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Chacune son Rêve

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The Project Gutenberg eBook of Chacune son Rêve

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Title: Chacune son Rêve

Author: Daniel Lesueur

Release date: January 26, 2014 [eBook #44762]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
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file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHACUNE SON RÊVE ***

I II III IV V

Il a été tiré de cet ouvrage 10 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 10.

VI

Chacune son Rêve

VII

Œuvres de Daniel LESUEUR


ÉDITION ELZÉVIRIENNE (Lemerre, édit.)
Poésies.Visions divines.Visions antiques.Sonnets philosophiques.Sursum corda! 1 vol. avec portrait. 6 fr.  »
Lord Byron. (Traduction.) Tome 1er: Heures d'oisiveté. Childe Harold. 1 vol. avec portrait. 6 fr.  »
Tome II: Le Giaour.La Fiancée d'Abydos.Le Corsaire.Lara, etc. 1 vol. 6 fr.  »
Tome III: Le Siège de Corinthe.Parisina.Manfred.Le Prisonnier de Chillon.Mazeppa, etc. 1 vol. 6 fr.  »
ÉDITION IN-18 JÉSUS (Lemerre, édit.)
Marcelle. 1 vol. 3 fr. 50
Un Mystérieux Amour. 1 vol. 3 fr. 50
Amour d'aujourd'hui. 1 vol 3 fr. 50
Névrosée. 1 vol. 3 fr. 50
Une Vie tragique. 1 vol. 3 fr. 50
Passion slave. 1 vol. 3 fr. 50
Justice de femme. 1 vol. 3 fr. 50
Haine d'amour. 1 vol. 3 fr. 50
A force d'aimer. 1 vol. 3 fr. 50
Invincible Charme. 1 vol. 3 fr. 50
Lèvres closes. 1 vol. 3 fr. 50
Comédienne. 1 vol. 3 fr. 50
Au dela de l'amour. 1 vol. 3 fr. 50
L'Honneur d'une femme. 1 vol. 3 fr. 50
Fiancée d'outre-mer. 1 vol. 3 fr. 50
Le Cœur chemine. 1 vol. 3 fr. 50
La Force du passé. 1 vol. 3 fr. 50
Lointaine Revanche. L'Or sanglant. 1 vol. 3 fr. 50
La Fleur de joie. 1 vol. 3 fr. 50
Mortel secret. Lys royal. 1 vol. 3 fr. 50
Le Meurtre d'une ame. 1 vol. 3 fr. 50
Le Masque d'Amour. Le Marquis de Valcor. 1 vol. 3 fr. 50
Madame de Ferneuse. 1 vol. 3 fr. 50
Calvaire de Femme.  Le Fils de l'Amant. 1 vol. 3 fr. 50
Madame l'Ambassadrice. 1 vol. 3 fr. 50
——
L'Évolution féminine. 1 vol. (Lemerre, édit.) 1 fr. 50
——
Nietzschéenne (roman). Plon-Nourrit et Cie 3 fr. 50
Le Droit a la Force (roman). Plon-Nourrit et Cie 3 fr. 50
Du Sang dans les Ténèbres.Flaviana, Princesse. Plon-Nourrit et Cie 3 fr. 50

VIII

IX

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

Copyright 1910 by Plon-Nourrit et Cie.

1

CHACUNE SON RÊVE

I
MANUSCRIT DE FRANCINE

Novembre 1905.

Je vais écrire ces choses. Je ne puis pas faire autrement. Le secret professionnel m'interdit de les révéler à qui que ce soit au monde. Mais ce que j'ai vu, ce que j'ai entendu, ce que j'ai accompli, la responsabilité que j'assume,—tout cela compose un fardeau trop lourd pour ma conscience, pour mon cœur.

Je ne suis qu'une jeune fille, isolée, désarmée, intimidée devant la vie, malgré le titre de docteur en médecine que je viens de conquérir.

Oh! oui... intimidée devant la vie. Combien je la trouve impénétrable, déconcertante, quand je la vois s'entr'ouvrir sur des abîmes de passion, de mystère, de douleur,—peut-être de scélératesse et de crime, comme ce qui m'en est apparu, pour s'effacer aussitôt et à jamais devant moi. Combien elle me sera difficile à vivre, avec la charge redoutable que j'ai assumée!

Il y a quelques jours à peine, j'étais encore presque insouciante, malgré la gravité de mon destin. Ma situation d'orpheline, ma pauvreté, mes études ardues, sans distractions, sans loisirs, sans joie, n'avaient abattu en moi ni le courage, ni l'espérance. Je touchais au but. Ce titre de docteur, à vingt-quatre ans, comme j'en étais fière!... Avec ma volonté forte, dont j'éprouvais la vigueur, ainsi qu'un champion qui fait plier et vibrer la lame de son fleuret avant l'assaut, je ne doutais pas de l'avenir, je ne doutais pas du succès, je ne doutais pas du bonheur.

Mais aujourd'hui!...

Quoi! si vite... En quelques jours... Que dis-je?... en quelques heures... tout s'est assombri, transformé. Quel drame ai-je traversé? Qu'ai-je fait? Mon cœur se crispe. Une angoisse l'étreint.

Alors, moi qui me sens faible, pour la première fois, à cause du poids écrasant tombé soudain sur mes épaules,—moi qui n'ai personne pour m'aider à le porter, ni mère, ni amie, ni confidente, ni fiancé, moi qui, d'ailleurs, ne voudrais en faire partager le péril à nul être au monde, je prends, cette nuit, dans le silence, un feuillet blanc, que je place sous ma lampe, et qui recevra la tragique confidence.

Aussi bien, ne faut-il pas que tous les détails, jusqu'aux plus insignifiants, subsistent quelque part, impérissables? Ma mémoire peut faiblir... Et si je disparaissais brusquement!... Fixons ici une trace de cette aventure, qui, autrement, finirait par m'apparaître inconsistante et invraisemblable comme un rêve. Je me le dois à moi-même. Et je le dois aussi à ce petit infortuné, qui, plus tard, ne possédera pas de trésor plus précieux que mon témoignage.

Ce document, je lui trouverai bien une cachette assez sûre pour qu'on ne l'y découvre point, moi vivante, assez accessible pour qu'il n'y reste pas scellé à jamais, si je meurs sans avoir pu en disposer.


Il y a quelques soirs, je me trouvais ici, dans cette chambre,—ma chambre d'enfant, de fillette, d'étudiante,—la chère petite chambre de mes vacances, à Claire-Source.

Claire-Source!... le joli nom. Il représente jusqu'à ce jour,—et peut-être pour toujours,—la seule gaieté de mon existence. C'est la maisonnette campagnarde de ma tante Stéphanie,—excellente vieille fille, créature du bon Dieu, à qui je dois les petites douceurs, les petites gâteries, la petite illusion d'un foyer, d'une famille, dont, sans elle, j'eusse été absolument dénuée.

Donc, je passais une quinzaine ici, prenant quelque repos après la soutenance de ma thèse.

Mercredi dernier (il y aura huit jours demain), j'avais déjà souhaité le bonsoir à ma tante, et je m'apprêtais à me coucher de bonne heure, pour lire au lit un ouvrage qui m'intéressait, lorsque la sonnette de la grille tinta. Surprise, je sortis sur le palier, où je rencontrai notre jeune servante, les yeux élargis d'effarement.

—«Qu'est-ce que ça peut être, mademoiselle Francine? Je n'ose pas descendre. J'ai peur!...

—En voilà une froussarde! Eh bien, venez avec moi. Il faut voir... C'est sans doute pour quelqu'un de malade. On sait que je suis médecin.»

Je prononçai le mot avec l'enfantillage d'un peu d'orgueil. Cependant, je n'avais pas attendu mon doctorat pour donner mes soins à tout ce petit monde villageois. Jusqu'alors mes clients rustiques avaient respecté le repos de mes nuits. Il est vrai que leur santé à toute épreuve ne m'eût pas fait une carrière bien occupée, ni surtout bien fructueuse, eussé-je eu l'idée, qui ne me vint jamais, de leur réclamer des honoraires.

Nous descendîmes donc, Estelle et moi. Le bougeoir de jardin tremblait aux mains de la poltronne.

Devant notre modeste grille de bois, une auto était arrêtée: une grande limousine, dont les phares étendaient un éventail d'éclatante lumière, dont les vernis, les nickels miroitaient en dépit des demi-ténèbres. Une voiture de grand luxe, à ce qu'il me sembla.

Un homme en était descendu pour sonner. Un autre—le chauffeur—demeurait sur le siège. Enfin, dans l'intérieur (je m'en rendis compte presque aussitôt), se tenait une religieuse.

—«Mademoiselle Francine?... que l'on nomme dans le pays le docteur Francine?» me demanda l'homme avec déférence.

Visage banal, rasé, tenue bourgeoise,—avec ce je ne sais quoi qui décèle quand même les attitudes du service. Il me fit l'effet d'un intendant, d'un majordome. Un peu d'accent altérait la correction parfaite de ses paroles. Mais un accent à peine appréciable,—provincial peut-être plutôt qu'étranger.

—«C'est moi. Mais,»—me hâtai-je d'ajouter,—«je n'exerce pas ici, sauf auprès des indigents. Voulez-vous l'adresse d'un de mes confrères, à Parmain, à Beaumont?

—Mademoiselle, c'est pour une jeune femme en couches, près d'ici. Elle souffre atrocement. Elle ne veut qu'une femme auprès d'elle... Une question d'humanité. Si vous jugiez qu'une autre intervention est nécessaire, il serait toujours temps...

—Mais je ne suis pas sage-femme.»

La religieuse, sans quitter l'auto, s'approcha de la portière.

—«Docteur,» commença-t-elle... (Et, faut-il l'avouer? cette façon de m'interpeller me flatta, me disposa favorablement. A quoi tiennent nos décisions?) «Docteur... par la sainte charité chrétienne, ne refusez pas. Il s'agit surtout d'influence morale... Je m'y connais un peu, je ne crois pas à un cas compliqué... Mais la pauvre créature est à bout de forces... Elle ne veut qu'une femme... D'ailleurs, la bonté, la solidarité féminines, voilà ce qu'il nous faut... La situation est délicate...»

Elle baissa encore la voix pour m'insinuer la dernière phrase.

Cette religieuse... (Je ne reconnaissais pas du tout son ordre, ne voyant qu'un vague paquet noir, et une étroite cornette blanche, épinglée d'un voile également noir, dont l'ombre me dérobait presque tout à fait son visage.) Cette religieuse, à l'intonation papelarde, ne parvenait pas à m'émouvoir. Elle ne sentait pas ce qu'elle disait, elle récitait une leçon. Mais quoi!... Ces femmes, qui côtoient tant de misères, ne peuvent les partager toutes. Celle-ci—garde-malade—était peut-être engourdie, hébétée de veilles. Ce qu'elle proférait, machinalement, n'en était pas moins la vérité. Une malheureuse se tordait dans les douleurs les plus atroces qui soient, compliquées de je ne sais quelles souffrances morales,—souffrances trop faciles à deviner des maternités clandestines, tragiques. Elle criait après la sympathie d'une autre femme... Non pas après les soins vulgaires d'une professionnelle de village, mais après la fraternité compréhensive d'une âme proche de la sienne. La pitié parla en moi. Puis, d'autres sentiments aussi. Ne sommes-nous pas des êtres trop complexes pour qu'aucune de nos impulsions soit simple? Nous attribuons toujours au ressort le plus honorable le déclanchement de notre volonté. Que de causes obscures dont nous nous plaisons à ignorer l'influence! Mais, comme je veux ici tout dire, je dois reconnaître qu'une sorte d'attraction romanesque s'ajouta, pour me décider, à l'entrain généreux. La mise en scène nocturne, l'élégance de la voiture, le roman qui me serait divulgué, le choix qu'on faisait de moi, la confiance qu'on me témoignait, même ce qu'il y avait d'un peu hasardeux à partir ainsi dans les ténèbres, vers le mystère,—tout eut sa part dans la légère exaltation où s'échauffa définitivement mon zèle secourable.

—«Soit!... Un instant... Estelle, cherchez-moi vite mon manteau de voyage, ma trousse, et une écharpe pour jeter sur ma tête.»

Lorsqu'elle revint avec ces objets, je lui enjoignis de prévenir ma tante.

—«Allons-nous loin?» demandai-je.

—«Trois quarts d'heure d'ici. Que Mademoiselle ne se préoccupe de rien. L'auto sera à ses ordres pour le retour.

—Vous entendez, Estelle, dites bien à ma tante qu'elle ne s'inquiète pas.»

Enveloppée dans mon grand manteau, l'écharpe de gaze posée sur mes cheveux, je montai dans la voiture.

Comment!... l'individu que j'avais pris pour un intendant m'y suivait!... Cela ne me plut guère. Qu'il fût venu à l'intérieur de la limousine avec l'infirmière, soit. Mais maintenant que nous étions deux femmes (mon inconscient seul ajoutait:—«dont madame le docteur Francine»), il aurait pu s'asseoir à côté du chauffeur. La température même ne lui aurait pas rendu trop pénible ce devoir de respect. Car la nuit de novembre était tiède.

J'abaissai la vitre à côté de moi. Un air moite, humide, mais sans pluie, me caressa le visage.

Je voulus demander quelques renseignements sur l'état de la personne à qui je portais mes soins, mais songeant que j'aurais tout le temps, je laissai ma pensée s'évader au dehors, dans l'enchantement triste de la nuit.

Une vague clarté tombait du ciel sur de grands espaces obscurs. Comme nous filions à toute vitesse vers Persan, c'était, de part et d'autre de la route, la morne étendue des champs de betteraves, cultivées pour les raffineries. Bientôt commença la petite cité ouvrière. Quelle muette résignation, dans les ténèbres pâles, de toutes ces humbles maisonnettes pareilles, avec leur unique porte, leur unique fenêtre, leur échelle de poules montant à l'unique étage, dans le carré de leur jardinet! Quel silence!... quel lourd sommeil!... L'auto jetait sur chaque pauvre façade close le regard brutal de ses phares. Et mon cœur se serrait,—comme à l'hôpital, quand le chef de service, découvrant devant nous quelque tare humaine, sur un pauvre corps de misère, y projette sa science et nous instruit, sans se soucier des pudeurs et des épouvantes que brutalise l'impitoyable clarté.

Nous passâmes l'Oise sur le pont de Beaumont. La côte fut montée, la petite ville traversée en un éclair. Encore une route à travers champs. Puis nous pénétrâmes dans la forêt de Carnelle.

Un imperceptible frisson me traversa. Ici, la vraie obscurité, la vraie solitude, le sourd abîme où nul cri ne serait entendu. Et j'y étais seule, avec des gens que je ne connaissais pas.

