grise et le petit chapeau.

—Oh! oh! s'écria le directeur de l'enregistrement, le nez dans son assiette.

—Voilà qui est fort, dit le receveur des finances, la bouche pleine.

—Ces avocats n'ont pas leur langue dans leur poche, dit un voisin.

—L'armée française est invincible, reprit Brancas, qui entraîna toute l'assemblée et surtout les officiers.

—Jamais on n'a vaincu les Français que par trahison, ajouta un sous-lieutenant.

—Vive l'armée française! dit un électeur un peu échauffé par le vin.

—À la santé de l'armée française!

—Messieurs, dit le préfet se levant à son tour, à la santé du roi.....

—De la charte et de son auguste famille!» interrompit un convive.

Tout le monde éclata de rire. Le convive, par modestie, se cacha le nez dans sa serviette.

«Oui, tous les Français sont des héros! reprit Brancas.

—Hum! hum! grommela le colonel.

—C'est fort simple, dit l'avocat. N'êtes-vous pas vous-même un héros? J'en appelle à toute l'assemblée. N'avez-vous pas, quinze ans durant, sabré à droite et à gauche, et percé, fendu, cassé ou écrasé des centaines de têtes, de bras ou de jambes dont vous n'aviez jamais connu les propriétaires? N'est-ce pas là ce qui fait le héros? Vous êtes un héros monsieur, le major Bonsergent est un héros; qu'on vous donne l'armée à commander, vous vaincrez à Iéna, à Wagram, et vous entrerez dans Moscou comme dans un moulin. J'en jurerais. N'êtes-vous pas français; n'êtes-vous pas invincibles? Si Napoléon seul a pris place sur la colonne, c'est qu'on ne pouvait pas y mettre toute la grande armée.

—Quelle nation nous sommes!» dit un marchand de soieries.

Les électeurs étaient charmés. Oliveira s'en aperçut et dit tout bas au conseiller d'État:

«Mon gendre est un peu froid, mais il va bien.» Athanase qui vit le triomphe de son ami, voulut en prendre sa part.

«L'empire du monde est à la France, dit-il d'une voix sonore et imposante. Les druides même l'ont prédit.»

Toute l'assemblée resta indécise, croyant à une plaisanterie.

«Que veut-il dire, avec ses druides? demanda le marchand de soieries.

—Tu ne comprends donc pas? lui répondit sa femme, il parle des truites. C'est pour se moquer de nous.

—Ma foi, dit Oliveira en riant, si les druides l'ont prédit.....

—Buvons aux druides! interrompit Audinet.

—Oui, dit Athanase avec force, buvons à la France! buvons à ces druides qui sous le couteau de César, osèrent annoncer l'immortalité et la mission divine de leur race. Tous les autres peuples sont épuisés: la France seule est encore jeune et forte. L'Orient est fini, la Judée est morte, la Grèce est enterrée depuis vingt siècles, Rome tombe en ruines, la France seule sent, prévoit, juge, travaille et combat. D'une main, elle montre aux nations les tables de la loi nouvelle; de l'autre, elle tient le glaive. Que l'Antechrist se lève, qu'il marche contre elle, qu'il porte la main sur le soldat de Dieu, et vous verrez rouler sa tête au pied de l'autel. De quelque côté que la France se tourne, sa voix se fait entendre aux extrémités du monde, et des quatre points de l'horizon les peuples voient flotter au vent les plis de son drapeau sacré. À qui s'adressent les opprimés de toutes les parties de la terre? À Dieu et à la France! Je bois à la France et aux druides!

—Je t'assure, dit le marchand de soieries à sa femme, qu'il a parlé des druides et non pas des truites; mais qu'est-ce qu'un druide?

—Je ne sais pas, dit la femme; mais c'est bien beau, ce qu'il dit là.

—Est-ce que tu comprends?

—Non, et toi?

—Pas davantage.

—C'est égal, dit la femme, il parle bien, et c'est un bien bel homme.

