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Chacune son Rêve

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IV
DANS LES COULISSES

La répétition en costumes venait de finir au National-Lyrique. Les auteurs, le directeur, quelques amis, demeuraient dans la salle, pour vérifier et faire recommencer des effets d'éclairage.

—«Les fonds sont trop bleuâtres de lune quand le fantôme de la fiancée paraît,» dit quelqu'un. «Il ne se détache pas assez nettement. Tout d'abord, on croit que c'est une vapeur qui s'élève.»

Tous fondaient grand espoir sur ce Ballet des Elfes. Une surprise pour le public. Le compositeur, inconnu la veille, serait célèbre le lendemain. Sa musique, originale, prenante, d'une formule très neuve, très personnelle, trouvait la mélodie sans y sacrifier ni la pensée, ni l'enchaînement logique, ni le style. Cette mélodie ne tombait jamais dans les redites vulgaires des flons-flons italiens, pas plus qu'elle ne s'astreignait à la lourdeur piétinante du leit-motiv allemand. D'inspiration très française, l'œuvre était d'une spontanéité, d'une fraîcheur ravissantes. Et quel sujet essentiellement musical! C'était les Elfes de Leconte de Lisle, dont une imagination ingénieuse avait fait deux actes de ballet.

Couronnés de thym et de marjolaine,

Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Le premier acte montrait les fiançailles du chevalier, la jalousie de la reine des Elfes, et tous les moyens de séduction inventés par elle pour conquérir celui qu'elle aimait. Le second acte déroulait la chevauchée nocturne, la traversée de la plaine féerique, la dernière tentative de la reine des Elfes, et enfin la rencontre du chevalier avec le fantôme de sa fiancée:

«O mon chevalier, la tombe éternelle

Sera notre lit de noce, dit-elle.

Je suis morte, hélas!...» La voyant ainsi,

Lui-même, d'horreur, tombe mort aussi.»

Flaviana incarnait la reine des Elfes.

Comme la répétition s'achevait, les auteurs montèrent sur le plateau pour lui exprimer leur reconnaissance, leur admiration.

Le jeune compositeur suffoquait, bouleversé de joie. Cette danseuse à l'âme si profondément artiste, avait interprété son rêve en y ajoutant une grâce divine. Il venait d'en avoir la révélation complète, et il en tremblait d'émotion. Lorsqu'il fut près d'elle, il voulut parler, ne le put pas, éclata en sanglots, tandis qu'il baisait la main de l'étoile.

—«Merci,» dit Flaviana, avec son émouvant sourire. «On ne m'a jamais fait un si grand compliment.»

Au fond de la scène, de petits rires étouffés fusèrent d'un groupe tout mousseux de courtes jupes de tulle, tout frétillant de jambes et de bras minces.

—«Il va lui donner son rhume de cerveau, s'il lui éternue comme ça sur la main.

—V'là ce que c'est que de se mettre compositeur avant d'être sorti de nourrice.

—Il a du talent, tu sais, le type.

—C'est pas une raison pour pleurer.

—Allons, le premier quadrille!... un peu de place, n'est-ce pas? Puisque c'est fini, qu'est-ce que vous attendez?» cria le régisseur, qui, aussitôt, donna deux coups de sifflet.

Un hurlement partit:

—«Amenez la deuxième herse!... Plus bas encore... Plus bas!... La lumière... tout!»

Le danseur qui jouait le chevalier s'approcha des fillettes. Sous le rayon d'un projecteur, son armure d'argent éblouissait. On avait voulu donner le rôle à une femme. Mais le travesti déplaisait au compositeur. «J'ai compris cela en drame,» dit-il, «je ne veux pas des équivoques de music-hall.» L'interprète exultait. C'était un jeune garçon, svelte, très doué, que les lauriers d'Illinski, le Vestris russe, empêchaient de dormir.

—«Mademoiselle Bertile, permettez-moi de vous offrir une grenadine chez la mère Martin? ou ce que vous voudrez?... Vous devez avoir soif,» demanda-t-il, avec plus de respect qu'il n'est d'usage dans ce petit monde.

Il s'adressait à une danseuse du premier quadrille, une grande fillette de quinze à seize ans, de la figure la plus intéressante. Plus attachante que jolie, elle paraissait d'une fragilité de fleur rare, poussée trop vite. Ses traits, presque trop fins, peu maquillés, semblaient mangés, pour ainsi dire, par deux yeux immenses, où il y avait beaucoup de mélancolie, sinon de tristesse.

—«Merci, non,» répondit-elle avec douceur. «Vous êtes bien gentil, Claudio, mais j'aime mieux pas.

—Vrai?... Oh! je vous en prie!...» insista le jeune homme, désappointé.

—«Tu perds ton temps, mon pauvre Claudio,» dit une coryphée en riant. «Tu ferais mieux d'accompagner Chichette chez la mère Martin. Elle a une ardoise de vingt-huit sous, et ne sait comment la payer. C'est qu'elle ne plaisante pas, la mère Martin. Tout à l'heure, elle lui a refusé crédit, à Chichette, pour des pastilles de menthe.

—Chichette me rase,» déclara Claudio.

—«Faudrait que tu aies de la barbe pour ça, morveux!» cria une voix pointue qu'on reconnut pour celle de Chichette.

S'esclaffant, bavardant, se disputant, les danseuses s'en allaient par les coulisses. Les unes montaient dans leur loge, les plus petites, dans ce qu'on appelait irrévérencieusement leurs «bains à quat'sous». Un certain nombre prenaient le couloir qui mène chez la mère Martin.

Derrière son comptoir, la bonne femme s'affairait à verser les sirops et à débiter les bonbons que réclamaient tous ces petits museaux de chattes.

—«Avez-vous trois sous, mademoiselle Chichette?» demandait-elle, la main sur le bouchon du sirop d'orgeat. «Je ne vous sers pas avant de les voir. Je n'exige pas toute votre ardoise, mais je ne veux pas qu'elle s'augmente. D'abord votre mère m'a défendu de vous faire crédit.»

La petite jeta autour d'elle un regard navré. De voir les autres boire, cela augmentait sa soif. Et elle adorait le sirop d'orgeat.

Mais le chevalier arrivait, dans son armure d'argent.

—«Écoute, Chichette,» fit-il, en tirant la gosseline à l'écart, «je nettoie ton ardoise si tu me dis quelque chose.

—Oh! veine... Quoi donc? Tout ce que vous voulez, m'sieu Claudio.

—Bertile?... Tu la connais?... A-t-elle quelqu'un?

—Bon! Vous v'là pincé, m'sieu Claudio. Et, jaloux par-dessus le marché. Ah! mince...

—Pas d'appréciation. Sais-tu quelque chose?

—Je sais que si j'avais eu sa chance, je serais déjà dans mes meubles, au lieu de recevoir des affronts pour trois sous. Sale mère Martin, va!

—Quelle chance a-t-elle donc eue, Bertile?

—Un type qui en est fou... Dame! plus tout jeune... Mais pas repoussant... au contraire... tout à fait bath... Et galetteux!... La marâtre à Bertile, mame Pageant, la fruitière de la rue du Rocher, voulait arranger la chose. Elle a fait monter la môme dans l'auto du type, le jour d'une promenade en forêt... Ça en a fait un raffût!...

—Comment ça?

—Ben, Bertile, d'abord, a sauté de l'auto. Elle s'est foulé ou cassé quelque chose... Vous savez bien?... Elle est restée un mois sans venir:

—Non, je ne sais pas. Je ne suis pas souvent des mêmes répétitions.

—Oh!... et puis...» continua la petite en s'étranglant de rire, «c'est le père Pageant qui en a fait une histoire!... Il a tapé sur sa femme!... Ah! mes enfants, ce que j'aurais voulu être là!... Parce que c'est sa seconde femme, celle-là... C'est pas la mère à Bertile.

—Alors Bertile est malheureuse, chez elle.

—Ne la plaignez pas. Elle n'y est plus. Quand je vous dis qu'elle a toutes les chances. Sa petite mère du corps de ballet, Flaviana,—excusez du peu!—l'a prise... oui, dans son bel appartement du boulevard de Courcelles. Vous comprenez pourquoi elle s'en fichait de vos générosités chez la mère Martin. Elle nous dédaigne tous. Mademoiselle se voit déjà étoile.

—Je ne crois pas que Bertile soit méprisante,» murmura le pauvre chevalier, qui rougit sous la visière d'or de son casque d'argent.

—«Oh!» fit Chichette, «qu'elle le soit ou non!... pour ce que ça vous servira!... Allons, venez nettoyer mon ardoise, mon petit Claudio. Je vous en ai donné pour vingt-huit sous, il me semble.»

Et elle courut vers le modeste buffet, sur ses légers chaussons roses, dans l'envolement de la jupe mousseuse, criant de sa voix pointue:

—«Mon orgeat, mère Martin!... Donnez vite!... V'là Rothschild qui s'amène!»

A la même minute, celle qui était l'objet de ces propos, descendait vers le proscenium, où sa «petite mère», suivant la forme d'adoption du National-Lyrique, s'attardait à causer avec le maître de ballet. Bertile s'approcha de l'étoile, et, sans l'interrompre, se tint à côté d'elle avec un petit air volontairement effacé, discret.

—«Tu m'attends, mignonne?» dit Flaviana en se tournant. «Reste... J'ai fini. Nous remonterons ensemble.»

Elle lui parlait avec une tendresse de sœur aînée. Bien que cette maternité pour rire des coulisses fût devenue presque effective depuis que l'étoile avait pris chez elle sa petite camarade, les dix ans à peine qui séparaient leurs âges respectifs ne suffisaient pas à mettre entre leurs deux cœurs si tendres la distance du respect. Bertile avait dit:

—«Puisque je vais vivre avec vous, je ne puis vous appeler «petite mère». Au théâtre on sait ce que cela veut dire. Et encore... Au National-Lyrique seulement. Car j'ignore si, ailleurs, les premiers sujets s'intéressent aux pauvres gosselines des petites classes, comme chez nous. Mais dans la vie, dans la rue, dans le monde, ce serait offensant pour votre jeunesse qu'une grande fille comme moi vous appelle sa mère...

—Mais tu ne me flattes pas!... Tu supposes donc qu'on s'y tromperait?» se récriait plaisamment Flaviana.

Un éloquent regard de la fillette vers le beau visage, presque virginal encore, de sa jeune protectrice, aurait suffisamment protesté, si la protestation eût été nécessaire.

—«Tu m'appelleras Flaviana... Et je veux que tu me tutoies, ma chérie,» avait décrété la gracieuse créature. «Ainsi tu sentiras moins qu'il te manque une famille.»

Quoi d'étonnant si, tandis que l'étoile s'attardait à fixer encore quelques points délicats avec le maître de ballet, la petite danseuse du premier quadrille l'attendait comme l'ombre attend le soleil, attachant sur elle des yeux profonds,—mais pas encore assez profonds pour la tendresse admirative dont ils débordaient.

Autour de ces deux silhouettes légères (la reine des Elfes et l'un de ses immatériels sujets), les jeux de lumière continuaient à se croiser, à s'exaspérer ou à se fondre, sur la scène. Sans s'occuper des personnes restées sur le plateau, le groupe des importants personnages—groupe confus et noir dans l'obscurité de l'orchestre,—poursuivait ses expériences. De temps à autre un commandement jaillissait des ténèbres:

—«Voilez la lune, que diable! Un nuage passe sur la lune. Arrêtez les feux follets!... arrêtez les feux follets. Qui m'a fichu?... C'est pas des feux follets, voyons! c'est des escarbilles de locomotive!...»

A deux ou trois reprises, le pittoresque de telles indications excita la curiosité de Bertile. Elle regardait alors autour d'elle, mais se rendait mal compte, car les rayons électriques l'éblouissaient. De la scène, on ne pouvait juger les surprises de l'éclairage. Mais voici ce qui se produisit: soudain, comme l'alternance des projections illuminait, puis plongeait dans l'ombre, tour à tour, certaines parties du décor, la jeune fille tressaillit. Elle venait d'apercevoir, non loin d'elle, s'allongeant des coulisses sur la scène, une ombre que la bizarrerie des feux rendait gigantesque, grimaçante, fantastique. C'était le profil d'une tête et de la moitié d'un corps d'homme. Aussitôt l'obscurité revenue l'effaça. Fût-ce une ressemblance, un ressouvenir odieux? Fût-ce l'impression rapide, pénible, comme d'un cauchemar?... Un frisson glaça Bertile. Malgré sa peur, ses yeux élargis restaient fixés sur ce point redevenu sombre, où se dessinait maintenant à peine la haute découpure indistincte d'un portant. Puis, tout à coup, la lumière y ressauta, d'un jet brusque. Apparition de terreur!... L'homme était là... L'homme dont le désir acharné ligotait sa jeune vie, dont elle sentait toujours la poursuite haletante derrière elle, comme la proie effarée perçoit le souffle du fauve. Il s'avançait hors des coulisses, la regardant, marchant de son côté.

Une épouvante insurmontable s'empara de Bertile. La nerveuse fillette ne songea même pas qu'elle était protégée, que, sur le plateau, dans la salle, il y avait des gens qui ne ressemblaient pas à sa misérable belle-mère, et devant qui nul n'oserait manquer de respect à une enfant. L'effroi et la répulsion la convulsèrent. Elle se serra contre Flaviana, avec un cri si désespéré que l'énorme cavité du théâtre en vibra tragiquement.

—«Lui!... sauvez-moi!... Je suis perdue!... Je meurs!...»

Et la pauvre petite danseuse se jeta dans les bras de sa grande amie, où, bientôt, elle s'alourdit, sans connaissance.

Il y eut un moment de désarroi. Les projecteurs s'affolaient, fouillaient de leurs pinceaux lumineux le fond de la scène, laissant dans l'ombre ce qu'il importait de voir. Le directeur, les auteurs, bondissaient de l'orchestre, grimpaient le petit escalier reliant la scène à la salle.

—«Que se passe-t-il? Qu'est-ce qu'il y a?... Quelle est cette petite qui se trouve mal?»

Régisseurs, machinistes, électriciens, tout le personnel se précipitait. Une foule envahit le plateau. Jamais on n'aurait cru qu'un tel nombre de gens pût fourmiller si vite, de tous les coins de l'immense théâtre, béant de vide une minute avant. Nul, d'ailleurs, n'y comprenait goutte. Pas même Flaviana, qui n'avait rien remarqué, rien vu.

—«Je suppose,» avança-t-elle, «que c'est un effet de fatigue nerveuse. L'enfant est délicate. Souffrante récemment, elle a peut-être repris trop tôt son travail. Et elle se donnait avec tant de cœur aux répétitions! Ce Ballet des Elfes nous emballe toutes,» ajouta la gracieuse femme avec un sourire vers les auteurs.

Cependant la mère Martin, appelée en hâte, accourait aussi rapidement que le permettait sa corpulence. Elle examina Bertile,—qu'on venait d'étendre sur un praticable, représentant un talus de mousse dans la forêt magique.

—«Cette gosse-là a eu les sangs tournés,» déclara la matrone, avec une autorité devant laquelle tout le corps de ballet avait coutume de s'incliner.

Elle mit des sels sous le nez de la jeune fille, et d'un peu d'ouate, mouillée au goulot d'un flacon, lui frotta les tempes. Une odeur de mauvaise eau de Cologne se répandit.

