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Chacune son Rêve

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VII
LE VIEUX-MOUTIER

Devant le lourd hôtel de l'avenue de Messine, un coupé s'arrêta. Modeste voiture de remise, louée au mois, qui n'attira l'attention de personne.

Pourtant un marmiton,—douze ans peut-être, le nez en trompette, tourné à flairer constamment les bonnes choses en équilibre sur le crâne tondu—s'arrêta lorsqu'il vit descendre une longue, souple, silhouette de femme. Vêtue de noir, elle paraissait drapée dans les étoffes mouvantes, aux plis nobles. Sous son grand chapeau, son teint mat avait une pâleur chaude de camélia. La splendeur veloutée de ses yeux sombres se posa sur le regard hardi du gavroche à la veste blanche.

—«Bonjour, madame Flaviana,» dit-il, sans hésiter.

Quel gamin de Paris, flânant aux vitrines des papetiers, n'avait ardemment rêvé devant le portrait de la célèbre danseuse?

Elle eut un faible sourire,—triste, mais si indulgent, si doux!—et, traversant le large trottoir, elle pénétra sous la voûte.

La porte cochère était ouverte. Des copeaux d'emballage, des brins de paille, collaient, sur les dalles, aux traces noires et huileuses d'une auto. Le véhicule coupable de ces maculatures stationnait encore dans la cour, tout éclaboussé par la boue de ce jour d'hiver. Preuve d'une course assez intempestive, car il n'était guère plus d'une heure de l'après-midi.

Le concierge s'avança,—mais sans livrée ni casquette galonnée d'or. De sa loge partaient de gros rires.

Un air d'émancipation, de débandade, flottait dans cette maison, où, d'habitude, régnait une tenue soulignée d'arrogance.

—«Je voudrais,» dit la visiteuse, «parler au prince Omiroff.»

Le concierge roula de gros yeux stupéfaits, pendant que des têtes glabres çà et là surgissaient, insolemment curieuses.

—«Le prince Omiroff?... Impossible! Son Excellence est partie tout à l'heure.

—Déjà sorti!...» fut l'exclamation incrédule.

—«Pas sorti... parti,» accentua le portier. «Parti en voyage.

—Oh! est-ce bien certain?... Si par hasard... Je vous assure... Il serait là pour moi.»

Elle voulut glisser une pièce d'or. L'homme recula.

—«Madame, c'est la vérité. Son Excellence a quitté Paris.

—Pour longtemps?» demanda la jeune femme, essayant d'affermir sa voix.

—«Nous ne savons pas,» répliqua le cerbère,—non avec l'humilité de l'ignorance, mais avec l'ironie contenue de celui qui ne veut pas parler.—«Madame n'aura qu'à lire les journaux de ce matin. Son Excellence a fait passer une note.»

Flaviana, le cœur défaillant, sortit, fit quelques pas, très lentement, vers sa voiture.

Où aller? quelle décision prendre? L'idée de rentrer chez elle sans accomplir immédiatement une démarche pour retrouver son enfant, lui sembla odieuse, intolérable. Mais, en dehors d'une entrevue avec Omiroff, tout serait vain. Et maintenant quand verrait-elle Omiroff? Où était-il? Pouvait-elle courir après lui?... prendre un train?... le rejoindre?...

Un journal... Elle allait acheter un journal, pour lire cette note dont lui avait parlé le portier.

La danseuse, d'un coup d'œil, explora l'avenue. Où se trouvait le kiosque le plus proche? Elle en aperçut un à l'angle du boulevard Haussmann. Mais, comme elle se dirigeait de ce côté, sans même remonter en voiture, elle eut la surprise de voir accourir un jeune garçon qui, précisément, quittait ce kiosque, et brandissait le Petit Parisien, en le lui montrant, comme s'il venait de l'acheter à son intention.

Déjà elle avait remarqué sa physionomie bizarre, sous la voûte de l'hôtel Omiroff. L'adolescent l'y avait suivie, la regardant avec des yeux de braise. Peut-être allait-il la saluer par son nom, comme le petit pâtissier. Mais il s'était tu, intimidé sans doute par le portier rébarbatif. Lui aussi semblait avoir quelque chose à faire dans la princière maison. Puis, se ravisant, il en ressortait aussitôt. Habituée aux hommages naïfs des gamins de Paris, l'étoile attendait celui-ci, qui, prévenant son désir, s'était élancé pour lui quérir un journal. Pourtant elle s'étonnait du type sauvage: maigre figure aux traits basanés, busqués, larges prunelles de jais, svelte et souple corps de chat, leste à la course, mais gauche de gestes comme d'un très jeune homme poussé trop vite. La mise était médiocre: veston et pantalon disparates, usagés,—feutre mou, un peu roussi, et, autour du cou, une large cravate écarlate, masquant peut-être un linge douteux. Mais en quelle stupéfaction se changea le vague étonnement de Flaviana, lorsque ce garçon, lui offrant le Petit Parisien, chuchota:

—«La note est en avance. Le départ du prince a été simulé.»

Un cri de la danseuse:

—«Il est encore à Paris?

—Non... mais pas loin.

—Vous pouvez me dire où je le trouverais?...

—Je le crois, madame. Vraiment... je le crois.»

Gravité, sincérité des grands yeux noirs. Flaviana n'hésita pas, ne discuta pas. N'eût-elle pas bravé tous les hasards, tous les risques pour la plus faible chance?...

—«Allons,» s'écria-t-elle, «menez-moi. Je me fie à vous. Quant à votre récompense, vous la fixerez vous-même, si vous dites vrai.

—Madame, il faudrait une auto... rapide... puissante.

—Qu'à cela ne tienne. Je sais où en prendre une. Montez d'abord avec moi, dans mon coupé.»

A son cocher, elle jeta l'adresse d'un garage. L'homme toucha son cheval et se dirigea vers l'Étoile, sans s'inquiéter du compagnon admis par sa maîtresse à l'honneur de s'asseoir à côté d'elle dans la voiture.

«Encore un pauvre,» pensa-t-il, «qui lui raconte qu'il a sa mère à la mort et six petits frères et sœurs crevant la faim. Nous allons de nouveau nous promener dans des quartiers impossibles.»

La philosophique résignation du brave serviteur fut troublée quand «Madame» s'étant assuré la location d'une imbattable quatre-vingts chevaux, conduite par un chauffeur de premier ordre, lui donna congé pour le reste de la journée. Il se sentit humilié dans sa personne et dans celle de sa jument Eurydice. Quatre-vingts chevaux!... Qu'est-ce que ça voulait dire? C'était insulter à de braves bêtes comme la sienne que de donner leur nom à ces sacrés outils.

Hochant la tête, maussade, il écouta les instructions de «la patronne».

—«Retournez à la maison. Dites qu'on ne m'attende pas, même pour dîner. Je ne danse pas ce soir. Et je ne sais pas quand je rentrerai. Que mademoiselle Bertile n'ait aucune inquiétude. Ah!... et puis... Si le docteur Delchaume vient, Mélanie le préviendra, n'est-ce pas? que je lui téléphonerai aussitôt mon retour.»

La voilà, maintenant, l'étoile admirée, adorée de tout Paris, avec son étrange compagnon, dans cette auto qui gagne la campagne, qui file à toute vitesse.

Flaviana considère le jeune garçon. Plus elle le regarde, plus elle lui trouve l'air d'un bohémien. Gêné, il dit:

—«Si vous voulez, madame, je monterai sur le siège, à côté du chauffeur.

—Vous auriez froid, peu vêtu comme vous l'êtes.

—Bah! je ne suis pas frileux.»

Flaviana crut entendre: «Je ne suis pas frileuse.» Mais elle ne s'y arrêta pas. Le jeune garçon pouvait s'être trompé de genre. Son accent décelait un étranger. Et, en effet, tout de suite, il ajouta:

—«Dans mon pays, j'ai vu d'autres hivers qu'ici.

—D'où êtes-vous donc?

—De la Petite-Russie, près de Kasatine.

—Votre nom?

—Alexis Berditcheff.»

Il avait hésité une seconde, puis jeté très vite ce nom de Berditcheff. C'est celui d'un bourg voisin de Kasatine, précisément. Mais Flaviana ignorait ce point géographique.

—«Vous me connaissez?» demanda la danseuse.

—«Non, madame.»

De surprise, elle leva ses fins sourcils. Son image est plus populaire que celle des chefs d'État.

—«Alors, pourquoi m'avez-vous abordée?

—Il m'a semblé que vous éprouviez un vrai désespoir de ne pas rencontrer Omiroff.

—En effet.

—J'ai pensé: «Voilà une dame qui, pour un caprice, courrait au bout du monde.»

—Un caprice...» soupira la jeune femme.

—«Je me suis dit,» poursuivait Alexis, «que, riche et impatiente comme vous en aviez l'air, vous pourriez partir en auto, avec moi pour guide. C'est arrivé, vous voyez.

—Vous vouliez donc partir?

—Oui.

—Pour rejoindre le prince?

—Oui. Et moi, je ne pouvais pas louer une auto.

—Qu'avez-vous affaire avec un personnage comme le prince Omiroff?»

Le ton de Flaviana devenait défiant, sévère. Le garçon à figure de gitane, sourit:

—«N'ayez pas peur, madame. Je ne suis pas un apache, vrai! Je n'ai pas de mauvaise intention. En deux mots, je puis vous dire...

—Allez! dites...

—Je suis dans la misère, à Paris. Je n'ai pas réussi à ce que je voulais y faire. Voilà que j'apprends le prochain départ du prince Boris pour la Russie. Il est bon pour ses compatriotes... Il me rapatrierait peut-être avec les gens de son service. Ce matin, on m'a fait voir sur le Petit Parisien...

—La note communiquée à la presse... J'oubliais... Laissez-moi la lire,» interrompit Flaviana.

Elle reprit, au creux du coussin, le journal qu'elle y avait glissé, et auquel elle ne pensait plus, distraite par son singulier cicerone. Tout de suite, elle découvrit, en tête des échos:

«Le plus parisien des princes russes nous quitte aujourd'hui, et pour assez longtemps. Le Nord-Express l'emportera vers sa patrie. Mais il ne s'attardera pas dans son légendaire château de l'Ukraine. Il reprendra bientôt le transsibérien qui, a toute vapeur, le conduira vers l'Amour. Or, il ne s'agit pas seulement, paraît-il, du fleuve de ce nom. Non loin de ses rives, le prince rencontrera sans doute celle qu'il va chercher au fond de l'Asie pour la revoir plus tôt, et pour la recevoir ensuite magnifiquement dans ses domaines,—la fiancée errante, qui revient du Japon par Vladivostock,—voyageuse de race, puisque fille d'Albion.

«Une idylle moins banale, on le voit, que la classique rencontre à l'Opéra-Comique ou dans les galeries du Petit Palais.

«Mais, chut!... Rien d'officiel. La discrétion s'impose.»

Furtivement, coulant sous ses cils charbonneux son fulgurant œil noir, le jeune Russe épiait l'effet de cette lecture sur la délicieuse femme aux côtés de laquelle il se trouvait assis.

«Une amoureuse délaissée,» pensait-il. «Elle soupçonne... Boris la plaque. Quand elle aura vu ça imprimé en toutes lettres... nous allons entendre de la musique. Et ce portier qui lui déclare que la note est de son maître!... Pas d'illusion possible.»

Donc, il observait Flaviana. Mais sans effronterie. La flamme sauvage de ses yeux ne trahissait nulle velléité offensante. Et son corps mince d'éphèbe, que n'étoffait guère l'indigence du costume, se rencoignait dans l'angle de l'auto, pour ne pas effleurer la créature précieuse que le hasard mettait si proche.

Sa psychologie fut déçue lorsqu'il vit le visage de celle-ci s'éclairer à mesure qu'elle parcourait les lignes de l'entrefilet. Flaviana replia le journal et resta pensive. Elle songeait à la fiancée de Boris, à cette grande et jolie Anglaise, si fière, si décidée, de qui elle avait reçu la visite.

«Ah! celle-là, sûrement, est loyale. Je l'aurai pour alliée. Mais comme elle est loin, mon Dieu! Que ce sera long!... D'ailleurs, pense-t-elle encore devenir princesse Omiroff?... Son départ, n'était-ce pas une rupture? L'adroite indiscrétion dans les journaux, n'est-ce pas pour lui forcer la main?»

Le magnétique regard de son compagnon ramena Flaviana au sentiment de la minute extraordinaire qu'elle vivait. Elle regarda les vitres, opaques de buée. Sa main nerveuse en fit descendre une. L'air vif et humide entra.

—«Où sommes-nous?

—Je l'ignore,» dit Alexis. «Mais le chauffeur connaît le chemin. Il faut qu'il arrive à Mériel.

—Quelle distance?

—Moins d'une heure, à cette allure. Nous devons être à plus de la moitié.»

La route filait entre des vergers. C'était la vallée de Montmorency, qu'avril fait blanche de fleurs et juillet vermeille de cerises. En ce jour de décembre, elle était brune de rameaux nus, de terre nue, parmi des vapeurs grises, et bornée par un horizon violet. Au ciel, de gros nuages lourds se déchiraient sur un fond d'argent criblé d'or. On eût dit des sacs éventrés, d'où croulaient des lingots.

Dans le recueillement mélancolique de la saison, la sirène de l'auto jetait son cri lugubre, prolongé. La folie de sa course ne troublait pas la paix des choses. A la traversée des villages, elle ralentissait un peu. Un chien aboyait. Une vitre s'allumait sous une fusée de soleil oblique et rouge. Les paysannes, aux gestes lents, tournaient à peine la tête. Puis, pendant des kilomètres, c'était le chapelet des villas de Parisiens, avec les façades closes, les jardinets morts, et l'exotisme saugrenu des kiosques chinois ou hindous, éternisant là leur tristesse d'exposition universelle.

Alexis Berditcheff donnait les derniers détails de son histoire, fausse ou vraie. Certains de ces détails firent palpiter violemment le cœur de Flaviana. Serait-elle véritablement sur le chemin qui la conduirait vers son fils?... L'inconnu racontait qu'étant venu rôder sur les quais de la gare, avant le départ du Nord-Express, il avait eu la surprise de reconnaître un camarade de son frère aîné dans le premier valet de chambre du prince, en train d'organiser le wagon-salon destiné à son maître. L'homme, mis en confiance par ce qu'Alexis lui rappelait de leur enfance voisine sur les bords du Dniéper, s'ouvrit presque aussitôt à lui:

—«Tu peux me rendre service, Alexis,» dit-il. «Mais agis discrètement, car tu me ferais perdre ma place. Si tu te montres malin, je réponds de t'obtenir une position chez le prince. Une aubaine pour toi, puisque tu cherches du travail.

—«J'acceptai, comme bien vous pensez, madame,» continua le jeune garçon. «Alors il m'expliqua que le prince ne prenait pas le train. Lui seul, premier valet de chambre, partait, et devait l'attendre à Liége avec le bagage personnel. Omiroff, profitant de ce que tout le monde, et même sa maison, le croyait en route, courrait à un rendez-vous dans une maison de campagne voisine de Paris. On ne m'a pas dit «un rendez-vous d'amour», madame, ajouta le narrateur, croyant discerner l'émoi de la jalousie sur le visage troublé de Flaviana.

—Serait-ce?...» balbutia-t-elle inconsciemment. Et elle pensait: «Une démarche tellement secrète!... S'agirait-il de l'enfant qu'il a enlevé... Oh!... mais, c'est probable... mon Dieu!» Tout haut, la danseuse s'écria:—«Et vous savez, vous, où s'est rendu le prince? C'est là que vous me conduisez?... Nous y allons?...

—Je l'espère.

—Vous n'en êtes pas sûr?...

—Madame, ai-je eu tort?...

—Non... non!... Sur la moindre probabilité je serais partie... Ah!...»

Son regard, tendu en avant, dévorait l'espace. Elle n'écoutait plus que distraitement l'explication, d'ailleurs embrouillée, du Petit-Russien. Le valet de chambre du prince, informé au dernier moment, et à la gare même, qu'il devait se mettre en voyage sans son maître, n'aurait pas été fâché de faire prévenir un autre domestique, resté à l'avenue de Messine, et avec lequel il était particulièrement lié. La chose était d'importance pour les deux compères. Alexis s'était chargé de la commission.

Cet imbroglio d'antichambre ne parvenait même pas au cerveau, plein de pensées frémissantes, de Flaviana. Sous l'influence de son obsédante anxiété, elle demanda:

—«Mais, cette campagne?... Qu'en savait-on?... Vous a-t-on dit?... Et qu'y venez-vous faire?»

Alexis n'hésitait pas dans ses réponses. Peu lui importait qu'elles fussent absolument vraisemblables, qu'elles coïncidassent. L'auto l'emportait où il voulait. Si proche du but, il ne s'inquiétait plus d'un faux pas.

La campagne?... Rien de plus simple. Le fameux valet de chambre, si confiant avec lui, en avait surpris le numéro de téléphone, son maître lui ayant fait demander la communication, ce matin: le 18, à Mériel. Ensuite, avec Alexis, ils avaient cherché dans un annuaire. Ça s'appelle le Vieux-Moutier.—«Et voyez pourquoi je supposais que ça ne doit pas être un rendez-vous d'amour... Paraîtrait que le prince a dit—mon ami l'a entendu:—«Vous en répondez sur votre tête... Pas de brutalités... Si je le trouve seulement mal en train, ou maigri...» Enfin, on aurait cru qu'il parlait d'un prisonnier, ou d'un cheval de course...

—D'un enfant!...» murmura Flaviana, comme malgré elle.

Et tout son corps trembla, dans la frénésie de son espérance.

—«D'un enfant... peut-être... en effet,» fit le jeune Russe, comme éclairé par cette idée. Et, dans la précipitation de ce qui surgissait en lui, il posa cette question,—insensée, n'eût été sa logique secrète:—«Un enfant... de quel âge?...» Puis, aussitôt:—«Vous seriez la mère?... Ce serait vous!...»