—Est-ce une nouvelle religion que vous nous apportez là? demanda Audinet d'un ton railleur. Nous avions déjà bien des cultes reconnus; celui de Mahomet, celui de Brahma, celui de Moïse, celui de Calvin et mille autres, sans compter le culte catholique. Est-ce que nous aurons aussi le culte des druides, et reviendrons-nous à la forêt d'Inminsul?

—Ma foi, dit Athanase, je ne suis pas trop ferré sur les dogmes de cette religion, mais je l'ai entendu enseigner par quelques-uns des plus grands esprits et des plus honnêtes gens de France, et je sais fort bien qu'elle ne rapportera jamais à ses apôtres ni places ni argent. C'est un signe certain qu'ils ont cherché la vérité, s'ils ne l'ont pas trouvée.

—Je crois que vous avez raison,» dit à voix basse Rita, que les dernières paroles d'Athanase avaient surprise et charmée.

Elle devina qu'il cachait sous sa gaieté épicurienne un esprit élevé et capable d'enthousiasme, quoique la jouissance d'une grande fortune et l'apathie naturelle de la province eussent un peu rouillé les ressorts de cette âme énergique. Sa galanterie un peu cavalière, mais non pas gauche ou maladroite, ne déplaisait pas à la jeune Parisienne ennuyée des froids discours de ces jeunes gens à la mode qui ont transporté à Paris toutes les grâces de l'Angleterre et du Jockey-club. Un peu de dépit contre Brancas, qui dissimulait mal sa froideur, servait puissamment les intérêts d'Athanase; et, sans y penser, elle reçut avec tant de bonne grâce et de reconnaissance les empressements de Ripainsel, qu'il en conçut les plus grandes espérances.

D'un autre côté de la table, les destins jaloux avaient troublé le bonheur de Brancas et de la belle Claudie. D'abord, Mme Bonsergent s'était assise entre eux, et, en face de Claudie, le livide Audinet, dont les yeux ternes et fixes ne quittaient pas un instant ceux de Mlle Bonsergent. À côté d'Audinet, le colonel Malaga regardait de travers le Parisien, dans l'espérance de l'intimider et de l'éloigner de Claudie. Brancas, indifférent aux regards menaçants du colonel, se sentait néanmoins gêné et troublé comme un orateur sifflé par un auditoire. Pour sortir d'embarras, il essaya de gagner Mme Bonsergent, tâche assez difficile.

Élodie n'était pas une méchante femme, quoique son esprit impérieux et subtil la rendit incompréhensible aux neuf dixièmes des habitants de Vieilleville, et insupportable au dernier dixième. Partout elle voulait régner, par la beauté comme par l'esprit, et elle souffrait impatiemment les atteintes de l'âge. Secrétement choquée de l'attention exclusive que Brancas donnait à Claudie, qu'elle ne pouvait se résoudre à traiter en fille raisonnable et nubile, elle regardait l'avocat avec malveillance. Comme elle avait été jolie, elle avait trouvé beaucoup de flatteurs, qui lui persuadèrent sans peine que son génie était le plus beau et le plus sublime qu'on eût vu en ce siècle. Au premier rang de ces flatteurs était le secrétaire général qui, de bonne heure, devina sa faiblesse.

Il est aisé de comprendre que le Parisien ne pouvait pas lutter contre Audinet dans le coeur de Mme Bonsergent. Tout poli et bien élevé qu'il fût, il avait trop peu de temps pour faire sa cour à une vieille femme prétentieuse qui levait les yeux au ciel vingt fois par minute, et que ses amis appelaient la muse tragique du département. Brancas, simple et franc comme tous les bons esprits, élevé d'ailleurs à Paris, où le mouvement impérieux des affaires rompt à tout moment les intrigues longues et compliquées, n'entendait rien à cette stratégie de province.

«Mlle Claudie est, ce soir, d'une beauté admirable, dit-il à Mme Bonsergent.

—Que dites-vous de moi, monsieur? demanda Claudie.

—Quelque chose que vous ne devez pas écouter,» répliqua Brancas en riant.