—«Bertile Pageant...» fit le directeur, hochant la tête. «Elle est douée, cette mâtine-là. Elle a de l'avenir... Pourquoi tourne-t-elle de l'œil comme ça? Elle n'a pas fait la bêtise, au moins?

—Elle!...» s'exclama la mère Martin avant que Flaviana pût répondre. «Pas de danger!... C'est sage comme l'agneau du bon Dieu... Mais je vous dis qu'on y a tourné les sangs.»

L'étoile intervint:

—«Elle n'est pas heureuse chez elle. Le père s'est remarié. La belle-mère n'est pas tendre. Pour le moment, je l'ai prise avec moi.

—Ça vous ressemble, ça, ma chère,» opina le directeur.

—«Les jeux de lumière lui auront donné une sorte d'hallucination. C'est une petite nature très impressionnable.

—On serait impressionné à moins,» grommela la mère Martin, qui, maintenant, détachait la ceinture étroite autour de cette taille à prendre dans les dix doigts. «Là... ma belle... Ça va mieux?... On va la monter dans la loge à sa «petite mère».

—Vous avez l'air de savoir quelque chose, madame?» questionna l'auteur du livret, qui ne connaissait pas la mère Martin, ni son commerce de douceurs près du petit foyer de la danse, ni sa popularité parmi toute cette crédule et friande jeunesse.

—«Je sais seulement que j'ai aperçu dans un couloir cette chouette de mauvais augure, la fruitière de la rue du Rocher, sa marâtre, quoi! Elle m'avait l'air de faire signe à quelqu'un. Dieu sait si elle n'amenait pas jusqu'ici quelque vieux singe, dont le museau effraie cette pauvre petite. Pisqu'al'ne veut pas, Bertile!... Faut avoir du vice pour la forcer. Que ces demoiselles cherchent une position... pas moi qui les en blâmerai... Mais c'est guère tout de même le rôle d'une mère...»

L'édifiante réflexion ne trouva pas d'écho. Le bavardage de la mère Martin venait de mettre en fuite les gros bonnets. Et le menu fretin se hâtait de les imiter en courant aux postes de travail. L'évanouissement d'une danseuse, au National-Lyrique, n'était pas une de ces circonstances dont l'imprévu et la rareté pussent émouvoir. Si l'accident avait retenu un moment l'attention de ces messieurs, c'est qu'il concernait Bertile, la meilleure danseuse du premier quadrille, une fillette dont la douceur et l'excellente tenue plaisaient à tous, en qui, surtout, on respectait la protégée de Flaviana.

Cependant, à la faveur de l'émotion générale, du brouhaha, des allées et venues, l'auteur du désordre s'était éclipsé. En toute hâte, il rejoignit, vers la porte des artistes, la femme de Victor Pageant, que la mère Martin avait parfaitement reconnue tout à l'heure dans un couloir.

—«Sortons,» dit ce personnage, d'un air fort contrarié. «D'ailleurs, vous avez la somme dont nous étions convenus. Bonsoir! Je n'ai pas envie qu'on me voie avec vous.

—Mais... s'écria la mégère, abasourdie.

—«Il n'y a pas de «mais». J'y renonce... J'aurais tout donné à cette enfant-là. Ah! elle ne sait pas ce qu'elle perd... Cependant, il y a des bornes...

—Qu'a-t-elle donc fait?...

—Elle a crié comme si je venais pour l'assassiner. Elle a ameuté tout le théâtre.

—La pécore!... Elle me le paiera.

—«Allons, n'y pensons plus!» s'écria brusquement le riche amateur de fruits verts.

Une rage saisit la marâtre. Des mots injurieux sortirent de sa bouche à l'adresse de sa belle-fille.

—«Elle me le paiera!...» répétait-elle. «Et plus cher qu'elle ne suppose!»

La silhouette cossue de son complice s'éloignait déjà. Mais le triste personnage avait entendu. Il revint sur ses pas.

—«Écoutez, madame,» dit-il. «Je ne suis pas très fier de ce que nous avons fait ensemble. Pourtant, avec la certitude de réussir, je recommencerais. Oui, j'enlèverais Bertile... Et de force... Je commettrais des lâchetés... Je serais capable de tout. Mais pas pour la faire souffrir. Ma seule excuse, c'est que je voudrais la gâter comme jamais homme n'a gâté une enfant chérie, une maîtresse adorée... Il n'y a pas moyen. J'en fais mon deuil. C'est pour moi un déboire amer,—plus amer que je ne puis le dire. Mais je ne veux pas, vous entendez, je ne veux pas, que vous tourmentiez cette innocente à cause de moi.

—Elle est la ruine de sa famille!» gémit la femme de l'ex-hercule. «Songez, monsieur!... J'ai deux pauvres petits enfants... C'est abominable à elle de ne pas m'aider à les élever, après tous les sacrifices que j'ai faits pour qu'elle devienne artisse!

—Bon, bon!...» grommela le vieux Parisien, que ces simagrées ne touchaient guère, mais qu'attendrissait la pensée de la jeune fille. «Si vous me promettez de laisser la petite tranquille, je veux bien faire quelque chose pour vous.»

Il tirait son portefeuille de sa poche. Dieu sait s'il avait répété ce geste depuis qu'il était entré dans les différents plans de campagne pour réduire la résistance de Bertile. Cette fois l'impulsion racheta un peu les antérieures vilenies.

—«Tenez,» dit-il à la mégère, «ça, c'est en échange de votre promesse que vous n'adresserez pas un reproche à Bertile, et surtout que vous ne vous permettrez envers elle aucune dureté, aucune violence. Et vous savez, j'aurai l'œil... Si vous vous conduisez gentiment avec elle, je le saurai. Et il y aura quelque chose de plus.»

Mme Pageant fondait en protestations, en gratitude.

—«Monsieur pense!.. C'était une façon de parler!... Je suis vive comme ça, puis, la main tournée, je n'y songe plus. Cette enfant... J'ai pour elle un cœur de mère... Mais Monsieur est trop bon... Monsieur verra... Ne désespérons pas qu'elle entende raison, la mignonne...»

Une pâteuse coulée de miel gluait maintenant hors de cette bouche mauvaise. La fruitière ne s'engageait guère en manifestant les meilleures intentions à l'égard de Bertile, puisque la fillette, à l'abri chez Flaviana, lui échappait. Aussi déversait-elle sa papelarde éloquence, en s'attachant aux pas du séducteur déçu, qui n'avait plus qu'une hâte: se débarrasser d'elle. Il avait sauté dans son auto, était loin, qu'elle parlait encore.

Ce soir-là, quand Victor Pageant rentra, éreinté d'avoir frotté des parquets toute la journée, il surprit son épouse dans une singulière position. La fruitière ayant, non sans imprudence, confié la garde de la boutique à ses deux garnements, Totor et Titine, venait de monter à leur logement, pour serrer son trésor dans une cachette, qu'elle changeait souvent pour plus de sécurité. Aujourd'hui, elle avait eu l'idée de glisser l'enveloppe qui contenait les billets bleus entre les tringles de leur lit de fer et le sommier. Pour y réussir, elle s'était étalée tout de son long par terre.

Pageant, lorsqu'il réintégra le domicile, aperçut de la lumière au ras du sol, puis une jupe de femme, qu'il aurait crue tombée sur la descente de lit, s'il n'en avait vu sortir deux chevilles vêtues de bas aubergine et deux pieds s'agitant dans des chaussons de Strasbourg.

Mais aussitôt, plus rien! Sa femme, l'entendant rentrer, venait de souffler le bout de bougie, posé à même le plancher, et qui l'éclairait dans sa tâche.

—«C'est toi, la maman?» demandait l'ex-hercule, non sans timidité, car ce mystère l'impressionnait. «C'est toi?...» répéta-t-il. «Les petits m'ont dit que tu venais de monter.»

Un gémissement sortit de dessous le lit. Mme Pageant improvisait une tactique. Simuler l'évanouissement, c'était une explication, un alibi, et en même temps une excuse pour attendre qu'on l'aidât, car, sans lumière, elle ne pouvait se redresser qu'en risquant de se fêler le crâne contre le châlit.

—«Mon Dieu?... Tu es malade?...» dit la voix tremblante du bon Pageant. Et, soudain, la position où il avait entrevu sa femme, aggravée par l'effet de l'obscurité et de la lugubre plainte, lui suggéra une affreuse pensée:

—«L'aurait-on assassinée?...» balbutia-t-il.

—«Quelle gourde!... Aide-moi donc à sortir de là!...» cria sa colérique moitié, dont la patience était vite à bout, et qui, ayant assujetti l'enveloppe, ne craignait plus rien que la suffocation.

Éperdu, tâtonnant, le pauvre homme ne trouvait pas d'allumettes. Il dut descendre à la boutique, et ne remonta qu'avec Totor et Titine sur ses talons.

—«Bon Dieu, qu'est-ce que tu as eu?» questionna-t-il en dégageant sa femme, qui se releva, la figure couleur de brique, les cheveux poussiéreux et dépeignés.

—«Ce que j'ai eu?... Parbleu... une syncope,» s'écria-t-elle. «Dans cette misère de maison, je ne mange pas pour le travail que je donne. Quand je t'ai servi, et les gosses, vous ne vous inquiétez guère s'il reste quelque chose dans le plat pour moi.

—Pauvre poule! C'est du quinquina qu'il te faut. Je t'en achèterai,» déclara Pageant.

—«Et avec quoi?» demanda-t-elle du ton le plus aigre.

Mais alors éclata le coup de théâtre. Cette fûtée de Titine, ayant aperçu le bout de bougie sous le lit, poussa sournoisement son frère, et, le lui montrant:

—«Tiens!.... une camoufle.

—Qu'est-ce qu'elle fait là?...» grogna Totor, qui se mit à quatre pattes pour la ramasser.

Entré d'un côté sous le lit, le polisson jugea à propos de ressortir de l'autre, parcourant sur les genoux et les mains ce tunnel où le balai ne passait pas souvent. Comme il arrive aux enfants, qui découvrent immédiatement ce qu'ils ne doivent pas voir, celui-ci ne manqua pas de remarquer, sous le sommier, l'enveloppe, qui, insérée à tâtons, se repliait et dépassait le châssis de fer. Il surgit entre ses parents avec un cri digne d'un guerrier sioux, et secoua si bien sa trouvaille que des billets bleus s'en échappèrent.

Pageant, paralysé de stupeur, les regarda voltiger et s'abattre. Il n'en croyait pas ses yeux. Mais sa femme, jetant une clameur inhumaine, fonça sur leur héritier, et lui administra une telle volée de gifles, que l'ancien hercule recouvra l'usage de ses sens pour lui arracher l'enfant des mains.

—«Tu es folle!... Tu veux donc l'assommer?»

Le père expulsa les mioches, ferma la porte, à travers laquelle se ruèrent les hurlements acharnés de Totor. Mais les époux n'y prirent pas garde.

—«Dis-moi,» fit Pageant, qui étreignit le bras de sa femme. «Qu'est-ce que cet argent-là?... C'est comme ça que tu t'évanouis de privations!... Malheureuse!... Si tu as recommencé tes infamies contre Bertile, je te tuerai!»

Le mari soumis et bonasse disparaissait. Elle reconnut le redoutable gaillard de la forêt de l'Isle-Adam, le père indigné, outré, sous la poigne de qui elle avait cru sentir se disperser ses os. A la seconde exécution de ce genre, elle y resterait, sûr. La peur fit s'entrechoquer ses mâchoires.

—«Je te jure... Pageant... je te jure!...

—Où est Bertile?

—Chez Flaviana.

—Y est-elle?... Est-ce vrai?... Nom de D...!

—Tu peux y aller voir...

—C'est ce que je vais faire.»

Il desserra un peu l'étau.

—«Si je ne l'y trouve pas!...»

Le frisson de la mort passa sur la chair noiraude. Peu s'en était fallu qu'il ne l'y trouvât pas.

—«Cette saleté d'argent... d'où ça vient?» reprit le frotteur des parquets ministériels.

—«C'est pas à moi. C'est un dépôt.

—Tu mens!

—Qu'est-ce que ça te fiche, puisqu'on n'y touche pas, à ta Berthe! A preuve, c'est qu'il y a renoncé, le type... Je t'en fais serment sur la tête de mes enfants... Et ceux-là, je ne jurerais pas un mensonge sur eux. J'aurais trop peur de leur faire tort... Je les aime... tu ne m'ôteras pas ça.

—Il a renoncé à Bertile... Ah! il a bien fait, le bandit... Je l'aurais crevé!... Mais je ne te lâche pas que tu ne m'aies dit d'où vient la galette... Tu la cachais... c'est qu'elle ne sent pas bon.

—Oh! je ne l'ai pas volée.

—J'espère bien!

—Lâche-moi!...

—Réponds.

—Tu me paieras ça, Pageant!

—Bah! tu ne seras jamais plus rosse pour moi que tu ne l'es maintenant. Tu m'as privé de ma fille... Tu l'as forcée à quitter la maison. Tu ne peux pas me faire pire.

—Butor!

—D'où viennent ces billets de banque?

—Ah! zut... Tu me les laisseras?

—Ça dépend.

—Eh ben, c'est le type qui en tient pour Bertile. Mais... oh! là... brutal!... Pas pour ce que tu crois.

—Comment?...

—Pour qu'on la dorlote... qu'on y fasse la vie douce... Un brave homme, au fond...

—Un brave homme!... Le misérable!... Tu vas lui renvoyer son ignoble argent.»

La fruitière voulait sauver tous les billets grâce à la destination du dernier. Malgré ce subterfuge, l'honnête Pageant se révoltait. S'il avait regardé de près les fafiots bleus, il aurait reconnu, soigneusement recollés, ceux qu'il avait cru anéantir près du Gros Chêne.

De nouveau, ils allaient subir un sort auquel un si précieux papier n'est guère exposé. Mais leur propriétaire les défendit comme une lionne. Pageant craignit de «faire un malheur» s'il déchaînait toute sa colère et toute sa force. Il abandonna donc la lutte. D'autant que mal rassuré par les protestations de sa femme, il avait hâte de courir chez Flaviana, pour constater, de ses yeux, que sa chérie était toujours là, en sécurité, sous la protection de l'adorable étoile.

De la rue du Rocher au boulevard de Courcelles, le père anxieux ne fit qu'un bond. La porte de l'appartement lui fut ouverte par la femme de confiance, la grosse Mélanie.

—«Ah!» s'écria-t-elle, «vous savez donc? Mademoiselle Bertile ne voulait pas qu'on vous dise... Mais, rassurez-vous, papa Pageant, tout va aussi bien que possible.

—Y a donc eu quelque chose?

—Rien... rien... moins que rien,» dit la bonne créature vivement, car elle voyait trembler les épaules solides, et les yeux naïfs se remplir de larmes, sous la broussaille grise des sourcils. «D'ailleurs,» ajouta-t-elle, «vous allez la voir. Madame Flaviana est déjà partie pour son théâtre. Mais, comme il ne fallait pas songer que Mademoiselle Bertile y aille ce soir...

—Mon Dieu!... elle est donc souffrante?...» soupira le pauvre homme.

Dans la jolie chambre que Flaviana avait fait aménager pour sa pupille,—puisque l'installation était maintenant définitive,—entre les draps fins, la tête sur l'oreiller brodé, la petite danseuse reposait.

En apercevant ce visiteur, dont la tenue jurait pourtant avec la délicatesse du décor, et qui jamais n'avait pénétré ici que soigneusement endimanché, la fillette eut un grand cri de joie:

—«Père!... mon papa chéri!...»