La présence de la religieuse me rassurait. Je me tournai vers elle pour lui poser enfin les questions nécessaires.

L'intérieur de l'auto n'étant pas éclairé, je distinguais très vaguement les physionomies de mes compagnons de route. Et je les avais si peu, si mal vues, dans une si hésitante perplexité, que je ne les imaginais pas davantage.

—«Ma sœur,» commençai-je à voix basse, «voudriez-vous me donner quelques indications sur la personne auprès de qui vous me conduisez? Elle est jeune, m'avez-vous dit, très jeune?

—Vous en jugerez.

—Vous ne savez pas son âge!... Est-elle primipare?» (Mais, interprétant aussitôt le terme scientifique): «Est-ce son premier enfant?»

L'infirmière ne répondit pas. Elle s'agita un peu. Et il me sembla, au mouvement de sa jambe contre la mienne, qu'elle avançait le pied pour chercher celui de l'homme placé en face de nous sur un des strapontins. Comme s'il eût attendu le signal, cet individu prit la parole:

—«Mademoiselle,» me dit-il,—toujours avec le même ton déférent—«ne vous alarmez pas. Madame la religieuse ici présente vous jurera, comme je vous le jure moi-même, que vous n'avez rien à craindre.»

Cet exorde ne laissa pas que de m'impressionner fort désagréablement. Mais j'étais en pleine forêt nocturne, dans une auto qui faisait du quatre-vingts à l'heure. Inutile, par conséquent, de bouger ou de crier. Je ne fis ni l'un ni l'autre.

Ce fut la religieuse qui continua. Sa voix onctueuse me parut plus inquiétante.

—«Vous comprendrez, docteur. Vous ne nous en voudrez pas. La naissance à laquelle vous allez aider doit être entourée du plus profond mystère. Des malheurs effroyables seraient le résultat d'une indiscrétion, même la moindre. Vous nous permettrez donc, avant notre sortie de cette forêt, de vous bander les yeux.

—Jamais!... Comment!...» m'écriai-je, révoltée. «Et le secret professionnel?... J'y suis astreinte sur l'honneur. Ose-t-on supposer que j'y faillirais?

—Certes, non... mais enfin...

—L'intérêt même m'y oblige, voyons...» ajoutai-je. «Un médecin qui ne s'y tiendrait pas scrupuleusement ruinerait sa carrière.»

Vains arguments. Mes compagnons ne m'écoutaient pas, plaçant un ou deux mots d'aquiescement vague pour mieux saisir l'opportunité de leur action. Encore une fois, je crus surprendre un échange de gestes, comme un signal. Aussitôt une étoffe opaque s'enroula autour de ma tête, me couvrant le visage, si étroitement que je crus suffoquer.

Quelle terreur!... Ces gens voulaient m'étouffer. J'allais mourir... Mais non. L'un d'eux dit à l'autre:

—«Je tiens bien. Tu peux dégager la bouche.»

Ce tutoiement me frappa. Surtout, lorsque, avec une respiration plus libre, me revint la faculté d'observer, alors que le son de cette phrase persistait dans mon oreille.

C'était la religieuse qui avait parlé. Du moins, j'en eus l'impression, bien que la voix, moins contenue, eut pris tout à coup une rudesse masculine. La main qui me tenait le bras de son côté possédait une vigueur plutôt singulière pour une femme. Depuis cet instant, je suis demeurée persuadée que la soi-disant porteuse de cornette était un homme. Cependant je n'en eus pas d'autre preuve. Après tout, il existe d'assez robustes paysannes, qu'elles aient ou non droit à l'habit monastique, pour avoir rempli cette méchante mission avec une semblable énergie.

L'individu assis sur le strapontin me serrait l'autre bras dans un étau non moins solide. En même temps, il tordait et maintenait l'étoffe dont j'étais aveuglée. Pour avoir plus de force, et mieux prévenir tout mouvement de ma part, il se penchait sur moi jusqu'à me toucher de sa poitrine, tandis que ses genoux captaient rudement les miens. La fureur et l'écœurement de ce contact m'affolaient. Ces violences physiques sur ma personne me faisaient bouillir le sang. Mais que dire?... que faire?... Ils étaient les plus forts. Et, dans l'angoisse de ces intolérables minutes, je n'avais qu'un espoir: c'est qu'ils ne m'eussent pas menti. La fin de cette horrible course serait-elle vraiment ce qu'ils m'avaient annoncé? Plût au ciel!... Aveuglée, oppressée, impuissante, éperdue, je me sentais rouler dans un abîme d'effroi. Et ce n'était pas la mort que je craignais le plus.

Combien de temps cela dura-t-il? A quelle distance de la forêt de Carnelle s'arrêta l'auto? Dans quelle direction avait-elle roulé, à cette allure vertigineuse,—unique indice qu'il me fût possible de percevoir? Je l'ignore. Je l'ignorerai probablement toujours. A quoi servirait de risquer même une appréciation? La voiture eût viré pour retourner d'où nous venions, que je ne m'en serais pas aperçue. Quant à la durée, nous ne l'estimons qu'à la mesure de nos sensations. Ce qui me sembla d'interminables heures n'était peut-être que de rapides minutes.

Lorsque l'auto eut stoppé, les bras qui me maintenaient ne desserrèrent pas leur étreinte. Au contraire, il me parut que d'autres arrivaient à l'aide pour m'entourer, me traîner ou me porter. Car, bien qu'on m'eût d'abord posé les pieds à terre, je ne crois pas m'en être servie ensuite, pour gravir les perrons et les étages dont je dus faire, plus ou moins volontairement, l'ascension.

Lorsqu'on m'enleva l'espèce de casque d'étoffe sous lequel je ne différenciais même pas la lumière de l'obscurité, je demeurai un instant éblouie.

La terreur ayant fini par l'emporter chez moi sur l'indignation, mon premier mouvement ne fut pas pour protester contre le traitement subi. J'essayai de constater où je me trouvais et ce qui m'y attendait. L'intervalle que mirent mes yeux meurtris et clignotants à recouvrer la netteté de leur vision, suffit pour que ceux que j'appellerai mes ravisseurs s'esquivassent. Ni l'homme que j'avais pris pour un intendant, ni la religieuse—fausse ou vraie—ne se trouvaient dans la chambre dont mon regard faisait le tour.

Cette chambre, largement éclairée à l'électricité, vaste et haute, voûtée dans le style gothique, avec des arcs-doubleaux, avait trois fenêtres, closes de volets intérieurs, et deux portes, fermées,—peut-être à clef. Elle me fit un effet contradictoire, d'opulence et de délabrement. Par ses proportions, par son décor architectural, elle décelait une demeure plutôt somptueuse, un château sans doute. Mais est-ce qu'une armée pillarde avait passé par là? Les rideaux, les tapis, les tableaux, le mobilier manquaient. Les murs étaient nus.

Je consigne tout de suite une réflexion dont je ne m'avisai que plus tard: c'est qu'on avait dû démeubler cette pièce lorsqu'il devint indispensable d'y introduire un docteur,—pour que cet étranger n'en gardât aucun souvenir distinct et caractéristique. A moins que ce ne fût une précaution d'hygiène, pour établir autour de l'accouchée un milieu aseptique,—ainsi que j'en jugeai au premier abord.

Il y avait, naturellement, les objets essentiels. Avant tout, le lit. Un lit quelconque, en bois sombre, assez large et sans aucune draperie. Puis, une grande table, couverte d'objets de toilette ou de pharmacie, et des chaises fort ordinaires.

Du lit s'échappait une plainte faible et continue, sans qu'on pût discerner le pauvre être qui gémissait ainsi. Cette plainte exhalait tant de souffrance découragée, qu'elle me perça le cœur.

A côté du lit, en face de moi, une femme se tenait debout.

Si rapides qu'eussent été ces constatations, elles venaient après une autre qui frappait aussi désagréablement mes sens que ma pensée. Une odeur de chloroforme saturait l'atmosphère. Moi qui venais de suffoquer à demi sous mon bandeau, je ne pus supporter l'asphyxiante impression. En même temps, je m'en alarmai comme médecin.

—«De l'air... Il faut de l'air, ici,» m'écriai-je.

La personne qui se trouvait près du lit ayant fait une espèce de geste vague,—plutôt négatif,—je me dirigeai résolument vers une des fenêtres, pour l'ouvrir moi-même. Les volets pleins qui s'y appliquaient à l'intérieur résistèrent à tous mes efforts. Il en fut de même aux deux autres croisées. Munis d'une fermeture hermétique, ils ne bougèrent pas plus que le mur même. Cette constatation m'incita à tâter les serrures des portes. Les portes étaient closes aussi solidement que les volets.

L'inquiétante impression ramena ma main, meurtrie par la lutte, vers une petite sacoche suspendue à ma ceinture, où j'avais eu soin de placer, ce soir-là, comme toujours pour mes sorties nocturnes, un revolver,—d'ailleurs minuscule et peu redoutable, un revolver-bijou. Je possédais toujours la sacoche, mais on en avait enlevé le revolver,—fort adroitement, je dois le dire, je ne m'en étais pas aperçue. Une exclamation indignée m'échappa.

—«Où suis-je?» m'écriai-je, presque avec fureur, en revenant vers la femme immobile. «Quel est ce guet-apens?

—Chut!...» fit-elle, posant un doigt sur ses lèvres, et me désignant la forme torturée qui se convulsait sous les couvertures.

Étrange chose... Extraordinaire instant.

La femme... (une créature assez jeune, insignifiante, la silhouette enveloppée d'une blouse d'infirmière)... son expression soumise et irresponsable, son geste de compassion profonde, sa mimique instinctive, mais vraiment sublime, qui semblait dire: «Qu'importe!... Voici de la douleur, et le reste n'est rien...» Ceci me bouleversa, me transforma, me fit tout oublier. Une voix secrète me suggéra: «Tu es médecin... agis... soulage.» Le lieu où j'étais, ce que j'y pouvais craindre, la violence qui m'avait été faite,—tout disparut, la peur aussi bien que la colère, la curiosité comme la volonté d'observation. Il ne me resta que l'exaltation du devoir professionnel et la pitié.

Je me penchai vers le lit—sans même arrêter longtemps mes regards sur cette femme, qui n'avait pas encore prononcé un mot, et dont la seule attitude venait de m'impressionner jusqu'à changer mon état d'âme. En écartant le drap, je compris pourquoi je n'avais pas encore pu distinguer qui s'y trouvait.

La personne qui gisait là portait une sorte de serre-tête, comme ceux qui cachent le front et les cheveux des nonnes, sous la cornette. Ce linge blanc sur l'oreiller blanc, et qu'un système compliqué de rubans fixait à une robe de nuit à grande collerette pierrot où s'engloutissaient le menton et les oreilles, ne formait qu'une seule masse d'où émergeait bien peu de visage. Et ce peu de visage n'était guère moins blanc que le reste. La seule couleur différente—je ne le sus pas tout de suite—était celle des prunelles. Elles me parurent, quand je les vis, très sombres, d'un brun velouté, peut-être noires. Pour le moment, les paupières les recouvraient. Ces paupières abaissaient sur les joues une frange de cils tellement courte et régulière qu'elle devait avoir été rognée avec des ciseaux, pour que l'expression des yeux devînt ainsi méconnaissable. Dans le même but, assurément, les sourcils avaient été rasés. Bien que la complexion fût d'une brune, je ne pouvais préjuger de la nuance des cheveux,—du moins de la nuance qu'adoptait cette jeune femme pour sa chevelure, étant données les fantaisies de coloration et de décoloration que l'art capillaire facilite.

Comment la reconnaître jamais?

Ce masque blêmi, sans expression, sans parure, dénué de sourcils, presque de cils, étroitement encadré de ces blancheurs de linceul, qui sait?... Dans l'éclat de la santé, de la vie, de la joie, avec la grâce d'une coiffure seyante, c'était peut-être une image de séduction. Des cœurs passionnés l'évoquaient peut-être en se consumant de désir.

Hélas!...

Les traits me parurent délicats, réguliers. La distinction se marquait au galbe allongé de l'ovale, à je ne sais quoi de fin et de fier, qui subsistait malgré cet affreux appareil, et malgré les crispations de souffrance. Elle se décela également à l'élégance des attaches et des mains, lorsque je poursuivis l'examen de ce pauvre corps labouré par de terribles douleurs. Mais la disproportion des jambes et des pieds me frappa. Les muscles des jambes surtout, bien que d'un dessin remarquablement pur, ne se rapportaient pas, par leur développement et leur fermeté, à la gracilité fluette des bras. On aurait dit qu'une gymnastique spéciale avait exercé les unes sans jamais faire travailler les autres. Mais la nature offre souvent, sinon toujours, cette espèce d'inachèvement ou de désharmonie, qui force les sculpteurs à faire poser plusieurs modèles pour obtenir un type complet de perfection plastique.

Un fait certain, c'est que j'avais sous les yeux une très jeune créature.

L'état qu'elle présentait à un examen médical fût resté incompréhensible si l'odeur du chloroforme répandue dans la chambre ne l'eût expliqué. L'influence de cet anesthésique, administré à une dose déraisonnable, imprudente—sinon criminelle—suffisait à la rendre inconsciente et à paralyser presque entièrement le travail de la maternité,—du moins le travail volontaire, celui où l'organisme se détermine sous l'éperon de la douleur.

Inconsciente, elle l'était. Mais non insensible. Sa chair torturée gémissait,—plaintif gémissement qui déchirait le cœur. Et, sans doute, à cette lamentation physique, se mêlait le cri d'une détresse obscure... Mais le cerveau ne discernait plus, ne répartissait plus la part cruelle des fibres saignantes, et l'autre part,—plus cruelle peut-être, de l'âme angoissée.

—«Qu'a-t-on fait!...» murmurai-je. «Sans l'intervention du chloroforme, tout se fût passé normalement. Tandis qu'à présent le pire est à craindre. Qui a osé appliquer ce stupéfiant avec une prodigalité si coupable?»

Je levai les yeux vers l'infirmière. Non pour une réponse positive à ma question, mais pour un éclaircissement quelconque, dont je pusse tirer parti.

