← Retour

Chacune son Rêve

16px
100%

[1] «Mon petit homme, donne-moi seulement la seconde meilleure place dans l'admirable cœur de ta mère, et je serai trop heureux.»

Ce fut d'une si imprévue délicatesse, l'évocation du petit être, d'un charme si émouvant pour Flaviana, qu'elle pleura.

Lord Hawksbury répéta encore, en la regardant comme s'il la voyait sous un aspect tout nouveau:

—«Ainsi, vous êtes mère... vous êtes mère...»

Ce fait, dont il avait peine à se convaincre, semblait transformer ses sentiments. L'amour n'était pas moindre. La résignation devenait plus acceptable. S'il perdait la femme, il ne perdait pas en elle cette âme de passion merveilleuse, qu'il croyait entrevoir, et qu'il ne pouvait sans frénésie se représenter versant son ivresse divine à un autre homme.

Le flegmatique Anglo-Saxon, sous ses dehors de glace, s'était incendié l'imagination à désirer en la danseuse la créature de volupté, d'orgueil, de mystère, que l'art substituait à la femme. Le regard qu'en scène elle fixait avec un si brûlant appel sur des yeux invisibles, le sourire qu'elle offrait éperdument à quelque idéal baiser, c'était cela qu'il voulait d'elle. Maintenant il découvrait que, non seulement il ne posséderait pas ce regard, ce sourire, mais que nul ne les posséderait jamais. En Flaviana, l'amante que Dimitri avait emportée dans un rêve sans égal, loin du théâtre, loin du monde, loin de la vie, ne ressusciterait pas.

—«Vous êtes mère... vous êtes mère...» murmurait celui qui rêva, lui aussi, un rêve pareil, de surhumaine extase.

Et le sens profond de ces trois mots coulait en lui comme une onde désillusionnante, mais apaisante. Désormais, alors même qu'il la verrait bondir, ailée, énigmatique, étourdissante, avec une fièvre enivrée sur sa pâleur splendide, il reconnaîtrait le signe de douleur, le geste des bras ouverts, le cri du sein gonflé, cette mère appelant son petit, cette fière créature prête à baiser les mains d'un Omiroff s'il lui apportait son enfant.

—«Madame,» dit Hawksbury, «vous avez bien fait de venir à moi. Je serai tellement heureux de vous servir!

—Même après ce que je vous ai confié?

—Je vous suis reconnaissant de votre franchise.

—Vous l'aurez tout entière. Je vous nommerai...

—Ne nommez personne.

—Cependant...»

Elle rougit plus ardemment que s'il l'avait pressée d'achever.

—«Pensez-vous que je n'aie pas deviné déjà, Flaviana?

—Comment?

—Sans doute. Raymond Delchaume est l'homme de votre destinée. Il sera le père adoptif de votre enfant. Les circonstances... je les ignore. Est-ce qu'elles importent? Je vous ai dit un jour que vous aimiez cet homme. J'ai été férocement jaloux de lui. Je voudrais encore être à sa place. Et pourtant...»

Il hocha la tête, et se tut.

—«Vous avez un très noble cœur, Frédéric de Hawksbury. Il n'y a pas d'homme aussi généreux que vous.»

L'Anglais, maintenant, allait et venait dans le salon. Brusquement, il s'écria, d'un ton tout à fait changé:

—«Oui... je veux bien partir demain pour la Russie, courir après Omiroff, le rattraper... en route ou là-bas. Voyager m'est facile... je suis libre. Donner une leçon à ce gaillard-là... je ne demande pas mieux. Je l'ai déjà fait, je suis prêt à recommencer. Mais, diable! n'exigez pas que je travaille à faciliter son mariage avec ma cousine Maud.

—Si elle l'aime...» hasarda Flaviana.

—«Elle ne l'aimerait pas, connaissant le bandit qu'il est. Votre révélation...

—L'orgueil et l'ambition poussent à des crimes les êtres effrénés tels que lui. Mais, s'il me rend mon fils, il aura tout effacé. Tranquille héritier des Omiroff, il sera le grand seigneur un peu autoritaire, un peu emporté, voilà tout, tel que beaucoup de sa race. Son alliance peut flatter la fierté d'une femme, même de la fille du duc de Carington. Il est fou d'elle, il ne la rendra pas malheureuse. Comment saurait-elle?... Pourquoi?...»

Hawksbury eut un âpre sourire. Et son refrain de tout à l'heure revint à mi-voix, non cette fois sans un secret reproche:

—«Comme vous êtes mère!...» Et il expliqua: «Vous, si souverainement bonne, vous décréteriez le malheur d'une fille charmante, pour retrouver votre enfant. Je tâcherai qu'on vous le rende. Mais pas à ce prix.»

Sa voix s'affirma, d'une gravité singulière. Il dit encore:

—«Vous ne savez pas ce que c'est que lady Maud Carington. Si je ne vous avais pas rencontrée, j'aurais cru impossible à une femme de surpasser tant de noblesse dans la grâce, et surtout tant de loyauté.»

Il se tut, rêveur. Et, telle fut sa profonde distraction, pendant une minute, qu'il ne vit pas Flaviana s'approcher de lui à le toucher. Mais il sentit sur son bras le contact d'une main légère, tandis qu'affectueusement des mots glissaient à son oreille:

—«Puisse-t-elle vous consoler!... Non, ce n'est pas pour Omiroff que doit fleurir un tel amour.»

XI
LE PRIX DE LA VIE

—«Comment!» s'écria Flaviana, entrant précipitamment, dès son retour, dans la chambre de Bertile, «tu n'as pas vu le docteur Delchaume?»

Un cri de joie, d'une joie aiguë jusqu'à la souffrance, aussitôt noyé dans un sanglot, lui répondit. L'étoile s'agenouilla près de la chaise longue, où Bertile cédait à une crise nerveuse.

—«Oh! j'ai été si inquiète!... O ma Flaviana, ma petite mère, ma sœur, ma chérie!... Toi, toi!... Enfin!... tu es donc là... Et il ne t'est rien arrivé de mal!...» balbutiait la petite entre le rire et les larmes.

—«Mais je t'avais fait prévenir... pauvre mignonne! Tu ne devais pas m'attendre, même pour dîner. Est-ce que le cocher n'a pas rapporté exactement?...

—Si... Tout cela, il l'a dit à Mélanie, à qui je l'ai fait répéter plus de vingt fois. Mais que veux-tu?... J'avais peur... Ça ne se commande pas. Songe... il était moins d'une heure, et maintenant il vient d'en sonner huit. Ah! vous n'êtes plus libre, ma belle étoile. Vous vous êtes donné une petite fille tyrannique, exigeante...»

Elle glissait son bras, si fluet, autour du cou de la danseuse. Sa petite figure, réduite à rien,—le nez pincé, la peau du front tendue et ivoirine, laissant transparaître la fine structure osseuse du crâne, les yeux fondus de fièvre,—exprimaient la plus tendre adoration. Beau sentiment exalté, par lequel cette âme pure, fragile, prête à se dissoudre, comme un flocon de nuée printanière au souffle de l'éternel espace, aurait communié un instant avec le grand secret frissonnant de la vie.

Mais aussitôt, Bertile prit plus sérieusement conscience de l'égoïsme dont elle s'accusait:

—«Flaviana chérie! tu dois être morte de fatigue... Et moi qui te retiens là!... Va... va vite... change-toi... mange quelque chose. Après, tu reviendras... Tu me raconteras de ta journée ce que j'en peux savoir.

—Tu peux tout savoir, mon petit ange... Les choses se sont précipitées... je n'ai pas eu le temps... Mais je te dirai... Chère petite!...»

Flaviana s'attardait, remontant les coussins sous le buste gracile, écartant les cheveux alourdis autour des tempes moites.

Comme elle s'était attachée à cette petite fille!... Quelle mélancolie, l'impuissance à la retenir dans ce monde! Énigme des existences éphémères,—de la fleur qui va s'ouvrir et que le pied foule, de l'oiselet qui tombe du nid dans la rosée glaciale, de l'enfant qui a deviné l'amour, et dont les yeux éblouis se ferment sous la pierre d'une tombe. «Serge... mon fils!...» soupira ce cœur de femme, effaré par le destin. Et, comme tout, à cette minute, la contractait d'appréhension, elle reprit tout haut:

—«Je ne comprends pas... non... je ne comprends pas que Raymond ne soit pas venu.

—C'est sans doute qu'il me trouve guérie,» supposa Bertile, qui, à cette appellation intime de «Raymond» venait de fermer nerveusement les yeux. Et, détournant la tête, elle se rejeta en arrière sur l'oreiller.

Ce n'était pas le moment d'expliquer à la fillette quels intérêts différents de sa santé resserraient le lien entre Delchaume et Flaviana, donnaient le même but à leurs pensées, la même palpitation à leurs cœurs.

Dans la salle à manger, où la danseuse s'assit pour un semblant de repas, rôdait une solitude accablante. Pourquoi n'était-il pas là, celui qui, assumant la paternité de son fils, lui apparaissait, par une étrange et délicieuse confusion de sentiments, un peu le père, en effet, de leur commun trésor? L'absence de Raymond Delchaume après le sacrifice, le dévouement révélés par Frédéric de Hawksbury, semblait plus intolérable à Flaviana. L'angoisse lui crispait la gorge, au point qu'elle renonçait même à boire la tasse de thé qu'elle s'était fait servir. Mais, soudain, la sonnerie électrique vibra.

Flaviana se dressa, fit trois pas, perçut une voix d'enfant, et, affolée, se jeta dans l'antichambre.

Mélanie venait d'ouvrir. Deux bambins étaient là. Hélas!... ni l'un ni l'autre ne ressemblait au sien. Mais, reconnaissant la femme qui les accompagnait, la danseuse eut un grand cri:

—«Nounou Favier!...

—Oui... moi, madame... Mais monsieur le docteur ne voulait pas... On devait préparer Madame pour ne pas qu'en me voyant... une fausse joie...

—Ah! vous ne le ramenez donc pas!...»

La paysanne secoua la tête, fondit en pleurs.

—«Allons... allons...» dit la voix, découragée mais si douce, de Flaviana. «Ne pleurez pas, ma pauvre nounou. Entrez un peu ici, tenez, dans la salle à manger. Vous veniez de la part du docteur. Qu'avez-vous à me dire?... Et qu'est-ce que ces deux petits?...

—Tu ne me reconnais pas, madame?» clama un moutard décidé. «Moi je te reconnais bien. C'est toi qu'as emmené ma sœur Berthe. Même qu'elle a de la veine de demeurer avec toi, dans un si chouette local.

—Où qu'y a des bonnes choses à manger, vrai!» flûta la gamine, se haussant sur la pointe des pieds, tandis que ses deux menottes sales s'agrippaient à la table, par-dessus la nappe blanche.

—«Donnez-leur les muffins, Mélanie,» commanda la maîtresse de maison. Et, se tournant à nouveau vers la nourrice:—«Ce sont les petits Pageant, les enfants de la fruitière... Mais qu'est-ce que vous en faites, ma pauvre nounou?»

Clémence Favier, un doigt sur ses lèvres, désigna les gosses. Ils n'entendraient rien, d'ailleurs, ayant déjà la bouche pleine, et les yeux fixés sur des friandises inconnues, qu'on allait peut-être leur donner.

—«Leur mère est au plus mal. Le docteur m'a fait venir pour que j'emmène les enfants à Claire-Source.» (Un soupir.) «Ah! ça me changera de mon chérubin! Mais ce qu'elle a, c'est très contagieux. Une angine infectieuse... Alors, monsieur le docteur s'excuse auprès de Madame...

—Comment!... c'est pour cette mauvaise femme?...

—Monsieur le docteur ne la quitte pas. Et il n'a même pas pu écrire une vraie lettre. Il a griffonné ça, en me chargeant d'expliquer à Madame...»

La danseuse saisit le papier,—un feuillet réglé à doubles lignes, en page d'écriture, sans doute arraché à un cahier de Totor, et en haut duquel s'étalait, en belle cursive moulée, un exercice sur la lettre f:

Le fifre fanfaron finit fou fieffé.

Sous cet exergue incohérent, quelques lignes au crayon jaillissaient du plus profond de la profonde vie tumultueuse:

«Flavienne bien-aimée,

«Tout mon cœur avec vous, avec l'enfant chéri, avec NOTRE enfant. Mais dussé-je vous perdre l'un et l'autre, je ne puis quitter mon poste. Comprenez-moi... Je suis à cette heure le commandant sur la passerelle, l'aiguilleur qui, pour sauver un train bondé d'existences humaines, le dirige sur la voie où joue son enfant.

«Je me débats contre un mal infectieux, abominable, avec ma nouvelle méthode, encore tâtonnante. Si je guéris un cas si grave, ce sont des milliers de gens, dans l'avenir, arrachés à la mort... Et je ne puis aller, fût-ce une minute, près de vous, de Bertile si faible... Je risquerais de vous porter la terrible contagion.

«Mon Dieu!... Et où en êtes-vous? La police agit-elle? Si vous avez la moindre nouvelle, envoyez-la moi. Et que votre génie maternel vous soit en aide!...»

«Raymond.»

A mesure que ces lignes pénétraient l'esprit de Flaviana, le noble visage de la jeune femme s'animait d'une flamme enthousiaste. Raymond lui demandait de la comprendre. Oui, elle le comprenait. Et plus encore: cet être qu'elle avait besoin d'admirer, de qui, un instant avant, elle doutait presque,—et avec quelle douleur!—lui était restitué, dans toute la magnifique énergie de son intelligence, de son caractère, de sa généreuse humanité. Elle ne l'eût pas souhaité plus grand.

—«Alors vous emmenez ces deux petits à Claire-Source?... dès ce soir?...» demanda-t-elle à Clémence Favier.

Claire-Source... quelle ingénieuse bonté encore d'y recueillir ces deux pauvres mioches!

—«Nous prenons le train de neuf heures, madame. Nous n'avons que le temps.»

Elle les expédia, avec l'ordre à Mélanie d'empaqueter, en hâte, tout ce que les armoires contenaient de pâtisseries, fruits confits, marrons glacés, et de descendre cette cargaison dans le fiacre qui les attendait. Puis, appelant la seconde femme de chambre:

—«Vite... une robe, un manteau, une écharpe...

—Madame va ressortir?...

—Oui.

—Madame ne danse pas ce soir.

—Non... C'est-à-dire... Je ne devais pas... mais on vient de m'appeler d'urgence... L'affiche a été changée au dernier moment.

—Oh! Madame qui est si fatiguée!... Madame n'a pas mangé...

—Ça ne fait rien, ça ne fait rien... Vite!...»

Un bond jusqu'à la chambre de Bertile.

—«Ma chérie, nous devons renoncer à notre bonne causerie pour ce soir... Figure-toi... Une indisposition d'Ermellina. On donne le Ballet des Elfes. Je n'ai que le temps de courir...»

Elle s'enfuit, sans trop regarder le doux petit visage, où chaque ombre de mélancolie accentuait une ombre plus mystérieuse, plus solennelle, descendue récemment sur le front puéril, sur les joues minces, dans les yeux lointains, et qui ne s'en allait plus. Dur de mentir à cette chère petite âme. Toutefois il le fallait bien.

Rue du Rocher, Flaviana trouva les volets clos à la fruiterie. Mais elle savait le chemin du logement. Par le couloir sordide, elle gagna la cour,—ou plutôt le fond de puits, écrasé par l'immense mur aveugle de la maison neuve. De fades odeurs flottaient dans l'humidité froide. Un papillon de gaz tremblotait au fond, faisant palpiter des ombres sinistres dans la cage moisie de l'escalier.

Flaviana monta un étage.

Elle trouva la porte ouverte, sur le palier aux carreaux déteints. Une voisine venait d'entrer, portant un bol de soupe chaude à Victor Pageant, qui ne voulait pas descendre chez le marchand de vins. Cette voisine s'effaça devant la belle visiteuse. C'était une brave femme quelconque, qui pénétrait, sans crainte, dans ce logis où sévissait un mal contagieux. Elle accomplissait simplement sa cordiale action, sans se croire héroïque le moins du monde, comme font les pauvres gens, toujours prêts à s'entr'aider. «Les microbes!...» Elle haussait les épaules. «Ah! ben, si ça devait empêcher de donner un coup de main à quelqu'un dans la peine!... Y en a toujours eu, des microbes, avant que les savants ils s'en soyent doutés. On n'en mourait ni plus ni moins... On était même plus solide. Alors?...

—«Père Pageant, v'là du beau monde, pour voir vot' dame,» chuchota cette obligeante personne, qui revint vers l'intérieur. Car son obligeance s'alliait fort bien avec un brin de curiosité.

Flaviana, sans s'arrêter aux exclamations du bonhomme, marcha droit à la chambre de la malade.