Les bras minces sortirent des couvertures, s'enlacèrent au cou rugueux, chiffonnèrent un peu plus le col défraîchi, désempesé, mirent plus de travers la cravate en corde. Les joues fines, les lèvres de rose pâle, s'appuyèrent au dur hérissement de la barbe de trois jours, s'enfoncèrent contre l'épaule, dans le veston qui sentait la sueur et l'encaustique.

—«Papa chéri!... papa chéri!...

—Mon petit Berthon!... Eh ben, quoi?... Au dodo? Tu ne danses donc pas ce soir?

—Heureusement, non... Je ne suis pas du spectacle... Mais j'ai tellement peur de ne pas danser dans les Elfes!... Un ballet merveilleux... Si tu savais!...

—Pourquoi ne danserais-tu pas, petite fée?

—Je suis déjà condamnée à manquer la répétition de demain.

—T'es donc malade?

—Un peu patraque... On me soigne trop bien.

—Comment ça t'a-t-il pris?

—Tout à l'heure, en scène... Figure-toi, je suis trop bête... Mais assieds-toi donc, mon petit père.

—Je suis bien comme ça.

—Mais non... Tu es là, qui te penches... Tu as bien cinq minutes?

—Oh! une heure si tu veux.

—Veine!... Tu vas dîner avec moi, près de mon lit.

—Ça, c'est pas possible.

—Et la raison?...»

Le pauvre homme se redressa, se dandina, tournant son vieux feutre roussi, l'air confus.

—«Voyons... papa...

—Tu ne voudrais pas, minette. Qu'est-ce que dirait madame Flaviana?

—Ce qu'elle dirait!...» Les grands yeux de Bertile s'élargirent encore... Quelque chose de radieux, d'attendri, de triomphant, fit rayonner les larges prunelles.—«Ce qu'elle dirait! Tu ne la connais pas. Tu n'imagines pas sa bonté... Flaviana!... Mais elle sera plus heureuse, plus fière, de savoir que tu t'es assis là, parce que tu es un brave homme, parce que tu donneras une joie à ta petite... que de recevoir les godelureaux huppés, titrés, qui viennent lui faire la cour, qui l'assomment de leurs compliments... Papa, assieds-toi là. Je suis sûre de faire plaisir à Flaviana... J'en suis sûre!...

—Mais j'ai mon costume de travail... J'ai frotté au ministère... Ce petit fauteuil de soie...

—Assieds-toi, mon vieux frotteur de papa... Ta fifille sait ce qu'elle fait...»

En même temps, elle appuyait par deux fois son index grêle sur la sonnerie électrique.

—«Mélanie, ma bonne Mélanie... venez un peu. Papa dîne avec moi. Portez-lui la petite table... N'est-ce pas, Madame n'y trouvera rien à redire?

—A redire?... Savez-vous ce qu'elle ruminait tout à l'heure: «De voir un peu son papa, ça lui ferait du bien, à cette petite. Mais je crains d'inquiéter monsieur Pageant en le faisant appeler.»

La grosse personne donna des indications à une jeune camériste alerte, qui dressa le couvert, prépara la dînette.

—«Alors?» chuchota Bertile, avec un sourire espiègle, «tu as donc la permission de dix heures. On ne te grondera pas, à la maison?

—Ne parle pas de ta belle-mère,» fit l'ancien hercule en serrant le poing. «J'ai failli lui régler son compte tout à l'heure.

—Fais pas ça, papa. Elle t'aime à sa manière, et les petits aussi. N'y a que moi qui étais dans le chemin.

—C'était à cause de toi, justement.

—Comment, puisque je ne suis plus là?...

—Elle ne t'a pas joué quelque tour? Elle ne t'a pas tendu quelque piège?»

La petite danseuse eut un mouvement involontaire. L'horrible impression de cet après-midi, c'était donc vrai? Le vilain homme avait osé la relancer jusque sur la scène. Une combinaison de la fruitière, qui avait dû l'amener. Et tout le monde croyait à une hallucination. Elle-même avait fini par y croire.

Son père, occupé à savourer une cuisse de poulet (il croquait jusqu'à l'os... Depuis combien de mois n'en avait-il pas mangé?), négligeait d'observer la fillette. Il accepta donc sa réponse:

—«Mais non, papa. Ne la soupçonne pas à tort. Tu es bien tranquille, n'est-ce pas? quand tu lui cèdes. Après tout, elle fait marcher la maison.

—A condition que j'aille aux Halles, le matin, et que je frotte ensuite toute la journée.

—Elle est bonne mère pour Titine et Totor.

—Oh! elle les gâte trop, ou elle les roue de coups.

—Enfin elle les aime bien.

—Je ne le nie pas.

—Eh bien, mon pauvre papa, tu as besoin de la maman de tes deux petits. Patiente... Ne fais pas un enfer de ton intérieur à cause de moi. Ta femme m'a considérée comme une étrangère dont on peut tirer parti sans scrupule. C'est dans la nature, ça. Faut pas te buter... Tu as d'autres enfants...

—Une étrangère... On ne vend pas une étrangère. C'est la traite des blanches.

—Chut!... chut!...» fit Bertile, qui avança gentiment sa main fluette pour fermer la bouche de son père. Et la fillette ajouta rêveusement:

—«Qui sait? Elle pensait peut-être faire mon bonheur. Il y en a tant, au premier quadrille, qui appelleraient ça une bonne aubaine.»

Le brave Pageant hocha la tête. Le fin repas qu'il venait d'expédier le disposait à l'indulgence. Sa colère tombée, il n'aurait jamais l'énergie de braver sa querelleuse épouse, et il savait gré à sa fille de lui prêcher la ligne de conduite où il se rallierait fatalement, par bonhomie, habitude, faiblesse.

—«Mais enfin,» demanda-t-il, «pourquoi es-tu couchée? Quel est ton mal? Je te vois maigre, pâlotte...

—Bah!» dit-elle, «ce n'est rien.»

Un observateur plus avisé que l'humble frotteur eût remarqué l'accablement si peu naturel qui renversait sur l'oreiller cette jolie tête de quinze ans, le ton las, désenchanté, des quatre mots que soupirèrent les lèvres puériles.

—«Rien... mais quoi?» insista le père. «On n'est pas au lit, à ton âge, quand on a rien. As-tu vu un docteur?

—Non,» fit-elle avec un vif redressement du buste, «ce n'est pas la peine. Il ne faudrait pas le déranger pour si peu, le docteur Delchaume.

—Ah! il ne regarde pas au dérangement, celui-là,» déclara Pageant. «Voilà un médecin qui a du cœur pour les pauvres gens... A venir des trois fois par jour chez des clients dont il ne veut pas accepter un rouge liard.

—Comment le sais-tu?» demanda Bertile.

Son mince visage devenait lumineux. Du rose flambait aux pommettes. Les yeux brillaient dans leur large cerne d'ombre. Sur le drap, les petites mains frémissantes entrelaçaient nerveusement leurs doigts.

—«C'est donc depuis que tu es partie?» fit le père. «Oui... Et je ne t'ai pas raconté? Ta petite sœur... Titine... Elle nous en a fichu un trac!... On aurait cru qu'elle nous passait entre les mains.

—Oh! Comment?...

—Une nuit, elle s'est mise à étouffer, à râler... Son corps raide comme du bois... Les yeux hors de la tête.

—Quelle horreur!...

—J'ai couru chercher le docteur Delchaume. Le seul que je connaissais. Et puis, il avait été si gentil au moment de la scarlatine.

—Il est venu?... comme ça?... dans la nuit?

—Tout de suite.

—Qu'il est bon!...» murmura Bertile, retombant sur son oreiller, le regard en haut, les mains jointes, en extase.

—«Tu peux le dire... Il a sauvé la gosse.

—Qu'est-ce qu'elle avait?

—De l'asthme enfantine, qu'il a dit.»

Il y eut une minute de silence. Le père Pageant considérait le visage exalté, l'expression absente de sa fille. Elle ne paraissait frappée que d'une chose dans la maladie de la cadette: l'intervention du docteur Delchaume. Tout à coup, elle dit:

—«Papa, tu ne trouves pas injuste qu'un homme comme ça puisse être malheureux?

—Dis donc, petite,» fit-il bonassement, «en serais-tu amoureuse, par hasard, de ton docteur Delchaume?»

La fillette tressaillit et se redressa, comme secouée d'un choc galvanique.

—«Oh! papa... c'est méchant ce que tu dis là!..

—Histoire de rigoler un peu.

—Faut pas.

—C't'idée! Il est gentil garçon... Un peu vieux pour une gamine comme toi...

—Vieux!... Il n'a pas trente ans.»

Le père eut encore un regard de malice. Alors la petite danseuse parla très vite, tandis qu'une flamme de fièvre la transfigurait d'un éclat soudain.

—«Ne continue pas, père... Tu me ferais du chagrin. Tu vois bien que le docteur Delchaume est en grand deuil. Il ne se console pas d'avoir perdu sa femme... Et s'il devait se consoler...

—Allons!...

—Ce ne serait pas moi...

—Et qui?

—Oh! la seule capable de guérir un cœur comme le sien... La meilleure... la plus belle... Tu ne devines pas?... voyons! Flaviana!»

L'enfant, ce nom jeté, retomba en arrière, reprit son visage lointain, son visage d'au-delà, et murmura doucement, comme pour elle-même, avec un accent intraduisible, dont l'âme simple du père se troubla:

—«J'ai bien compris, va... J'ai bien vu comme il la regarde quand il croit qu'on ne fait pas attention.»

Ces mots furent prononcés sans amertume, sans blâme, tendrement... Toutefois il en émanait quelque chose de triste dont le pauvre père sentit l'étreinte. Il ne sut que dire, ni trouver la plaisanterie qui secouerait son malaise.

Comme il demeurait gauchement silencieux, tandis que Bertile, emportée par un rêve, semblait oublier sa présence, une porte s'ouvrit. Celui dont ils venaient de parler entra.

—«Eh quoi?» s'écria Raymond, en marchant vers le lit. «Ça ne va pas, mignonne. Qu'est-ce que nous avons?» Puis, reconnaissant l'honnête frotteur:—«Bonjour, père Pageant. On est venu tenir compagnie à sa fillette. Elle doit vous en raconter, hein! notre future étoile.»

Ce ton enjoué, c'était un de ses devoirs professionnels. «Le père doit être inquiet, puisqu'il est accouru,» pensait-il. «Commençons par dissiper cela.»

La petite malade ne lui fournit guère d'éclaircissements. Elle avait eu une syncope après la répétition. Le jeu des lumières l'avait éblouie. Au retour, Flaviana voulait qu'elle se couchât. Elle ne savait pas que le docteur fût prévenu.

—«Votre «petite mère» m'a envoyé un mot pour me prier de passer,» dit Delchaume. «Cette «petite mère-là» a plus de sollicitude peureuse qu'une vraie maman. Car je ne vois pas... Tiens!» ajouta-t-il, en lui prenant le poignet pour consulter le pouls, «qu'est-ce que ces menottes glacées? Avez-vous des frissons?»

«Ses mains étaient brûlantes avant qu'il entrât,» se dit Pageant. «Allons, ça y est... la voilà toquée de son séduisant docteur. Et à ce point!... Bon sang!... Pourvu que ça ne soit pas du chagrin pour elle.»

L'idée le traversa, en éclair: «Si ma gredine de femme avait eu raison? Les filles des pauvres gens, ça leur coûte bien cher d'être sages!...» Mais son cœur de brave homme repoussa la suggestion: «Ça lui coûtera ce que ça lui coûtera... Et à moi aussi. J'aime mieux tout, que de la voir mal tourner.»

Cependant, lorsque Delchaume l'arrêta dans la chambre voisine pour lui dire que «c'était assez sérieux», le pauvre ouvrier eut un tragique sanglot.

—«Courage, mon brave homme, rien n'est désespéré.

—Sauvez-la, monsieur le docteur.

—C'est son âge qui la sauvera. Pensez donc... La jeunesse même... Elle n'a pas seize ans.

—Mais sa maladie... Qu'est-ce que c'est?

—De la névrose... de l'anémie... La tuberculose la guette. Nous n'en sommes pas là. Seulement, il faut veiller. Cette enfant doit se suralimenter, et elle ne mange plus. Elle devrait être gaie, courir au soleil... Son métier la fatigue trop. Il ne faut plus qu'elle danse...

—Bon Dieu de bon Dieu, qu'allons-nous devenir?

—C'est affaire à madame Flaviana et à moi, ça, papa Pageant. Ne vous inquiétez pas. Elle a une amie... je devrais dire... une providence... De mon côté...

—Oh! vous l'avez déjà installée là-bas, à Claire-Source, dans votre maison de campagne.

—Elle y retournera.

—Bien,» fit sans élan le pauvre père qui pétrissait son chapeau dans ses mains. «Seulement...

—Seulement... quoi?

—Rien.

—Vous avez une idée qui vous tourmente, Pageant.

—Non, m'sieu le docteur.

—Si.

—Oh! ben, c'est bête... Je me dis comme ça: madame Flaviana est bien bonne, vous aussi, vous êtes bon. Et, tout de même, je me demande... Est-ce que je ne devrais pas reprendre Bertile?

—Dans la fruiterie de la rue du Rocher?... Pour que votre femme, qui la déteste, recommence les vilenies dont cette petite ne se remet pas?... Voyons, Pageant!...

—Ah! m'sieu le docteur,» murmura ce pauvre homme simple, avec des larmes plein les yeux, «y a des choses douces qui font mourir aussi bien que les choses cruelles...»

Delchaume le regarda, sans comprendre, mais devinant qu'une pensée délicate se dissimulait sous la phrase, dont la seule forme pathétique l'émut. Il adressa encore à l'humble ouvrier quelques paroles réconfortantes, puis, comme se rappelant tout à coup un détail important, il revint en arrière et rouvrit la porte de Bertile.

—«Pardon, mignonne,» dit-il, «j'ai oublié... Voulez-vous demander à madame Flaviana de me fixer elle-même le moment de ma prochaine visite. Je souhaiterais qu'elle fût là, pour lui parler de vous, de votre santé. Mais je voudrais qu'elle ne fût pas pressée, car j'ai à l'entretenir d'un autre sujet... peut-être longuement.»

Victor Pageant, resté dans l'autre pièce, entendit la voix de sa fille:

—«Je ferai votre commission, docteur.

—Vous direz bien à madame Flaviana que j'ai à lui communiquer des choses graves, n'est-ce pas, mon enfant?»

La douce voix reprit:

—«Je le lui dirai, soyez tranquille, docteur... Des choses graves... Oui, je le lui dirai.»

Un désir presque irrésistible saisit Pageant, de rentrer dans la chambre, de courir au lit de sa petite, de mettre ses gros bras d'ancien hercule autour de la frêle créature, comme pour la défendre de quelque mal. Il l'embrasserait encore. Oh! comme il avait envie de l'embrasser, mieux que tout à l'heure, avec une tendresse moins maladroite. Il n'osa pas. Le docteur partait. La femme de chambre leur montrait le chemin.

Pageant descendit, prit congé du jeune médecin, qui montait en voiture, et s'en alla, le dos voûté, sous la nuit, sans pensée distincte, le cœur vide, et pourtant si lourd!...

V
EN COUR D'ASSISES

—«Tatiane Kachintzeff, levez-vous!»