Elle me considérait avec anxiété, sans répondre. Et comme je lui dis encore quelques mots, renforcés par toute l'autorité dont j'étais capable, en appelant à sa conscience pour me venir en aide, elle finit par proférer des sons qui me furent totalement incompréhensibles. Elle parlait une langue sans aucun rapport avec celles que j'avais jamais entendues. Je ne rencontrai aucune syllabe familière dans ce que me dit cette femme. Pourtant elle parut ensuite comprendre certains ordres que je lui donnai, certains noms d'objets que je la priai de me passer, lorsqu'elle s'appliqua, sous ma direction, à joindre aux miens ses efforts pour sauver la malheureuse jeune mère et son enfant. Jouait-elle un rôle imposé? Était-ce réellement une étrangère assez fraîchement débarquée de son pays pour ne pas connaître un seul mot de français? Que sais-je? Pour moi, dans le drame, elle n'était qu'une comparse très inférieure. La chance voulut qu'elle eût une sensibilité compatissante, beaucoup de bonne volonté, des gestes précis et agiles. Grâce à cette triple disposition, elle coopéra très efficacement à l'œuvre de salut que je m'efforçai d'accomplir, et dont, à certaines minutes, j'eus lieu de désespérer.

Combien dura cette œuvre? Pendant combien d'heures cette inconnue et moi disputâmes-nous à la mort l'autre inconnue,—presque cadavre par la rigidité effrayante,—et appelâmes-nous désespérément à la vie l'infortuné petit être, qui faillit avoir pour tombeau le sein glacé où toute palpitation s'éteignait? Je ne sus pas quand la nuit fit place au jour. Si l'aube grise de novembre filtra par quelque interstice des volets, je ne m'en aperçus pas. L'électricité nous éclairait abondamment.

Par bonheur, rien ne me manqua de tout ce qui pouvait être nécessaire aux soins spéciaux que je prodiguai. Ma trousse était complète. Et, pour ce qu'elle ne fournissait pas, je le trouvai là, sur cette table, où s'étalait tout un appareil d'infirmerie. La garde me préparait tout, en personne d'expérience. C'était elle, probablement, qui s'était munie de si prévoyante façon.

Nous n'en pouvions plus, ni elle, ni moi, lorsque l'enfant vint au monde. J'évaluai plus tard, à peu près, la durée de notre effort, de notre veille, de notre jeûne, et je ne m'étonnai plus de notre excessive fatigue. Nous n'avions rien pris que du café très fort, bien qu'une religieuse (une véritable, cette fois, ou celle de la voiture?... je n'y fis pas attention) fût venue à deux reprises nous apporter un plateau chargé d'aliments.

Enfin, nous entendîmes crier, respirer, ce bébé, que j'accueillis dans le monde avec une pitié infinie.

C'était donc moi qui lui offrais le premier sourire de tendresse!... Moi, si éloignée de son destin, amenée de force en cette chambre où il naissait,—moi qui ne savais rien de lui, sinon qu'il entrait dans la vie sous de bien lugubres auspices.

Sa mère n'avait pas conscience qu'il fût là. Les yeux clos, peut-être pour toujours, elle ignorait l'orgueil et la joie de posséder un fils. L'appellerait-elle jamais de ce nom?... Si la mort ne l'en privait pas,—comme cela paraissait probable (la malheureuse n'avait plus que le souffle!...)—quelque fatalité terrible lui arracherait ce trésor.

Quel dommage! Il était si beau, ce nouveau-né! Robuste, solide, bien constitué, le petit gaillard ne demandait qu'à vivre. Un peu noir de suffocation à la première minute, il eut vite fait de mettre en jeu ses poumons—ce qui nous valut quelques bons cris bien perçants, et ce qui éclaircit aussitôt son mignon visage.

Je mis un baiser sur ce petit front.

—«Pauvre enfant!» murmurai-je. «Au moins quelqu'un t'aura souhaité la bienvenue. Et tu n'auras pas tout à fait été dépourvu de caresses à ton premier jour.

—Ainsi, c'est un garçon,» dit une voix d'homme.

Je tressaillis de saisissement.

Depuis que l'infirmière, après avoir lavé l'enfant, me l'avait mis dans les bras pour s'occuper de la mère, je m'étais assise, accablée. La réaction s'opérait en moi, après tant d'émotions et d'efforts. Peut-être une demi-torpeur m'engourdissait-elle. Certainement, quelque chose m'avait échappé. Je ne saurais affirmer maintenant rien de net sur l'entrée de cet homme. Ma compagne lui avait-elle envoyé un message, un signal? S'était-elle absentée pour le prévenir? Les cris de l'enfant l'avaient-ils attiré? Comment n'avais-je pas entendu, ni vu, qu'une porte s'ouvrait? Autant de questions insolubles, et, d'ailleurs, sans intérêt.

Mais quel sursaut lorsque cette voix mâle me frappa! Je levai les yeux.

Un personnage de très haute taille, de forte carrure, s'approchait, se penchait curieusement. Son désir de voir était si manifeste, que, d'un geste machinal, je soulevai vers lui le nouveau-né. Du moins, mes mains firent ce geste. Ma pensée n'y prit point part. Elle se tendait toute, et mes yeux aussi, dans une application intense, pour observer l'homme et pour garder de lui quelque trait.

Un masque lui couvrait le visage, emprunté sans doute à un accoutrement d'automobiliste. Les yeux disparaissaient derrière le miroitement des verres, et une espèce de bavolet tombait plus bas que le menton. Je ne puis donc signaler que sa taille presque colossale. Sa tenue était quelconque. Un costume de sortie, non pas un négligé d'intérieur. Il parlait le français avec pureté, sans accent. J'étudiai ses mains,—soignées, sans physionomie caractéristique, et dépourvues de bagues.

—«Vous êtes le père?» demandai-je.

Sans avoir eu l'air d'entendre la question, il me parla:

—«Grâce à vous,» dit-il, «cette femme et cet enfant sont sauvés...

—L'enfant,» soulignai-je.

—«L'enfant seulement?» questionna-t-il avec un accent d'inquiétude.

—«Je le crains. On a commis un vrai crime en employant le chloroforme comme on l'a fait. Cette pauvre jeune femme...»

Il se détourna, fit un pas vers le lit, puis engagea un colloque avec l'infirmière, dans la langue de celle-ci. Au bout d'un moment, il revint à moi, et, sans plus me parler de l'accouchée, il reprit:

—«On va vous reconduire, mademoiselle, avec les mêmes précautions qu'on a prises pour vous amener. Je m'excuse de ce qu'elles ont de désagréable pour vous, mais... impossible autrement.

—Je ne veux pas qu'on me touche!» m'écriai-je avec véhémence. «Je me banderai les yeux. Qu'on s'en assure! Mais, au nom du ciel, si vous êtes le maître ici, empêchez que des valets offensent une femme si indignement.»

Pendant que je débitais ceci d'une haleine, l'homme, sans s'émouvoir, sortit un portefeuille de sa jaquette, l'ouvrit, en tira une liasse de billets de banque:

—«Mademoiselle... permettez-moi... Ce n'est qu'une juste rémunération...

—Non, monsieur.

—Cependant...

—Non, monsieur.

—Mais... des honoraires...

—Ce ne sont pas des honoraires. C'est le prix d'une complicité. Je ne sais laquelle. L'ignorant... je n'accepte pas.

—Vous avez donné vos soins à Madame.

—Comme je les lui aurais donnés au bord d'une route, dans une salle d'hôpital... Non, monsieur, gardez votre argent... Comme vous gardez votre masque.»

Il se mit à rire... Un rire qui me fit un peu peur.

Du lit vint un long soupir. Puis des mots balbutiés... des mots d'hallucination sans doute... Je ne les saisis pas.

—«Prenez garde,» repris-je. «Le moindre bruit l'agite. Et si la fièvre s'en mêle...»

Il baissa la voix.

—«Il faut pourtant que vous m'écoutiez, mademoiselle. Je ne puis vous parler ailleurs. Vous ne sortirez d'ici que comme vous y êtes entrée.

—Qu'avez-vous à me dire?

—Ceci: je suis le maître de mon secret, et je n'entends pas qu'on s'en mêle. Une indiscrétion vous coûterait cher.

—Je suis mieux tenue que par vos menaces, monsieur. Par mon honneur professionnel.

—Si vous aimez quelqu'un au monde, ne lui parlez jamais de ce que vous avez vu ici.

—Je n'ai rien vu... qu'un enfantement pénible, et singulièrement compromis par une application intempestive de chloroforme.

—Silence!...»

Je me tus. Lui aussi.

J'avais remis le nouveau-né à la garde. Elle l'habillait, l'emmaillotait avec de grandes précautions. L'homme jeta un coup d'œil de son côté, puis reprit, non sans hésitation, et tellement bas que je l'entendis à peine:

—«Cet enfant... Il doit disparaître.»

Comme pour arrêter mon mouvement de révolte, il me saisit le poignet.

—«On ne lui fera aucun mal. Je ne pourrais en souffrir la pensée. Mais on l'abandonnera. Voulez-vous le remettre à l'Assistance?

—Moi!

—Je vous connais, mademoiselle. C'est à bon escient que je vous ai choisie. Si vous l'emportez, je serai tranquille pour son existence. Autrement, ce sera le hasard du grand chemin, le seuil d'une église... la borne. Il m'en coûterait.

—Quelle infamie!

—Ne jugez donc pas ce que vous ignorez.

—Je n'ignore pas que vous êtes un père infâme.

—C'est là que vous jugez à faux, précisément.»

Un éclair me traversa l'esprit. Cet homme pouvait être le mari sans être le père. Il se vengeait. Atroce vengeance!

—«Vous volez un enfant à sa mère. Peut-on commettre un crime plus abominable!

—J'ai fait venir un médecin, non un confesseur,» ricana-t-il. «Oui ou non, emportez-vous ce petit? ou bien l'exposera-t-on?...»

Je regardai le feu de bois, qui n'avait cessé de brûler dans la cheminée. Au dehors, c'était novembre... Un frisson courut dans mes veines.

—«J'emporte l'enfant,» déclarai-je.

—«Pour le remettre à l'Assistance?

—Qu'en puis-je faire d'autre, hélas? Je suis une jeune fille... et sans fortune.

—C'est bien sur cela que j'ai compté. Cependant, voulez-vous me jurer?...

—Je le jure.

—Sur toutes vos chances de bonheur en ce monde.

—Sur toutes mes chances de bonheur! Ce n'est pas un fameux serment.

—Alors... sur votre vie.

—Oh! sur ma vie aussi... tant que vous voudrez. Donnez-moi ce pauvre être, et que je parte d'ici! Grands dieux!... que je parte d'ici!...»

Une lassitude, un dégoût, une horreur sans nom. J'avais le sentiment d'être, non la victime, mais la complice, d'une machination odieuse. Et pourtant... Que pouvais-je?

Avant de s'éloigner, l'inconnu essaya encore de me faire accepter les billets de banque. Je les repoussai avec plus d'écœurement que la première fois.

A peine avait-il quitté la chambre, que des gens s'y précipitèrent. Je fus saisie. Un voile m'enveloppa la tête. Mais je me débattis si violemment, et avec un tel cri, qu'une espèce de désarroi rompit l'effort de mes agresseurs. J'en profitai pour m'élancer vers l'infirmière et pour lui enlever l'enfant.

—«Qu'on le laisse, au moins,» criai-je, «recevoir un baiser de sa mère!»

Ceux qui étaient là comprirent-ils? Eurent-ils pitié? Je ne sais. Mais ils m'accordèrent le temps de porter le petit être contre les lèvres de celle qui l'avait si tragiquement mis au monde.

La malheureuse eut alors,—chose extraordinaire,—comme un éclair de conscience. Peut-être le cri que j'avais jeté,—sans en modérer l'accent, cette fois,—venait-il de l'arracher à l'anéantissement de sa faiblesse et à la torpeur du stupéfiant, dont l'action n'était pas encore dissipée. Je rencontrai ses yeux ouverts,—un lucide, un poignant regard. Deux larges prunelles d'ombre. L'absence de sourcils, et presque de cils, les rendaient effarées, hagardes. Elle les fixa d'abord sur moi, puis sur son fils. Que discerna-t-elle? Quelle suprême anxiété réveilla sa pauvre âme? Un balbutiement s'échappa de sa bouche, lorsque j'en détachai la petite tête de son enfant. Penchée sur elle, j'entendis très distinctement ce nom répété à deux ou trois reprises:

—«Serge... Serge...»

Puis, plus clairement encore:

—«Mon Serge adoré!...»

Ce fut tout. Car les assistants, s'apercevant qu'elle parlait, se doutant, à mon attitude, que j'épiais avec ardeur les paroles qui lui échappaient, mirent à cette scène la fin la plus brutale. Étouffée, aveuglée, entraînée, je ne pressentis même pas ce qu'était devenu l'enfant. Mon impression fut qu'on me l'enlevait pour tout de bon. La crainte que j'eusse recueilli la clef de cette énigme changeait sans doute à mon égard les dispositions prises.

Un regret m'effleura le cœur. Et tandis qu'on m'installait,—sous bonne garde et solidement tenue,—dans une voiture (sans doute l'auto du premier voyage), je n'avais qu'une sensation: le froid soudain sur ma poitrine à la place vide du petit corps tiède que j'y avais pressé.

—«Oh!» me disais-je, avec un chagrin qui me surprenait moi-même, «que va-t-on faire de cet innocent, puisqu'on renonce à me le confier?»

Le retour fut pareil à la dernière partie de l'aller. Je ne pus ni bouger, ni rien voir. Toutefois, je perçus, sous mon bandeau, qu'il faisait jour.

«La nuit a été longue. C'est le matin,» pensais-je.

Cette clarté—très vague pour moi—au lieu de s'aviver, diminua. L'entrée de la forêt, sans doute, ou la gêne de ces étoffes enroulées, dont ma vision s'offusquait. Aucune lueur ne revint. Au contraire, les ténèbres s'épaissirent. J'en fus troublée. Je ne concevais pas ce que je devais constater tout à l'heure: le jour avait passé. Le crépuscule, puis la nuit, lui succédaient.

Encore une fois, il me fut impossible, même approximativement, d'évaluer la distance parcourue.

Le moment vint où l'auto s'arrêta.

On m'en sortit, paralysée, engourdie d'avoir été maintenue longtemps immobile. On me fit asseoir. Et j'attendais qu'enfin on dégageât ma tête, lorsque j'entendis le roulement de l'auto qui repartait à toute vitesse. Aussi rapidement qu'il me fut possible j'arrachai l'étoffe qui m'aveuglait. J'y parvins, non sans peine. Il me fallut plus de temps encore pour me reconnaître, pour identifier le lieu où l'on m'avait amenée.

La nuit était profonde, l'heure devait être avancée. Un grand silence régnait sur la campagne. Le bruit même de l'auto ne me parvenait plus. Personne autour de moi.

D'abord, j'avais cru être assise sur un banc. Puis mes yeux, s'habituant à l'obscurité, distinguèrent autour de moi des masses blanchâtres. Je me rappelai avoir remarqué, non loin de notre maison, des blocs de pierre, matériaux de construction, dont la disposition s'évoqua devant ces formes identiques. Mais n'était-ce pas près d'un terrain déjà enclos d'une grille?

