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Chateaubriand

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The Project Gutenberg eBook of Chateaubriand

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Title: Chateaubriand

Author: Jules Lemaître

Release date: December 16, 2005 [eBook #17319]
Most recently updated: December 13, 2020

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Pierre Lacaze and the Online
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http://gallica.bnf.fr.





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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CHATEAUBRIAND ***

CHATEAUBRIAND

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

Format grand in-18

LES ROIS, roman, 1 vol.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU, 1 vol.

JEAN RACINE 1 —

THÉATRE

L'AINÉE, comédie en quatre actes.

L'AGE DIFFICILE, comédie en trois actes.

BERTRADE, comédie en quatre actes.

LA BONNE HÉLÈNE, comédie en deux actes, en vers.

LE DÉPUTÉ LEVEAU, comédie en quatre actes.

PLIPOTE, comédie en trois actes.

MARIAGE BLANC, drame en trois actes.

LA MASSIÈRE, comédie en quatre actes.

LE PARDON, comédie en trois actes.

RÉVOLTÉE, pièce en quatre actes.

LES ROIS, drame en cinq actes.

En cours de publication:

THÉATRE COMPLET

Déjà parus, tomes I, II et III 3 vol.

JULES LEMAITRE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

CHATEAUBRIAND

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3

CHATEAUBRIAND1

Note 1: (retour)

Ce cours a été professé à la «Société des Conférences».

PREMIÈRE CONFÉRENCE

ENFANCE ET JEUNESSE.—LE VOYAGE EN AMÉRIQUE

Chateaubriand! Quelles images fait surgir aussitôt ce nom sonore? Une magnifique série d'attitudes et de costumes. Un enfant rêveur, dans les bruyères, autour d'un vieux château... Un jeune officier français chez les Peaux-Rouges, parmi des sauvagesses charmantes, dans la forêt vierge... Un livre qui fait rouvrir les églises et sortir les processions... Le clair de lune, la cime indéterminée des forêts, l'odeur d'ambre des crocodiles... Un écrivain jaloux de la gloire de Napoléon... Un royaliste qui sert le roi avec la plus dédaigneuse fidélité... Un vieillard sourd près du fauteuil d'une vieille dame, belle et aveugle... Un tombeau dans les rochers sur la mer...

Quoi encore? Il avait la plus belle tête du monde, et dont on ne conçoit les cheveux que fouettés par le vent. Il a su exprimer avec des mots plus de sensations qu'on n'avait fait avant lui. Il est l'homme qui a «renouvelé l'imagination française» (Faguet). Il est le père du romantisme et de presque toute la littérature du dix-neuvième siècle. Et il est l'inventeur d'une nouvelle façon d'être triste.

Et puis? En ce qui regarde sa gloire, sa chance est inouïe, presque égale à celle de l'Empereur. Il est, entre nos grands écrivains, le seul qui soit pleinement «à cheval» sur deux mondes, le seul qui ait appartenu à l'ancien régime et au nouveau, le seul qui ait presque autant vécu dans l'un que dans l'autre, le seul aussi qui ait tant voyagé et qui ait vu tant d'aspects de la terre. Il est né en 1768, dix ans avant la mort de Voltaire et de Rousseau. Il est mort en 1848, quand Taine et Renan écrivaient déjà. Nos pères auraient pu le voir entrer à l'Abbaye-aux-Bois.

Comme l'ancienne France et la nouvelle, il a connu le dur passage de l'une à l'autre; il en a souffert dans son âme et dans sa chair. Il a vu la Révolution et il a vu l'Empire. Son génie a reçu de la réalité les plus beaux ébranlements. Il a «bâillé sa vie», c'est entendu; mais nul n'a été plus aimé, et nul n'a plus joui de sa gloire et de sa tristesse. Orgueil, désir, ennui, c'est toute son âme. Il nous a légué des façons de sentir où nous trouvons encore des délices.

Voilà, sommairement, ce que Chateaubriand est pour nous, et ce qu'il était pour moi, avant que j'eusse entrepris de l'étudier de plus près. Je ne sais pas du tout si nous découvrirons en lui quelque chose de plus, ou bien autre chose. Nous verrons bien. Sa bibliographie est énorme. Je n'ai pas tout lu, il s'en faut. Je ne vous promets pas d'être complet; je ne vous promets pas d'être original: je ne puis vous assurer que ma sincérité. Ce que je vous propose, en somme, c'est une libre promenade à travers la vie et l'œuvre de Chateaubriand.

Naturellement, je me servirai beaucoup des Mémoires d'outre-tombe, surtout pour ses commencements, sur lesquels nous n'avons que son témoignage. Je m'en servirai avec la prudence qui convient: car, lorsqu'il nous raconte son enfance, il a déjà quarante ans. Mais aussi la façon dont il voit l'enfant qu'il a été nous fait mieux connaître l'homme.

Le 4 septembre 1768 naissait, à Saint-Malo, dans une rue sombre et étroite, appelée la rue des Juifs, le chevalier François-Auguste de Chateaubriand. «Il était presque mort quand il vint au jour.» «Le mugissement des vagues soulevées par une bourrasque annonçant l'équinoxe d'automne empêcha d'entendre ses cris... Le bruit de la tempête berça son premier sommeil... Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans son berceau une image de ses destinées.» Bref, Chateaubriand naquit sans aucune simplicité.

Des neuf enfants nés avant lui, un frère et quatre sœurs survivaient, lorsque, comme il dit, «la vie lui fut infligée». Ne faites pas attention et ne vous désolez pas; cette vie fut, en effet, l'une des plus magnifiques que l'on connaisse, et Dieu sait s'il en a joui! Sauf à l'armée de Condé, après sa blessure, puis à Londres, et peut-être beaucoup plus tard, dans l'extrême vieillesse, je ne crois pas qu'il ait excessivement souffert. Il a été triste, oui; mais être triste, c'est tout autre chose: c'est même, pour lui, presque le contraire.

Il dit encore: «Il est probable que mes quatre sœurs durent leur existence au désir de mon père d'avoir son nom assuré par l'arrivée d'un second garçon; je résistais; j'avais aversion pour la vie.» Son père et sa mère ne l'avaient donc pas désiré pour lui-même. Il n'a pas été extrêmement aimé par eux. Il les a peu aimés. Son père, cadet d'une famille ancienne, et qui avait réparé la fortune de la maison par le commerce en temps de paix et la course en temps de guerre, était un sinistre vieux gentilhomme; sa mère, une dame grondeuse et avare. «Mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau.» D'ailleurs «une véritable sainte», dit-il autre part: car ça n'empêche pas.

Cui non risere parentes... «Celui à qui ses parents n'ont pas souri ne fut jamais admis à la table d'un dieu ni au lit d'une déesse.» Cela ne fut point vrai de Chateaubriand, qui, certes, s'assit aux banquets des olympiens et connut les amours des déesses mortelles. La rudesse même et la solitude de son enfance et ce Combourg avare de sourires préparaient en lui ce génie par où il devait régner et plaire. «Cette dure éducation, dit-il, a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie.»

«On me livra, dit-il encore, à une enfance oisive.» Oisive, mais libre et très peu surveillée. À Saint-Malo, il pousse comme il plaît à Dieu, il vagabonde, se bat et polissonne tout le jour. C'est un gamin un peu court, avec une grosse tête, robuste et dru. Je crois bien qu'il exagère, lorsqu'il dit: «J'étais surtout désolé, quand je paraissais déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie», ou bien, le jour de sa première communion, à Dol: «Mon bouquet et mes habits étaient moins beaux que ceux de mes compagnons.» (Pourquoi? était-il si pauvre? ou sa mère si indifférente?) ou enfin: «Une pierre m'atteignit si rudement (dans une rixe entre galopins) que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule» (il a cette manie de grossir tout ce qui le touche). Mais il eut, certainement, une enfance tumultueuse, à plaies et à bosses, et qui fait songer à l'enfance de son compatriote Duguesclin.

Il fit des études décousues à Dol, à Rennes, à Dinan. C'était un enfant très orgueilleux et très passionné, en même temps que farouche et rêveur. Tout, dit-il, était passion chez lui, en attendant les passions mêmes. Il faut lire sa résistance délirante, un jour qu'il a été condamné à recevoir le fouet: «L'idée de la honte n'avait point approché de mon éducation sauvage: à tous les âges de ma vie, il n'y a point de supplice que je n'eusse préféré à l'horreur d'avoir à rougir devant une créature vivante.» Chez lui, ce que j'appellerai la crise de la première communion et ensuite la crise de la puberté furent d'une extrême violence. Je ne sais ce qu'il avait caché en confession; sûrement autre chose qu'une désobéissance ou un larcin de confiture. Le prêtre le devine et insiste; l'enfant avoue... «Je n'aurai jamais un tel moment dans ma vie... Je sanglotais de bonheur.» Or, cette même année, le hasard avait fait tomber entre ses mains un Horace complet. En outre, il dérobe un Tibulle. Le quatrième livre de l'Enéide et le sixième de Télémaque le troublent plus que de raison. Des sermons mêmes de Massillon sur la Pécheresse et sur l'Enfant prodigue, il tirait des émotions sensuelles.

Et bientôt, revenu à Combourg, ce sont des songeries ardentes, et des courses folles dans les bois. «... J'entrevis que d'aimer et d'être aimé d'une manière qui m'était inconnue devait être la félicité suprême... Je me composai une femme de toutes les femmes que j'avais vues...» C'est ici que se place le développement fameux sur la «sylphide», le fantôme d'amour, sur la «charmeresse qui le suit partout» et qui «varie au gré de sa folie». Morceau de rhétorique, mais ardente vers la fin, et mélangée de quelques traits plus précis: «Mes yeux se creusaient, je maigrissais, je ne dormais plus; j'étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de délices.» Il nous dit aussi que sa ferveur religieuse se ralentit alors; et je le crois sans peine.

À Combourg, où il a presque toujours passé ses vacances, il fait, ses premières études finies, un séjour un peu long. Combourg est un sombre château féodal parmi des étangs et des landes. Combourg est lugubre, mais d'un grand aspect et qui tout de même le remplit d'orgueil. Les soirs d'hiver, après le souper, dans la grande salle éclairée d'une seule chandelle, pendant que le père maniaque fait invariablement les cent pas, la mère et les enfants demeurent silencieux devant la vaste cheminée; puis le chevalier va se coucher dans un donjon isolé, où «il ne perd pas un murmure des ténèbres». Mais, le jour, il fait ce qu'il veut, et, pour se consoler, il a ses quatre sœurs et surtout Lucile.

Lucile est une étrange fille, belle, pâle, avec «quelque chose de rêveur et de souffrant». «Tout lui était souci, chagrin, blessure... À dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années... Elle avait des songes prophétiques.» Tous deux font ensemble d'interminables promenades et s'échauffent sur la littérature. Ils traduisent ensemble les plus beaux et les plus désespérés passages de Job et de Lucrèce sur la vie. Elle écrit de petits poèmes en prose, «d'une sensibilité passionnée». Il lui raconte tout ce qu'il rêve; elle lui dit: «Tu devrais peindre tout cela.» Ils s'amusent et s'entraînent tous deux à être tristes de cette tristesse «qui a fait, dit-il, mon tourment et ma félicité».

Comment, ayant cette amie à son côté, en vient-il à songer au suicide? Il ne l'explique que par ces mots: «Lucile était malheureuse, ma mère ne me consolait pas, mon père me faisait éprouver les affres de la vie.» Et il est vrai que ce fut, plutôt qu'un suicide, une sorte de défi à la destinée. Il possédait un fusil de chasse dont la détente était usée: «Je chargeai ce fusil..., je l'armai, j'introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre, je réitérai plusieurs fois; le coup ne partit pas, l'apparition d'un garde suspendit ma résolution.» Peut-être bien qu'il n'avait pas frappé la crosse très fort... Puis il raconte cela vingt-cinq ans après. Enfin, ce fut tout au moins une manière de jouer assez dangereusement avec la mort. Mais je ne puis m'empêcher de croire qu'il a triché.

Comme il rêvait et désirait tout, et qu'en outre il répugnait à toute discipline, il ne sut pas choisir son métier et sa vie. On avait pensé à faire de lui un marin: il s'était dérobé. Ensuite il avait dit qu'il serait prêtre, mais bientôt il ne voulut plus. «Abbé, je me parus ridicule.»—«Je dis donc à ma mère que je n'étais pas assez fortement appelé à l'état ecclésiastique.» En quoi il ne se trompait pas. Alors il déclara qu'il irait au Canada défricher des forêts, ou aux Indes chercher du service chez quelque rajah. Projet vague et admirable. Son père demanda simplement pour lui un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre.

Après quelques mois de garnison à Cambrai, il vient à Paris et y fait d'abord un peu la figure du Huron de Voltaire, ou plutôt celle que, dans les Natchez, il prêtera à Chactas visitant Paris. Il est présenté au roi, suit la chasse à Versailles. Il retrouve à Paris deux de ses sœurs: Julie, devenue madame de Farcy, élégante et brillante,—et Lucile. Il s'attache à Malesherbes, dont son frère est devenu le parent par son mariage avec une Rosambo.—Son père meurt en 1786.

On était à la veille de la Révolution: «Tout était dérangé dans les esprits et dans les mœurs... Les magistrats tournaient en moquerie la gravité de leurs pères... Le prêtre, en chaire, évitait le nom de Jésus-Christ et ne parlait que du législateur des chrétiens... Le suprême bon ton était d'être Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à l'armée: d'être tout, excepté Français. Ce que l'on faisait, ce que l'on disait n'était qu'une suite d'inconséquences.» Ainsi écrit-il trente ans plus tard: mais, au moment même, il n'est pas trop mécontent de ce qui arrive. «Nous nous entendions en politique (avec M. de Malesherbes): les sentiments généreux du fond de nos premiers troubles allaient à l'indépendance de mon caractère, l'antipathie naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force à ce penchant.»

Mais le monde littéraire l'attire. Il débute dans l'Almanach des Muses; mon Dieu, oui. Il fréquente Parny, Ginguené, Flins, Le Brun, La Harpe, Chamfort, et son futur grand ami, et qui lui sera si bienfaisant et si fidèle, Fontanes. De quelques-uns de ces écrivains, il trace, trente ans après, des portraits fort pittoresques et malveillants: c'est qu'alors il les juge avec une autre âme, avec ce que les événements lui ont appris, et du rang où il s'est placé.

Voici, par exemple, comment, en 1820, il juge Chamfort: «Atteint de la maladie qui a fait les jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance... Quand il vit que sous la Révolution il n'arrivait à rien, il tourna contre lui-même les mains qu'il avait levées contre la société. Le bonnet rouge ne parut plus à son orgueil qu'une autre espèce de couronne, le sans-culottisme qu'une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre étaient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l'inégalité des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamné à n'être encore que vilain dans la féodalité des bourreaux, il se voulut tuer pour échapper aux supériorités du crime...»

Mais, à vingt ans, il est fort content de connaître Chamfort et de l'amener quelquefois souper dans sa famille. Et, même un peu plus tard, dans son Essai historique, il est beaucoup moins sévère, et pour Chamfort et pour les autres.

C'est qu'il a assisté, et de tout près, aux commencements de la Révolution, et que, malgré les horreurs dont il a été témoin: la prise de la Bastille, et les têtes de Berthier et de Foulon passant sous ses fenêtres, et le 5 octobre et les premières grandes journées criminelles, il a senti l'ivresse révolutionnaire, l'ivresse du Paris de la rue, des clubs, des spectacles, des maisons de jeu, et du Palais-Royal. Deux fois, il a rencontré Mirabeau; il le juge avec une extrême indulgence, ou plutôt il l'admire: «Ce fils des lions, lion lui-même à tête de chimère... était tout roman, tout poésie, tout enthousiasme... Mirabeau m'enchanta de récits d'amour, de souhaits de retraite... Malgré son immoralité, il n'avait pu fausser sa conscience.»

Ce qu'il y a d'effréné dans Mirabeau s'accorde fort bien avec ce qu'il y a d'indompté dans Chateaubriand. Tous deux sont fils de pères terribles. Et ce qu'il y a d'effréné aussi dans la Révolution ne peut lui déplaire: ce redoublement de vie, ce mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, les passions et les caractères en liberté. Les périls même, dit-il, ajoutaient à l'intérêt de ce désordre. «Le genre humain en vacances se promène dans les rues débarrassé de ses pédagogues.» Et dans les derniers salons encore ouverts en 1790, à l'hôtel de La Rochefoucauld, aux soirées de mesdames de Poix, d'Hénin, de Simiane, de Vaudreuil, les personnes les plus élégantes connaissent cette ivresse. Et le sentiment du péril, et de l'incertitude des choses et des ruines proches, les pousse tour à tour aux amours rapides, ou aux rêveries dans la solitude, «mêlées de tendresses indéfinissables».

Oui, malgré ses premières atrocités, Chateaubriand garde, des commencements de la Révolution, le meilleur souvenir émotif et esthétique. Le désordre des temps lui suggère cette comparaison bien inattendue: «Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et 1790 qu'en la comparant à l'architecture du temps de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique.» Et, quand la Révolution sera tout à fait épouvantable, alors éclatera l'espèce de miracle des victoires révolutionnaires, dues en grande partie, il est vrai, à l'armée d'ancien régime; et cela éblouira sur le jacobinisme jusqu'à Joseph de Maistre. C'est, je crois, seulement de nos jours qu'on a su voir la Révolution toute nue et sans prestige.

Mais Chateaubriand n'en pourra jamais parler de sang-froid ni sans une sorte d'admiration épouvantée où vivent des souvenirs d'émotions fortes et secrètement délicieuses. Il ne sera jamais totalement désenchanté de la Révolution. Comme les libéraux du dix-neuvième siècle, il distingue toujours, dans les événements révolutionnaires, «ce qu'il faut condamner, l'accident» et «l'intelligence cachée qui jette parmi les ruines les fondements du nouvel édifice.» Chose vraiment étrange, en 1821 (et il le maintient en 1846), il parle sérieusement, comme feront les Michelet et les Quinet, d'«une rénovation de l'espèce humaine dont la prise de la Bastille ouvrait l'ère, comme un sanglant jubilé.» C'est que, voyez-vous, cet enfant de volupté et de théâtre a trop joui de son imagination et s'est trop amusé ces années-là.

Et cependant (ici je ne comprends plus très bien), au moment où Paris était si curieux et si grisant et présentait tous les jours, à ce passionné de drame et d'images, un spectacle unique et irretrouvable, tout à coup il part pour l'Amérique du Nord.

Dans ses Mémoires, il nous dit subitement (et il est vrai que, quelques années auparavant, il avait songé à aller au Canada ou aux Indes): «Une idée me dominait, l'idée de passer aux États-Unis. Je me proposais de découvrir le passage au nord-ouest de l'Amérique.» Simplement. Et un peu plus loin, il nous dit que M. de Malesherbes lui montait la tête sur ce voyage; qu'il allait le voir le matin; que, le nez collé sur des cartes, ils supputaient tous deux les distances du détroit de Behring au fond de la baie d'Hudson; qu'ils lisaient les divers récits des voyageurs «anglais, hollandais, français, russes, suédois, danois»; qu'ils s'inquiétaient du chemin à suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire; qu'ils devisaient des difficultés à surmonter, des précautions à prendre, et que Malesherbes lui disait: «Si j'étais plus jeune, je partirais avec vous.»