L'injonction retentit, brève et dure. Ce fut une surprise dans le public. Le président, connu pour son extrême courtoisie, adoptait généralement des formules plus enveloppées, un ton plus doux, lorsqu'il s'adressait à des femmes, fût-ce à des accusées. Mais on s'étonna moins lorsque se dressa, contre le fond sombre des boiseries, entre les uniformes des municipaux, la silhouette singulière, dont on eût douté si elle était d'un garçon ou d'une jeune fille.

La voilà donc, cette étrangère sur qui tant de légendes avaient couru.

Les regards qui, de cette salle des assises, bondée pour le sensationnel procès, convergeaient sur elle, purent discerner, sous l'apparence androgyne, toute la flamme tendre d'un cœur féminin, lorsque Tatiane, avant de se soumettre à l'interrogatoire, chercha d'abord les yeux de son fiancé.

Assis deux places plus loin, sur le même banc, Pierre Marowsky la contemplait avec la naïve adoration d'un croyant pour son idole. Séparés par les longs mois de la prison préventive, ils se trouvaient enfin rapprochés. La béatitude de se voir les soulevait—c'était évident—au-dessus de toutes préoccupations.

—«Votre nom?» demanda le président.

—«Tatiane Fédorovna Kachintzeff.

—Votre âge?

—Vingt-deux ans.

—Où êtes-vous née?

—A Pétersbourg.

—Votre père y était professeur?

—Et écrivain.

—C'est vrai. Mieux eût valu pour lui qu'il se contentât de ses leçons.

—Aucun être libre ne partagera votre avis, monsieur le président.»

Un frisson courut. Quelle fierté dans cette réponse! Et la figure même de l'accusée en rayonna. Sa face, un peu kalmouck, mais d'un teint éblouissant, portée sur un cou élevé, blanc et frais, découvert, autour duquel tombait la masse courte et lourde des cheveux blonds, son front pur sous le toquet de fausse loutre, ses yeux légèrement bridés, mais d'une clarté surprenante, tout changea d'aspect, prit une beauté inattendue.

Sans s'offusquer de la riposte, le président reprit:

—«Tout le monde est libre de composer des écrits séditieux. Mais on le paie cher, la plupart du temps. Votre père, Fédor Kachintzeff, fut arrêté, condamné, déporté en Sibérie.

—Gloire à lui, monsieur le président.

—Nous ne chicanerons pas votre piété filiale,» dit ironiquement le magistrat.

Changeant alors de ton, et avec une nuance d'égards, il ajouta:

—«Elle s'est traduite, d'ailleurs, autrement qu'en paroles. Vous êtes allée rejoindre votre père, en exil, au bagne. Vous aviez quatorze ans à peine. Vous avez effectué presque entièrement à pied ce terrible voyage...»

Un murmure, favorable à l'accusée, monta, presque imperceptible. Le président s'arrêta, promena sur la foule des assistants un regard sévère.

—«Je comprends,» s'écria-t-il, «qu'un mouvement de sympathie échappe, surtout à la partie féminine de l'auditoire, pour l'enfant, pour la fille dévouée, qu'était alors Tatiane Kachintzeff. Cependant, je veux qu'on le sache, je suis résolu à ne tolérer aucune manifestation.»

Un silence—glacial ou pénétré?...—accueillit cette déclaration, prononcée du ton le plus énergique. Poursuivant l'interrogatoire, le président reprit:

—«Vous trouvâtes votre père à l'hôpital, très malade?

—Non, pas malade... mourant.

—Mais... il mourait d'une maladie, je suppose.

—Non.

—D'un accident?

—Non.

—Et de quoi donc?...»

Point de réponse. Une figure de pierre, où flamboyaient des yeux pleins d'horreur.

—«Allons, Tatiane Kachintzeff, dites tout haut ce que vous prétendez insinuer, ce que vous avez cru peut-être.»

Même mutisme. Même immobilité impressionnante.

—«L'accusée, messieurs les jurés,» reprit le président, «est victime d'une erreur. Mais, sans doute, l'est-elle de bonne foi. Il ne vous est pas interdit de lui en tenir compte. On lui a persuadé, là-bas, au bagne,—son père lui-même, en exigeant d'elle un serment de vengeance,—que Fédor Kachintzeff succombait à de mauvais traitements, à des brutalités, coïncidant avec la présence du gouverneur général, le prince Wladimir-Serge Omiroff, aujourd'hui décédé.»

Une voix s'éleva, celle du défenseur de Tatiane Kachintzeff:

—«Je vous demanderai respectueusement de préciser, monsieur le président. Veuillez expliquer au jury que Fédor Kachintzeff, cet écrivain, cet intellectuel, descendant d'une famille aristocratique, avait été soumis à un châtiment corporel,—contre les règlements mêmes,—au plus déshonorant, au plus barbare des supplices: il avait été f...»

Un cri affreux, déchirant... Tatiane, jetant le buste et les bras en avant de la cloison de bois, saisissait à l'épaule son avocat, arrêtait ce qu'il allait dire par une mimique violente et désespérée.

Le public s'émut. Des gens se levèrent, pour voir ce qui arrivait. Les stagiaires, entre eux, chuchotaient:

—«Son père a été fouetté, par l'ordre du vieux prince Omiroff.

—Cela se fait donc encore?

—Pourquoi a-t-elle crié?

—Elle devient folle quand on évoque ce souvenir.

—Kachintzeff étant un condamné politique, et d'origine noble, on ne devait pas...

—Alors?...

—Un caprice tyrannique, abominable... Le malheureux n'avait pas salué le gouverneur général Omiroff.»

La voix du président tout à coup s'éleva:

—«Il résulte des rapports des médecins, comme de l'autopsie, que le détenu Kachintzeff était d'une constitution robuste, très capable de supporter la peine infligée,—et qu'on ne saurait voir dans cette peine la cause de sa mort.»

L'avocat de Tatiane riposta aussitôt:

—«L'autopsie montre-t-elle qu'un homme a succombé au désespoir, à la honte?»

Le président.—«Je ne puis, maître, vous laisser avancer davantage sur ce terrain. Nous ne faisons pas le procès d'un directeur de bagne sibérien, pas plus que celui du feu prince Omiroff. Le jury n'a pas à s'occuper de ces choses, qui ne le concernent pas. Il nous dira si, oui ou non, Tatiane Kachintzeff a pris part à un complot et à la fabrication d'engins destinés à faire périr le prince Boris Omiroff, fils de l'ancien gouverneur général de la province d'Irkoutsk.»

Le défenseur.—«Mais vous-même, monsieur le président, déclariez que le jury devait être éclairé sur les faits qui auraient pu susciter chez la fille de Kachintzeff une idée de vengeance?»

Le président.—«Non pas les faits, dont nous ne saurions préjuger ici, mais l'impression, fausse ou exacte, que l'accusée en a reçue. On a pu facilement troubler, égarer, cette âme de quatorze ans. Cela n'excuserait pas son crime, mais en indiquerait la genèse. Nous allons, du reste, savoir par elle-même... Tatiane Kachintzeff, levez-vous.»

La jeune Russe, retombée assise, comme en faiblesse, après son terrible mouvement d'angoisse, écarta la main dont elle se cachait le visage, et se dressa.

Le président.—«Votre père, avant de rendre le dernier soupir, vous imposa, à vous, presque enfant, une mission de vengeance?»

Tatiane.—«Non, monsieur le président.»

Le président.—«Il vous a dicté une formule de serment?»

Tatiane.—«Non.»

Le président.—«Cependant, il a accusé?»

Tatiane.—«Personne.»

Le président.—«Il s'est plaint?»

Tatiane.—«Non.»

Le président.—«Que vous a-t-il donc dit de lui-même... de ses souffrances... du mal dont il se sentait mourir?...»

Tatiane.—«Rien.»

La fierté farouche de ce «Rien»! Un silence tomba. La suite de l'interrogatoire se fit attendre.

Tous les regards se fixaient sur cette tache pâle qui était le visage de Tatiane, et qui se détachait là-bas, parmi toutes ces choses sombres, embues par l'atmosphère de cendre dont le triste jour de novembre emplissait cette salle des assises.

Les trois autres accusés intéressaient moins. Même la brune Katerine Risslaya, dont pourtant la réputation de beauté s'était établie par les portraits publiés dans les journaux. Son type sémite—profil busqué, larges yeux de jais—venait bien en photographie. Mais l'auditoire éprouvait une déception à la découvrir fanée, sans jeunesse, bien qu'elle n'eût pas trente ans, et tellement dépourvue d'expression qu'avec son teint jaunâtre, sans nuances, on eût dit une figure de cire. Des deux hommes, le fiancé de Tatiane, Pierre Marowsky, retenait seul quelque attention. C'était un grand gaillard superbe, un vrai Russe, blond et barbu, dont le visage eût été aussi beau que son corps athlétique, bien proportionné, si une double cicatrice ne l'eût un peu défiguré, couturant la joue droite, déformant le sourcil gauche, sous lequel l'œil ne regardait pas clairement, et, peut-être, ne voyait plus. A côté de lui, son camarade, blond aussi, mais très différent, faisait penser, avec ses traits plutôt celtiques, sa grosse moustache fauve, à un Vercingétorix halluciné. Dans le masque légendaire du héros arverne, deux yeux pleins de candeur et de rêve, des yeux très clairs, toujours perdus vers d'invisibles au-delà, luisaient en contraste, comme des fleurs tendres et mouillées sur la face d'un roc.

Cependant l'interrogatoire de Mlle Kachintzeff se poursuivait. Ou plutôt le président continuait à poser des questions qui, pour la plupart, restaient sans réponse. La jeune fille se refusait à donner aucune explication sur la soirée tragique de la Petite-Barrerie.

—«Vous étiez venue là,» demandait le président, «pour assister à des expériences d'explosifs, et peut-être pour apprendre le maniement des engins meurtriers?

—J'étais là pour obéir à un mot d'ordre que vous ne connaîtrez jamais. On a pu saisir quelques-uns d'entre nous. Mais notre idée... elle reste insaisissable.

—Ce sont des phrases. Voyons le fait. Il est facile à reconstituer. On a retrouvé, fort évidentes, sur les parois éboulées de l'espèce de grotte sablonneuse, les traces d'une première explosion. Et vos complices en organisaient une seconde, lorsqu'une cause restée indéterminée,—peut-être un bruit quelconque annonçant l'arrivée de la police, qui vous cernait, qui allait vous prendre au piège,—une brusque inquiétude,—un faux mouvement—déterminèrent l'éclatement de la seconde bombe. Ses inventeurs n'eurent pas le temps de fuir. L'un, ce vieillard, que vous surnommiez le «martyr», Michel Gorlianoff, périt instantanément... L'autre n'eut qu'une main estropiée. Celui-là, Yvan Toulénine, devrait être sur ce banc, avec vous...

—Oh! non... plutôt en face, entre les jurés et l'avocat général.»

Une stupeur. Qui avait parlé?... Ce n'était pas la voix pure, le léger accent de Tatiane. Un son rauque, des consonnes dures... Pourtant cela venait du banc des accusés.

Déconcerté un instant, le président se reprit vite.

—«Katerine Risslaya, levez-vous.»

L'étrange fille aux yeux de jais, aux cheveux bleus de juive d'Orient, étira sa silhouette misérable. La mise de pauvresse, la maigreur, l'air d'indifférence douloureuse, firent pitié.

—«Katerine Risslaya, vous aggraverez singulièrement votre cas par des outrages au jury et à la magistrature. Je devrais même sévir immédiatement.»

La sauvage créature interrompit:

—«Je n'ai pas outragé le jury, ni les magistrats.

—Vous les mettez au rang de votre complice contumace, de Toulénine.

—C'est Toulénine que je voulais outrager.»

Des rires fusèrent, mal contenus, irrésistibles. Du côté même de la Cour, on vit voltiger des sourires. La naïveté évidente, l'attitude, l'intonation, tout fut d'un comique énorme. Katerine expliqua:

—«Je voulais dire seulement que sa place est avec ceux qui nous accusent. Les juges le savent bien que c'est un traître, que c'est lui qui nous a livrés.» Elle se tourna vers ses compagnons, dont les yeux indignés se fixaient sur elle.—«Je ne pouvais pas vous le dire, à vous autres, puisque je ne vous ai pas revus. Mais le «martyr» avait raison. Il nous avait averties, Tatiane, tu te rappelles?... Et moi, j'ai eu la preuve. Le soir où l'on nous a arrêtés, j'ai surpris...

—Taisez-vous, Katerine Risslaya! Et asseyez-vous!...» tonna le président.

Elle demeurait debout, les lèvres entr'ouvertes, hésitante, ahurie. Mais son avocat lui dit quelque chose à voix basse, et elle retomba sur son banc.

Maintenant les accusés échangeaient furtivement de singuliers regards. Dans l'auditoire aussi, les yeux se cherchaient, troublés d'inquiétude. Ce Toulénine, un révolutionnaire célèbre qui, à plusieurs reprises, emprisonné dans son pays, stupéfia le monde par ses évasions audacieuses, ne pouvait-il pas s'être échappé une fois de plus? Le public l'avait admis sans hésiter au lendemain du coup de filet dans les bois de la Petite-Barrerie. Mais des semaines, des mois, s'écoulèrent. Des doutes, des racontars, vagues d'abord, puis plus précis, flottèrent, prirent corps, venus on ne savait d'où. Quelques journaux d'opinions très avancées entreprirent une campagne. Ils se faisaient fort d'établir que le Toulénine de la Petite-Barrerie n'était pas le fameux agitateur. Celui-ci serait mort ou végéterait dans quelque forteresse. Et la police aurait laissé croire qu'il s'était échappé, pour revêtir de son prestige un agent provocateur, envoyé sous son nom parmi les réfugiés de Paris. C'est ce faux Toulénine qui aurait organisé les expériences d'explosifs, et prévenu la Sûreté Générale du lieu choisi pour y procéder. Quoi d'étonnant si, dès le lendemain des arrestations, cet homme, le vrai chef de la bande, avait disparu sans qu'on expliquât très clairement dans quelles circonstances il avait pu s'échapper. La déclaration de cette Katerine Risslaya, la brusquerie énervée du président lorsqu'il lui imposa silence,—il n'en fallait pas plus pour éveiller l'esprit frondeur, les soupçons malins d'un public d'assises.

Un des principaux éléments de ce public, la foule des avocats, professionnellement opposée à la magistrature, se tient prête à fourbir toute arme qui entamera l'accusation. Les profanes, mondains, artistes, gens de plume, et les femmes, qui se pressent aux audiences des procès retentissants, y apportent le sentimentalisme à la mode, la sceptique indulgence, qui aboutit maintenant, dans nos mœurs, à l'antipathie pour toute répression. Quand il s'agit d'un crime qualifié de politique, et qu'on voit au banc des accusés une héroïne de vingt ans, mystérieuse, d'une séduction âcre, tragique, comme cette laide et attachante Tatiane Kachintzeff, il est impossible qu'une atmosphère sympathique à la défense ne se crée pas dans la salle. Tout de suite, dès que fut mentionnée la trahison possible jetant là ces quatre malheureux, l'auditoire fut dans le même état d'âme que si cette trahison avait été prouvée. Chaque détail dont se renforçait l'hypothèse fut souligné par de significatifs murmures. Tel ce fait que les matières explosives trouvées chez Pierre Marowsky lui avaient été fournies par Toulénine,—ce que le jeune Russe ne dit pas, mais ce que fit établir son défenseur. Les correspondances compromettantes saisies chez les inculpés étaient plus ou moins dirigées, provoquées, ou même signées, par Toulénine. Les lettres écrites de sa main engageaient toujours à fond leurs destinataires.