Je me retournai. Voici la pâleur régulière du mur... les raies noires des barreaux... Alors je me trouvais à deux pas de Claire-Source!

Avant de me lever, je tâtai de la main près de moi, car j'avais cru me rendre compte qu'on y déposait ma trousse. Mes doigts en palpèrent le cuir... Puis... qu'était-ce? Un paquet assez gros, plus moelleux. Une petite plainte faible, sourde... Mon oreille se tendit. Mes mains tremblantes s'avancèrent... Étrange émotion... Je ne respirai plus... Si l'enfant n'avait pas été là, j'eusse éprouvé une déception atroce.

Mais il y était. Je serrai contre mon cœur cette vague chose emmaillotée, ce petit être, plus seul au monde que je n'étais seule dans la grande nuit, dans le grand silence, formidable, solennel.

Un souffle passa sur nous. Les branches nues des bois craquèrent...

Comment dire l'exaltation, la mélancolie d'une telle minute?... Une révélation terrible des profondeurs perverses de la vie venait de bouleverser ma jeunesse. Mon corps brisé de fatigue n'était pas moins endolori que mon âme. La nuit de novembre, sinistre, sans lune, que j'affrontais seule pour la première fois, me sembla pleine d'épouvante. Ivre de tristesse, j'appuyai davantage sur mon cœur l'enfant... l'enfant rejeté, inconnu. Le regard de sa mère, le seul regard lucide de cette infortunée, le seul regard qu'elle poserait jamais sur son fils, me perça de nouveau. Mes sanglots éclatèrent. Je crois encore les entendre s'élever, sans écho, dans la dure nuit.

—«Petit enfant... petit enfant...» murmurai-je. «Je t'aimerai, moi!... Je t'aimerai. Ils me tueront s'ils veulent... Je ne t'abandonnerai pas.»

II
VERS LA MORT

C'est en terminant cette première partie des confidences de Francine, que Raymond Delchaume fit arrêter l'auto en pleine forêt de l'Isle-Adam. Le décor s'harmonisait avec la poignante lecture. Le soir d'octobre enténébrait les espaces peuplés d'arbres. Déjà, sous les futaies, le crépuscule devenait de la nuit. Au-dessus de la large route, un peu de clarté pleuvait encore du ciel gris perle. A cette clarté défaillante, Raymond, dans la voiture découverte, s'était arraché les yeux pour lire, pour lire encore...

Maintenant, il savait.

Qu'importait le reste? Il le connaissait, le dénouement effroyable. Il avait reçu dans ses bras sa femme, sa toute jeune femme,—trois ans, mon Dieu!... après cette sinistre aventure,—lorsqu'elle rentra au nid de leur amour, éperdue, ensanglantée, mourante... Oh! l'agonie presque muette... Les lèvres qui n'osaient parler,—dans la crainte (il le comprenait maintenant) de l'exposer au même sort. Et les yeux... ces pauvres yeux, avec leur prière désespérée. Quelle torture, le mystère de cette fin atroce! Enfin le voici donc dévoilé!...

Ce qui montait du cœur de Raymond, ce qu'il devait à cette morte innocente, à cette martyre, c'était le cri de délivrance, de justification. Sa poitrine en éclatait. Comment ne l'eût-il pas jeté à l'univers, ce cri, à la Nature, à la forêt recueillie, aux premières étoiles... Voilà pourquoi il sauta sur le chemin, renvoyant la voiture, lui faisant prendre de l'avance, haletant du désir d'être seul. Et voilà pourquoi, lorsque se fut éteint le roulement de la machine, lorsque la lueur des phares se fut dissoute dans les ténèbres, le jeune homme tomba sur les genoux, et cria, fou d'une joie plus déchirante que la douleur:

—«Francine!... ma Francine, à moi... toute à moi... Ce n'est pas ton enfant!... ce n'est pas ton enfant!... ce n'est pas ton enfant!...»

«Ah!» soupirait-il ensuite,—balbutiant, parlant à mots décousus, à voix haute, comme un insensé, tandis qu'il marchait sur la route pâle, entre les profondeurs baignées de ténèbres,—«ah! ma Francine... ah! bien-aimée... du moins je n'ai pas douté de toi, de la beauté de ton âme... Tu sais... tu sais... j'ai été jusqu'à l'aimer, cet enfant... je l'ai fait mien... Et pourtant l'idée que tu t'étais donnée à un autre!... l'idée surtout... oui... cela, c'était pire... me rongeait... l'idée que tu ne m'avais pas avoué ton erreur, ou ton malheur... que tu t'étais défiée de mon amour... Francine... où que tu sois, dans l'abîme de la mort, dans l'abîme des choses éternelles... il est impossible que tu ne saches pas... que tu ne le sentes pas, cet amour, qui, de toi, acceptait tout, même ce qui l'eût tué s'il n'avait été plus fort que la jalousie, plus fort que l'orgueil... Eh bien, oui... je suis heureux, je suis heureux d'avoir traversé cette épreuve... de connaître seulement après des mois de souffrance la vérité qui te justifie. Cette vérité... elle ne me rend pas ta mémoire plus sacrée, plus chère... Et cependant... si... oh! si... douce adorée!... Et elle me délivre!... Elle me délivre!... Elle me délivre!...»

Ainsi pensait, parlait le jeune docteur, dans l'égarement, le désordre, d'une révélation qui bouleversait tout en lui.

Raymond parcourut sans s'en apercevoir les trois kilomètres de route avant la sortie de la forêt. Dans la même inconscience, il passait à côté de l'automobile qu'il avait louée pour le ramener à Paris. Mais le chauffeur guettait ce fantaisiste client.

—«Monsieur!... monsieur!... me voilà! Je suis là.

—Hein?... Qu'est-ce...? Que me voulez-vous?... Ah! c'est vrai...»

Et, sautant dans la voiture:

—«Eh bien, allez... marchons.»

La course rapide, dans l'air vif, le restituait à son rêve. Toutefois, une ordonnance, une logique, des déductions s'esquissèrent dans ce net esprit.

Et, d'abord, quelle attitude devait-il adopter? Quelles résolutions prendre?

Le message posthume de Francine,—découvert le matin même, par un si prodigieux hasard, entre les feuillets de l'ancien livre de prix, dans la petite maison de Claire-Source, lui parvenait dans un moment critique.

Eh quoi!... ce manuscrit mille fois précieux, il était en partie la cause d'une nouvelle fatalité. N'était-ce pas l'affolement de l'avoir trouvé,—enfin!—qui, distrayant Raymond de sa vigilance, avait permis le rapt de l'enfant? L'enfant... Toute l'attention ardente de Delchaume se concentra soudain sur lui. Que serait-il désormais, ce petit François?—le petit Serge de nounou Favier—Serge... naturellement... Le dernier mot... presque le seul mot, de sa mère. La raison apparaissait pour laquelle Francine, sa marraine, l'avait baptisé ainsi.

Mais il n'était plus question de Serge, né de père et mère inconnus. Raymond, dans son incomparable amour, dans son immense pitié pour la morte, avait fait sien cet enfant qu'il supposait celui de Francine. Reconnu par lui, François Delchaume était légalement son fils. Et on le lui avait pris! Qui? Nul doute. L'auteur de l'enlèvement ne s'en cachait pas. Cette carte de visite, la carte du prince Boris Omiroff, signait le crime.

Boris Omiroff...

Comme, tout à l'heure, l'image de l'enfant, voilà celle de l'insultant ennemi qui s'évoquait... Raymond fixa mentalement sa vision étonnée sur ce visage. Quel changement encore! La perspective se transformait. Tout se déplaçait: les êtres, les sentiments, les rapports. Cette physionomie du Russe, la face agressive, la haute silhouette, la brutale beauté, il pouvait donc maintenant contempler cela sans l'atroce évocation... sans que surgisse à côté, comme une vapeur qui se condenserait, qui, peu à peu, prendrait une figure de femme...—supplice sans nom!—celle de Francine, et qui, malgré tout l'effort de sa volonté, glisserait, caressante... caressée... entre les bras... Ah! cela... c'était fini. Jamais plus!... jamais plus!... Raymond en purifiait sa pensée... Ce prince abominable... elle ne lui avait pas appartenu... «Pardon, Francine, pardon!»

Le haïssait-il moins?

Non. Sa haine évoluait, ne diminuait pas. A cette image, une autre se substituait,—d'horreur moindre—mais tout aussi détestable d'audace, de cruauté. L'homme, au pied du lit de l'accouchée, cet homme de haute taille, despote arrogant,—c'était bien lui! Combien reconnaissable sous le masque! Raymond le voyait, dans la chambre inconnue, la chambre saccagée par son ordre, avec une victime agonisante, tandis qu'il offrait de l'argent à son autre victime, à celle dont il avait dévasté la vie, en attendant que, plus tard, il la fasse assassiner, à la douce Francine—qui se révoltait devant l'odieux salaire,—pauvre enfant!

«Il expiera... Le châtiment l'atteindra. Et maintenant,» pensait Delchaume, «je le tiens suspendu sur sa tête, ce châtiment. Ce que je connais de la dernière nuit de ma malheureuse femme, joint à ces révélations écrites... l'enlèvement de l'enfant... que de preuves! A peine, à cette chaîne si bien reconstituée, manque-t-il quelques chaînons... Le témoignage de Tatiane Kachintzeff... un jet de lumière!...»

Tatiane... A ce nom le jeune homme tressaillit douloureusement. Pauvre fille! en prison, au secret, compromise dans l'affaire des explosifs, inculpée de complicité dans le complot contre la vie d'Omiroff, précisément... Pourrait-il la faire citer? La croirait-on? N'aggraverait-il pas sa situation, à elle, sans profit pour l'œuvre de justice qu'il entreprenait? Tatiane... Il s'attarda au souvenir de l'étudiante. Il reconstitua mot à mot ce qu'elle lui avait appris. Avec quelles réticences, quel trouble effrayé, elle insinuait ce dont Boris était capable! On eût dit qu'elle gardait des secrets terrifiants... Savait-elle quelque chose de cette naissance mystérieuse?... Dévoilerait-elle la personnalité de la mère?... Avait-elle été mêlée?... Cette jeune femme près du lit, si c'était elle...

Le raisonnement intervint, chez Raymond, pour retenir l'imagination emportée. Ses conjectures faisaient fausse route. Non, Tatiane ignorait tout de ce drame-là. Autrement, elle n'aurait pas pris le change. Elle n'aurait pas cru, elle aussi, que Francine Delchaume était la maîtresse du prince, et la mère...

Dans cette folie, dans ce désordre, dans cette fièvre, Delchaume s'avisa qu'il atteignait Paris. L'arrêt de l'auto, à la grille, devant l'octroi, interrompit sa méditation effrénée, lui rendit le sens du réel.

«Ah!» pensa-t-il, se rappelant soudain pourquoi il revenait ainsi à toute vitesse, «je vais voir dans quelques heures le chef de la Sûreté. Tout... je lui dirai tout. Puisque ce misérable Omiroff m'a refusé la satisfaction d'un duel, je le livrerai à la justice comme le malfaiteur qu'il est...»

Était-ce aussi simple?... La secousse d'un revirement fit osciller sa résolution:

«Mais alors?... Il faudra reconnaître que l'enfant est à lui... qu'il avait le droit de me l'enlever... Cet enfant que ma Francine a sauvé, que j'ai fait mien... Mon petit François... Petit François!...»

—«A quelle adresse faut-il vous conduire, monsieur?» demanda le chauffeur.

Raymond hésita une seconde. A dix heures seulement, il avait rendez-vous avec le chef de la Sûreté. Il n'en était guère plus de six et demie. L'intention de tout à l'heure, en quittant Claire-Source, persistait au fond de lui: se rendre avant tout chez Flaviana. Comme ce serait doux d'apporter son cœur brûlant, tourmenté, à cette amie délicieuse!... Il crut la voir, l'entendre... Noble créature... En ce moment, elle s'apprêtait à partir pour le National-Lyrique. Paradoxe... une telle femme, étoile de la danse... Et cependant, non. Son art, la poésie qu'elle y mettait, c'était encore si bien elle!

«Je ne puis pas lui dire toute la vérité. Même si j'étais déterminé à la mettre au courant, le temps me manquerait. Que sait-elle? Si peu de chose, puisqu'elle me croit le père de François. Elle adore cet enfant... Ce serait mal à moi de lui apporter brièvement, brutalement, à l'heure où elle doit monter en scène, la nouvelle de sa disparition... Quel chagrin elle en éprouvera!...»

Ces réflexions, rapides, s'ébauchèrent dans la pensée tumultueuse de Delchaume, tandis que le chauffeur attendait son ordre. Le jeune docteur prononça presque tout haut:

—«D'ailleurs, j'ai mieux à faire...»

Puis, devant la mine interloquée de son conducteur, que lui révélait la lumière d'un bec de gaz, il jeta sa propre adresse:

—«Rue du Général-Foy.»

Rentré chez lui, Delchaume, après un coup d'œil sur la liste des clients venus à sa consultation, et qu'avait reçus son remplaçant, refusa de dîner, s'enferma dans son cabinet de travail.

C'était l'ancien cabinet de Francine.

En ce ménage de deux docteurs, avant que la mort ne l'eût brisé, la jeune femme gardait, pour la réception de sa clientèle—surtout féminine,—la pièce la plus élégante, la mieux exposée. Au lendemain de son veuvage, le mari au désespoir—amant plus que mari, et en deuil d'un bonheur si court!—ne voulut pas dépayser sa douleur, ses souvenirs. Il garda l'appartement de la rue du Général-Foy,—le cher appartement installé avec tant de soins, tant de goût, témoin de tant de joie, de tant d'espoirs! Et il prit, comme sanctuaire de son labeur, le cabinet de Francine, où il sentait flotter plus constamment, plus près de lui, l'âme vaillante et tendre de l'adorable compagne perdue.

Ce soir, lorsqu'il y rentra, il plaça sur son bureau, dans la clarté de la lampe électrique, le livre qu'il rapportait de Claire-Source. Avant de le rouvrir, pour y trouver la suite des confidences tragiques, interrompues par la tombée de la nuit, il contempla encore l'extérieur de l'humble volume. Sur la couverture, à teinte jadis vive, aujourd'hui fanée, aux dorures éteintes, il relut le titre:

LA GUIRLANDE DES MARGUERITES

Il lui sembla entendre la pauvre voix mourante balbutier ces mots étranges:

«Mon secret... dans la guirlande des marguerites, à Claire-Source.»

Qui donc ne s'y serait trompé comme lui? Dire qu'il avait fouillé la corbeille des fleurs vivantes, alors que ces tristes fleurs mortes se fermaient sur le frémissant mystère, parmi les autres livres, dans la petite bibliothèque, au fond de l'ancienne chambre de jeune fille, où flottait un si nostalgique parfum!...