La fenêtre ouverte, un feu clair de bois dans la cheminée, y assainissaient presque l'atmosphère. On avait enlevé les vieux meubles, encrassés, vermoulus, tiré le lit au milieu, accroché des rideaux en percale blanche. Une infirmière, dans sa blouse de toile, qui se tenait là, devait avoir fait ce miracle de transformer le taudis en une chambre nette de maison de santé. Il avait bien fallu,—devant l'obstination de Pageant et de sa femme, qui eussent préféré mourir tout de suite, que de laisser transporter l'un deux à l'hôpital. Une forme haute se dressa, plus haute semblait-il, dans la longue blouse de toile bise. Et il y eut un cri sourd.

—«Flavienne!... ne restez pas! je vous en supplie... A quoi peut servir cette folle imprudence?

—A vous persuader que désormais votre danger sera aussi le mien, Raymond.»

Un regard seulement répondit. Quel regard!... Mais le jeune docteur dit encore, d'une voix étouffée, frémissante d'émotion:

—«Maintenant que j'en suis sûr... Maintenant que vous m'avez donné cette force divine... retirez-vous, chère... chère...»

Il n'osait achever.

—«Non, mon ami. Je pense comme la pauvre voisine qui vient d'apporter le souper de Pageant: un microbe là où il faut agir, c'est une balle là où il faut se battre. Un soldat ne doit pas y penser.

—Qu'avez-vous donc à faire ici, ma vaillante aimée?

—Quelque chose, sûrement... Et je vais le savoir.»

Flaviana, sur l'oreiller du lit, voyait se soulever des épaules osseuses revêtues d'une camisole, et une tête qu'elle eut peine à reconnaître. La figure de Célestine Pageant, brûlée de fièvre, était d'une rougeur intense. Sa maigre chevelure, d'un noir huileux, où couraient des fils gris, ramenée en arrière et réunie en une natte peu opulente, dégageait les tempes, où d'habitude voltigeaient quelques frisettes, quand ne s'y fixait pas à demeure l'escargot recroquevillé des bigoudis. Son cou tendineux sortait du col de linge, et montrait à la base, au-dessus de la clavicule, une sorte d'emplâtre formé de cette toile percée de jours qu'on applique sur les plaies suppurantes. La malheureuse femme s'efforça de parler, mais aucun son ne sortit de sa gorge, entre ses lèvres desséchées et violâtres. Elle porta une main à son gosier, puis secoua la tête avec souffrance et fureur.

—«Courage!... cela ira mieux bientôt. Nous sommes tous là pour vous soigner,» dit Flaviana de sa tendre voix musicale, et en lui prenant la main.

Raymond, désespéré de voir la bouche fraîche de la charmante créature s'incliner vers l'haleine mortelle, ne put se retenir d'écarter doucement Flaviana.

—«Nous allons procéder à un nettoyage du larynx, avec Mademoiselle,» dit-il, faisant signe à l'infirmière. «Voulez-vous attendre un peu, ici, à côté? Ensuite notre malade pourra certainement vous dire quelques mots. N'est-ce pas,» ajouta-t-il gaiement, «n'est-ce pas, madame Pageant, vous serez contente de dire «merci» à cette belle et bonne étoile, qui vous apporte un rayon réconfortant?»

La fruitière fit un signe, qui était certainement de terreur pour ce cruel raclage de sa gorge auquel on la soumettait fréquemment. Toutefois, une lueur inattendue brilla dans sa prunelle, opaque et illisible comme un grumeau de cirage.

Flaviana voulut aider à l'opération, mais elle vit tant de détresse sur la physionomie de Delchaume, qu'avec son tact toujours inquiet d'exagérer, elle passa docilement dans la chambre voisine. Là, elle trouva l'ancien hercule effondré dans un coin.

—«Le docteur Delchaume la sauvera, mon brave Pageant.

—Dieu le veuille, madame Flaviana! Car, voyez-vous... on a beau vivre comme chien et chat... quand on pense que la maman de ses deux mioches va s'en aller dans le trou noir, on ne peut pas supporter c't'idée-là. Est-ce drôle!... quand ce diable de satané moment arrive, les torts n'existent plus. On ne se rappelle que les bons moments. On a été heureux, nous deux Célestine, au commencement, comme tout le monde. Au fond, c'était une brave femme, dure à la besogne, et qui n'aurait pas fait tort d'un sou à personne. Son vice, ç'a été sa terrible jalousie de ma pauvre petite Berthe. Mais j'étais pas toujours un agneau, moi non plus. Ah! puis elle souffre, que ça me retourne les sangs...»

Il parlait la tête penchée, les mains pendantes entre ses genoux. Les phrases lui coulaient du cœur comme malgré lui.

—«C'est vrai...» dit rêveusement Flaviana. «Vous avez raison, Pageant. Il nous faut pardonner, parce que la mort, elle, ne pardonne pas. Il y avait toujours quelque chose de beau, qu'on n'a pas assez vu, et qu'on regrette, dans les yeux de ceux qu'elle emmène...—ces yeux qui restent en nous, avec toujours un peu de reproche...»

Pageant eut l'air d'hésiter, puis il finit par dire:

—«Ça la tourmente aussi, vous savez, c't'abcès que le docteur lui a fait venir au cou.

—Ça la tourmente... Vous voulez dire qu'elle s'en inquiète?...

—Oui... Et puis ça tire, ça brûle, donc!

—C'est pour son bien.

—Oh! les nouveaux systèmes...» grommela le frotteur.

—«C'était aussi un nouveau système, la vaccine, quand on l'a inventée, Pageant.

—Pas la même chose... La vaccine, elle, empêche la maladie de venir.

—Mais quand la maladie est venue, Pageant, que l'ennemi est dans la place, il faut faire appel à toutes les forces capables de sauver l'organisme.

—Je vous demande pardon, madame Flaviana,» fit le brave homme. «J'suis p'têtre qu'un ignorant...—j'en suis même un pour sûr,—mais je ne comprends pas. Un abcès, ça ne donne pas des forces... Ça en ôte.»

Flaviana eut recours à une comparaison.

—«Lorsqu'un pays est attaqué, dites-moi, qu'est-ce qu'on fait? On mobilise tous les corps d'armée, on amène les troupes en grand nombre vers la frontière ouverte. Eh bien, quand un organisme vivant est attaqué, les choses se passent de même. La nature bat le rappel dans tout cet organisme, et concentre sur un point, en face des envahisseurs, qui sont les microbes, les vaillants soldats, qu'on appelle, d'un nom un peu barbare, les phagocytes. Seulement, il peut arriver que les microbes soient très redoutables, et le corps dont ils font l'assaut, très débile. Alors la science essaie d'un moyen: elle mobilise la réserve, elle suscite l'ardeur, l'enthousiasme, des phagocytes paresseux, des phagocytes antimilitaristes. Et, pour cela, elle crée l'abcès artificiel, qui attire près du point menacé des renforts de défenseurs. Je vous dis cela très en gros, mon bon Pageant, car je ne suis guère plus savante que vous...

—Oh! madame...

—Mais non. Seulement vous pouvez avoir confiance dans le docteur Delchaume. Il remet en usage une chose, d'ailleurs inoffensive en soi, l'ancien cautère, dont on a tant ri, qu'on ne croyait plus bon qu'à mettre,—en proverbe,—sur une jambe de bois. Il en a obtenu des miracles dans les maladies infectieuses.

—Et alors, vous croyez?...

—Qu'il va en faire un de plus?... J'en suis certaine.»

L'infirmière parut à la porte qui séparait les deux pièces. Sur un signe, Flaviana et Pageant la rejoignirent.

La malade, soulevée sur ses oreillers, le visage moins enflammé de fièvre, la respiration presque libre, les regardait. Quand son mari fut proche, elle lui tendit la main, avec un air d'abattement et d'humilité. Puis son regard vira, et, successivement, se posa sur les visages autour d'elle. Ce pauvre homme, qu'elle avait tant tourmenté, cette rayonnante artiste, pour qui elle devait être moins que rien, ce docteur déjà célèbre, et jusqu'à cette infirmière, dont elle n'aurait même pas pu dire le nom, tous ces êtres n'avaient qu'une pensée, à cette minute: sauver sa misérable existence. Et, pour accomplir cela, ils suspendaient tout, ils s'arrachaient à la domination ardente de leurs sentiments, de leurs soucis, de leurs joies,—bien plus, ils risquaient d'attraper l'abominable contagion, ils exposaient leur vie. Et tous les quatre lui souriaient du même sourire encourageant, attendri, fraternel.

Pourquoi?

Une perception confuse de ce qu'elle n'avait jamais connu, jamais éprouvé, les beaux mouvements désintéressés de l'âme humaine, pénétra en elle à travers l'étonnement, à travers la peur et l'espoir, à travers sa mortelle faiblesse et son éperdu désir de vivre. Des larmes vinrent à ses yeux, mirent une clarté céleste et tremblante sur les opaques prunelles en grumeaux de cirage. Quelque chose de splendide se refléta dans cette double goutte d'eau, suspendue entre les paupières fripées. Les mains se joignirent. Les mains rugueuses, dont nul savonnage n'arrivait à blanchir les mille petites rides noires,—les mains sèches, terreur de Titine et de Totor. Un son pénible sortit, raclant la gorge douloureuse:

—«C'est donc vrai qu'on ne va pas me laisser mourir?...» Et, sur leur affectueuse protestation:—«Je ne vaux pas cher, pourtant. On ne me déteste donc pas, vous tous?... A quoi est-ce que je sers dans ce monde?

—Vous êtes mère,» dit Flaviana. «Vous élevez vos chers petits pour être des braves gens.

—Je n'aime qu'eux deux. J'ai fait du mal...»

On l'interrompit.

—«Vous allez faire un grand bien,» dit doucement Delchaume.

—«Moi!...» (Un éclair de redressement.)—«Du bien?... un grand bien?... de quelle façon?...»

Delchaume se pencha vers elle, lui parla avec une bonté, une autorité cordiale, dont Flaviana eut la surprise. Elle ne l'avait jamais vu dans son rôle de guérisseur moral auprès des êtres à l'âme disgraciée, infirme. Toujours, devant elle et devant Bertile, Raymond s'était montré l'homme à la pensée agile, à l'esprit vigoureux, dédaigneux des petitesses, des détails, et dont le cœur blessé gardait une incrédulité au bonheur. Ici, voici qu'il devenait, pour l'œuvre efficace, celui qui se simplifie, s'incline, s'oublie, qui se clarifie, pour ainsi dire. Sa voix même prenait une glissante douceur, s'insinuait comme un baume, suggestionnait, persuadait. Et son beau profil, ciselé contre la lumière d'une lampe, s'imprégnait de mâle et secourable grâce. A ce moment-là, Flaviana sentit qu'elle l'aimait.

—«Vous ne savez pas,» disait-il à Célestine Pageant,—non sans la gaieté puérile nécessaire aux malades comme aux enfants.—«Vous ne savez pas... C'est moi qui vous devrai beaucoup de reconnaissance d'avoir guéri. Car votre guérison ne fait plus de doute. Vous avez été une malade docile. Vous m'avez laissé faire. Et, grâce à vous, s'affirme le succès éclatant d'une méthode nouvelle, contre toute une catégorie de terribles maladies infectieuses. Parce que vous aurez guéri, des milliers de gens guériront. D'abord, on leur racontera votre miracle, à vous... Un vrai miracle... oui. On vous a tirée de loin. Le brave papa Pageant vous le dira. Ça donnera aux désespérés la confiance, la foi en la vie, sans laquelle le plus savant docteur ne peut rien. Les médecins aussi auront la foi. Ils oseront faire ce qu'il faut. Alors... comprenez-vous maintenant? Voyez-vous tout le bien que vous aurez fait?

—Ça sera vous, docteur,» dit rauquement la malade.

Mais ses yeux rayonnaient. Un sourire qu'on ne lui connaissait pas la transfigura. Elle se sentait nécessaire—plus que nécessaire, précieuse. Son corps peu attrayant, et l'âme revêche qu'il abritait, prenaient soudain une dignité dont elle était salutairement émue. Sa vie infime de mégère querelleuse importait donc?... Ça n'était pas des mômeries, des grimaces, cette sollicitude de tous, contre laquelle son mauvais esprit s'insurgeait tout à l'heure. Elle murmura:

—«Y a de bonnes gens, tout de même.»

Puis, ne sachant comment marquer la transformation qui s'opérait en elle, tout à coup, elle trouva ceci. S'adressant à Flaviana, elle dit, avec un tremblement qui n'était pas celui de la fièvre:

—«Madame, comment va notre pauvre petite Berthe?... J'ai pensé à elle quand j'ai cru mourir, l'autre nuit... J'ai du regret...» Une suffocation l'arrêta, et elle reprit dans un souffle:—«Voudrez-vous bien... dites... lui demander qu'elle me pardonne?...»

Gentiment, avec d'apaisantes paroles, on la fit taire.

—«Laissons... Il faut qu'elle repose,» commanda le médecin.

La lumière fut baissée. L'infirmière demeura. Mais, dans la pièce voisine, Pageant ayant vu que le docteur retenait leur visiteuse pour lui parler à mi-voix, s'éclipsa, par discrétion. Le brave frotteur balbutia quelques mots:—«Une commission chez le pharmacien...»

Alors ce fut là, dans cette humble salle à manger d'ouvriers, à la clarté médiocre d'une lampe à pétrole coiffée de son abat-jour en papier, que la splendide danseuse, l'étoile admirée de l'Europe, la fée légère des pays de mirage, celle à qui les souverains baisaient le bout des doigts, mit sa main dans la main du maître de son cœur, sans s'inquiéter si celle-ci ne gardait pas la menace de la mort, qu'elle venait de combattre.

Mais la révélation de leur tendresse immense fut voilée de mélancolie,—non pas à cause de l'heure, ni du décor, ni des mortelles embûches. Ce qui était en eux ignore l'anxiété des veilles lugubres, la misère des choses, et ne croit qu'aux espoirs sans fin. S'ils parlèrent avec tristesse du plus merveilleux bonheur qui soit au monde, ce fut à cause de l'enfant,—de LEUR enfant—de ce petit être, à la fois un petit prince Serge et un petit François Delchaume, et surtout si fortement, si miraculeusement, l'enfant de leur amour, bien qu'il ne fût pas né de leur amour. Le retrouveraient-ils? Toute perspective enchantée leur était interdite tant que cette inquiétude, plus morne qu'un deuil, habiterait leur cœur.

Flaviana raconta l'aventure de sa journée. Que de commentaires, de raisonnements, de résolutions, de plans de campagne! Lorsque, enfin, la jeune femme sortit, laissant son ami à sa lutte contre le mal infectieux dont il ne se croyait pas définitivement vainqueur, la nuit s'avançait.

Dans la petite cour moisie, Flaviana crut voir glisser une ombre plus noire que les ténèbres, et elle eut un sursaut de frayeur. Mais, aussitôt, elle devina.

—«Mon pauvre Pageant, vous attendiez, là!... Mais il fait glacial!...

—Oh! j'étais trop heureux, madame!... Je vais maintenant vous chercher une voiture. Il y en a toujours, à côté, à la gare. Et, si vous permettez, je monterai à côté du cocher, pour être sûr qu'il ne vous arrive rien.»

Dans l'appartement de l'étoile, la bonne Mélanie veillait.

—«Ne m'approchez pas,» dit prudemment sa maîtresse. «Je viens de chez une malade. Vite... un bain... du linge. Et tout ce que j'ai sur moi... à l'étuve!... Vous tirerez parti pour vous de ce qu'on n'aura pas trop abîmé.

—Quel dommage! Madame sait qu'elle porte sa robe d'intérieur toute neuve... si jolie... un vrai souffle!... il n'en reviendra rien.

—Ah! Mélanie, que c'est peu de chose! Mademoiselle ne s'est pas réveillée?... Voyez donc.»

La grosse personne s'en alla sur la pointe des pieds, qui ne ressemblait guère aux pointes de la Reine des Elfes, mais qu'on n'entendait pourtant guère sur les tapis épais. Elle revint bientôt à la salle de bains, où Flaviana disparaissait jusqu'aux épaules, dans une eau qu'un produit antiseptique parfumé rendait d'une opacité laiteuse. Même, par surcroît de précaution, la danseuse y dénouait sa chevelure noire, assez courte, mais épaisse et naturellement bouclée.

—«Mademoiselle Bertile doit dormir à poings fermés. Rien ne bouge dans sa chambre, et il n'y a pas un fil de lumière sous la porte.

—Tant mieux.

—Mademoiselle m'a dit de prévenir Madame qu'elle lui a laissé un mot, à cause d'un coup de téléphone qu'elle a reçu.»

La figure brune, dans l'eau opaline, entre les nerveuses mèches qui se tordaient dans l'humidité, comme des sarments au feu, s'étonna.

—«Un coup de téléphone... Tiens!... A quelle heure?

—Il n'était pas neuf heures. Madame venait de partir.

—Qu'est-ce que c'était?