Dans l'auto galopante, il y eut une minute de silence,—un silence humain, poignant, qui passait, emporté à une vitesse folle, à travers le profond silence de la nature.

On atteignait au but de la course. La voiture venait d'escalader, presque sans ralentir, la côte rude au-dessus de Mériel. Maintenant elle semblait courir vers le vide. Car, au delà du plateau dénudé, la route s'abaissait brusquement, comme coupée par un précipice. En face, des moutonnements de forêts, une colline haute, dont la ligne avait de la grandeur. A gauche, des lointains immenses, fondus dans des brumes froides, sur lesquels un soleil rouge, net et rond comme une énorme hostie, roulait, ensanglanté, mystérieux, hostile.

Les yeux élargis de Flaviana ne voyaient pas cette désolation du paysage. Ils s'attachaient éperdument au visage de son compagnon. Ils y virent poindre une espèce d'attendrissement, de pitié. Les noires prunelles bohémiennes s'adoucirent. La voix chuchota:

—«N'ayez pas peur... Oh! je crois comprendre... Ce n'est donc pas l'amour qui vous fait courir vers cet homme?

—L'amour de lui?... Non.

—Vous le haïssez?»

Flaviana n'osa répondre. A qui se livrait-elle? Dans quel piège s'était-elle jetée? Mais l'autre reprit:

—«Bon... Vous le haïssez. Alors je puis tout vous dire... Vous êtes une mère... Mais, moi, je suis une femme. Voilà mon secret... N'ayez donc pas peur de moi.

—Une femme!...»

Flaviana parcourut d'un coup d'œil la silhouette gracile. L'espèce d'étonnement physique l'empêcha de trouver un mot. Puis elle n'eut plus le temps de parler. La créature aux yeux sauvages venait de siffler le chauffeur, et la voiture s'arrêtait.

—«Quoi!... Où sommes-nous?

—Tout près du Vieux-Moutier, madame. Aussi permettez-moi de monter sur le siège, à côté du mécanicien. J'aurai l'air de son aide, de quelqu'un à votre service. Nul ne me remarquera. C'est mieux pour vous.

—On vous connaît donc?

—On ne me reconnaîtra pas. Mais, à vos côtés, dans votre voiture, le pauvre garçon que je parais éveillerait trop de curiosité—trop pour vous, trop pour moi.

—Soit!... Comme vous voudrez.»

Avec un intérêt qui suspendait toute pensée, Flaviana regarda ce svelte corps androgyne, aux mouvements vifs et souples de fauve, qui filait, s'effaçait, puis se retrouvait sur le siège de l'auto, redressé, correct, comme d'un inférieur qui sait se tenir à sa place.

Presque aussitôt, dans la route en pente rapide, juste à l'entrée sombre de la forêt, une ouverture parut à gauche, et une grille monumentale se dressa. Au delà, serpentait une allée carrossable, entre une immense pelouse semée de groupes d'arbres et un talus boisé. Malgré l'hiver, on avait l'impression d'une propriété soigneusement entretenue. Contre la grille, s'appuyait une maisonnette de concierge.

Flaviana descendit de voiture et s'avança pour sonner. Mais, tout à coup, son cœur battit avec une telle violence qu'elle en demeura haletante, suffoquée. Que faire devant ce qu'elle croyait apercevoir? Un geste faux pouvait tout perdre.

Dans le parc, au tournant d'un massif, une automobile déboucha, s'avançant vers la grille—une forte limousine, de haut luxe, conduite par un mécanicien empaqueté de fourrures, d'un passe-montagne et d'un masque à lunettes, comme pour un long voyage. A côté de lui, bras croisés, un valet de pied, emmitouflé également. Ce n'est pas l'aspect de cet équipage qui bouleversait Flaviana. Mais, à l'intérieur, tandis que la voiture tournait, prise en écharpe par un rayon rouge du tragique soleil de décembre, la danseuse avait distingué nettement, comme en une vision, un enfant blond, que tenait debout contre elle, en le caressant, une femme au costume d'Arlésienne.

Ce fut un éclair, une image fantasmagorique, où flambait, allumée de pourpre, la chevelure dorée de l'enfant. Puis l'auto vira, se trouva venir de face, dans la terne atmosphère. Et Flaviana ne la distinguait plus qu'en masse obscure, éblouis qu'étaient ses yeux du bref rayonnement, et l'âme également sillonnée de clartés fulgurantes.

«Mon petit... mon petit à moi!...» balbutiait son cœur.

Car,—la certitude l'aveuglait,—cet enfant était celui qu'on avait enlevé à Delchaume.

Immobile, devant la grille, Flaviana n'osait même plus tirer le bouton du timbre. Saisie par une espèce de fascination, d'enchantement terrible, elle tremblait de tout dissiper par une imprudence. Et nul projet, nul raisonnement, nulle impulsion de ruse ou de hardiesse, ne se dessinait dans son cerveau affolé. Involontairement, elle se tourna, comme pour chercher un secours moral, une inspiration, vers l'étrange guide qui l'avait amenée là.

Le soi-disant Alexis n'avait pas quitté le siège de la voiture, qui stationnait à quelques mètres. Cette femme,—puisque c'en était une,—ne percevait pas son trouble. Ses noirs yeux sauvages,—plus sauvages et plus noirs,—se fixaient avec intensité vers le parc, sans doute vers l'auto, qui s'approchait sans hâte. La haine qui en jaillissait impressionna la danseuse, même à une telle minute. Pourtant, elle n'eut pas l'idée que cette haine menaçât l'enfant.

De la maison de garde sortit une jeune fille qui, ayant vu venir la limousine, dans la direction du dehors, se disposait à ouvrir la grille. Mais le mécanicien lui fit un signe, et, aussitôt, stoppa.

La superbe auto se trouvait maintenant à une cinquantaine de mètres. Son conducteur, en descendant, comme il le fit, pour venir à pied jusqu'à l'entrée, démasqua l'intérieur. Seulement, le miroitement de la glace, l'ombre du talus, empêchaient Flaviana de bien distinguer la tête blonde, dont elle voyait bouger,—avec quel frémissant délice!—la claire chevelure.

Une voix la fit revenir à elle-même.

A travers la grille, sans toucher la poignée de la serrure, le mécanicien au visage invisible, dont on apercevait seulement la barbe brune, assez longue, lui demanda ce qu'elle voulait:

—«Visiter le Vieux-Moutier,» répondit la danseuse.

—«A cette saison? Et à cette heure?» fit l'autre, soupçonneux.

—«Vous en venez bien,» riposta la jeune femme, avec une vive présence d'esprit. «Et vous ne me direz pas que vous y demeurez, puisque c'est une ruine, tout à fait inhabitable, d'après les guides. N'est-ce pas, mademoiselle?»

La jeune fille de la loge, ainsi interpellée, et qui restait là, curieusement, s'esquiva sans répondre.

—«Il faut une permission de la mairie de Mériel,» objecta l'homme.

—«Êtes-vous le propriétaire, monsieur? ou le gérant?

—Qu'est-ce que cela peut vous faire, madame?

—Je vous aurais donné mon nom, et, si vous avez l'autorité de lever une consigne...

—Vous donnerez votre nom à la mairie. Il faut une autorisation signée du maire.

—Qu'à cela ne tienne! Alexis!» appela-t-elle.

Le jeune garçon bondit du siège.

—«Retournez avec l'auto jusqu'à Mériel. Vous demanderez une carte à la mairie, pour visiter. Une carte à mon nom: mademoiselle Flaviana, du National-Lyrique. Moi, j'attendrai ici.

—Vous êtes la danseuse-étoile?» demanda le sévère gardien du Vieux-Moutier.

Elle ne s'en cacha pas. Sa physionomie trop connue lui interdisait l'incognito. Et d'ailleurs, qu'y gagnerait-elle? Toutefois son beau et célèbre visage n'était pas si populaire que cet individu ne l'ignorât—à moins qu'il ne crût bon de feindre.

—«Montrez-moi,» dit-il, «quelque chose, une carte, une enveloppe de lettre, qui me prouve que vous êtes bien la personne que vous dites, et vous n'aurez pas besoin d'autre autorisation.»

Docile à tout—pourvu qu'on lui ouvrît cette grille, mon Dieu!...—la jeune femme tira au hasard, de son petit sac, quelques papiers. Quoi?... Elle ne savait... Ah! tiens, une carte postale, une facture... Et, justement—ça tombait bien—son coupe-file... Voilà. L'homme les saisit. Et, au lieu de les parcourir d'un coup d'œil, il les examina minutieusement. Peut-être se donnait-il le temps de prendre un parti.

Le cœur de Flaviana, ses yeux, tout son être se tendait vers la grande limousine arrêtée—si près... et si loin!... Que devint-elle lorsque la portière s'ouvrit, et qu'elle vit descendre la femme et l'enfant?

C'était bien le fils adoptif de Delchaume, le petit François, si souvent serré contre son sein tandis qu'elle l'appelait tout bas son petit Serge, sans croire elle-même à cette révélation prodigieuse de son instinct maternel.

Oh! se tenir là, tranquille et froide, ne pas crier vers lui, qui accourrait, qui la reconnaîtrait. Comment en conserver la force? Mais quoi! Il y avait cette grille fermée, ces gens à l'intérieur... deux hommes... Un autre peut-être dans la maison de garde. De son côté... qui?... Elle seule. L'autre femme... y pouvait-elle compter? Le chauffeur de louage... un mercenaire, un inconnu.

Rapidement, elle calculait. Oh! si elle avait pu risquer une lutte de vive force!... En attendant, elle demeurait impassible, suivant de ses larges doux yeux sombres les ébats du petit être, que cette Arlésienne—elle avait l'air d'une brave femme, d'une bonne nourrice tendre—faisait un peu courir dans l'allée pour lui épargner l'ennui de l'attente.

Tous deux d'ailleurs s'éloignaient, disparaissaient maintenant derrière l'auto.

Un contact effleura le bras de Flaviana. Tressaillante, elle mit quelques secondes à se rendre compte. La femme travestie, le soi-disant Petit-Russien aux yeux de braise, lui désignait furtivement,—avec quelle face livide, quel regard meurtrier!—celui qui, de l'autre côté de la grille, prolongeait la lecture d'un banal document d'identité présenté par Flaviana.

Évidemment, il se perdait dans des réflexions profondes, ce chauffeur hermétique. Tout à fait absorbé, tenant le papier de la main droite, il appuyait machinalement l'autre à la grille. Cette main gauche, passant entre deux barreaux, se crispait nerveusement sur une arabesque de fer. Et c'était sur cette main que se fixaient à présent, avec une intensité terrible, les noirs yeux de gitane. Telle était l'expression de la maigre face brune, que Flaviana, comme fascinée, ne vit plus que cela: ce visage contracté d'adolescent,—de femme,—et cette main, que regardaient ainsi les tragiques yeux noirs. Un gant de peau de renne, couleur d'amadou, la couvrait. Et soudain, une horreur confuse glaça Flaviana, car elle crut voir l'index de peau s'aplatir, se casser mollement, comme s'il n'eût pas contenu un doigt vivant, de chair et d'os.

Au même instant, quelque chose brilla, une lame de canif. La danseuse retint à peine un cri. Sa compagne de route, avec une dextérité, une rapidité inouïes, tranchait net le bout de ce doigt. Il y eut un imperceptible grincement du fil de l'acier sur le fer de la grille. L'homme qui lisait n'avait pas bougé. Il n'avait rien perçu, rien senti. L'index de son gant était vide.

Lorsqu'il tourna la tête et leva les yeux, il ne crut pas que la visiteuse, ni le jeune homme qu'il prenait pour un domestique, eussent fait le moindre mouvement. Tous deux très proches de lui, ils le touchaient presque entre les barreaux. Mais quoi d'étonnant à ce qu'ils eussent l'allure empressée? Le jour baisserait bientôt, et si cette visite du Vieux-Moutier n'était pas un prétexte...

—«Voici votre papier, madame. Vous allez pouvoir entrer. Mais... sans votre voiture, n'est-ce pas?

—Est-ce que la ruine est loin?» balbutia la danseuse, qui, déjà, faisait en pensée les quelques bonds follement agiles qui lui permettraient de saisir son enfant.

—«Non, madame... Au bout de cette avenue, on tourne un peu à droite, et, tout de suite, on la voit. La jeune fille du gardien vous accompagnera, pour vous ouvrir les salles.»

Il appela.

—«Olga!»

La jeune personne reparut.

—«Madame va visiter. Ouvre-lui.»

Sur cet ordre, donné très haut, le chauffeur ajouta plus bas quelques mots dans une langue étrangère. Puis, il tourna sur ses talons, avec l'esquisse d'un salut, et se dirigea vers sa voiture. En l'apercevant, qui revenait, l'Arlésienne saisit l'enfant, remonta vite dans la limousine avec lui. Une indicible détresse s'empara alors de Flaviana. La fille du garde rentrait dans la maisonnette.

—«Mademoiselle!... mademoiselle!...» implora une voix sans timbre, une voix qui faisait mal.

—«Pardon, madame,» dit l'autre, revenant avec une serviable hâte.

—«Ouvrez-moi. On vous a dit de m'ouvrir.

—Mais oui... madame.»

Et elle retournait.

—«Où donc allez-vous?

—Chercher les clefs. Mon père a les clefs, là, dans notre loge. Oh! ce ne sera pas long.»

Tout en disant: «Ce ne sera pas long», l'astucieuse péronnelle restait là, ne bougeait plus, s'autorisait des questions de la dame pour s'attarder. Éperdue, Flaviana tira de son petit sac sa bourse en or. Toute prudence lui échappait. Et cependant, elle sentait maintenant que sa mystérieuse compagne la retenait, l'avertissait, par petites secousses, de son vêtement.

—«Cette bourse, ma mignonne, vous l'aurez. Mais ouvrez... ouvrez!

—Je ne peux pas, madame...» Et la fillette écartait ses deux mains vides.—«Il me faut les clefs. Et encore, peut-être serai-je obligée d'attendre mon père. C'est si dur, cette grille! Mais je vais essayer.»

Elle disparut dans la maisonnette.

Là-bas, la grande limousine, ayant retrouvé son conducteur, se mettait en mouvement. Mais non pour continuer vers la sortie. Elle recula, grimpa presque sur le talus pour prendre du champ, accomplit un court et savant virage, puis s'élança vers la profondeur du parc.

Flaviana, comme une folle, s'accrocha aux barreaux de la grille, fit le geste vain de les secouer. L'angoisse fut trop forte. Elle cria:

—«Serge!... mon fils!... François!... C'est moi, petit François!... Au secours!... Personne ne vient donc à mon aide!...»

Une voix dit à son oreille:

—«Laissez-moi... Laissez-moi faire!... Taisez-vous, au nom du ciel! Contenez-vous!... J'ai compris ce qu'il a dit en russe... Écoutez... vite... vite!... écoutez.»

Éperdue, égarée, Flaviana, de ses beaux yeux pleins de prière, regarda l'étrange créature, cette femme qui lui semblait malgré tout le jeune garçon dont elle avait si bien l'apparence.

—«Voilà,» reprit celle-ci. «Je connais cet homme. C'est bien à lui qu'Omiroff téléphonait, comme je m'en suis doutée. Le prince doit être ici. Entrez, puisque vous pensez obtenir quelque chose de lui. Vous avez chance de le découvrir, de le rencontrer. Moi, je reste... Et je parlerai au misérable dont j'ai coupé le gant tout à l'heure... Vous avez vu?...

—Où lui parlerez-vous?

—Ici même. Il va revenir. Il a ordonné de laisser la grille ouverte, après vous avoir fait attendre, pour qu'il puisse sortir à toute vitesse.

—Alors vous ne l'arrêterez pas.

—«Je l'arrêterai,» déclara l'inconnue avec une force impressionnante.

—«Mais l'enfant... mon enfant... s'il l'emmène?...»

La femme pâlit plus encore, s'écarta, trembla. Puis se ressaisissant:

—«Tant mieux pour lui, en ce cas! murmura-t-elle. Et, après une brève hésitation:—«Il n'y a pas d'autre tactique possible. Tenez, madame, voici qu'on vous ouvre la grille... à moitié, pour que votre auto n'entre pas. Je sais maintenant qui vous êtes, madame Flaviana. Moi, je m'appelle Katerine Risslaya. Si vous ne me retrouvez pas ici tout à l'heure, ne doutez pas de la pauvre fille que je suis. Je vous le jure... ils expieront leurs crimes... Et ils vous rendront votre enfant.»

VIII
PRISE AU PIÈGE

Lorsque Flaviana, que suivait la fille du portier, se fut avancée assez loin dans l'avenue descendant aux ruines, un homme sortit à son tour de la loge. Il vint ouvrir le second battant de la grille. Et alors il se planta, sifflotant, au beau milieu, avec un air rogue, comme un chien de garde, prêt à se jeter sur qui entrerait. Son regard plein de méfiance alla du mécanicien de louage, qui dormait sur son siège, au jeune homme que la visiteuse avait laissé là, à l'attendre. Pour celui-ci, le regard se fit particulièrement hargneux.

—«Eh bien, mon petit père,» lui dit Katerine en russe,—et elle ricana,—«on dirait que ma figure ne te revient pas.»

Le gaillard faillit tomber à la renverse.

—«Comment?... vous parlez... vous savez le russe, mon garçon?

—Je sais bien d'autres choses,» riposta-t-elle,—toujours avec son mauvais rire,—«Mais ça n'est pas pour ta barbe, petit père. C'est pour celui qui va revenir par ici, et qui sera content de les connaître.

—Tu feras bien de ne pas te mettre sur son chemin, car il sera pressé.

—Il trouvera le temps de m'écouter, je t'en réponds.

—Tu as du toupet, gamin.»

Le portier réfléchit un instant, puis demanda:

—«Si tu avais à lui parler, pourquoi ne l'as-tu pas fait tout à l'heure?

—Apparemment parce que ça ne m'a pas convenu.