La reliure soulevée montrait, collé à la feuille de garde, un bulletin à vignette, mentionnant le prix d'excellence accordé à l'élève Francine. Ensuite commençaient les biographies, illustrées par les traditionnels portraits, des Marguerites,—reines, princesses ou artistes,—célèbres dans l'histoire. Mais des feuillets avaient été coupés et remplacés par une sorte de cahier d'une épaisseur équivalente,—le manuscrit.

Raymond passa rapidement sur ce qu'il avait lu,—dévoré plutôt,—deviné presque, sous la nuit envahissante qui lui disputait les mots. Le récit s'arrêtait d'ailleurs peu après le passage où il avait dû fermer le livre, et à la suite duquel il avait bondi hors de l'auto, pour être seul, pour tomber à genoux, pour exhaler son transport dans la solitude. La fin de ce récit narrait, en quelques mots, une coïncidence qui détermina, facilita, la résolution prise par Francine de faire elle-même élever l'enfant. Une pauvre brave femme du village de Champagne,—pays de Claire-Source,—la garde-barrière, venait de perdre un bébé de quelques jours, qu'elle commençait d'allaiter. Lui mettre au sein le petit nouveau venu, c'était doublement une bonne action. On la sauvait, et l'on assurait à l'enfant une tendresse exclusive, maternelle. Francine mentionnait la circonstance et ajoutait:


La nourrice s'appelle Mme Favier. Elle est femme du garde-barrière, à la halte de Champagne. Je vais faire un testament en sa faveur, du peu que je possède, et que j'augmenterai en exerçant la médecine, à la condition qu'elle continue à servir de mère à l'enfant, au cas où je viendrais à mourir. Je connais assez cette excellente créature pour souhaiter cela au petit abandonné, s'il me perd.

Je me rends bien compte que, par une telle mesure, je confirmerai le soupçon qui, déjà, doit naître autour de moi, que je suis la mère. Qu'importe!

J'ai dit à tous que j'avais trouvé ce pauvre ange sur le chemin, contre notre grille, et je l'ai fait inscrire à la mairie de Champagne sous le nom de Serge. Comme il lui fallait un nom de famille, j'ai cherché sur le calendrier, où, juste à côté de Serge, on voit saint Bruno. Mon filleul sera donc Serge Bruno.

Je l'ai tenu sur les fonts baptismaux avec l'honnête Favier, son parrain. Par délicatesse, le brave homme m'a dit:

—«Puisqu'il vous appellera «marraine», docteur Francine, je ne lui permettrai pas de m'appeler «parrain». Ça serait trop familier avec vous, pas convenable. Il trouvera bien lui-même...»

Sur quoi, sa femme l'interrompit en souriant:

—«Bah! c'est pas demain qu'il va parler, ce pauvre petit cœur.»

Me voilà donc en possession d'un enfant, dont j'accepte la charge, et dont on m'attribuera plus tard,—sinon tout de suite,—la maternité. Je ne m'en trouble pas autrement. J'en éprouve une espèce de joie, peut-être même un peu de fierté. Nul n'a le droit de me demander compte de mes actes. Ma bonne tante Stéphanie, elle, sait à quoi s'en tenir. Elle m'a vue dans ma chambre la veille et le lendemain de l'aventure,—de cette aventure qui a duré une trentaine d'heures.—Tout ignorante de la vie qu'elle soit, et bien qu'ayant coiffé sainte Catherine depuis longtemps, elle sait qu'on ne recueille pas les bébés dans les choux, et que je ne puis avoir mis celui-là au monde. Sa certitude me suffit. Quant à mon futur époux,—si jamais je me marie, ce dont je n'ai aucune hâte...


Les yeux de Raymond se voilèrent. Il repassa les dates... fit un bref calcul... Quatre ans!... Il y avait de cela quatre ans,—moins un mois, puisqu'on était en octobre. Non, elle ne le connaissait pas encore. Mais lui... Il l'avait déjà vue. Déjà il rêvait d'elle. Doucement... sans espoir défini, sans résolution prise. Il l'avait rencontrée à des cours, dans les hôpitaux, parmi la suite attentive de quelque maître fameux. De quelle séduction grave, profonde, elle lui avait ravi le cœur! Il ne s'en douta pas tout d'abord. Quatre ans... C'est l'année suivante qu'ils se connurent davantage, et que naquit leur grand amour.

Le jeune homme reprit sa lecture.

Quant à mon futur époux, écrivait alors Francine, du moment que je serai sa femme, c'est qu'il aura foi en moi, c'est que nous aurons réciproquement éprouvé notre loyauté. Que je lui révèle l'histoire de Serge, ou qu'il la découvre lorsque je ne serai plus, par ce document que j'établis aujourd'hui, il me croira. J'agirai avec lui suivant ma conscience, et suivant les événements.

Avant que j'aie à m'expliquer auprès d'un mari, Serge aura peut-être retrouvé sa mère. Un remords peut venir au criminel. Il sait où me trouver. Peut-être fera-t-il rechercher son fils. Peut-être un de ces hasards qui rendent l'existence plus romanesque que le plus romanesque feuilleton, me mettra-t-il sur la trace de sa victime, de cette jeune créature que j'ai vue tant souffrir, et qui souffrira plus encore si elle vit... si elle sait...

Je crois avoir tout enregistré ici,—tout, jusqu'au moindre détail. Ces feuillets sont le seul patrimoine de mon pauvre petit Serge. Réussiront-ils à lui restituer un nom, une famille, une mère?... C'est le secret de l'avenir et du destin.

«Si jamais tu les lis, petit Serge, et que je ne sois plus là, pense tendrement à celle qui t'a pris dans ses bras, au milieu de la campagne désolée, par la dure nuit de novembre,—ta première nuit en ce monde,—et qui a juré de t'aimer, de réparer pour toi, en la faible mesure de sa tendresse, la fatalité de ta naissance.


Delchaume eut un sanglot en achevant cette page.—«O Serge...» murmura-t-il... «Je le lui rendrai, à mon petit François, ce nom qui est si bien le sien, ce nom que sa mère a balbutié, que mon admirable Francine lui a donné. C'est ma jalousie qui souffrait de ce nom. Je me figurais...»

Il frissonna, se frappa la poitrine. Pourtant, il n'avait à s'accuser que de sa propre torture. Pas un sentiment vil ne souilla en lui la mémoire de Francine, même quand il subissait la douleur de croire qu'un autre l'avait rendue mère.

Le manuscrit de la morte ne se terminait pas avec cette sorte d'acte de naissance, rédigé sur-le-champ, dans la netteté, la vivacité du souvenir. Des notes suivaient, rapides, décousues, jetées au fur et à mesure des puériles péripéties qui marquent la première croissance. Une sorte de très bref journal, tenu par scrupule vis-à-vis de l'inconnu qui pourrait un jour se targuer d'un droit à savoir: la mère de l'enfant... le mari de Francine... l'enfant lui-même...

Avant d'en prendre connaissance, Delchaume se reporta aux premières lignes, à cette espèce d'épigraphe où figurait son nom, et que sa femme ajouta peu de jours après leur mariage. La date l'indiquait.

Maintenant il en comprendrait sans doute la portée.

Raymond adoré, ce livre contient mon secret. S'il tombe entre tes mains de mon vivant, ou après ma mort, sans que j'aie pu t'en parler, ne me blâme pas.

Je suis ta femme, ta femme si heureuse!... Une telle douceur m'alanguit l'âme, que je n'ai pas la force, en ce moment, d'interroger ma conscience, de me demander si mon devoir est de te faire cette révélation ou d'attendre encore.

Ah! laisse... Je veux goûter pleinement la sérénité divine de ces jours, qui seront tout mon paradis. Il me semble que l'ombre du drame traversé, cette ombre qui, par instant, repasse sur mon chemin et me fait frissonner, glacerait l'insouciance de notre joie. N'ayant rien commis de mal, j'ai tout le temps de t'appeler au partage d'une responsabilité, peut-être d'un péril. J'entends encore une voix cruelle qui me dit:—«Si vous aimez quelqu'un au monde, ne lui parlez jamais de ce que vous avez vu ici.»

Raymond tant aimé, quand cette voix retentit dans mon souvenir, et que je pense à toi, je deviens lâche.

Hélas!... je l'entends gronder autour de moi, l'affreuse menace. Quelque chose plane sur ma tête... Un œil méchant me suit... Je désarmerai peut-être cette puissance invisible en me cachant encore de toi. Il m'en coûte. Mais si, dans ta téméraire fierté masculine, tu allais braver le mystère, montrer que tu sais, me suggérer une autre attitude... Qu'en résulterait-il pour toi?... Et n'exposerions-nous pas un petit être sans défense?

Ah! pardon, mon Raymond, pardon... Laisse-moi épuiser ma part de bonheur. Je ne sais pourquoi... J'ai peur d'en laisser échapper une parcelle. Un pressentiment m'avertit que je n'en jouirai pas longtemps!...


Un pressentiment!... C'était autre chose encore. C'était pire. Les dernières pages du manuscrit expliquèrent mieux au jeune veuf pourquoi Francine ne rompit point le silence. Dans quelle angoisse la chère créature de bonté, de douceur, qu'il adorait avec tant de passion, vécut les derniers jours de sa courte vie! Près de lui, alors même qu'il l'entourait de ses bras, le cauchemar la poursuivait. Et elle avait le courage de se taire!... Elle pouvait lui dissimuler tant d'horrible effroi! Elle pouvait lui sourire avec tant de calme! Héroïque petite martyre!...

Le malheureux rencontra des notes telles que celles-ci:

15 novembre.—Ai-je rêvé?... Mon sang se glace, lorsque j'essaie de ressusciter cette rapide impression d'hier soir. Et pourtant je doute... Non, ceci ne m'est pas arrivé. Une préoccupation trop vive, la surexcitation d'un spectacle émotionnant, où je trouvais des analogies avec la naissance de Serge, m'ont troublée, hallucinée...

Du moins, je vais consigner ici ce que j'ai cru entendre.

Nous sortions des fauteuils d'orchestre, Raymond et moi, et nous nous trouvions dans le couloir du rez-de-chaussée, au Vaudeville. Mon mari se sépara de moi un instant pour prendre notre vestiaire. Afin de ne pas être trop bousculée par la foule, qui s'écoulait, je me rangeai contre la paroi, du côté du théâtre. La porte d'une loge, restée entr'ouverte, céda un peu derrière moi. Je m'y enfonçai à demi. Tout à coup, un chuchotement rapide, mais très distinct, entra nettement dans mon oreille:

—«Il faudra choisir entre votre mari et votre filleul. C'était trop de garder l'enfant. Du moins, vous deviez rester seule avec le secret.»

Si je ne me retournai pas tout de suite, c'est que le sens des paroles ne pénétra pas instantanément jusqu'à mon cerveau. Il me fallut tout entendre pour que mon saisissement devînt de la compréhension. Quand je cherchai du regard autour de moi, il était trop tard. Aucune des personnes entre lesquelles j'étais pressée du côté du couloir ne pouvait avoir prononcé de telles phrases. L'intérieur de la loge, vers lequel je me penchai, me sembla vide. Cependant quelqu'un pouvait encore y être caché, dans le noir. Car l'orchestre, au delà, venait de s'éteindre.

Mon cœur se mit à battre affreusement. Cette voix, avec ses inflexions, son accent, restait en moi. Elle s'élevait, grossissait, réveillait d'étranges échos. Et soudain, je la reconnus!... C'était la voix de la religieuse... de cette religieuse que je soupçonnai d'être un homme déguisé, et qui me tint si rudement les bras dans la voiture, durant la nuit du mystère.

20 novembre.—Qu'a-t-on voulu dire?... Que, mariée, je ne suis plus maîtresse du secret, que je le livrerai à l'autre moi-même... celui à qui je voudrai dire tout?...

Comment l'a-t-on su? C'est vrai... Oui, je me proposais de tout apprendre à Raymond. N'était-ce pas mon devoir? Mais quel est-il, mon devoir?... Je ne sais plus maintenant. J'ai peur. La voix de cette sinistre religieuse... Cette voix qui se faisait molle, étouffée, dans la voiture... et qui est entrée ainsi en moi, l'autre soir, avec un son faux et ouaté... Ce fut comme un souffle... terrifiant!...

22 novembre.—«Choisir... entre mon mari et mon filleul...» Qu'est-ce que cela peut signifier?...

23 novembre.—ILS m'ont épiée, suivie?... Je suis liée à ces malfaiteurs!... Je me croyais oubliée d'eux, avec l'enfant. Quelle folie!... Ces gens qui ont eu la résolution, l'audace, l'habileté, de faire ce qu'ils ont fait... qui ont tout préparé, prévu,—sans une erreur,—naturellement ils devaient veiller sur leur œuvre, ne point la laisser au hasard, entre les mains d'une jeune fille.

Quels intérêts puissants doivent être en jeu!...

Ai-je commis un crime en épousant Raymond sans le prévenir? Puissé-je l'expier seule, et qu'il n'en souffre pas, mon Dieu!...

8 décembre.—Une lettre anonyme, à présent, et qui m'est parvenue de quelle façon!

Je prenais le train pour aller voir Serge, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse... Seule dans mon compartiment, déjà en route, je dépliai un journal pour lire... Un papier tomba de ce journal...

C'est affolant!

Je l'avais emporté de la maison... pris à Raymond, tout ouvert, et replié par moi-même, ce journal. Mais, un instant, je le laissai sur la banquette du fiacre, lorsque je m'arrêtai pour acheter des jouets à Serge, en allant à la gare. Est-ce là qu'on a glissé le papier?

La voici, cette lettre anonyme.


Ici, intercalé dans le manuscrit de Francine, un carré de papier écolier, sur lequel, en lettres d'imprimerie, se lisait:

«L'avertissement du Vaudeville ne vous a pas suffi.

«Précisons.

«Voici trois ans qu'on patiente, qu'on vous épargne, vous et l'enfant, malgré votre imprudence, le manque audacieux à votre parole donnée. Car vous aviez juré de confier le marmot à l'Assistance. Maintenant vous avez mis un amoureux dans l'affaire. Ça dépasse les bornes.

«Choisissez donc: ou vous quitterez la France avec votre cher époux, sans plus vous soucier du petit; ou l'on trouvera un moyen de vous soustraire le moutard,—de le soustraire peut-être un peu radicalement, faites-y attention!

«Deux conseils, en attendant mieux: Si vous n'avez rien dit à votre mari, persistez dans ce silence. Cela vaudra mieux pour sa santé. Puis cessez de vous occuper de l'enfant. N'allez plus chez sa nourrice. Vous risqueriez gros à négliger le présent avis.»