—Je ne sais pas,» dit la femme de charge.

Et sa face de lune bienveillante se renfrogna un peu. Curieuse à proportion de son dévouement, Mélanie ne concevait pas que ses jeunes maîtresses eussent à lui cacher quelque chose. Elle ajouta froidement:

—«Mademoiselle ne m'a rien dit. Le téléphone était resté près d'elle depuis ce matin, parce qu'elle avait attendu toute la journée une communication de Madame.

—Et elle m'a laissé un mot?

—Oui... sous enveloppe,» souligna la brave femme qui se fût si volontiers chargée d'une commission verbale.

—«Allez me le chercher.»

Le chiffon de papier, vite ouvert, vite lu, produisit sur Flaviana un effet galvanique.

—«Mélanie, mon peignoir!...» s'écria-t-elle, dressant hors de l'eau, derrière le rempart de linge aussitôt tendu, son corps effilé, noble de lignes, lisse et chaudement pâle comme un marbre grec.

A peine vêtue, par-dessus sa chemise, d'un neigeux vêtement d'intérieur, linon et dentelles, les pieds nus dans ses pantoufles de satin blanc, (car Flaviana, chez elle ou dehors, ne portait que du noir ou du blanc), la danseuse s'élança chez Bertile.

Derrière elle, Mélanie repêcha, sur le lac irisé que contenait la baignoire, le billet qui y flottait, à demi submergé, comme un radeau en détresse. Il contenait si peu de mots, qu'un œil, même moins aiguisé, les eût saisis sans le faire exprès:

«Flaviana chérie,

«Je ne dors vas. Viens, à quelque heure que tu rentres.

«Ta sœurette Bertile, qui t'adore.»

«Je ne dors pas. Elle dit cela, mais le sommeil aura été le plus fort,» pensait l'étoile. Aussi fût-ce avec une silencieuse douceur qu'elle poussa la porte de la chambre. Du dedans, l'électricité jaillit. Une voix faible et frémissante s'écria:

—«Ah! enfin!... enfin!... Viens vite, chérie!... Si tu savais!...

—Quoi donc?... Mais quoi donc? Qu'est-ce qui t'agite ainsi, petite mignonne?...» demandait l'aînée, presque avec effroi.

Tendrement, elle se prêtait à l'étreinte affolée des bras si frêles, tandis que la tête blonde s'abattait contre elle, en un geste à la fois câlin et désespéré.

—«Flaviana... Est-ce vrai que tu as un enfant?...»

Ce fut au tour de la jeune femme de trembler d'émotion. Et toutes deux se serraient l'une contre l'autre, éperdument.

—«C'est vrai. Je voulais te le dire ce soir même.

—Tu es inquiète de lui?

—Dieu!...»

L'anxiété du cri bouleversa Bertile, qui jeta, tout d'une haleine:

—«Rassure-toi... On veille sur lui. Des amis le suivent.

—Des amis?... Lesquels?... Mais que sais-tu?... Comment?... Oh! ma petite Bertile!... ma petite Bertile!...»

La fillette raconta. On avait téléphoné.

—«Mais qui?...

—Un inconnu... un homme. Il n'a pas voulu se nommer. Mais il m'a assuré que tu le reconnaîtrais, que tu le croirais... à certains signes.

—Alors... voyons... dis! Dis vite, dis tout... exactement... comme tu as entendu.

—Le timbre du téléphone a résonné. J'ai pensé que c'était toi... ou... le docteur. Je me sentais si seule. J'attendais... je ne sais quoi... Pardon...»

Un petit sanglot, vite retenu... Une caresse de Flaviana,—une caresse un peu distraite peut-être, toute l'âme de la mère tendue vers l'autre... vers l'absent, dont elle allait entendre parler.

Or, voici ce que Bertile lui répéta: Le mystérieux correspondant, d'abord, avait demandé Flaviana. Puis, apprenant l'impossibilité de lui parler, il avait dit:

—«Qui que vous soyez, écoutez et transmettez-lui mon message. Une jeune fille, avec la douce voix que vous avez, ne peut lui vouloir du mal. D'ailleurs, je n'ai pas le choix. Je téléphone d'une petite ville de la vallée du Rhône, où je passe la nuit avec mes compagnons, et avec l'enfant vers qui Flaviana tendait tout à l'heure, à travers la grille du Vieux-Moutier, des bras qui ne pouvaient être que ceux d'une mère. Elle ne me connaît pas, mais je l'ai reconnue, moi. Car je ne suis qu'en apparence un valet de pied, tel que j'en avais l'air, sur le siège de l'auto, à côté de l'homme redoutable. A travers la nuit, par une ruse que je ne pourrai sans doute renouveler de si tôt, je jette une parole rassurante à celle qui fut la femme de Dimitri Omiroff. Je réponds de son fils. Et Katerine est avec moi pour le protéger. Encore un mot: que notre silence ne l'effraie pas, même s'il dure. La plus grande imprudence serait de lui ramener tout de suite l'enfant.»

Bertile ajouta:

—«C'est à peu près, mot pour mot, ce que j'ai pu saisir. La voix s'est tue brusquement, comme suspendue par une impérieuse prudence. Il n'y a qu'une chose... importante sans doute... que je ne retrouve pas... Le nom de famille de cette Katerine. Je ne l'avais pas distingué nettement.

—N'était-ce pas Risslaya?... Katerine Risslaya?

—Il me semble... Mais... chérie... tu es si pâle! Parle-moi. Que penses-tu?...

—Je pense, ma Bertile, que c'est trop beau. J'ai peur de croire. Et cependant... Katerine m'a dit de ne pas douter d'elle si je ne la retrouvais plus. Elle a dû partir avec cette voiture, avec ces gens... trouver un stratagème. Et il y avait, sur le siège, un autre homme...»

Parlant à mi-voix, comme à elle-même, rapprochant les indices, supputant les chances, Flaviana n'osait s'avouer trop de confiance, tandis qu'en secret son cœur palpitait d'un irrésistible espoir.

La main fluette de Bertile se posa sur la sienne, si timidement, si tendrement, que, malgré la préoccupation unique, intense, la mère s'oublia dans un profond élan vers cette douce petite.

—«Chère mignonne, tu as le droit de tout savoir. Je n'ai pas de secret pour toi. Mais dans quel tourbillon la vie m'a prise! Demain... Ou plutôt: ce matin, dans quelques heures, quand tu te réveilleras, je te dirai...

—Pourquoi pas tout de suite?

—Tu es trop fatiguée. Tu as déjà veillé pour m'attendre...

—Dormiras-tu, toi, Flaviana?... Ah! tu n'oses pas l'affirmer. Eh bien, moi non plus. Restons ensemble. Et dis-moi tout, de ta tristesse... et de ton bonheur.»

Flaviana raconta tout.

Quand elle eut terminé, quand elle se pencha pour donner un baiser à Bertile, qui promettait, secouée par mille émotions, d'essayer toutefois de dormir, Flaviana entendit à son oreille un chuchotement.

—«Mon étoile chérie,» murmurait la petite danseuse, «je partirai donc tranquille. Tes deux amours vaudront mieux que ma pauvre tendresse. Et je n'en suis pas jalouse!... Seulement... dis... tu ne m'oublieras pas!...»

XII
PLUS RAPIDE QUE LE RAPIDE

—«Why, t'is not awfully jolly... What do you think? [2]»

[2] «Vraiment, ce n'est pas d'une gaieté folle... Qu'en pensez-vous?»

Lord Hawksbury s'exprimait dans sa langue maternelle, la sachant familière à Boris Omiroff.

Ce qui n'était pas «d'une gaieté folle»—ou, traduction littérale: «pas terriblement joyeux»—c'était le paysage fuyant de part et d'autre du wagon-salon réservé au prince.

Le rapide transsibérien, ayant dépassé Omsk, filait à une vitesse vertigineuse, suivant une ligne qu'on eût dit le diamètre d'une circonférence d'eau congelée. Tellement unie était la plaine immense, sous son tapis de neige, que les légers accidents de terrain semblaient à peine de petites vagues figées. Tristesse plus poignante que la tristesse du désert, car la lumière, qui joue sur l'or des sables, qui l'anime de reflets et de mirages, ne resplendissait pas sous la lourde coupole grise de ce ciel boréal. Bien qu'on approchât de midi, rien ne laissait deviner la présence du soleil derrière cette voûte immobile de plomb et d'étain, où roulaient, comme prisonnières, des vapeurs fumeuses et rouillées. Tristesse plus oppressante que celle de la mer, car les flots vivent, dans leur perpétuel mouvement. Ici, les voyageurs du transsibérien pouvaient se croire les visionnaires effarés d'une planète morte. Certains paysages lunaires doivent ressembler à ces steppes hibernales.

Et Frederick de Hawksbury répéta qu'il ne trouvait pas ce spectacle «terriblement joyeux».

—«Vous êtes difficile, mon cher adversaire,» dit Omiroff. «Moi, j'estime l'existence admirable. Elle me rapproche à toute minute d'une fiancée que j'adore. Et mes idées ne seraient pas plus souriantes si ce train où nous sommes traversait une vallée fleurie, sous un soleil radieux. D'où vous vient cette humeur morose? N'avez-vous pas pris tout à l'heure, comme je l'ai fait, une bonne douche glacée. Rien ne vous dispose aussi allégrement, et l'on ne se doute plus qu'il fait vingt-cinq degrés de froid dehors.»

Hawksbury, enfoncé dans un moelleux fauteuil tournant, les jambes allongées, les coudes calés aux deux bras du meuble, et les bouts des doigts juxtaposés suivant son habitude, considéra le prince, qui allait et venait, fumant une cigarette.

Depuis qu'il avait rejoint le Russe, pour obéir à Flaviana, il étudiait le personnage. Et, de plus en plus, sous les dehors du grand seigneur fantasque, intrépide, aventureux, joyeux vivant, bon garçon, en apparence ouvert à la généreuse civilisation moderne, il retrouvait le barbare, le féodal, l'être d'égoïsme, de tyrannie, de brutalité, dont le type subsiste héréditairement là où il est conservé, préservé, maintenu par le régime autoritaire.

Pourquoi l'homme évoluerait-il quand le milieu, demeurant immuable, ne l'y contraint pas? Cette contrainte, qui ne se produit point en Russie par une évolution normale, a peu de chances de s'établir par le terrorisme révolutionnaire. La violence, généralement, appelle la violence. L'action suscite la réaction. Cependant c'est pour faire franchir au moyen âge, attardé dans l'âme slave, les étapes le séparant du vingtième siècle, que les intellectuels opprimés précipitent les temps à coups de bombes.

Quels abîmes creusent entre les hommes les siècles qu'ils ne vivent pas tous également vite!... Être des sauvages ensemble, c'est un élément de bonheur, plus certain que d'être les sociétés millénaires, où se coudoient des individus de tous les cycles historiques, où des âmes ténébreuses de l'âge de pierre, des âmes nomades des époques pastorales, des âmes crédules des temps mystiques, des âmes de guerriers, d'esclaves, de chevaliers, de moines, de courtisans, de démagogues, doivent s'enfermer dans le plus récent idéal, créé d'après la plus récente formule d'une avant-garde de l'esprit humain.

Il y avait certainement trois à quatre cents ans de distance entre le membre de la Chambre des Pairs et le boyard de la Petite-Russie. Tous deux se tenaient dans un élégant salon, qu'emportait à près de cent kilomètres à l'heure une machine lancée par le dernier miracle de la science sur deux lignes d'acier allant de Moscou à Vladivostock. Mais ce prodige moderne, en égalisant leurs gestes, leur façon de vivre, n'égalisait ni leurs conceptions ni leurs sentiments. Toutefois, ils se marquaient l'un à l'autre la plus parfaite courtoisie. Leur duel, n'ayant été provoqué par aucune offense grave, ne pouvait les brouiller, bien que Boris se plaignît encore plaisamment de souffrir de l'épaule. Et leur destinée semblait être de devenir cousins par alliance, Boris devant épouser lady Maud.

—«Puisque vous allez au-devant d'elle, je vous accompagne,» avait proposé Hawksbury, après avoir accepté l'hospitalité du prince dans le formidable château des Omiroff, en Petite-Russie.

Ce fut dit, ce fut fait, comme si le voyage de dix jours jusqu'à Irkoutsk n'eût été qu'une randonnée en traîneau sur les domaines du prince.

Frédéric se disait: «Peut-être obtiendrai-je enfin ce qu'espère Flaviana.» Car il s'était heurté au mutisme de Boris, à une résolution de ne rien reconnaître, de ne rien comprendre. Il s'y heurtait toujours. Mais une autre pensée occupait l'Anglais, grandissait chaque jour, plus dominatrice, dans son esprit: «Je dois dessiller les yeux de ma cousine. A moins qu'elle ne soit folle, elle ne persistera pas à épouser un tel homme, un être sans scrupules, sans véritable honneur.»

D'après les dépêches échangées, les voyageurs rencontreraient à Irkoutsk la duchesse de Carington et sa fille. Trois jours de voyage les séparaient encore de cette ville. A mesure qu'on s'en rapprochait, la délicieuse figure de Maud s'évoquait plus souvent, avec une réalité plus vivante, dans la pensée de lord Hawksbury. A l'imaginer telle qu'elle était, délicate, fière, farouchement virginale, très affinée de principes, et, malgré tout, si indépendante, et d'une telle générosité d'esprit et de cœur, Hawksbury trouvait de plus en plus intolérable l'idée de son mariage avec Boris.

A se préoccuper de Maud, fiancée, de Flaviana, mère, d'étranges interpositions de sentiments se produisaient chez Frederick. Pour laquelle des deux, maintenant, éprouvait-il une anxiété plus troublante? Quel genre d'émotion le secouait soudain lorsque la brune figure, gravement passionnée, s'effaçait par instants derrière la splendeur dorée de l'auréole blonde, lorsque le sourire hautain, capricieux, puéril, mais si captivant, de l'enfant gâtée, se substituait au sourire lent, profond, magiquement triste, de la divine danseuse? L'Anglais, devant l'énigmatique Fée des Elfes, songeait en soupirant qu'il possédait la clef de l'énigme, et il la voyait pressant dans ses bras un petit enfant. Rivaliser?... Impossible!... Et d'ailleurs nul aiguillon de feu ne lui en suggérait plus la frénétique envie. Mais la petite bouche railleuse et mutine de Maud le faisait songer aux baisers qu'y mettrait Boris. Et alors la piqûre d'une singulière jalousie lui perçait les moelles, éperonnait son aversion pour le Russe jusqu'à la haine, jusqu'à la rage. Quand celui-ci eut énoncé sa profession de foi joyeuse dans la vie,—ou plutôt dans les voluptés de la vie,—lord Hawksbury lui dit à brûle-pourpoint:

—«Je ne conçois pas qu'un être de jouissance et d'insouciance tel que vous ne saisisse pas l'occasion de se débarrasser à jamais d'une obsession pénible, d'une menace constante, persiste à traîner jusque dans sa vie d'homme marié le poids d'une action abominable, et bien plus dangereuse qu'abominable.»

A cette attaque directe, Omiroff ne montra ni colère, ni surprise. Il eut plutôt le mouvement de quelqu'un à l'oreille de qui résonne tout à coup un signal qu'il attendait. Suspendant sa marche en va-et-vient à travers le wagon-salon, il se planta, l'air un peu ironique, devant son interlocuteur.

—«Tiens!» s'écria-t-il, «vous ne m'aviez plus reparlé de ça depuis Moscou.

—Vous refusiez de m'écouter.

—Je n'aurais pas eu cette impolitesse.

—Vous ne me répondiez pas. Cela revient au même.

—Je vous demande pardon.

—Auriez-vous réfléchi, prince?

—J'ai réfléchi à ceci: c'est que, malgré ce qu'il y a de peu aimable pour moi dans vos suppositions, l'estime que j'ai pour vous, pour le cousin germain de ma future femme, doit m'engager à en tenir compte.

—Cela veut dire?...

—Qu'au lieu de m'enfermer dans un silence dédaigneux, je vous donnerai une explication... loyale.

—Loyale?

—En doutez-vous, Hawksbury?» dit Boris, sans mauvaise humeur. Et il ajouta d'un ton léger:—«Vous ne voulez pas que nous nous servions encore mutuellement de cible? Ce serait ridicule, mon cher.

—Voyons votre explication.

—Écoutez... si nous buvions d'abord une coupe de champagne,» proposa le prince, appuyant un doigt sur la sonnerie électrique. «Le perpétuel reflet de cette plaine de neige finit par me barbouiller le cœur.

—Du champagne à onze heures du matin, et à jeun!» s'écria l'Anglais.

—«Préférez-vous un cocktail. J'ai avec moi un garçon qui les compose à miracle.

—Vous avez donc tout avec vous?... Vous n'avez pourtant pas emporté votre château de l'Ukraine dans ce diable de train?