Chose bizarre!... plus on essayait de déterminer l'œuvre de ces quatre pauvres conspirateurs, plus elle échappait, pour laisser l'accusation en présence d'une seule action prépondérante, directrice, celle du seul accusé qui ne fût pas là: Toulénine. Et chose plus bizarre encore: il semblait que ceci apparaissait aux accusés, peu à peu, en même temps qu'aux jurés et au public, et qu'ils en fussent, à la longue, cruellement éblouis, comme d'une vérité dont ils eussent éprouvé plus d'horreur et d'épouvante que de soulagement, bien qu'elle leur gagnât,—ils devaient le sentir—la sympathie apitoyée des auditeurs.

La Risslaya seule prenait des airs entendus, doublait ses réponses de commentaires dont la netteté ingénue et cynique réjouissait une assistance de raffinés. Cette candeur de barbare provoquait le rire des Parisiens. Un moment vint, toutefois, où cette fille sauvage, née sous quelque tente des nomades de la steppe, parla sans soulever l'hilarité. Ce fut lorsque le président lui demanda quelles raisons elle avait eues d'entrer dans le complot.

—«On vous a dit,» fit-elle (suivant fidèlement la tactique de Tatiane) «qu'il n'y avait pas de complot.

—Enfin, vous étiez, le soir du 28 juin, dans les bois de la Petite-Barrerie, avec vos co-accusés ici présents?

—J'y étais avec Tatiane.

—Eh bien, vous aviez un but, une idée? Vous saviez pourquoi vous deviez vous y rencontrer avec vos amis?

—Je n'ai qu'une amie.

—Qui cela?

—Tatiane Kachintzeff.

—C'est entendu. Eh bien, qu'est-ce que vous alliez faire, avec Tatiane Kachintzeff, dans la carrière de sable de la Petite-Barrerie?

—J'y allais parce qu'elle y allait. Ce qu'on y ferait, ça m'était bien égal. Elle m'avait dit: «Viens.» D'ailleurs, la route est longue, de la station du chemin de fer jusque-là. Elle n'avait pas dîné. Je pensais que j'arriverais à la faire un peu manger, en marchant. J'avais pris quelque chose qu'elle aime: du pain avec des figues sèches.»

Il y eut un petit mouvement dans l'auditoire. Quelle attention en ce moment! quel silence!

La Risslaya se tourna, étonnée de ne plus entendre rire. On vit maintenant que, hors de sa misère, elle aurait été belle. Une douceur veloutée fondait le scintillement de ses yeux. Sa bouche fléchissait de tendresse quand elle nommait Tatiane, sa voix même changeait.

L'étudiante, sans la regarder, baissait la tête, avec un effort de rigidité. Mais ceux qui l'observaient virent trembler sa lèvre.

Le président.—«Enfin, elle vous parlait, elle vous expliquait sa démarche?»

Katerine Risslaya.—«Elle se taisait. Mais quand nous avons rencontré le vieux Michel, vous savez bien, «le martyr», et qu'il nous a dit: «Ne montez pas dans le bois, Toulénine trahit, vous êtes perdues!...»

Le président.—«Michel Gorlianoff vous a dit cela?»

Katerine.—«Oui.»

Le président.—«A quel moment?»

Katerine.—«Comme nous nous engagions dans le sentier qui monte à la carrière de sable.»

Le président.—«Que fit mademoiselle Kachintzeff?»

Katerine.—«Elle ne l'a pas cru. Elle l'a traité comme si lui-même était le traître. Mais elle s'est tournée vers moi, et elle m'a dit: «Si tu crains quelque chose, si tu as peur le moins du monde, ne me suis pas.»

Le président.—«Et vous?»

Katerine.—«Je l'ai suivie.»

Un frémissement, une houle légère d'émotion. La Risslaya ne faisait plus rire. Un avocat se pencha vers son voisin:

—«Elle a bien dit ça, cette gitane. Regardez... Elle est presque belle...»

Le président reprenait:

—«Croyiez-vous au danger?

—Il y en a toujours dans des histoires comme ça.

—Et vous n'alliez là, de gaieté de cœur, que par amitié? Mais vous aviez assisté à des réunions, vous aviez entendu parler ceux qui vous associaient à leurs tristes machinations. Qu'est-ce qu'ils voulaient, eux?

—Vous ne pensez pas que je vais vous le dire!...»

Ici, l'on rit un peu. Puis, aussitôt, un silence plus absolu, car le président posait la question:

—«Pourquoi êtes-vous ainsi dévouée à Tatiane Kachintzeff?

—Parce qu'elle m'a sauvée... oui, elle m'a sauvé la vie. Mais elle a fait plus...»

La pauvre fille hésita, cherchant des mots. Quelque chose illuminait son visage ravagé, gonflait son cœur. Elle voulait parler. Mais dans l'impuissance d'exprimer tout ce qui resplendissait en elle, ses lèvres se fermèrent, et des pleurs ruisselèrent de ses yeux sauvages.

—«Parlez,» insista le président, qui s'adoucit.

Tatiane baissait maintenant la tête, à ce point que, derrière la balustrade de bois, on ne distinguait plus que sa main, sur laquelle son front s'appuyait.

—«Eh bien, voilà...» proféra sourdement Katerine... «J'étais arrivée à Paris pour suivre quelqu'un, qui m'avait connue dans un café chantant, à Odessa... Mais il m'a quittée... Ce que je suis devenue...» Sa voix sombra. Un frémissement visible agita ses épaules.—«Une nuit, du côté de Montrouge, j'allais être assommée par un bandit qui prétendait avoir des droits sur moi, des droits comme on n'en a pas sur un chien qui vous sert,—non, mais comme le chasseur sur le gibier qu'il traque... A mes cris, deux passants accoururent: Tatiane et son fiancé, Pierre Marowsky. L'apache et ses amis leur tombèrent dessus. Ils se battirent, là... dans ce faubourg de Paris... Une bataille corps à corps, sanglante, telle que je n'en vis jamais de pire, dans les nuits de là-bas, le long des sentiers de la steppe, où les loups attendent qu'il en reste un par terre quand la caravane s'en ira. Ils m'ont conquise, ils m'ont emportée. Tatiane marquait le chemin avec du sang, car elle avait reçu un coup de couteau. Depuis, elle m'a gardée, elle m'a nourrie, elle qui n'a pas sa suffisance. Mais elle a fait mieux... Cette jeune fille si pure!—Ah! on ne comprend pas cela, ici, qu'elle vive librement comme un garçon, et qu'elle aime, et soit aimée... et qu'elle reste pourtant comme une petite vierge dans la chambre de sa mère...—Cette savante... qui a des brevets et des diplômes... Elle m'a traitée dès la première minute comme si j'étais son égale, sa sœur.»

La Risslaya, ayant prononcé ce mot, crut avoir tout dit. Mais aucune question du président ne suivit immédiatement. Le silence de la vaste salle semblait écouter encore. Elle ajouta donc, et ce fut très simple:

—«Voilà pourquoi je n'existe plus que pour servir Tatiane Kachintzeff.»

Il y eut des applaudissements, que continrent mal les objurgations de l'huissier audiencier.

Le président devenait soucieux. Pierre Marowsky, de même que sa fiancée, se renfermait dans un mutisme presque absolu. Quant au Vercingétorix visionnaire, qu'on appelait Wladimir, sans que jamais nul ne lui eût connu un nom de famille, il se lança dans des divagations humanitaires, plus invraisemblablement chimériques que toutes les élucubrations de ce genre. Il fallut y couper court.

Maintenant s'évoquaient les accusés qui ne pouvaient pas répondre. L'un en fuite... ce Toulénine, dont le rôle apparaissait si obscur. Et l'autre... celui dont le corps avait été déchiqueté par la bombe, le soir d'orage, le soir sinistre, dans les carrières de la Petite-Barrerie. Celui-là, Michel Gorlianoff, «le martyr», qui saurait jamais de quelle façon exacte il reçut la mort?... Lui qui, si près du rendez-vous, prévenait Tatiane d'une trahison probable de Toulénine... Voulut-il supprimer le faux frère, délivrer ses amis de ce péril vivant? Fût-ce lui qui détermina l'éclatement de l'engin, sacrifiant sa vie au salut commun? Fût-ce Toulénine, deviné par lui, qui le foudroya en échappant. Nul ne pouvait le dire. Pas même les complices de ces hommes, puisque, à la minute tragique, les quatre autres se tenaient à distance, attendant la déflagration, et pensant ne voir s'éparpiller et couler que du sable,—non du sang. Le long interrogatoire des inculpés laissait le mystère intact. Même il en épaissit les ombres.

Y verrait-on plus clair à la seconde audience, qui comportait l'audition des témoins?

Le principal d'entre eux, le prince Boris Omiroff, ne vint pas. L'accusation l'avait cité, en sachant fort bien qu'on n'amènerait pas facilement à la barre ce magnifique étranger. D'ailleurs, il n'avait rien à dire, prétendait ignorer tout de la tentative d'assassinat dirigée contre lui. Cependant, jusqu'à la dernière minute, le public espéra voir et entendre ce personnage, un de ceux dont les moindres gestes surexcitent la curiosité parisienne. Sa réputation de beau Slave, de duelliste intrépide et heureux, de viveur aux fastueuses traditions, de prodigue aux revenus inépuisables, sa désinvolture à porter dédaigneusement sur sa seule tête les haines politiques accumulées par toute sa race, même les légendes inspirées par son orgueil brutal, faisaient de lui un des acteurs en vedette sur les tréteaux du monde. Ce fut un déboire lorsque le président de la Cour d'assises lut l'attestation des médecins, certifiant qu'une complication survenue durant la convalescence d'une grave blessure reçue en duel, empêchait le prince d'apporter un témoignage oral.

Une certaine compensation s'offrit à cet auditoire, dont les visages se tendaient d'une avidité féroce, dont les narines humaient l'odeur du scandale et du crime, comme elles auraient humé, dans la baraque de Bidel, la puanteur des fauves. Ici, dans ce prétoire, entre les majestueuses architectures, en face de la plus haute justice élaborée par la conscience humaine, aussi bien que dans l'infecte enceinte de toile, sur les banquettes de bois blanc, devant les cages suintantes d'ordure, ces hommes raffinés, ces femmes élégantes, guettaient également la minute où l'un de leurs semblables serait broyé, moralement ou matériellement. Les os craqueraient, les chairs saigneraient, ou bien, sur le déchirement des cœurs, les faces pâliraient, tressaillantes... C'était cela qu'il fallait voir.

A défaut de ce dompteur célèbre, Boris Omiroff, on vit s'avancer à la barre quelqu'un qui ne manqua pas d'intéresser. C'était lord Frédéric Hawksbury.

Dans la galerie des figures bien parisiennes, ce seigneur anglais tenait une place qui, depuis son duel avec Omiroff, le rapprochait de celui-ci. En effet, la blessure dont il fallut bien parler, c'était Hawksbury qui l'avait infligée à l'invincible bretteur. Et dans quelles conditions!... Lui-même, touché grièvement au premier feu, mais ne laissant pas deviner qu'il fût atteint, et tirant d'une main qui ne trembla pas, pendant que son autre main cachait, à son flanc, la trouée de la balle.

On chuchotait son nom, et toutes les particularités que ce nom rappelait, tandis qu'avec son flegme britannique, lord Hawksbury traversait une partie de la salle.

—«C'est ce richissime Anglais qui a fait jeter des bouquets de fleurs lumineuses à Flaviana, le soir du gala, au Pré-Catelan.

—Flaviana... oui. Il en est fou.

—On assure qu'il veut l'épouser.

—Que non.

—Pourquoi?

—Elle accepterait, voyons!

—Pas sûr.

—Est-ce à cause d'elle qu'il s'est battu avec Omiroff?»

L'interlocutrice, qui n'en savait rien, dit vivement:

—«Chut!... il parle. N'entendez-vous pas?

—Ce sont les questions d'identité.

—Justement... Je voudrais savoir son âge.»

Frédéric de Hawksbury déclara qu'il avait trente-six ans. Sur quoi, la dame qui voulait savoir fit une moue. Si vieux!... Elle avait dix ans de plus, mais s'imaginait paraître à peine la trentaine et se rajeunir par ce dédain.

L'Anglais prêta serment.

—«Dites ce que vous savez,» fit le président.

—«Ce que je sais?...» répéta Hawksbury, merveilleusement à son aise et calme. Un accent, qui n'allait pas jusqu'au ridicule, s'accordait avec sa voix, avec sa physionomie glabre et régulière d'Anglo-Saxon, ajoutait à son exotisme si caractéristique.

—«Oui,» reprit le président. «C'est vous, lord Hawksbury, qui avez demandé d'être entendu comme témoin. Et vous l'avez demandé si tard que l'instruction était close.

—Il fallait la rouvrir,» observa Hawksbury. «Le juge m'aurait entendu... voilà. L'instruction était rouverte.»

Le rire, éteint depuis la Risslaya, se réveilla faiblement.

Le président.—«Pourquoi n'avez-vous pas souhaité de parler plus tôt?

—Parce que je n'avais pas reçu la lettre de ma cousine.»

On rit plus haut. Frédéric se tourna, à demi, dédaigneux:

—«Les auditoires français ont le rire facile. Ma cousine, monsieur le président, est lady Maud Carington. Elle voyage... assez loin. Je ne veux pas dire loin par la distance... Rien n'est loin sur un pauvre petit globe comme la terre. Mais les communications ne vont pas vite. Elle allait au Japon, par les Indes anglaises, la région himalayenne, le Thibet, la Chine.

—Votre cousine est intéressée au procès actuel?» demanda le président, non sans quelque scepticisme.

—«Ma cousine était fiancée au prince Omiroff, monsieur le président.»

Un mouvement se produisit, même sur les sièges de la Cour.

Le président.—«Vous dites «était», monsieur. Ne l'est-elle plus?

—Elle l'était à Paris, au mois de mai. Je ne sais si elle l'est, en Chine, au mois de novembre. Ce n'est pas mon affaire.»

L'hilarité, cette fois, fut plus discrète. L'observation ironique de l'Anglais sur les auditoires de France cinglait encore.

Le président.—«Cette jeune fille... vous l'appelez... pardon?...»

Lord Hawksbury.—«Lady Maud Carington.»

Le président.—«Lady Maud Carington connaissait-elle quelques-unes des menaces qu'on adressait au prince? Car il en recevait... la plupart anonymes.»

Lord Hawksbury.—«Pour les menaces... j'ignore. Mais, lady Maud connaissait personnellement mademoiselle Tatiane Kachintzeff.»

Le président.—«Comment?»

Lord Hawksbury.—«Mademoiselle Kachintzeff lui donnait des leçons de russe.

—Ah! ah!...» s'écria le président, non sans un accent de triomphe. «Ainsi l'accusée avait trouvé ce moyen de s'introduire parmi les plus proches relations de celui dont elle méditait la mort. La perfidie se glissait là, près d'une jeune fille, d'une fiancée!...»

Sous le regard foudroyant du magistrat, l'étudiante russe eut un geste de dénégation.

Le président.—«Allons donc! Taxerez-vous de fausseté la déposition de lord Hawksbury?

—Pardon!» s'écria le témoin, «ce n'est pas contre ma déposition que mademoiselle Tatiane proteste. C'est contre votre interprétation, monsieur le président.