On conçoit que Malesherbes, l'aimant bien et craignant pour lui s'il restait à Paris, l'engageât dans ce magnifique «divertissement» d'un voyage d'exploration (peut-être l'excellent homme feignit-il de croire à l'utilité et au sérieux de ce projet). Les grands explorateurs, Cook et Lapeyrouse, étaient à la mode. On continuait à s'occuper beaucoup de l'Amérique, depuis la guerre de l'Indépendance. Mais au reste, si Chateaubriand rêve de voyage, il rêve surtout, et par là même, de littérature. Il a lu en 1787 les Études de la nature, de Bernardin de Saint-Pierre, et le roman de Paul et Virginie, qui en est un épisode. La nature des tropiques, et les papayers et les pamplemousses l'ont enchanté. Il aura aussi sa nature à lui et sa palette pour la peindre, aux bords de l'Ohio. Puis, il est plein de Jean-Jacques. Il va, «au delà des mers, contempler le plus grand spectacle qui puisse s'offrir à l'œil du philosophe; méditer sur l'homme libre de la nature et sur l'homme libre de la société, placés l'un près de l'autre sur le même sol». (Introduction à l'Essai.) Paul et Virginie sont déjà de petits sauvages, ignorants, hors de la civilisation, affranchis de préjugés, innocents et vertueux; mais ce sont des petits sauvages blancs. Il trouvera mieux avec les Iroquois et les Muscogulges. Car, à cette heure-là, il a toutes les illusions de son temps. «La révolution, dit-il, marchait à grands pas: les principes sur lesquels elle se fondait étaient les miens; mais je détestais les violences», etc... Il était alors incroyant: «De chrétien zélé que j'avais été, j'étais devenu un esprit fort, c'est-à-dire un esprit faible. Ce changement dans mes opinions religieuses s'était opéré par la lecture des livres philosophiques.»

C'est donc un disciple et un admirateur de Rousseau et de Bernardin qui part pour l'Amérique. C'est un fils de marin, qui rêve voyages de découvertes. Et c'est aussi un jeune homme triste et singulier, qui porte au fond de son cœur, comme il dit, «un désespoir sans cause».

Et voici une hypothèse complémentaire (elles sont toutes permises, puisque, sur sa jeunesse, nous ne savons rien que par lui). En 1790, il mène une vie fort dissipée. Les deux premières lettres que nous ayons de lui (au chevalier de Châtenet) sont d'un très mauvais ton. Ce Châtenet voudrait épouser Lucile. Le chevalier de Chateaubriand lui écrit: «... J'ai rempli tous mes engagements auprès de ma sœur. Elle t'attend de pied ferme pour continuer le roman.» Et plus loin: «Ménage-la, si tu la séduis, mon cher Châtenet; songe que c'est une vierge.»—Et, dans la deuxième lettre au même: «Je suis fâché qu'Eugénie (sans doute une camarade) m'ait mal jugé; elle est la première personne qui m'ait reproché le défaut de sensibilité.» Si, par sensibilité, elle entendait la tendresse, peut-être Eugénie ne se trompait-elle pas tant. Donc il s'amuse; et il a des dettes, notamment une «dette d'honneur» qui se monte à cinq mille livres environ. Et M. Victor Giraud nous a raconté en détail comment, pour payer ses dettes, le chevalier de Chateaubriand plaçait des bas de fil, et même dans son régiment.

Dans ces conditions, M. de Malesherbes a dû le presser de partir et, si j'ose dire, l'expédier en Amérique, paternellement, comme on y expédiait souvent les mauvais sujets.

Donc il s'embarque à Saint-Malo au printemps de 1791. Il voyage avec l'abbé Nagot, supérieur de Saint-Sulpice et quelques séminaristes, qui vont à Baltimore. Un de ces séminaristes, l'abbé de Mondésir, interrogé cinquante ans plus tard, se souvient surtout des allures excentriques et tumultueuses et des «menteries incroyables» du chevalier de Chateaubriand, qui lui est apparu (on le sent) comme une espèce de fou. (Je vous renvoie encore à M. Victor Giraud, Nouvelles Études sur Chateaubriand.)

Le chevalier de Chateaubriand s'arrête, aux Açores (Santa-Cruz), aux îles de Saint-Pierre et de Miquelon. Il manque, paraît-il, de se noyer ou d'être mangé par un requin en se baignant dans la mer. Il débarque à Baltimore, va en voiture à Philadelphie où il est reçu par Washington.

Je dois dire qu'il a beau, dans ses Mémoires, fortifier cette entrevue d'un parallèle oratoire entre Washington et Bonaparte, elle est plus comique que grandiose...

Il nous dit fièrement: «Je n'étais pas ému... Visage d'homme ne me troublera jamais.» Allons, tant mieux. Une petite servante l'introduit. Washington est de grande taille, «d'un air calme et froid plutôt que noble». Le jeune chevalier de Chateaubriand lui explique tant bien que mal le motif de son voyage. «Il m'écoutait avec une sorte d'étonnement.» (Vous verrez qu'il y avait de quoi.) «Je m'en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité: Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l'avez fait.—Well, well, young man! Bien, bien, jeune homme! s'écria-t-il en me tendant la main.»

Qu'est-ce que le chevalier avait donc raconté à Washington? Et que voulait-il au juste? Voici (et c'est le fameux plan arrêté avec M. de Malesherbes, qui, à ce qu'il me semble, «en avait de bonnes»): «Je voulais, dit-il, marcher à l'ouest» (en partant de Baltimore) «de manière à intersecter la côte nord-ouest au-dessus du golfe de Californie» (c'est-à-dire traverser l'Amérique du Nord dans sa plus grande largeur, et la plupart des grands lacs et les montagnes Rocheuses), «de là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, je prétendais reconnaître le détroit de Behring, doubler le dernier cap septentrional de l'Amérique, descendre à l'est le long des rivages de la mer Polaire et rentrer dans les États-Unis par la baie d'Hudson, le Labrador et le Canada.»

C'est effrayant! Voilà ce qu'il avait rêvé de faire, il y a cent vingt ans, les mains dans ses poches. Comme il le dit avec une drôlerie qu'il ne paraît pas soupçonner: «Quels moyens avais-je d'exécuter cette prodigieuse entreprise? Aucun.» Il en prend d'ailleurs très vite son parti: «J'entrevis que le but de ce premier voyage serait manqué... et, en attendant l'avenir, je promis à la poésie ce qui serait perdu pour la science.» Et alors au lieu de ce qu'il devait faire, voici ce qu'il fait (assure-t-il).

De Philadelphie, une diligence le conduit à New-York. Puis il va en bateau, sur l'Hudson, jusqu'à Albany. Là, il engage un Hollandais qui parle plusieurs dialectes indiens, et, par des régions encore sauvages, mais non complètement inhabitées, il se dirige vers le Niagara.

Il entre dans la forêt vierge. Il y rencontre un hangar où un petit Français, M. Violet, ancien marmiton au service du général Rochambeau, apprenait à danser à une vingtaine d'Iroquois. Il achète des Indiens un habillement en peau d'ours; il y ajoute la calotte de drap rouge à côtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler les chiens, la bandoulière des coureurs de bois. «Mes cheveux flottaient sur mon cou découvert; je portais la barbe longue; j'avais du sauvage, du chasseur et du missionnaire. On m'invita à une partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain pour dépister un carcajou.» Il est parfaitement heureux.

Il arrive au lac des Onondagas. Il rend visite au sachem, qui parle anglais et entend le français. Il suit une route tracée par des abattis d'arbres; il est reçu dans des fermes de colons, où il y a des meubles d'acajou, un piano, des tapis, des glaces, et où les filles de la maison chantent du Paisiello ou du Cimarosa.

Il atteint le Niagara. En voulant descendre dans le lit de la cataracte, il tombe sur une saillie de rocher, où il se casse le bras gauche, raconte-t-il. Il demeure douze jours chez de bons Indiens. Puis, son Hollandais le quitte. Alors il «s'associe à des trafiquants qui partaient pour descendre l'Ohio». Avant de partir, il «jette, dit-il, un coup d'œil sur les lacs du Canada». (Un coup d'œil, qu'entend-il par là? Les lacs du Canada ne sont pas des mares).

Il arrive à Pittsbourg, au confluent de Kentucky et de l'Ohio. Tout de suite après, il nous décrit le confluent de l'Ohio et du Mississipi. Mais une nouvelle compagnie de trafiquants, venant de chez les Creeks dans les Florides, lui permet de la suivre. «Nous nous acheminâmes vers les pays connus sous le nom général des Florides.» Cela, par terre, en «suivant des sentiers». Mais aussitôt, sans qu'on sache comment, il se retrouve sur l'Ohio. Il aborde avec ses trafiquants une île située dans un des lacs que l'Ohio traverse. Il s'y amuse une journée avec deux jeunes Floridiennes, «issues d'un sang mêlé de Chiroki et de Castillan».

Son itinéraire devient de plus en plus vague. «Je me hâtai de quitter le désert... Nous repassâmes les montagnes Bleues... J'avisai au bord d'un ruisseau une maison américaine, ferme à l'un de ses pignons, moulin à l'autre. J'entrai demander le vivre et le couvert, et fus bien reçu.» C'est tout. Où ce ruisseau? Où cette maison américaine? Nous ne savons pas. J'ai envie de dire:—Lui non plus, soyez tranquilles.

Dans cette ferme, coup de théâtre. Il trouve un journal anglais qui lui apprend la fuite du roi et son arrestation à Varennes, et la formation de l'armée des princes. Subitement, il prend la résolution de retourner en France. Il revient à Philadelphie, et s'embarque pour le Havre le 10 décembre 1791.

Il avait passé, d'après les dates qu'il nous donne lui-même, exactement cinq mois en Amérique. Il y avait fait, en voiture, à cheval et en bateau, avec des guides, dans des régions connues, une excursion que tout Européen robuste pouvait accomplir. M. Joseph Bédier paraît avoir démontré dans ses Etudes critiques, en se servant du texte même du Voyage en Amérique et des Mémoires d'outre-tombe, que Chateaubriand n'a pu visiter aucune des régions où se dérouleront plus tard ses romans; qu'il les a décrites surtout d'après le Français Charlevoix et l'Anglais Bartram, mais qu'il n'a pu voir les Florides ni même le Mississipi; et qu'il a été tout au plus au Niagara. Or, le Voyage en Amérique étant son premier ouvrage, M. de Chateaubriand aurait donc débuté dans la littérature par un mensonge, et par un mensonge qu'il a soutenu imperturbablement toute sa vie: car il ne cesse dans presque tous ses écrits (Essai sur les Révolutions, Génie du christianisme, Itinéraire), et dans ses articles et dans ses lettres privées, de rappeler son séjour chez les bons sauvages de la Louisiane. Mais M. l'abbé Bertrin a défendu Chateaubriand, et, il me semble, avec succès sur quelques points. Il reste seulement qu'on démêle fort mal son itinéraire à partir du Niagara et que, souvent, il s'arrange pour nous faire croire qu'il a vu beaucoup plus de pays qu'il n'en a visité en effet.

Quel qu'ait été son voyage, il en rapporte une masse de notes, une suite de descriptions déjà soignées et achevées, et probablement une première ébauche des énormes Natchez.

Ces notes et ces descriptions, il en transporte une partie, en 1822, dans le manuscrit des Mémoires d'outre-tombe. Le reste, il le publie, en 1827, sous le titre de Voyage en Amérique. Mais les morceaux insérés dans les Mémoires ont été sûrement retouchés ou même «récrits» par l'auteur; ils sont, à n'en pas douter, de sa dernière et souveraine manière. Au contraire, le Voyage en Amérique semble bien être la reproduction à peu près intacte du premier manuscrit; donc, comme je le disais, le premier livre de Chateaubriand. Il est intéressant à ce titre.

L'auteur est déjà un fort brillant écrivain. Il est plein, nous le savons, de Jean-Jacques et de Bernardin. Comme peintre, il les égale, il ne les dépasse pas: ce qui n'a rien de surprenant, car il n'a que vingt-deux ou vingt-trois ans. Mais c'est déjà fort beau, vraiment.

Liberté primitive, je te retrouve enfin! Je passe comme cet oiseau qui vole devant moi, qui se dirige au hasard et n'est embarrassé que du choix des ombrages. Me voilà tel que le Tout-Puissant m'a créé, souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux, tandis que les habitants du fleuve accompagnent ma course, que les peuples de l'air m'enchantent de leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur le front de l'homme de la société ou sur le mien qu'est gravé le sceau immortel de notre origine? Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos petites lois, etc.

Il me semble que voilà d'excellent Rousseau.

De même:

Cette terre commence à se peupler... Les générations européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les générations américaines qu'elles auront exterminées? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leur maître, dans ces déserts où l'homme promenait son indépendance? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut chêne qui ne porte que le nid des oiseaux? La richesse du sol ne fera-t-elle point naître de nouvelles guerres? Le Kentucky cessera-t-il d'être la terre du sang, et les édifices des hommes embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio que les monuments de la nature?

Et encore:

Pourquoi trouve-t-on tant de charme à la vie sauvage?... Cela prouve que l'homme est plutôt un être actif qu'un être contemplatif, que dans sa condition naturelle il lui faut peu de chose, et que la simplicité de l'âme est une source inépuisable de bonheur.

(À moins, toutefois, qu'il ne regarde les choses presque uniquement pour les décrire, qu'il n'ait dans son bagage un encrier, une plume et de gros cahiers de papier, et que, sous la hutte de l'Indien, il ne passe plusieurs heures par jour à aligner des phrases artificieuses et savantes dont il attend la renommée et l'admiration des hommes,—comme faisait le chevalier de Chateaubriand: et c'est là sa principale manière de trouver à la vie sauvage «tant de charme».) Et voici d'excellent Bernardin de Saint-Pierre, avec peut-être quelque chose de plus vif dans le pittoresque:

À quelque distance du rivage, à l'ombre d'un cyprès chauve, nous remarquâmes de petites pyramides limoneuses qui s'élevaient sous l'eau et montaient jusqu'à sa surface. Une légion de poissons d'or faisait en silence les approches de la citadelle. Tout à coup l'eau bouillonnait; les poissons d'or fuyaient. Des écrevisses armées de ciseaux, sortant de la place insultée, culbutaient leurs brillants ennemis. Mais bientôt les bandes éparses revenaient à la charge, faisaient plier à leur tour les assiégés, et la brave mais lente garnison rentrait à reculons pour se réparer dans la forteresse.

Ou bien:

De toutes les parties de la forêt, les chauves-souris accrochées aux feuilles élèvent leur chant monotone: on croirait ouïr un glas continu.

Ou encore:

Les canards branchus, les linottes bleues, les cardinaux, les chardonnerets pourpres brillent dans la verdure des arbres; l'oiseau whet-shaw imite le bruit de la scie, l'oiseau-chat miaule, et les perroquets qui apprennent quelques mots autour des maisons les répètent dans les bois.

Déjà, pourtant, certaines inventions verbales et certaines harmonies présagent, semble-t-il, le Chateaubriand futur:

Minuit. Le feu commence à s'éteindre, le cercle de sa lumière se rétrécit. J'écoute: un calme formidable pèse sur ces forêts; on dirait que des silences succèdent à des silences. Je cherche vainement à entendre dans un tombeau universel quelque bruit qui décèle la vie. D'où vient ce soupir? D'un de mes compagnons: il se plaint, bien qu'il sommeille. Tu vis, donc tu souffres: voilà l'homme.

Ce n'est pas mal, pour un garçon de vingt-deux ans. Mais peut-être a-t-il un peu arrangé cela pour l'édition de 1827. Avec lui, on ne sait jamais.

Nous l'avons laissé au moment où il s'embarquait, pour le Havre. Il nous dit que ce départ soudain fut le résultat d'un débat de conscience, qu'il lui parut que c'était pour lui un devoir de revenir au secours du roi, «quoique les Bourbons n'eussent pas besoin d'un cadet de Bretagne». Mais, un peu plus loin, à l'heure de rejoindre l'armée des princes, il prévoit toutes les objections qu'on peut lui faire et s'apprête à les réfuter, fort posément et du ton d'un homme qui ne se fait point d'illusions. Cela ne lui apparaissait donc pas, en tout cas, comme un devoir si impérieux. Je crois que, tout simplement, il en avait assez de l'Amérique, comme peut-être, lorsqu'il était parti pour l'Amérique, il en avait assez de la France. C'était une âme invinciblement inquiète.

Un peu avant d'aborder à Saint-Malo, il est assailli par une terrible et fort belle tempête, qui accroît son magasin de sensations et d'images.

Puis il s'en va à Saint-Malo et se marie.

Pourquoi? pourquoi? pourquoi? C'est affreusement simple. Il s'est aperçu qu'il n'avait pas assez d'argent pour rejoindre les princes. «On me maria, dit-il, afin de me procurer le moyen de m'aller faire tuer pour une cause que je n'aimais pas.» Il épouse une orpheline, mademoiselle Céleste Buisson de la Vigne, «blanche, délicate, mince et fort jolie», qu'il avait aperçue trois ou quatre fois, et dont «on estimait la fortune de cinq à six cent mille francs». C'était donc un mariage riche. Mais il se trouva que la fortune de sa femme était en rentes sur le clergé: «La nation se chargea de les payer à sa façon...» Il faudra emprunter; un notaire lui procurera dix mille francs. Au moment de partir, il les jouera, et les perdra, sauf quinze cents francs. C'est avec ces quinze cents francs qu'il partira pour l'armée des princes. Ce n'était pas la peine de prendre femme pour cela... Il faut dire que c'est sa sœur Lucile qui l'a voulu marier. Peut-être verrons-nous plus tard les raisons qu'elle en avait.

À peine marié, il quitte sa jeune femme. Il l'oubliera totalement pendant douze ans. Avant son départ, il revoit à Paris M. de Malesherbes et lui soumet ses scrupules sur l'émigration. Car, dit-il, «mon peu de goût pour la monarchie absolue ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais.» M. de Malesherbes répond à ses objections. «Il me cita des exemples embarrassants. Il me présenta les Guelfes et les Gibelins s'appuyant des troupes de l'empereur ou du pape; en Angleterre les barons se soulevant contre Jean sans Terre; enfin, de nos jours, il citait la république des États-Unis implorant le secours de la France.» Mais Chateaubriand nous donne ensuite le vrai mobile de son acte: «Je ne cédai réellement qu'au mouvement de mon âge, au point d'honneur.» Deux décrets ayant déjà frappé les émigrés, «c'était dans ces rangs déjà proscrits, dit-il, que j'accourais me placer... La menace du plus fort me fait toujours passer du côté du plus faible». Là, il ne ment pas. L'orgueil, l'impossibilité de «subir», l'impossibilité d'être longtemps avec la masse, le besoin d'être seul ou avec le petit nombre... ce sera toujours sa vraie, sa seule vertu.

Il sort de Paris le 15 juillet 1792 avec son frère le comte de Chateaubriand. Ils avaient deux passeports pour Lille. Ils passent par Tournay, par Bruxelles, «quartier général de la haute émigration», où «les femmes les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui ne pouvaient marcher que comme aides de camp, attendaient dans les plaisirs les moments de la victoire»; il laisse son frère à Bruxelles, traverse Liège, Aix-la-Chapelle, Cologne, Coblentz, Trêves, où il rejoint l'armée des princes. L'ordre est de marcher sur Thionville (où commande Wimpfen). L'armée royaliste y arrive le 1er septembre.

«Auprès de notre camp indigent et obscur en existait un autre brillant et riche. À l'état-major on ne voyait que fourgons remplis de comestibles; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides de camp.» Le «camp indigent et obscur» se composait de gentilshommes pauvres classés par provinces et servant en qualité de simples soldats, qui détestent l'autre camp, celui des élégants et des gentilshommes de cour. Ainsi, la partie rurale et pauvre de l'armée des émigrés avait pour l'autre partie quelques-uns des sentiments des révolutionnaires eux-mêmes. En somme, cette armée ne semble pas avoir eu la foi.

Chateaubriand raconte tout cela fort gaiement. «Nous surgîmes invaincus à Thionville, car chemin faisant nous ne rencontrâmes personne.» Monsieur et le comte d'Artois se montrent, font la reconnaissance de la place, somment en vain Wimpfen, et disparaissent. Tout cela ne paraît pas très sérieux. On commence le siège, on fait quelques travaux et quelques démonstrations, on reçoit quelques bombes. On fait la cuisine, on lave son linge, on couche sous la tente. La vie est un peu dure, mais fort convenable à des hobereaux chasseurs. Derrière le camp s'est formée une espèce de marché ou de foire. Les paysans amènent des quartauts de vin; on fait frire des saucisses et sauter des crêpes. Des paysannes vendent du lait. On boit et on mange ferme en racontant des histoires. «Cette vie de soldat, dit Chateaubriand, est très amusante; je me croyais encore parmi les Indiens.»