—Quelle plaisanterie! Mais non, au contraire, jamais je n'ai voyagé moins confortablement. Seulement, pour les cocktails... Vous savez, ce domestique, Sémène, qui m'a rejoint à Moscou?... il a une recette!... Vous m'en direz des nouvelles.

—Va pour le cocktail,» dit Frederick, dont l'idée n'était que d'entendre au plus tôt ce que Boris avait promis de lui révéler.

Justement, ce fut Sémène qui répondit au coup de sonnette du maître,—le Sémène qu'Omiroff avait donné pour second à Flatcheff, le Sémène qui glissait des avertissements dans les chaussures de Katerine Risslaya, le Sémène qui avait joué un rôle dans l'Allée des Tombeaux.

Après plusieurs télégrammes adressés au prince comme émanant de son effroyable serviteur, de celui qui dormait sous le couvercle à jamais retombé du sarcophage, l'homme était venu lui-même. Il avait calculé le temps, pour ne rejoindre le prince, ni durant le séjour en Ukraine, ni dans le palais de la Perspective Newsky. Survenant à Moscou, au passage du voyageur, il était certain de se faire emmener. Sa prévision se réalisa. Voilà pourquoi sa taille athlétique, dans la livrée un peu voyante, apparut en se courbant à l'étroite porte du couloir.

—«Tiens! pourquoi toi?» demanda sévèrement son maître, qui attendait le premier valet de chambre, et n'admettait pas une interversion de service.

—«Votre Excellence nous excusera,» répondit Sémène avec l'humilité de rigueur. «Mais la sonnerie fonctionne mal. Il doit y avoir un mélange des fils. Et alors... au tableau...

—Qu'est-ce que tu me chantes?... Allons, déguerpis. Va préparer un cocktail, et envoie-le avec une bouteille de champagne... Mais que ce soit Vassili qui l'apporte. Tu n'as rien à faire ici.»

Un instant après, Vassili, plein d'importance et de dignité, présentait le plateau d'argent, sur lequel brillait tout un attirail de verres, de brocs en cristal, de liqueurs, de chalumeaux de paille et de glace pilée. L'ayant posé sur une table, il se préparait à servir, quand le prince le congédia d'un geste. Mais aussitôt celui-ci se ravisa:

—«Dis donc, Vassili, qu'est-ce que cette histoire de sonnerie détraquée?

—La vérité, Excellence. Il y a quelque chose de dérangé.»

Le front de Boris se contracta.

—«Ah! je n'aime pas beaucoup cela. Dans un train où circulent tant de gens, je veux être chez moi, avec mon personnel, pouvoir appeler qui m'est nécessaire.»

Hawksbury l'observait. Il vit passer sur ce visage audacieux l'ombre de la terreur secrète, profonde. Boris Omiroff pouvait l'étourdir, sa terreur, il pouvait la dominer, car il était brave. Il pouvait même l'oublier, à certains moments,—mais il ne pouvait pas faire qu'elle ne vécût au fond de lui, qu'elle ne l'accompagnât partout. Il se savait guetté comme une proie,—peut-être pas plus farouchement, mais pour le moins autant, qu'un certain nombre de hauts personnages officiels, ayant vécu, comme lui, dans la frénésie de l'autorité sans bornes et du bon plaisir, avec le lourd héritage de la sauvagerie de leurs pères. Serait-ce lui... serait-ce un autre... qui paierait le premier acompte de la dette rouge, qui restituerait avec son sang un peu des flots de sang versés, qui servirait d'exemple? Parfois, un brutal frisson le secouait, malgré qu'il en eût, dans le sursaut de la pensée soudaine. Cela venait d'arriver. Il avait pâli.

—«Et je parie,» cria-t-il avec une fureur grondante, «que pas un de vous n'est fichu de me réparer cette sonnerie.

—Pardon, Excellence.

—Et qui cela?... Toi, peut-être?...»

Puis, comme Vassili secouait la tête, Boris hurla:

—«Tu ne vas pas m'amener un ouvrier quelconque! Personne ne doit pénétrer dans mon wagon, tu le sais bien.

—Sans doute, Excellence.

—Les portes sont toujours fermées à clef?... Tu y veilles?... Et il n'y a pas de soufflet de communication entre ma voiture et le reste du train?

—Tout cela est en règle, suivant vos ordres, Excellence.

—Alors?...» demanda le maître, un peu radouci.

—«Si Votre Excellence veut bien se rappeler... Sémène... Il est très fort pour toutes ces machines d'électricité. C'est lui qui réparait les plombs sautés, les petits accidents de ce genre, à Paris.

—Comment veux-tu que je le sache?

—Votre Excellence permet-elle qu'il s'en occupe?

—Oui... Et le plus tôt possible... Tu m'entends?... Tout de suite.»

Omiroff, à cette minute—et il s'en rendait compte, d'où cette exaspération—subissait une étrange déroute de ses nerfs. Pourquoi?... Que sentait-il donc autour de lui? Rencontrant le regard de lord Hawksbury, il rougit comme on rougit à douze ans.

—«Pardonnez-moi, mon cher,» reprit-il en anglais. «J'oubliais que je vous ai promis deux mots d'explication.» Et alors, se retournant vers le valet de chambre:—«Dans dix minutes... Vassili... le temps de boire ceci tranquillement... tu enverras Sémène pour réparer cette sonnerie.»

Puis il se versa et avala d'un trait une grande rasade d'extra-dry.

Du bout d'un chalumeau, Frédéric huma quelques gouttes du cocktail.

—«Comment le trouvez-vous?... Fameux, hein?...» demanda le Russe, qui vida aussitôt sa seconde coupe.

Le sang qui, tout à l'heure, colorait son visage, y revint, s'y fixa. La superbe figure s'altéra de brutalité. Les mâchoires se contractèrent, le maxillaire inférieur férocement projeté en avant. Les yeux, d'un bleu doré, se brouillèrent de fibrilles pourpres. Un sourd juron échappa au prince.

Lord Hawksbury se représenta sa belle cousine, cette Maud, douce et fraîche comme une neige d'avril sur les branches roses des pommiers en fleur. Une telle grâce d'âme et de corps!... Et la révélation pour elle—la première révélation—du véritable tempérament de cet homme!...

Omiroff achevait la bouteille de champagne.

—«Dieu! que j'avais soif!» dit-il, la bouche pâteuse, à demi ivre. Et, sans transition:—«Donc, voilà, Hawksbury... Voilà pourquoi vous ne devez pas,—non ce n'est pas digne de vous,—donner dans ces histoires de femme et d'enfant perdu... La pauvre Flaviana est folle. Elle est restée un peu fêlée depuis les événements... fâcheux pour elle, j'en conviens... La mort de mon frère... Leur fils mis au monde avant terme, dans la douleur de ce foudroyant veuvage. Aujourd'hui, savez-vous ce qui en est?... Son enfant n'existe plus. Vous entendez bien... Je vais vous en faire le serment—le serment le plus sacré pour nous autres Russes... Je vous jure que l'enfant est mort... Je vous le jure par notre tsar, notre pape, notre père!»

Hawksbury frémit. L'accent de Boris eût porté la conviction même chez un homme d'une psychologie moins avertie. Celui-ci ne douta pas. Un prince Omiroff peut tout faire, sauf se parjurer par le nom de son souverain.

Au même instant, Sémène paraissait,—les dix minutes étant écoulées,—avec cette exactitude qui ne discute pas les ordres. Comme il entrait, le prince répéta,—et ce fut étrange,—avec un regard vers ce domestique, un regard comme de connivence:

—«Certes, je puis le jurer sur mon honneur, l'enfant dont il s'agit, est mort.»

Hawksbury vit distinctement l'homme en livrée tressaillir. Il eut le choc de ses yeux, levés sur lui, dans un effarement, une interrogation anxieuse, puis détournés aussitôt.

«C'est ce garçon-là,» pensa l'Anglais, «qui a dû lui apporter la nouvelle, en le rejoignant à Moscou. Le meurtrier peut-être... Et cependant... ses yeux...»

La physionomie de ce Sémène frappait Frédérick. Il eut voulu le revoir en face. Mais l'homme tournait le dos, disposait les outils, puis un paquet de fils électriques.

Une autre intuition troubla Hawksbury.

«Ne serait-ce pas depuis mon intervention, et à cause d'elle, que cet abominable Omiroff s'est décidé à supprimer le pauvre petit être? Il aura trouvé que trop de gens sont dans le secret. Ah! malheureuse Flaviana!...»

Exacte prescience. L'ordre qui décidait Flatcheff à agir, transmis dans un langage conventionnel, était parti de l'Ukraine, tandis que le prince traitait Frederick en hôte pour lequel on ne saurait avoir trop d'égards, dans cette demeure de légende qu'il possédait au bord du Dniéper. Et Sémène lui avait apporté la nouvelle de la disparition éternelle de son neveu, enfermé dans le sarcophage, endormi sans souffrir, assurait-il, au moyen d'une dose énorme de chloroforme. Suivant le récit de l'étudiant transformé en valet de chambre, Flatcheff ne resterait dans le Midi de la France que le temps nécessaire pour assurer, moyennant la forte somme, le départ des époux Kourgane. Il les faisait embarquer à Marseille, à destination de quelque pays de soleil, où ils allaient finir leurs jours.

Maître de lui-même, comme en toute circonstance, le comte de Hawksbury venait de se lever, impassible, afin de quitter le salon où Sémène se préparait à réparer la sonnerie.

«Je ne poursuivrai mon chemin côte à côte avec ce diable de Russe (this devil of a Russian)», se disait-il, «que pour empêcher ma cousine de l'épouser.»

Plein de mélancolie et de dégoût, il considéra le grand corps du prince, vautré sur un divan. A la portée de Boris était une seconde bouteille de champagne, que celui-ci avait entamée sans même se servir d'une coupe. A cause des secousses du train, ou parce que le liquide coulait ainsi plus agréablement dans son gosier, Boris le buvait maintenant à la régalade. Était-ce son humiliante frayeur, presque avouée, des nihilistes?... Était-ce l'évocation de sa petite victime, qui portait Boris à la distraction étourdissante de l'extra-dry?... Le fait est qu'il semblait glisser avec plaisir au vertige de l'ivresse.

—«Où allez-vous, Hawksbury? On est bien, ici. Ce garçon va avoir fini tout de suite. N'est-ce pas, Sémène?

—Je n'en ai que pour quelques minutes, Votre Excellence.

—Vous voyez, Hawksbury. Ah! moi, je n'abandonnerai pas ce divan pour un empire,» ajouta Boris, de la voix somnolente d'un homme que gagne un invincible sommeil. Il murmura encore:—«Ne manquez pas... pour déjeuner. Vous savez, à une heure, pas avant.»

Hawksbury hésita. Il ne pouvait, avant que le train s'arrêtât, quitter le wagon du Russe, puisque la communication n'existait pas entre cette voiture et les autres. Or, en dehors du salon, il n'y avait que la cabine à coucher du prince, son cabinet de toilette et les compartiments du service. Mais l'Anglais préféra s'éloigner de cet homme, se promener dans le couloir, contempler sans l'accompagnement de ses ronflements, la désolation des steppes sibériennes.

Au dehors, c'était toujours le même tapis morne de la neige, la même étendue, le même aspect de planète maudite, sous le même ciel lourd et livide.

Comme il passait devant la porte vitrée du salon, Frédéric jetant machinalement un coup d'œil à l'intérieur, vit Sémène qui soulevait le tapis presque au pied du divan où reposait son maître.

«Tiens! quel drôle d'endroit pour faire passer le fil d'une sonnerie.»

Pensée fugace... Observation presque inconsciente. D'autres sujets absorbaient trop le raisonnement de l'Anglais pour que son attention pût s'arrêter à un détail. Toutefois il s'étonna tout à fait en trouvant, à un autre retour, le volet intérieur fermé. Prenant la poignée de la serrure, il fit le mouvement d'ouvrir, pour rentrer dans ce salon, où le prince l'avait prié de se considérer comme chez lui. La porte résista. On avait dû pousser le verrou. Interloqué, presque offensé, de se voir relégué ainsi dans le couloir, il réfléchit que Boris, somnolent et à moitié ivre, ne l'apercevant plus, pouvait le croire retourné dans son propre compartiment. Les wagons, durant la marche, ne communiquaient pas, il est vrai, mais un cerveau chaviré n'y regardait point de si près.

—«What a beast! (Quelle brute!)» grommela Frederick. Et, tout seul, il ne se défendit pas de sourire. «Je rentrerai quand son domestique ouvrira pour s'en aller. Mais c'est la dernière fois que je serai son hôte. Puisque l'enfant de Flaviana n'est plus,—et il faut bien en croire le serment de ce sauvage superstitieux,—je n'ai rien à faire avec cet homme, qui a trois ou quatre siècles de moins que moi. Il est contemporain de son effrayant château-fort, sur le Dniéper...»

Hawksbury alluma un cigare et monologua en lui-même devant l'implacable blancheur sibérienne,—blancheur à peine trouée de temps à autre par un petit amas noir, d'où montait un peu de fumée, comme une haleine, et qui était un village.

Cela passait en éclair le long du train frénétique. Là aussi, il y avait des êtres si loin de lui, si loin! Est-ce que le progrès ne ferait qu'espacer les hommes, les échelonner à des distances infiniment plus grandes au moral que n'étaient matériellement celles des routes de la terre quand la vapeur ne les dévorait pas?

Sa rêverie absorbait Frederick. Puis tout à coup:

—«C'est drôle... ce domestique n'en finit pas...»

Une colère soudaine envahit l'Anglais. Il avait envie de s'étendre, lui aussi, sur un divan. Eh bien, si ce n'était pas dans le salon du Russe, ce serait sur son lit. Pourquoi se gêner? Il allait bien voir.

Impérieusement, Hawksbury ouvrit le compartiment où couchait Boris. La porte, cette fois, céda tout de suite.

—«Parfait, je vais en prendre à mon aise.»

Le lit, durant la journée, représentait une large et moelleuse banquette. D'un coup d'œil Frederick embrassa ce nid capitonné, où il allait s'offrir une confortable revanche. Mais il tressaillit. Une ombre passait devant la fenêtre, en face de lui,—une forme agile et rapide, qui s'en allait, à contresens de la marche du train.

L'effet physique de surprise passé, le voyageur ne s'étonna pas autrement. «Mais c'est égal,» pensa-t-il, «à une vitesse pareille, je n'aurais pas cru semblable exercice possible,—même à des employés que l'accoutumance enhardit.»

Deux minutes après, étalé de tout son long, le comte Hawksbury coupait, lui aussi, par un somme, la longueur de la matinée. Il ne devait luncher qu'à une heure, et sa montre ne marquait pas encore midi.

A ce moment même, dans le dernier compartiment du wagon de seconde classe qui suivait immédiatement la voiture du prince Omiroff, deux voyageurs, un jeune homme et une jeune femme, se trouvaient seuls.

La jeune femme était blonde, avec des cheveux épais, taillés courts sur la nuque, une figure laide, ardente, où la palpitation d'une vie forte et nombreuse comme la vie d'une foule, mettait une fascination supérieure à la beauté. L'homme,—un géant,—portait une expression, au contraire, placide, concentrée, dans de grands membres aux gestes rares, comme sur un visage défiguré par un œil mort et par une cicatrice.

—«Pierre,» dit la jeune femme, «nous approchons du fleuve. Là-bas, il y a une traînée de brouillard qui marque le cours de l'Obi.»

Ses lèvres se crispèrent après cette remarque si simple. Et il y eut un éclair dans ses yeux d'eau phosphorescente.

—«Ma Tatiane...» murmura seulement son compagnon, en glissant un bras autour d'elle.

Mais Tatiane Kachintzeff, dardant ses larges prunelles, avec une espèce d'avidité pleine d'horreur, sur le lugubre paysage, parla comme en songe, sans s'appuyer sur son fiancé.

—«Oui... le voilà, le fleuve... le fleuve maudit... C'est là, sur ses bords, que mon père, cet être de science et de pensée, allait draguer du sable, une lourde chaîne aux chevilles... D'ici, on pourrait presque apercevoir—j'ai étudié la carte—les murs de son bagne... Ces murs entre lesquels il subit, par l'ordre d'un Omiroff, le hideux supplice... Oh! l'imaginer... Mais chaque fois que j'y pense, la folie me prend... Otez-moi cette image... Et c'est là... c'est là!...»

Elle se dressa, véritablement égarée, les mains tendues vers l'espace blême, vers des amas obscurs qui, là-bas, pouvaient être des fabriques, ou des casernes, des faubourgs de ville, vers de vagues miroitements de lac ou de fleuve, elle cria, la voix déchirée, déchirante:

—«Père!... Père!...»

Marowsky la saisit alors d'une étreinte si frémissante de pitié, qu'elle en prit conscience. Elle se tourna violemment. Puis, raidie, tragique:

—«Et toi, mon Pierre... Et toi, avec ta face balafrée, ton œil perdu, ne portes-tu pas la griffe de proie enfoncée dans ta chair? N'est-ce pas Boris Omiroff qui a commandé de tirer, à ce soldat, parce que tu osais avancer la tête entre les barreaux de ta prison?...