—Expliquez-vous,» prononça le magistrat, un peu décontenancé par le ton glacial de l'Anglais et le sourire de l'assistance.

Lord Hawksbury.—«Lorsque mademoiselle Kachintzeff accepta de donner des leçons à ma cousine, c'était tout simplement pour gagner sa vie, et, sans doute, celle de son amie, mademoiselle Risslaya. Elle ignorait que lady Maud fût la fiancée du prince Omiroff...»

Le président.—«Qui vous le garantit?»

Lord Hawksbury.—«Le jour où elle l'apprit, par hasard, elle se retira, cessa de voir mes parentes.»

Le président.—«Vos parentes?»

Lord Hawksbury.—«Oui, lady Maud et sa mère, la duchesse de Carington.»

Le président.—«Mais que dit-elle à son élève?»

Lord Hawksbury.—«Qu'elle la plaignait profondément.»

Le président.—«Singulière pitié, d'une malheureuse pour une jeune fille des plus comblées. Pitié plutôt insolente.»

Lord Hawksbury.—«Permettez, monsieur le président. La pitié ne va pas nécessairement de l'opulence à la misère. Elle va du caractère fort, qui se sent au-dessus de l'épreuve, au cœur fragile, que le malheur menace.»

Le président.—«Le malheur, en l'espèce, était d'épouser le prince Omiroff. Une preuve nouvelle de la haine que l'accusée porte au prince.»

Lord Hawksbury.—«Ou de l'intérêt qu'elle porte à ma cousine.»

Le président.—«Messieurs les jurés apprécieront. Est-ce tout ce que vous aviez à nous communiquer, monsieur?»

Lord Hawksbury.—«Pardon. J'ai à vous communiquer la lettre de ma cousine.»

En vertu de son pouvoir discrétionnaire, le président ordonna que cette lettre serait versée aux débats, et qu'on allait en donner immédiatement lecture au jury. Comme elle était écrite en anglais, on introduisit un traducteur juré, tandis que le membre de la Chambre des Pairs allait s'asseoir à côté du précédent témoin.

Lady Maud Carington avait appris, au fond de l'Extrême-Orient, plus de deux mois après l'événement, le drame sanglant de la Petite-Barrerie et l'arrestation de son ancienne maîtresse de russe. Elle envoyait à son cousin une sorte d'attestation, qu'il eût à produire devant qui de droit, exprimant la profonde estime et l'attachement véritable voués par elle à l'étudiante.

«J'ai rarement rencontré», écrivait-elle, «une personne d'âme si parfaitement droite et haute. Je ne préjuge pas de ce qu'elle a pu faire, mais je jurerais que les motifs en sont respectables. Vous qui le savez comme moi, Freddy, je vous prie d'aller le déclarer aux juges.»

A la fin de cette lecture, lord Hawksbury fut rappelé à la barre.

Le président.—«Votre cousine dit que vous connaissez l'accusée. Est-ce exact?»

Lord Hawksbury.—«J'ai rencontré plusieurs fois mademoiselle Tatiane au château de Beauplan, où demeuraient ces dames, et je savais que la duchesse de Carington et sa fille en étaient positivement enthousiasmées.»

Le président.—«Vous partagiez leur enthousiasme?»

Lord Hawksbury.—«J'ai beaucoup de déférente considération pour mademoiselle Kachintzeff.»

Le président.—«Ainsi, dans une famille comme la vôtre, appartenant à la plus ancienne noblesse, conservatrice par tradition, cette anarchiste russe ne vous apparaissait pas comme une dangereuse révolutionnaire? Sans doute cachait-elle bien ses idées.»

Lord Hawksbury.—«Elle ne les cachait pas. L'absolue franchise de mademoiselle Tatiane était une des raisons de notre estime.»

Le président.—«Lady Maud, en écrivant sa lettre, ne savait pas que l'assassinat de son fiancé fût l'objet du complot de la Petite-Barrerie.»

Lord Hawksbury.—«Je ne pourrais vous le dire.»

Le président.—«Sans doute eût-elle modifié le tour chaleureux de son certificat.»

Lord Hawksbury.—«Pour l'honneur de lady Maud, je veux croire que non. Elle décrit ce qu'elle a pensé de mademoiselle Tatiane pendant les leçons de russe. C'est un fait psychologique. Rien d'ultérieur ne lui permettrait de le défigurer.»

Le président.—«Je vous remercie, milord Hawksbury.»

Quel contraste entre le témoin qui s'éloignait de la barre et la personne que, maintenant, l'huissier audiencier y appelait. L'Anglais,—haute stature sèche et fine, tête modelée par des siècles de race, allure altière, élégance de tenue: redingote, pantalon foncé, haut-de-forme étincelant, grosse cravate de soie piquée d'une perle,—croisa une femme du peuple, vêtue d'un deuil vulgaire, et dont la face boucanée, mâchurée de rides, révélait des années de rude travail, dans une atmosphère aux alternatives violentes.

—«Votre nom?» demanda le président.

R.—«Jouin... la veuve Jouin.»

Le président.—«Il n'y a pas longtemps que vous êtes veuve?»

R.—«Six mois, monsieur.»

Le président.—«Votre mari était le patron d'un atelier pour l'émeulage des limes?»

R.—«Oui.»

Le président.—«Qui dirige cet atelier aujourd'hui?»

R.—«Moi.»

Le président.—«Votre âge?»

R.—«Quarante ans.»

Le président.—«Vous jurez de dire la vérité? Vous n'êtes ni parente ni alliée des accusés? Vous n'avez pas été à leur service, ni eux au vôtre?»

R.—«Mais... monsieur le président...»

Le président.—«Quoi?»

La femme jouin.—«Pierre Marowsky... Il travaillait chez nous.»

Le président.—«Ça ne s'appelle pas «être au service». Prêtez serment. Levez la main droite... madame... la main droite. Otez votre gant.»

La pauvre femme tira son gant de filoselle noire.

Le président.—«Votre mari... «le père Jouin», comme on l'appelait à la Chapelle, est mort d'un accident?»

R.—«Oui.»

Le président.—«Quel accident?»

R.—«Il a été tué par l'explosion de sa meule.»

Le président.—«Vous avez des enfants, n'est-ce pas?»

R.—«J'avais deux fils.»

Le président.—«Vous en avez perdu un?»

R.—«J'ai perdu les deux.»

Le président.—«Ah! d'après le dossier, il me semblait...»

R.—«J'ai appris la mort de l'aîné la semaine dernière.»

Le président.—«Mais il n'avait que dix-sept ans?»

R.—«Oui. Il était allé s'embaucher en province, rapport à la mort de son père. Ça y faisait mal, à c't'enfant, parce qu'il avait répondu au patron: «Moi, travailler sur une meule fêlée, jamais!» Alors le père Jouin s'y était mis à sa place, et c'est comme ça que le malheur est arrivé à l'un plutôt qu'à l'autre. Alors, Prosper, le gamin, est parti pour la Somme, où nous avons des parents. Il est entré à l'usine de Gamache, et...»

Elle eut un geste, que le président interpréta:

Le président.—«Un accident, lui aussi?»

R.—«Oui, six mois après le père, jour pour jour. Sa meule a explosé, l'a coupé en deux.»

La femme n'eut pas de larmes. Sa voix ne trembla guère. Mais ceux qui l'entendirent n'oublieront pas.

Le président.—«Et... votre autre fils?...»

R.—«Le cadet?... C'est le printemps dernier. Il avait douze ans, pas de raison... Il faisait l'espiègle, dans l'atelier... Une courroie l'a pris... C'est pas long, monsieur le président.»

Encore une fois, dans la salle où les hommes jugent, proportionnent les responsabilités et les peines, un silence écrasant tomba. La petite silhouette noire, à la barre des témoins, se faisait plus petite, semblait vouloir rentrer sous terre. Gênée d'avoir dû révéler l'atrocité de son sort, la veuve Jouin se recroquevillait, prenait une humble attitude, comme pour s'excuser, devant la pompeuse assistance, d'avoir tant de formidable grandeur, de porter une couronne tellement imposante et ensanglantée. Ses épaules se voûtaient un peu dans la «confection» de drap noir, et, sous la capote de crêpe achetée chez une mercière de faubourg, on voyait s'incliner son cou, maigre, brunâtre, cordé comme un filin, sur lequel erraient de petites mèches prématurément grisonnantes.

Après quelques mots, qui voulurent être pitoyables, mais qui parurent piteux—la vision d'horreur ayant été trop forte,—le président poursuivit son interrogatoire:

—«Les ouvriers, chez vous, madame Jouin... quelles sont leurs idées?... ont-ils un mauvais esprit?»

Des rumeurs s'élevèrent. La salle bourdonna comme une cloche, après le choc du marteau. Le président, ainsi avisé de sa maladresse, s'irrita.

—«Brigadier,» cria-t-il au chef des municipaux, «faites entrer vos hommes, qui sont là, dehors. Et si quelqu'un manifeste, qu'on l'emmène.» Puis, revenant au témoin:—«Saviez-vous que Pierre Marowsky fût un anarchiste, un partisan de l'action directe?»

La veuve répondit:

—«Je ne sais pas ce que c'est que l'action directe. Pierre Marowsky est Russe. Mais nous sommes obligés d'embaucher souvent des étrangers. Les Français ne veulent plus être émeuleurs de limes. C'est trop dur.»

Le président.—«Faisait-il de la propagande nihiliste?»

R.—«Il faisait son travail, monsieur. Et c'est quelque chose, le «travail dans les bottes», comme nous disons. On ne s'entend pas, d'abord. Quelle propagande ferait-on? Les meules crient plus fort que les hommes.»

Le président.—«Mais dehors?... au cabaret?...»

R.—«Les émeuleurs ne vont pas au cabaret, monsieur le président. Celui qui aurait bu une fois, ne boirait pas deux. La meule y mettrait bon ordre.»

Le président.—«C'est donc un métier de héros que le vôtre?»

Le ton, que l'on crut ironique, provoqua des murmures. Mais, aussitôt, ils s'apaisèrent. Car, tranquille, la femme répondait:

—«Comme beaucoup de métiers dangereux, monsieur le président.»

Le président.—«Qu'avez-vous donc à dire de Pierre Marowsky?»

R.—«C'était un ouvrier modèle. Toujours le premier au poste, le dernier à partir. Comme il est d'une force extraordinaire, on comptait sur lui dans tous les mauvais cas. Le jour où mon pauvre mari est mort, Pierre Marowsky a risqué sa vie pour nous autres. Il s'agissait d'arrêter le noyau disloqué de la meule, qui tournait à sa vitesse d'enfer et allait sauter d'une minute à l'autre. Pierre s'est avancé tout auprès, ce que personne n'osait, pour débrayer, comme on fait chez nous, à la pièce de bois.»

Un crépitement de bravos.

—«Je vais faire évacuer la salle!» clama le président. «Encore une question, madame. Cette blessure, dont Marowsky porte une double cicatrice à la figure, l'a-t-il reçue chez vous, dans l'exercice de son métier?»

La directrice de l'atelier d'émeulage hésita. Son regard inquiet, embarrassé, chercha celui du fiancé de Tatiane, ne le rencontra pas.

Le président.—«Vous êtes ici, madame, pour dire la vérité.»

R.—«Mais il a dû la dire, lui, à l'instruction.»

Le président.—«Il a refusé de répondre sur ce point. Allons, je vois que vous savez quelque chose... Parlez. Vous avez juré de dire toute la vérité.»

R.—«Cette blessure, monsieur le président, on la lui a faite dans son pays.»

Le président.—«Qui cela... on?... le savez-vous?»

R.—«Des réfugiés en ont parlé devant moi.»

Le président.—«Alors?...»

R.—«Pierre Marowsky se trouvait en prison, pour ses opinions. Dans cette prison, c'était défendu de mettre la tête à la fenêtre. Il a voulu voir...»

Le président.—«Quoi?»

R.—«Un chef, un officier, qui passait.»

Le président.—«Eh bien?»

R.—«Ce chef a donné l'ordre à la sentinelle de tirer...»

Un «oh!» de révolte remua la salle, comme une houle. Sans y faire attention, cette fois, le président demanda:

—«Vous a-t-on dit le nom de l'officier?»

R.—«C'était un prince... Comment, déjà?... Un de ces noms de là-bas, en off... Obiroff... Amiroff... Ah! et Boris... J'y suis maintenant: Boris Omiroff.

—Merci, madame. Vous pouvez vous retirer,» dit le président.


Le surlendemain, après le réquisitoire et les plaidoiries, le jury s'enferma dans sa salle de délibérations, où il resta plus de deux heures. Il en revint pour déclarer non coupables Tatiane Kachintzeff, Katerine Risslaya et Wladimir, l'illuminé. Des applaudissements retentirent. Mais ils se changèrent en murmures quand le chef du jury proclama la culpabilité de Pierre Marowsky, complice dans la fabrication des bombes et la préparation d'un assassinat. Avec indifférence, on écouta la même phrase appliquée à Toulénine, l'absent. Chacun d'eux—Toulénine par contumace—fut condamné à cinq ans de réclusion.

Et les belles dames, en sortant, tiraient du petit sac d'or ou de perles un minuscule mouchoir. Car le dernier spectacle était celui de Tatiane prenant dans ses deux mains les mains de son fiancé, et, échangeant avec lui un regard que les tendres spectatrices imaginaient ruisselant de larmes, faute d'en pouvoir discerner la flamme héroïque, la merveilleuse énergie.

VI
LA MÈRE

—«Allons... ma Flaviana... dis... ç'a été triomphal, cette répétition générale des Elfes

Les petites mains amaigries de Bertile tremblaient lorsque la fillette prononça cette phrase. Ah! comme elle-même ressemblait à un elfe, à une ombre légère, la mignonne danseuse du premier quadrille! Étendue sur la chaise longue, dans sa jolie chambre, en face du parc Monceau, boulevard de Courcelles, Bertile, toute mince, diaphane et pâle, semblait se dissoudre dans les mousselines de son peignoir et le linon des souples coussins.

Flaviana, la regardant, retenait des larmes. La pauvre petite! Elle s'était tant réjouie de danser dans les Elfes!... Et voici que la répétition générale avait eu lieu—un gros succès,—sans que l'enfant prît la tête de son premier quadrille, où déjà on la regardait comme une petite étoile,—une étoile de cinq ou sixième grandeur. Hier soir, pendant les heures d'émotion, d'emballement, de joie, de peur et d'ivresse, Bertile, si passionnée pour son art, était là, toute seule, dans ce lit. Combien amèrement elle avait dû y pleurer! Ce matin, elle essayait de crâner, de sourire, pour ne pas affliger sa petite mère d'adoption. Mais celle-ci détourna les yeux, ne voulant pas voir les doigts effilés s'agiter si douloureusement autour d'un ruban qu'ils nouaient et dénouaient, énervés, fébriles, tandis que la jeune malade s'appliquait à feindre l'insouciance.

—«Triomphal... c'est beaucoup dire,» corrigea la célèbre danseuse. «Mais le public,—ce public délicat de répétition générale—a très chaleureusement accueilli l'œuvre.

—Et ses interprètes,» appuya Bertile avec une tendre malice.

—«Et ses interprètes,» acquiesça l'étoile, souriante.