—Était-ce à cause de la dame? Ça n'est pas une Russe, ta patronne, hein?

—Si on te le demande, tu diras que tu n'en sais rien,» fit Katerine, qui possédait un répertoire abondant de ces facéties parisiennes.

Qui l'eût observée avec plus de perspicacité que ce gardien obtus, enfermé dans ses rigoureuses consignes, se fût effrayé du contraste entre la physionomie tendue, blêmie d'audace, de résolution, et l'aisance vulgaire des propos.

Lorsque Katerine vit reparaître, lancée à une vive allure, la limousine conduite par le chauffeur à la main estropiée, elle fouilla rapidement dans une poche intérieure de son veston, et en retira à demi un objet long, en forme de tube.

Mais, comme la voiture devenait plus distincte, tout à coup, à travers les glaces, un reflet doré brilla... les touffes d'une chevelure mousseuse, bouclant sous le béret d'un garçonnet.

—«Ah!» soupira Katerine, «l'enfant est encore là...»

Avec regret, elle renfonça l'objet mystérieux, et elle courut se poster en travers de la sortie, d'où le concierge, lui saisissant le bras, essaya vainement de l'écarter.

Pour ne pas écraser ces individus en lutte, force fut au chauffeur de ralentir. Alors, à pleins poumons, Katerine lui cria:

—«Flatcheff, rappelle-toi les réunions avec Ivan Toulénine, chez Pierre Marowsky. Je viens te sauver. Il faut que tu m'entendes.»

Si ces paroles émurent l'homme à qui elles s'adressaient, rien ne s'en put deviner. Son visage restait invisible derrière le masque formé par la mentonnière de la casquette, les lunettes, le voile. Cependant il arrêta complètement sa machine, et se pencha, d'un âpre mouvement, vers ce jeune homme qui l'interpellait.

Celui-ci s'avança, tout proche, retira le chapeau de feutre, dont le bord mou, rabattu, cachait en partie son visage, et secoua des boucles noires, qui, libérées, tombèrent, moites et luisantes, sur son front. La bouche rouge esquissa un sourire, tandis que les prunelles dures, pareilles à des éclats d'anthracite, luisaient impénétrablement.

—«Katerine!...» murmura l'homme.

—«Oui, Katerine,» dit-elle. «Je viens te rejoindre. N'es-tu pas toujours mon chef, mon maître?... Pourquoi ne m'as-tu pas dit?... Je t'aurais aidé, au lieu de ces fous furieux. C'est à toi, à toi que j'étais... Pas à leur imbécile de cause.»

L'homme invisible ne bougea pas d'abord. A travers leurs petites vitres, ses yeux indiscernables étudiaient la figure ardente.

C'était vraisemblable, la basse adoration de cette créature sauvage, à l'ignominieuse jeunesse, l'attraction servile vers lui, qui avait dominé, conduit, maté, joué les autres! Avec quelle face de passion avide elle l'écoutait autrefois! Mais aussi, ce pouvait être un piège.

Le crépuscule tombait sur le parc, sur les bois, sur la campagne profonde. Au sud-ouest, une crevasse sanglante marquait la place de l'horizon où s'était englouti le sinistre soleil. Tout se taisait. Le portier, prudemment, s'était éclipsé, dans sa loge. Au fond de la voiture, l'enfant dormait sur les genoux de l'Arlésienne.

—«Doutes-tu de moi, maître?» chuchota Katerine Risslaya. «Tiens, regarde. Voici l'engin qu'ils ont fabriqué pour te mettre en pièces. Je devais le lancer contre toi. C'est ton modèle. Tu le reconnais. Va, prends-le. Sers-t'en pour me massacrer. Je te bénirai encore. Et je mourrai heureuse. Car je t'aurai averti, préservé d'eux...»

Flatcheff se tourna vers le domestique, assis à côté de lui sur le siège, et qui n'avait pas décroisé les bras, pas prononcé un mot,—impassible comme s'il n'entendait pas le russe, que parlaient les deux interlocuteurs. Cependant, il le comprenait. Car ce fut dans cette langue que le faux Ivan Toulénine, l'espion d'Omiroff, le traître de la Petite-Barrerie, lui commanda:

—«Rentre dans la voiture, Sémène. Mais laisse ta peau d'ours à celle-ci, qui gèlerait dans son mince habit d'homme, au train dont nous irons.»

Tandis que l'échange se faisait, Flatcheff avait saisi l'étui meurtrier, que lui tendait Katerine. Ses doigts experts sentirent osciller le contrepoids qui, maintenant toujours l'engin dans le même sens, empêchait le mélange explosible de se produire. Sans ajouter une réflexion, il plaça l'objet contre sa poitrine, dans une pochette intérieure, avec le sang-froid de l'habitude. Car c'était un vieux cheval de retour. Et, s'il avait pu se vendre très cher au pire ennemi de ses anciens alliés, son expérience, ses aventures, son audace, ses condamnations même, lui valaient cette abominable fortune.

A peine Katerine installée à côté de lui, il lança son auto à une vitesse folle.

—«Où allons-nous?» demanda-t-elle.

Il ne répondit pas.

Cependant, comme on traversait un pont, au-dessus d'une rivière que Katerine supposa être l'Oise, le conducteur ralentit un peu, et lança dans l'eau, de toute sa force, pour le faire tomber au large, loin de tout être vivant et de toute œuvre humaine, l'engin dont il avait hâte de se débarrasser.

Bientôt après, on rentra dans les bois. La nuit de décembre s'y amassait. Mais elle n'était pas tellement close, qu'on ne vît encore, de temps à autre, au fond d'une allée, ou parmi le lacis triste des arbres, les éclaboussures rouges, persistantes, du couchant. Elles s'obstinaient, comme le sang versé, que rien ne lave.

La bruyante voiture, en s'arrêtant tout à coup, fit apparaître la réalité lugubre. Ce fut comme si des flots de ténèbres et de silence se refermaient sur elle.

Flatcheff descendit et fit descendre Katerine. Puis il appela l'homme qui s'assoupissait, à l'intérieur tiède et capitonné de la voiture.

—«Sémène, arrive!»

L'autre obéit. Un gaillard au rude visage, d'une taille gigantesque, véritable hercule.

—«Qu'allez-vous me faire?» demanda Katerine.

Et elle commença de trembler.

—«Ne crains rien, si tu as dit vrai,» proféra Flatcheff. «Mais si je trouve sur toi la moindre chose en contradiction avec ton histoire, nous aurons un compte à régler, ma petite. Fouille-la,» ordonna-t-il à Sémène. «Et vas-y avec précaution, au cas où elle garde un joujou comme celui de tout à l'heure.»

Dans l'auto, des cris d'enfant s'élevèrent. Le petit François, réveillé en sursaut, s'effarait. De son rêve, où il revoyait sa nounou Favier, son papa Raymond, tous les visages de tendresse, il surgissait de nouveau brusquement dans l'étrangeté des choses et des êtres. En ce moment, la nuit compliquait tout. Son petit cœur creva.

—«Nounou!... nounou!... Papa!... Je veux ma nounou!...» sanglotait-il.

—«C'est moi ta nounou, mon chérubin,» chuchotait câlinement l'Arlésienne.

—«Ça n'est pas vrai!... Tu es vilaine!... Ça n'est pas vrai!...» criait le bambin, la frappant de ses poings minuscules.

Les petits êtres ont de ces révoltes, qui déconcertent devant des forces tellement disproportionnées aux leurs. Ils ne connaissent ni la prudence, ni la résignation. Et il en est ainsi des jeunes animaux comme des jeunes enfants. Craintifs de tout, ils ne le sont pas de la violence humaine. Sans doute, parce qu'à part de monstrueuses exceptions, elle ne saurait s'exercer contre eux. De cela, ils ont une singulière conscience.

François, dans son cœur de quatre ans, percevait autour de lui l'imposture, et il en suffoquait. Bien traité, gâté, choyé même,—car sa grâce était irrésistible,—il avait peu souffert,—après les premières heures de désolation et d'épouvante,—parce qu'on lui disait: «Tu reverras nounou Favier. Papa viendra te chercher demain.» Mais peu à peu on lui tenait un autre langage. On affirmait: «Les autres t'ont menti.»—«C'est moi ta nounou,» prétendait l'Arlésienne. Et Flatcheff le bandit avait l'audace de déclarer à cet innocent:—«Ton papa Delchaume t'avait volé. Il n'est pas ton papa. Tu ne dois plus l'aimer. Je suis chargé de te conduire à tes vrais parents.» Une indignation au-dessus de son âge soulevait alors cette petite âme, qui ne pouvait l'exprimer. Et c'est avec la même suffocation de fureur qu'il refusait de répondre au nom de Pierre, qu'on prétendait lui donner.

—«Je m'appelle Serge-François. Je ne m'appelle pas Pierre,» protestait-il.

Sa fierté, sa résistance, son énergie puérile, divertissaient ses ravisseurs, en les attendrissant malgré eux. Au Vieux-Moutier, où ils le cachèrent pendant quelques jours, Boris Omiroff ne put le voir, l'entendre, sans une espèce d'émotion. Le prince ne résista pas à la curiosité qu'il avait de cet enfant, son neveu, le fils de son frère. Il voulut la satisfaire avant de partir pour la Russie. Et, comme il avait d'ailleurs besoin de se concerter avec Flatcheff sur les mesures à prendre, il combina cette expédition en auto jusqu'à Mériel, pendant que tout le monde,—et même les gens de sa maison, avenue de Messine,—le croyait dans son wagon-salon, emporté par le Nord-Express. Au Vieux-Moutier, dont il s'était rendu acquéreur plusieurs années auparavant, des chambres habitables, aménagées dans une partie de l'ancien couvent, qu'on ne visitait pas, l'attendaient toujours, avec un personnel restreint, mais dévoué, aveuglément fidèle, tenu par l'argent comme par la crainte, et sans cesse à ses ordres. Depuis l'affaire de la Petite-Barrerie, c'est là que Flatcheff se tenait, dans une prudente retraite.

Chose plus facile qu'on ne croit: maintenir certains mystères. Pour tout le pays, le Vieux-Moutier était un but de promenade, qui attirait les touristes. On délivrait des permissions de le visiter à la mairie de Mériel. Un certain va-et-vient n'étonnait donc personne, non plus que la rigueur des consignes. La rapidité des autos permettait aux gens enfermés là de s'approvisionner au loin. La sauvagerie du site, sa difficulté d'accès, son éloignement, à l'orée de la forêt, s'opposaient à tout voisinage immédiat. Nul fournisseur, nul habitant du pays, nul visiteur, n'avait jamais pénétré dans l'appartement secret, dont les fenêtres dominaient un débris de cloître, qui, surplombant le vide, les masquait d'en bas, tandis que la porte intérieure, dissimulée entre deux demi-colonnes, ouvrait dans une galerie obscure où rien ne fixait l'attention.

Là, Boris Omiroff avait caché le fils de son frère Dimitri. Seul avec l'enfant, il l'examina, l'étudia, le questionna. Son sang courut plus orgueilleusement dans ses veines à constater la marque de sa race, dans la beauté, l'intelligence, la précoce dignité du petit être. Mais la fugace émotion fut vite noyée de haine. N'était-ce pas là l'enfant d'une ballerine, l'étranger, l'ennemi? Ce bébé inconnu, adversaire fragile, pourrait un jour,—qui sait?—se dresser contre lui, et prétendre à l'expulser, lui, Boris Omiroff, du patrimoine héréditaire. La merveille de l'Ukraine, la demeure fabuleuse où ses ancêtres avaient reçu les tsars comme des égaux, s'évoqua, déroula le serpentement sans fin de ses remparts, la masse énorme de ses donjons, de ses tours, la légèreté aérienne de sa chapelle au sommet de la colline, sa ceinture de forêts, et cette nappe d'argent que le Dniéper étend à ses pieds, par les longues nuits du Nord, sous la lune immobile.

Boris repoussa brutalement l'enfant, et appela Flatcheff.

—«Rends-le à cette femme d'Arles dont tu réponds,» ordonna-t-il. «Puis reviens m'expliquer encore ton projet. Et tâche qu'il me convienne.»

Le projet de Flatcheff convint à Boris.

L'Arlésienne, naguère venue en service à Paris, séduite par un réfugié russe, un certain Fédor Kourgane, s'était mariée avec cet homme, et l'avait attiré dans son pays. Là, tous deux crevaient de faim, après avoir essayé divers métiers. D'ailleurs, mal vus et méprisés, victimes de préjugés locaux, ils ne rêvaient que d'émigrer. On leur fournirait les fonds nécessaires à leur passage en Amérique, plus une somme qui serait pour eux une petite fortune. Et ils emmèneraient avec eux l'enfant. On n'en entendrait plus parler.

—«Tu connais ces gens-là, Flatcheff?» demanda le prince.

—«Parfaitement. J'ai toujours eu l'œil sur Kourgane, à cause de vous, Excellence.

—Était-il des complots contre moi?

—D'aucun complot. C'est un homme tranquille, trop content d'avoir échappé aux suites d'une première affaire, où on l'avait entraîné. Chat échaudé, il craint l'eau, même froide.

—Quel est son métier?

—Il essaie de vendre de fausses vieilleries, près des Arènes. Mais on débine tous les trucs maintenant. Le commerce ne marche guère.

—Et la femme? Qu'est-ce que c'est?

—Mauricette?... Une bonne créature. Elle adore les mioches. Le petit ne sera pas malheureux avec elle.

—En effet, elle a plutôt une figure plaisante. Et l'enfant semble déjà habitué à elle. C'est toi qui l'as fait venir? Depuis quand est-elle ici?

—Dès le lendemain de l'enlèvement du gosse. Il me fallait une femme. Le petit clampin criait jour et nuit. La fille du garde m'a bien aidé. Mais le citoyen n'était pas commode. Et Votre Excellence m'avait interdit les grands moyens.

—Tu m'as obéi, au moins? Tu ne l'as pas rudoyé, ce pauvre moutard?

—Oh! ma foi non.»

Boris fixa des yeux sévères sur le cruel et sournois visage. Puis il reprit légèrement:

—«Bast! tout ça en fera un homme. Il n'aura pas cette éducation de poule mouillée qu'on donne aux marmots français.»

Et, rêveur, il ajouta:

—«Plus tard... Si je n'ai pas de fils... On pourra voir.

—Comment!» cria Flatcheff stupéfait. «Votre Haute Noblesse aurait l'idée?...

—Tu n'as pas remarqué?...» reprit le prince, du même ton songeur. «C'est tout le portrait de mon frère Dimitri.

—Oh! Excellence... Alors, les Kourgane?...

—Défends-leur de quitter Arles tout de suite.

—Quelle imprudence!

—Assez, Flatcheff. Écoute-moi. Tu vas conduire là-bas la femme et l'enfant. En auto. Ne prends pas le train. Je te donne Sémène pour ton service. A Arles, tu verras comment vivent ces gens, ce qu'ils désirent. Tu m'en aviseras avant de rien décider. Je vais réfléchir. L'Europe est assez grande pour qu'on trouve un endroit perdu où l'on puisse les installer, les surveiller...

—Mais Votre Haute Noblesse avait résolu...

—De me débarrasser absolument de ce petit. Eh bien... Je ne sais plus. J'y penserai... Il ressemble trop à mon frère.

—Vous le haïssiez, votre frère Dimitri. Vous avez été si content de sa disgrâce... de sa...

—Tais-toi, vieux bandit, ou je t'écrase!...» avait crié le prince, dans une de ces soudaines fureurs, qui montaient en lui surtout aux minutes où il n'était pas d'accord avec lui-même.

Et comme il s'irritait de se sentir démonté, troublé, il donna à Flatcheff un ordre de départ immédiat.

—«Que je ne te voie plus, ni le mioche, ni cette Arlésienne! Moi, je pars, en auto également, pour rejoindre à Cologne mon personnel et mes bagages. De là, par le Nord-Express... à Pétersbourg. Que je trouve un télégramme de toi, n'est-ce pas? Pour la suite... attends mes ordres. Ne bouge pas d'Arles. Je... je t'y enverrai peut-être d'autres instructions.»

Il hésita. Puis, rapidement, très bas:

—«Tu as sans doute raison pour le petit. Mais, diable, un enfant!... Ah! j'aurais dû avoir plus de résolution au moment de sa naissance, quand il n'était qu'une larve informe, sans véritable existence.»

Flatcheff eut une toux brève. Les regards des deux hommes se croisèrent, puis se détournèrent aussitôt.

C'est moins d'une demi-heure après cette conversation que Flatcheff, précipitant son départ, avait rencontré Flaviana à la grille. Comme le parc ne possède pas d'autre sortie possible pour une auto, à cause des accidents de terrain, des hauteurs, des déclivités abruptes, c'est à cette même grille que Flatcheff revint, après avoir donné le change à sa visiteuse.

L'apparition de Katerine, tout d'abord, le terrifia. Comme tous les êtres capables de trahison, cet homme était lâche. En outre, quelle stupeur! Avec ses maquillages savants, la transformation complète de sa physionomie, sa retraite au Vieux-Moutier, la légende de sa fuite à l'étranger établie par la police, la protection dont l'entouraient les agents russes aux ordres d'Omiroff, comment imaginer qu'à peine sortie de prison, une de ses victimes se dresserait en face de lui?... Accablante minute. Katerine eut tout le loisir de jeter la bombe, là, dans l'avant de l'auto, aux pieds mêmes du conducteur. Avec quelle joie forcenée elle eût accompli l'acte! Peu lui importait sa vie, à elle. Ainsi, elle sauvait Tatiane, à qui le sort attribuerait peut-être le dangereux rôle, l'œuvre de justice, l'anéantissement de l'abominable agent provocateur. Oui, elle sauvait Tatiane. Et elle la vengeait. Elle vengeait la fiancée de Pierre Marowski, séparée pour cinq ans,—peut-être pour toujours: leur vie était si hasardeuse!—de celui qu'elle aimait. Quelle tentation!... Mais elle avait aperçu l'enfant dans la voiture. Elle n'avait pas voulu lancer l'horrible engin. Et alors une autre idée lui était venue. Elle ne se souciait guère de la cause, ni du martyr déchiqueté à la Petite-Barrerie, ni de l'exemple, terrifiant pour les traîtres, que devrait être le châtiment du faux Toulénine. Tatiane... Il n'y avait que Tatiane. C'est pour elle que Katerine avait trouvé en soi de telles ressources d'adresse et d'audace. Pour elle que, sous des vêtements d'homme, qui la rendaient à la fois méconnaissable et plus alerte, la sauvage fille avait rôdé, épié, guetté,—souple, cauteleuse, comme une maigre louve des steppes.