—Je le sais... Tatiane... Je le sais. Qu'as-tu? Ne sommes-nous pas ici pour la justice?

—Elle tarde bien, la justice! Pierre, je ne voudrais pas faiblir. Pour que j'ose l'acte terrible, il faut que ce soit ici, tout de suite, en face de ce lieu qui a vu le martyre de mon père...

—Qu'importe!» dit doucement Marowsky. «Ce que nous faisons, nous ne le faisons pas pour nous, mais pour nos frères... pour l'exemple... pour l'avenir.»

Soudain, ils sursautèrent. Puis, d'un bond, Marowsky fut à la portière, l'ouvrit...

Un homme s'élança, tomba plutôt qu'il ne s'assit... Mais aussitôt se releva, et, haletant, ne pouvant encore prononcer un mot, arrêta le bras du fiancé de Tatiane, qui allait refermer la portière. Un signe de tête... Pierre aperçut, comprit. Son geste, en claquant le lourd battant, eût rompu le fil qu'apportait le nouveau venu—un fil enveloppé d'une gaine de soie verte, tel qu'il y en a dans les appartements pour les transmissions électriques de sonnerie ou de lumière. Marowsky rabattit donc d'abord le carreau et, prenant l'extrémité de ce fil, le fit passer par l'ouverture, du dehors en dedans, avant de clore la portière.

—«Ah! Sloutvine,» dit alors Tatiane. «Vous voilà donc!... Trois jours!... Nous vous attendons depuis trois jours!... Mais vous venez à l'heure qu'il faut,» ajouta-t-elle, la main tendue vers le mystère du pays de neige et de silence.

Sloutvine,—le Sémène encore vêtu de la livrée des Omiroff,—passa la main sur son front.

—«C'était dur, le long du train?...» demanda Pierre.

Un haussement d'épaules. Mais pas un mot. Il n'y avait qu'à regarder ce visage blême, maculé de suie, cette bouche encore convulsive, ces mains aux ongles saignants. Oui, cela avait été dur, à la vitesse infernale du rapide, surtout pour passer d'un wagon à l'autre. Mais c'était fait. La respiration normale revenait aux poumons suffocants de Sloutvine. Il prit des mains de Marowsky le fil électrique. Les deux parties en étaient isolées. Sloutvine les démaillota, sortit de sa poche un commutateur,—une de ces vulgaires poires, munies d'un bouton sur lequel on appuie pour établir le courant. Vivement il lia sur les deux petites bornes les tronçons du fil, et revissa l'enveloppe de bois.

Alors, sans une parole, il tendit l'objet à Tatiane.

Quel recul!... quelle pâleur!...

Elle ferma les yeux, puis, les rouvrant, elle enfonça leur flamme limpide jusqu'à l'âme de Sloutvine.

—«Seul?» demandèrent ses lèvres blanches et tremblantes.

—«Oui.

—Vous me le jurez?

—Je le jure. J'ai enfermé l'Anglais dans le couloir. Il ne peut être atteint.

—Le train?... Les autres?... Sloutvine... il est encore temps... Aucun innocent ne souffrira?

—Aucun... Faisons vite.

—Donne...» pria son fiancé, qui craignait de la voir défaillir d'horreur.

Elle leva sur lui le fanatisme et l'amour de tout son être, scintillant sous les paupières un peu obliques.

—«Non... pour toi... Pour mon père... Pour tous nos martyrs...»

Elle pressa le bouton électrique.

Minute immobile... Leurs cœurs mouraient dans leurs poitrines... Rien ne les avertit... Était-elle accomplie, l'œuvre terrible?... Comment croire que tout était résolu par ce faible geste d'un doigt de femme?...

Les saccades régulières du train, frappant le silence formidable de leurs âmes, y roulaient en tonnerre, parmi des échos d'épouvantement.

Mais, soudain...—ne se trompaient-ils pas?...—la course effrénée du rapide semblait se ralentir. Leurs regards osèrent se chercher, s'interroger... Oui... voilà... c'en était fait... On avait dû tirer une sonnette d'alarme. Mais quelle main?... La sienne, à lui?... Vivait-il encore?...

Nulle parole ne leur vint aux lèvres. Qu'importait maintenant? Ils avaient agi suivant leur conscience,—cette conscience collective qu'ils partageaient avec des milliers de leurs frères,—connus et inconnus. Ils laissaient le reste, et leur propre sort, au mystérieux vouloir de la fatalité.

Sloutvine, pourtant, par une sorte de mécanisme où ses propres sentiments n'avaient guère de part—car la peur, le souci de sa sécurité s'effaçaient dans la solennité de ce qu'il appelait sa mission, dans le sombre enthousiasme d'une telle heure—accomplit hâtivement ce que ses amis et lui-même avaient décidé d'avance.

D'abord, il coupa le fil électrique au bord de la portière, en lança le bout avec le commutateur aussi loin qu'il put, hors de la voie, tandis que la longue partie libre, déroulée par lui le long du train en venant de la voiture d'Omiroff, tombait, traînait, se tordait entre les roues, qui, bientôt, la morcelèrent.

En même temps—et tout fut fait plus vivement qu'on ne saurait le dire—Pierre Marowsky prenait, dans le filet du compartiment, un paquet qu'il jetait sur la banquette: des vêtements, vite sortis par leurs mains fiévreuses,—vêtements grossiers, salis, de paysan sibérien, un casaquin de peau de mouton, une culotte de drap, des bottes, un bonnet de fourrure râpé. Sloutvine eut instantanément changé sa livrée contre ce costume, dont la vraisemblance devint frappante lorsqu'il eut enfoui son crâne tondu sous une longue perruque aux mèches grasses, et caché ses joues glabres dans les frisures d'une barbe d'aspect non moins répugnant.

Pendant qu'il s'habillait, Tatiane et Pierre soulevaient un des longs coussins de la banquette, et le montraient décousu d'avance sur un des côtés et à demi vidé de sa garniture intérieure. Dans ce vide, ils enfouirent la livrée dont venait de se dépouiller leur ami. Puis ils refermèrent l'ouverture à grands points cachés sous le galon.

Si promptement qu'ils eussent agi, l'arrêt du train aurait dû les surprendre avant leurs précautions achevées. Mais l'illusion de leur angoisse les avait trompés. Le rapide ne stoppait pas. Après un simple ralentissement sur une courbe de la voie, il reprenait son élan de vertige.

—«Comment!... Qu'est-ce que cela signifie?» murmura Tatiane.

—«Raté!...» s'écria Marowsky.

—«Non,» dit Sloutvine.

Les fiancés le regardèrent. Et ce fut pour eux comme un appesantissement de cauchemar, le face à face avec le moujik impossible à reconnaître, avec cet étranger, qui leur parlait de ce qu'ils n'osaient pas formuler en eux-mêmes.

—«Non,» répéta l'homme aux cheveux sales, à la barbe broussailleuse, «ce n'est pas raté. Au contraire. Mes calculs sont exacts. Le bruit n'a pas dû dépasser celui d'un coup de revolver. Ce qui m'étonne, c'est que l'Anglais, dans le couloir, n'ait pas entendu, et donné l'alarme.

—Mais,» observa Marowsky—la voix basse, étranglée, «si le train ne s'arrête pas, tu es perdu. Ton costume... c'était pour te mêler à des paysans... avoir eu l'air d'accourir... vers... la chose... l'accident... Un contrôleur peut t'apercevoir maintenant. Que dirons-nous?...»

Sloutvine s'approcha de la portière, voulut l'ouvrir. Mais Tatiane s'interposa.

—«C'est de la folie. Vous vous tueriez!

—Je ne veux pas vous compromettre.

—Ah! qu'importe.

—Non... Avec vos passeports si bien établis, vous deux, vous êtes insoupçonnables... Vous gagnerez Vladivostock, puis l'Amérique... le pays libre...

—Jusqu'à ce que nous revenions vers les nôtres...

—Soyez heureux,» dit Sloutvine. «Adieu...»

Il se dégageait de leur étreinte, leur assurant qu'il ne sauterait pas, qu'il se coulerait entre deux wagons, attendrait la prochaine halte. Mais soudain, leurs voix se turent, leurs gestes mollirent. Cette fois, le rapide ralentissait pour stopper. Des maisons parurent, puis des garages de wagons, des amas de charbon, une pompe pour donner de l'eau à la machine.

Comment?... Un arrêt réglementaire... Leurs yeux lurent sans y croire: Krasnoyarsk. Nul ne savait donc rien encore?

Un peu avant le quai, Sloutvine sortit, se laissa glisser à terre.

Tatiane et Pierre le virent se faufiler entre les ateliers, baraquements, machines au repos, dans ce dédale qui obstrue les abords d'une station de chemin de fer. Si quelque voyageur l'aperçut, il dut le prendre pour un ouvrier de la voie, ayant sauté sur le marchepied avant l'entrée en gare, et qui descendait à l'endroit de son travail.

On s'étonnait, d'ailleurs, dans le rapide, de cet arrêt inattendu, à Krasnoyarsk. Nul ne se doutait que c'était là une mesure de faveur pour le prince Omiroff. Ses gens pouvaient de la sorte apporter du wagon-restaurant ce qu'il leur était trop difficile de préparer dans leur petite cuisine ambulante de la voiture particulière,—puisque cette voiture, par excès de précaution chez leur maître, ne communiquait avec aucune autre.

Le lourd convoi se déroula peu à peu le long du quai, avec des chocs espacés, des fusées de vapeur, un halètement rauque, le bloquement des freins. Ce fut une agitation immédiate aux portières, de ceux qui s'élançaient dehors, et de la nuée de moujiks se précipitant pour rendre un service, obtenir une aubaine.

Soudain, des coups de sifflets, précipités, stridents, des gens qui courent, la figure décolorée, les yeux fous. Des soldats paraissent, les portes des salles d'attente se ferment. Une stupeur se répand. De pauvres diables, qui se hâtent au hasard, sont appréhendés brutalement. Il y a des cris sans cause, des silences qui font peur.

Que se passe-t-il?

Autour d'un wagon de luxe, voici des gens de police qui se postent. Un homme arrive, amené on ne sait par qui. Sur son passage, des voix, instinctivement basses: «C'est le médecin.»

Maintenant un bruit de verre qui casse. Une vitre fêlée, au wagon de luxe, achève de se détacher, tombe en dehors, se fracasse. Aussitôt, vers ce point, un fourmillement. On s'amasse, on se hisse, les têtes se dressent... Il faut voir à l'intérieur. Mais les stores sont baissés brusquement. Et il se prononce des mots, dans cette foule, des mots terribles, auxquels on n'ose pas croire.

Ce fut à cette minute seulement que Hawksbury, étendu sur le divan-couchette du prince Omiroff, se réveilla. La sensation de l'arrêt, puis des rumeurs confuses, après avoir modifié ses rêves, interrompirent tout de bon son sommeil. Avec un étrange sentiment d'angoisse, il se dressa. Un piétinement s'assourdissait, sur le tapis du couloir. Un choc heurta sa porte. On se pressait là pour passer. Tant de monde, dans ce wagon particulier, où le service se faisait si discrètement? Pourquoi? Il ouvrit.

Un uniforme de policier russe le frôla rudement. Puis une face rogue surgit contre la sienne. On l'interpella sans qu'il comprît. Même une main se posa sur son bras. Il eut un sursaut révolté.

Alors, dans le remous de ces corps indécis, par ces gestes qu'on fait sans savoir, aux instants de fatalité où la pensée est suspendue, Frederick de Hawksbury se trouva à la porte du salon. Et, ce qui lui frappa les yeux, sans que son entendement démêlât rien encore de la scène incohérente, ce fut une vitre cassée sur le débris restant de laquelle coulait un filet clair de sang. Une évidence de catastrophe jaillit pour lui de ce détail, peu tragique en lui-même. Le sang venait d'une main qui s'était coupée à cette vitre dans la bousculade. Toutefois, l'horreur ambiante s'insinua toute ici dans l'âme de l'Anglais. Ce fut comme une coulée de glace entre ses épaules... Les racines de ses cheveux devinrent douloureuses.

—«Vassili!» cria-t-il, en reconnaissant la livrée voyante parmi des épaules sombres.

Le valet de chambre se tourna. Il avait un visage convulsif et mouillé de larmes. Tout de suite, ce domestique, dont le dévouement à son maître était la raison même de vivre, gémit:

—«Milord... Milord!...» d'un tel accent que les autres s'écartèrent.

Et alors voici ce qui apparut à Frederick de Hawksbury.

Boris Omiroff demeurait encore étendu sur le divan, à peu près dans la position du repos. Mais ce divan, sous son buste, était saccagé,—le bois disloqué, l'étoffe crevée, les paquets de laine et de crins soulevés, dispersés, et inondés de sang. Dans ce fouillis, la belle tête du prince russe se renversait, la face en l'air, le menton tendu, la bouche ouverte, les yeux révulsés, toute criante, semblait-il, et de quel effroyable cri!... Pour muette qu'elle fût, on la voyait, cette clameur de foudroyante agonie. Elle perçait l'âme tremblante des assistants, comme s'ils l'eussent entendue.

D'un geste, Vassili montrait à l'Anglais ce qu'il fallait deviner plutôt que voir. Car nul encore n'avait osé déranger l'attitude d'immobilité terrible. Le crâne de Boris, en arrière, devait être à demi emporté. Car où donc s'achevait ce fort débris de bois garni d'une ferrure, où se répandait...—horreur!...—une substance graisseuse et rosâtre.

Dans le cou,—dans le cou solide, arrondi comme un marbre,—une espèce d'énorme écharde, fichée ainsi qu'une flèche, eût suffi peut-être à provoquer la mort.

Des réflexions s'échangérent, entre le commissaire de la gare, le chef de train, les agents. Vassili traduisit pour lord Hawksbury:

—«Ils disent que jamais engin n'a fait une aussi précise besogne. Avec quelle adresse a-t-on dû jeter cela par la portière, du dehors!... Impossible avant le ralentissement du train... Et où étiez-vous, milord? où étiez-vous?...»

Une exclamation.

Cette fois, nul truchement ne fut nécessaire. L'Anglais vit quelqu'un se relever. Un fil traînait sur le tapis, un fil électrique... Des mains le saisirent, le suivirent jusqu'à son point d'attache, à la paroi du wagon, sous le bouton de la sonnerie.

Hawksbury se rappela le domestique qui, tout à l'heure, réparait cette sonnerie. Devant sa vision intérieure se replaça l'image de cet homme travaillant à terre, glissant quelque chose sous le tapis, si près du divan, si près de la tête...

Il releva les yeux... Cette tête...

Ouvrant les lèvres, il allait clamer son soupçon, sa certitude. Quelque chose l'arrêta. Le regard du serviteur, le regard étrange dardé vers lui quand Boris avait affirmé la mort de l'enfant. Ce regard lui revint, plein de choses, poignant... Il se tut.

Mais un autre cria le nom du criminel. Vassili maniait à son tour le fil électrique, il se frappait le front, puis, avec une mimique indignée, expliquait au commissaire de la gare. Hawksbury ne saisit que le mot:

—«Sémène... Sémène...»

Les policiers se mirent en mouvement. Vassili s'offrit à les conduire. Il allait leur livrer son camarade.

Mais ce fut en vain qu'on chercha le valet de pied... En vain qu'on cerna la gare, qu'on mit le train en quarantaine... En vain qu'on attendit et qu'on reçut les ordres télégraphiés de Pétersbourg... En vain qu'on mobilisa les troupes de la forteresse la plus proche...

L'assassin du prince Boris Omiroff ne se retrouva pas.

Lorsque, enfin, il fallut interrompre les immédiates recherches, laisser poursuivre vers Vladivostock tous les voyageurs immobilisés à Krasnoyarsk, ceux-ci, en s'éloignant, purent apercevoir, remisée sous un hangar devant lequel défila leur train, cette chose, qu'ils regardèrent en frissonnant: le wagon luxueux du prince Omiroff, avec ses vernis brillants, ses panneaux armoriés, dont les volets clos laissaient filtrer de jaunes lueurs—les cierges se consumant dans la chapelle ardente.

On attendait de faire exécuter à ce sépulcre ambulant la manœuvre des plaques tournantes, pour l'accrocher au premier train marchant vers Pétersbourg. Des popes priaient jour et nuit près du corps du dernier des Omiroff.

Boris reposait là, et sa tête, appuyée sur l'oreiller, avait été bourrée de ouate jusqu'au bord de l'horrible blessure, afin qu'elle restât d'aplomb et ne croulât pas, la face levée, dans le renversement, le cri, l'épouvante, de sa terrifique agonie.