—«Allons, ma grande, ma sublime Flaviana, dis-moi donc qu'on t'a acclamée. Ah! dis-le... Raconte... La salle debout, enthousiasmée, criant ton nom parmi les applaudissements, les bravos!... Et les rappels... dis!... les rappels... Quand tu reviens, avec ta grâce, ton sourire, ton air inimitable de gratitude, de modestie... de fierté... que le théâtre croule... que tous les cœurs t'adorent... Ah! pourquoi me prives-tu de cela, ma Flaviana?... Ta gloire... l'amour que tu inspires, n'est-ce pas cela qui me console de tout!...»

Bouleversante consolation, qui fit éclater en sanglots la pauvre petite danseuse. L'émoi fut trop poignant. Toute sa jeune vie défaillante, menacée, et la désespérance infinie de son cœur, ne résistèrent pas à ce tableau d'une destinée qui, naguère encore, était son rêve.

—«Ah! Flaviana... Flaviana!... Tu vas croire que je pleure par égoïsme, que je ne suis pas sincère... que je ne préfère pas ton bonheur, ton succès, à la joie de vivre, à l'espoir d'être moi-même heureuse.

—Mais tu vivras!... Mais tu seras heureuse, toi aussi!... Mais je sais bien comment tu m'aimes!... Chérie... chérie... calme-toi!...» chuchotait la tendre femme, pressant contre elle le buste gracile, dont elle sentait toute la fine ossature, posant ses lèvres sur le front moite, sur la joue fiévreuse, imprégnée du sel des larmes.

La fillette se serra contre elle, goûta la douceur d'être câlinée, rassurée, puis, séchant ses yeux avec un petit mouchoir en tapon, elle essaya de sourire, pour demander:

—«Raconte, Flaviana, raconte... Tu as eu beaucoup de fleurs?

—Ma loge en était pleine.

—Et, comme d'habitude, je parie, tu en as fait porter chez la pauvre Sylvanie, qui est si triste de ne plus arriver à cacher son âge, et qui attend avec désespoir d'être remerciée d'un jour à l'autre.

—Naturellement.

—Bonne Flaviana! Mais tu enlèves les cartes. Elle ne s'étonne pas, à la fin, de ces hommages anonymes? Elle ne se doute pas?...

—J'ai peur que si. Ou bien on l'a blaguée. Tu ne sais pas ce qu'elle a imaginé, cette fois?

—Quoi donc?...

—D'épingler tout de suite à une des corbeilles la carte de visite d'un des abonnés les plus chics. Et de qui?... devine...

—Oh! dis-moi!...

—Du prince Omiroff.

—Ça c'est drôle!...» cria Bertile, en riant cette fois du vrai rire éclatant et joyeux de son âge. «Mais où l'avait-elle prise, cette carte!

—Ce n'est pas un objet rare dans les coulisses du National-Lyrique. Elle aura chipé ça quelque part, d'avance, avec préméditation.»

Les deux danseuses s'égayèrent sans méchanceté de cette supercherie. Puis, Bertile, tout à coup songeuse, murmura:

—«Le prince Omiroff... Ah! comme je voudrais savoir...

—Quoi donc?

—Si ce qu'on prétend est vrai.

—Ce qu'on prétend?... à propos de lui?...

—A propos de lui... et... de toi.»

Flaviana reprit la fillette dans ses bras, l'appuya de nouveau contre son épaule.

—«Écoute...» chuchota l'étoile à l'oreille de sa petite amie, bien bas, les lèvres dans les cheveux fous...—«Je vais te le dire, ce que tu veux savoir. J'ai confiance en toi... Tu es ma sœur maintenant... Tu garderas mon secret?...

—Je te le jure.

—Eh bien, Boris Omiroff ne m'a jamais aimée, comme on l'affirme au hasard. C'est son frère Dimitri, qui m'a aimée. Je n'étais pas beaucoup plus âgée que tu ne l'es aujourd'hui. Il m'a épousée.

—Épousée!..

—Certes.

—Tu es princesse Omiroff?...

—Non. Car mon mari a cessé d'être prince pour me faire sienne. Notre union fut cause de sa disgrâce. Il perdit son titre, ses biens. Hélas! il ne les a recouvrés que pour mourir.

—Comment cela?

—Nous n'étions pas mariés depuis un an, lorsque la guerre contre le Japon éclata. Dimitri voulut partir. Il prit du service comme simple soldat. Mais sa conduite fut tellement admirable, il tenta une si audacieuse diversion pour dégager Port-Arthur, ce fut si héroïque, si étonnant, que le tsar lui rendit sa faveur, lui restitua titre, fortune, tout... Peut-être n'eut-il pas le temps de savoir qu'il rentrait en grâce. Presque aussitôt il fut tué.

—Oh!... Et toi, toi... Flaviana?

—Moi?... J'avais quitté le théâtre pour vivre un songe de bonheur tel qu'il n'en existe pas de pareil sur terre... Le songe fut court. Je me retrouvai seule au monde, méprisée par la famille de mon mari, qui ne voulait pas me connaître. Je repris ma carrière de danseuse.

—Tu y es étoile. Ça vaut une couronne princière. Mais pourquoi le secret que tu gardes? N'as-tu pas été mariée? Tu as le droit...

—Je n'ai pas le droit de faire monter une princesse Omiroff sur les planches. D'abord... je ne fus jamais princesse. A quoi bon parler d'un mariage qui ne me laisse pas même un nom?...

—Cependant, si ton mari a repris son titre avant de mourir?... Et sa fortune, dis... Ça devait être énorme, la fortune d'un prince russe?

—Chut!... Tais-toi... Je ne sais... J'ignore les lois de son pays. J'ai eu l'amour de cet être adorable... Et son estime, puisqu'il m'éleva jusqu'à lui... C'est assez pour que je garde cette fierté de cœur, cette pureté de vie, que les Parisiens ne comprennent pas.»

Bertile étreignit plus tendrement sa grande amie.

—«Oh!» soupira-t-elle, «comme tu dois être heureuse!

—Je l'ai été.

—Mais tu as eu cela, ce sort merveilleux,» insista l'enfant qui ne concevait rien sinon l'éblouissement de l'aventure.

—«Je l'ai payé si cher!

—Est-ce que le prince Boris,—ton beau-frère en somme,—est méchant pour toi?

—Ni méchant ni bon. Il m'ignore. Quand il me rencontre, dans les coulisses, il me salue comme il saluerait une autre femme, qu'il connaîtrait de vue, tout au plus. Il a eu un bon mouvement pour moi, autrefois... Mais cela n'a pas duré.

—Quel bon mouvement?

—Il m'a témoigné une véritable sollicitude après le départ de son frère pour la Mandchourie... Mais les circonstances étaient spéciales...»

Flaviana hésita, s'interrompit. Bertile attendait. L'étoile coupa court:

—«Ne parlons plus de tout cela, veux-tu?»

Un instant de silence. Les deux charmantes créatures rêvaient, blotties l'une contre l'autre. Elles rêvaient de l'amour, de leur jeunesse brève, de la vie qui vous surprend et qui passe... Chacune croyait entendre trembler le cœur de l'autre. A la fin, Bertile proféra, très bas:

—«Quand on a aimé autant que tu as aimé le prince Dimitri, est-ce qu'on peut guérir, oublier?...»

Une flamme ardente brûla les joues de Flaviana, monta jusqu'à son front. Elle se détacha, comme blessée.

—«Pourquoi me poses-tu cette question?»

Bertile retomba en arrière, sur ses coussins. Ses yeux se mouillèrent. Elle dit seulement:

—«Pour savoir.»

Flaviana la regarda, aussi pâle maintenant que la petite malade.

—«Quand on a souffert,» murmura-t-elle, «il n'y a qu'un sentiment où le cœur puisse encore se prendre: la pitié.»

Sur les paupières humides de Bertile, lentement le voile des paupières s'abaissa. On eût dit que l'énigmatique réponse lui suffisait. Mais son mince visage aux yeux clos exprima soudain une douleur au-dessus de son âge. Une crispation désolée fit fléchir la bouche, dont les commissures tressaillaient. Flaviana, interdite, anxieuse, se pencha. Et elle entendit alors ces mots s'échapper, avec une intonation un peu amère, des lèvres ingénues:

—«Moi... si je perdais un tel amour... je sens que j'en mourrais.

—Bertile... Quelle enfant impressionnable!... Ce que je t'ai dit t'a trop émue... Voyons, petite folle... Sais-tu ce que c'est qu'aimer?... Parle-t-on ainsi de mourir?» grondait tendrement Flaviana,—elle-même troublée par l'accent, par l'expression, par l'air véritablement de mourante où, tout à coup, s'aggravaient les mots, la voix, l'aspect de la jeune fille.

Mais à la porte, on frappa. La femme de chambre venait annoncer le docteur Delchaume.

Le nom résonna étrangement. Flaviana et Bertile craignirent de se regarder. Pourtant elles se regardèrent, malgré elles. Alors, précipitamment, comme pour rompre un malaise, la petite malade s'écria

—«Ce n'est pas pour moi qu'il vient ce matin. Il avait demandé ton heure, pour causer avec toi... D'ailleurs, je suis guérie. Pas besoin...

—Mieux vaut qu'il te voie d'abord, ma chérie.

—Non, non!...»

Bertile se défendit avec une obstination si frémissante, que Flaviana céda:

—«Eh bien, soit. Mais je vais lui dire que notre Bertile n'est pas sage, qu'elle est bien fiévreuse ce matin.»

En effet, ce furent ses premières paroles à leur ami, dans le petit salon.

—«Cette pauvre enfant a-t-elle eu quelque chose qui l'ait énervée?» demanda le jeune docteur.

Une ombre rose passa sur le délicat visage, au teint mat, de la célèbre danseuse.

—«Je crains qu'elle ne commence à prendre peur, à regretter...

—Quoi?» demanda Raymond.

—«Le bonheur, qu'elle n'aura pas connu... la vie.

—Pauvre fillette!...» soupira le jeune homme.

—«Vraiment?... Nous ne la sauverons pas?...»

A cette question balbutiée, Raymond ne répondit que par un geste de découragement vague. Ses yeux, pleins d'un souci brûlant, s'attachaient à ceux de Flaviana. Le cœur de cet homme débordait de tout autre chose que de préoccupations professionnelles. Même l'état de sa gentille malade, préférée à cause de celle qui la protégeait, ne s'imposait pas à sa pensée. Pour lui, en ce moment, il ne s'agissait guère de Bertile.

—«Voilà plusieurs jours que vous cherchez à me parler, Raymond, sans que nous ayons pu...

—Oui... Vous aviez votre travail, vos répétitions, vous dansiez le soir. Et moi... en dehors des obligations de ma clientèle, j'ai eu ce procès, que j'ai voulu suivre...

Quel procès?...

—Les anarchistes russes... le drame de la Petite-Barrerie...

—Ces misérables vous intéressaient?

—Ne dites pas «ces misérables», Flaviana. Il y a des dessous terribles à cette aventure. Ah! qu'il est difficile de juger! Tatiane Kachintzeff et son fiancé Pierre Marowsky... je les ai vus de près... Ce sont des êtres d'abnégation, de pureté, d'héroïsme... Enfin... laissons. L'une est acquittée, l'autre en prison. Le dernier mot n'est pas dit. Une sentence humaine... est-ce que cela résout quelque chose? Flaviana... moi aussi, j'ai été un juge. Moi aussi, j'ai pesé dans la balance. Et... je me suis trompé.»

Le beau regard de velours sombre interrogea Raymond, avec gravité, avec étonnement,—avec quelque chose de plus: une souriante confiance, qui doutait de le trouver jamais dans l'erreur.

—«Flaviana...» poursuivit-il.

Mais la jeune femme l'interrompit:

—«Voulez-vous me faire un immense plaisir, mon cher ami?

—En doutez-vous?

—Eh bien, ne m'appelez pas Flaviana,—mon nom de théâtre. Appelez-moi Flavienne. C'est mon vrai nom, à moi. C'est celui que maman me donnait. Vous serez le seul. Personne ne m'appelle plus ainsi.

—Chère Flavienne...» murmura Delchaume.

Troublée par ce qu'elle lut dans les yeux du jeune homme, la fière artiste détourna les siens, tandis qu'ardemment il lui disait:—«Merci!»

—«Maintenant,» reprit-il, après une minute d'un de ces silences auxquels nulle parole n'équivaut, «je dois avant tout vous demander pardon, Flavienne. J'ai manqué de sincérité avec vous. Cependant, je croyais être dans le vrai. Car, le vrai, c'est l'honneur, c'est le devoir. L'honneur et le devoir nous ferment quelquefois la bouche sur la vérité même... Du moins, je l'ai pensé...

—Moi aussi,» déclara la pensive créature avec simplicité. «N'ai-je pas mon secret, que je ne profane pas?»

Il s'inclina. Sur le front gracieux, entre les boucles brunes, il voyait, lui, la couronne princière, dont la merveilleuse femme était digne, et qu'elle aurait dû porter. En même temps, une pointe aiguë lui piqua le cœur. Ce secret, n'était-ce pas aussi un secret d'amour, sur lequel l'âme veuve se serait à jamais refermée?

—«Flavienne... Vous qui aimez mon petit François, l'aimeriez-vous encore s'il n'était pas mon fils?

—Pas votre fils!...»

Étrange cri!... La danseuse se dressait, dans une espèce d'égarement.

—«Pas votre fils!...» répéta-t-elle d'une voix plus sourde. «Le fils de votre femme?...»

Delchaume secoua la tête.

Flaviana, debout, se pencha,—car il restait assis,—crispa les doigts sur ses épaules, enfonça dans ses yeux des yeux presque hagards.

—«Raymond... Il n'est pas... il n'est pas non plus le fils de votre femme?...

—Je l'ai cru sien... J'ai adopté, reconnu l'enfant que j'imaginais être celui de Francine... Mentir, c'était lui sauver l'honneur, à elle... Ma Francine!... Et elle était innocente... vous entendez!... pure!... Elle, un enfant... jamais!... Les preuves sont entre mes mains. J'ai mesuré l'immensité de mon amour... Pourtant je ne puis me pardonner de l'avoir supposée coupable, elle!... Vous comprenez maintenant que, même à vous, Flavienne... je ne pouvais pas dire...»

Il s'arrêta. Son émotion ne l'empêcha pas de constater celle de la jeune femme, de s'en étonner. Pourquoi tremblait-elle ainsi, des pieds à la tête? D'où venait cette suffocation qui la faisait haleter, ce rire convulsif, à la fois douloureux et ravi, cette fixité des prunelles, où brillait une étincelle de folie. Une inquiétude contracta le cœur de Delchaume. Inquiétude qui devint de l'angoisse, lorsque la danseuse s'écria:

—«Ni le vôtre... ni celui de votre femme... Cet enfant... cet enfant, qui est le portrait de mon Dimitri... Ah! je le pressentais bien. C'est le mien... c'est mon fils!... Raymond... Voyez-vous... pourquoi je l'aimais tant!... Je vous dis qu'il est à moi!»

Le jeune docteur se leva, prit les mains qui battaient l'air, considéra doucement les beaux traits où passait le désordre de la démence.

—«Flavienne... revenez à vous... Amie chérie, je ne reconnais pas votre calme, la dignité si ferme de votre âme... Faites un effort... Là... Ne parlez plus... Attendez.»

Elle ferma les yeux, se recueillit. Cet effort sur soi, que lui demandait Raymond, elle sembla le faire à grand'peine.