Toute autre mère eût été flattée des paroles du Parisien, mais Élodie fut blessée au fond du coeur qu'il n'eût d'attention que pour sa fille. Elle répondit sèchement. Brancas, étonné, regarda le secrétaire général et le vit sourire d'un air de triomphe. Il devina la pensée d'Audinet, et, pour réparer sa faute:

«C'est tout votre portrait, madame, dit-il d'un air sérieux.

—J'étais moins brune autrefois, dit Mme Bonsergent en minaudant.

—Moins brune? répondit le Parisien, est-ce possible? Les lis et les roses ne sont rien auprès de vous.»

Élodie sourit.

«C'est à ma fille qu'il faut dire ces belles choses,» dit-elle.

Effectivement, la mère de sa fille était couperosée; mais Brancas n'en voulut pas démordre.

«Avez-vous vu au Louvre le portrait de Jeanne d'Aragon?

—J'ai dû le voir, répondit Mme Bonsergent.

—C'est un des plus beaux ouvrages de Raphael, dit Brancas, et le modèle était digne du peintre. Jeanne d'Aragon a été l'une des plus belles princesses du seizième siècle. Je trouve en vous, madame, quelques-uns de ses traits et surtout cette physionomie fière et douce qui annonce la puissance et le génie.»

Audinet, qui suivait attentivement la conversation du Parisien et de Mme Bonsergent, fronça le sourcil. Il sentait que son rival allait le gagner de vitesse, et il se hâta d'interrompre le cours des flatteries de Brancas. Peu de moments après, le souper finit, et chacun se leva pour rentrer dans le salon. L'avocat alla s'asseoir près de Rita.

«Eh! bien monsieur, dit celle-ci, comment trouvez-vous Mlle Bonsergent? Il paraît que la province ne vous fait pas peur.

—Je la trouve très-digne de votre amitié, répondit Brancas.

—Elle a de l'esprit?

—Un esprit charmant. Je n'aurais pas cru qu'à Vieilleville.....

—Sa mère, interrompit Rita, est une véritable perle.

—Euh! euh! dit le Parisien d'un air indécis, comment l'entendez-vous?

—Comme il faut l'entendre, répliqua Mlle Oliveira. N'est-ce pas le devoir des mères de faire ressortir le mérite de leurs filles?

—Assurément.

—Eh bien, le ridicule de Mme Bonsergent ne donne-t-il pas un nouveau prix à la simplicité charmante de Claudie?

—Savez-vous, mademoiselle, dit Brancas, qu'on n'égorge pas plus agréablement ses amis que vous ne faites?

—Moi, égorger! Vous me faites tort, je vous assure. J'aime mes amies de tout mon coeur, mais je puis bien remarquer que Mme Élodie est sotte, qu'elle croit avoir tout le génie de monde, qu'elle ennuie de ses prétentions poétiques tous ceux qu'elle rencontre, et qu'elle choque les esprits les plus indulgents. Qu'en pensez-vous, monsieur? ajouta-t-elle en se tournant vers Athanase.

—Je pense que vous avez raison, comme toujours, répondit Ripainsel.

—Monsieur Ripainsel, continua Rita, restez près de moi, je vous prie. Vous êtes un juge précieux. Personne n'opine du bonnet avec plus de bonne grâce que vous.»

La conversation continua quelque temps sur ce ton; mais déjà il était trois heures du matin, et la plupart des gens n'aspiraient qu'à dormir et digérer en paix. Les plus âgés donnèrent le signal du départ et furent bientôt suivis de la foule des invités.

Quand Athanase se retira avec son ami Brancas:

«Monsieur, lui dit Oliveira, j'espère que vous me ferez le plaisir de revenir ici?»

Athanase regarda Rita.

«Monsieur, dit-il, j'allais vous en demander la permission.»

Mlle Oliveira sourit, et, se tournant vers Claudie, lui dit tout bas:

«Chère belle, j'ai tout un monde de choses à te dire. Ferme ta porte demain; j'irai passer l'après-midi avec toi.»

Les deux amies s'embrassèrent, et tout le monde prit congé d'Oliveira.