Ce matin, à la gare du Nord, elle avait eu cette chance de reconnaître dans le valet de chambre du prince, un garçon de son pays, et elle l'avait conquis tout de suite en se faisant passer pour le jeune frère d'un ancien camarade à lui, en rappelant ces choses d'enfance, de village natal, auxquelles nul cœur ne résiste. Katerine, grâce au coup de téléphone, à l'indication de l'annuaire, identifia cette retraite campagnarde, qui devait être la maison mystérieuse du prince. Là, sûrement, se terrait le Judas de la Petite-Barrerie, Toulénine-Flatcheff, le sinistre factotum d'Omiroff. Mais comment se rendre là-bas? Comment y arriver à temps? Car, sans doute, le maître et le misérable valet repartiraient ensemble pour la Russie. Katerine, désespérée, ne possédait même pas sur elle de quoi prendre le train. A tout hasard, elle courut à l'hôtel de l'avenue de Messine. Du moins, elle pénétrerait dans cette demeure, elle s'y assurerait ses entrées en se liant avec l'ami du valet de chambre, auquel celui-ci l'adressait. Sur le seuil, elle avait rencontré Flaviana.

Et voici pourquoi, quelques heures plus tard, entre les futaies pleines de nuit, sur la route forestière entrevue dans le cercle lumineux des phares, à côté de l'auto, où gémissait et s'encolérait une voix enfantine, Katerine, en face de Flatcheff et de Sémène, crut sa dernière heure venue.

On la fouilla consciencieusement. Les deux gaillards à qui elle avait affaire ne se souciaient guère d'épargner sa délicatesse féminine. A vrai dire, ils ne s'occupèrent pas plus de ce détail que si elle avait été le garçon dont elle portait le costume. D'ailleurs, ce n'était pas cela non plus qui pouvait contrister ou effaroucher la pauvre fille. Hasardeuse créature, elle en avait vu bien d'autres. Rester vivante. Ne pas livrer les secrets de Tatiane. Atteindre le terrible but dont elle s'hypnotisait. Voilà ce qui tendait et enflammait l'âme primitive, dans ce corps précocement usé, que maniait la hardiesse indifférente d'un chenapan et d'un larbin.

Quand Flatcheff se fut bien assuré que les vêtements masculins de Katerine Risslaya ne cachaient aucun explosif, aucune arme, aucun papier inquiétant, qu'elle s'était vraiment livrée à lui sans possibilité de lui nuire, ou même de se défendre, sa prudence accepta ce dont tout d'abord sa vanité s'accommodait. Cette fille était demeurée entièrement sous sa puissance. Il l'avait fanatisée. Elle revenait à lui, aussitôt libre. Et, pour lui plaire, elle trahissait. Quoi de plus acceptable pour un être pareil? La vilenie des autres semblait de toute évidence à sa propre vilenie. Et, suivant sa logique, une Katerine Risslaya, ramassée dans la boue par Tatiane, devait se retourner tôt ou tard contre sa bienfaitrice. Il eut un rire de joie affreuse, dont se troubla le sommeil des beaux arbres fiers, aux branches desquels se fixaient une à une, brodées par une fée mystérieuse, les petites étoiles du givre.

—«Eh bien, Katinka, tu es une fameuse luronne. Bravo, ma fille. Tu n'y perdras rien. On ne manque pas de braise au service d'Omiroff. Excepté ici, où elle ne chauffe guère...»

Et il rit plus fort, de son à peu près sur le mot «braise», qu'il venait de prononcer en français.

—«On gèle,» ajouta-t-il. «Mais grimpe tout de même sur le siège, à côté de moi. Car j'ai encore à te parler. Tout à l'heure, Sémène te cédera la place à l'intérieur.»

Lorsque, de nouveau, la voiture dévora la route, Flatcheff soumit Katerine à un interrogatoire, sur la façon dont elle l'avait retrouvé, sur ce qu'elle connaissait de Flaviana, et quelle était l'idée de cette femme en se présentant au Vieux-Moutier.

—«Si c'est une ancienne bonne amie de Son Excellence, qui venait pour l'embêter, elle se sera cassé le nez,» observa-t-il. «Il faudrait être plus maligne qu'elle n'en avait l'air pour découvrir notre petit père Boris Wladimirovitch dans son monastère. Quand ce diable-là se fait ermite... ah! ah...»

Flatcheff riait encore. Décidément, il était très gai.

«Tu ne le seras pas longtemps, misérable!» pensait la sombre fille, assise à son côté sous la même lourde et chaude peau d'ours.

Elle s'étonnait qu'il ne parlât pas de Flaviana comme de la mère du petit garçon, qui, maintenant couché sur la banquette, dans les vêtements de laine et de fourrure, dormait, derrière eux, du profond sommeil de l'enfance. Mais le suppôt du prince, au moment de la naissance secrète, confiné à son rôle de valet complice, ne possédait pas encore l'autorité du faux Toulénine. On ne lui confia que ce qu'il devait savoir pour ses diverses missions, dont l'une fut d'aller enlever la jeune doctoresse. Lorsque, plus tard, le prince lui avoua qu'il s'agissait de son neveu, Boris ne revint pas sur la personnalité de la mère. «Une cabotine,» dit-il simplement. Car l'orgueilleux grand seigneur gardait à son immonde acolyte tout le mépris indispensable, ne s'ouvrant à lui que suivant l'occasion, par nécessité ou par caprice.

Pendant des heures, l'auto dévora les chemins, crevant le noir sans fin des campagnes taciturnes, traversant à un galop de foudre, avec des clameurs de bête furieuse, les villages ensommeillés. Puis, on stoppa dans une ville, plus muette et vide qu'un décor de rêve, devant un hôtel dont Katerine, sous une lanterne, discerna l'enseigne: Hôtel du Chevreuil, avec la forme vague d'un quadrupède, qui s'effaçait sur la tôle délavée. Un souper était servi, des chambres prêtes.

Quand les voyageurs se séparèrent pour dormir, Flatcheff dit à Katerine:

—«Ma fille, tu vas partager la chambre de Mauricette et du petit. Comprends-moi bien. J'ai cru tes boniments. Toutefois la prudence et mes consignes m'ordonnent d'agir comme si je me méfiais. Donc, je suis responsable de ce que tu feras, et je te garde. Ça doit te faire plaisir. Mais tant que tu seras sous ma coupe, tu ne communiqueras avec personne. Si l'on te surprend écrivant un mot, glissant un papier, faisant un signal, on m'avertit, et je te casse la tête.»

Pour achever ce discours, Flatcheff enleva son espèce de passe-montagne, ses lunettes, avec le demi-voile où elles s'incrustaient. D'un geste qui fit horreur à Katerine, il arracha même sa barbe.

La malheureuse fille contint un cri de répulsion. Elle reconnaissait le visage infâme,—le faux Toulénine qui leur prêchait la guerre sociale, la propagande meurtrière, l'audace héroïque.—Elle le voyait face à face, l'apôtre qui trouvait des accents enflammés pour soulever leurs âmes, dans la mansarde de Pierre Marowsky, et qui n'était que ce reptile hideux, ce scorpion rampant, gonflé de venin: un agent provocateur.

L'homme eut son ignoble rire:

—«Comment me préfères-tu, la belle? En Toulénine ou en Flatcheff?—Au fait, c'est vrai: tu es amoureuse de moi. C'est enivrant... Et je te ferais bien les honneurs de mon beau physique,—avec ou sans barbe,—je te recevrais volontiers dans l'intimité, Katinka de mon cœur... Seulement, pas cette nuit. Pour quelque temps encore, j'aime mieux avoir, auprès de toi, les yeux ouverts que fermés. C'est donc Mauricette qui aura le privilège de voir émerger de cette défroque de mâle ta gracieuse forme féminine, et de dormir en ta compagnie.»

Il reprit un sérieux terrible pour ajouter, sortant de sa poche un revolver:

—«Et, je te le répète... Je saurai tout... Si quelque chose ne me paraît pas clair, tu pourras faire tes paquets pour l'autre monde. Rappelle-toi que, pour Bibi» (il se désigna d'un air de fatuité canaille), «c'est tout bénéfice d'exterminer de la bonne petite vermine comme toi. Le patron m'en saurait gré, la police itou. Je ne risquerais pas un cheveu. Tiens-toi donc pour avertie.»

Ce fut tellement sinistre, cet avertissement, reçu sous le canon braqué du revolver, dans le corridor du louche hôtel provincial, où l'humidité sentait le moisi, où l'on devinait des mouchards embusqués derrière les portes, que Katerine, malgré son fatalisme et sa résolution, frissonna.

La vue du bel enfant, au sommeil paisible, près de qui elle passerait la nuit, fut alors d'une telle douceur pour la malheureuse, que les larmes lui en vinrent aux yeux, à elle qui, depuis si longtemps, n'avait pleuré.

Comme elle les contenait, d'un battement de paupières, elle rencontra le regard de Mauricette, l'Arlésienne. La gêne anxieuse de ce regard l'étonna. Elle dit brusquement:

—«Vous savez bien que je suis une femme, comme vous, malgré ces frusques. Vous ne pouvez pas avoir peur de moi, puisque vous êtes chargée de m'espionner.

—Oh! vous espionner...

—Enfin...

—Ça n'est pas mon métier. Kourgane, mon mari, m'a recommandé d'obéir... J'obéis. Sans ça... Mais il y a une chose qui m'occupe...

—Laquelle?

—L'enfant qui est là... ce petit amour... Vous ne pensez pas, dites, qu'on veuille lui faire du mal?

—Quoi!» s'écria Katerine amèrement. «C'est vous qui me questionnez!... Et l'on m'a mise sous votre surveillance, comme si l'on se défiait de moi.»

Elle équivoquait prudemment. Mauricette Kourgane mit un doigt sur ses lèvres.

—«Quoi que nous disions,» fit-elle, «je crois sage de parler très bas. Je n'aime pas beaucoup ce qui se passe. Et l'on nous offre trop d'argent pour que ce soit de la fameuse besogne. Mais c'est l'affaire de mon homme, de Fédor. Tout ce que je sais, c'est qu'on m'a mis ce chérubin dans les bras, et qu'il faudra me couper en morceaux avant que de lui faire du mal.

—Pour ça, je serai avec vous, de tout mon cœur,» s'écria Katerine.

Les deux femmes se sourirent. Leur défiance mutuelle tombait un peu. Pourtant, ni l'une ni l'autre n'osa se livrer. Et elles n'en dirent pas davantage. Seulement, avant de se coucher, elles se penchèrent ensemble vers le petit Serge-François.

L'Arlésienne avait mis l'enfant dans son lit, à elle,—un de ces vastes lits de province, où elle s'étendrait à côté de lui sans même le réveiller. Il dormait, le visage tout rose dans ses cheveux blonds, un petit bras rejeté au-dessus de sa tête, avec la menotte à demi ouverte. Ses longues paupières mettaient, sur les joues un peu ardentes, l'ombre large de leurs cils. Entre les mignonnes lèvres, d'une merveilleuse fraîcheur, les dents laiteuses brillaient.

Sous la contemplation des deux femmes, il eut un léger soupir, s'agita, nerveux, puis retomba dans sa paix émouvante.

—«Mignon!...» dit l'une.

—«Petit trésor!...» fit l'autre.

Même écho de maternité, vibrant sous la ronde poitrine de la paysanne arlésienne comme dans le maigre sein flétri de la vagabonde des steppes et des bouges. Lien qui les unit toutes. Partout, toujours, devant tout enfant, les femmes sont mères. Ces deux-là, parce qu'il y avait un petit être abandonné, se sentirent en alliance secrète. Elles se souhaitèrent le bonsoir presque avec amitié.

Le lendemain, ce fut de nouveau la course en auto, folle, abasourdissante, ne laissant même pas dans les cerveaux engourdis le ressort nécessaire à la réflexion. Toute la journée, on longea le Rhône. Dans l'intimité de la voiture, en la préoccupation commune de distraire l'enfant, quand il ne sommeillait pas, la vague sympathie ébauchée la veille au soir s'affirma entre Mauricette et Katerine. L'Arlésienne disait:

—«Vous êtes donc Russe, comme mon homme?» Et elle ajoutait, la voix niaise:—«C'est-y aussi dangereux pour les femmes d'être Russe... Parce que, lui... il en a, du micmac et de l'embêtement!...»

«Si elle n'est pas tout à fait ignorante et naïve, elle est très forte. Ne nous livrons pas,» pensait Katerine.

Aussi, lorsque Mauricette, berçant le bébé sur ses genoux, soupira:

—«Pauvre ange!... Est-ce beau?... Dire qu'il a peut-être une maman... ce chérubin-là!...»

L'autre, bien que remuée par l'accent sincère, se garda bien de raconter comment elle avait surpris ce qu'elle croyait être un secret redoutable pour Flaviana.

Malgré l'intention manifestée par Flatcheff de coucher la nuit même à Arles, dût-on y arriver très tard, une panne les força d'y renoncer. A plus de deux heures du matin, ils se trouvèrent en face d'Avignon, rompus, épuisés, et le courage leur manqua pour aller plus loin.

Cette fois, point de gîte retenu, prêt à les recevoir, point d'hôtelier complaisant. Ayant traversé le Rhône sur le pont suspendu, et pénétré en ville par la porte de l'Oulle, tout de suite ils se trouvèrent place Crillon. Là, devant la façade cossue, les lanternes allumées toute la nuit, la porte cochère accueillante d'un hôtel, ils ne pensèrent plus à rien qu'à la joie de quitter leur trépidante voiture, et d'étendre leurs membres crispés sur des lits immobiles, entre des murs silencieux.

Dans le va-et-vient que causa leur arrivée, le domestique Sémène se trouva seul, un instant, avec Katerine Risslaya,—du moins seul Russe, car c'était dans la cour, où le garçon de remise l'aidait à ranger l'auto, tandis que sa compatriote revenait chercher quelques effets de l'enfant, oubliés dans la voiture.

Rapidement, le grand valet de pied sussura en petit-russien à l'oreille de Katerine:

—«N'oubliez pas de mettre vos chaussures à la porte, ce soir. Et demain, quand vous serez bien seule, regardez sous la semelle intérieure...»

Vivement elle leva les yeux. Mais déjà l'impassible valet s'était détourné, et prenait des mains du garçon un seau d'eau, dans lequel il trempait la longue brosse pour nettoyer les roues de la voiture.

Katerine Risslaya ne s'endormit pas.

Le matin, elle fut debout avant les autres. Aussitôt, elle ouvrit la porte, sur le couloir. Les chaussures n'avaient pas encore été remises en place. Lorsque enfin elle eut les siennes, elle ne se trouvait pas seule, et ne réussit pas à l'être un instant jusqu'au départ. Il lui fallut donc remonter dans l'auto sans avoir l'explication des singulières paroles. Elle chercha les yeux du moujick, et ne les rencontra pas.

«Une épreuve...» se dit-elle. «Un piège que me tend Flatcheff. Ne nous y laissons pas prendre.»

Malgré tout, par instants, ses orteils, nerveux, s'agitaient dans ses souliers, et elle appuyait fortement le pied par terre. Qui sait?... Là, peut-être, gisait un secret qui changerait la face des choses.

Ce fut seulement à Arles, chez les Kourgane, qu'elle put satisfaire son anxieuse curiosité.

Dans la rue du Refuge, près des Arènes, ils habitaient une petite maison, avec un bout de jardin,—ou plutôt un enclos poussiéreux, tout encombré de vieilles pierres, de statues mutilées, de débris de chapiteaux, dont Fédor faisait commerce. Au rez-de-chaussée du logis, une salle en désordre, vrai capharnaüm, offrait aux clients, sous prétexte d'antiquités, des vaisselles ébréchées, des japoneries de bazar, des bibelots Louis-Philippe, des dentelles et des soieries fanées, revendues par des caméristes de cocottes, et surtout de la pacotille allemande, boîtes, tabatières et pendules à musique, dont le mauvais goût et la bizarrerie s'imposaient à quelques flâneurs ignares comme étant «de l'époque», sans que jamais ils songeassent à demander: «Laquelle?»

L'unique étage se trouva suffisant pour loger les nouveau-venus. D'ailleurs, Flatcheff ne réclamait qu'un minimum d'espace, pour mieux exercer sa surveillance.

Katerine se sentait, sous le regard de cet homme, telle qu'une hirondelle sous l'œil d'un épervier.

«Tant pis!» se disait-elle. «Me voilà donc liée à lui jusqu'à la minute favorable où il me sera possible de le tuer. Je ne pourrais pas servir Tatiane autrement, ni révéler à Flaviana ce qu'ils vont faire de son fils, car je serais prise, et peut-être lynchée sur-le-champ par ces gens-là. Mais si je lui avais jeté la bombe, et qu'elle m'eût démolie en même temps, comme c'était probable, le résultat aurait été le même. Du moins, j'aurai épargné cet amour de petit mioche. Pauvre môme!... Il est si beau qu'on ne voudra jamais lui faire du mal.»

C'est en quoi Katerine se trompait. Mais elle n'y songeait pas en ce moment, où, tremblante d'émotion et de stupeur, elle retirait de sa chaussure un papier adroitement glissé par Sémène sous la doublure de la semelle, légèrement décollée. Elle lut:

«Pierre Marowsky s'est évadé. Il sait où vous êtes. Vous le verrez bientôt.»