XIII
LES PETITS PIEDS QUI NE DANSERONT PLUS

—«Flaviana chérie, va me chercher papa. Dis-lui de revenir... Il peut bien pleurer devant moi... Ah!... pourquoi se cacher?... Je sais...»

La voix de Bertile passait à peine, affaiblie, sifflante, hachée par une petite toux. Mais, si la fillette parlait avec effort, c'était dans un sourire. Une sérénité merveilleuse illuminait ses grands yeux clairs. Le doux regard insistant soulignait sa demande.

Troublée par son dernier mot: «Je sais,» et ne voulant rien en laisser voir, Flaviana se leva pour lui obéir.

Dans la pièce voisine,—une lingerie, transformée momentanément en chambre à coucher, par l'installation d'un lit-cage et d'une commode-toilette,—un homme étouffait ses sanglots contre ses bras, croisés au dossier de sa chaise. On voyait osciller ses épaules sous le drap fatigué d'un veston commun. Une tristesse indicible ballottait ce gros crâne grisonnant, cette tête abandonnée de pauvre être sans révolte. Pourquoi souffrait-il, celui-là, et si cruellement!... lui, qui ne savait pas ce que c'était que de faire du mal?.. Quel mystère! Et quelle pitié!

Flaviana, debout derrière Pageant, n'osait lui parler, par peur de fondre elle-même en larmes. Mais une porte donnant sur le corridor s'ouvrit. Delchaume entra. Tout de suite, avec son autorité d'homme de science, il réveilla l'énergie du malheureux père.

—«Allons, mon ami... courage. Ne donnez pas ce spectacle à votre enfant.

—Je l'ai quittée exprès,» murmura l'ancien hercule.

—«Mais elle sait bien que c'était pour pleurer,» intervint Flaviana. «Elle comprend, allez... Quelle petite âme d'ange! Elle était trop exquise pour ce monde, votre Bertile.»

Pageant regardait la belle artiste. Puis il tourna les yeux vers Raymond. Tous deux se tenaient côte à côte devant lui. Et, malgré leur commisération, leur chagrin, dans le mouvement même qui les penchait ensemble vers sa douleur, il ne put les contempler sans subir le rayonnement de leur harmonie. Tandis qu'eux-mêmes, en ce moment, écartaient la pensée de leur amour, cet amour les liait comme d'une invisible guirlande, les rendait pareils d'expression, de sentiment, d'attitude. Ce n'étaient plus deux êtres indépendants l'un de l'autre. C'était un couple.

L'humble ouvrier sentit cela, profondément. Alors il eut un mot d'une intuition merveilleuse. Sans amertume, comme s'il constatait une réalité presque consolante, il dit:

—«Ma Bertile s'en va pour vous avoir trop aimés, tous les deux.»

Chacun lui prit une main. Et ils se turent. A ce moment leurs trois cœurs se parlèrent. Et celui du frotteur de parquets eut un scrupule de délicatesse infinie, car il craignit d'avoir affligé les autres.

—«C'était son sort,» prononça Pageant. «Comme vous dites, madame Flaviana, l'enfant était trop bonne pour cette terre.»

«C'était son sort...» Il mit à ces trois mots une intonation qu'on ne saurait rendre. Résignation, fierté, navrement, et, sans le savoir, l'immensité du mystère. «C'était son sort...»

Quand ils rentrèrent auprès de Bertile, elle leur sourit, comme toujours. Un peu de couleur lui revenait au visage. Ses lèvres ne répétèrent plus ce qui avait tant bouleversé Flaviana, le «je sais», dévoilant la conscience de sa fin prochaine. Elle tâcha de jouer la confiance dans l'avenir, pour donner le change à leur affliction. Pourtant elle eut une exclamation involontaire:

—«Ah! ma Flaviana, je n'aurais pas voulu partir sans le revoir près de toi!»

Pageant prit le docteur à part.

—«Elle ne vous reconnaît donc plus?» questionna-t-il avec angoisse.

—«Bertile ne parlait pas de moi,» répondit Raymond.

Et il évita d'expliquer à ce père près de perdre son enfant, que le sien, à lui, celui de Flaviana, leur serait bientôt rendu—qu'ils l'espéraient avec ardeur, avec angoisse, que cet espoir était l'unique pensée qu'ils lisaient dans les yeux l'un de l'autre, quand ils croisaient leurs regards, même à côté de la mourante,—pourtant si chère!

Où était-il? entre quelles mains? leur petit Serge-François... Depuis la communication téléphonique reçue par Bertile, un autre message était venu, anonyme aussi, mais écrit cette fois,—ou du moins composé avec d'impersonnels caractères d'imprimerie. Plus explicite que l'autre, plus clairement rassurant, il recommandait à Flaviana la prudence, la patience. «Tant que le loup n'est pas abattu par les chasseurs,» disait l'étrange lettre, «la brebis doit préférer que l'on cache son agneau

Phrase qui fulgura tout à coup d'une signification terrible et radieuse, quand tous les journaux du monde retentirent de la nouvelle:

«Effroyable crime anarchiste. Le prince Boris Omiroff foudroyé par une bombe dans le trans-sibérien-express.»

Troublante conjoncture... Se réjouir d'un assassinat... Pourtant «lorsque le loup est abattu par les chasseurs», qui reprocherait à la brebis d'appeler son agneau, dans le ravissement de la délivrance, l'extase de le voir bondir vers elle, en sécurité, à travers la prairie?

Flaviana et Raymond n'osèrent formuler en des paroles précises ce qui se levait obscurément dans leurs cœurs, ce qu'ils devinaient trop bien l'un chez l'autre. Mais, le matin où la brève dépêche s'inscrivit dans toutes les feuilles, en lettres grasses, sous la rubrique: «Dernière heure», le premier mouvement de Flaviana fut d'en rapprocher la missive anonyme. Elle plaça côte à côte, devant les yeux de Raymond, l'espèce de prédiction: «Tant que le loup ne sera pas abattu par les chasseurs», et la réalisation évidente: «Le prince Boris foudroyé par une bombe.» Ils se regardèrent... Et ce fut tout.

Depuis ce jour-là,—ce jour-là qui datait maintenant d'une semaine,—ils attendaient. A travers leur attente; ils écoutaient venir deux choses: l'une incertaine, l'autre, dont l'approche sournoise, frôleuse, devenait, hélas! inévitable. Le bonheur et la douleur s'avançaient ensemble. Mais l'une commençait à presser le pas, à courir plus vite que l'autre. Et c'est pourquoi Bertile, avec la prescience de sa petite âme déjà soulevée au-dessus de la vie, avait dit à Flaviana:

—«Je ne voudrais pas m'en aller sans le revoir auprès de toi.»


Un soir, comme la danseuse-étoile partait pour son théâtre, Delchaume arriva, pour la troisième fois de la journée.

—«Ah!» s'écria Flaviana, «je m'en irai donc avec moins d'anxiété. Promettez-moi de rester jusqu'à mon retour, mon ami.

—Bertile est plus mal?

—Elle est bien faible. Et je ne sais quel pressentiment me serre le cœur.

—Son père est près d'elle?

—Comme toujours. Il ne la quitte pas, depuis que je l'ai installé dans la chambre voisine.

—C'était bien, à vous, de faire cela,» dit Raymond. «Comme vous êtes bonne, Flavienne!

—Il ne s'agit pas de moi.

—Pas assez, en effet. Vous ne vous ménagez en rien. Comment pourrez-vous danser, ce soir?

—Comme d'habitude,» répondit-elle en souriant.

Raymond regarda ce sourire, sur les lèvres à l'arc allongé, frémissant, dans les yeux creusés d'ombre, où il se mélancolisait. Une palpitation d'amour lui fit trembler le cœur. D'avance, il entendit sa voix troublée dire le mot dont la clameur emplissait tout son être. Mais, d'un effort désespéré, il se contint. L'heure n'était pas venue.

Flaviana se reculait imperceptiblement, très pâle. Puis, tout de suite, ce fut comme l'évanouissement d'une flamme. Avec un geste de médecin, de frère, Raymond prit les mains de son amie,—les mains aux doigts grêles, fuselés, si fins et souples qu'ils se groupaient en faisceau comme les tiges d'un bouquet. Et, s'inquiétant toujours, à cause de l'obligation professionnelle:—«Danser?... Avec ce qui vous préoccupe... Vous qui ne dormez ni ne mangez depuis huit jours... En aurez-vous seulement la force?...

—Ne craignez rien,» dit l'artiste.

Et alors, elle lui expliqua. Une noblesse émanait d'elle, de son beau visage mince, de sa haute forme, dont la grâce subsistait, même dans l'immobilité.

—«La danse, pour moi,» disait-elle, «ce n'est pas un rite de joie, une pantomime de mon corps en contraste avec l'état de mon âme, une antithèse dont je puisse souffrir. Je danse comme d'autres chantent. J'entre dans mon rêve... Je libère les sentiments qui m'oppressent. Et tous, voyez-vous, Raymond, tous, ils s'évadent de moi, bien qu'en restant liés à moi. Je les exprime, en dansant, comme si je les jetais dans le rythme d'un poème. Je m'étonne qu'on ne les devine pas, qu'on ne les voie pas. Quelquefois je sens ma danse tellement triste et déchirante qu'il me semble qu'on va me crier: «Assez!... assez!...» avec des sanglots. Mais personne ne sait. Et cela vaut mieux. Vous saurez, vous, Raymond. Ne me plaignez pas. Ne croyez pas que ce soit pour moi pénible, cruel de danser...» Elle s'arrêta, saisie comme d'un frisson, et reprit plus bas:—«Une chose m'est dure, là-bas, en scène... oui. De voir toutes ces petites... Ah! quand elles viennent autour de moi... qu'elles s'approchent, puis s'éloignent... suivant les figures du ballet... Je cherche involontairement des yeux celle qui manque... Tous ces petits pieds agiles... Je pense aux petits pieds qui ne danseront plus...»

La voix de Flaviana s'altéra. D'un geste de la main, la danseuse dit adieu à Delchaume. Et, précipitamment, elle s'enfuit.

Le jeune médecin resta un peu perplexe. Il n'avait pas eu le temps d'expliquer à son amie que sa soirée ne lui appartenait point entièrement. Toutefois, puisqu'elle souhaitait qu'il ne s'éloignât pas, il ferait ce qu'elle lui avait demandé, bien qu'il ne constatât guère d'aggravation dans l'état de Bertile.

Raymond décida donc qu'il travaillerait là, dans la salle à manger. Et il commença par envoyer Pageant réclamer, chez lui, à son valet de chambre, certains documents qui lui permettraient d'utiliser malgré tout les heures de la soirée. En attendant, il s'assit près du lit de la petite malade.

Bertile ouvrit les yeux, le reconnut, sourit, et laissa retomber sa tête sur l'oreiller.

Avec quelle amertume Delchaume contempla ce visage de quinze ans, dont les traits, usés comme par une lime, étaient étirés, pincés, dont les paupières bleuâtres, abaissées comme par des doigts lourds, exprimaient toute la lassitude de la vie. D'où venait, ici, l'impuissance de sa science? Il avait sauvé la marâtre, la mégère, d'une terrible maladie aiguë, et il ne pouvait rien contre la lente consomption qui détruisait ce corps frêle, où il aurait dû trouver cependant comme alliées toutes les ressources de la jeunesse.

Sous les couvertures,—légères à cause de la chambre chaude,—son regard ému suivit le dessin à peine indiqué de la forme enfantine. Vers l'extrémité du lit, il chercha le relief des orteils pointant légèrement. Et il sentit dans ses yeux la brume d'une larme, en se répétant les derniers mots de Flaviana: «Les petits pieds qui ne danseront plus.»

Presque aussitôt, il tressaillit. Relevant la tête, il venait de rencontrer deux prunelles à demi-voilées, qui l'observaient.

—«Cela va, ma mignonne?...»

Elle fit comme une tentative pour se soulever.

—«Vous êtes tout seul?

—Oui.

—Papa est sorti?

—Pour moi, pour me rendre service. Il va revenir.

—Raymond, je voudrais vous demander quelque chose.»

C'était la première fois qu'elle l'appelait ainsi par son petit nom. Pris d'une émotion indéfinissable, il se pencha davantage.

—«Parlez, ma petite Bertile.

—Dites-moi que vous êtes heureux.

—Heureux?...»

Le mot, jailli dans la surprise des lèvres de Delchaume, lui laissa une brûlure dans la gorge, un remords. «Heureux...» Il n'en avait plus l'espoir, il ne s'en croyait plus le droit... Et cependant?... La seule question de cette enfant, la possibilité énoncée, la mise en présence du bonheur, vers lequel se tendait tout son être, ce fut comme la brusque tombée de chaînes pesantes, un flot de lumière dans l'obscurité voulue où il murait son âme. «Heureux!...» Dès la seconde réflexion, il découvrit en lui-même l'harmonie secrète avec ce mot dont s'il s'effarait. «Heureux!...» Ah! oui... comme il pouvait l'être encore!

Humblement, très bas, avec l'émoi d'un mystère, il interrogea Bertile:

—«Pourquoi me posez-vous cette question, mon enfant?

—Parce que,» murmura-t-elle, «je veux vous l'entendre dire...»

La figure mourante s'illumina radieusement, et Raymond perçut à peine, tant ils lui parurent étranges, les quelques mots que Bertile prononça encore, dans le plus léger souffle:

—«Vous... heureux... et Flaviana... tous les deux... C'est ma part, à moi, ma part de la vie... Alors... j'y tiens...»

Elle répéta: «J'y tiens...», avec une expression si émouvante que le jeune homme en fut étreint jusqu'à une espèce d'angoisse.

Il s'inclina davantage vers la fillette, comme pour déchiffrer, dans les yeux maintenant élargis, dans les prunelles où scintillait la petite étoile d'or de la lampe électrique,—dernière petite étoile des soirs humains, dernière lueur de la chambre douce,—quel secret la fragile créature avait l'énergie de garder lorsqu'elle en mourait. Et elle, se trompant peut-être à son geste, leva faiblement les mains, comme pour attirer plus près encore cette tête, si proche maintenant de la sienne...

Voulut-elle lui chuchoter quelque chose à l'oreille? Ses lèvres séchées de fièvre eurent-elles soif d'emporter un baiser que permettait la chasteté terrible de la mort?... Raymond ne le sut jamais. Car, à l'instant, un coup rapide contre la porte, et cette porte ouverte presque aussitôt, interrompirent le dialogue muet, suprême.

—«Monsieur le docteur... monsieur le docteur...» haletait la grosse Mélanie.

Les petites mains soulevées retombèrent sur la couverture.

—«Monsieur le docteur...

—Eh bien, quoi donc, ma bonne Mélanie?

—Il y a quelqu'un... Venez, venez vite!...

—Quelqu'un... Mais qui est-ce?»

Delchaume hésitait, ne pouvant admettre qu'il eût rien à faire avec une personne venue chez Flaviana. La discrétion le retenait. Quant à Mélanie, pour qu'elle s'expliquât sur son agitation et sur l'intérêt de la visite, il fallait qu'elle avouât être au courant d'une foule de choses dont la confidence ne lui avait pas été faite. Mais quel imbroglio échapperait à la divination de sa curiosité? Comme le grand naturaliste Cuvier, qui reconstituait, sur un fragment de squelette, un animal antédiluvien, la grosse femme de charge eût reconstitué le plus compliqué des romans sur un bout de dialogue surpris, le moindre indice, un débris de lettre.

—«Venez, monsieur le docteur... Venez!... je vous en supplie!» répétait-elle.

—«Mon Dieu!...» s'exclama la voix faible de Bertile... «Est-ce donc lui?... Est-ce notre petit François?...»

La seule supposition fit bondir Raymond hors de la chambre. La grosse Mélanie, déplaçant plus d'air que jamais, se hâta derrière lui, pour ne rien perdre de ce qui allait se passer. Ils ne virent pas Bertile, soulevée tout à coup sur son lit par une force inattendue. Une joie immense galvanisait la petite. Ses nerfs surexcités oublièrent l'accablement, l'immense faiblesse. Elle glissa ses pieds à terre. Un instant, surprise de les voir tellement amincis, avec de si longs doigts, que les os fins dessinaient jusqu'au cou-de-pied, elle s'arrêta, et les larmes lui montèrent aux yeux. Elle aussi, à cette minute, entendit une voix en elle-même:

«Ils ne danseront plus.»

Mais aussitôt un sourire, un détachement très doux:

—«Si l'enfant est là, qu'est-ce que ça fait?»

Vite, elle cacha dans des babouches les petons maigres, secoua la tête—avec encore de l'espièglerie—pour sécher ses paupières, puis, étant parvenue à passer un peignoir, elle se dirigea, en s'appuyant aux meubles, aux murs, du côté de l'appartement où se confondaient des paroles, des exclamations, et,—crut-elle,—les cris de joie d'un tout petit.

Dans la salle à manger, où Mélanie conduisit Delchaume, sous la lumière tamisée de rose de la suspension électrique, le jeune docteur ne vit tout d'abord que le large dos de Pageant.