Je ne pense pas que personne ait jamais plus clairement senti l'ironie et la folie des choses, l'envers des grands sentiments et des grands desseins, la misère des coulisses de l'histoire; ait tour à tour mieux connu la joyeuse absurdité de tout, plus joui d'être vidé de toute croyance et raillé plus sinistrement que le chevalier de Chateaubriand devant Thionville. «Je me souviens d'avoir dit à mon camarade Ferron que le roi périrait sur l'échafaud et que, vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des principaux chefs d'accusation contre Louis XVI.» Il avait donc, s'il faut l'en croire, le sentiment de tuer allègrement son roi en mangeant des saucisses à la foire, auprès du camp.

Mais, un jour que, recru de fatigue, il dormait presque sous les roues des affûts où il était de garde, un obus lui envoya un éclat à la cuisse droite. «Réveillé du coup, mais ne sentant point la douleur, je ne m'aperçus de ma blessure qu'à mon sang. J'entourai ma cuisse de mon mouchoir... Pendant ce temps-là, le sang coulait à torrents dans les prisons de Paris: ma femme et mes sœurs étaient plus en danger que moi.» Et voilà des émotions.

Quelques heures après, on lève le siège et l'on part pour Verdun. Sa blessure ne lui permettant de marcher qu'avec douleur, Chateaubriand se traîne comme il peut à la suite de sa compagnie, qui bientôt se débande. Le plan du chevalier est de parvenir à Ostende et de s'embarquer pour Jersey, où il trouvera son oncle Bédée. Tout cela avec dix-huit livres tournois dans sa poche. Miné de fièvre, puis atteint d'une «petite vérole confluente», boitillant sur sa béquille, ses cheveux pendant sur son visage que masquent sa barbe et ses moustaches, la cuisse entourée d'un torchis de foin, une couverture de laine par-dessus son uniforme en loques; guettant sur les routes les charrettes des paysans; couchant où il peut; de fossé en fossé, de grange en grange et de charrette en charrette, il arrive à Namur, puis à Bruxelles où il retrouve son frère et reçoit quelques soins; puis à Ostende par les canaux; nolise avec quelques Bretons une barque pontée, couche dans la cale sur des galets, fait relâche à Guernesey, où un prêtre émigré lui lit les prières des agonisants et où le capitaine le fait débarquer sur le quai pour qu'il ne meure pas à bord. (Tout cela, à ce qu'il raconte.) Mais il rembarque le lendemain (car il a un tempérament de fer) et tombe enfin, à Saint-Hélier, chez son oncle Bédée. Il y demeure quatre mois entre la vie et la mort, et il apprend, dans son lit de malade, la mort de Louis XVI. Quand il peut marcher, il arrête sa place dans un paquebot et débarque à Southampton le 17 mai 1793.

Il n'a pas vingt-cinq ans; et l'on peut dire que, pour ce qui est de voir, de sentir et d'être ému, il n'a pas perdu son temps.

Sans doute une vie ordinaire et tout unie peut contenir des sentiments violents, et des drames de l'esprit ou du cœur; et sans doute, d'autre part, il y avait eu dans notre littérature (au dix-septième siècle même) de beaux aventuriers, et qui avaient vu bien des choses étonnantes, et qui n'en avaient rien tiré du tout. Mais, étant données l'imagination et la sensibilité natives de Chateaubriand, il n'est évidemment pas indifférent qu'il ait eu la jeunesse follement secouée que nous venons de voir, plutôt que la jeunesse extérieurement tranquille et quasi sédentaire d'un Corneille, si vous voulez, ou d'un Bossuet, ou même d'un Racine... Le vagabondage de Jean-Jacques explique beaucoup du génie de Jean-Jacques. Pareillement, et mieux encore, le génie propre de Chateaubriand a été mis en branle par les agitations de son corps et s'est nourri des aventures de ses yeux et de tous ses sens.

Une enfance sauvage, violente et rêveuse dans les landes et sur les grèves; un suicide à pile ou face; un passage subit de la plus pure Bretagne d'ancien régime au Paris qui se divertit, puis au Paris révolutionnaire; huit mois sur la mer et dans les solitudes neuves de l'Amérique; un mariage aussitôt oublié; quelques mois de guerre civile «amusante» (c'est lui qui l'a dit), et enfin, pour une fois, la vraie souffrance, la détresse entière, le désespoir total, la mort vue de tout près, en sorte que l'idée de la mort, de la douleur, du néant de toutes choses achèvera toujours la beauté de ses tableaux et que la tristesse en aiguisera toujours le charme sensuel... Certes voilà un écrivain d'imagination à qui les souvenirs et les munitions ne manqueront pas.

Et si vous croyez que je ne l'aime pas tel qu'il est, combien vous vous trompez!

DEUXIÈME CONFÉRENCE

L'ESSAI SUR LES RÉVOLUTIONS

Je continuerai à vous parler librement de Chateaubriand (en me servant, d'ailleurs, de Chateaubriand lui-même). Joubert écrivait, un jour, à Molé: «Il y a un point essentiel, et dont il faut, préalablement, convenir entre nous: c'est que nous l'aimerons toujours, coupable ou non coupable; que, dans le premier cas, nous le défendrons; dans le second, nous le consolerons. Cela posé, jugeons-le sans miséricorde, et parlons-en sans retenue.»

Puisqu'il est bien convenu que nous l'aimons, nous aussi, j'accepte le pacte proposé par Joubert. Car enfin, est-ce pour ses vertus que nous l'aimons? Un peu, car il en a; mais c'est beaucoup plus pour certains de ses défauts, ou plutôt pour les causes profondes dont ils sont les effets; pour sa puissance de désir et de dégoût; pour son imagination, son orgueil, son ennui, et parce que toute cette ardeur et toute cette tristesse, il les a traduites par des mots qui nous sont un enchantement. Je lui en suis très reconnaissant; mais que voulez-vous? On n'a pas toujours le besoin absolu de respecter ceux qu'on aime, ou, si vous voulez, on n'aime pas ceux-là seulement qu'on respecte.

Le voilà donc arrivé à Londres. Il est toujours malade; il tousse, il a des sueurs et des crachements de sang. Des amis le traînent de médecin en médecin. On lui dit qu'il peut durer quelques mois, peut-être un an ou deux, s'il renonce à toute fatigue. Et alors, certain de sa fin prochaine, ce garçon de vingt-quatre ans décide d'écrire, avant de mourir, un ouvrage sur la Révolution et de dire sa pensée sur l'histoire et sur la vie.

Mais il faut vivre. On s'entr'aide assez volontiers chez les émigrés. Presque tous travaillent. «Les uns se sont mis dans le commerce des charbons; les autres font avec leurs femmes des chapeaux de paille; les autres enseignent le français qu'ils ne savent pas.» «Ils sont tous très gais.» Le chevalier fait la connaissance de Peltier, principal rédacteur des Actes des apôtres, et ambassadeur du roi d'Haïti auprès de George III; une espèce de bohème «qui n'avait pas précisément de vices, mais qui était rongé d'une vermine de petits défauts». Il confie à Peltier son plan d'un Essai sur les Révolutions. Peltier a subitement foi dans ce garçon, qui, évidemment, ne ressemble pas à tout le monde. Il s'écrie: «Ce sera superbe!», lui loue une chambre chez son imprimeur, et lui procure des traductions du latin et de l'anglais.

Chateaubriand travaille le jour à ses traductions et la nuit à son grand ouvrage. Il fuit, par fierté, les émigrés riches. Il se saoûle de tristesse dans de solitaires promenades à Kensington et à Westminster. Mais Peltier, distrait, l'oublie. Un jour vient où il n'a plus de quoi manger. «... Cinq jours s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait; j'étais brûlant, le sommeil m'avait fui; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans l'eau; je mâchais de l'herbe et du papier. Quand je passais devant des boutiques de boulanger, mon tourment était horrible.» Nous le croyons parce qu'il le dit. Il avait refusé le schilling quotidien que le gouvernement anglais donnait aux émigrés pauvres. Mais pourtant il n'était pas sans recours au monde, puisque, le jour suivant, étant allé voir son compatriote Hingant, et l'ayant trouvé tout sanglant d'un suicide manqué, il s'adresse alors, et utilement, à M. de Barentin, émigré important, et que, dans le même moment, il reçoit quarante écus de son oncle Bédée. Comment donc expliquer les morceaux de linge qu'il suçait, et l'herbe et le papier? Par une sorte d'apathie et d'immobilité dans le désespoir, par ce qu'il appelle plus loin cet «esprit de retenue et de solitude intérieure», qui l'avait empêché de faire des démarches très simples, et par exemple de se rappeler à l'attention de l'imprimeur Baylis et de Peltier.

Pour ménager les quarante écus de l'oncle, il habite une mansarde dont la lucarne donne sur un cimetière, et où il couche sans draps, et, quand il fait froid, met sur sa couverture un habit et une chaise. Heureusement Peltier se ressouvient de lui et le «déniche dans son aire». Il lui propose d'aller à Beecles, dans les environs de Londres, déchiffrer de vieux manuscrits français pour une société d'antiquaires, moyennant deux cents guinées. En réalité, le chevalier était appelé dans cette ville, non comme paléographe, mais pour y enseigner le français dans un petit collège. (Anatole Le Braz, Au pays d'exil de Chateaubriand). Il accepte, se fait habiller de neuf, se présente chez le ministre de Beecles, et est bien accueilli par les gentilshommes du canton. La santé lui revient, il parcourt le pays à cheval, va sans doute reprendre goût à la vie, car il a vingt-cinq ans.

Mais là, il apprend la mort du comte de Chateaubriand, son frère, et de la comtesse de Chateaubriand, et celle de Malesherbes et de madame de Rosambo, tous guillotinés le même jour. Il apprend que sa mère a été conduite du fond de la Bretagne dans les prisons de Paris, et que sa femme et sa sœur Lucile attendent leur sentence dans les cachots de Rennes.

Or, il avait fait la connaissance, à Bungay, proche de Beecles, d'un ministre anglais, M. Ives, brave homme et savant homme, mari d'une charmante femme et père d'une jolie fille de quinze ans, Charlotte, excellente musicienne. Charlotte est touchée par les malheurs du jeune étranger. Elle le questionne sur la France, sur la littérature, lui demande des plans d'études, traduit avec lui le Tasse et joue du piano pour lui. Une chute de cheval, qui l'oblige à rester quelque temps chez les Ives, resserre l'intimité. Il se laisse aller à ce charme... Mais un jour madame Ives, en fort bons termes, et délicats et touchants, lui offre la main de Charlotte... «De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives; je couvris ses mains de mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de joie... Elle appela son mari et sa fille. «Arrêtez! m'écriai-je, je suis marié!» Il s'en était tout à coup ressouvenu, et sans plaisir.

(Cette Charlotte Ives se mariera, sera lady Sulton; et, vingt ans plus tard, en 1822, elle ira trouver Chateaubriand, ambassadeur à Londres, se fera reconnaître, échangera avec lui des souvenirs mélancoliques et tendres, et finalement le priera (car elle ne perd pas la tête) de s'intéresser à son fils aîné et de le recommander à Canning. Et Chateaubriand nous racontera cette scène d'une façon touchante, certes, mais sans doute en la romançant un peu. Et encore, je n'en sais rien. Je dis cela parce qu'il romance tout, quelquefois sans s'en apercevoir.)

Il revient à Londres, de plus en plus triste. Mais il se remet au travail. Il écrivait, en pensant à Charlotte; l'idée lui était venue, nous dit-il, «qu'en acquérant du renom, il rendrait la famille Ives moins repentante de l'intérêt qu'elle lui avait témoigné». Mais il écrivait surtout parce qu'il avait la passion d'écrire et parce qu'il voulait la gloire. Il voulait la gloire, bien qu'il se crût désespéré; et il écrivait sur la Révolution, parce qu'il n'aurait pu sans doute écrire sur autre chose, parce que c'était la Révolution qui avait bouleversé sa vie, qui la lui avait faite tragique et sinistrement variée, et qu'elle l'avait mis dans cet état de sombre exaltation, où, la mémoire débordant d'images fortes et le cœur de fortes émotions, il ne se pouvait plus contenir et se sentait capable de peindre l'univers et à la fois d'expliquer l'histoire humaine et d'en montrer l'absurdité. «L'Essai, dit-il, offre le compendium de mon existence, comme poète, moraliste, publiciste, politique.» Fils d'un père hypocondre, frère d'une sœur à demi folle et qui se tuera, il avait, dans une série de secousses de sa sensibilité, vu la plus vieille France et fait, dans la plus mélancolique nature, des orgies de solitude; vu la royauté de Versailles, le Paris aimable, le Paris sanglant et l'immense Révolution, la mer, les paysages de glace, la forêt vierge et les fleuves d'Amérique, la guerre civile, l'émigration pauvre de Londres; connu la misère, la souffrance physique, la maladie à bien des reprises, les approches de la mort, même la faim; et il venait d'avoir sa première peine d'amour, je crois. Et, plein de tout cela, il se soulageait en écrivant douze ou quinze heures par jour.

À cette époque, la confusion de ses pensées est extrême. En même temps qu'il hait la Révolution qui l'a chassé et dépouillé et qui lui a tué une partie des siens; en même temps qu'il la voit telle qu'elle fut à l'intérieur, c'est-à-dire atroce et faite par des scélérats qui étaient presque tous des hommes médiocres, la Révolution à l'extérieur l'éblouit par la grandeur inouïe et l'imprévu de son action; et,—vingt-huit ans plus tard,—après avoir parlé de l'exécution de son frère et de l'emprisonnement de sa mère, il se ressouviendra encore de son éblouissement; il nous dira «les combats gigantesques de la Vendée et des bords du Rhin; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées...; le peuple déterrant les monarques à Saint-Denis et jetant la poussière des rois morts aux visages des rois vivants pour les aveugler; la nouvelle France, glorieuse de ses nouvelles libertés» (car il paraît y croire encore en 1816), «fière même de ses crimes, stable sur son propre sol tout en reculant ses frontières, doublement armée du glaive du bourreau et de l'épée du soldat». Certes il est royaliste, mais sans joie et sans amour.

Pareillement, sur la religion, il est divisé contre lui-même. S'il a cessé de croire d'assez bonne heure, il se souvient d'avoir cru, il a gardé le respect de l'Église et la sensibilité chrétienne. Mais d'autre part,—nous l'avons vu et nous le verrons mieux encore,—il est nourri de Rousseau, qu'il considère comme un dieu, et dont l'Émile lui paraît un «livre sublime». Et, d'autre part encore, s'il se retrouve souvent déiste et spiritualiste à la manière de Jean-Jacques, il glisse d'autres fois au matérialisme, il croit à la plus sombre fatalité ou, plus simplement, il ne croit à rien, sinon à la tristesse et à l'absurdité de tout. En somme (comme il le dira lui-même dans l'Essai, I, 22) «il ne sait pas ce qu'il croit et ce qu'il ne croit pas». Sa tête est un chaos. Il avait fait autrefois des mathématiques et de l'art naval. Puis il avait lu prodigieusement: toute la bibliothèque grecque et latine, je pense, et tous les livres importants du dix-huitième siècle et surtout les encyclopédistes. Un monde de lectures par-dessus un monde d'impressions personnelles.

Ce jeune homme malheureux et atteint «d'une forte encéphalite», pour parler comme Renan, intitule son «pourana»: Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes considérées dans leurs rapports avec la Révolution française. Rien de moins.

On voit assez clairement, il me semble, comment cette idée était venue à ce jeune homme. Il est orgueilleux, il se pique de philosophie et de sang-froid. Il réagit et se raidit contre sa destinée. Un homme qui a vu tant de choses, qui a demeuré chez les sauvages, ne s'étonne plus guère. Le monde est grand, la durée est inépuisable. Cette Révolution qui, tout en le réduisant, lui, à la misère et à l'exil, a changé l'Europe, ce n'est rien. Du moins ce n'est rien de nouveau ni d'extraordinaire. On a déjà vu des choses toutes pareilles. Il n'y a pas de quoi «se frapper»; il s'agit seulement d'en tirer des leçons s'il est possible.

Et il nous expose ainsi l'objet de son livre.

«I. Quelles sont les révolutions arrivées autrefois dans les gouvernements des hommes? Quel était alors l'état de la société, et quelle a été l'influence de ces révolutions sur l'âge où elles éclatèrent et les siècles qui les suivirent?

«II. Parmi ces révolutions en est-il quelques-unes qui, par l'esprit, les mœurs et les lumières du temps, puissent se comparer à la révolution actuelle de la France?»

Il se pose encore d'autres questions: «Quelles sont les causes de cette dernière révolution? Le gouvernement de la France est-il fondé sur de vrais principes et peut-il subsister? S'il subsiste, quel en sera l'effet sur les nations de l'Europe?» etc... Mais il n'a le temps de répondre qu'aux deux premières questions,—en six cent quatre-vingts pages, il est vrai.

Les trois cents premières pages, surtout, sont un parallèle constant, curieux, ingénieux, mais évidemment forcé, surprenant, quelquefois même déconcertant, et çà et là ahurissant, entre les révolutions grecques et la Révolution française, et entre les personnages de celle-ci et de celles-là. C'est d'un homme qui a le sentiment de la vie à un prodigieux degré, et qui la retrouve et qui la voit à travers les siècles, et qui, ainsi, comprend le passé par le présent. Et c'est peut-être là le don royal, je ne dis pas de l'érudit, mais de l'historien. C'est, un peu, Pascal parlant de Platon et d'Aristote: «On ne se les imagine qu'avec de grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et, comme les autres, riant avec leurs amis, etc.» C'est aussi, un peu, Renan, dans son Histoire d'Israël, comparant les prophètes à nos journalistes révolutionnaires. Mais le jeune Chateaubriand (il a peut-être reçu de Plutarque cette manie des parallèles) poursuit les analogies dans le détail et en trouve ou en invente tant qu'il veut, et ne tient aucun compte des différences religieuses, économiques ou géographiques ni de l'insuffisance de nos informations sur la vie de l'antiquité. De là des rapprochements d'une amusante extravagance, bien que tout n'y soit pas absurde, et qu'il s'y rencontre des lueurs, et que, souvent aussi, il ne faille sans doute y voir que des satires ou flétrissures détournées des contemporains, par la peinture de leurs «doubles» de jadis. Quelques exemples, pour vous indiquer le ton et le genre d'agrément:

À la tête des montagnards (à Athènes) on distinguait Pisistrate: brave, éloquent, généreux, d'une figure aimable et d'un esprit cultivé, il n'avait de Robespierre que la dissimulation profonde, et de l'infâme d'Orléans que les richesses et la naissance illustre...

Il semble qu'il y ait des hommes qui renaissent à des siècles d'intervalle pour jouer, chez différents peuples et sous différents noms, les mêmes rôles dans les mêmes circonstances: Mégaclès et Tallien en offrent un exemple extraordinaire. Tous deux redevables à un mariage opulent de la considération attachée à la fortune, tous deux placés à la tête du parti modéré dans leurs nations respectives, ils se font tous deux remarquer par la versatilité de leurs principes et la ressemblance de leurs destinées. Flottant, ainsi que le révolutionnaire français, au gré d'une humeur capricieuse, l'Athénien fut d'abord subjugué par le génie de Pisistrate, parvint ensuite à renverser le tyran, s'en repentit bientôt après; rappela les montagnards, se brouilla avec eux, fut chassé d'Athènes, reparut encore, et finit par s'éclipser tout à coup dans l'histoire; sort commun des hommes sans caractère; ils luttent un moment contre l'oubli qui les submerge, et soudain s'engloutissent tout vivants dans leur nullité.

(Vous voyez que Chateaubriand, à vingt-cinq ans, a déjà sa plume.)

Autre exemple: le chapitre sur Sparte et les jacobins. Il y a là, sur les jacobins, disciples de Lycurgue et imitateurs des Spartiates, des remarques bien curieuses. Le jeune Chateaubriand dit fort bien—cent ans avant Taine—que «la voie spéculative et les doctrines abstraites» sont pour beaucoup dans les causes de la Révolution, et que c'est même là son trait distinctif. Il dit encore: «La grande base de leur doctrine était le fameux système de perfection, savoir que les hommes parviendront un jour à une pureté inconnue de gouvernements et de mœurs.»