L'ivresse et la frayeur bouleversèrent également Katerine. La pensée de Flatcheff surprenant ce papier l'affola tellement que, sans réfléchir, elle le déchira, le mâcha, l'avala. Ensuite elle frémit à l'idée:

«C'est lui qui me donne cette fausse nouvelle. Il attend... pour voir si je la lui apporte.»

Quelle alternative!... quel doute!... Et la réflexion même lui était interdite. Impossible de s'attarder. Son geôlier était aux aguets. Mais un éclair l'illumina. Depuis ce matin... Oui, depuis ce matin, où le papier avait été mis là, jusqu'à maintenant... Flatcheff... Il aurait dû la considérer plus curieusement, s'étonner qu'elle n'eût pas lu encore, lui en faciliter l'occasion.

Un sourd espoir, tellement prodigieux qu'elle s'efforçait de le refouler, de ne pas trop l'entendre, s'insinuait... Pierre Marowsky en liberté... Tatiane heureuse... Et ces deux êtres, pour qui elle était prête à mourir, reliés à elle, sachant tout d'elle, mystérieusement. Mais alors?... Sémène serait d'accord avec eux? Qui donc était-il, en réalité, ce domestique muet, qui paraissait, sous les ordres de Flatcheff, un si modeste comparse?

IX
L'ALLÉE DES TOMBEAUX

Ce soir-là,—un soir d'hiver, mais que le climat de Provence faisait doux comme plus d'un soir de l'été parisien, trois hommes fumaient, causant à voix basse, dans le jardinet des Kourgane.

C'était Flatcheff, en compagnie du marchand d'antiquités et de Sémène.

Assis sur des pierres, ou sur le sol, contre un grand débris de portique, ils échangeaient des propos qui semblaient les effrayer eux-mêmes. Car les mots s'égrenaient, difficilement, en monosyllabes, chacun des interlocuteurs attendant qu'un autre s'expliquât. Dans l'ombre très noire de la maison et du portique,—d'autant plus noire qu'alentour tout était bleu de lune,—on ne distinguait que les étincelles rougeâtres, intermittentes, d'une cigarette et de deux pipes. Autour des trois nocturnes causeurs, c'étaient des gestes estropiés de statues, des bras dressés, des torses érigeant leurs épaules sans tête, des jambes lancées dans une course que ne ralentissaient plus le fardeau du corps, des colonnettes, des stèles, des feuilles d'acanthe. Marbres soi-disant antiques, et qui, sous la lune, prenaient la blancheur savonneuse du carrare fraîchement tiré de sa montagne. L'encrassement artificiel ne résistait pas à cette neigeuse clarté. Heureusement, ce n'était pas l'heure d'en faire accroire aux Anglais de passage. On s'occupait à une autre besogne chez Fédor Kourgane.

Le marchand demandait, de cette voix involontairement étouffée que prennent les gens qui ont peur de ce qu'ils disent:

—«Tu es sûr, Flatcheff?

—Absolument sûr.

—Ma femme m'avait dit...

—Tu vas écouter les femmes, maintenant!...

—Paraît qu'il avait l'air de s'y intéresser.

—Quand on a une épine dans le pied, je te réponds qu'on s'y intéresse.

—Pas comme ça.

—Ai-je ses ordres, ou non?

—Il te l'a dit, positivement?

—Positivement?...» répéta Flatcheff, qui ricana. «On voit bien, Kourgane, que tu n'as jamais été dans la confidence d'un barine. Avec les seigneurs, c'est en les devinant qu'on se fait bien venir, surtout pour des histoires de ce genre. Mais, tout empoté que tu sois, tu aurais compris, si tu avais entendu le prince crier:—«Allez!... partez... emmenez le petit et son Arlésienne de malheur... Que je ne les voie plus!...»

Dans l'ombre les voix se turent. Les blanches statues mutilées semblèrent frémir. Mais c'était une vapeur qui passait sur la lune. Il y eut aussi comme un froissement imperceptible, dans le coin le plus ténébreux, en arrière du portique. Un seul des trois hommes l'entendit, ou du moins s'en inquiéta. Ce fut Sémène, le valet silencieux.

Il se leva nonchalamment, fit deux pas comme pour se dégourdir, puis un troisième pour cogner sa pipe contre l'angle d'une pierre, et la vider de sa cendre. Ce troisième pas l'amenait à l'extrémité du portique,—un bout de mur plein, avec des colonnes engagées. Vivement il regarda derrière. D'abord il ne distingua que du noir. Mais aussitôt se dessina une face pâle, où luisait un regard affolé. Une autre pâleur maintenant: deux mains qui se levaient, qui se joignaient en un élan de prière. Sémène, toujours muet, vint reprendre sa place.

Flatcheff déclarait, après un blasphème:

—«Ah! il sera bien content quand la chose sera faite. Et moi donc!... Pensez-vous que j'aie la vocation de devenir bonne d'enfant? Cependant, je ne ferai plus autre chose que de veiller sur ce damné moucheron tant qu'il existera. Moi qui veux rentrer en Russie, et jouir enfin du fruit de mes peines. J'ai assez trimé... J'ai assez risqué ma peau. La preuve c'est que je ne la rapporte pas tout entière...»

Hors de l'ombre, dans le rayon de la lune, une main s'étendit, à laquelle manquaient le pouce et deux phalanges de l'index. Chair amoindrie entre les marbres brisés. Seule mutilation historique, authentique. Un Anglais en eût certainement réclamé le moulage.

Le colloque dura encore un moment. Flatcheff expliquait son projet... Et quelle facilité, quelle sécurité! Aucune trace... rien.

—«Justement, toi, Kourgane, tu es outillé... Tu as des instruments, des leviers, des cordes. C'est ton affaire, soulever des blocs de ce genre.

—Eh bien, et ces bras-là,» observa Sémène en se tapant les biceps. «On peut se passer d'outils avec ça.»

Kourgane objecta:

—«Mais ma femme, Mauricette?... Comment lui enlever son moutard? Elle en raffole déjà. Comment empêcher qu'elle nous suive?

—Bah! c'est la moindre des choses. N'a-t-elle pas confiance en Katerine? C'est Katerine qui trouvera le prétexte. Elle nous amènera le petit, au bon endroit, au bon moment.

—On peut compter sur Katerine?...

—Je la tiens,» proféra Flatcheff, avec un sifflement qui soulignait étrangement ces trois mots.

Un frisson, un soupir glissèrent contre la pierre du portique. Sémène toussa brusquement, et s'écria:

—«Voilà le vent qui se lève.»

Et il ajouta très haut, comme s'il donnait un ordre, lui, le pauvre être de servitude:

—«Allons! il faut rentrer.

—Qu'est-ce qui te prend? Tu as peur de t'enrhumer?» firent les autres, en se tordant de rire.

Cette nuit-là, Katerine, tout comme Flatcheff, qui jouait au maître, mit ses chaussures dehors, pour que le domestique les brossât. Chez les Kourgane, elle aidait Mauricette au ménage. Car elle avait repris des vêtements de femme,—les uns prêtés par son hôtesse, les autres parcimonieusement payés par son tyran. Elle nettoyait ses chaussures avec celles de l'autre femme et de l'enfant. Mais, ce soir, elle risqua la tentative de les mettre à sa porte. Et l'anxiété du résultat fut telle que, dans la maison endormie, elle se leva, sans allumer de lumière, et s'en alla tâter le plancher du couloir, au profond des ténèbres, pour savoir si l'on avait emporté ses souliers.

Elle ne les trouva plus. Sémène avait dû les prendre avec ceux de Flatcheff.

Sémène... Qu'était-ce que cet homme?... Nul doute qu'il ne l'eût vue, tout à l'heure, qu'il ne l'eût surprise aux aguets, l'oreille tendue à la conversation terrible. Un instant, elle s'était crue perdue. Il allait parler, révéler sa présence, son espionnage. Flatcheff la tuerait sur-le-champ. Ah! qu'il la tuât du coup, sainte Vierge! qu'il ne la réservât pas pour une lente vie de tortures!... Mais, tandis que la rude créature, malgré son énergie, défaillait d'effroi, elle entendit les sinistres causeurs poursuivre leur conciliabule, sur le même ton, sans que rien les interrompît. Sémène se taisait... d'une complicité tacite avec elle. Était-ce possible? Et alors... L'avertissement serait vrai?...

Le matin suivant, Katerine, en inspectant ses chaussures, vit, du premier coup d'œil, que la semelle intérieure avait été soulevée. Quel émoi! quelle palpitation du cœur! Un minuscule papier apparut, où se distinguaient de fins caractères russes.


«Consentez à tout. N'ayez crainte. Celui qui paraît commander obéit à son destin


Un désappointement étreignit Katerine. Cet ordre: «Consentez à tout,» la troublait. Consentir à quoi? Même à l'effroyable crime entrevu: l'assassinat d'un enfant? Que lui dirait-on d'autre pour s'assurer qu'elle n'entraverait rien? Pas un mot sur Pierre Marowsky, cette fois. S'il était libre, s'il s'entendait avec Sémène, pourquoi n'accourait-il pas? Et cette phrase: «Celui qui paraît commander obéit à son destin,» que signifiait-elle? Elle semblait viser Flatcheff. Mais ce pouvait être aussi bien quelque ironique formule de résignation.

Katerine fit disparaître ce papier comme le précédent. Mais ses dents, qui le déchirèrent, n'y trouvèrent pas la même violente saveur d'espérance.

Vers la fin de l'après-midi, comme le jour déclinait,—dans un ciel pur, d'un bleu qui pâlissait sans perdre sa transparence de cristal,—Flatcheff dit à Katerine:

—«Viens te promener un peu avec moi. J'ai à te parler.»

Étonnée, vaguement inquiète aussi, elle quitta, côte à côte avec lui, la maison des Kourgane.

—«Écoute,» lui dit-il. (Il parlait le dialecte petit-russien, et par conséquent ne se préoccupait guère des passants, d'ailleurs bien rares.) «Le moment est venu de montrer que tu m'es dévouée.

—Tant mieux!» fit-elle, tandis que la flamme de ses yeux noirs se baissait vers le pavé.

—«Observe bien le chemin que nous suivons,» reprit Flatcheff, «tu le referas ce soir. C'est pourquoi je t'emmène à la brune, pour que les choses aient le même aspect. La lune luira. Tu verras donc presque plus clair que maintenant. Nous n'allons pas loin. Fais attention. Il ne faut, quand tu reviendras seule, ni te tromper, ni questionner personne.»

Afin de laisser librement s'exercer sa faculté d'observation, l'homme ne lui parla plus.

Ils tournèrent les Arènes, suivirent un dédale de petites rues, puis se trouvèrent sur une large avenue. Quelques feuilles persistaient encore sur les micocouliers, plantés en double rang, le long de chaque trottoir. A travers les branches, vers le couchant, le ciel paraissait en or. La lente vie méridionale arrêtait sa nonchalance sur les bancs poussiéreux, dans le soir tiède. Des gamins, jouant au bouchon, regardèrent avec stupeur les deux Russes, qui traversaient en ligne droite, sans se soucier de les interrompre. Des indigènes eussent fait le détour, si encore ils ne se fussent attardés à juger les coups.

Au delà de l'avenue des Alyscamps, une espèce de sentier, tout de suite, les conduisit dans un endroit sauvage. Des eucalyptus, avec leur feuillage métallique et sombre, faisaient brusquement la nuit. Les pieds butaient sur un terrain inégal. A gauche, Katerine vit s'ouvrir en contre-bas une espèce d'esplanade herbue, et briller l'eau d'un réservoir. Puis la pente s'accentua. Par une barrière ouverte, on franchit la voie du chemin de fer. Quelques pas encore...

Katerine s'arrêta, exhalant une exclamation,—saisie par l'étrangeté de la perspective,—un peu terrifiée, mais surtout bouleversée, au fond de son âme sauvage, par une involontaire admiration. Émouvante poésie, capable de l'arracher à elle-même, dans une telle heure! Des arbres, des pierres sépulcrales, une église en ruines... Une longue avenue, baignée par un glauque crépuscule, tandis, qu'au fond, sur l'or du couchant, à travers les branches nues et noires, pleuvaient les roses des parterres mystiques, des roses de sang et de feu.

Jamais, jamais plus, l'allée triste et magnifique, l'Allée des Tombeaux, suprême vestige des Alyscamps d'Arles, n'arrachera aux lèvres des hommes ce cri, dont la surprise de leurs cœurs saluait sa funèbre beauté. Les énormes peupliers centenaires, qui, même en ce jour de décembre, amaigris, défeuillés, formaient encore une double muraille, si majestueuse, au-dessus des sarcophages alignés,—ces peupliers, semblables à des ifs géants, tels qu'on en voit dans les sublimes jardins de la Villa d'Este, près de Tivoli, et dans les jardins Giusti, à Vérone, ont été coupés durant l'automne de 1909. Non pas entièrement, mais à la moitié de leur hauteur. Leurs cimes aiguës, tombées pour toujours, ont brisé dans leur chute l'enchantement. Qu'est devenu ce lieu incomparable, aujourd'hui dépourvu de leur élan, de leur frisson, de leur ombre, de leur enivrante nostalgie?

Devant les yeux de la fille des steppes, ils se dressaient encore, tandis qu'à leurs pieds se pressait la foule des sarcophages énormes. Au bout de la mélancolique avenue, l'église Saint-Honorat, sa tour romane, ses cintres à jour, ses arceaux croulants, découpaient, ruine précieuse comme un bijou, leurs formes charmantes, sur un ciel d'une flamboyante douceur.

—«Où sommes-nous? Est-ce un cimetière?...» balbutia Katerine.

Émue, recueillie, sa voix n'exprimait plus la crainte, mais l'extase qu'il y aurait à mourir là. Par une réminiscence qu'elle ne s'expliquait pas, les horizons sans bornes du Dniéper, les soirs déchirants où le soleil mourait dans les brumes de pourpre, au lointain des solitudes, lui oppressaient l'âme, comme dans sa petite enfance. Les années infâmes de sa vie s'effacèrent, dans l'absolution de l'émoi surhumain. Un sanglot creva sur ses lèvres.

—«Viens,» dit Flatcheff, qui lui saisit le poignet.

Elle se laissa faire, souhaitant qu'il eût résolu de la tuer là. Mais il la conduisait dans un chemin pire que celui de la mort.

Bientôt tous deux marchèrent parmi l'immobile armée des sépulcres. La multitude, l'énormité de ces cuves de pierre stupéfiaient la jeune femme. Un grand nombre étaient béantes et vides. D'autres s'écrasaient sous leur couvercle massif. Quelques-unes s'élevaient sur un piédestal. Et il y en avait d'orgueilleuses, enfermées entre des grilles, isolées dans une chapelle encore debout.

Pas un être vivant, sauf les deux Russes. Les Alyscamps sont un des lieux les plus solitaires du monde. Quand un voyageur n'y promène pas sa rapide curiosité, personne ne s'y aventure. Les Arlésiens, qui laissèrent saccager leur nécropole fameuse par le tracé de la voie ferrée, par la construction d'une usine à gaz, et,—tout récemment,—par ce sacrilège, la décapitation des peupliers, les Arlésiens, qui firent commerce des sculptures funèbres, qui vendirent aux antiquaires les reliques de leur passé, évitent la désolation de cette avenue, où ils ne rencontrent que des remords et le fantôme gémissant de la Beauté.

—«Regarde bien où tu es, maintenant,» ordonna Flatcheff, arrêtant soudain sa compagne. «Tu as des points de repère... Tiens, ce caveau, avec sa flèche gothique, au bord même de l'avenue. Il sera très distinct, ce soir. La lune l'éclairera en plein, tandis qu'ici, en face, nous serons dans l'ombre. D'ailleurs, dès que je t'apercevrai, je sifflerai... comme cela.»

Il émit une modulation perçante. Des chauves-souris s'effarèrent. Un faible écho répondit.

Docilement, Katerine examinait les objets d'alentour, pour se rappeler. En cet endroit plus écarté, la ruine et la solitude devenaient le hideux abandon. Des détritus de l'usine à gaz, amoncelés contre une barrière vermoulue, s'épandaient jusqu'auprès des pierres sacrées. Des odeurs méphitiques flottaient. Dans le soir vert, on distinguait l'effroyable laideur des dégagements et des dégorgements de l'usine. Le mirliton gigantesque de sa cheminée, crachant une fumée aux volutes lourdes, opaques, infectes, narguait par sa hauteur l'élégance fuselée des nobles arbres. Il semblait perversement leur envoyer ses immondices, que les ondulations de l'air portaient vers eux. Fâcheux symbole.

Katerine, suffoquée par l'âcre odeur, s'appuya contre un sarcophage. Ce mouvement lui fit remarquer de surprenants détails. Le couvercle de ce sarcophage,—formidable masse de pierre,—bâillait comme celui d'une boîte qu'on entr'ouvre. Deux rondins de bois, placés verticalement, entre son rebord et le rebord de la cuve, le maintenaient ainsi soulevé. Autour de ces rondins, de fortes cordes étaient enroulées et liées. Leur libre extrémité pendait en dehors. Et cette disposition semblait faite pour qu'en tirant vigoureusement et simultanément les cordes, les rondins arrachés laissassent retomber le poids écrasant du couvercle. Des outils, un cric, des leviers, rangés tout près, attestaient un travail récent. Enfin, un sac, gonflé d'une poudre blanche, qui parut à Katerine du plâtre, se dissimulait mal parmi des éboulis tout proches.

—«Quel est donc l'ouvrage qu'on fait là?» demanda-t-elle, frissonnante d'un pressentiment sinistre.

—«Tu le verras cette nuit,» prononça Flatcheff.

Et il eut un sourire abominable.

—«Cette nuit?