Le bonhomme avait posé sur la table un ballot de paperasses—les documents qu'il était allé chercher rue du Général-Foy. Maintenant il se baissait, comme pour ramasser quelque chose—sans doute des feuillets échappés. Telle fut, en un éclair, l'impression de Delchaume, dont le cœur défaillit de désappointement, tandis qu'à ses yeux s'offrait, adverse à toute illusion, la carrure ample et gauche.

Combien, à certaines secondes, la forme de la vie s'imprime en nous, flamboyante, inoubliable! Jamais Raymond ne devait cesser d'avoir, en la chair vive du souvenir, l'image aperçue en ouvrant cette porte—ce pauvre dos d'humilité sous le commun veston grisâtre, la courbe des épaules inclinées, sa propre crispation à cette vue... puis la secousse, toujours prête à renaître, de ce qui surgit, de ce qui suivit...

Pageant se redressa. Il soulevait du sol un fardeau. Et voici... Merveille!... Au-dessus de son épaule, soudain, quelque chose de doré, de blond, quelque chose encore... une fraîcheur fleurie, un visage d'enfant, les lèvres en cerise mouillée, d'où le cri partit tout de suite:

—«Papa!... papa!... papa Raymond!...»

En enlevant joyeusement, glorieusement, de terre, le petit Serge-François, Pageant, sans savoir, le dressait de toute sa haute taille, face à celui qui entrait.

Bonne épaule de brave homme sous le commun veston grisâtre... Elle eut tout à coup la rondeur propice des nuées qui soutiennent les angelots dans les Assomptions fameuses. Petit, petit enfant!... L'enfant qu'a sauvé Francine... L'enfant de Flaviana... Deux fois aimé, deux fois sacré...

—«Toi, mon petit!... Toi!...»

Raymond étreignait le petit corps, le pressait contre sa poitrine. Et une folie le prenait. Il allait courir, comme il était, nu-tête, avec ce garçonnet entre les bras, au National-Lyrique, jusqu'à la loge de l'étoile, de la mère,—qui sait? jusque sur la scène peut-être, dans la divagation de sa joie, de la joie qu'il allait donner.

Mais le battement enivré de son cœur se suspendit tout à coup. Il posa le petit garçon à terre pour aller soutenir ce mince fantôme blanc dressé dans la baie sombre de la porte.

—«Bertile! Imprudente!...

—Mais non... Laissez... Que je sois heureuse, avec vous, encore une fois! Petit François, me reconnais-tu?...»

L'enfant s'approcha d'elle, un peu interdit. Le pâle visage, la longue robe flottante et comme vide, l'impressionnaient.

—«Mon chéri, je suis ton amie Bertile... Rappelle-toi... Claire-Source... le Gros-Chêne... Viens m'embrasser, mon petit ange.»

Ce fut alors, tandis que la fillette et l'enfant refaisaient connaissance, entre les grands bras de Pageant, qui avait pris sa Berthe sur ses genoux, que Delchaume s'occupa d'une autre personne, à peine entrevue jusqu'ici dans le coin d'ombre où elle se tenait, et parmi l'émoi du moment. Vers cette personne, Raymond s'avança, comprenant qu'elle avait amené le petit garçon, et, maintenant, l'esprit plus libre, se demandant, étonné, qui elle pouvait bien être.

Quand il fut près d'elle, qui se tenait immobile et en silence, quand il distingua bien ce visage entrevu jadis entre les rideaux d'andrinople, dans la misérable chambre des étudiantes russes, puis contemplé plus longuement à la Cour d'assises, lors du procès sur l'affaire de la Petite-Barrerie, quand il rencontra l'éclair noir des yeux sauvages, Delchaume n'eut pas d'hésitation:

—«Katerine!...» s'écria-t-il, «Katerine Risslaya!...

—J'ai rempli ma mission,» dit-elle. «Quand le loup a été abattu par les chasseurs, j'ai ramené à la brebis son agneau.»

Elle se tut. Delchaume esquissa une question. Mais il en avait tant à poser, que les mots se brouillèrent. Avant qu'il les eût énoncés en ordre, la Russe reprit:

—«Voudrez-vous répéter ceci à madame Flaviana: Qu'elle se rappelle la grille du Vieux-Moutier. J'ai tenu ma parole. Demandez-lui de ne pas m'oublier, de penser quelquefois à ce garçon bizarre qui l'aborda dans l'avenue de Messine, et à qui elle doit son enfant.

—Ce garçon?... Mais... C'était vous?...

—Oui.

—Ah! de quelle reconnaissance elle vous comblera. Vous allez la voir... Elle va rentrer. Vous serez témoin de son bonheur.

—Elle ne me trouvera plus ici.

—Vous ne pouvez pas l'attendre?

—Je ne le veux pas. Ce serait dangereux... pour elle... pour moi... pour...» elle s'arrêta, puis sourdement: «pour d'autres.

—Où pourrait-elle vous voir? vous remercier?

—Nulle part.

—Nous ne vous verrons plus?

—Jamais.

—Voyons... Ce n'est pas possible! Après l'immense service que vous nous avez rendu...

—Le service... il est encore plus pour nous... oui... pour nous.

—Comment?

—Le bien fait à l'innocent rachète un peu le mal qu'il a fallu faire aux coupables.»

Delchaume saisit le poignet de la jeune Russe, l'entraîna. Dans le petit salon voisin, où ils entrèrent, et dont il referma la porte, une clarté vague régnait, filtrée par le store d'une glace sans tain. Raymond n'en voulut pas d'autre, ne toucha pas les boutons électriques. Il referma la porte. Puis, serrant le poignet de Katerine, qu'il n'avait pas lâché:

—«Comment cela s'est-il fait?... dites?...

—Quoi?...

—Dans le transsibérien?...»

Les mots se formulaient à peine. Tous les deux tremblaient. Dans les demi-ténèbres, Delchaume ne voyait que le regard sauvage, les yeux noirs, où s'allumaient de rouges phosphorescences.

—«Ah!...» répéta-t-elle, «le transsibérien...»

L'accent fut si étrange, que Delchaume eut un soupir d'horreur.

—«Il y a donc autre chose?

—Taisez-vous!...» murmura-t-elle.

Il sentit qu'elle tremblait plus fort. Il lui saisit l'autre bras.

—«Parlez, Katerine... J'ai failli être des vôtres... Rappelez-vous... à la Petite-Barrerie. Vous savez maintenant que ce n'était pas moi, le traître...»

De la tête aux pieds, elle frémit comme l'arbre sous un coup de hache.

—«Oui... oh! oui... je le sais.

—Alors... Ce que les vôtres ont accompli de fait, je l'ai accompli d'intention. J'en prends ma part...»

Elle se débattit, convulsive, lui arracha ses mains.

—«Votre part!... Ah! vous ne savez pas de quoi vous parlez...»

Sur la tête du jeune homme, les racines des cheveux furent comme les pointes d'aiguilles dressées. Sa nuque se glaça, tandis qu'il écoutait encore la voix de la femme:

—«Vous n'avez pas entendu le cri... le dernier... Vous n'avez pas fui quand celui qui va mourir vous appelle... Ah! votre nom vous deviendrait odieux... ne serait plus que l'écho... cet écho-là!...

—Mais,» chuchota-t-il... «vous n'étiez pas là-bas... Vous n'étiez pas dans ce train...

—J'étais ailleurs... j'étais...»

Elle chancela. Il la retint. Mais Katerine, tout de suite, avec une reprise farouche d'énergie:

—«Laissez-moi partir... Vous voyez bien qu'il le faut!... Sans l'enfant, nul ne pourrait dire qu'il m'a vue. Ramener l'enfant à sa mère... un péril!... J'ai choisi le soir... mille précautions... Maintenant, de grâce, laissez-moi. Si l'on me prenait, les autres, sans doute, seraient perdus avec moi.

—C'est vrai!» cria sourdement Raymond.

Il n'y songeait pas, jusque-là. Maintenant, il les entrevit, sous la fatalité de leur crime, ces êtres dont il avait côtoyé l'existence terrible, dont les mains résolues à tout avaient serré ses mains affinées de circonspection et chargées de science. Il avait connu la tendresse, la pitié de ces cœurs bardés de haine... Un regret le déchira.

—«Tatiane?...» demanda-t-il, «Tatiane et Pierre, où sont-ils?...

—En sûreté.

—Où irez-vous, Katerine?

—Les rejoindre?...

—Mais que puis-je? que puis-je pour vous?... Que pouvons-nous, Flaviana et moi?

—Vous souvenir.»

Raymond vit encore l'éclair des yeux noirs. Puis, ce fut comme une ombre qui fondait dans de l'ombre. Katerine se détournait. Il eut un geste pour la retenir, tâtonna, ne saisit que le pli d'une tenture...

—Dieu!... Où êtes-vous?... Un mot!...» gémit-il, comme un enfant qui s'effare dans les ténèbres.

Mais un pas glissait dans l'antichambre. Une porte s'ouvrit sur la lumière de l'escalier. La silhouette obscure s'y inscrivit une seconde. Tout s'éteignit dans un bruit de battant retombé, de serrure claquante.

La tragique fille s'enfonça dans la nuit hasardeuse.

XIV
DEUX ÉPOUSES

—«Mon enfant!... mon enfant à moi... mon petit!...» murmurait Flaviana, en étreignant son fils contre son cœur.

Assise dans une bergère basse, elle enveloppait de ses deux bras le corps gracile. Sa joue s'appuyait contre la joue du petit garçon. Et ses bras n'avaient pas d'enlacements assez souples, son visage, qu'elle roulait doucement dans les boucles blondes, sur le cou laiteux, ne s'inscrustait pas encore assez tendrement, pour satisfaire sa soif de caresses maternelles, sa griserie de possession.

—«Maman...» chuchotait le petit... «J'ai une maman!... Tu es bien ma maman, à moi, dis? Tu me garderas avec toi?... Les méchants ne m'emmèneront plus?»

Delchaume regardait cette scène. Et, contrairement à ce qu'elle eût produit sur Frederick de Hawksbury, elle augmentait son amour.

La tendresse humaine est plus nuancée que les ciels changeants. La passion du jeune savant français n'était pas de la même essence que celle du grand seigneur anglais. Les deux flammes n'avaient pas surgi d'une étincelle semblable, ne s'étaient pas nourries des mêmes éléments. Ce qui devait faire tomber l'une, alimentait l'ardeur de l'autre. Frederick avait commencé de guérir, par un sentiment de distance, d'impossibilité, de désenchantement, lorsqu'il aperçut la mère dans Flaviana. Près de l'aérienne danseuse, la présence de l'enfant dissipait le rêve. Raymond, au contraire, ne venait à cette femme, de si loin dans la vie, que par cet enfant.

Ici même, tandis qu'elle s'éblouissait le cœur à répéter: «Mon fils!... mon fils...» Delchaume ignorait la jalousie,—sentiment qui eût torturé Hawksbury. Du bonheur de cette adorable créature il faisait son propre bonheur. Et c'est ainsi qu'il restait fidèle, malgré tout, à la mémoire de Francine, qu'il obéissait au vœu suprême de la sacrifiée.

Or, à cette heure où il touchait au but, ce fut encore l'enfant qui, dans son ingénuité, trouva le symbole, fit le signe du destin. Car le petit Serge, se redressant dans les bras de sa mère, et voyant le visage attendri de Raymond, s'écria tout à coup:

—«Papa!...»

Puis, avec impétuosité:

—«Viens aussi, papa!... viens m'embrasser comme maman.»

Delchaume obéit, s'avança, se pencha. Et alors le petit être, jetant un bras à son cou, tandis qu'il gardait l'autre au cou de Flaviana, rapprocha leurs deux têtes.

—«Papa... et maman,» murmura-t-il, avec cette gravité mystérieuse que prend quelquefois l'enfance. «Papa... et maman...» répéta-t-il, avec une extase étonnée, un accent indicible.

De quelles profondeurs viennent les voix qui ne savent pas et qui nous parlent,—les voix d'enfants surtout? Celle-là, si pure, si douce, mais si pleine de choses, bouleversa les deux qui l'entendirent. Ils se regardèrent à travers de subites larmes. Ils se prirent la main. Raymond se mit à genoux.

—«Est-ce possible? Le voudrez-vous, Flavienne?

—Ne le savez-vous pas depuis longtemps que je veux être votre femme, mon ami?

—La femme d'un médecin, vous... princesse?

—Vous êtes bien le père d'un petit prince,» dit-elle avec malice,—une grâce, chez elle, tout imprévue.

—«Son père?... en ai-je le droit?... Réfléchissez... Vous-même, Flavienne, pouvez-vous?...»

Elle l'interrompit. Ayant de nouveau embrassé l'enfant, elle le posa à terre, puis, revenant à Raymond.

—«Mon cher fiancé,» reprit-elle. (Et que ses veux étaient beaux quand elle dit cela!) «Mon cher fiancé, écoutez-moi: Serge, à cette heure, est légalement votre fils, puisque vous l'avez reconnu. J'ajouterai ma déclaration de reconnaissance à la vôtre. Quand nous serons mariés, il sera donc notre enfant légitime. Nous l'élèverons ainsi jusqu'à sa majorité. Et alors... peut-être...—nous avons le temps de réfléchir, n'est-ce pas?—lui dirons-nous l'histoire de sa naissance. S'il veut se lancer dans des revendications qui me répugneraient, libre à lui. Il sera un homme, juge et maître de ses préférences, de ses actes. Mais puissé-je avoir l'orgueil et la joie de voir mon fils choisir, de ses deux destins, celui qui l'a fait votre enfant,—et à quel prix!...

—Mais... son héritage, en Russie?... sa fortune?...

—Son héritage sera séquestré par l'État, car il n'a pas de collatéraux. Donc, il aura toujours la possibilité d'obtenir restitution ou compensation. La possibilité... entendons-nous? S'il prouve qu'il est le fils du prince Dimitri Omiroff, l'enfant qu'on inscrivit là-bas, sur la pierre tombale de leur caveau de famille. On ouvrira le petit cercueil. On y trouvera du sable, sans doute, du sable de France, pris dans le parc du Vieux-Moutier...»

La voix de Flaviana devenait rêveuse. Et la belle tête brune, soudain, s'agita, comme avec dégoût.

—«Ah! puisse-t-il mépriser des richesses qu'il devrait ramasser dans la boue et le sang! Puisse-t-il n'accepter de la vérité que le souvenir de mon noble Dimitri!... Mais,» ajouta la jeune femme, «regardez-le, notre petit trésor... Est-il assez loin de ces troublantes alternatives!... Faisons comme lui... Vivons... Nous en avons conquis le droit.

—Chère Flavienne...» soupira Raymond.

Passionnément il la contemplait, et il ne se détourna pas pour observer l'enfant, comme elle l'y invitait.

Le petit Serge, accroupi sur le tapis, bâtissait une forteresse avec des cubes de bois. Quand il jugeait sa muraille assez haute, il la démolissait avec son poing minuscule, accompagnant chaque coup d'un sourd: «Boum! boum!...» qui, pour lui, représentait le bruit du canon.

Ni son père adoptif, ni sa mère, ne furent, à ce moment, frappés par la coïncidence de ce jeu. Instinct de race, qui, déjà, suscitait une image de guerre et de violence? Simple hasard plutôt, qui faisait s'amuser le fils du héros de Port-Arthur comme aurait pu s'amuser, d'ailleurs, le garçonnet du bourgeois le plus pacifique. Raymond ni Flavienne n'y prêtèrent attention. Lui, se dévorait encore de doutes, d'inquiétudes, ne pouvant croire que la divine créature lui appartînt sans regret. Une question lui brûlait le cœur, qu'il n'osait énoncer. Elle jaillit enfin de ses lèvres.

—«Mais... votre art?...

—La danse?» précisa Flaviana.

—«Oui.

—Quoi donc, mon ami! Avez-vous pensé que celle qui aura l'honneur de porter votre nom demanderait à monter encore sur les planches? Personne, Raymond, n'a mis dans la danse ce que j'ai voulu y mettre d'idéal. Cependant, je sais laisser à leur place les choses incompatibles. Si, comme danseuse, je n'ai jamais voulu porter le titre de princesse Omiroff, par respect pour mon mari mort, ce n'est pas, j'imagine pour promener dans les coulisses votre nom, à vous, mon cher mari vivant.

—Votre art est si grand, Flavienne! Et mon nom est si modeste.»

Elle lui ferma doucement la bouche du bout de ses doigts fins.

—«Il sera illustre, il commence à l'être, le nom de Raymond Delchaume.»

De quelle douceur eussent été les jours commençant pour eux, s'ils n'avaient pas dû se séparer de Bertile.