Ce «système de perfection», Chateaubriand promet de le développer «dans la seconde partie du cinquième livre de cet Essai». Malheureusement, il n'a pas écrit ce cinquième livre. Il nous dit seulement ici, dans une note: «Ce système, sur lequel toute notre révolution est suspendue (sic), n'est presque point connu du public. Les initiés à ce grand mystère en dérobent religieusement la connaissance aux profanes. J'espère être le premier écrivain sur les affaires présentes qui aura démasqué l'idole. Je tiens le secret de la bouche même du célèbre Chamfort, qui le laissa échapper devant moi un matin que j'étais allé le voir. Ce système de perfection a obtenu un grand crédit en Angleterre.» N'oublions pas que l'Angleterre fut la patrie de la franc-maçonnerie, et signalons cette note de Chateaubriand aux historiens qui pensent que la Révolution française a été secrètement une œuvre maçonnique.

C'est pour réaliser ce «système de perfection» que les jacobins ont voulu tout détruire afin de tout changer. («Il était absurde de songer à une démocratie sans une révolution complète du côté de la morale.») Et dans quelles circonstances! Écoutez le jeune émigré:

Attaquée par l'Europe entière, déchirée par des guerres civiles, agitée de mille factions, ses places frontières ou prises ou saccagées, sans soldats, sans finances, hors un papier discrédité qui tombait de jour en jour, le découragement dans tous les états et la famine presque assurée: telle était la France, tel le tableau qu'elle présentait à l'instant même qu'on méditait de la livrer à une révolution générale. Il fallait remédier à cette complication de maux; il fallait établir à la fois par un miracle la République de Lycurgue chez un vieux peuple nourri sous une monarchie, immense dans sa population et corrompu dans ses mœurs; et sauver un grand pays sans armées, amolli dans la paix et expirant dans les convulsions politiques, de l'invasion de cinq cent mille hommes des meilleures troupes de l'Europe. Ces forcenés seuls pouvaient en imaginer les moyens et, ce qui est encore plus incroyable, parvenir en partie à les exécuter: moyens exécrables sans doute, mais, il faut l'avouer, d'une conception gigantesque.

Sans doute, trente ans plus tard, rééditant l'Essai et l'accompagnant de notes expiatoires, il écrivait au bas de la page que je viens de citer: «Je mets à tort sur le compte d'une poignée d'hommes sanguinaires ce qu'il faut attribuer à la nation.» Mais, vers la même époque, ayant à raconter la Révolution dans ses Mémoires, il en parle encore avec une horreur incurablement mêlée d'admiration.

Quoi d'étonnant? En même temps que le jeune Chateaubriand composait son Essai, Joseph de Maistre rédigeait ses Considérations sur la France. Et ce grave Savoyard, de quinze ans plus âgé que Chateaubriand, et bien meilleur catholique, écrivait que, seule, la folie furieuse de «l'infernal Comité de salut public» avait pu conserver la France pour le roi. Il disait: «Qu'on y réfléchisse bien, on verra que, le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la monarchie ne pouvaient être sauvées que par le jacobinisme.» Et encore: «Lorsque d'aveugles factieux décrètent l'indivisibilité de la République, ne voyez que la Providence qui décrète celle du royaume.»

Joseph de Maistre introduit ici une pensée qui n'est point dans Chateaubriand: il voit dans les jacobins les instruments d'une puissance qui en savait plus qu'eux. Et, d'autre part, cette interprétation du rôle des jacobins ne l'empêche point de voir et de définir avec une sagacité aiguë l'erreur fondamentale de la Révolution. N'importe: les victoires révolutionnaires l'ont presque autant ébloui que le chevalier de Chateaubriand.

Les victoires révolutionnaires ont réjoui même les émigrés. Plus tard, elles couvriront et feront bénéficier de leur prestige l'histoire même intérieure de la Révolution; elles détourneront l'attention de ses crimes et de la malfaisance de ses principes et assureront et prolongeront jusqu'à nous sa légende. Chateaubriand flétrira tant qu'on voudra les atrocités de la Terreur: jamais, et non pas même quand il servira le roi, il ne détestera la Révolution, ni même ne se déprendra de ses dogmes.

En continuant à feuilleter l'Essai, nous arrivons à un parallèle du «siècle de Solon» et du dix-huitième siècle français, qui est d'une fantaisie assez inattendue. Cela commence par un morceau de bravoure: Caractère des Athéniens et des Français, brillant et un peu facile. Puis, l'auteur pousse son parallèle dans le détail, et en profite pour déballer en citations ses souvenirs de lecture. Il est du dix-huitième siècle à ce point qu'il écrit tranquillement: «Homère a donné Virgile à l'antique Italie et le Tasse à la nouvelle, Voltaire à la France...» Il rapproche le chantre octogénaire de Téos et le vieillard de Ferney; Simonide et M. de Fontanes, qu'il appelle le Simonide français; Sapho et Parny, qu'il nomme «le Tibulle de la France et le seul élégiaque que la France ait encore produit»; Ésope et M. de Nivernais; les élégies morales de Solon et l'Ode sur l'homme de Jean-Baptiste Rousseau; les hymnes de Tyrtée et les odes républicaines d'Écouchard-Lebrun et la Marseillaise, qu'il cite presque entièrement et dont il parle presque avec admiration: «Le lyrique a eu le grand talent d'y mettre de l'enthousiasme sans paraître ampoulé»; il rapproche enfin une chanson en l'honneur d'Harmodius et d'Aristogiton et une épitaphe à la louange de Marat.

Puis il passe aux philosophes. Il met en parallèle les «sages» et les «encyclopédistes»; Thalès, Solon, Périandre et Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Chamfort. Il rapproche une lettre d'Héraclite refusant l'hospitalité du roi de Perse et une lettre de Jean-Jacques refusant l'hospitalité du roi de Prusse, et donne l'avantage à Jean-Jacques «pour la mesure». Là, il se souvient que Héraclite et Rousseau furent persécutés... Et le voilà pyrrhonien par indignation: «Nous ne pouvons souffrir ce qui s'écarte de nos vues étroites, de nos petites habitudes... Ceci est bien, ceci est mal, sont les mots qui sortent sans cesse de notre bouche. De quel droit osons-nous prononcer ainsi? Avons-nous compris le motif secret de telle action? Misérables que nous sommes, savons-nous ce qui est bien, ce qui est mal?»

Et un peu plus loin il redouble. Après avoir dit que les sages de la Grèce voulaient que le gouvernement découlât des mœurs, au lieu que nos philosophes veulent faire découler les mœurs du gouvernement (et ainsi «les premiers disaient aux peuples: Soyez vertueux, vous serez libres, et les seconds: Soyez libres, vous serez vertueux»), il s'enfonce de nouveau dans la négation. Les mœurs, dit-il, sont l'obéissance à ce «sens intérieur» qui nous montre l'honnête et le déshonnête, pour faire celui-là et éviter celui-ci. Mais ce sens intérieur, «qui sait jusqu'à quel point la société l'a altéré? Qui sait si des préjugés, si inhérents à notre constitution que nous les prenons souvent pour la nature même, ne nous montrent pas des vices et des vertus là où il n'en existe pas?... Si cette voix de la conscience n'était elle-même...? Mais gardons-nous de creuser plus avant dans cet épouvantable abîme.»

Ce sont audaces de très jeune homme. Peut-être que, la nuit où il s'abandonnait à ce désespoir philosophique, le pauvre garçon avait particulièrement froid dans sa mansarde. Mais enfin il n'est pas inutile de savoir qu'il a passé par là. D'autant que plus tard, et jusqu'à sa mort, un quasi nihilisme sera souvent chez lui comme à fleur de phrase.

Il cherche alors les effets des révolutions de la Grèce sur le reste du monde antique, et, parce qu'il les cherche, il les trouve, mais souvent cela lui donne bien du mal.

Il a bien de la peine aussi à poursuivre son parallèle entre les nations de l'antiquité et celles d'aujourd'hui. Par exemple, à quoi ressemble l'Égypte? À l'Italie moderne. Pourquoi? Comment? C'est que, comme l'Italie moderne (celle de 1792), «l'antique royaume des Sésostris, gouverné en apparence par des monarques, en réalité par un pontife maître de l'opinion, se composait de magnificence et de faiblesse». Puis, «c'est sur les bords du Nil que les philosophes de l'antiquité allaient puiser la lumière, c'est sous le beau ciel de Florence que l'Europe barbare a rallumé le flambeau des lettres». Voilà.—Pour Carthage, c'est plus facile: le parallèle avec l'Angleterre s'impose. Et, pour démontrer que le gouvernement anglais et le gouvernement carthaginois, c'est la même chose, le jeune Chateaubriand imite Montesquieu et se donne des airs de profondeur. Puis il compare Annibal et Marlborough, Hannon et Cook, et rapproche le Périple d'Hannon de quelques pages de Cook sur les îles Sandwich.

Ici, une page révélatrice. Il vient d'opposer à l'ignorance d'Hannon la science de Cook. Mais tout à coup:

Cependant, il faut l'avouer, ce que nous gagnons du côté des sciences, nous le perdons en sentiment. L'âme des anciens aimait à se plonger dans le vague infini; la nôtre est circonscrite par nos connaissances. Quel est l'homme sensible qui ne s'est trouvé souvent à l'étroit dans une petite circonférence de quelques millions de lieues? Lorsque, dans l'intérieur du Canada, je gravissais une montagne, mes regards se portaient toujours à l'ouest, sur les déserts infréquentés qui s'étendent dans cette longitude. À l'orient, mon imagination rencontrait aussitôt l'Atlantique, des pays parcourus, et je perdais mes plaisirs. Mais, à l'aspect opposé, il m'en prenait presque aussi mal. J'arrivais incessamment à la mer du Sud, de là en Asie, de là en Europe, de là... J'eusse voulu pouvoir dire, comme les Grecs: «Et là-bas! là-bas! la terre inconnue, la terre immense!»

Cela est bien de lui. C'est en somme ce vaste désir d'inexploré qui lui a fait entreprendre, à vingt-cinq ans, ce voyage de l'esprit à travers le monde ancien et le monde moderne, et chercher des visions dans le temps, comme il avait cherché des images dans l'espace. Il est remarquable que le premier ouvrage de ce jeune homme insatiable, un ouvrage qui devait avoir cinq gros volumes, ait été une espèce d'histoire universelle, et une histoire universelle par rapport à la Révolution française—donc par rapport à lui-même, puisqu'il devait à la Révolution l'ébranlement de son âme, et son exil, et ses douleurs et sa froide mansarde,—de sorte qu'en cette histoire il ramenait à soi et en quelque façon résorbait et engloutissait les siècles et l'univers pour son plaisir.

Il continue à rapprocher, à rapprocher éperdûment: la Scythie et la Suisse et leurs «trois âges», c'est à savoir la Scythie et la Suisse pauvres et vertueuses; la Scythie et la Suisse philosophiques; la Scythie et la Suisse corrompues; puis la Macédoine et la Prusse; Tyr et la Hollande; la Perse et l'Allemagne, et même le Mahabarata et la Messiade de Klopstock, et même le roi Darius et l'empereur Joseph!

Des chapitres ne craignent pas de s'intituler: «Influence de la Révolution républicaine de la Grèce sur la Perse, et de la Révolution républicaine de la France sur l'Allemagne.—Déclaration de la guerre médique (505 av. J.-C.); déclaration de la guerre présente, 1792.—Portrait de Miltiade, portrait de Dumouriez.—Bataille de Marathon, bataille de Jemmapes.—Campagne de la 4e année de la 74e olympiade, campagne de 1793.—Consternation à Athènes et à Paris.—Bataille de Salamine, bataille de Maubeuge.—Mardonius et Cobourg.—Pausanias et Pichegru.—Bataille de Platée, bataille de Fleurus.» Ce sont des gageures, d'où il se tire à peu près, puisqu'il dit ce qu'il veut. Et cela ne prouve rien, sinon que les passions des hommes sont toujours à peu près les mêmes, ce que l'on savait.

Cela nous mène à la fin du premier volume de la réédition de 1826. Dans un dernier chapitre que Chateaubriand, trente ans après l'avoir écrit, appelle «une sorte d'orgie noire d'un cœur blessé et d'un esprit malade», il se soulage et dit tout. À quoi ont servi ces révolutions dont il vient de retracer l'histoire? «Est-il une liberté civile? J'en doute. Les Grecs furent-ils plus heureux, furent-ils meilleurs après leur révolution? Non.» Puis il médite:

Malgré mille efforts pour pénétrer dans les causes des troubles des États, on sent quelque chose qui échappe; un je ne sais quoi, caché je ne sais où, et ce je ne sais quoi paraît être la raison efficiente de toutes les révolutions... Ce principe inconnu ne naît-il point de cette vague inquiétude, particulière à notre cœur, qui nous fait nous dégoûter également du bonheur et du malheur, et nous précipitera de révolution en révolution jusqu'au dernier siècle? Et cette inquiétude, d'où vient-elle à son tour? Je n'en sais rien; peut-être de la conscience d'une autre vie; peut-être d'une aspiration secrète vers la divinité. Quelle que soit son origine, elle existe chez tous les peuples. On la rencontre chez le sauvage et dans nos sociétés. Elle s'augmente surtout par les mauvaises mœurs et bouleverse les empires.

Il en trouve, dit-il, une preuve bien frappante dans les causes de notre révolution. La révolution était inévitable, à cause de l'immoralité et de l'égoïsme des individus et à cause des «folies et des imbécillités» de l'ancien régime, dont il fait le plus sombre des tableaux. Mais la Révolution a été abominable à son tour. Vouloir établir la démocratie chez un peuple corrompu, cela est fou. Lui aussi a cru à la démocratie; peut-être que ses opinions actuelles (le royalisme) ne sont que «le triomphe de sa raison sur son penchant».—«En ce qui le regarde comme individu», toutes les constitutions lui sont parfaitement indifférentes:

Nous nous agitons aujourd'hui pour un vain système, et nous ne serons plus demain! Des soixante années que le ciel peut-être nous destine à traîner sur ce globe, nous en dépenserons vingt à naître et vingt à mourir, et la moitié des vingt autres s'évanouira dans le sommeil. Craignons-nous que les misères inhérentes à notre nature d'homme ne remplissent pas assez ce court espace sans y ajouter des maux d'opinion?

Et plus loin: «La liberté politique n'est qu'un songe, un sentiment factice que nous n'avons point... Tant que nous ne retournerons pas à la vie du sauvage, nous dépendrons toujours d'un homme. Et qu'importe alors que nous soyons dévorés par une cour, par un directoire, par une assemblée du peuple?... Tout gouvernement est un mal, tout gouvernement est un joug.» Toutefois, il vaut mieux obéir à un roi qu'à une multitude ignorante.

Tel est, vers 1795, le royalisme de Chateaubriand. Et tel il sera toujours, même sous la Restauration: «Un triomphe de sa raison sur son penchant.»

Au deuxième volume de l'Essai, l'auteur reprend infatigablement ses inutiles parallèles. Mais les boutades, les poussées d'humeur, les confessions directes ou indirectes deviennent de plus en plus nombreuses.

J'avoue (dit-il), que je crois en théorie au principe de la souveraineté du peuple; mais j'ajoute aussi que, si on le met rigoureusement en pratique, il vaut beaucoup mieux pour le genre humain redevenir sauvage et s'enfuir tout nu dans les bois.

Il se fait de Périclès une image charmante et déjà renanienne, oserai-je dire, et où il met beaucoup de lui-même: «Périclès avait pris le vrai sentier pour arriver au bonheur. Traitant le monde selon sa portée, lorsque la nécessité le forçait d'y paraître, il s'y présentait avec des idées communes et un cœur de glace. Mais le soir, renfermé secrètement avec Aspasie et un petit nombre d'amis choisis, il leur découvrait ses opinions cachées et un cœur de feu.»

Tel sans doute il était lui-même quelquefois, avec des amis, le soir, dans quelque taverne de Londres. Plus tard, Sainte-Beuve dira: «Il y avait un Chateaubriand secret aussi lâché et débridé de ton que l'autre l'était peu, mais celui-là connu seulement d'un très petit nombre dans l'intimité.»

En 1796-97, l'espèce humaine lui fait horreur; il déborde d'amertume et de fiel. À propos de Denys de Syracuse:

Toujours bas, nous rampons sous les princes dans leur gloire et nous leur crachons au visage lorsqu'ils sont tombés... Qu'eût dû faire Denys dans ses revers? Il eût dû se retirer dans quelque lieu sauvage pour gémir sur ses fautes passées et surtout pour cacher ses pleurs; ou plutôt il pouvait, comme les anciens, se coucher et mourir. Un homme n'est jamais très à plaindre lorsqu'il a le droguiste ou le marchand de poignards à sa porte, et qu'il lui reste quelques mines.

L'étrange garçon! Après ce chapitre sur Denys de Syracuse, après une longue énumération de tous les princes fugitifs, depuis Thésée jusqu'aux Bourbons, il s'arrête comme n'en pouvant plus, et il écrit une méditation qu'il dédie «aux infortunés».

Il cherche quelles doivent être les règles de conduite dans le malheur. La première règle est de cacher ses pleurs. Car le misérable n'est qu'un objet de curiosité ou un objet d'ennui. La seconde règle, qui découle de la première, «consiste à s'isoler entièrement. Il faut éviter la société lorsqu'on souffre, parce qu'elle est l'ennemie naturelle des malheureux; sa maxime est: l'infortuné coupable. Je suis si convaincu de cette vérité sociale, que je ne passe guère dans les rues sans baisser la tête.» Troisième règle: «Fierté intraitable. L'orgueil est la vertu du malheur... On se familiarise aisément avec le malheureux; et il se trouve dans la dure nécessité de se rappeler sa dignité d'homme, s'il ne veut que les autres l'oublient.»

Et maintenant, «que faudrait-il faire pour soulager ses chagrins?» La réponse nous indique très précisément comment le jeune Chateaubriand soulageait les siens, et en somme comment il vivait à Londres.

«Un livre vraiment utile aux misérables, ce sont les Évangiles.» Le malheureux doit éviter les jardins publics, le fracas, le grand jour; le plus souvent, même, il ne sortira que la nuit. Ainsi faisait-il. Un soir, il va s'asseoir au sommet d'une colline, qui domine la ville; il regarde les lumières des maisons. «Ici, il voit éclater le réverbère à la porte de cet hôtel, dont les habitants, plongés dans les plaisirs, ignorent qu'il est un misérable, occupé seul à regarder de loin la lumière de leurs fêtes, lui qui eut aussi des fêtes et des amis!» Il ramène ensuite ses regards sur quelque petit rayon tremblant dans une pauvre maison écartée du faubourg, et il dit: «Là, j'ai des frères.» Voilà un son de voix, un accent, qui ne sont pas très communs dans Chateaubriand.

Il recommande la solitude dans la nature. «Que celui que le chagrin mine s'enfonce dans les forêts.» Il recommande aussi, comme Rousseau, la botanique. Puis, au retour, la lecture: «Un livre qu'on a eu bien de la peine à se procurer, un livre qu'on tire précieusement du lieu obscur où on le tenait caché, va remplir ces heures de silence.» Enfin, «peut-être aussi, lorsque tout repose, entre deux ou trois heures du matin, au murmure des vents et de la pluie qui battent contre vos fenêtres, écrivez-vous ce que vous savez des hommes». Et c'est en effet à ces heures-là surtout que le pauvre garçon écrivait: c'est à ces heures-là, au bruit du vent, «auprès d'un humble feu et d'une lumière vacillante» qu'il a tracé les lignes que je viens de vous lire.

Et la méditation finit d'une façon brève et terrible sur cette phrase: «Mais, après tout, il faut toujours en revenir à ceci: sans les premières nécessités de la vie, point de remèdes à nos maux.»

N'oublions jamais qu'à l'origine de l'œuvre de Chateaubriand, il y a eu sept années de misère à Londres et une longue débauche presque ininterrompue de solitude et de tristesse.

Après ce chapitre: Aux Infortunés, le voilà, encore une fois, courageusement reparti pour ses parallèles. Il compare les destinées et les morts d'Agis de Sparte, de Charles Ier d'Angleterre et de Louis XVI. Il recommence à comparer les philosophes grecs et les philosophes modernes. Il rapproche Platon, Fénelon, Rousseau. La République et le Télémaque ont du bon: mais l'Émile! «Le sage doit regarder cet écrit de Jean-Jacques comme un trésor. Peut-être n'y a-t-il dans le monde entier que cinq ouvrages à lire: l'Émile en est un.» Pourquoi? Parce que Rousseau «a brisé l'édifice de nos idées sociales»; parce qu'il a montré «que nous existions comme dans une espèce de monde factice». «L'étonnement dut être grand lorsque Rousseau vint à jeter parmi ses contemporains abâtardis l'homme vierge de la nature.»