—Oui, puisque tu viendras. Tu nous rejoindras ici,—pas avant une heure du matin, à cause de ces imbéciles d'Anglais, qui choisissent toujours le clair de lune pour visiter les Alyscamps. Mais, à partir de minuit,—quand les douze coups ont sonné pour les amateurs de spiritisme et d'apparitions,—plus personne. Tu nous trouveras, moi, Kourgane et Sémène.

—Pour quoi faire?

—Tu le verras... je te dis... Ah! tu nous amèneras l'enfant.

—L'enfant?» répéta Katerine, défaillante.

—«Oui. Toi seule le peux. Tu demanderas à Mauricette de le coucher dans ta chambre. J'ai suggéré le changement au petit. Ça l'amusera. Il aime que tu l'endormes avec les chants de la steppe. Tu lui promettras une histoire de loups. Rien n'est plus facile. Mauricette a confiance en toi.

—Mais il criera, il appellera...» balbutia Katerine.

—«Tu l'emporteras tout endormi. S'il est trop lourd, tu le mettras ensuite à terre. Mais jusqu'au tournant des Arènes... un poussin de quatre ans—tu es assez forte.

—Mon Dieu!» s'écria la malheureuse fille, dont les yeux s'élargissaient d'épouvante. «Vous voulez le tuer!...

—Qu'est-ce que ça peut te faire, à toi?» riposta Flatcheff.

—«Un enfant!...

—Il ne souffrira pas. Un tour de pouce,»—fit-il, en avançant le seul qu'il eût encore,—un horrible pouce, à la première phalange trop longue, et spatulée,—«puis, houp! là dedans, avec ce sac de chaux versé dessus, et le couvercle retombé... Il faudra mille ans pour retrouver sa trace.»

Le misérable désignait la monstrueuse cuve de pierre, avec sa cavité bâillante. L'imagination horrifiée de Katerine y vit glisser le petit corps... De la chaux... Il avait pensé à cela, l'infernal scélérat, à cette substance insinuante, corrosive, qui, du beau petit être ferait une poussière informe, desséchée, sans même ce reste de vie,—vie effroyable,—qui s'appelle la décomposition. Rien n'émanerait, pas une odeur. Le couvercle hermétique cacherait, pour des siècles peut-être, en effet, le secret d'un tel crime. D'ailleurs, parmi tous ces sépulcres, comme celui-là était bien choisi, hors des ferveurs artistiques, éloigné de l'avenue à la grâce funèbre, dans le voisinage odieux et empesté de l'usine!

Serait-ce possible? Les beaux Alyscamps voileraient-ils une pareille chose? Aucune âme indignée ne jaillirait-elle d'un de ces milliers de sépulcres, pour empêcher l'œuvre d'abomination?

—«Tu sais, Katerine,» reprit l'homme,—ou plutôt celui qui avait une face d'homme,—«il te faut choisir. Ou tu nous amèneras l'enfant... ou c'est toi que nous irons chercher pour te faire finir la nuit de ce côté. Et tu la trouveras plutôt longue à finir, je t'en réponds.»

La chair de la malheureuse se hérissa. Tant de cruauté luisait sur ce visage, qu'elle devina une passion de tortionnaire, la préférence qu'il aurait à la trouver rebelle, pour assouvir sa fantaisie d'un supplice. L'innocent... on n'oserait pas le martyriser, tout de même. Puis, c'est trop fragile... ça meurt trop vite.

Pour mieux la persuader, Flatcheff lui démontra qu'elle se perdrait sans sauver le petit. Après tout... quoi!... Ils n'avaient qu'à le prendre. Mauricette ferait un peu de musique... Et puis?... Quand elle serait fatiguée de se lamenter, il faudrait bien qu'elle se tînt tranquille. Elle ne livrerait pas son homme, pour un mioche qu'elle ne connaissait pas quinze jours avant, et qui ne lui était de rien.

—«Seulement, n'est-ce pas? si nous pouvons éviter qu'elle s'en mêle...» conclut le bandit. «Parce que, tant qu'elle croira pouvoir l'empêcher, elle risquera peut-être une folie. Après... faudra bien qu'elle se résigne.»


De neuf heures à minuit, ce soir-là, Katerine, debout à sa fenêtre, regarda monter la lune au-dessus des Arènes. Pétrifiée, elle ne sentait pas la fatigue d'être immobile. Son corps, son âme, engourdis d'une même stupeur, la laissaient indifférente à tout, sinon à la lente ascension de ce disque implacable, qui mettait dans le ciel des transparences d'argent, et se reflétait en scintillante pâleur parmi les découpures d'encre des arcades gigantesques. Quand elle serait là-haut, la lune fatidique, juste au-dessus de la tour carrée dont le moyen âge a surchargé le colosse romain, il faudrait bien que Katerine prît un parti. Jusque-là, elle ne penserait pas, elle ne prévoirait pas, elle ne songerait pas. Elle s'abîmerait dans l'horreur des choses. Elle ne serait qu'une palpitation de souffrance, à cette fenêtre perdue, dans la splendeur de la nuit, devant ces murailles séculaires, entre lesquelles des malheureux, sous la dent des bêtes ou le fer des gladiateurs, avaient hurlé leur agonie.

Quel silence!... mon Dieu!... quel silence!

Les trois hommes étaient partis,—les trois complices. Ils s'étaient éloignés bruyamment, gaiement, sous prétexte d'une partie de cartes au cabaret. Mais ils n'avaient quitté la maison qu'après avoir vu les deux femmes se disputer, en jouant, le privilège de garder leur petit pensionnaire. Katerine le réclamait. Mauricette ne voulait pas le céder. L'enfant riait d'abord. Puis, tout à coup, fondait en larmes.

—«C'est moi que tu veux, mon bijou?» demandait Mauricette.

Il secouait sa tête aux boucles dorées.

—«C'est moi?» s'écriait Katerine.

Et le pauvre petit, dans une explosion de sanglots:

—«Non, non!... c'est nounou... et pépé Fa, et papa Raymond... Papa!... papa!...

—Tu le verras ce soir, ton papa, si tu vas dormir gentiment dans la chambre de Katerine,» prononça Flatcheff, adoucissant sa voix en câlinerie.

La Risslaya regarda cet homme. Elle avait vu des bêtes fauves. Étant toute petite, une nuit, à travers la steppe, elle se trouvait dans le traîneau de ses parents, poursuivi par une bande de loups. Leurs yeux luisants... leur souffle... Elle en garderait éternellement l'épouvante... Mais c'étaient des bêtes carnassières, qui suivaient franchement leur instinct. Celui-là!... celui-là!... Il supportait, levés vers lui, les beaux yeux du petit garçon,—ces yeux bleus le jour et noirs à la lumière, mais toujours rayonnants d'une même candeur. Maintenant, une joie émouvante les emplissait.

—«Je verrai papa?...

—Puisque je te le dis.

—On me réveillera, alors?... Tu me dis de dormir.

—On te réveillera.

—Oh! Katine... Katine, emmène-moi faire dodo... Ne chante pas, ne me dis pas un conte. Je veux dormir tout de suite... tout de suite... pour voir plus tôt papa.» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La lune parvint au-dessus de la tour,—de la sinistre tour—énorme cube d'ombre dominant la ruine argentée.

Katerine se tourna. Elle regarda le petit lit. Aucune lumière n'était allumée dans la chambre. Mais, dans la nuit si claire, elle distingua parfaitement la tête bouclée sur l'oreiller, le visage délicieux,—un de ces visages d'enfants dont les peintres ont fait ceux des anges sans en exagérer la grâce. Elle s'approcha, se pencha. Le petit ouvrit des yeux éblouis de rêve, dit: «papa...» puis referma les paupières aussitôt, retomba dans le sommeil.

Katerine le baisa doucement, très doucement, sur le front, et sortit.

Par les rues silencieuses de la petite ville, elle s'en alla. Des Arènes aux Alyscamps, le trajet n'est pas long. La jeune Russe marchait avec lenteur. Parfois elle s'arrêtait, en hésitant. Irait-elle?... L'idée de fuir la hantait. Mais comment fuir? Où se réfugier? La malheureuse fille ne possédait pas un centime. Mendier son pain jusqu'à Paris, où elle retrouverait Tatiane... cela ne lui faisait pas peur. Encore fallait-il s'éloigner assez vite, par des chemins assez sûrs, pour n'être pas rattrapée par son persécuteur. Rien n'était moins aisé, dans ce lieu totalement inconnu, surtout avec un tel homme.

«Mieux vaut,» pensa Katerine, «risquer le tout pour le tout.»

Sa main, crispée sur sa ceinture, y palpa le manche d'un couteau de cuisine, un couteau pointu, dérobé chez les Kourgane. Son plan était arrêté. Elle dirait aux trois hommes que l'enfant s'était réveillé, qu'il avait crié, et que Mauricette s'était opposée par force à ce qu'elle l'emmenât. On la laisserait bien aller jusqu'au bout de la phrase avant de la malmener. L'excuse était si vraisemblable. Cela lui donnerait le temps de prendre son couteau bien en main et de viser la poitrine de Flatcheff,—où elle l'enfoncerait jusqu'au manche. Après... les autres feraient d'elle ce qu'ils voudraient. Elle aurait accompli sa mission. Et, qui sait? Peut-être ainsi sauverait-elle l'innocent? Sémène et Kourgane, délivrés du joug odieux, n'auraient pas le cœur de tuer le petit ange. Plus rien ne les y inciterait.

Décidément, c'était cela qu'il fallait faire. De l'énergie, elle n'en manquait pas. De l'adresse, de l'agilité,—une agilité de chat sauvage,—comment ne pas compter sur ces dons-là? Elle sentait se détendre le rapide ressort de ses muscles. Et, rendue allègre par sa résolution, elle bondissait maintenant d'un pas élastique, parmi les alternatives d'ombre et de lune. Sans peine, avec son instinct de nature, elle retrouva le chemin.

La clarté, bleuâtre, étincelante par places, mourait à d'autres en des ténèbres tragiques. L'Allée des Tombeaux offrait cette magie que ne lui prêteront plus les resplendissants clairs de lune, puisque les rayons de rêve feront apparaître plus distincts, plus lamentables, les moignons d'arbres—tout ce qui reste de ses sublimes peupliers. Lieu d'une beauté incomparable, que n'émouvait pas l'abomination humaine, l'horrible mystère mêlé à son mystère de grâce. Les Alyscamps, au clair de lune, c'était vraiment ces Champs-Élysées immortels, dont ils portent le nom,—un séjour de l'au-delà, un asile surhumain.

Katerine, se glissant entre les sarcophages, aperçut bientôt le caveau gothique, désigné par Flatcheff comme point de rendez-vous. Du côté éclairé de l'allée, il s'érigeait dans une blancheur de lune.

La forme noire de Katerine l'atteignait à peine que vibra la strideur modulée du signal de Flatcheff. La misérable créature s'arrêta, pénétrée, malgré tout son courage, d'un effroi sans nom. Angoisse qu'elle n'avait pas prévue, et qui la paralysait. C'en était fait. Elle était bien perdue. Ces hommes, dans l'ombre... elle ne les voyait pas. Eux, déjà, savaient qu'elle venait seule, qu'elle n'amenait pas l'enfant. Marcher de leur côté, c'était aller vers le coup mortel, inattendu, invisible... Elle voulut leur crier la phrase préméditée. Mais comment élever la voix, au sein de la nuit redoutable, dans ce champ de sépulcres? Suffoquant d'épouvante, elle envia ceux qui habitèrent ces cuves profondes, sous l'étouffement des couvercles de granit. Et la folle invocation lui revint, monta éperdument de son cœur: «Aucune âme indignée ne surgira-t-elle de ces milliers de tombes pour anéantir le bandit, pour en délivrer la terre?»

Hallucinée, elle crut à l'illusion du prodige. Du sarcophage le plus proche se levait l'ombre vengeresse. Dieu!... Eh quoi?... quelle ressemblance!... Ce spectre prenait des traits humains... Ah! elle divaguait, en effet... N'imaginait-elle pas reconnaître Pierre Marowsky?

Un cri,—un horrible cri,—un rugissement de fauve, jaillit de l'obscurité.

Aussitôt, ce fut une réalité merveilleuse. Tout fut clair, simple, déterminé d'avance. N'était-ce pas ce qui devait arriver?... La déviation brusque du sort effaçait le possible de tout à l'heure. Dans l'irruption de la délivrance, Katerine oublia qu'elle fut une minute la créature d'indicible misère, vers qui nulle aide ne se tendrait dans l'horreur irrévocable. Pierre Marowsky, bondissant hors de sa cachette, avait déjà rejoint ceux qui l'attendaient: Kourgane et Sémène. Dès que les deux hommes l'eurent vu se dresser,—averti par le signal que Flatcheff pourtant ne lui destinait pas—ils avaient abattu sur le traître leurs quatre mains rudes, et ils l'immobilisaient. C'est alors qu'il jeta la clameur furieuse, dont le choc ouvrit à la vérité l'âme incrédule de Katerine.

Celle-ci le considérait de tout près, maintenu qu'il était par les deux autres. Elle vit, sur cette face de scélérat, la terreur sans espoir dont elle-même se convulsait quelques minutes auparavant. Terreur qui n'était rien encore, avant que l'agent provocateur eût discerné la silhouette, puis le visage, de Marowsky. Lorsqu'il se fut rendu compte, le lâche n'essaya même pas de faire bonne contenance. Il serait tombé à genoux, sans la vigueur des bras qui le retenaient. Des balbutiements de petit garçon qu'on va châtier, des supplications, des explications imbéciles, se pressèrent sur ses lèvres:

—«Mon bon Marowsky! Mais tu ne sais pas, sans doute... J'allais te faire délivrer... Ce n'est pas en ennemi que tu viens, au moins... Ah! que tu aurais tort... Écoute... Mais, d'abord, reconnais-moi... Reconnais ce Toulénine, ton chef... ton vieil ami...»

Ses mains prisonnières, par une saccade brusque, parvinrent à saisir sa fausse barbe, qu'il arracha. Ignoble geste... Ils distinguèrent, alors, sous la lune, tout ce qu'une face humaine peut dévoiler d'abjection. La lividité tressaillante de ses traits, ses yeux de démence, sa bouche tordue de mensonge et de vile humilité inspiraient trop de dégoût pour laisser naître la compassion.

Marowsky le contempla une seconde, puis, sans lui répondre, dit aux deux autres:

—«Attachons-le d'abord. Ensuite, vous lui parlerez.»

Ils le ligotèrent avec une des cordes fixées aux rondins qui soutenaient le couvercle du sarcophage et qu'ils en détachèrent. Ils le ficelèrent ainsi, debout contre un arbre. Puis ils lui passèrent autour du cou un nœud coulant fait avec la seconde corde. Ils en fixèrent l'extrémité à une branche qu'ils abaissèrent, et que Marowsky, avec cette force qui arrêtait des meules, retint à la hauteur de sa poitrine. Flatcheff constata que lorsque son ennemi lâcherait cette branche, elle remonterait comme un ressort qui se détend, entraînant la corde, et qu'il serait étranglé. Il perçut même ce dialogue, qui devait lui enlever toute espèce de doute, s'il lui en restait:

—«Dis donc, Pierre,» observa Sémène, «as-tu mesuré la secousse? Si elle est trop forte, cela pourrait détacher la tête... Nous aurions du sang. Il n'en faut pas.»

Marowsky ne répondit que par un signe. Alors Sémène se tourna vers Flatcheff:

—«Je suis,» dit-il, «Sloutvine, un élève du professeur Kachintzeff, le père de Tatiane. J'étais du complot à la suite duquel, lui, innocent, il fut envoyé en Sibérie. Je sais que tu l'avais dénoncé. Voici quatre ans que je me suis fait domestique, que j'ai servi patiemment, pour obtenir des références, pour arriver dans une maison comme celle d'Omiroff. Depuis l'affaire de la Petite-Barrerie, je n'ai pas cessé d'être en rapport avec Pierre et Tatiane. Nous t'avons condamné à mort. Nous allons t'exécuter.»

Kourgane, à son tour, s'approcha.

—«Flatcheff, j'étais de bonne foi quand j'ai pris la résolution de vivre tranquille, en France, et d'abandonner la cause révolutionnaire. Jusqu'à hier même, je refusais à Sémène d'agir contre toi, malgré tes crimes,—malgré l'abomination de la Petite-Barrerie. Mais tu as voulu tuer un enfant... Ça, c'était trop. Je suis avec ceux qui t'ont condamné à mort. Nous allons t'exécuter.»

La face de Flatcheff penchait vers sa poitrine. Immobile dans ses liens, il paraissait déjà mort,—mort de peur. Pourtant il souleva sa tête ballottante. Ses yeux égarés cherchèrent quelqu'un. Ils aperçurent, contre un sarcophage blanc, une robe noire de femme.

—«Katerine!...» soupira le damné. «Katerine... dis-leur quelque chose... Aie pitié... Ah!...»

La robe noire glissa dans le reflet lunaire, s'enfonça, fondit dans l'obscurité. La sauvage Risslaya même ne pouvait endurer la scène affreuse. Elle s'enfuit entre l'alignement des sépulcres. Mais elle murmura résolument:

—«Ils font bien.»

Elle s'éloignait à temps. Marowsky lâcha la branche. On eût dit d'un bras implacable. Le peuplier des Alyscamps accomplit le geste qui tue.

(Est-ce donc cette œuvre-là que ses frères expient avec lui, décapités de leurs cimes, dépoétisés, séchant sous l'opprobre?)

Le rite fut exécuté d'un élan net, formidable. La tête ne se détacha pas comme l'avait craint Sémène. Mais le corps tressauta dans ses liens, et le coup sec brisa la nuque.

Vivement, Pierre et ses compagnons détachèrent le mort, le glissèrent à l'intérieur du sarcophage, vidèrent par-dessus lui le sac de chaux, qui, dans l'humidité des tissus, deviendrait de la chaux vive, consumerait la triste dépouille. Puis, rattachant les cordes aux rondins, ils s'y attelèrent,—Sémène et Kourgane d'un côté, le seul Marowsky de l'autre. Un signal, un effort... Les morceaux de bois sautèrent ensemble. Le monolithe énorme retomba d'un seul coup.