Elle s'éteignit le matin même de Noël, après la joie du petit arbre illuminé, qu'on avait dressé dans sa chambre pour Serge. Nulle vision plus touchante que ce visage de fillette, paré durant les premières heures de la mort d'un épanouissement mystérieux, l'air plus vivant que la veille, malgré l'ombre des longs cils clos, reposant contre l'oreiller, sous sa couronne de tresses blondes. On eût dit la petite sainte Ursule, telle que l'a peinte, à l'heure la plus attendrie de son génie, l'émouvant Carpaccio, telle qu'on la voit immortellement dormir, dans son lit à colonettes, contre le mur d'une salle recueillie comme un sanctuaire, à l'Académie de Venise.

Petite sainte Ursule endormie de Venise, qui t'a vue reposer, la joue sur ta main, ne saurait t'oublier. Et toi non plus, petite Bertile, petite danseuse d'Opéra,—ceux qui ont respiré le parfum de ton âme trop tendre, et si pure, ne t'oublieront jamais. L'ange qui se glisse au matin dans la chambre d'Ursule, et qui contemple le spectacle de la terre le plus digne de lui, le sommeil d'une vierge candide, a dû venir visiter, au matin de Noël, l'humble petite fille que tu étais. Peut-être le grand lis qu'il tenait à la main est-il resté là parmi toutes les fleurs dont on t'a couverte.

Des fleurs... Combien elle en eut, Bertile, qui lui eussent fait pousser des cris d'admiration, à elle, gosseline parisienne, cherchant des violettes au mois de juin sur les coteaux de l'Oise. Mais elle ne les voyait plus.

Elle ne vit pas les lilas grêles, noués d'un ruban de satin blanc sur lequel on avait écrit à la main le mot: «Pardon!» que vint, en sanglotant, en s'agenouillant, poser à ses pieds, sa marâtre, la fruitière de la rue du Rocher. Elle ne vit pas le coussin de violettes blanches qu'apportèrent, au nom du premier quadrille, deux de ses compagnes. Elle ne vit pas les couronnes de roses blanches, les croix de jacinthes blanches, les touffes de boules de neige, traversées de rubans blancs aux lettres d'argent, offrandes de la direction du National-Lyrique, du corps de ballet, des abonnés, du petit personnel. Vit-elle seulement,—ses paupières s'entr'ouvrirent-elles un instant pour cela,—la rose de Noël que Serge, amené par Flaviana, vint glisser sous sa main froide? Ou les œillets blancs si simples, trempés d'une rosée plus précieuse que des gouttes de diamant, et qui était les larmes de son père? Et ne tressaillit-elle pas, la petite Bertile, quand, le soir, toutes les portes fermées, un homme vint enfouir sa tête et resta longtemps ainsi, la face contre le drap, le cœur gonflé de l'innocent secret qu'elle n'avait jamais dit? N'eut-elle pas un suprême sourire quand, sur son front glacé, se posèrent les lèvres de Raymond?

Le corbillard, drapé de blanc, tout neigeux de pétales, et qui semblait ne porter que des fleurs, tant il en était chargé, tant était mince et légère la forme de la vie éteinte qu'enchâssait la masse odorante, s'en alla par les rues assombries de décembre.

Ainsi partit la petite danseuse, avec son rêve, dans le grand mystère.

Et les jours qui n'étaient plus les siens s'écoulèrent pour ceux qu'elle avait si tendrement aimés.

Flaviana devint la femme de Raymond Delchaume. Flaviana—ou plutôt Flavienne. Le nom de la belle étoile ne fut plus qu'un souvenir. Mais on le chuchotait encore avec admiration, quand on rencontrait, le long de l'avenue du Bois, une grande jeune femme, d'une tournure, d'une démarche incomparables, en ses toilettes simples, et qui tenait par la main un petit garçon. Les hommes esquissaient un geste de regret. «Elle ne sera plus celle qui nous enchante, celle qui multiplie notre désir, celle qui, même inaccessible, semble toujours un peu promise à notre vœu passionné.»

Les promeneuses, les mères, se retournaient sur l'enfant. Quel superbe petit homme, avec sa figure charmante, ses larges yeux, sa silhouette solide et fière! Les cheveux blonds flottaient sur le col blanc. La taille se cambrait dans la blouse de velours, encerclée bas par la ceinture de cuir fauve. Et, des courtes culottes, les jambes nues sortaient, nerveuses, posant avec fermeté sur le sol les petits pieds bien en dehors.

Flavienne Delchaume faisait deux parts de sa vie: l'une consacrée à son fils, l'autre aux œuvres de toutes sortes, où la charité s'allie à la solidarité, et qui lui permettaient d'aider son mari à soulager les misères humaines.

Elle se réservait encore des heures, empruntées à son enfant ou à ses pauvres, pour une mission particulièrement douce. Elle s'occupait des fillettes qui font leur carrière de la danse. Les petites classes du National-Lyrique la voyaient souvent revenir. Les jours de ces visites, la mère Martin pouvait préparer son éponge pour la passer sur toutes les ardoises. Mais, payer les dettes de friandises de ces gamines, c'était le moins que l'ex-étoile essayât de faire pour elles. Plus d'une en sut quelque chose. Plus d'une adolescente, en tutu et en chaussons roses, qui rêve d'avenir, appuyée à quelque châssis de toile peinte, en attendant l'entrée en scène, se rappelle, avec un battement de cœur, le conseil, ou l'appui discret, qui la sauva juste à point, dans une crise de découragement, de détresse, de folle inconséquence.

—«La Reine des Elfes veille sur nous,» disent ces petites.

Mais, quand Flavienne Delchaume les entend, elle rectifie:

—«Non, mes mignonnes. Je ne suis plus la Reine des Elfes. Une chère petite âme me ramène vers vous. C'est Bertile, qui se penche sur ses sœurs, et qui me demande de les aimer comme je l'aimais. Vous vous souvenez de Bertile, mes petites?»


Un jour de printemps, quelques mois après le mariage de Flavienne, une visiteuse se fit annoncer dans l'hôtel du docteur Delchaume, rue de Courcelles.

Non loin de l'ancien appartement de la danseuse, tout près de ce parc Monceau, où les saisons changeantes avaient reflété leur émouvant passé, si bien que les teintes des feuillages, les jeux de soleil et d'ombre, les floraisons successives des corbeilles, ravivaient en eux les impressions abolies, Raymond et sa femme avaient choisi cette maison toute neuve pour y installer leur profonde vie à deux. La célébrité, la fortune, qui venaient au jeune savant, leur assuraient l'indépendance des contingences mesquines. Lui, sans le dire, goûtait la satisfaction et l'orgueil de mettre un cadre d'opulence et d'art autour d'une femme digne de tous les luxes, bien qu'elle fût supérieure aux préoccupations du luxe. Et, ce qu'il n'eût jamais avoué, c'était l'ambition secrète de conquérir un tel nom, de telles richesses, que son enfant adoptif n'eût jamais un regret, même furtif, même inconscient.

Ambition puérile peut-être, et tout de même pétrie de noblesse, enfiévrée d'amour. Quelle puissance de travail elle ajoutait à l'ardeur naturelle d'un esprit de premier ordre! Raymond Delchaume allait devenir un maître non moins illustre que son modèle et son ami, le professeur Perrelot.

Ce jour-là,—qui était un jour de consultation—le docteur allait descendre dans son cabinet, lorsque, devant lui, on vint remettre une carte à Flavienne.

—«C'est bien pour moi, pas pour Monsieur?» demanda la jeune femme, étonnée, avant même d'avoir jeté un coup d'œil sur la carte.

Elle recevait si peu, n'ayant encore aucunes relations mondaines. Et il était si tôt pour une visite féminine. Mais la femme de chambre affirma:

—«Eugène m'a bien dit... pour Madame.»

Flavienne lut le nom, et le soudain changement de son visage inquiéta son mari.

—«Faites monter cette dame, ici, à côté, dans la bibliothèque. Je vais la retrouver à l'instant.

—Mon Dieu, qui est-ce? qu'as-tu? un ennui?...» demanda Raymond dès qu'ils furent seuls.

Sa voix troublée émut Flavienne.

—«Comme tu es gentil!» dit-elle, ennoblissant d'une tendresse infinie la mignardise du mot.—«Comme tu as peur, tout de suite, pour moi, de la moindre peine!

—Je t'aime tant!...»

Lui aussi, tout ce qu'il mit d'indicible dans ces trois mots!... Il vint à elle.

—«Je t'aime tant!... Et la vie a de si effrayantes surprises!...»

La seule pensée secoua son cœur d'un frisson.

—«Mon amour!... ma Flavienne!... es-tu heureuse? M'aimes-tu?»

Déjà, comme si souvent, tous deux oubliaient la petite circonstance, cause de l'éblouissement, le souffle imperceptible qui suffisait à soulever la grande vague de leur amour. Mais elle lui mit la carte sous les yeux.

«LADY FREDERICK HAWKSBURY»

—«Comment?» fit-il.

—«Je n'en sais pas plus que toi. Ce doit être sa mère... au comte de Hawksbury.

—Mais... ce Hawksbury...» demanda Raymond, pâlissant, les sourcils involontairement contractés, «il t'a fait la cour, n'est-ce pas?

—C'est vrai.

—Il était follement épris de toi?

—Oh! follement...» sourit la divine créature. «Je n'ai jamais constaté qu'il fût fou. Mais je l'ai trouvé,—tu le sais,—dévoué, brave, généreux, et ne s'écartant jamais du respect le plus profond.

—Tais-toi... tais-toi!...» fit Raymond d'une voix étouffée.

Son expression de souffrance bouleversa Flavienne.

—«Qu'as-tu, mon cher aimé?

—Rien.

—Mais si... dis?»

Il essaya de rire, la serra éperdument dans ses bras.

—«C'est moi qui suis fou! Cela me fait mal de t'entendre admirer quelqu'un.

—Je n'admire pas... j'estime.

—C'est trop!... c'est trop!...»

Cette fois, il riait vraiment, se raillant lui-même. Puis, en une prière passionnée:

—«Ne fais plus ça, ma Flavienne. Que veux-tu?... Pardonne... Tu ne sais pas ce que c'est que mon amour!...»

Maintenant, il était pâle, avec des yeux de vertige. Et elle, grisée de son trouble, prit la chère tête entre ses petites mains, et, dans l'enfantillage éternel de la passion, chuchota ardemment, de tout près:

—«Oui... sois jaloux, sois jaloux... Je t'adore!»

Un bruit de pas, de portes, les rappela au sang-froid. On venait de faire entrer la visiteuse dans la bibliothèque.

—«D'ailleurs,» reprit encore Raymond, «il y a quelque chose que je ne lui ai jamais pardonné, à Hawksbury.

—Quoi donc?

—D'avoir, par son duel avec Omiroff, empêché le mien. La fâcheuse susceptibilité qu'il eut là, cet Anglais!... Et la plus fâcheuse adresse, de démolir l'épaule d'un adversaire, que j'aurais, au prix de ma vie, voulu tenir en face de moi!...»

«S'il savait!» pensa Flavienne.

Et le cœur de la loyale créature se serra. Ne pas pouvoir tout dire à celui qu'on aime!... Quoi de plus dur pour une femme de son caractère! Toutefois, avouer qu'elle-même, dans son inquiétude affolée pour lui, implora l'autre, le supplia d'empêcher le duel, suscita ce champion, c'était infliger au bien-aimé une humiliation inguérissable, mettre entre eux quelque chose qui ne s'effacerait plus.

La vérité absolue dans l'amour, dans le plus grand et le plus irréprochable amour, est-ce donc une chimère inaccessible à l'imperfection humaine?

—«Je vais recevoir lady Hawksbury,» dit Flavienne.

—«Et moi, je descends à ma consultation. Mais,»—ajouta-t-il, sachant qu'il y gagnerait le plus doux sourire—«pas avant d'avoir passé dans la chambre de Serge. Je ne l'aurai pas tout l'après-midi, comme toi, notre mignon.»

Lorsque Flavienne poussa la porte de la pièce claire, aux vitrines blanches, remplies de reliures d'art, qu'ils avaient baptisée «la bibliothèque», elle ne put contenir un mouvement de stupeur, une exclamation légère. Devant elle, une haute et mince silhouette, de suprême élégance, un visage à l'éclat de fleur, sous une auréole mousseuse et blonde comme des fils de cocons emmêlés. Le tout surmonté d'un immense chapeau noir à plumes de saphir. Un modèle de Lawrence ou de Gainsborough.

—«Lady Maud Carington!...» s'écria Mme Delchaume. «Je croyais... on m'avait dit...»

Son regard déconcerté se reporta sur la carte de visite, qu'elle tenait encore machinalement à la main.

—«Je ne suis plus lady Maud Carington,» dit la jeune dame. (Et tout de suite l'oreille de Flavienne reconnut le gazouillis de l'accent.) «Je suis lady Frederick Hawksbury.

—Comment?... Mais alors... vous avez?...

—J'ai épousé mon cousin.»

Il y eut un silence.

Les deux femmes,—de beauté si diverse, mais toutes deux si séduisantes!—se considérèrent un instant. Elles semblaient hésiter entre les impulsions de leurs sentiments véritables et le souci de la meilleure attitude, sans bien démêler ni l'une ni les autres. L'Anglaise, mieux préparée puisqu'elle avait cherché la rencontre, parla la première:

—«Vous pensez, j'en suis sûre, madame, à ce jour où celui qui est aujourd'hui mon mari a, devant moi, demandé votre main?»

L'ardente ombre rose sur le teint mat de Flaviana fut l'équivalent d'une réponse.

—«Alors, je lui ai dit,» reprit l'étrangère, «que je le comprenais bien, et qu'il avait raison d'être fou de vous. Aujourd'hui, je n'ai pas changé d'avis.

—Madame...» hasarda l'ex-étoile, dont la rougeur s'accentua.

—«C'est parce que j'ai cette haute opinion de vous, que je suis venue vous tendre la main, à présent que nos destins ont changé. J'ai voulu vous annoncer moi-même mon mariage.»

Disant cela, elle s'assit sans façon, comme si elle en avait assez long à dire. Flavienne qui, ne sachant si elle venait en amie, ne lui avait pas offert un siège, en prit un à son tour. Puis, impétueusement, elle s'écria:

—«Si vous saviez, madame, comme je suis contente!... Comme je suis contente pour lord Hawksbury!...

—Moi aussi,» dit la délicieuse Anglaise avec un calme parfait.

—«Vous aussi?... vous êtes contente... Pour lui? ou pour vous?» demanda gaiement Flavienne.

—«Pour les deux.» Elle se reprit et ajouta:

—«Je peux dire: «Pour les trois.» Car ma mère aussi est satisfaite. Et ce n'est pas une chose facile, je vous assure, que de satisfaire la duchesse de Carington.

—C'était à cause d'elle, je me souviens,» risqua Mme Delchaume, «que vous étiez venue me trouver.

—Ah! vous vous rappelez. Ma mère s'opposait de toute sa force à mon mariage avec le prince Boris.»

Cette allusion tranquille au drame passé enhardit Flavienne, qui observa:

—«Vous avez reconnu qu'elle avait raison?

—Je n'ai rien reconnu de ce genre. Elle avait grand tort. Car, si elle ne s'était pas acharnée ainsi contre Omiroff, je ne me serais pas tant monté la tête pour lui.»

Flavienne sourit:

—«C'est un point de vue.

—Je crois bien! J'allais le rencontrer à cheval, en cachette, hors du parc. Oh! je l'ai avoué à Freddy... Tout de même, quelque chose me disait: «Il faut avoir peur de cet homme-là.» Cette voix intérieure, aussi, me faisait m'entêter. Une Carington doit braver la peur.

—Cependant vous êtes partie pour le Japon.

—Grâce à qui?» demanda Maud.

—«Je ne sais pas.

—Grâce au docteur Delchaume.

—A mon mari!...

—Naturellement. S'il n'avait pas provoqué Boris, le soir de la fête au Pré-Catelan, je m'enfuyais à Londres la nuit même, avec le prince, mon fiancé, et j'étais mariée le lendemain.»

Un peu abasourdie, Flavienne se contenta de la regarder.

—«Vous comprenez,» poursuivit la jeune comtesse de Hawksbury avec une grâce soudaine, «que nous soyons vos amis. Je suis venue vous le dire. Seulement, je suis venue vous le dire toute seule. Quand je jugerai que Frederick est tout à fait guéri de vous, alors je vous le ramènerai. Pour l'instant, nous ne faisons que traverser Paris.»

La conversation se trouva coupée par une voix d'enfant qui appelait:

—«Maman!... maman!...»

La porte s'ouvrit, mais elle aurait été refermée aussitôt, si Mme Delchaume ne s'était écriée:

—«Ça ne fait rien, mon chéri. Entre... Viens baiser la main de la dame.»

Le petit Serge apparut—adorable bambin—et il remplit son gentil devoir de politesse avec tant d'élégante aisance et de sérieux comique, que la visiteuse s'exclama:

—«What a darling!... But he is a love!...

Chargement de la publicité...