Jusque-là, Chateaubriand n'est, en effet, qu'un disciple de Rousseau. On peut croire qu'il est resté, comme son maître, vaguement chrétien. Mais tout à coup, sans qu'on s'y attende, sans que le dessein général de son livre paraisse l'y obliger, il se met à nous faire l'histoire du paganisme, puis l'histoire du christianisme. C'est donc pour nous dire des choses qui lui tiennent au cœur. Or, après avoir parlé de Jésus dans le même esprit que Jean-Jacques (quoique beaucoup plus froidement), il intitule un chapitre: la Chute du christianisme s'accélère; puis, il se donne le froid plaisir de résumer, contre le christianisme, contre son histoire, son dogme et sa discipline, les objections de Voltaire, de Diderot et des encyclopédistes. Il nous avertit, il est vrai, qu'«il n'y est pour rien», et qu'il ne fait que «rapporter les raisonnements des autres»; mais attendez.

Sur un exemplaire que Sainte-Beuve a eu entre les mains, et où Chateaubriand avait noté de sa main les modifications à faire pour une seconde édition, il avait ajouté aussi, en guise de commentaire, «ses plus secrètes pensées», que voici.

À côté de ces mots du texte imprimé: «Je suis bien fâché que mon sujet ne me permette pas de rapporter les raisons victorieuses avec lesquelles les Abadie, les Bergier, les Warburton ont combattu leurs antagonistes (les incrédules) et d'être obligé de renvoyer à leurs ouvrages», il met en marge: «Oui, qui ont débité des platitudes, mais j'étais bien obligé de mettre cela à cause des sots». En regard de ce texte: «Dieu, la matière, la fatalité, ne font qu'un», il écrit: «Voilà mon système, voilà ce que je crois. Oui, tout est chance, hasard, fatalité dans ce monde, la réputation, l'honneur, la richesse, la vertu même: et comment croire qu'un Dieu intelligent nous conduit? Voyez les fripons en place, la fortune allant au scélérat, l'honnête homme volé, assassiné, méprisé. Il y a peut-être un Dieu, mais c'est le Dieu d'Épicure; il est trop grand, trop heureux pour s'occuper de nos affaires, et nous sommes laissés sur ce globe à nous dévorer les uns les autres.» En regard de ce texte: «Père des miséricordes... soit que tu m'aies destiné à une carrière immortelle, soit que je doive seulement passer et mourir...», il écrit: «Quelquefois je suis tenté de croire à l'immortalité de l'âme, mais ensuite la raison m'empêche de l'admettre. D'ailleurs pourquoi désirerais-je l'immortalité? Il paraît qu'il y a des peines mentales totalement séparées de celles du corps, comme la douleur que nous sentons à la perte d'un ami, etc... Or, si l'âme souffre par elle-même, indépendamment du corps, il est à croire qu'elle pourra souffrir également dans une autre vie; conséquemment, l'autre monde ne vaut pas mieux que celui-ci. Ne désirons donc point survivre à nos cendres; mourons tout entiers, de peur de souffrir ailleurs. Cette vie-ci doit corriger de la manie d'être». Enfin, en regard de ce texte: «Dieu, répondez-vous, vous a fait libre. Ce n'est pas là la question. A-t-il prévu que je tomberais, que je serais à jamais malheureux? Oui, indubitablement. Eh bien, votre Dieu n'est plus qu'un tyran horrible et absurde», il écrit: «Cette objection est insoluble et renverse de fond en comble le système chrétien. Au reste, personne n'y croit plus.»

Bref, il nie le Dieu-Providence, l'immortalité de l'âme et le christianisme lui-même. Et ailleurs, non plus dans les notes de l'«exemplaire confidentiel», mais dans le livre imprimé, il se demande: «Quelle sera la religion qui remplacera le christianisme?» Il avoue qu'il n'en sait rien. S'élèvera-t-il un homme qui se mettra à prêcher un culte nouveau? Mais les nations seront trop indifférentes en matière religieuse et trop corrompues. «La religion nouvelle mourra dans le mépris.» Ou bien, «ne serait-il pas possible que les peuples atteignissent à un degré de lumière et de connaissances morales suffisant pour n'avoir plus besoin de culte?» Mais non. Le plus probable est que les nations «retourneront tour à tour dans la barbarie...» jusqu'à ce qu'elles en émergent de nouveau, «et ainsi de suite dans une révolution sans terme».

Et cela le mène à ces conclusions:

Déjà nous possédons cette importante vérité, que l'homme, faible dans ses moyens et dans son génie, ne fait que se répéter sans cesse; qu'il circule dans un cercle, dont il tâche en vain de sortir...—Il s'ensuit qu'un homme bien persuadé qu'il n'y a rien de nouveau en histoire perd le goût des innovations, goût que je regarde comme un des plus grands fléaux qui affligent l'Europe en ce moment.

Et alors le flot d'amertume se précipite: Liberté! le grand mot! et qu'est-ce que la liberté politique? Je vais vous l'expliquer. Un homme libre à Sparte veut dire un homme dont les heures sont réglées comme celles de l'écolier sous la férule, etc. «On s'écrie: Les citoyens sont esclaves, mais esclaves de la loi. Pure duperie de mots. Que m'importe que ce soit la loi ou le roi qui me traîne à la guillotine? On a beau se torturer, faire des phrases et du bel esprit, le plus grand malheur des hommes, c'est d'avoir des lois et un gouvernement.»

Enfin:

Soyons hommes, c'est-à-dire libres; apprenons à mépriser les préjugés de la naissance et des richesses, à nous élever au-dessus des grands et des rois, à honorer l'indigence et la vertu; donnons de l'énergie à notre âme, de l'élévation à notre pensée; portons partout la dignité de notre caractère, dans le bonheur et dans l'infortune; sachons braver la pauvreté et sourire à la mort; mais pour faire tout cela, il faut commencer par cesser de nous passionner pour les institutions humaines, de quelque genre qu'elles soient. Nous n'apercevons presque jamais la réalité des choses, mais leurs images réfléchies faussement par nos désirs... Tandis que nous nous berçons ainsi de chimères, le temps vole et la tombe se ferme tout à coup sur nous. Les hommes sortent du néant et y retournent: la mort est un grand lac creusé au milieu de la nature; les vies humaines, comme autant de fleuves, vont s'y engloutir... Profitons donc du peu d'instants que nous avons à passer sur ce globe pour connaître au moins la vérité. Si c'est la vérité politique que nous cherchons, elle est facile à trouver. Ici un ministre despote me bâillonne, me plonge au fond des cachots, où je reste vingt ans sans savoir pourquoi; échappé de la Bastille, plein d'indignation, je me précipite dans la démocratie, un anthropophage m'y attend à la guillotine. Le républicain, sans cesse exposé à être pillé, volé, déchiré par une populace furieuse, s'applaudit de son bonheur; le sujet, tranquille esclave, vante les bons repas et les caresses de son maître. O homme de la nature! c'est toi seul qui me fais me glorifier d'être homme! Ton cœur ne connaît point la dépendance, tu ne sais ce que c'est que de ramper dans une cour ou de caresser un tigre populaire. Que t'importent nos arts, notre luxe, nos villes? As-tu besoin de spectacle, tu te rends au temple de la nature, à la religieuse forêt...

Et cela continue; et le dernier chapitre est le récit d'une «Nuit chez les sauvages de l'Amérique».

Ainsi conclut le jeune émigré. Et il ne vous échappera point que ce «retour à la nature», c'est, en un sens, le suprême désespoir philosophique, puisque c'est la négation de l'utilité de toute l'œuvre humaine.

L'Essai parut en 1797; les notes marginales sont probablement de 1798. Il est important de savoir que Chateaubriand a pensé ainsi, qu'il a été incrédule et révolté, et à peu près nihiliste, non par une passagère chaleur du sang, mais avec insistance et réflexion pendant plusieurs années de sa jeunesse, et jusqu'à la veille du moment où il conçut le Génie du christianisme.

Plus tard, en 1811, à l'occasion de son élection à l'Académie, ses ennemis rappelleront qu'il pensa comme les encyclopédistes. On opposera l'incroyance de l'homme aux théories de l'écrivain religieux; on parlera d'hypocrisie. Chateaubriand laissera le soin de sa défense à un jeune homme, Damaze de Raymond.

Mais en 1826, en pleine Restauration, sans nécessité, il me semble, et même au risque de troubler des âmes en faisant connaître davantage un livre qu'il réprouvait, il donne lui-même une réédition de l'Essai sur les Révolutions. Il y met une habile préface où il explique dans quelles conditions l'ouvrage a été écrit, où il en montre les contradictions et où il exagère quelque peu ce qui s'y trouve encore de christianisme. Il accompagne le texte de notes très nombreuses et fort plaisantes. Il se critique, se réfute, se condamne, se gourmande et se raille avec beaucoup de bonne grâce et un air de charmante franchise. Il a, sur sa vanité et sa fatuité de jeune homme, des réflexions piquantes (qui d'ailleurs s'appliqueraient encore mieux à bien des passages des Mémoires d'outre-tombe). Mais souvent, à propos de quelque chapitre particulièrement éloquent dans son âcre misanthropie, il se laisse désarmer. «Me louerai-je? J'en ai bien envie; la colère de ces pages m'a amusé; je les avais complètement oubliées.» Ou bien: «Voilà certes un des plus étranges chapitres de tout l'ouvrage, et peut-être un des morceaux les plus extraordinaires qui soient jamais échappés à la plume d'un écrivain... C'est du Rousseau, c'est du René, c'est du dégoût de tout, de l'ennui de tout.» En somme, il se reconnaît avec plaisir dans ce premier ouvrage; et même il est content que l'on sache qu'il a été ce jeune homme troublé et révolté et qu'il a senti et pensé comme cela. Il a voulu que ses impiétés même ne fussent point abolies, et que l'on connût clairement qu'il n'avait pas toujours été bon chrétien. Au fait, si l'on ne connaissait pas, par ce livre, le jeune homme qu'il avait été, on comprendrait moins le vieillard si profondément désenchanté qu'il fut. Et, après 1830, quand il sera publiquement l'ami de Carrel, de Béranger, de Lamennais, il sera ravi, nous le verrons, d'avoir écrit l'Essai, et fier de ce volumineux péché de jeunesse.

TROISIÈME CONFÉRENCE

LES NATCHEZ.—ATALA

Chateaubriand nous dit dans les Mémoires d'outre-tombe: «Il est certain que, si l'Essai fut un moment connu, il fut presque aussitôt oublié: une ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire.» Cela dut lui être dur; car, naturellement, il avait espéré la gloire et la fortune. Mais, comme il ne connut pas tout de suite cet insuccès, il n'en ressentit que peu à peu l'amertume. Il eut d'ailleurs des compensations. S'il ne réussit pas en France, l'Essai fit du bruit dans le monde des émigrés: il scandalisa quelque peu; mais cela même ne nuisit point à l'auteur. Chez les personnes victimes de catastrophes extraordinaires, jetées violemment hors des conditions de leur vie normale, comme les émigrés, il se produit souvent une sorte de relâchement des principes, une disposition au scepticisme par désespoir habituel (elles en ont tant vu!). Beaucoup d'émigrés purent goûter l'Essai pour ses hardiesses mêmes et ses négations.

Puis, des revues anglaises en parlèrent avec éloge. Chateaubriand devint presque un personnage; «la haute émigration le rechercha». Pauvre et inconnu, il avait été d'une fierté ombrageuse, et cramponné à sa solitude. Recherché, il se laissa faire. Il fit un chemin, comme il dit, «de rue en rue», et, s'éloignant du canton de l'émigration pauvre de l'est, «il arriva, de logement en logement, jusqu'au quartier de la riche émigration de l'ouest, parmi les évêques, les familles de cour et les colons de la Martinique.» Il fait des connaissances: Christian de Lamoignon, Malouet, le chevalier Panat, homme de goût par profession et qui avait «une réputation méritée d'esprit, de malpropreté et de gourmandise»; Montlosier, «féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bizarre» dont il fait un portrait vraiment prodigieux; l'abbé Delille, à la tête de singe, qui lisait ses vers comme un ange, mais que madame Delille souffletait quand il n'était pas sage; l'abbé Caron, mesdames de Caumont et de Gontaut; madame de Boignes, alors très jeune et extrêmement jolie; enfin Fontanes, qu'il avait déjà rencontré.

Tout de même, son Essai n'a aucun succès à Paris. Qu'à cela ne tienne! Ce sera donc un autre livre qui lui donnera la gloire. Il renonce à écrire les trois derniers volumes annoncés de l'Essai. Mais il reprend (nous sommes en 1799) le manuscrit de 2.383 pages in-folio (paraît-il) qu'il avait rapporté d'Amérique. Avec cela, il fait les Natchez, dont Atala et René sont des épisodes. C'était un dessein formé depuis longtemps: «J'étais encore très jeune lorsque je conçus l'idée de faire l'épopée de l'homme de la nature (toujours l'influence de Rousseau) et de peindre les mœurs des sauvages, en les liant à quelque événement connu.»

Mais, lorsqu'en 1800 il quitta l'Angleterre pour rentrer en France, il n'osa pas se charger d'un trop lourd bagage et laissa à Londres le manuscrit des Natchez, sauf Atala et René et quelques descriptions de l'Amérique:

Quelques années s'écoulèrent avant que les communications avec la Grande-Bretagne se rouvrissent. Je ne songeai guère à mes papiers dans le premier moment de la Restauration; et d'ailleurs, comment les retrouver? Ils étaient restés renfermés dans une malle, chez une Anglaise qui m'avait loué un petit appartement à Londres. J'avais oublié le nom de cette femme; le nom de la rue et le numéro de la maison où j'avais demeuré étaient également sortis de ma mémoire.

Il y a là un détachement, ou une insouciance, qui ne sent pas son homme de lettres. Chateaubriand était également capable et de cette insouciance et de la plus monstrueuse vanité.

Malgré tant de difficultés, il paraît qu'on retrouva la rue, la maison, les enfants de l'hôtesse, et le manuscrit des Natchez. L'auteur les «corrigea», on ne peut pas savoir dans quelle mesure, et les fit paraître dans l'édition de ses œuvres complètes (1836).


Je devrais peut-être vous parler de René dès aujourd'hui: mais, si je le faisais, les Natchez vous paraîtraient ensuite d'un intérêt un peu languissant; et, d'ailleurs, si la première version de René doit être antérieure aux Natchez, comme je le montrerai, la version parfaite, celle que nous possédons leur est certainement postérieure. Au surplus, je réserverai, dans les Natchez, la plus grande partie de ce qui se rapporte à cet étrange René et au développement de son caractère.

Donc, parlons des Natchez. C'est l'œuvre d'un jeune disciple de Rousseau, qui a vu du pays; c'est un poème épique; c'est un roman historique et exotique; c'est un conte philosophique; c'est je ne sais quoi encore. Cela fait songer, un assez long moment, au Huron de Voltaire, et à toutes les histoires de sauvages et d'hommes de la nature qui ont charmé le dix-huitième siècle; cela fait penser quelquefois, pour le «style poétique», aux Incas de Marmontel; pour le «merveilleux» à Milton et à Klopstock; et enfin, pour la mélancolie et le goût de la tristesse, à certaines lettres du jeune Saint-Preux dans la Nouvelle Héloïse, et à Werther, paru en 1774. C'est d'ailleurs, quant aux événements, et sauf les quatre livres du voyage de Chactas en Europe, une série presque ininterrompue de malheurs prodigieux et, proprement, d'horreurs.

Je crois qu'on lit fort peu les Natchez, car ce n'est pas une joie; je crois qu'on les lit encore moins que le reste de l'œuvre de Chateaubriand (les Mémoires exceptés, bien entendu). Il n'est donc pas inutile que je vous fasse, de la fable, un petit exposé, qui sera court, et très simplifié, je vous en préviens: car ce récit de 580 fortes pages est faiblement ordonné, assez souvent confus et quelque peu obscur, et plein d'effets répétés.

René, venant du Fort Rosalie (qui est un poste français) arrive chez les Natchez pour se faire sauvage. Il se présente au vieux sachem Chactas, qui lui demande son histoire. «Mais le frère d'Amélie répond d'une voix troublée: Indien, ma vie est sans aventures, et le cœur de René ne se raconte point.» Il supplie Chactas de le faire admettre au nombre des guerriers Natchez et de l'adopter lui-même pour son fils. Chactas y consent et offre à René «la calebasse de l'hospitalité, où six générations avaient bu l'eau d'érable». Puis, c'est le calumet de la paix, et la chanson de l'hospitalité «dansée par une jeune fille aux bras nus». Et tout ceci n'est pas sans grâce et rappelle, avec d'autres rites, les scènes de l'Odyssée où l'hospitalité est offerte aux voyageurs.

Or, au même moment, le capitaine français Chépar, qui commande le Fort Rosalie, vient passer une revue de ses troupes tout près du village des Natchez, afin de les décider aux concessions de terrains que les blancs leur demandent. Et alors, c'est la plus condamnable orgie du style dit «poétique» de ce dix-huitième siècle dont le jeune Chateaubriand est encore jusqu'aux moelles. L'auteur invoque la Muse, «fille de Mnémosyne à la longue mémoire, âme du trépied de Delphes et des colombes de Dodone», pour n'oublier aucun des capitaines et des bataillons qui vont défiler tout à l'heure. Et cela est à la fois un peu comique et assez amusant, parce que le jeune auteur a beaucoup plus d'imagination et d'invention verbale que les Delille en vers et que les Marmontel en prose.

Est-ce que ceci n'est pas ingénieux:

Ils portent un tube enflammé, surmonté du glaive de Bayonne; leur vêtement est celui du lys, symbole de l'honneur virginal de la France.

Mais est-ce que ceci n'est pas charmant:

Ces guerriers couvrent leur front du chapeau gaulois, dont le triangle bizarre est orné d'une rose blanche qu'attacha souvent la main d'une vierge timide, et que surmonte de sa cime légère un gracieux faisceau de plumes.

Et ceci encore:

L'armée entière s'ébranle; ses pas égaux mesurent la marche que frappent les tambours. Les jambes noircies des soldats ouvrent et ferment une longue avenue, en se croisant comme les ciseaux d'une jeune fille qui découpe d'ingénieux ouvrages. Par intervalles, les caisses d'airain que recouvre la peau de l'onagre se taisent au signe du géant qui les guide; alors mille instruments, fils d'Éole, animent les forêts, tandis que les cymbales du nègre se choquent dans l'air et tournent comme deux soleils.

Et enfin ceci n'«enfonce»-t-il pas tous les Delille et même tous les Écouchard-Lebrun:

Tour à tour l'armée s'allonge et se resserre, tour à tour s'avance et se retire: ici, elle se creuse comme la corbeille de Flore; là elle s'enfle comme les contours d'une urne de Corinthe... Les capitaines font prendre aux bataillons toutes les figures de l'art d'Uranie: ainsi des enfants étendent des soies légères sur leurs doigts légers, sans confondre ou briser le dédale fragile; ils le déploient en étoile, le dessinent en croix, le ferment en cercle et l'entr'ouvrent doucement sous la forme d'un berceau.

Comme il s'amuse!

Ici, nous apprenons que Satan veut empêcher l'Évangile de s'étendre dans le nouveau monde et, pour cela, unir tous les Indiens idolâtres afin d'exterminer les chrétiens. Puis, nous faisons la connaissance de la belle et douce Céluta, de la charmante petite Mila, et du bon et simple Outougamiz, frère de Céluta. Puis, Satan va trouver la Renommée et la prie de répandre de faux bruits et de semer les mensonges et les calomnies afin de brouiller davantage les Peaux-Rouges et les blancs. Et cela nous touche peu.