Bruit lugubre, qui retentit dans toute l'Allée des Tombeaux, et que répercutèrent les ruines. Bruit qui s'éteignit peu à peu, sauf dans le cœur de ces trois hommes, marchant, silencieux, sous la lune. Les profondeurs de leurs âmes en tremblèrent longtemps encore, pendant que la paix—une paix infinie,—redescendait sur les beaux Alyscamps.

Un peu de poussière humaine dans un sépulcre... Était-ce là de quoi troubler ce Jardin de la Mort? La lune, entre les branches nues, glissait,—comme elle glissa aux hivers des siècles... de tant de siècles! Et il n'y eut qu'un secret de plus, parmi les innombrables secrets que chuchotent aux parois des tombes ceux qu'on y couche, éperdus de souvenirs et désespérés de ne plus vivre.

X
LA RENCONTRE DU PASSÉ

Lorsque Flaviana, à la grille du Vieux-Moutier, s'était décidée à suivre la fille du garde, elle avait d'abord marché sans prendre conscience de ce qui l'entourait. Le décor, entrant dans ses yeux, n'allait pas jusqu'à son âme. Ce parc, dont l'hiver agrandissait les perspectives, ressemblait à tous les parcs. Peu lui importaient les détours des allées, ni la façon dont les arbres se groupaient sur les pelouses. Revoir l'enfant,—hélas! elle ne l'espérait guère. La volonté de le lui soustraire était apparue trop déterminée. Mais, du moins, rencontrer Omiroff, afin de le convaincre par les arguments, les engagements qu'elle apportait, c'est vers quoi se tendait son regard comme sa pensée. Le reste n'existait pas. Aussi ne saisissait-elle aucune des explications que lui donnait sa conductrice relativement à l'historique du monastère et des jardins. Toutefois, au moment où celle-ci lui dit:

—«Regardez, madame, d'ici vous commencez à découvrir l'abbaye.»

Flaviana, dont les yeux se levaient machinalement, s'arrêta net, jetant une exclamation étouffée.

—«C'est beau, n'est-ce pas?» observa la jeune fille.

La visiteuse ne répondit rien, se remit en marche, tournant la tête de côté et d'autre, examinant le paysage que, tout à l'heure, elle ne regardait pas. Son attention, si brusquement éveillée, avait quelque chose d'halluciné, de troublant.

Celle que Flatcheff avait appelée Olga, étonnée par l'allure bizarre de la dame, essaya de la faire parler, en répétant:

—«Vous trouvez cela beau, n'est-ce pas?

—J'ai vu... j'ai déjà vu...» balbutiait Flaviana,—moins pour répondre que pour s'affirmer la réalité d'une incroyable sensation. «Oui... j'ai certainement vu cette allée de sapins, cet étang... Et, là-bas, cette arche coupée en deux, cette muraille couverte de lierre...»

Soudain, elle interrogea la jeune fille:

—«C'est bien une abbaye en ruines? Ce n'est pas une maison d'habitation?

—C'est l'abbaye... le Vieux-Moutier... Oui, madame.

—On ne l'habite pas?» insista la danseuse.

—«Oh! non, madame. Comment voulez-vous?... De grandes salles ouvertes à tous les vents... Vous allez voir...»

Elles entrèrent.

Effectivement, l'ancienne demeure de l'Ordre des Feuillants ne semblait pas un logis très hospitalier, surtout en ce glacial après-midi de décembre. Flaviana parcourut, au rez-de-chaussée, la salle du chapitre et le réfectoire, dont les colonnes, à chapiteaux de feuillage, se trouvent aujourd'hui enterrées d'un mètre au-dessus de la base. La terre inégale, pénétrée d'humidité, lui glaçait les pieds, sans qu'elle y prit garde, à travers ses fines chaussures. Le crépuscule amoncelait des ombres entre les ogives. Et, dans ce lieu lugubre, la jeune femme, découragée, n'essaya même plus de renouer ses souvenirs.

Vivement, elle s'engagea dans l'escalier de pierre, tournant en vis dans la tourelle octogonale.

En haut, la vue saisissante la dérouta davantage. L'ancien dortoir s'ouvrait devant elle, immense, malgré sa division en deux travées, que séparent d'admirables colonnes. Mais l'effet impressionnant venait de la double rangée de baies énormes formant autant de vides par où le rouge soir entrait, et dans lesquels se découpaient des tableaux du parc hivernal: groupes d'arbres aux grands gestes nus et tragiques,—profondes allées au sol feutré de rouille, aux lointains de gaze violette,—miroirs d'eau où mourait une lumière d'opale, nappes glauques de ciel parmi l'éboulis des nuages... Quels nuages!... Lourds, cuivrés, sulfureux, livides, où fleurissait tout à coup la plus éblouissante touffe de neige, tandis qu'ailleurs leur flanc d'un noir bleuâtre se liserait de feu. Tout cela entrait dans la salle aux arceaux gothiques, par les vastes ouvertures qui ajouraient la muraille. Les reflets du soir chargeaient d'une teinte verte, surnaturelle, l'atmosphère enclose dans l'antique dortoir.

Flaviana se sentit écrasée de mystère. Un infini de désolation noyait sa pauvre angoisse. Qu'espérait-elle, dans la formidable détresse d'une telle heure, d'un tel lieu? Anéantie, ivre des suggestions désespérantes de ce féroce crépuscule, elle sortit, se tenant aux murs. Mais un cri jaillit de ses lèvres, tandis qu'elle se redressait, galvanisée.

—«Petite!...» jeta-t-elle à la fille du garde.

Et comme celle-ci se retournait:

—«Petite malheureuse!... Pourquoi m'avez-vous menti?... On habite ici... Où sont-ils, ceux qui demeurent dans cette ruine?... Où est la grande chambre voûtée?... Vous savez, la chambre... Ah! cette fois, j'en suis sûre... C'est bien ici qu'ils m'ont apportée... Si j'avais su pour quelle agonie!...»

La jeune Olga, terrifiée, l'implorait:

—«Je vous en supplie... je vous en supplie, madame... Parlez plus bas!...

—Ah! vous craignez qu'on ne m'entende.

—Non, mais... c'est l'abbaye... On dit que les moines reviennent... Il ne faut pas leur manquer.

—Vous êtes bien rusée, mon enfant... Sont-ce les revenants, dites-moi, qui se tiennent au chaud?... Tenez, là... tout près, de l'autre côté de ce mur.»

Violemment, avec la force irrésistible de ses nerfs, Flaviana saisissait le poignet de la jeune fille, lui appliquait la main contre la paroi. La pierre était chaude. Un dégagement de cheminée passait sans doute dans l'épaisseur de la muraille. Ou peut-être la cheminée même s'y creusait. De bonnes bûches crépitaient là, tout contre.

Quel était l'hôte qui s'égayait à leur flamme?

—«Le prince Omiroff... Montre-moi comment aller à lui. Je te donnerai ce que tu voudras, ma mignonne... Parle... voyons... Aie pitié d'une mère... On ne saura pas que c'est toi. Ne pourrais-je deviner?... trouver?...»

Au nom d'Omiroff, la fille du garde s'était convulsée de frayeur. Elle protestait: «Non... non!» éperdue, avec des sanglots dans la voix. Rien à tirer d'une épouvante aussi sincère. Flaviana le comprit.

—«Eh bien!» s'écria-t-elle, «j'irai seule. Il y a des issues, des portes...»

Elle s'élancait...

Une grosse voix monta. De rudes accents, que répercutaient les échos des salles, des couloirs.

—«Père!...» appela la jeune fille.

Et, courant vers l'escalier, elle répondit en russe, avec animation.

Une lueur s'éleva dans la tourelle. L'homme gravissait les marches, apportant une lanterne.

—«Ben, quoi?» fit-il,—adoptant cette fois le français, qu'il parlait d'ailleurs aisément.—«On ne visite pas si tard. Faudrait voir tout de même à vous en retourner, madame, sauf votre respect.»

Ce gros homme, avec une face couperosée par l'alcool, sous une tignasse fauve plantée jusqu'aux sourcils, n'était pas d'un aspect rassurant. Mais la fièvre d'un désir plus fort que la peur emportait Flaviana.

—«Mon brave homme... voilà tout ce que j'ai d'argent sur moi... Voilà mes bagues, ma bourse en or... Allez seulement dire mon nom au prince... Que je lui parle cinq minutes... Il ne peut me refuser cela!...

—Quel prince?...» fit le garde, prenant soudain l'air hébété.

—«Madame croit qu'on habite ici, parce que ce mur est chaud,» expliqua sa fille, qui eut un rire sournois.

—«Et tu n'as pas montré à Madame?...» dit l'autre avec une fausse bonhomie.

Surprise, Olga ne répliqua rien.

—«Venez, madame... C'est vrai qu'il y a l'ancienne chambre du prieur... On y fait du feu par les temps d'humidité, pour que tout ne tombe pas de moisissure. Si vous voulez la voir... Oh! elle n'a rien d'intéressant. Voilà pourquoi on ne fatigue pas les personnes à y aller. C'est pas d'un accès facile.»

Tout en bavardant, de sa voix grasse et rauque, à laquelle il affectait de donner des inflexions gracieuses, l'homme s'engageait dans un couloir.

—«Mais, nous tournons le dos,» objecta Flaviana.

—«Parbleu... Il faut monter, puis redescendre. Pas de communication de ce côté... Y a toute une aile qui manque... Je vous dis... Pas facile... Vous allez voir... Mais, n'est-ce pas?... quand il s'agit de contenter le monde...»

La danseuse le suivit. On la jouait. Elle n'en doutait plus. Mais comment faire? Le couloir cessa. Ou plutôt il continuait à ciel ouvert. Ce n'était plus qu'une marge de pierre, surplombant le vide. Un reste de jour éclairait encore suffisamment ce hasardeux chemin.

—«Voilà... Ça vous tente toujours?... Vous voulez continuer?» demanda le garde, narquois.

—«Oui,» dit Flaviana.

Son pied de danseuse, son pied sûr et léger ne trébucherait pas.

Cependant elle faillit s'abattre, non de vertige, mais d'un convulsif émoi. A travers le parc, maintenant brumeux, ténébreux, elle voyait fuir des phares rapides,—deux étoiles mouvantes, soudain éclipsées, puis reparues. Omiroff partait. Demain il serait hors de France, il filerait vers Pétersbourg, vers l'Asie, chaque jour plus loin, emportant son secret... tout l'espoir...

Peu s'en fallut que Flaviana ne bondît—une hauteur de douze mètres!—Elle se voyait courant après la voiture, par les raccourcis des pelouses, la rattrapant... N'avait-elle pas des ailes, qui la soulevaient à son gré? Sa miraculeuse légèreté lui sembla sans bornes. Mais la folle impulsion ne se traduisit pas en acte. La jeune femme se raidit, cramponnée à une saillie de la muraille. Encore deux pas, et elle fut à l'abri.

Machinalement, elle continuait à marcher derrière son guide. Une morne désespérance la glaçait. On pouvait ouvrir devant elle les appartements secrets du Vieux-Moutier... Elle savait bien qu'elle n'y trouverait personne.

On lui fit monter des marches, on lui en fit descendre d'autres—pour l'égarer, gagner du temps. Elle allait, d'un pas somnambulique, la pensée déjà détachée de ce lieu, combinant des plans, des projets, enfiévrée par l'énergie des résolutions nouvelles. Mais une porte fut poussée. Un tressaillement profond secoua Flaviana. Des ondes froides parcoururent sa chair.

—«La chambre du prieur,» fit la voix vulgaire à son oreille. «Vous voyez bien... Elle n'a rien de curieux. Le feu, dans la cheminée... c'est rapport à l'humidité, à la moisissure. Faut bien sécher tout ça de temps en temps.»

C'était là!... Entre ces murs, son fils était né... Voilà ce décor, qui ne s'évoquait en elle qu'avec un frisson. Combien lugubre jadis à ses yeux, dans la palpitation des ailes de la mort. Cette voûte, ces fenêtres barricadées, cadenassées, aveuglées de volets intérieurs. Cette haute cheminée, où dansaient les flammes dont la clarté réveillait ses souvenirs. Elle avait vu ces jeux d'ombre et de lumière sur ces mêmes sculptures, à travers les heures somnolentes où elle se croyait déjà hors de la vie. Surtout elle reconnaissait la terrible figure de pierre, le dragon grinçant, en relief sur cette espèce de console, qu'on appelle en architecture un corbeau, et qui reçoit la retombée de l'arc doubleau de la voûte. Ah! comme elle s'était fixée en sa mémoire, la sinistre figure! Étrange conception du moyen âge, allégorie de monstre, figurant la laideur du péché. Il en existait deux dans cette salle, et, en regard, deux têtes d'ange. Et c'était la face la plus diabolique, la plus grimaçante que, par hasard, Flaviana devait contempler, en face de son lit.

Elle le chercha du regard, ce lit, où elle avait tant souffert. Il n'était plus là. Quelques sièges, une table, traînaient dans la vaste pièce, sans la meubler. Mais un indice restait d'une récente présence. Un encrier sur la table, une bougie éteinte, dont l'odeur fumeuse flottait encore, des papiers épars, une plume, attestaient qu'on venait d'écrire là. Avant que le garde eût prévu son mouvement, la visiteuse s'élança, saisit la plume, en fit glisser la pointe sur son gant clair. Une raie se dessina. L'encre était encore fraîche.

—«C'est sans doute la plume du prieur?» s'écria la jeune femme ironiquement. «Une plume de fer à l'époque des plumes d'oie, et une encre que les siècles n'ont pas séchée!... Le saint patron de l'abbaye fait donc des miracles?»

L'homme eut un rire de malice brutale.

—«Vous pouvez rire. Vous n'essayez plus de me donner le change. Votre tâche est remplie. Vous m'avez occupée pour laisser le temps à votre maître de s'éloigner. Et l'enfant aussi est loin, n'est-ce pas?... Maintenant, laissez-moi sortir. J'ai hâte d'être dehors... Tenez, voici pour votre peine. Délivrez-moi le plus tôt possible.»

Elle tendit au garde une pièce d'or. Sa voix, son geste, indiquaient une résignation accablée.

D'un pas lassé, presque lourd, cette créature aérienne parcourait à présent les corridors dallés, descendait les escaliers, aux marches usées par les sandales et l'ourlet des robes de bure. Cette fois, son guide la conduisit par le chemin le plus direct, sans lui faire repasser le dangereux balcon. Ils furent vite en bas.

Alors, sans plus s'occuper du gardien ni de sa fille, laquelle, d'ailleurs, s'était éclipsée, Flaviana s'achemina, par l'allée carrossable, vers la grille. Mais, à plusieurs reprises, elle se tourna pour regarder ces murs qu'elle avait cru ne jamais retrouver, ne jamais revoir. Une pâleur flottait, plus le jour, pas encore la nuit. L'édifice ruineux y formait une masse de ténèbres. Quelques lignes distinctes, un faîtage, une galerie de colonnettes, un clocheton, se découpaient. En revanche, l'épaisseur du lierre mettait un noir plus noir sur tout un pan de façade. L'âme fascinée de Flaviana y revenait avec son regard.

Comme la souffrance nous attache à certains coins du monde où elle nous a visités! D'avoir vécu là les premières heures de son amour brisé, de sa maternité frustrée, d'y avoir enduré les affres des tortures physiques, et la sensation plus horrible d'un anéantissement mortel, la funeste torpeur du chloroforme, Flaviana sentait un lien l'attacher à ces pierres et retenir des lambeaux de son cœur, tandis qu'elle s'en allait par les tristes allées du parc. Elle aurait voulu s'arrêter en ce lieu, méditer, pleurer, fouiller dans sa douleur éteinte, dans sa douleur présente... Pourquoi?... Peut-être pour assouvir le plus profond besoin de nous autres vivants, qui est de sentir la vie, d'interroger les muets témoins qui nous ont vus la vivre dans sa plus frémissante intensité. Attirée pourtant par la hâte d'agir, de courir à la poursuite de son enfant, Flaviana, dans ce soir d'hiver, regrettait de ne pouvoir s'attarder au Vieux-Moutier.

Étrange lieu... Étrange soir... Étrange regret...

Cette femme était la belle danseuse, dont le sourire, demain soir, flotterait sur une salle d'Opéra pleine jusqu'au cintre, tout électrisée de sa grâce, parmi la fantasmagorie des lumières... Et elle s'en allait, dans la nuit, parmi les souffles de terre et de tombe, avec une âme tout éperdue d'espace, de ténèbres, de souvenirs et de fatalité.

Les heures que nous vivons dans le secret de nous-mêmes participent de l'éternité plus que les autres. Il y a des moments terrestres, et il y a des moments universels. La tristesse et la solitude élargissaient l'existence de la frêle étoile de théâtre jusqu'à l'incommensurable songe des étoiles du firmament.

En arrivant à la grille du parc, Flaviana fut ressaisie par l'immédiate réalité. Sur le siège de son auto de louage, le chauffeur dormait. Elle eut quelque peine à l'éveiller, et, lorsqu'il eut les yeux ouverts, à le tirer de son ahurissement. Il roulait des prunelles effarées, ne se reconnaissant pas, ne se rappelant pas où il était.

—«Ah! oui, madame... Bien... C'est vous qui m'avez pris au garage de la Grande-Armée. Mais, nom d'un chien! qu'il fait noir. Ah! ça, la nuit est donc tombée tout d'un coup.

—Je vous ai fait attendre longtemps,» dit bénévolement la voyageuse.

—«Ah! pardieu, non. Il n'y a pas cinq minutes que je me suis mis à pioncer comme ça.

—Où est la jeune femme... non, je veux dire... le jeune homme, que j'ai laissé avec vous?...

—Le jeune homme?... Quel jeune homme?...»

Ce ne fut pas chose aisée de débrouiller ce cerveau tout appesanti de sommeil, et qui, peut-être, mijotait encore dans quelques vapeurs d'alcool condensées par l'air froid. Enfin, une vague réminiscence en sortit.