Lui, qui ne concevait pas la nature d'un tel bouleversement, suivait avec une sollicitude passionnée le retour de l'équilibre sur cette physionomie qu'ennoblissait d'habitude une si tranquille fierté. Il tenait toujours les mains de Flaviana. Elle était d'une pâleur extrême. Ses yeux restaient clos. Raymond tremblait autant qu'elle. Tout à coup, sous les cils abaissées, deux larmes surgirent. Un sourire extasié détendit les lèvres. Puis, les prunelles se découvrirent, scintillantes de ravissement.

—«Ami, n'ayez pas peur. Ma raison n'est pas atteinte. Mais un espoir... affolant, oui... en effet... s'impose à moi, me transporte. Plus qu'un espoir, une certitude. Je ne puis m'en défendre. Et je frissonne en même temps d'épouvante à l'idée que je pourrais me tromper. Cependant, regardez... j'ai repris mon sang-froid.

—Quel est donc cet espoir, Flavienne?

—L'enfant que vous élevez serait le mien.»

Delchaume se taisait, repris d'anxiété. Elle continua, délicieuse d'orgueil:

—«... Le petit prince Serge Omiroff.

—Serge!...» cria Delchaume.

Ce fut à lui de déraisonner un instant. Il leva les bras, tourna sur lui-même, se frappa le front, revint à Flaviana:

—«Voyons... voyons... je ne divague pas?... Une pareille chose... Quel prodige!... Mais c'est à douter de soi, de ses sens!... Vous avez bien dit: «Serge?»

—Serge... oui... Serge!

—Pourquoi?... Quel est ce nom?

—C'est celui de tous les Omiroff. Je le donnais à mon mari, dans l'intimité, car il s'appelait Serge-Dimitri, et je préférais...

—«Le nom le plus cher pour celle qui l'a mis au monde,» murmura Raymond, qui se rappela l'explication de la nourrice.

—«Que dites-vous?

—Mon enfant adoptif a été baptisé, enregistré à la mairie, avec le prénom de Serge. C'est moi qui, dans l'acte où je le reconnaissais, ai ajouté celui de François...

—O mon Dieu!...» soupira la jeune femme.

La joie de cette évidence l'écrasa. Elle tomba sur un siège. Raymond s'agenouilla tout auprès. Hors d'eux-mêmes, ils ne pouvaient articuler une phrase suivie. Leurs mains s'étreignaient. Ils se cramponnaient l'un à l'autre, comme précipités dans l'espace par un cataclysme. Un vertige faisait tourbillonner leurs pensées. Leurs poitrines haletaient dans l'atmosphère du miracle.

—«Raymond, c'est mon enfant... Il n'est pas mort à sa naissance, comme on me l'a fait croire. Ah! j'en ai toujours eu le soupçon.

—Qui donc aurait commis ce crime?

—Le prince Boris.

—Encore lui!

—Je comprends maintenant... je comprends ses soins hypocrites en l'absence de son frère.

—Il était près de vous?

—Lui-même, non. Et encore, je ne sais. J'ai été si atrocement malade! Il me semble l'avoir vu, près de mon lit... comme dans une hallucination...»

Raymond suggéra:

—«Au fond d'un château, à la campagne... dans une vaste chambre gothique, nue et démeublée, où vous agonisiez sous le chloroforme?...

—Comment... comment savez-vous?...

—Il avait mis des gens à lui autour de votre lit de douleur... Une garde... qui ne parlait pas français.

—C'est cela!... c'est vrai!... Une femme de l'Ukraine, dont les Russes eux-mêmes ne comprenaient pas le dialecte. Celle-là, d'ailleurs, elle a été bonne pour moi.

—Et Francine?... ma Francine... qu'on amena près de vous, les yeux bandés... Vous étiez mourante... Vous souvenez-vous?...»

Flaviana songea un instant. Non... elle ne revoyait pas une autre femme lui donnant des soins.

—«C'est Francine,—jeune fille alors,—qui a sauvé votre enfant.

—On m'a juré qu'il n'avait pas vécu. Boris, plus tard, m'a déclaré qu'il avait fait transporter le petit corps dans leur cimetière, sur leurs domaines, en Russie, et qu'on l'avait enterré sous le nom de Serge Dimitriévitch, prince Omiroff.

—Il lui reconnaissait donc son titre?...

—Pourquoi pas?... Ce n'est pas cela qui gênait Boris,—ce n'est pas, comme vous pourriez le croire, que le fils d'une danseuse entrât dans sa maison. Mais il convoitait l'héritage, la part du fils aîné.

—Je croyais,» objecta Raymond, «qu'en Russie le droit d'aînesse n'existait pas.

—Non, pas régulièrement. Mais souvent il s'établit par la volonté paternelle. Et, chez les Omiroff, il y a plus que la volonté d'un père. Il y a la tradition. Ou même, je crois, une clause de l'investiture faite par Ivan le Terrible. Le merveilleux château historique des Omiroff, en Ukraine, les terres qui l'entourent, toute une province, au bord du Dniéper, sont indivis, et appartiennent à l'aîné, tandis que les cadets sont dédommagés par de l'argent. Le tsar ayant confisqué à Dimitri cette sorte de majorat, ne l'attribuait pas pour cela à Boris. Mais mon mari, une fois réintégré dans ses biens, les choses reprenaient leur cours. Lui mort, son frère héritait,—s'il ne laissait pas d'enfant. Pensez, quel héritage!... surtout pour un viveur fastueux comme Boris, qui a déjà semé dans toutes les villes de plaisir du monde, les millions dont se composait sa part.

—Il savait donc, avant que vous eussiez mis votre fils au monde, que le prince Dimitri avait péri en Orient?

—S'il l'a su! C'est lui qui est venu me l'annoncer, un jour, dans la retraite où je m'enfermais, et il m'a percé de cette nouvelle, brutalement, comme d'un coup de poignard. Ce qu'il espérait de cet affreux procédé s'est produit. Je suis tombé raide, à demi morte. Il en a profité pour me faire soigner... à sa manière. Ses gens m'ont transportée dans cette maison de campagne dont je n'ai guère vu que ma chambre lugubre, vide... Mon fils est né avant terme,—mort à ce qu'on m'affirma,—viable, comme je l'ai supposé parfois, en me refusant à le croire, pour ne pas l'imaginer souffrant d'un pire destin. Dieu!... Et il vit, mon petit Serge!... Et si mignon!... si doux!... si beau!... Oh! Raymond, le premier jour... à Claire-Source... quand il m'apportait son petit mouchoir, en me disant de ne pas pleurer!...»

Le mot finit dans un sanglot, tandis que les yeux et la bouche riaient. Jamais Delchaume n'eût imaginé un telle vibration de tendresse. Certes, il connaissait le cœur admirable de Flaviana. Mais il n'avait pas vu la mère en elle. Et il devrait lui révéler la disparition de l'enfant!... Horrible chose!... Quel acharnement du sort!... La faire souffrir, elle... Flaviana...—Flavienne, comme il l'appelait avec transport—la faire tomber d'une telle félicité dans une telle angoisse!... N'était-ce pas la pire épreuve, même après tout ce qu'il avait subi? Il essaya de la préparer d'abord.

—«Réfléchissez, Flavienne. Nous sommes en pleine hypothèse... Des analogies extraordinaires peuvent nous tromper... Une idée me trouble. Comment un homme, tel que Boris, capable, je le crois, de tous les crimes,—et surtout de ce crime odieux: enlever un enfant à sa mère,—ne fût-il pas allé jusqu'au bout, n'eût-il pas fait mourir le petit être qui naissait à la traverse de son ambition? Je vous parle ainsi, mon amie très chère... c'est que je frémis... Une désillusion... ne serait-ce pas affreux?

—Ah!» s'écria la danseuse avec exaltation, «mon cœur me confirme tout, comme il m'a tout appris! Rappelez-vous... mon émotion... Quand j'ai serré votre François dans mes bras, j'ai senti que c'était mon petit Serge, à moi.

—Je le crois,» avoua Delchaume. «Je crois que vous trouverez la confirmation de votre certitude dans le récit de ma malheureuse femme. Savez-vous qu'elle a payé de sa vie celle de votre enfant?»

Égoïsme de l'amour maternel: Flaviana dut accomplir un effort pour s'intéresser à la jeune femme inconnue. Un seul désir maintenant la dominait, grandissait en elle, fermait son âme à tout raisonnement, à toute pitié, à toute curiosité rétrospective, et même à toute velléité de vengeance: revoir son fils, le presser contre son cœur, prendre possession de ce petit être.

—«Ah! Raymond, partons... partons tout de suite! Conduisez-moi vers lui!...»

Comme il ne répondait pas, terrifié, Flaviana eut un soudain élan. Elle courut à un petit bureau, ouvrit un tiroir, rapporta la miniature qu'elle avait déjà montrée à Delchaume. Un rire de triomphe, d'extase, la transfigurait. Cette créature, déjà si belle dans la mélancolie, s'embellissait encore dans la joie. Moins déesse, elle apparaissait plus femme, plus jeune surtout. Une grâce rayonnante, une fraîcheur merveilleuse, jaillissaient de son cœur, imprégnaient ses regards, ses gestes, sa voix. Raymond la contemplait, enivré et désespéré, tandis qu'elle baisait follement le petit portrait.

—«Cette ressemblance!... Mais la voilà, la meilleure preuve!... Son père... à son âge... Ne dirait-on pas le même être? Mon Dimitri!... Mon petit Serge!... Raymond!... Est-il un bonheur pareil au mien?...

—Flavienne...» prononça tristement le jeune homme.

Elle le regarda, saisie par l'intonation. Il avait les yeux pleins de larmes.

—«Quoi donc?» demanda-t-elle, effrayée.

—«Ce bonheur, il n'est pas le vôtre encore. Il faudra patienter, l'attendre... le conquérir.

—Comment cela?

—L'enfant n'est plus avec moi.

—Mais...» balbutia-t-elle en pâlissant, «il est à Claire-Source, avec ses parents nourriciers?»

Delchaume secoua la tête.

—«Mon Dieu!...»

Quel gémissement!... Où était la joie de tout à l'heure? Les mots d'extase défaillaient... Et la malheureuse Flaviana ne retrouvait pas immédiatement les formules de l'angoisse... Elle demeurait muette, les mains jointes. Son charmant visage reprenait l'expression taciturne, fermée, avec quelque chose de brusquement éteint, comme sous la tombée d'un voile de cendre.

Il fallut pourtant que la terrible douleur, dont l'appréhension seule la suffoquait, entrât, déchirante, jusqu'au fond de son cœur pantelant. Le trésor qu'elle retrouvait lui était enlevé. Son précieux petit Serge était entre les mains de Boris. Cette fois l'homme redoutable ne se laisserait ni attendrir, ni surprendre, ni jouer.

S'il hésita naguère à faire mourir son neveu,—pitié, crainte, calcul, que savait-on?—il ne s'arrêterait pas aujourd'hui à des scrupules du même genre. Quels remords n'avait-il pas dû éprouver de sa magnanimité! Quelle fureur contre cette infime doctoresse, chargée de jeter l'enfant à l'anonymat de l'Assistance publique, et qui, sous toutes les menaces de la vie sociale, de l'opinion, des représailles ténébreuses, protégea, sauvegarda le petit abandonné. Celle-là, il l'avait supprimée, par un assassinat. Comment garder l'illusion qu'il reculerait devant un crime bien plus facile, et qui, cette fois, serait définitif? Ne possédait-il pas des exécuteurs de toutes ses volontés, même les plus scélérates, des instruments dévoués, muets, qu'il gardait sous sa main, dans l'ombre, sous prétexte qu'il fallait une police personnelle à ce haut personnage, menacé par les anarchistes.

«Qui sait,» pensa Delchaume—mais il n'osa le dire à Flaviana—«si ce faux Toulénine, cet abominable traître, démasqué dans l'affaire de la Petite-Barrerie, n'est pas un bandit à ses ordres, le ravisseur même de l'enfant?... Que coûterait-il à un pareil misérable de tuer un innocent de quatre ans et de faire disparaître à jamais le petit corps léger?»

Le jeune docteur frissonna. Mais, au moment même où la probabilité le consternait, Flaviana se redressait, soulevée par une inspiration. Longtemps elle était restée le visage plongé dans ses mains, sans paroles, sans larmes. L'énergique artiste n'appartenait pas à la catégorie des femmes qui récriminent et qui pleurent. Sa dure profession, exigeant une perpétuelle discipline, un perpétuel entraînement du corps, et la maîtrise constante de la physionomie, armait l'âme également chez celle-ci, qui dansait avec une si noble passion, un véritable feu sacré.

—«Mon ami,» dit-elle, «si mon fils vit encore demain, je ferai en sorte qu'il nous soit rendu.

—Est-ce possible?...

—Oui,» affirma-t-elle avec résolution.

—«Par quel moyen?

—Par celui-ci...»(elle regarda Delchaume au fond des yeux et proféra lentement): «Montrer au prince Boris Omiroff un extrait de l'acte de naissance de Serge-François, de père et mère inconnus, en marge duquel se trouve la reconnaissance de paternité signée «Raymond Delchaume». Cette reconnaissance ne peut être attaquée que par le père véritable ou par la mère. Le père est mort. La mère...»

Elle se tut. Ses yeux ne se détournaient pas de ceux de Raymond, qui la contemplait lui-même fixement. Le cœur du jeune homme battait à grands coups. Une sourde émotion l'envahissait, qu'il n'analysait pas encore. Il n'osait parler, à peine penser.

Flaviana reprit:

—«Serge-François Delchaume, fils du docteur Delchaume, ne portera pas ombrage à Boris, prince Omiroff, ne l'empêchera pas de recueillir l'héritage de Dimitri, son aîné.

—Alors,» hasarda Raymond, «vous renonceriez pour votre fils?...

—Ah! qu'on me le rende vivant!...» cria la mère avec passion.

—«Mais il serait à moi,» sourit Delchaume, «pas à vous.»

A ce mot, leurs yeux se mêlèrent encore, si tendrement, si profondément, avec une telle confiance, et se mouillèrent de telles larmes, que nulle explication ne fut nécessaire.

—«Il sera notre trésor, à tous deux,» murmura Flaviana. «A quel prix vous me l'avez racheté, Raymond! Il portera votre nom plus fièrement que celui de prince Omiroff. Et son père, j'en suis certaine, m'approuverait.»

Un sanglot, un soupir de surhumaine émotion contre les petites mains où il posait ses lèvres, fut toute la réponse de Delchaume. Pourtant sa raison masculine veillait, même dans cette minute d'ivresse sentimentale. Il émit une objection:

—«Quelle garantie donnerez-vous à Boris? Comment prouver à cet homme, auquel échappe toute vraie grandeur d'âme, qu'une fois l'enfant entre vos mains, vous ne poursuivrez pas une reconstitution de son état civil?»

La jeune femme sembla perplexe.

—«Oui. Vous arriveriez à prouver que vous êtes la mère, que vous avez donné le jour à cet enfant en état de légitime mariage, vous attaqueriez ma reconnaissance de paternité... Vous pensez bien que je ne résisterai pas. Or, ceci, vous êtes toujours libre de le faire.»

Flaviana courba la tête. Puis, presque aussitôt, elle la redressa d'un mouvement fier. Les boucles sombres frémirent autour de son front.

—«Nous verrons bien,» dit-elle. «Aujourd'hui même, j'irai trouver Boris. J'ouvrirai la lutte. Si bien armé qu'il soit, cet homme n'a pas la même force qu'une mère qui veut sauver son enfant.»

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