Après que René s'est plongé dans les flots du Meschacebé, a respiré l'odeur des sassafras et des liquidambars et est rentré dans sa cabane, Céluta lui prépare un repas et dissimule peu son amour pour le mélancolique jeune homme. Le bon Outougamiz conclut avec lui un pacte d'amitié. Mais le sombre Ondouré, amoureux de Céluta, essaye d'assassiner René et le manque. Les deux hommes luttent corps à corps («tels, sur les rivages du Nil ou dans les fleuves des Florides, deux crocodiles se disputent au printemps une femelle brillante»); et René terrasse son adversaire, qui ne lui pardonnera point.

À ce moment, le jeune Chateaubriand, se souvenant de Milton et de Klopstock et éprouvant le besoin d'être sublime, nous transporte dans le Paradis. L'ange de l'Amérique s'entretient solennellement avec le chérubin Uriel des choses du nouveau monde. Et sainte Geneviève de Paris et sainte Catherine des Bois, patronne du Canada, traversent la région éthérée pour aller trouver la Vierge:

Elles s'étaient alarmées des malheurs dont Satan menaçait l'empire français en Amérique: un même mouvement de charité les emportait aux célestes habitacles pour implorer la miséricorde de Marie. Tristes autant que des substances spirituelles peuvent ressentir notre douleur, elles versaient ces larmes intérieures dont Dieu a fait présent à ses élus; elles éprouvaient cette sorte de pitié que l'ange ressent pour l'homme, et qui, loin de troubler la pacifique Jérusalem, ne fait qu'ajouter aux félicités qu'on y goûte.

Comment cela? Quel est ce sadisme angélique? Mystère.

Les deux saintes continuent leur chemin. Tantôt «elles s'ouvrent une voie au travers des sables d'étoiles; tantôt elles coupent les cercles ignorés où les comètes promènent leurs pas vagabonds.» Elles frôlent l'essieu commun de tous les univers créés... «À distance égale, le long de cet axe, sont assis trois esprits sévères: le premier est l'ange du passé; le second, l'ange du présent; le troisième, l'ange de l'avenir. Ce sont ces trois puissances qui laissent tomber le temps sur la terre: car le temps n'entre point dans le ciel et n'en descend point.» Qu'est-ce à dire? «Ces choses-là sont rudes», pour parler comme Victor Hugo.

Les saintes traversent les régions platoniciennes où sommeillent les âmes qui n'ont pas encore subi la vie mortelle. Elles arrivent enfin à la Jérusalem céleste. Là elles rencontrent le bienheureux Las Cases et les martyrs canadiens, qui se pressent sur les pas des deux vierges. Le roi saint Louis se joint à eux. Et tout le cortège «va chercher le trône de Marie».

Ici, une chose extraordinaire et jolie (d'ailleurs conforme au dogme): «Seule de tous les justes, Marie a conservé un corps.» Elle a seule un corps parmi les saints, dont les corps attendent dans la terre le jugement dernier, tandis que son corps, à elle, a été enlevé au ciel aussitôt après sa mort. Mais surtout je crois que le chevalier s'est dit: «Celle-là, nous l'aimons; et comment la concevrions-nous? Et que pouvons-nous aimer, qui ne soit de chair? Et d'ailleurs, si elle n'avait pas de corps, comment et avec quels ressouvenirs aurait-elle pitié, puisque la pitié est sa fonction? S'il ne prêtait un corps à Marie, le poète ne pourrait pas dire: «Une tendre compassion pour les hommes, dont elle fut la fille, une patience, une douceur sans égale rayonnent sur le front de la Mère du Sauveur.» Et enfin, qui prierait la Vierge Marie, si elle n'avait éternellement la figure d'une femme? Mais il en résulte ceci d'étrange, que le paradis, c'est, dans une immensité immatérielle, seul visible, seul tangible, un corps féminin...

Voilà du «merveilleux chrétien». Et c'est merveilleux en effet. Et c'est charmant. Le culte de la Vierge est presque toute la religion de beaucoup de catholiques. Une jeune femme disait: «Je ne crois pas à Dieu, mais je crois à la sainte Vierge.»

Marie répond aux deux saintes, aux martyrs et au roi Louis: «Vos prières ont trouvé grâce à mon oreille; je vais monter au trône de mon fils.» Et elle part «comme une colombe qui prend son vol». Et Marie,—qui seule des justes a un corps, ne l'oublions pas,—approche du Calvaire immatériel. Mais dans cet autre monde ces petites contrariétés n'ont aucune importance.

«La Charité ouvre sans effort le rideau de l'éternité. Le Sauveur apparaît à Marie... Qui pourrait redire l'entretien de Marie et d'Emmanuel?»—Évidemment, ce n'est pas nous.—Puis le Père, le Fils et l'Esprit se consultent... Et «le Souverain du Ciel permet à Satan un moment de triomphe pour l'expiation de quelques fautes particulières.» Ce n'était peut-être pas la peine de mettre en mouvement, pour un si médiocre oracle, l'ange de l'Amérique, et le chérubin Uriel, et Catherine, et Geneviève, et les martyrs canadiens, et Las Cases, et saint Louis et la Vierge Marie.


Nous redescendons chez les Natchez. Chactas adopte officiellement René, malgré l'opposition d'Ondouré. Puis, pendant une chasse au castor, il fait à René le récit de ses aventures.

Ici se plaçait, dans le premier manuscrit des Natchez, l'histoire d'Atala. Mais, dans la version publiée en 1836, l'auteur suppose cette histoire connue, et Chactas ne commence son récit qu'à partir du moment où il a quitté le Père Aubry.

Il raconte qu'il s'est mis à l'école de la guerre chez les Iroquois; qu'un missionnaire lui a appris la langue française, et qu'un jour, envoyé comme interprète avec une députation iroquoise pour négocier avec les blancs, il a été arrêté, comme suspect de trahison, par le gouverneur des Français et envoyé au bagne de Toulon; qu'ensuite, son innocence ayant été reconnue par le nouveau gouverneur du Canada, il est allé à Paris, puis à Versailles pour être présenté au roi Louis XIV.

Et ainsi, de descriptions du monde invisible qui rappelaient le Paradis perdu et la Messiade et qui appartenaient au «genre sublime», nous passons à une sorte de conte philosophique et à quelque chose qui n'est pas extrêmement différent de l'Ingénu de Voltaire,—pour revenir ensuite à une manière d'épopée, qui n'est vraiment pas le contraire des Incas de Marmontel.

Le voyage de Chactas en France est agréable. Chactas, qui avait déjà appris le français chez les Iroquois, a eu tout le temps de se perfectionner au bagne: il est donc assez invraisemblable de l'entendre appeler un carrosse une «hutte roulante», le cocher «guide du traîneau», Paris le «grand village», une église la «cabane des prières», etc... Mais cela est amusant. Et la venue de Chactas à Paris et à Versailles n'est point une invention absurde: car nous savons que, sans compter le doge de Gênes, les Turcs et l'ambassade siamoise, on montrait souvent des «curiosités» à la cour de Louis XIV.

Une bonne partie du rôle de Chactas rappelle celui du Huron par la constatation étonnée de tout ce qui, à Paris et à Versailles, dans les lois et dans les mœurs, s'éloigne de la raison, de la justice, et de la nature. Même, Chactas a peut-être plus de verdeur dans la naïveté et un accent plus «révolutionnaire» que le Huron. La présentation de Chactas et de ses compagnons à Louis XIV est vraiment savoureuse:

Ononthio (le gouverneur du Canada) nous présenta au grand chef (Louis XIV) en disant: «Sire, les sujets de Votre Majesté...» Je me tournai vers les chefs des Cinq Nations et leur expliquai la parole d'Ononthio. Ils me répondirent: «C'est faux», et ils s'assirent à terre, les jambes croisées. Alors, m'adressant au premier sachem (toujours Louis XIV): «Puissant Soleil, lui dis-je, Ononthio vient de prononcer une parole qu'un génie ennemi lui aura sans doute inspirée: mais toi qu'Athaïnsie (la vengeance) n'a pas privé de sens, tu es trop prudent pour te persuader que nous sommes tes esclaves.» À ces paroles, qui sortaient ingénument de mes lèvres, il se fit un mouvement dans la hutte (cette hutte est le palais de Versailles). Je continuai mon discours: «Chef des chefs, tu nous as retenus dans la hutte de la servitude (au bagne) par la plus indigne trahison... Cependant la grandeur de notre âme veut que nous t'excusions, car le souverain Esprit ôte et donne la raison comme il lui plaît, et il n'y a rien de plus insensé et de plus misérable qu'un homme abandonné à lui-même. Enterrons donc la hache... et puisse notre union durer autant que la terre et le soleil! J'ai dit.» En achevant ces mots, je voulus présenter le calumet de la paix au Soleil; mais sans doute quelque génie frappa ce chef de ses traits invisibles, car la pâleur étendit son bandeau blanc sur son front: on se hâta de nous emmener dans une autre partie de la cabane. Là, nous fûmes entourés d'une foule curieuse; les jeunes gens surtout nous souriaient avec complaisance, plusieurs nous serrèrent secrètement la main.

Cela est, avec plus de couleur, du meilleur Voltaire des Contes, du meilleur Montesquieu des Lettres persanes, à plus forte raison du meilleur Saint-Lambert des Fables orientales. C'est dans le même esprit que Chactas assiste aux fêtes de Versailles, visite l'Académie, le Palais de Justice, etc... Le palais de Versailles lui inspire des propos de ce genre: «Ce palais n'a-t-il coûté ni sueurs ni larmes? Ah! qu'il serait grand ici, le bruit des pleurs, si jamais il commençait à se faire entendre!» Chactas voit passer une chaîne de protestants condamnés aux galères; il assiste à la pendaison d'un pasteur condamné à mort pour rupture de ban. («La mort le lia par la cime, comme une gerbe moissonnée.») Chactas est aussi abondant que le Huron contre la révocation de l'Édit de Nantes et les dragonnades.

À vrai dire, c'est entièrement, c'est absolument l'esprit de Voltaire. Chateaubriand rassemble autour de son sauvage tous les grands hommes et toutes les femmes charmantes du siècle de Louis XIV; et l'homme de la nature démêle et admire les avantages et la douceur d'une société brillante. La Bruyère lui fait un petit résumé des absurdités et des gloires du siècle. Puis Fénelon, ce Fénelon tant aimé des philosophes, lui fait la plus suave apologie de la civilisation, à qui nous devons les arts, et aussi des vertus nouvelles. «Si les vertus sont des émanations du Tout-Puissant; si elles sont nécessairement plus nombreuses dans l'ordre social que dans l'ordre naturel, l'état de la société qui nous rapproche davantage de la Divinité est donc un état supérieur à celui de la nature.» (Mais alors, cette glorification de l'homme naturel que devaient être les Natchez?) En somme, les trois personnages qui tour à tour expliquent à Chactas la société du temps de Louis XIV, c'est La Bruyère, c'est Fénelon, et c'est Ninon de Lenclos. Cette spirituelle ikouessen (courtisane) ayant demandé à Chactas «ce qu'il a trouvé de plus sensé parmi nous», Chactas lui répond: «Mousse blanche des chênes qui sers à la couche des héros, les galériens et les femmes comme toi me semblent avoir toute la sagesse de la nation.» En ces années-là (1797-99) celui qui écrira tout à l'heure le Génie du christianisme est donc encore essentiellement un homme du dix-huitième siècle, et du dix-huitième siècle tout entier: car, si le voyage de Chactas en France est écrit dans l'esprit de Voltaire, presque tout le reste du roman est écrit dans l'esprit de Jean-Jacques, si ce n'est que l'optimisme de l'auteur a de fortes distractions.

Chactas se rembarque donc pour le Canada, fait naufrage, séjourne chez les Esquimaux, puis chez les Sioux qui voudraient le retenir et faire de lui leur chef, arrive enfin chez les Natchez, où il retrouve ses amis Outougamiz, Céluta, Mila, son vieux camarade Adario, et René.

Mais le calme dure peu. Parce que René, ignorant les coutumes, a tué dans une chasse des femelles de castor, les Illinois déclarent la guerre aux Natchez. René part avec les guerriers de la tribu de l'Aigle. Chépar, le commandant français, profite de l'incident pour sommer les Natchez de céder leurs terres. Chactas se rend, pour négocier, au Fort Rosalie, où on le garde comme prisonnier.

Et cependant, les Français et les Natchez se rencontrent. Et c'est alors une description «poétique» de bataille, à la manière de Virgile plutôt que d'Homère, avec des morts d'une pittoresque horreur, où le poète paraît se divertir effroyablement. Exemples:

La hache du sachem, atteignant Adémar au visage, lui enlève une partie du front, du nez et des lèvres. Le soldat reste quelque temps debout, objet affreux, au milieu de ses compagnons épouvantés: tel se montre un bouleau dont les sauvages ont enlevé l'écorce au printemps; le tronc mis à nu et teint d'une sève rougie se fait apercevoir de loin parmi les arbres de la forêt. Adémar tombe sur son visage mutilé et la nuit éternelle l'environne.

Ou bien:

Tani est frappé d'un globe d'airain à la tête; son crâne emporté se va suspendre par la chevelure à la branche fleurie d'un érable.

Ou bien:

...La membrane qui soutenait les entrailles de Lameck est rompue; elles s'affaissent dans les aines, lesquelles se gonflent comme une outre. L'Indien se pâme avec d'accablantes douleurs, et un dur sommeil ferme ses yeux.

Ou encore:

Une balle lancée au hasard lui crève le réservoir du fiel. Le guerrier sent aussitôt sur sa langue une grande amertume; son haleine expirante fait monter, comme par le jeu d'une pompe, le sang qui vient bouillonner à ses lèvres.

Etc., etc... Car Chateaubriand a l'imagination facilement cruelle.

La bataille se prolonge sans résultat. Alors le roi des Enfers, «jugeant le combat arrivé au point nécessaire pour l'accomplissement de ses desseins» (nous ne voyons pas bien pourquoi), songe à séparer les combattants. Pour cela, il va trouver dans sa grotte le démon de la nuit, qui est un démon-femme. L'auteur nous en fait une description voluptueuse, dont se souviendra, je crois, Alfred de Vigny dans Eloa:

La reine des ténèbres était alors occupée à se parer. Les songes plaçaient des diamants dans sa chevelure azurée; les mystères couvraient son front d'un bandeau; et les amours, nouant autour d'elle les crêpes de son écharpe, ne laissaient paraître qu'une de ses mamelles, semblable au globe de la lune; pour sceptre, elle tenait à la main un bouquet de pavots... Ce démon de la nuit avait toutes les grâces de l'ange de la nuit; mais, comme celui-ci, il ne présidait point au repos de la vertu, et ne pouvait inspirer que des plaisirs ou des crimes.

(Ainsi Vigny, faisant parler son languissant et mélancolique Satan:

Je leur donne des nuits qui consolent des jours.

Je suis le roi secret des secrètes amours...

Ce démon de la nuit va faire la nuit et l'orage sur le champ de bataille. Le combat cesse, on échange les prisonniers, une trêve d'un an est conclue. Et là-dessus Chateaubriand remise décidément son «merveilleux» chrétien, jusqu'aux Martyrs.


Mais vous vous rappelez peut-être cette tribu de l'Aigle qui est partie contre les Illinois. Elle rentre dans ses huttes, laissant René aux mains de l'ennemi. René va subir les plus affreux supplices, lorsqu'il est sauvé par Outougamiz qui survient mystérieusement et qui ramène René, blessé et malade, à travers des périls extraordinaires (et cela forme, je pense, une des parties les moins ennuyeuses du roman).

Ici finit le douzième livre de l'épopée. Le reste n'est point divisé en «livres» et (c'est l'auteur qui nous en prévient) est écrit «sur le ton de la simple narration». Pas tant que cela: mais enfin le style de cette seconde partie des Natchez est un peu moins tendu. Pourquoi cette différence? Chateaubriand ne nous le dit pas. Je crois que, tout simplement, travaillant sur l'énorme manuscrit primitif des Natchez, il n'a eu le temps et le courage d'élever au ton de l'épopée que la première moitié de son roman peau-rouge.


Je reprends mon exposé. Par reconnaissance pour Outougamiz, René épouse Céluta, qu'il n'aime point. Elle lui donne une fille, qu'il nomme Amélie (retenez ce point). Or, un jour, des soldats viennent pour arrêter le sachem Adario et René, dénoncés aux Français par le traître Ondouré. René est absent; mais Adario est emmené au Fort Rosalie et condamné à être vendu comme esclave avec sa femme et ses enfants.

On ne sait pas où est René. Outougamiz et Mila se mettent à sa recherche, et le trouvent méditant, au bord d'un fleuve, dans une caverne où sont des tombeaux. René leur tient des propos assez pareils à ceux d'Hamlet. Quand il apprend ce qui s'est passé, il s'en va, sur sa pirogue, à la Nouvelle-Orléans, proposer sa tête en échange de celle d'Adario.

Là, tout le monde se retrouve: Chactas, Céluta, Mila, Outougamiz, qui n'ont pas voulu abandonner René. René est en prison; on lui fait son procès, on le condamne à être transporté en Europe. Puis, on lui fait grâce: il faut dire qu'Adélaïde, la fille du gouverneur, s'intéresse à lui. Mais, dénoncé de nouveau, il s'enfuit de la Nouvelle-Orléans en y laissant Céluta malade.

Rentré chez les Natchez, René apprend par un missionnaire, le père Souël, la mort de la sœur Amélie de la Miséricorde. Il «éprouve d'abord un véritable délire»; puis, s'étant calmé, le frère d'Amélie, «sous un sassafras, au bord du Meschacebé», assis entre Chactas et le Père Souël, «leur révèle la mystérieuse douleur qui empoisonna son existence».

(Et ici, paraît-il, se plaçait, dans le premier manuscrit des Natchez, le récit qui fut publié plus tard sous le titre de René.)

À ce moment, le traître Ondouré envoie René traiter avec les Illinois. Puis, dans le conseil, il accuse René de toutes les trahisons, propose de le tuer à son retour avec les autres blancs établis sur les terres des Natchez, et fait adopter son opinion par le conseil.

Cependant Céluta, que nous avons laissée à la Nouvelle-Orléans avec son enfant, rentre à son tour chez les Natchez à travers mille effroyables dangers dont elle est sauvée par une bonne négresse. Elle retrouve Mila et Outougamiz mariés, et pleins d'angoisse. L'intérêt tragique des deux cents dernières pages consiste en ceci: René, qui est toujours chez les Illinois, reviendra-t-il avant le jour marqué pour le massacre des blancs? Dans ce cas, il est perdu. Mais comment l'avertir de ne pas rentrer? Outougamiz est d'ailleurs lié par le secret qu'Ondouré a fait jurer à tous les guerriers avant de leur faire connaître la décision du conseil.

(Entre temps, la pauvre douce petite sauvagesse Céluta reçoit de René une lettre où il lui explique sans nécessité son affreux caractère, et que nous retrouverons.)

Naturellement, la fatalité veut que René revienne le jour même du massacre et soit assassiné par Ondouré sur le seuil de sa hutte. Ondouré viole Céluta évanouie, et s'enfuit. Céluta se réveille et, dans les ténèbres, s'assied sur le cadavre de René. Mila et Outougamiz entrent dans la cabane et cherchent en tâtonnant le foyer. Outougamiz fait de la lumière:

Trois cris horribles s'échappent à la fois du sein de Céluta, de Mila et d'Outougamiz. La cabane inondée de sang, quelques meubles renversés par les dernières convulsions du cadavre, les animaux domestiques montés sur les sièges et sur les tables pour éviter la souillure de la terre; Céluta assise sur la poitrine de René, et portant les marques de deux crimes qui auraient fait rebrousser l'astre du jour; Mila, debout, les yeux à moitié sortis de leur orbite; Outougamiz le front sillonné comme par la foudre, voilà ce qui se présentait aux regards!

(Il faut bien dire que beaucoup de pages des Natchez sont de ce ton détestable.)

Tous les colons sont massacrés. Mais Outougamiz tue Ondouré d'un coup de hache. Céluta s'aperçoit qu'elle est enceinte des œuvres du monstre. Une nuit, les Natchez déterrent les os de leurs morts, les chargent sur leurs épaules et prennent la route du désert. Outougamiz meurt. Quelques jours après Céluta met au monde une fille qu'elle allaite sans la regarder. Heureusement cet enfant meurt: aussitôt Céluta et Mila se précipitent dans une cataracte, laissant aux soins du plus vieux sachem la petite Amélie, la fille de René.