Brancas et Ripainsel accompagnèrent la famille Bonsergent. L'avocat donnait le bras à Claudie, Athanase à sa mère, et le major marchait devant et portait le menu bagage, je veux dire les morceaux de musique, Brancas, resté un peu en arrière, dit à Claudie:

«Je vais partir dans trois jours pour Paris.

—Qu'allez-vous faire à Paris? demanda-t-elle inquiète.

—Claudie, continua l'avocat, m'aimez-vous?

—Qu'allez-vous faire à Paris?

—Ordonnez-moi de rester ici, et j'y resterai.

—Que voulez-vous que j'ordonne? Ai-je des droits sur vous?

—Claudie, je vous aime.

—Que sais-je? Vous m'aimez, et votre oncle demande pour vous une autre femme!

—Vous savez bien que je ne l'aime pas.

—Que sais-je? Rompez d'abord avec M. Oliveira, et nous verrons.»

Quelque effort que fit l'avocat, il n'en put tirer d'autre réponse.

«Et vous, dit-il, que fait à vos genoux cet insupportable Audinet?»

Claudie éclata de rire.

«M. Audinet, répondit-elle, est à la maison par la volonté de mon père et de ma mère, et il n'en sortira que.....

—Par la force des baïonnettes!

—Précisément.

—Eh bien! nous aurons recours aux baïonnettes.

—N'en faites rien, si vous m'aimez, dit Claudie d'un ton suppliant. Vous ne connaissez pas le colonel Malaga?

—Ce n'est pas au colonel que j'ai affaire, mais à son fils.

—Le colonel n'est jamais bien loin, dit Claudie, et M. Audinet, qui n'est pas brave, vous le jettera dans les jambes à la première occasion.

—Bah! dit Brancas d'un air chevaleresque, le colonel, après tout, ne m'assassinera pas, et s'il faut se battre....

—Je ne sais, dit Claudie, mais je tremble, et, s'il faut tout avouer, je crains encore plus le fils que le père. Vous ne savez pas de quelles calomnies M. Audinet est capable.»

On était arrivé à la porte de la maison Bonsergent. Athanase et le Parisien prirent congé du major et des dames, et allèrent se coucher.

«Es-tu content de ta journée? dit Brancas.

—Content! Je suis ravi!

—De qui? de Mme Bonsergent?

—Mauvais plaisant!

—Ravi d'avoir gagné ton procès?

—Oui, d'abord. Sais-tu que je suis maintenant beaucoup plus riche qu'elle?

—Elle? Qui, elle?

—Rita, parbleu! Est-ce qu'il y a deux femmes au monde?

—Parle plus respectueusement, je te prie, dit le Parisien. Claudie est un ange.

—Et Rita, une divinité. Quels yeux! que d'esprit! Jure-moi que tu ne l'aimes pas.

—Je te le jure.

—Et que tu ne l'épouseras jamais, ou je t'étends sur la poussière.

—Ma foi! dit le Parisien, l'amour est dangereux dans ce pays, s'il faut que je choisisse entre le glaive du colonel Malaga et le tien.

—Malaga! s'écria Athanase. Je te plains. C'est le bourreau des crânes. Il n'a jamais manqué son coup.

—Bah! dit le Parisien, c'est qu'il n'a rencontré que des maladroits. Après tout, quel prétexte a-t-il pour me couper la gorge?

—Quel prétexte? Tu crois que ce vieux maître d'armes a besoin d'un prétexte. Je te garantis qu'il trouvera, si tu lui déplais, mille moyens de t'amener sur le terrain, et son fils mille moyens pour ne pas s'y laisser traîner.»

Brancas se coucha, l'esprit rempli des plus douces images; cependant une vague inquiétude troublait ses rêves de bonheur.

«Pourquoi cet Audinet est-il aux genoux de Claudie! pensait-il toujours. Et pourquoi ne veut-elle pas me dire qu'elle m'aime, sans avoir pris ses précautions?»

En cherchant inutilement une réponse à ces deux questions, il s'endormit.

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