Et c'était signé, dans les mêmes caractères impersonnels:

«Le chauffeur de l'auto qui vous a promenée dans la forêt de Carnelle.»


Aucun commentaire immédiat de Francine Delchaume ne suivait ces lignes. Elle resta jusqu'au vingt-cinq décembre sans rien ajouter.

Puis une nouvelle note:

Jour de Noël.—Nous voici à Claire-Source, Raymond et moi. Notre première fête de Noël!... L'hiver est brillant de neige et de soleil rose, dans cette admirable campagne.

Hélas!...

Tout à l'heure, tandis que nous marchions par le chemin, serrés l'un contre l'autre, le bien-aimé m'a dit:

—«Tu as froid?

—Non, mon amour.

—Tu viens de frissonner... de trembler...

—Peut-être un coup de vent plus vif...»

Le vent... je ne le sentais guère avec ce cher bras autour de moi. Mais je venais de reconnaître la grille, le mur bas, devant lesquels, une nuit de novembre, j'ai promis à Serge, en sanglotant de pitié, de sollicitude, que je serais une mère pour lui.

«L'innocent!... Je lui ai voué une tendresse presque maternelle. C'est un adorable petit être. Et je me serais attachée à lui, même eût-il été moins attendrissant, moins captivant. Je mourrais plutôt que de trahir son petit cœur tendre, confiant, qui m'aime. Et je mourrais aussi plutôt que d'exposer Raymond à quelque péril.

Mais, s'agit-il seulement de ma mort?... Ah! si je ne craignais que pour moi, comme je serais forte!...

1er janvier.—Encore à Claire-Source. Douce journée d'oubli, d'amour...

Verrai-je ici, dans cette chère maisonnette, avec mon Raymond, un autre 1er janvier?...


Des notes moins significatives suivaient.

Francine continuait à rendre visite, de temps à autre, régulièrement, à son filleul, comme si nulle menace n'eut tendu à l'en empêcher. Le petit garçon était toujours avec ses parents nourriciers, le brave couple Favier, transplanté à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, là où Delchaume le découvrirait plus tard. Le docteur Francine Delchaume, avec sa clientèle, avec la nécessité de se cacher de son mari, n'accomplissait pas très souvent le voyage,—guère plus de deux fois par mois. Au retour, elle enregistrait toujours quelque détail, sur sa visite, sur la santé de l'enfant.

Je recommande aux Favier la plus grande vigilance, écrivait-elle. Je tremble qu'on n'essaie d'enlever le petit trésor.


Et Raymond se souvint de la prudente méfiance montrée par la nourrice, lorsqu'il était allé chez elle, après la mort de sa femme. Rien qui décelât la présence d'un bébé. Et quelle circonspection dans les paroles! Et le truc de son homme qui dormait, qu'on ne devait pas réveiller. Brave créature!

Les notes que Francine jetait sur le papier, elle les apportait à Claire-Source, pour les joindre aux autres dans la Guirlande des Marguerites, lorsque les deux époux venaient se reposer dans leur retraite campagnarde.

Rien d'anormal ou d'inquiétant ne marqua les deux premiers mois de l'année. La vaillante jeune femme ne s'appesantissait pas sur ses craintes. Mais un mot, parfois, témoignait des transes dont s'empoisonnait le bonheur que Raymond croyait lui assurer si radieux.

14 mars.—Comment écrire cela? Est-ce du souvenir? de l'observation inconsciente? Ou la divination de ma terreur? Quel frisson!...

Aujourd'hui, sur la route, en sortant de la gare, à Saint-Rémy... une auto. Deux hommes... L'un, penché dans le capot ouvert, arrangeait, réparait quelque chose. A peine l'ai-je vu. L'autre... Ah! ma plume se refuse... On n'exprime pas cela...

L'autre, je l'aperçus de dos. Il demandait un renseignement,—son chemin sans doute,—à une paysanne debout sur le seuil d'une masure. Je l'aperçus de dos... et, dans un coup de foudre... je sus que c'était lui!... Lui, le père, le père de Serge. L'homme au visage couvert d'un masque, qui était venu dans la chambre de l'accouchée. Je sus que c'était lui! Mais pourquoi? Cette taille haute, massive dans le lourd vêtement d'automobile, le port de tête... le geste peut-être... Comment, comment ai-je été sur-le-champ certaine?...

Je crus tomber... Un froid mortel me paralysa. Mes jambes ne me portaient plus.

Cet homme... dans ce village... à deux cents mètres de la maison où je fais élever son fils!...

Est-il possible d'endurer une pareille émotion, et de n'en rien faire paraître?... de marcher quand même, en contraignant ses jambes flageolantes?... d'être une passante qui s'en va, le regard distrait, sur la route?...

Car j'accomplis cet effort... J'y parvins. Je continuai d'avancer. Quelle minute!... Je sentais sur moi, dans mon dos, les yeux de l'homme. Maintenant, j'étais plus sûre encore. J'avais entendu sa voix, répondant à la paysanne. A la voix, je reconnaîtrais n'importe qui, après des années...

Lui... me voyait-il? me reconnaissait-il? Comment en douter? Une Parisienne, relativement élégante, sur ce chemin, dans ce village, à une époque de l'année où les Parisiennes se montrent rarement à la campagne. Même de façon inconsciente, machinale, il dut jeter un coup d'œil... Et alors... Ah! si j'avais pensé à lui, tout de suite, comment n'eût-il pas pensé à moi? Peut-être seulement s'était-il posté là pour m'épier.

Une angoisse d'autant plus intolérable qu'elle ne se précisait pas en une crainte définie, me transformait en un pauvre automate, près de se disloquer, de s'effondrer à terre. J'appréhendais à la fois le coup matériel, immédiat, qui me briserait la nuque, et la douleur de ne plus retrouver l'enfant. Un instinct me détourna du sentier qui conduisait chez la nourrice. J'en pris un autre, dans une direction opposée. Celui-là grimpait la colline. Mon cœur palpitant crut s'y briser. Car je montais vite, comme on s'enfuit. Je rencontrai le mur d'un parc,—un parc immense, dont je ne côtoyai qu'une partie. Des bois parurent. Je m'y enfonçai. Je respirai. Nul ne m'avait poursuivie. La solitude me rassura, me calma.

J'attendis assez longtemps. Puis je redescendis au village. D'abord lentement, pour prolonger le délai nécessaire, puis d'un pas plus accéléré. A la fin, je courais, haletante. Je me précipitai chez la nourrice.

Rien n'était changé. Le cher petit Serge m'accueillit par des cris de joie et des caresses. Les Favier n'avaient vu personne.

28 mars.—Suis-je à bout de forces? Je ne puis plus endurer cette anxiété vague, cette peur qui n'a pas de forme, qui n'a pas de nom. Puis ma conscience se trouble. Je ne vois plus assez distinctement mon devoir.

Comme le clair et ferme jugement de Raymond me serait nécessaire! Quel soulagement de déposer dans ses mains viriles, sur son âme si résolue, la moitié de mon lourd fardeau! Ah! vingt fois par jour, les mots me viennent aux lèvres: «Un souci me torture. Apprends-le. Aide-moi.» Mais aussitôt, je le croirais exposé aux représailles de ces puissances mauvaises que je sens aux aguets.

Puis, malgré toute sa bonté, il n'a pas le cœur tendre d'une femme. Il n'a pas, comme moi, vu naître Serge dans l'abandon et le malheur. Il ne l'a pas vu grandir, il ne l'a pas aimé trois ans... Il ne comprendra pas... S'il exigeait que je rejetasse l'enfant hors de notre vie, que je ne le visse plus... J'en perdrais le sourire et le sommeil... Mon petit Serge!... Petit fantôme qui me hanterait toujours, avec le cri «marraine!» de sa voix câline, avec le reproche de ses beaux yeux.

Attendons encore.

Si l'ennemi constate que mon mariage n'a rien changé, que le secret demeure intact, il désarmera peut-être.

8 avril.—Claire-Source.

Il y a deux jours, je revenais de Saint-Rémy, assez tard, comme la nuit tombait. Lorsque je remontai de la station souterraine et sortis sur le trottoir de la rue Gay-Lussac, à l'angle du carrefour Médicis, je fus éblouie par la splendeur du ciel au-dessus du Luxembourg. Une féerie, un incendie, contre lequel se dessinait le noir fusain des arbres, à qui l'aigre printemps n'a pas encore donné beaucoup de feuilles.

Je traversai la place, les yeux vers les nuages éblouissants, indescriptibles, crevés par de longues déchirures d'un bleu vif. Je ne voyais rien d'autre, et faillis me faire écraser. Puis, je m'en allai lentement le long de la grille du jardin, fermé, obscur, désert, sur lequel pleuvait tant d'or, tant de rose, toute la farouche magnificence du jour mourant.

Inexplicable nostalgie...

En face, les globes électriques, aux terrasses combles des cafés, allumaient des clartés vertes, des phosphorescences, que l'atmosphère empourprée rendait falotes, blafardes. L'incertitude de la vie me poignait le cœur.

A ce moment, quelqu'un, tout à coup, me parla, un homme, à mon côté. Il me dit rudement:

—«Pourquoi n'avez-vous pas déjà quitté la France, ou, du moins, Paris? Vous cherchez donc le malheur?»

Je me tournai, effarée. Mes yeux, troublés de lueurs dansantes, distinguèrent mal, dans l'endroit sombre, un visage maigre, barbu, sur lequel descendait le bord rabattu d'un chapeau mou. L'être semblait vulgaire et louche. Il reprit:

—«Le monde est assez grand. Vaudrait mieux aller faire fortune ailleurs que de rester dans le grabuge ici. On vous a dit de craindre pour votre mari ou l'enfant. Ça ne vous touche pas? Craignez donc pour vous-même.»

Je voulais parler, interroger. Une force me retenait: le sentiment de l'inutilité de tout. Et aussi l'écœurement. Répugnant personnage... un larbin ou un espion. Je n'en tirerais que des menaces. Pourtant une impulsion délia mes lèvres. Il venait de nommer mon mari... De Raymond surtout l'on prenait ombrage. S'il m'était possible de les persuader... Alors, soudain, je déclarai à cet homme, dont j'ignorais tout, dont la voix même, cette fois, n'éveillait pas mon souvenir:

—«Mon mari! mais il ne sait rien... Il ne saura jamais rien, si on l'exige.

—Tant mieux pour lui!» ricana mon interlocuteur. Et il ajouta, ignoblement: «Mais on en a assez!... D'une manière ou de l'autre, faut que ça finisse!...»

Ayant jeté ces mots avec une brutalité insolente, l'homme s'éloigna.

L'impression odieuse me laissa pleine de dégoût, de révolte indignée. La grossièreté du mandataire comprima en moi toute velléité de m'élancer après lui, pour le retenir, le questionner, le braver ou le supplier. Avec un autre, je ne sais ce que m'eût suggéré l'émotion dont je frémissais. Pour celui-là, je regrettai même ensuite d'avoir trahi devant lui ma pire inquiétude. Cet être nocturne et larveux, bien que je l'eusse à peine vu, me sembla si vil, qu'il ne m effraya même pas. Jamais je n'ai eu moins peur que depuis qu'il osa m'aborder. Ma fierté souffre en songeant à l'espèce de protestation, de concession, d'engagement, qui m'a échappé... J'ai mis en cause mon mari, mon cher et noble Raymond, auprès de ce misérable...

Ah! descendre à des contacts de valets, d'escarpes...

Non, non. Je m'expliquerai. Il faut que je m'explique. Pourquoi ai-je fui follement, sur la route du village, quand j'ai reconnu le maître de cette fatale aventure? Celui-là, du moins, si criminel qu'il puisse être, doit savoir parler à une femme sans qu'elle ressente comme une diminution, une salissure. A celui-là, je m'adresserai. Je le rencontrerai bien de nouveau. Ce n'est pas pour une fois ni par hasard qu'il est allé dans la vallée de Chevreuse. Que je le trouve seulement sur mon chemin. J'irai droit à lui. Il est le père... Il ne peut vouloir du mal à son enfant. S'il est sûr qu'on ne songe pas à pénétrer, à exploiter son secret, à redresser ses torts, il ne s'opposera pas à ce que ma tendresse enveloppe son pauvre petit... Et il sera sûr... Je trouverai des mots pour le convaincre.

Mon Dieu! Puissé-je le rencontrer bientôt!...

J'ai hâte de retourner à Saint-Rémy.


Le manuscrit de Francine s'arrêtait là.

Raymond, haletant de cette lecture, mais toute son énergie contractée pour rester lucide et résolu, retourna la page pour regarder encore la date. «8 avril.» Le dernier jour où ils vinrent à Claire-Source!

Francine, lorsqu'elle eut tracé cette ultime confidence, replaça dans sa petite bibliothèque de jeune fille le volume qu'elle ne devait plus toucher.

Huit avril... Claire-Source... Elle avait cueilli les premières violettes. Comme ils avaient encore été heureux ce jour-là!...

Deux semaines plus tard, un soir où, plein d'inquiétude, il l'attendait, trouvant qu'elle tardait beaucoup, dans leur cher nid parisien, rue du Général-Foy, où leurs deux couverts brillaient sous la lampe, elle était revenue... pour mourir.

Ah! Dieu... lorsqu'il se pencha sur la rampe de l'escalier...

Toujours, il verrait cela... La lumière gaie, les stucs brillants, la moquette claire avec ses baguettes de cuivre... Et, dans le décor paisible, cette jeune forme si chère, lugubrement pliée sur la rampe... arrêtée, ne pouvant plus...

Le cœur du jeune homme crevait... C'était cela, la mort. Cette forme brisée, dans l'escalier lumineux, muet. Un attendrissement plus atroce que devant la bouche entr'ouverte par le dernier souffle, devant la tête pâle aux cheveux sombres, sur la blancheur de l'oreiller.

Oh! quand il sortit sur le palier pour la revoir plus tôt...

Cette forme traînante sur les marches... Cette forme fléchissante contre la rampe de l'escalier!...

III
AU FOND DU LABYRINTHE

Rue Saint-Florentin, devant un ancien hôtel de fermier général, modernisé, et, pour le moment, tout brillant de lumières, tout vibrant de rumeurs, une file de voitures s'accroît à chaque minute. Minuit s'approche. La soirée va finir. Chauffeurs et cochers viennent chercher leurs maîtres. Et les fiacres maraudeurs s'arrêtent pour enlever le client qui n'a pas son équipage.

C'est le soir de musique du professeur Perrelot, le chirurgien célèbre. Un de ces concerts exquis où l'on rencontre l'élite mondaine, scientifique, académique et artistique, de Paris.