Voilà, très en abrégé, l'action de cet étrange roman. L'auteur avait conçu, vous vous en souvenez, «l'idée de faire l'épopée de l'homme de la nature» qu'il jugeait, dans l'Essai, plus vertueux et plus heureux que l'homme civilisé. Mais on dirait que sa disposition d'âme a changé à mesure qu'il écrivait. Le personnage le plus scélérat du poème est un homme de la nature. Sauf quelques descriptions de fêtes, de moissons ou de chasses, ce poème est constamment atroce. Les bons sauvages, la douce et résignée Céluta, la vive petite Mila, Outougamiz le simple, l'excellent Chactas y sont malheureux à peu près sans interruption. C'est une suite de tableaux affreux... Je ne vous ai parlé ni de la mort du vieux chef supplicié par les Illinois, ni du vieil Adario étranglant son petit-fils pour qu'il ne soit pas esclave, ni d'Akantie, la maîtresse jalouse d'Ondouré, jetée par lui dans un marécage où pullulent les serpents venimeux, ni de tant d'autres horreurs. L'épouvante et la souffrance physique jouent un rôle accablant dans cette histoire (un peu comme dans l'atroce et naïve Chute d'un ange). Toujours le pire arrive. Tout le monde est torturé dans son cœur et dans sa chair. Et sans doute cet étalage d'horreurs mélodramatiques suppose un désir un peu enfantin d'étonner et de frapper: mais il suppose aussi chez l'auteur, à cette époque, un fond sincère d'imagination sombre et maladive. Avec les deux volumes de l'Essai sur les Révolutions, les deux volumes des Natchez forment la plus grande masse de pages désespérées par où un écrivain de génie ait jamais débuté. Peu à peu, cette mélancolie deviendra, en quelque façon, voluptueuse: mais on sentira toujours qu'à l'origine de l'œuvre écrite de Chateaubriand, il y a les années de Londres.


Environ deux ans après.—Chateaubriand a commencé (nous verrons comment) d'écrire le Génie du christianisme. Il a passé, le plus naturellement du monde, de «l'épopée de l'homme de la nature» à l'apologie de la religion chrétienne. Il est rentré en France. Il y a trouvé des amis que séduit sa personne et qui croient à son génie. Son Essai sur les Révolutions n'a pas eu de succès, mais a été lu de quelques-uns, de ceux qui comptent. On parle beaucoup de son futur grand ouvrage, dont Atala ainsi que René (chose inattendue) doivent faire partie. Une lettre au Mercure sur le livre de madame de Staël (De la littérature considérée dans ses rapports avec la morale) «le fait tout à coup sortir de l'ombre», comme il dit. Et enfin, soit parce que des épreuves d'Atala avaient été en effet dérobées, soit plutôt qu'il lui semble bon de préparer le public, par un récit d'une émotion voluptueuse, à goûter sa pieuse apologétique, il écrit le 31 mars 1801 au Journal des Débats et au Publiciste:

Citoyen, dans mon ouvrage sur le Génie du christianisme ou les Beautés poétiques et morales de la religion chrétienne, il se trouve une section entière consacrée à la poétique du christianisme. Cette section se divise en trois parties: poésie, beaux-arts, littérature, sous le titre d'Harmonies de la religion avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain... Cette partie est terminée par une anecdote extraite de mes voyages en Amérique et écrite sous les huttes mêmes des sauvages. Elle est intitulée Atala, etc. Quelques épreuves de cette petite histoire s'étant trouvées égarées, pour prévenir un accident qui me causerait un tort infini, je me vois obligé de la publier à part, avant mon grand ouvrage.

Atala parut en avril 1801, et Chateaubriand entra soudainement dans la gloire.

Atala était précédée d'une préface importante. L'auteur n'y semble pas ignorer son originalité. Il dit:

Je ne sais si le public goûtera cette histoire qui sort de toutes les routes connues, et qui présente une nature tout à fait étrangère à l'Europe. Il n'y a point d'aventures dans Atala. C'est une sorte de poème, moitié descriptif, moitié dramatique: tout consiste dans la peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude; tout gît dans le tableau des troubles de l'amour au milieu du calme des déserts et du calme de la religion. J'ai donné à ce petit ouvrage les formes les plus antiques (?); il est divisé en prologue, récit et épilogue, etc.

Par «poème», il entend sans doute un ouvrage où tout est subordonné à l'impression de beauté. Il ajoute, ce qui est neuf et vient à propos après les fades déluges de larmes et l'horrible sensibilité du dix-huitième siècle:

Je dirai encore que mon but n'a pas été d'arracher beaucoup de larmes; il me semble que c'est une dangereuse erreur, avancée, comme tant d'autres, par M. de Voltaire, que les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. Il y a tel drame dont personne ne voudrait être l'auteur et qui déchire le cœur bien autrement que l'Énéide... Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie; il faut qu'il s'y mêle autant d'admiration que de douleur.

Cela est excellent; et cela s'applique si bien à toute l'œuvre de Chateaubriand lui-même, qui n'est guère touchante, mais qui est belle et surtout riche en prestiges.

Enfin, l'auteur n'a plus du tout confiance en Rousseau, et semble même lui avoir retiré sa sympathie: «Au reste, je ne suis point, comme M. Rousseau, un enthousiaste des sauvages» (il l'avait été); «et, quoique j'aie peut-être autant à me plaindre de la société que ce philosophe avait à s'en louer, je ne crois point que la pure nature soit la plus belle chose du monde. Je l'ai toujours trouvée fort laide partout où j'ai eu l'occasion de la voir... Avec ce mot de nature, on a tout perdu.» Ainsi Chateaubriand prépare habilement son rôle de défenseur du christianisme.

Sainte-Beuve, dans Chateaubriand et son groupe, consacre quatre leçons entières à Atala. Il la rapproche de Paul et Virginie; il la rapproche de Théocrite. Il compare les manières de Jean-Jacques, de Saint-Pierre, de Chateaubriand et de Lamartine; il compare les funérailles d'Atala et celles de Manon Lescaut. Il critique la critique de l'abbé Morellet, etc... Bref, il ne nous laisse pas grand'chose à dire... Mais qu'importe, s'il nous laisse quelque chose à sentir?

Rappelons d'abord la fable, cela est nécessaire.

Le récit est fait à René par le vieux Chactas des Natchez. Chactas raconte la grande aventure de sa jeunesse quand il ne comptait encore que «dix-sept chutes de feuilles». Son père, le guerrier Outalissi, de la nation des Natchez, alliée aux Espagnols, l'a emmené à la guerre contre les Muscogulges, autre nation puissante des Florides. Outalissi étant mort dans le combat, un vieil Espagnol, Lopez, de la ville de Saint-Augustin, adopte le jeune Chactas et essaye de l'initier à la vie civilisée. Mais, au bout de «trente lunes», Chactas s'ennuie et ne peut plus rester. Un matin il remet ses habits de sauvage et déclare à Lopez qu'il veut reprendre sa vie de chasseur. Il part, s'égare dans les bois, est pris par un parti de Muscogulges et de Siminoles: il confesse hardiment son origine et sa nation: «Je m'appelle Chactas, fils d'Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de cent chevelures aux héros muscogulges.» Le chef, nommé Simaghan, lui dit: «Réjouis-toi; tu seras brûlé au grand village.»

Une nuit que Chactas est assis près du «feu de la guerre» avec le chasseur commis à sa garde, une jeune femme à demi voilée vient s'asseoir à ses côtés. C'est Atala, fille de Simaghan.

La tribu est toujours en marche. Mais, le soir, Atala vient visiter le prisonnier à la dérobée; elle trouve moyen d'éloigner le guerrier qui le garde; elle lui détache ses liens, et ils vont ensemble se promener dans la forêt. Et chaque soir Chactas revient s'asseoir auprès de son arbre, parce qu'il ne veut pas fuir sans Atala et qu'elle hésite à le suivre.

Un soir enfin elle se décide. Chactas fuit avec sa libératrice dans le désert. Mais il ne peut rien comprendre aux contradictions d'Atala, qui l'aime et le repousse. Pendant un grand orage, elle soulage son cœur et raconte son histoire à son ami. Atala est chrétienne. Elle n'est pas, comme on le croit, la fille de Simaghan; elle est la fille de Lopez, de ce vieil Espagnol qui fut le bienfaiteur de Chactas. Ces souvenirs les attendrissent. «Atala n'offre plus qu'une faible résistance.» À ce moment, ils sont rencontrés par le Père Aubry, qui a fondé près de là une colonie d'Indiens convertis au christianisme. Il conduit les deux jeunes gens dans son ermitage.

Mais Atala est mourante. Elle s'est empoisonnée pendant l'orage... «Ma mère, explique-t-elle, m'avait conçue dans le malheur... et elle me mit au monde avec de grands déchirements d'entrailles; on désespéra de ma vie. Pour sauver mes jours, ma mère fit un vœu, elle promit à la reine des anges que je lui consacrerais ma virginité si j'échappais à la mort.» Et plus tard, lorsque Atala eut seize ans, sa mère lui dit avant de mourir: «Songe que je me suis engagée pour toi, et que, si tu ne tiens pas ma promesse, ce sera moins toi qui seras punie que ta mère, dont tu plongeras l'âme dans les tourments éternels.» Et Atala s'est donc empoisonnée, craignant de manquer à son vœu et, par là, de damner sa mère. Le Père Aubry lui apprend qu'elle pouvait être relevée de son vœu: mais il n'est plus temps; elle va mourir. Le Père Aubry la console, et calme le désespoir de Chactas par de magnifiques discours. Elle meurt; vous connaissez le récit de ses funérailles.

Voilà l'histoire. Elle devait trouver place, vous vous le rappelez, dans la quatrième partie du Génie du christianisme. Mais, à vrai dire, elle ne serait pas autrement chrétienne sans les discours du Père Aubry. Le christianisme d'Atala n'est qu'une sorte de fétichisme. Si les deux amants ne rencontraient pas le vieux missionnaire, si Atala cédait pendant l'orage, et si elle mourait ensuite dans la forêt (désespérée et ravie d'avoir manqué à son vœu), l'histoire d'Atala pourrait finir comme celle de Manon Lescaut. (Oh! cette mort et cet enterrement de Manon, rappelez-vous! La sublime chose! et sans l'ombre d'effort! «Je la perdis, je reçus d'elle des marques d'amour au moment même qu'elle expirait. Je demeurai deux jours et deux nuits avec la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon... J'ouvris une large fosse, j'y plaçai l'idole de mon cœur... Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais.»)

Chateaubriand dit qu'Atala «sort de toutes les routes connues». Il faut s'entendre. L'histoire d'Atala n'est peut-être pas, en soi, une merveille d'invention. Dans les ennuyeux Incas de Marmontel, aux chapitres XXVII et XXVIII, l'Espagnol Alonzo s'éprend de Cora, l'une des vierges sacrées qui vivent dans le temple du soleil. Et Cora aime aussi Alonzo. Alonzo enlève Cora à la faveur du désordre que répand dans le temple l'éruption du volcan de Quito. Les deux jeunes gens fuient ensemble, comme Chactas et Atala. Ils mangent des choses très exotiques, «le doux savinte, la palta, la moelle du coco». Lorsque Cora s'est donnée, elle est dévorée de remords, car elle était, comme Atala, tenue par un vœu: «Délices de mon âme, mon cher Alonzo... un devoir sacré, un devoir terrible m'enchaîne... Voici le moment d'un éternel adieu... En me dévouant aux autels, mes parents répondirent de ma fidélité. Le sang d'un père, d'une mère, est garant des vœux que j'ai faits. Fugitive et parjure, je les livrerais au supplice: mon crime retomberait sur eux et ils en porteraient la peine: telle est la rigueur de la loi.—Ô Dieu!—Tu frémis?» Alonzo la reconduit sagement dans l'asile des vierges. Il la retrouve un peu plus tard; elle est enceinte, elle va être condamnée à mort: mais il s'accuse lui-même, la défend et la sauve par l'éloquence de ses propos philosophiques et de ses invectives contre le fanatisme et l'intolérance.

Eh bien, l'histoire d'Atala aussi, comme tant d'histoires du dix-huitième siècle, pouvait simplement être un exemple des dangers du fanatisme ignorant. Vers la fin du récit, après qu'Atala a révélé son vœu, Chactas, serrant les poings et regardant le missionnaire d'un air menaçant, s'écrie: «La voilà donc, cette religion que vous m'avez tant vantée! Périsse le serment qui m'enlève Atala! Périsse le Dieu qui contrarie la nature! Homme! prêtre! qu'es-tu venu faire dans ces forêts?—Te sauver! dit le vieillard.» Et, à partir de là, l'histoire devient à peu près chrétienne, en dépit du furieux désespoir, déjà byronien, qui ressaisit un moment la jeune muscogulge. Mais enfin, sans le Père Aubry, Atala pourrait être, par l'esprit, un conte de Marmontel ou de Saint-Lambert. Et il est vrai qu'il y a le Père Aubry: mais, même avec le Père Aubry, on voit qu'après tout, si la religion console par des phrases harmonieuses Atala et Chactas, c'est elle qui a causé leurs malheurs et tué Atala.

Et l'on peut dire encore: On trouverait baroque la sympathie de Chateaubriand pour ces Peaux-Rouges aux profils de vieilles femmes (braves, mais si cruels et si vilainement tatoués); mais en réalité ces Peaux-Rouges ne nous apparaissent pas un seul moment comme des Peaux-Rouges. Atala, d'ailleurs, «pas plus que Chactas, n'a une physionomie une et reconnaissable. C'est un mélange d'impressions, d'observations déjà raffinées et de sentiments qui veulent être primitifs» (Sainte-Beuve). «Ils sont trop civilisés pour des sauvages; leur langage mêle constamment et sans aucune mesure la naïveté des races primitives aux idées abstraites et générales des Européens du dix-neuvième siècle» (Vinet). Sans compter une «couleur locale vraiment trop faite exprès». Oui, Sainte-Beuve a raison, Vinet a raison; je dirai même: quand on lit les critiques du sec et spirituel abbé Morellet, on trouve que, les trois quarts du temps, l'abbé Morellet a raison. Seulement...

Seulement, écoutez ceci:

Tout à coup, j'entendis le murmure d'un vêtement sur l'herbe et une femme, à demi voilée, vint s'asseoir à mes côtés... Je crus que c'était la vierge des dernières amours, cette vierge qu'on envoie au prisonnier de guerre pour enchanter sa tombe. Dans cette persuasion, je lui dis en balbutiant et avec un trouble qui, pourtant, ne venait pas de la crainte du bûcher: «Vierge, vous êtes digne des premières amours, et vous n'êtes pas faite pour les dernières... Comment mêler la mort et la vie? Vous me feriez trop regretter le jour...» La jeune fille me dit alors: «Je ne suis point la vierge des dernières amours. Es-tu chrétien?» Je répondis que je n'avais point trahi les génies de ma cabane. À ces mots, l'Indienne eut un mouvement involontaire. Elle me dit: «Je te plains de n'être qu'un méchant idolâtre. Ma mère m'a faite chrétienne; je me nomme Atala, fille de Simaghan aux bracelets d'or et chef des guerriers de cette troupe. Nous nous rendons à Apalachucla, où tu seras brûlé.» En prononçant ces mots, Atala se lève et s'éloigne.

Plus loin:

Ces mots attendrirent Atala. Ses larmes tombèrent dans la fontaine. «Ah! repris-je avec vivacité, si votre cœur parlait comme le mien! Le désert n'est-il pas libre?... Ô fille plus belle que le premier songe de l'époux! ô ma bien-aimée, ose suivre mes pas...» Atala me répondit d'une voix tendre: «Mon jeune ami, vous avez appris le langage des blancs; il est aisé de tromper une Indienne.—Quoi! m'écriai-je, vous m'appelez votre jeune ami. Ah! si un pauvre esclave...—Eh bien, dit-elle en se penchant sur moi, un pauvre esclave...» Je repris avec ardeur: «Qu'un baiser l'assure de ta foi!» Atala écouta ma prière. Comme un faon semble pendu aux fleurs de lianes roses, qu'il saisit de sa langue délicate dans l'escarpement de la montagne, ainsi je restais suspendu aux lèvres de ma bien-aimée.

Ou bien encore, écoutez ces phrases:

... Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles s'embarquent passagers sur ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d'or, va aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve...

... De l'extrémité des avenues, on aperçoit des ours, enivrés de raisins, qui chancellent sur les branches des ormeaux...

(Tout cela, pas vrai: mais qu'importe?)

... Je leur disais: «Vous êtes les grâces du jour, et la nuit vous aime comme la rosée...»

... La nuit était délicieuse. Le Génie des airs secouait sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins, et l'on respirait la faible odeur d'ambre qu'exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves. La lune brillait au milieu d'un azur sans tache, et sa lumière gris de perle descendait sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait dans la profondeur du bois: on eût dit que l'âme de la solitude soupirait dans toute l'étendue du désert.

Ne vous y trompez point, de telles choses n'avaient pas encore été écrites. Vous ne les trouverez pas chez Jean-Jacques, et non pas même chez Bernardin de Saint-Pierre. Cela était nouveau, et cela sans doute fut aussitôt reconnu et aimé parce que cela était déjà dans les sensibilités du temps: mais enfin cela était dit pour la première fois. De même, par exemple, qu'Andromaque, en 1668, exprima tout à coup les passions de l'amour comme on ne l'avait pas fait encore: ainsi, en 1801, Atala se trouva exprimer les formes et les couleurs,—avec une sensualité mêlée de rêve,—comme on ne les avait pas encore exprimées.

«Mêlée de rêve», ai-je dit. «Le génie des airs secouait sa chevelure bleue... L'âme de la solitude soupirait...» Ainsi encore, dans les Natchez: «Je m'assieds sur des pierres polies par la douce lime des eaux... La solitude de la terre et de la mer était assise à ma table.» Chateaubriand a vécu neuf ans à Londres; il connaissait très bien les poètes anglais: n'y aurait-il pas, dans cette union fréquente d'images extrêmement précises et de vagues symboles, quelque influence de la poésie anglaise?

Joubert écrivit: «Ce livre-ci n'est point un livre comme un autre... Il y a un charme, un talisman qui tient aux doigts de l'ouvrier... Le livre réussira, parce qu'il est de l'enchanteur.»

Atala (et certaines pages des Natchez) atteignent déjà le suprême degré dans l'art de jouir, par le style, des formes, des couleurs et des sons. Un siècle après, cet art ne sera pas dépassé. «Le pélican, le cou reployé, le bec reposant comme une faux sur sa poitrine, se tenait immobile à la pointe d'un rocher.» Dans les siècles des siècles, on ne fera pas mieux voir le pélican. «Quel dessein n'ai-je point rêvé? Quel songe n'est point sorti de ce cœur si triste?» On ne dira jamais, ni en mots plus doux, l'éternel désir.


Telle qu'elle est, Atala peut se relire encore avec délices. Mais quelle audacieuse habileté d'avoir publié avant le Génie du christianisme et pour y préparer, ce voluptueux poème de la nature, de l'amour, du sang et de la mort! Ah! cet écrivain qui nous émeut si profondément, et dans nos sens autant que dans notre cœur, et qui promène son archet sur toutes nos fibres... Ah! comme il va nous parler de la religion, ma chère!

QUATRIÈME CONFÉRENCE

RENÉ

René passe pour une date importante de notre histoire littéraire. Rien n'empêche de dire que tout le romantisme vient de René. René est un type, René est un des noms le plus souvent cités pour signifier un état d'esprit qui a été à la mode pendant une grande partie du siècle dernier, et qui, d'ailleurs, n'a point disparu, et qui est sans doute immortel. Or, René est un petit livre bizarre de quarante pages, où il n'y a peut-être pas plus de cinquante lignes qui aient été neuves à leur moment. Mais il est vrai qu'elles y sont.