—«Le jeune homme qui avait des yeux en coup de pistolet?... Oui... Ben, il est monté sur le siège avec un camarade... le siège d'une auto, une chouette guimbarde, partie en balade il n'y a qu'un instant.»

Flaviana essaya de savoir s'il s'agissait de la première auto, celle qui emportait l'enfant,—ou de la seconde, dans laquelle Omiroff était parti (car elle les imaginait distinctes, et en cela elle ne se trompait pas). Mais c'en était trop pour les facultés d'observation du somnolent chauffeur. Flaviana remonta donc en voiture, non sans la crainte d'accrocher en route quelque charrette de paysan dépourvue de lanternes, avec un conducteur capable de s'endormir peut-être la main au volant.

Toutefois, elle voulut se persuader que la disparition de cette femme bizarre, cette Katerine Risslaya (le nom lui restait nettement dans la mémoire), devait lui laisser une espérance. Qui sait?... Qu'elle fût avec l'enfant, pour le protéger, avec le prince, pour lui arracher quelque concession, pour le menacer de secrètes représailles, son rôle ne pouvait manquer d'être efficace.

«Ne doutez pas de moi, si vous ne me retrouvez plus ici,» avait-elle dit.

Une indéniable sincérité émanait de cette créature, que Flaviana cherchait vainement à définir.

«Comme j'ai bien fait de lui laisser voir que je suis la mère!... Oui, c'est providentiel... Une femme... elle compatira... Mon petit!... mon petit!... Oh! si seulement elle peut m'apprendre ce qu'ils en ont fait, où ils l'ont emporté!...»

Dans le cœur de la brillante ballerine, l'image de la fille hasardeuse, à figure de bohémienne, vêtue en jeune voyou, persistait, douce et chère comme celle d'une amie. Elle la revoyait à son côté, l'implorait, lui parlait. Dans l'ombre de la voiture, elle se surprit les mains jointes, disant tout haut:

—«Ramène-le-moi!... Ramène-le-moi, pauvre inconnue!... De quelle tendresse je t'entourerai!... Ah!... que ne ferai-je pas!...»

Lorsqu'on dut s'arrêter à l'octroi de Paris, le chauffeur, qui paraissait maintenant tout à fait réveillé, et guilleret de rentrer dans la lumière, dans l'animation de la capitale, vint se planter à la portière.

—«Où faut-il conduire Madame?»

Cette question interloqua Flaviana comme si elle n'y avait pas songé. Mais les idées indistinctes roulant dans sa tête pendant la durée du trajet allaient déterminer sa résolution. Elle n'hésita pas longtemps.

Le chauffeur, devant son silence, proposa:

—«Au garage, avenue de la Grande-Armée, où Madame m'a pris?...

—Non,» dit-elle. «Place Vendôme, à l'hôtel du Danube.»

Sa pensée secrète avait répondu pour elle. Un étonnement lui resta du son de sa voix, des paroles prononcées. Puis, autour de l'impulsion agissante, les raisonnements vinrent se grouper:

«Je sais qu'il est à Paris. Les fleurs qu'il fait toujours porter dans ma loge étaient hier soir plus délicates, d'un arrangement plus personnel. Il a dû les choisir lui-même. Puis, son fauteuil, à l'orchestre, est resté vide. Durant son absence, un ami l'occupe toujours. Sûrement, il se trouvait dans la salle, mais réfugié au fond de quelque baignoire, comme il lui arrive souvent.»

Depuis son duel avec le prince Omiroff, Frederick de Hawksbury témoignait à l'égard de Flaviana, sinon moins de ferveur, du moins plus de discrétion—une discrétion que la jeune femme elle-même jugeait exagérée. Elle éprouvait pour ce galant homme, qui l'avait servie si chevaleresquement, une affection faite surtout de reconnaissance et d'estime, mais où se mêlait un peu de cette grâce tendre qui, même en dehors de l'amour, fleurit l'amitié entre un jeune homme et une jeune femme. Elle eût souhaité qu'il le sentît et qu'il s'en contentât. Il le sentait trop. Et, loin de s'en contenter, il en souffrait. Lord Hawksbury affrontait naguère la froideur et les rebuffades de celle qu'il adorait, sans désespérer de la conquérir. Mais il ne pouvait maintenant supporter de la voir déployer pour lui un charme si suave, presque câlin, de rencontrer ce regard si doux dont elle interrogeait ses yeux, comme pour lui dire: «Pauvre ami, je vous aime bien. Voyons... ne voulez-vous pas guérir? Nous serions de si bons camarades!» Ah! cela était plus loin de l'amour que l'indifférence! Et quelle image cruellement décevante, du bonheur que cette divine créature pouvait donner!

Il venait donc maintenant la voir danser, sans être aperçu par elle. Il ne fréquentait plus les coulisses du National-Lyrique. Approcher Flaviana devenait pour lui une épreuve d'autant plus redoutable que l'étoile, peinée d'une telle sauvagerie, manifestait davantage ses sentiments délicieux, essayant de le mettre en confiance, de l'apprivoiser.

Elle ne le comprenait pas. Les femmes comprennent difficilement qu'on les fuie parce qu'on les aime. C'est l'effet d'un amour très haut, d'un amour rare, et l'expérience qu'elles en font n'est pas fréquente. Si subtil que fût le cœur de Flaviana, il restait féminin, et, par conséquent, impitoyable pour certaines souffrances masculines. Autrement, aurait-elle osé la démarche qu'elle tentait? Même sa passion maternelle eût été troublée d'un remords. Mais comment ne pas abuser de la puissance? Et quelle puissance détient une femme qui se sent aimée?

Les conjectures de Flaviana se montrèrent exactes. Hawksbury était à Paris. Et la complicité du hasard voulut qu'il se trouvât justement chez lui quand l'étoile vint le demander à l'hôtel du Danube. Il la reçut, malgré toutes les résolutions de sagesse. La surprise d'une telle visite brisa son courage, l'émut à trembler. D'ailleurs, il se dit: «Pour qu'elle vienne, c'est qu'elle a besoin de moi, comme lors du duel...» Or, il pouvait résister à tout, sauf à la tentation de se dévouer pour la chère idole.

Dans le salon de son appartement d'hôtel, que, malgré l'arrangement, les bibelots, il ne sauvait pas de la banalité, l'Anglais eut presque un sursaut d'étonnement devant sa visiteuse. Les fatigues de l'après-midi, les longues heures à se dévorer dans l'auto, les affres du Vieux-Moutier, l'énervement, le froid de l'âme, le froid du corps, dévastaient la délicate physionomie de Flaviana. Son long visage, étiré, fondait, s'effaçait, brûlé par la flamme noire des yeux agrandis, mangé par le cerne de bistre élargi autour de leurs paupières. Ces yeux ombreux, profondément enchâssés, semblaient se creuser encore sous la retombée des bouclettes brunes, que le poids du chapeau et les souffles humides du parc avaient rabattues jusqu'aux sourcils. La danseuse était si pâle que ses lèvres mêmes,—toujours fraîches et souvent avivées par le bâton de rouge, semblaient décolorées. La clarté du plafonnier électrique, tombant durement de haut, soulignait ce que son visage, tragiquement beau à cette minute, avait d'éprouvé, de défait.

—«Flaviana!...» murmura lord Hawksbury.

Dans le trouble où le jetait cette apparition, cette physionomie éperdue, il ne sut que proférer son nom. Mais il se fût jeté à ses pieds, il eût offert tout ce qu'il était, tout ce qu'il possédait, tout ce qu'il pouvait, qu'il n'eût pas mieux exprimé la folie de son inquiétude et la folie de son dévouement.

L'impassibilité, la morgue anglo-saxonne, glissaient, dévoilaient l'expression même de son âme, comme fût tombé un masque mal attaché.

—«Flaviana!...»

Elle lui dit,—haletante, un peu confuse, mais emportée par la fougue intérieure d'une femme qui veut plier à son espoir les circonstances et qui n'admet pas d'objections:

—«Lord Hawksbury, vous vous rappelez la démarche que votre cousine, lady Maud Carington, a faite auprès de moi, au commencement de l'été dernier?

—Comment l'aurais-je oubliée?» demanda Frederick.

Son regard eut tant de signification et un si mélancolique reproche, qu'un peu de rose aviva la pâleur de Flaviana. Ce jour-là, en effet, il accompagnait sa cousine. Et n'avait-il pas montré à quel point il aimait la danseuse, puisqu'il l'avait suppliée de porter son nom, de devenir une des plus grandes dames de la hautaine aristocratie anglaise, sa femme, la comtesse de Hawksbury.

—«Lady Maud,» reprit l'étoile, «me demandait d'abandonner mon art, de cesser de danser, d'accepter, pour vivre, une pension que son mari et elle-même me feraient quand elle serait princesse Omiroff. De mon consentement dépendait celui de sa mère à son mariage. Car la duchesse de Carington ne supporte pas l'idée que sa fille ait une ballerine pour belle-sœur. Et je serais sa belle-sœur, la veuve du prince Dimitri Omiroff.»

L'Anglais inclina la tête, laissa tomber un seul mot:

—«Exact.

—Eh bien,» s'écria Flaviana, «je consens à tout maintenant... à tout ce que peuvent souhaiter de moi Boris et sa fiancée.

—Sa fiancée...» répéta Hawksbury avec un geste dubitatif.

—«Ne l'est-elle pas? Ne le sera-t-elle pas officiellement dès qu'on connaîtra ma soumission? Le prince n'est-il pas parti pour aller jusqu'en Asie au-devant d'elle, comme l'annoncent les journaux?

—C'est possible...

—Alors?...

—Je ne sais...» dit Frederick. «Mais je crois que ma cousine Maud a aimé un Boris Omiroff suivant son cœur et son imagination... Pas le vrai, pas celui qui existe.

—On ennoblit toujours ce qu'on aime.

—Oui... Mais quand la différence est trop grande... un jour ou l'autre... on s'aperçoit...

—Comment lady Maud se serait-elle aperçue?... De si loin! N'est-elle pas depuis plusieurs mois en Extrême-Orient? L'image emportée n'a pu que grandir dans un cœur comme le sien.

—Cela se peut. Pourtant la déposition qu'elle m'a prié de faire, à ce procès des nihilistes...»

Flaviana l'interrompit.

—«Mais Boris, lui, l'aime toujours... Il en est fou. Il traverse tout l'ancien continent pour la revoir plus tôt.

—Traverser un continent...» soupira Hawksbury, d'un ton qui signifiait: «S'il ne s'agissait que de cela pour obtenir l'amour que je souhaite!...»

—«Enfin,» reprit fiévreusement la danseuse, «il est parti. Il part aujourd'hui. Je connais son itinéraire. Il voyage en auto jusqu'à Cologne, où il prendra le Nord-Express.

—Pardon,» rectifia l'Anglais. «Il a pris le Nord-Express aujourd'hui même.»

Et, comme pour offrir la preuve de son assertion, il étendit la main vers une table où traînait un journal.

—«Non, non,» fit-elle. «Je sais mieux... Je suis fixée. Boris Omiroff, à l'heure actuelle, est en auto, filant à toute vitesse vers la Belgique. Le premier train qu'il puisse prendre est celui qui partira de Paris, demain, à une heure. Quelqu'un qui monterait dans ce train, serait sûr de le rattraper, ou même d'être en avance sur lui.»

Les claires prunelles de Hawksbury,—prunelles d'une froideur aiguë quand l'amour n'y mettait pas sa trouble ardeur, s'enfoncèrent jusqu'à l'âme de Flaviana. Leur perçante interrogation la bouleversa. Elle joignit les mains.

—«Vous me devinez, Hawksbury. Pourquoi me regardez-vous si durement?»

Les paupières de Frederick battirent. Son expression changea.

—«Vous regarder durement... vous!» s'exclama-t-il d'une voix sourde. Et ses yeux maintenant se veloutaient d'un attendrissement passionné.—«Non,» reprit-il. «Mais vous me faites peur. Jamais je ne vous ai sentie plus loin de moi. Quelque chose de si fort est en vous!... Et qui doit être si étranger à mon existence, à mes sentiments!...»

Elle garda le silence. Cependant,—malgré «ce quelque chose de si fort», perçu par l'intuition de l'amour malheureux, la jeune femme put se dégager assez d'elle-même pour avoir pitié de lui. Il avouait sa peur comme un enfant, cet homme tellement bardé de fierté, d'impassibilité héréditaires. Toutefois, devant l'irrévocable des lèvres muettes, des yeux détournés, il retrouva la maîtrise de soi.

—«Vous dites que je vous devine, princesse Omiroff. Je devine ceci: vous désirez que, demain, je prenne le Nord-Express pour rejoindre mon futur cousin par alliance, le prince Boris, et que je lui transmette vos résolutions, dont l'effet sera de faciliter son mariage.

—Faciliter!... Et même le rendre possible, ce mariage auquel il tient avec toute la fougue de sa nature. Oui, lord Hawksbury, j'ai passé la journée à chercher le prince... Je ne l'ai pas rencontré. Maintenant, il est parti. Et la négociation que j'avais à lui proposer n'est pas de celles qu'on peut traiter par correspondance, ni confier à des tiers. Vous, vous seul... Ah! si vous consentiez à vous en charger!... Malgré votre duel avec Boris, je sais que vous n'êtes pas ennemis. Vous vous considérez mutuellement avec cette courtoisie qui est la parure des gentilshommes.... la coquetterie de leur honneur, si j'ose dire.

—Madame, vous avez prononcé le mot «négociation». C'est donc un échange que vous offrez à Boris?

—Un échange, oui.

—Que lui demandez-vous donc en retour de vos concessions?

—Mon fils.

—Votre fils!»

Lord Hawksbury, pétrifié, attendait l'explication.

—«Oui, mon fils,» répéta Flaviana. «L'enfant de son frère Dimitri, qu'il a cru faire disparaître, pour hériter de mon mari. Il héritera. Je consens à tout. Voilà ce qu'il faut qu'il sache. Voilà ce que je voulais lui crier. La fortune, le nom même... qu'il garde tout! L'état civil de mon petit Serge est constitué tout à fait en dehors de la famille Omiroff. Je n'y changerai rien. Je ne veux que mon enfant... vous entendez, Hawksbury... Mais il faut que Boris sache au plus tôt dans quel état d'âme je suis. Et qu'il y croie, surtout, qu'il y croie! Vous pouvez faire cela, mon ami... Vous seul... Vous vous porterez garant de ma sincérité. Et cela vaudra mieux que tous mes serments, à moi. Suivez-le, rattrapez-le, convainquez-le. Mais, si vous avez la moindre pitié pour moi, hâtez-vous!... Qui sait où l'on a emporté mon enfant... ce qu'il adviendra de lui!...

—Pardon,» dit lord Hawksbury.

Il gardait son apparence flegmatique. Il n'y faisait peut-être pas effort,—d'abord parce que telle était sa plus intime nature, la forme même de son inconscient, puis parce qu'il voulait savoir. Toute son application tendue à démêler l'énigme, refrénait ses sentiments.

—«Pardon,» répéta-t-il. «Mais ce Boris Omiroff est donc un misérable?

—Qu'importe!... Si ses deux mains me tendaient mon enfant, je baiserais ses deux mains,» déclara Flaviana.

—«Quand vous l'a-t-il pris?

—Quand je l'ai mis au monde. Je suis restée assez longtemps entre la vie et la mort, sans aucune connaissance de ce qui se passait autour de moi. On me fit croire que le cher petit être n'avait pas vécu.»

Hawksbury resta muet. L'horreur du crime consternait sa pensée.

—«Vous êtes sûre de cela, madame?» questionna-t-il. «Et vous êtes sûre que votre enfant vit?

—Je l'ai vu tout à l'heure.

—Vous l'avez vu!...

—Oui... oui... je l'ai vu. C'est le portrait de son père... Ah! si vous saviez!...»

Le beau visage meurtri s'illuminait. Flaviana frémissait toute. Ses bras s'entr'ouvraient, prêts à saisir son trésor. Un émoi radieux la transfigura.

«Que demanderai-je encore du cœur de cette femme?» pensa Frederick avec une admiration amère. «Combien l'amour d'un homme doit y peser peu au prix de l'amour pour son enfant!»

Mais elle poursuivit:

—«Toutes les preuves, je vous les donnerai. Seulement le récit serait trop long. J'ai reconstitué les circonstances une à une. Pour le moment il faut me croire... Me croyez-vous? Consentez-vous à me venir en aide?»

Il ébaucha un mouvement. Elle l'arrêta.

—«Avant de répondre, sachez tout, lord Hawksbury. Je vous dois la vérité. C'est une amie que vous aiderez, une amie résolue à n'être jamais autre chose pour vous. Je ne serai pas votre femme, Frédéric. Et peut-être même... oui, peut-être deviendrai-je la femme d'un autre.»

Elle rougit légèrement. Puis elle apparut de nouveau très pâle, plus pâle que lui. Tous deux se considérèrent en silence. Flaviana levait des yeux pleins de douleur et de douceur, des yeux qui demandaient pardon. Ceux de l'Anglais furent d'abord impénétrables. Puis ils s'emplirent d'une tristesse immense. Et, tout à coup, il y passa comme le sourire d'une ironie mêlée d'attendrissement.

—«Une vraie Française!» prononça-t-il. «Dans le cœur d'une femme française, l'amour maternel est un maître qui subordonne tout à lui. Vous êtes mère, Flaviana, je ne le savais pas. L'homme que vous épouserez vous devra sans doute à votre enfant. Est-ce que je me trompe?

—Vous ne vous trompez pas, mon ami.

—Que n'ai-je rencontré ce petit-là sur ma route!» soupira Hawksbury, avec une grâce sentimentale qu'on n'eût guère attendue de lui. «Je lui aurais dit volontiers: «My little fellow, give me only the second best place in your mother's beautiful heart, and I shall be too happy. [1]»

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