L'illustre vieillard n'oublie les laideurs des chairs qu'il taille et ses incroyables fatigues, que dans le paradis des sons, parmi les rêves d'un Wagner ou d'un Beethoven, sur ce domaine exploré par quelques esprits de flamme, amorce d'un pont qui, de la terre, serait jeté vers l'infini prodigieux.

Le professeur Perrelot, passionné de musique, organise avec amour ses séances de quinzaine. Il combine les programmes, choisit les interprètes, se réjouit comme un enfant de certaines exécutions musicales dont il a eu l'idée, qu'on n'entendra que chez lui.

Et, plus d'une fois, il est le seul de la fête qui n'en puisse goûter le raffiné plaisir. Une opération urgente le retient, une consultation sous quelque baldaquin à couronne fermée l'appelle hors de France, à moins que ce ne soit une mansarde où l'on souffre qui le garde,—et cela arrive plus souvent qu'il ne le dit.

En ce cas, Mme Perrelot, sous ses beaux cheveux blancs, et sa fille, la jeune comtesse de Gromaille, une brune à voix de contralto magnifique, font les honneurs. Et l'on tâche de ne pas trop s'apercevoir que manque le principal attrait, la présence électrisante sans laquelle il semble que les musiciens eux-mêmes ont moins de talent, la silhouette mince et vive, le masque pétillant d'esprit, la parole animée, enthousiaste, du maître de la maison.

Ce soir, il était là.

Chose extraordinaire, il avait savouré depuis le commencement le régal harmonieux, qui touchait à sa fin. On ne l'avait dérangé que pour un seul coup de téléphone. Mais, sur le nom du correspondant, il voulut recevoir la communication lui-même. Et, depuis ce coup de téléphone, il demeurait soucieux.

Maintenant, sa fille, debout sur la petite scène, en avant des musiciens qui devaient l'accompagner, se préparait à chanter,—ou plutôt à gémir,—la déchirante lamentation de l'Orphée de Glück:

«J'ai perdu mon Eurydice...»

Un domestique, à pas glissants, se faufila entre les habits noirs, autour des rangs de chaises, où rayonnaient les coiffures charmantes, les épaules nues, les toilettes et les joyaux des femmes. Il parvint jusqu'à son maître,—qui se tenait toujours à proximité d'une porte,—lui dit quelques mots, tout bas. Perrelot se leva, et, souple, sans un geste, sans s'excuser, passa devant quelques groupes, en traversa d'autres, sortit.

Nul ne broncha. On n'eut pas l'air de le voir. On s'écarta sans lui adresser la parole. C'était la consigne.

Dans la galerie d'entrée, le chirurgien demanda au valet:

—«Où l'avez-vous fait entrer?

—Au premier, dans le petit cabinet de Monsieur.»

Le professeur souleva une portière, rencontra l'escalier, monta.

Il possédait, au rez-de-chaussée, un grand cabinet d'apparat, qu'on ouvrait les soirs de réception. Les invités y pouvaient admirer une précieuse vitrine où il conservait près de lui, mêlées à son travail, les pièces rarissimes de sa collection de porcelaines de Chine, qui était célèbre. Mais il y avait, à l'étage au-dessus, tout à côté de sa chambre à coucher, un autre cabinet, plus retiré, plus austère. C'est ce que le domestique avait appelé le «petit cabinet de Monsieur».

Il y pénétra les deux mains tendues.

—«Mon cher enfant, qu'y a-t-il? Votre voix, dans le téléphone, m'a presque effrayé, tout à l'heure.»

Puis, ayant mieux regardé son visiteur, il ajouta:

—«Mon pauvre Delchaume! c'est donc grave?

—Très grave,» répondit le jeune homme.

Sans détourner les yeux pleins de souci qu'il venait de plonger si ardemment dans ceux de son maître, il se laissa tomber sur le siège que celui-ci lui désignait. Alors seulement, mais d'un ton qui marquait l'effort pour attacher quelque importance au détail dont il s'avisait, Raymond observa:

—«C'est votre soirée de musique?... Je ne songeais pas...»

Le vieillard, d'un geste, arrêta ses excuses. Il s'agissait bien de musique!... Glück lui-même, et le frémissant contralto de sa fille, dont s'exaltaient, en bas, tant de cœurs, ne suffiraient plus à le distraire de son inquiétude. Le visage maigre, si pâle, les yeux brûlants et creusés, qu'il avait devant lui, fascinaient sa pitié, son amitié presque paternelle.

—«Eh bien, mon ami, qu'est-ce qui vous arrive? Moi qui vous croyais... je ne dis pas consolé... mais absorbé par vos travaux, enthousiasmé, un peu enivré même... Car enfin... ce n'est pas un simple succès de presse... Tout notre monde médical est d'accord... Vos abcès artificiels, qui ont si bien réussi pour la tuberculose... ne serait-ce pas la guérison, si ardemment cherchée, du cancer?... Je voulais, tous ces jours-ci, en causer avec vous. Je suis bien aise...»

Essayait-il d'une diversion? Ou, réellement, s'emballait-il au seul énoncé d'une hypothèse suggérée à sa passion de guérisseur par les sensationnelles expériences du jeune médecin? Quoi qu'il en fût, son étonnement était sincère de lire le découragement, la tristesse, sur la physionomie d'un des triomphateurs scientifiques du jour, d'un homme qui goûtait l'ivresse de la victoire et d'une soudaine célébrité.

—«Mon cher maître, laissons mes recherches. A tout autre moment, je serais heureux de vous demander vos avis, si précieux...

—C'est peut-être moi qui réclamerais les vôtres.

—Savez-vous que, ce soir même, j'avais un rendez-vous avec le chef de la Sûreté?»

Un tressaillement, presque imperceptible, redressa le buste et altéra, fugace, les traits de Perrelot. Sa sérénité, si forte, assurée par un universel respect et par la conscience d'un demi-siècle d'activité glorieuse, généreuse, irréprochable, sembla se ternir, comme d'une ombre.

Raymond, qui sentit, plutôt qu'il n'observa, ce trouble subtil,—car il en connaissait la cause, ajouta vivement:

—«C'est moi qui souhaitais d'avoir recours à lui.

—A quel sujet?

—L'enfant... mon petit François... que j'ai reconnu... vous savez, cher maître?...»

Le chirurgien acquiesça.

—«On me l'a volé.

—Volé?

—Ce matin... à la campagne... On l'a enlevé de chez moi, presque sous mes yeux.

—Vous aviez des gens qui le gardaient?

—Ses parents nourriciers, oui.

—Sûrs?

—Insoupçonnables.

—Voilà une fatalité!...»

Le vieillard jeta cette exclamation, en l'accompagnant d'un coup d'œil aigu. Puis, il rêva une minute, comme s'il observait en lui-même des répercussions singulières éveillées par cette nouvelle.

—«Et, naturellement, vous vouliez mettre en mouvement la haute police?

—Ce fut mon intention immédiate. Je demandai tout de suite une audience au chef de la Sûreté.

—Vous l'avez eue?

—Je n'y suis pas allé. Maintenant je devrais y être. J'ai prétexté l'appel subit d'un client au plus mal. J'ai fait remettre... Avant, j'ai voulu vous voir.

—Moi!...»

Les paupières de Delchaume battirent comme si cette syllabe l'eût meurtri physiquement. Les deux hommes se regardèrent. Il y eut un silence.

Et, tout à coup, un bruit sourd et scandé remplit la pièce. D'en dessous montaient les applaudissements. On acclamait la jeune comtesse de Gromaille, dont la voix bouleversante arrachait aux retraites des âmes les douleurs et les désirs les mieux ensevelis.

—«Ah! mon pauvre enfant,» soupira le grand chirurgien, «j'ai peur que nous n'ayons eu tort...

—C'est moi qui ai eu tort,» s'écria précipitamment Delchaume. «Et je sais aujourd'hui à quel point. Votre bonté a cédé à mon égarement. Mais quel mari, quel amant, fou de douleur, n'eût agi de même? Cette femme adorée, qui me revenait, expirant d'une mystérieuse blessure,—qui me révélait, pour la première fois, en un mot balbutié, indistinct, l'existence d'un enfant... J'ai cru... Vous avez cru comme moi...

—Nous nous sommes rendus à l'évidence,» interrompit doucement Perrelot. «Pour ma part, je ne pouvais m'y résoudre... Francine ne me paraissait pas être la femme qui accepte le nom d'un loyal garçon en lui cachant une maternité irrégulière... Cependant...

—Elle n'était pas cette femme-là, en effet,» affirma passionnément le veuf.

—«Plus victime que coupable... C'est ce que nous avons supposé. Vous avez agi avec la plus noble magnanimité, Delchaume...

—Et vous!

—Je n'étais pas le mari. Mais quel problème pour ma conscience!... Ne pas dénoncer l'assassinat... laisser croire à une mort naturelle... Vous ne songiez, je le comprends, qu'à sauvegarder l'honneur de cette infortunée... Éviter à ce pauvre jeune corps la profanation de l'autopsie, les curiosités abominables de la foule, les descriptions de journaux, à cette chère mémoire, le scandale, la honte... Quels accents vous avez trouvés pour me convaincre!...»

Perrelot hocha la tête. Le doute qui s'élevait en lui hésitait à s'exprimer. Toutefois, les lèvres loyales ne purent le sceller plus longtemps.

—«Je me suis souvent demandé depuis... Hélas! mon pauvre Delchaume... Je devine trop bien. Ce scandale, que nous avons écarté de la mère, il va éclater autour de l'enfant... Et qu'en adviendra-t-il?»

L'autorité, qui haussait ce front de maître sous la neige des cheveux encore drus, qui étincelait dans le regard, sembla fléchir. Pour la première fois de sa vie, cet homme, qui pouvait regarder l'univers en face et lui dire: «Je n'ai fait que du bien», connut, à un faible degré, mais combien intolérable pour lui, l'anxiété du jugement des autres.

L'être de sensibilité, de délicatesse, qui se savait la cause d'un tel malaise, en souffrit plus que lui-même.

—«Mon cher maître, je suis venu implorer votre pardon, me placer sous votre volonté, sous votre main, surtout sous la direction de votre conscience.»

Perrelot dit, avec une nuance de sécheresse:

—«Voyons...

—Ce que vous pressentez est plus qu'exact. La réalité dépasse toute prévision. Je viens de découvrir, aujourd'hui même, l'innocence absolue de Francine. «Victime plus que coupable,» disiez-vous généreusement. Rectifiez: «Victime, et non coupable.» On l'a assassinée à cause d'un secret, non par représailles amoureuses. L'enfant n'était pas le sien.

—Que dites-vous!...

—Ce dont je suis sûr. Ce dont je vous donnerai les preuves.

—Inutile. Ma pensée y correspond. Rappelez-vous mes paroles devant sa forme pure: «C'est presque le corps d'une jeune fille.» Seulement, par quels chemins êtes-vous arrivé?...

—Sa confession, que j'ai trouvée enfin. A peine reçue docteur, elle fut amenée, les yeux bandés, en automobile, auprès d'une jeune femme, qu'elle délivra. On la fit reconduire de nuit, et elle se retrouva seule, en pleine campagne, avec le nouveau-né dans les bras.

—A-t-elle soupçonné qui était la mère?

—Non.

—Et le père?

—-Je le connais.»

Perrelot bondit. Raymond, qui ne cherchait pas des effets, mais allait droit au but, déclara aussitôt:

—«C'est le prince Boris Omiroff.

—Boris Omiroff!...» répéta le maître, avec une stupeur horrifiée. «Boris Omiroff!... Mais il est ici, en bas, parmi mes invités.

—Non!» cria Delchaume, se dressant.

Le ressort de fureur qui le jeta hors de son siège agit avec une si brusque violence, que le professeur Perrelot, comme s'il eût craint des voies de fait immédiates, se leva à son tour, et crispa ses doigts précis et solides d'opérateur sur le bras du jeune homme.

—«Pardon!» fit Delchaume. «Ç'a été plus fort que moi.»

Et il se rassit.

—«C'est d'ailleurs la première fois qu'il vient chez nous,» observa le chirurgien. «Des amis ont demandé à ma femme une invitation pour lui. Vous savez... la maison d'un opérateur un peu connu... c'est un terrain neutre et international. J'ai coupé quelque chose à peu près dans toutes les grandes familles de l'Europe.

—Mais... sa blessure? Je ne le croyais pas remis.

—Il porte encore le bras en écharpe.

—Vous savez qu'il s'est fait arranger de la sorte pour ne pas se battre avec moi?»

Le vieux maître éleva les sourcils. Raymond perçut l'ironie presque invisible.

—«Oh! je ne me donne pas pour un adversaire capable de faire se dérober le bretteur qu'est ce Russe. Non. C'est pour mieux m'outrager de son mépris qu'il me refuse réparation. Et, comme, tout de même, on aurait pu trouver ça étrange, il s'est offert un beau duel, pour démontrer à la galerie qu'un Omiroff ne peut être soupçonné d'avoir peur.

—En effet,» réfléchit Perrelot... «On m'avait raconté... Ne l'aviez-vous pas provoqué au Pré Catelan, à la représentation de gala?...

—Oui.

—Mais pourquoi le provoquer?

—Je le croyais l'amant pour lequel était morte Francine.

—Oh!

—Il n'est que son assassin.»

L'illustre praticien considéra son jeune ami longuement, silencieusement. Demeurait-il figé de surprise? Ou bien son expérience de la comédie tragique qu'est la vie, des complications des êtres et des complications des circonstances, le laissait-elle sans étonnement? Au bout d'un instant, il proféra:

—«Son assassin, dites-vous? Et aussi le père de l'enfant?

—Et aussi le père de l'enfant.

—C'est lui qui l'a fait enlever?

—Oui, c'est lui.

—Mais alors?..

—Oh! je sais ce que vous allez m'objecter, mon cher maître: au nom de quel droit empêcherai-je un père de reprendre son fils?... D'abord, j'ai la loi pour moi. J'ai reconnu l'enfant. Lui, l'a renié, abandonné.

—Mais... si vous l'avez reconnu, Delchaume, c'est vous qui le lui avez pris.

—Oh! mon cher maître... Écoutez... Je vous en prie... Laissons les mots... laissons même les conventions que les hommes appellent des lois...

—Hé!... Hé!...

—Patience!... je vous en conjure!... Vous ne comprenez plus ma tendresse pour l'enfant?...

—Ma foi, non! S'il n'est pas le fils de Francine... S'il appartient à l'homme qui, suivant vous, a tué votre femme...

—Je tâcherai de vous expliquer tout à l'heure... Maintenant, il me faut vous dire ce que je suis venu vous demander.»

Le célèbre professeur avança un visage attentif, darda un regard divinateur—le visage, le regard, qu'il inclinait vers les chairs souffrantes, où il allait enfoncer son bistouri.

—«Mon cher maître, ce matin, mon premier mouvement a été de prévenir le chef de la Sûreté. Mais, ce soir, après avoir lu les révélations de Francine, j'ai pressenti un drame plus compliqué, plus obscur, que tout ce que nous imaginions. Comment, si je m'adresse à la haute police, ne pas l'éclairer entièrement?... La crainte de vous voir mis en cause m'a troublé. Le médecin des morts rejettera sur votre présence la discrétion qu'il a eue de ne pas examiner ma pauvre femme. Il ne faut pas que votre personnalité apparaisse, surtout par ma faute, dans une attitude équivoque, illégale... Et cependant, puisque l'honneur de Francine est intact, rien ne m'empêche plus, sinon ce trop juste scrupule envers vous, de faire poursuivre son assassin. Je viens vous demander comment vous envisagez cette situation terrible.»

Sans hésiter, Perrelot riposta:

—«Voulez-vous qu'avant tout nous écartions les considérations qui me concernent? Jamais la vérité ne m'a fait peur, Delchaume. Je me suis dérobé à elle une seule fois, sur vos instances. Mon Dieu! ce que vous me demandiez était si naturel, presque si juste!... Toutefois, vous le reconnaissez à présent, nous avons eu tort. Eh bien, laissons cela. Que ce tort devienne manifeste, public, me cause des désagréments plus ou moins graves, ceci est secondaire. Vous entendez... N'en parlons même plus. Encore une fois, la vérité ne me fait pas peur. La satisfaction de revenir à elle compense les difficultés du chemin que j'ai à faire pour cela. Nommez-moi, invoquez-moi, citez-moi, je vous y autorise, je vous le demande...

—Noble cœur... admirable maître...

—Laissons... laissons!... Maintenant, regardons un peu les choses en face. Un enfant a disparu. Vous allez dire au chef de la Sûreté: «Cherchez-le-moi.»

—Oui. Et j'ajouterai: l'auteur du rapt est aussi l'auteur d'un assassinat. Je vais déposer contre lui une double plainte au Parquet.

—Je vous en supplie, Delchaume, ne séparons pas les questions. L'enfant, d'abord, l'enfant... Quels arguments donnerez-vous à un procureur de la République pour vous faire rendre un enfant que vous avez reconnu parce que vous le croyiez le fils de votre femme, mais qui ne l'est pas, et qui a été repris, de votre propre aveu, par son véritable père?

—Son père se gardera bien de se donner pour tel. D'ailleurs, le pourrait-il, s'il le voulait? En cas d'adultère, non? Et, pour moi, c'est un roman de l'adultère qui a coûté la vie à ma pauvre Francine.

—Vous imaginez qu'on inculpe aussi aisément un prince Omiroff?»

Le vieux maître avait dit cela doucement, d'un air où quelque âpreté se mitigeait d'une profonde tristesse. Et, tout aussitôt, il décela le motif de cette tristesse.

—«Quel malheur!... Un garçon comme vous, parti pour de tels triomphes scientifiques, pour de telles victoires sur les misères de l'humanité! Par quelle meute de passions, de chagrins voraces, laisserez-vous dévorer la moelle de votre cerveau, de vos nerfs, de votre génie!

—Ah! oui, j'en serai dévoré,» cria impétueusement Delchaume, «si, comme vous me le faites entendre, je dois invoquer une justice volontairement sourde, une police qui saura se faire aveugle. Un prince Omiroff!... Eh quoi!... même votre grand cœur loyal, à qui j'en appelle, s'effare devant le prestige d'un tel rang, l'inviolabilité de ce prince étranger! Si je vous avouais tout... Si je vous disais que j'ai rêvé d'un moyen plus expéditif, que j'ai presque manié la bombe destinée à cet homme, l'engin fatal qui, l'été dernier, déchiqueta ou livra ses inventeurs!

—Vous, malheureux!...»

Le chirurgien s'était levé. D'un élan instinctif, il courait aux portes, tournait les clefs, rabattait plus hermétiquement les tentures. Il entr'ouvrit même un instant pour explorer des yeux le palier de l'étage. Mais il ne vit personne. Une rumeur de voix, de rires, d'adieux monta. Les roulements des voitures qui partaient prolongeaient dans les murs des vibrations atténuées. Nul ne songeait à épier ces deux hommes, qu'on supposait absorbés par la discussion de quelque cas médical déconcertant.

Perrelot revint vers son jeune confrère. Il murmura:

—«L'affaire de la Petite-Barrerie?...»

Raymond, presque solennellement, inclina la tête.

—«Comment étiez-vous dans cette horrible aventure?

—La principale accusée, Tatiane Kachintzeff, cette fille de vingt ans,—ah! si intéressante!... elle a vu,—vous m'entendez, maître,—elle a vu Boris Omiroff rejoindre ma femme dans un wagon, la suivre à Paris, la faire monter dans une auto, le soir où Francine revint chez moi blessée à mort. L'auto était une voiture particulière... Le chauffeur avait le type d'un moujick...»

Le visage de Perrelot se durcissait, se fermait. Il dit presque rudement:

—«Ainsi, vous déposerez une plainte contre ce prince russe, dont le père occupa les plus hautes fonctions, dont le frère fut un des héros de la guerre d'Orient... Et vous citerez comme témoin une malheureuse nihiliste, convaincue d'avoir joué une part active dans un complot qui avait pour but d'assassiner ce prince... Mais vous allez à un abîme, mon pauvre ami!...»

Il ajouta, devant le silence de Raymond:

—«Et vous n'en avez pas le droit! Vous n'avez pas le droit de fausser la valeur scientifique, sociale, que vous êtes.

—Je veux venger ma pauvre Francine... Ah! son récit!... ce qu'elle a souffert!...

—Sera-ce la venger?

—Je veux sauver l'enfant. Dieu sait quels risques il court!...»

Encore une fois, le génial guérisseur prit l'expression dont s'aiguisait sa physionomie au moment d'un diagnostic difficile, pour demander à Delchaume:

—«Dites-moi, en vous interrogeant à fond, en descendant jusqu'au dernier ressort de votre sentiment le plus secret, ce qui vous attache à cet enfant.»

Le jeune homme regarda Perrelot, d'abord avec un peu de surprise, puis avec une concentration profonde, et enfin, avec trouble. Son vieux maître le vit rougir légèrement, détourner les yeux.

—«Delchaume...

—Je... je réfléchis.

—Une réflexion vient de vous frapper déjà. Pourquoi ne me la dites-vous pas?

—Parce qu'elle constate en moi un état d'âme trop récent...

—C'est celui-là qu'il importe de connaître.

—Mais, dès le début, tout inclinait ma tendresse vers ce petit être... Ma pitié pour lui, mon désir d'exécuter le vœu de Francine, sa propre grâce, à cet innocent... Il est adorable... Son isolement dans la vie... le nom que je lui ai donné, et qui l'a fait mien... Aujourd'hui, je me sens pris, lié... Je n'aimerais pas davantage mon propre fils...

—J'admets... oui. Maintenant voyons, mon ami, ce dernier motif dont vous hésitiez à convenir avec vous-même.

—Ah! diagnostiqueur infaillible!» s'écria Raymond, qui ne put s'empêcher de sourire. «Oui... j'hésite,—non pas à en convenir avec moi-même, mais avec vous. Car c'est trop long à expliquer. Et, sans explication, cela vous paraîtra si étrange...

—Racontez... sans explication.

—Eh bien, une autre personne que moi souffrira cruellement si je ne retrouve pas mon fils adoptif.

—Une autre personne?... une femme?

—Une femme... oui.

—Une femme...» répéta encore le vieillard pensivement.

Il sembla peser en lui-même l'importance, les conséquences, de cette nouvelle donnée, puis, tandis que son masque aigu et spirituel s'éclairait d'une lueur de malice, il reprit:

—«Allons... Tout cela est moins désastreux que je ne le craignais. Vous ne serez pas une force perdue.

—Je crois, mon cher maître, que vous vous lancez dans des hypothèses inexactes.

—Mais non. Du moment qu'une femme est auprès de vous, une femme qui se montre maternelle à l'enfant que vous élevez, une femme à qui vous redoutez de faire de la peine... vous n'êtes plus l'isolé, en proie à une sombre folie de vengeance que je découvrais en vous tout à l'heure. Delchaume, vous n'avez plus besoin de moi,—sauf, n'est-ce pas? pour ce que vous m'avez demandé d'abord. Mais c'est un point élucidé: n'ayez aucun scrupule quant à mon rôle au lit de mort de votre pauvre Francine. Je reviens entièrement à la vérité, très volontiers, très haut, quoi qu'il en puisse advenir.»

Le grand chirurgien prononça ces mots du ton d'un homme qui conclut une conversation. Toutefois, au moment de se lever, il se ravisa sur un geste, suppliant de Delchaume.

—«Comment, mon cher maître!» s'écria celui-ci,«vous imaginez que j'irai chercher des conseils auprès d'une femme si vous ne me donnez pas les vôtres!

—C'est pourtant ce que vous auriez de mieux à faire.

—De l'ironie!... Je ne la mérite pas.

—Aucune ironie. Je vous vois avec joie dans la norme, dans la santé. Tout à l'heure, je vous croyais malade....

—Comment?

—Mais oui. Quelque tendresse que vous ayez eue pour votre exquise Francine, quelque déchirement dont saigne votre cœur à la pensée de ce qu'elle a souffert, injustement... vous ne seriez pas un homme de vingt-huit ans, valide et sain, si vous n'acceptiez pas le bienfait d'un regard de femme, d'une sollicitude de femme, si vous vous hypnotisiez devant une tombe, devant un mystère sanglant... Alors, du moment que vous vous portez bien, qu'avez-vous affaire du vieux guérisseur que je suis?... Allez la trouver, elle... C'est elle qui mettra au point vos chimères lugubres....

—Vous ne la connaissez pas.

—Mais si.

—Son influence peut être mauvaise.

—Mais non.

—C'est trop fort!

—Ne m'avez-vous pas dit qu'elle aime votre petit enfant?

—Savez-vous, mon cher maître, pourquoi elle l'aime?»

Un franc sourire détendit la gravité du vieillard. Ses yeux adoucis raillaient affectueusement Delchaume.

—«Non...non! Ce n'est pas à cause de moi,» protesta celui-ci.

Perrelot se tut, sans changer d'expression.

—«Elle aime l'enfant parce qu'il est le vivant portrait du mari qu'elle a perdu.

—Comment cela se peut-il?

—Cela se peut parce qu'elle est veuve du prince Dimitri Omiroff, frère du prince Boris.

—Une princesse Omiroff!...

—Oh! princesse... Dimitri, pour l'avoir épousée, se vit retirer son titre, confisquer ses biens. Elle n'a jamais voulu s'entendre nommer princesse. Et maintenant elle travaille pour vivre. Elle n'a de ressource que son art. C'est Flaviana, la danseuse, l'étoile du National-Lyrique.

—Flaviana!...»

Douceur presque attendrie de l'exclamation. Point besoin d'avoir sa loge au National-Lyrique comme le célèbre professeur. Quel Parisien prononcerait ce nom sans une prédilection charmée, un peu de fierté, parce que la délicieuse artiste lui appartient, à ce Paris qu'elle enchante, beaucoup de respect, parce que nulle calomnie, nulle médisance n'a jamais eu prise sur la dignité de cette jeune vie.

Flaviana... Devant le vieux maître, l'apparition s'évoqua... La créature ailée, dans l'envolement des jupes de tarlatane, l'éblouissante légèreté, le style incomparable, qui fait de sa danse un poème si personnel, un poème chaste. Et le long visage encadré des bouclettes brunes... Et le sourire... ce sourire qu'on n'oublie plus.

—«Ah! on me l'avait dit... (mais on dit tant de choses!...) que Flaviana avait été la femme, ou la maîtresse, de Dimitri Omiroff.

—Sa femme.

—Il est mort en Mandchourie, n'est-ce pas?

—Oui, après une conduite si héroïque que le tsar lui a restitué faveur, titres, biens...

—Alors... elle est princesse?... Et riche... Flaviana?

—Non. Il n'a pas fait de testament. A-t-il su seulement qu'il était réintégré? Quelles sont leurs lois?... J'ignore... Flaviana danse pour vivre, ne revendique rien.

—Il n'y eut pas d'enfant?

—Il y en eut un, qui vint au monde prématurément et ne vécut pas. Ce fut une catastrophe causée par la brutale nouvelle de la mort du mari, du héros... là-bas.

—Je comprends qu'elle ait reporté sa tendresse sur ce petit neveu...

—Elle ignore que Boris est le père.

—Pourquoi?

—Jusqu'à ce matin, je croyais à une faute de ma pauvre Francine. Je n'avais pas à la révéler.

—Et ce soir?

—Ce soir, mon maître vénéré, je suis venu vous demander de me guider dans ce labyrinthe.

—J'imagine que vous allez tout dire à Flaviana.

—Ne sera-ce pas aggraver son chagrin?

—Son chagrin?... à cause de l'enfant?...

—Oui... elle le regrettera d'autant plus qu'elle connaîtra les liens qui l'attachent à lui... Et elle sera terrifiée de le savoir aux mains de Boris. Elle déteste et redoute son beau-frère.

—Vous lui devez cependant la vérité.

—Cette vérité vous appartenait. Puis-je la divulguer sans risquer de faire apparaître au jour votre dévouement pour moi?... ce dévouement qui vous entraîna...

—Nous avons tranché cette question.

—Enfin,... mêler une femme à cette histoire de sang... l'initier à ma résolution de vengeance...

—C'est à cela qu'il faut l'initier. Une femme, Delchaume, et une femme comme celle-là... c'est notre meilleur guide, à nous autres hommes. Avec quelle confiance je vous envoie vers elle! Comme je me sens rassuré sur votre compte! Voyez-vous, mon ami... j'ai dépecé, taillé, fouillé bien des chairs, vivantes ou mortes. Je ne crois pas qu'une parcelle de notre admirable et misérable machine humaine garde pour moi un prestige ou un secret. Cependant, chaque fois que, dans ma longue carrière, en procédant à une autopsie, j'ai effleuré de mon scalpel cette petite chose merveilleuse qu'est un cœur de femme, j'ai incliné toute ma science devant ce tabernacle de l'insondable, de l'inconnaissable. Dans cette petite chose, Delchaume, quand elle palpite, il y a les vibrations de l'infini. Là, se répercute ce que nous pouvons connaître de plus profond du grand mystère de la vie. Allez voir Flaviana, Delchaume, allez prendre conseil de votre amie. C'est elle qui a les secrets du sort et de votre destin, non pas le vieux logicien, le vieux raisonneur que je suis.»

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