René parut pour la première fois en 1802, dans le Génie du christianisme. Qu'avait affaire René avec le reste de l'ouvrage, avec la démonstration des «beautés poétiques et morales de la religion chrétienne»? L'auteur nous le dit dans sa Défense, René, comme Atala, «tend à faire aimer la religion, et à en démontrer l'utilité.» Il prouve «invinciblement, et la nécessité des cloîtres pour certains malheurs de la vie..., et la puissance d'une religion qui peut seule fermer les plaies que tous les baumes de la terre ne sauraient guérir». L'auteur a voulu peindre aussi les funestes conséquences de ces «rêveries criminelles... introduites parmi nous par J.-J. Rousseau, et de l'amour outré de la solitude».

Et comment a-t-il conçu le sujet de cette nouvelle? Afin d'inspirer plus d'éloignement pour le cas de René, il a pensé, nous dit-il, qu'il devait prendre la punition de ce jeune homme «dans le cercle de ces malheurs épouvantables qui appartiennent moins à l'individu qu'à la famille de l'homme» (?) «et que les anciens attribuaient à la fatalité.»—«L'auteur eût choisi le sujet de Phèdre s'il n'eût été traité par Racine. Il ne restait que celui d'Érope et de Thyeste, ou de Canace et Macareus, ou de Canne et Bybis chez les Grecs et les Latins, ou d'Amnon et de Thamar chez les Hébreux.»

Ainsi, pour punir le crime intellectuel de René, il paraît qu'il n'y a pas de châtiment plus convenable, plus congruent, plus nécessaire que de le faire aimer par sa sœur et de lui faire entendre, chuchoté par cette sœur sous le drap mortuaire de ses vœux, l'aveu de cet incestueux amour. Cela est vraiment bien étrange. En réalité, rien de moins attendu, dans cette histoire de René, que la passion de la sœur pour le frère et que la scène mélodramatique qui termine la prise de voile. C'est au point que, quand on songe à René, on ne songe point à cette seconde partie du récit, mais seulement aux vingt premières pages. Et, d'autre part, si l'aventure d'Amélie faisait penser à quelque chose, ce ne serait certes pas aux histoires d'Amnon et de Thamar ou d'Érope et de Thyeste, on y verrait plutôt une recherche d'effets tragiques à la manière de Diderot, un ressouvenir de toutes les histoires de religieuses passionnées et brûlantes où se sont plu les gens du dix-huitième siècle.

Aussi, pas un mot de vrai dans les explications de Chateaubriand. Il n'a pas conçu René comme une histoire édifiante et propre à montrer la beauté et l'utilité de la religion chrétienne, puisque René a été écrit plusieurs années avant le Génie du christianisme. Et son sujet ne lui a été inspiré ni par la mythologie ni par la Bible, puisqu'il l'a trouvé en lui-même, et près de lui.

René a été conçu et une première fois écrit, non seulement avant le Génie du christianisme, mais avant l'Essai sur les Révolutions et avant les Natchez. Ou plutôt René était d'abord une introduction à ce roman: car, dès les premières pages des Natchez, l'auteur appelle René «le frère d'Amélie», ce qui serait absolument inintelligible au lecteur, si l'histoire de René ne précédait pas celle des Peaux-Rouges. C'est après coup, et seulement quand il a publié les Natchez en 1827, qu'il a indiqué (dans une note) que l'histoire de René était originairement placée dans le cours du roman. Mais il a oublié que, dans ce cas, il ne pouvait pas appeler René, dès le commencement, le «frère d'Amélie». Je ne serais pas éloigné de croire que René a été d'abord crayonné par Chateaubriand dans les bois de Combourg, avant son départ pour le régiment.

Au reste, il me semble bien avoir gardé quelque chose de cette première rédaction. Sauf un petit nombre de traits (sans doute rajoutés) et sauf trois pages, vraiment belles, vers le milieu du récit, le style de René me paraît plus ancien, plus rapproché du style habituel de la seconde moitié du dix-huitième siècle, plus dépourvu d'images inventées, moins original enfin que celui des Natchez.

Écoutez ceci:

... Tantôt nous marchions en silence, prêtant l'oreille au sourd mugissement de l'automne, ou au bruit des feuilles séchées que nous traînions tristement sur nos pas; tantôt, dans nos jeux innocents, nous poursuivions l'hirondelle dans la prairie, l'arc-en-ciel sur les collines pluvieuses; quelquefois aussi nous murmurions des vers que nous inspirait le spectacle de la nature. Jeune, je cultivais les muses; il n'y a rien de plus poétique, dans la fraîcheur de ses passions, qu'un cœur de seize années. Le matin de la vie est comme le matin du jour, plein de pureté, d'images et d'harmonie.

Les dimanches et les jours de fête, j'ai souvent entendu dans les grands bois, à travers les arbres, les sons de la cloche lointaine qui appelait au temple l'homme des champs. Appuyé contre le tronc d'un ormeau, j'écoutais en silence le pieux murmure. Chaque frémissement de l'airain portait à mon âme naïve l'innocence des mœurs champêtres, le calme de la solitude, le charme de la religion, et la délectable mélancolie des souvenirs de la première enfance. Oh! quel cœur si mal fait n'a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal!...

Et cela continue sur ce ton... Cela ne saurait se comparer à Atala ni aux bons endroits des Natchez. Pas une expression trouvée (sauf «collines pluvieuses»), pas un trait qui enfonce. Cela pourrait être de n'importe qui. Tout le monde écrivait comme cela avant la Révolution. Si nous ne savions pas que cela est de Chateaubriand, cela nous paraîtrait assez ordinaire. Et voilà pourquoi je pense que ces pages du début de René sont les restes d'une première rédaction presque enfantine que l'écrivain a voulu conserver en souvenir de son adolescence, et comme «porte-bonheur», et parce que, en somme, elles sont harmonieuses.

2° Si nous ne connaissions pas Lucile et si nous n'avions pas lu les Mémoires d'outre-tombe, nous pourrions croire qu'en effet Chateaubriand a voulu écrire, dans René, une nouvelle chrétienne, et que l'histoire de l'amour de la sœur pour le frère lui a été suggérée par la Bible ou la mythologie. Mais Amnon ni Thamar, Érope ni Thyeste n'y sont pour rien. Nous savons par les Mémoires que l'histoire de René, sauf la scène de l'église, est l'histoire de Chateaubriand et de Lucile. Il s'est donné le plaisir singulier de raconter cette aventure de leur âme (où il est vrai que, de son vivant, personne, excepté peut-être leurs amis intimes, ne les pouvait reconnaître); et, chose plus extraordinaire, il a voulu nous apprendre, après sa mort, que cette aventure était bien la sienne et celle de sa sœur.

Quelques-unes des premières pages de René sont très exactement autobiographiques; et presque tout René a été repris et développé dans les Mémoires (1re partie, 3e livre). Ce troisième livre fait même paraître René assez pauvre.

Il ne veut pas que ceux qui liront un jour les Mémoires s'y puissent tromper. (Toute sa vie, dans plusieurs de ses écrits et dans sa correspondance, il affectera de s'identifier avec le héros de la nouvelle de René et du roman des Natchez. Il dit dans René: «Livré de bonne heure à des mains étrangères, je fus élevé loin du toit paternel.» «Chaque automne, je revenais au château paternel, situé au milieu des forêts, près d'un lac, dans une province reculée.» Et c'est Combourg, sauf le «lac» mis au lieu de l'étang. «Timide et contraint devant mon père, je ne trouvais l'aise et le contentement qu'auprès de ma sœur Amélie. Une douce conformité d'humeur et de goûts m'unissait étroitement à cette sœur; elle était un peu plus âgée que moi.» Comme dans les Mémoires. Le bruit des feuilles séchées sous les pas se retrouve dans les deux récits; «l'étang désert où le jonc flétri murmurait» (René) rappelle «les roseaux qui agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives» (Mémoires). Les promenades du frère et de la sœur sont les mêmes ici et là. Il est sensible que, ici et là, c'est la même histoire qu'il raconte, avec les mêmes souvenirs2.

Note 2: (retour)

On me communique une lettre de Louis de Chateaubriand, neveu de Chateaubriand, datée du 10 octobre 1848 et adressée à Mme de Marigny, et où je lis ceci:

«Ce qui, dans ce que je connaissais de l'ouvrage (les Mémoires d'Outre-Tombe) m'affligeait le plus, était ce qui concernait ma tante Lucile. J'étais si fortement inquiet à cet égard que je lui en ai écrit il y a quelques années pour lui exprimer que le tableau que son imagination traçait compromettrait une sœur très pure. Il m'a demandé, lorsqu'il m'a revu le lendemain si j'étais devenu fou, m'assurant qu'il n'y avait rien dans ses écrits qui fût de nature à donner atteinte à la pureté de sa sœur et à la sienne... Cependant j'étais toujours inquiet... des jugements de Dieu sur lui à cet égard...»

Lucile, dans les Mémoires, n'entre point, comme Amélie, au couvent. Mais «il lui prenait des accès de pensées noires que j'avais peine à dissiper: à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années; elle se voulait ensevelir dans un cloître.» Et sans doute, dans les Mémoires, il n'indique pas que Lucile ait été amoureuse de lui, ni qu'il s'en soit aperçu. Mais cependant faites attention à ceci: tout de suite après nous avoir peint leur vie en pleine solitude et après nous avoir dit: «Lucile était malheureuse», il raconte qu'il a tenté de se suicider,—avec un fort mauvais fusil, il est vrai.—Pourquoi? Il n'en donne d'autre raison que la dureté de son père, l'indifférence de sa mère et un «secret instinct» qui l'avertissait qu'il ne trouverait rien de ce qu'il cherchait dans le monde. Ainsi, des mois de rêveries exaltées avec Lucile; puis, tout d'un coup, tentative de suicide. À la suite de cela, il est, dit-il, malade pendant six semaines; et aussitôt guéri, cette sœur qu'il adorait, il demande lui-même à la quitter, et déclare qu'il veut aller au Canada défricher des forêts, tout comme le René de la nouvelle après la scène de l'église. Et, comme le René de René, le René des Natchez continuera d'être évidemment Chateaubriand lui-même.

Bref (et je ne dis rien de plus), Chateaubriand a fait tout ce qui était en lui pour que nous pussions supposer, par le rapprochement du texte de René et des Natchez et de celui des Mémoires, qu'il inspira une grande passion à sa sœur Lucile, un peu plus âgée que lui (charmante, mais mal équilibrée), et qu'il en fut lui-même fort troublé, comme l'indique ce qu'il fait dire à René par le Père Souël: «Votre sœur a expié sa faute; mais, s'il faut dire ici ma pensée, je crains que, par une épouvantable justice, un aveu sorti du sein de la tombe n'ait troublé votre âme à son tour.» Notez enfin que, après le voyage au Canada, c'est Lucile qui marie son frère. N'est-ce point pour se protéger elle-même?

Mais pourquoi Chateaubriand a-t-il tant tenu à nous faire deviner son secret, à nous suggérer l'idée qu'il ne fait réellement qu'un avec René, et Lucile avec Amélie? Par goût de l'étrange, pour l'orgueil de s'attribuer une aventure et des sentiments exceptionnels; autrement dit par romantisme, ainsi que l'explique cet aveu de René qui à la fois définit, dénonce et déshabille le romantisme: «Mes larmes avaient moins d'amertume lorsque je les répandais sur les rochers et parmi les vents. Mon chagrin même, par sa nature extraordinaire, portait avec lui quelque remède: on jouit de ce qui n'est pas commun, même quand cette chose est un malheur. J'en conçus presque l'espérance que ma sœur deviendrait à son tour moins misérable.» En d'autres termes: j'espérais que ma sœur, de son côté, jouirait de ce qu'il y a de distingué, de «pas commun» pour une sœur à aimer son frère d'amour.

Et c'est, en effet, ce que comprendra, n'en doutez point, cette intéressante religieuse qui s'est donné le plaisir vraiment rare d'avouer sa passion criminelle sous le drap des morts, et que, depuis, René aperçoit à une petite fenêtre grillée, «assise dans une attitude pensive» et qui «rêve à l'aspect de l'Océan», telle une religieuse de Diderot ou de madame de Tencin. Et c'est elle qui, avant le départ de René, lui écrit, parlant de son couvent: «C'est ici la sainte montagne... C'est ici que la religion trompe doucement une âme sensible; aux plus violentes amours elle substitue une sorte de chasteté brûlante où l'amante et la vierge sont unies...; elle mêle divinement son calme et son innocence à ce reste de trouble et de volupté d'un cœur qui cherche à se reposer et d'une vie qui se retire.» Ainsi écrit, merveilleusement, mais sans pudeur, cette religieuse qui, après tout, est une jeune fille.

Il est,—dirai-je amusant? et pourquoi non?—de penser que ces deux histoires de volupté, René et Atala, auraient été écrites, si on en croyait l'auteur, pour secourir et fortifier l'apologie du christianisme. Eh, mon Dieu! elles la secoururent en effet, puisqu'elles engagèrent les gens à lire le reste du livre.


Mais enfin, dans ces quarante pages de René, qu'est-ce donc qui constitue le chef-d'œuvre? Ce n'est pas l'épisode mélodramatique de la religieuse, et ce ne sont pas non plus les premières pages, plus anciennes, je persiste à le croire, et qui auraient aussi bien pu être écrites par Fontanes.

Non; mais, entre ces deux parties inégales, il y a une fort belle peinture des sentiments et des agitations d'un jeune homme qui est triste, mais qui veut l'être, et qui s'ennuie, mais qui s'y complaît, et qui voudrait tout et qui est dégoûté de tout, et qui ne s'en sait pas mauvais gré.

Son père mort, il songe un moment à «cacher sa vie» dans un monastère. Il visite d'abord «les peuples qui ne sont plus»; il va «s'asseoir sur les débris de Rome et de la Grèce». Il passe en Angleterre, puis au pays d'Ossian. On le retrouve en Italie, puis en Sicile, au sommet de l'Etna. Finalement, qu'a-t-il appris avec tant de fatigue? «Rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes.» Alors il invoque les bons sauvages, en disciple encore fidèle de Rousseau (et ce passage doit donc appartenir à la première rédaction de René): «Heureux sauvages! Oh! que ne puis-je jouir de la paix qui vous accompagne toujours! etc...» Ensuite, il s'avise de vivre retiré dans un faubourg; puis il croit que les bois lui seraient délicieux. Mais il est malheureux partout. «Hélas! je cherche un bien inconnu dont l'instinct me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, et si ce qui est fini n'a pour moi aucune valeur?» Il est «seul sur la terre». Une «langueur secrète» s'empare de lui. Il «ne s'aperçoit plus de son existence que par un profond sentiment d'ennui.» «Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette étrange blessure de mon cœur, qui n'était nulle part et qui était partout (?), je résolus de quitter la vie.»

Tout cela, en somme, était connu, et très connu, au temps où Chateaubriand écrivait René. Il nous en avertit lui-même (Défense du Génie du christianisme): «C'est Jean-Jacques Rousseau qui introduisit le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses et si coupables... Le roman de Werther a développé depuis ce genre de poison.» Qu'est-ce donc que René a ajouté à Werther? Rien du tout. Il y a certes beaucoup plus de substance dans Werther que dans René.

Seulement, il y a dans René trois pages environ d'une harmonie et d'une tristesse délicieuses. Il y a certains passages, certaines cantilènes qu'on peut se répéter indéfiniment, et où l'on trouve plus de volupté que dans les plus chantantes et les plus émouvantes phrases de Rousseau:

Sans parents, sans amis, pour ainsi dire, sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d'une lave ardente, quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence: je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future; je l'embrassais dans les vents; je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l'univers.

... J'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur.

... Un secret instinct me tourmentait; je sentais que je n'étais moi-même qu'un voyageur; mais une voix du ciel semblait me dire: «Homme, la saison de ta migration n'est pas encore venue; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues, que ton cœur demande.»

Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.

(Notez que les fameux «orages désirés», que l'on cite toujours, et qui semblent désigner les orages de la passion, ne signifient ici que le «vent de la mort». Heureuse impropriété!)

Mais avec tout cela, René, dans René, n'est encore qu'un rêveur mélancolique. Ses rêveries sont exactement celles de Lamartine dans l'Isolement, le Vallon et l'Automne. C'est dans les Natchez que le caractère de René s'approfondit et s'achève. Il y devient,—avec le Saint-Preux de Jean-Jacques et plus que Saint-Preux,—le type même du personnage romantique.

Son aventure sentimentale lui a semblé si extraordinaire qu'il s'est considéré comme marqué à jamais pour une destinée unique. Il lui a paru que l'amour d'Amélie exigeait qu'il fût somptueusement amer et désespéré jusqu'à la mort, et qu'en attendant, persuadé de la supériorité de l'homme de la nature sur l'homme de la société, il se fît simplement Peau-Rouge.

Là, il avait cru oublier: mais «le souvenir de ses chagrins, au lieu de s'affaiblir par le temps, semblait s'accroître.»

Les déserts n'avaient pas plus satisfait René que le monde, et dans l'insatiabilité de ses vagues désirs, il avait déjà tari la solitude, comme il avait épuisé la société. Personnage immobile au milieu de tant de personnages en mouvement, centre de mille passions qu'il ne partageait point, objet de toutes les pensées par des raisons diverses, le frère d'Amélie devenait la cause invisible de tout: aimer et souffrir était la double fatalité qu'il imposait à quiconque s'approchait de sa personne. Jeté dans le monde comme un grand malheur, sa pernicieuse influence s'étendait aux êtres environnants: c'est ainsi qu'il y a de beaux arbres sous lesquels on ne peut s'asseoir et respirer sans mourir.

Et voilà certes un rôle déplorable, mais avantageux.

Quand René demande à Adario la main de Céluta qu'il n'aime point, «elle sentit qu'elle allait tomber dans le sein de cet homme comme on tombe dans un abîme.» Quel homme!

Et quand il a épousé Céluta:

Les regards distraits du frère d'Amélie se promenaient sur la solitude: son bonheur ressemblait à du repentir. René avait désiré un désert, une femme et la liberté: il possédait tout cela et quelque chose gâtait cette possession... Il essaya de réaliser ses anciennes chimères: quelle femme était plus belle que Céluta? Il l'emmena au fond des forêts et promena son indépendance de solitude en solitude; mais quand il avait pressé sa jeune épouse contre son sein au milieu des précipices, quand il l'avait égarée dans la région des nuages, il ne rencontrait point les délices qu'il avait rêvées.

Le vide qui s'était formé au fond de son âme ne pouvait plus être comblé. René avait été atteint d'un arrêt du ciel, qui faisait à la fois son supplice et son génie: René troublait tout par sa présence: les passions sortaient de lui et n'y pouvaient rentrer; il pesait sur la terre qu'il foulait avec impatience et qui le portait à regret.

De plus en plus, quel homme!

Dans la deuxième partie des Natchez, René, dans la caverne des tombeaux, prononce des paroles d'où sont totalement absentes l'espérance et la foi, mais si belles que Mila lui dit: «Parle encore, c'est si triste et pourtant si doux, ce que tu dis là!»

Et, peu après, dans la pirogue qui le conduit à la Nouvelle-Orléans, René écrit au crayon sur des tablettes:

Me voici seul. Nature qui m'environnez! mon cœur vous idolâtrait autrefois. Serais-je devenu insensible à vos charmes?... Qu'ai-je gagné en venant sur ces bords? Insensé! ne te devais-tu pas apercevoir que ton cœur ferait ton tourment, quels que fussent les lieux habités par toi?... Rêveries de ma jeunesse, pourquoi renaissez-vous dans mon souvenir? Toi seule, ô mon Amélie, tu as pris le parti que tu devais prendre! Du moins, si tu pleures, c'est dans les abris du port: je gémis sur les vagues au milieu de la tempête.

Jusque-là, néanmoins, René est un type que nous connaissions. Déjà l'Oreste de Racine est l'homme qui se croit marqué pour un malheur spécial, et qui s'enorgueillit de cette prédestination et qui s'en autorise pour se mettre au-dessus des lois. Et c'est déjà le réfractaire et le révolté. De même Ériphyle (dans Iphigénie), amoureuse d'Achille pour s'être sentie pressée dans ses bras ensanglantés, se croit maudite, et s'en vante, et, à cause de cela, s'arroge tous les droits, orgueilleuse du secret de sa naissance, du mystère de sa destinée, et du don qu'elle possède, comme Oreste, de répandre le malheur autour d'elle. Seulement, Racine nous donne Oreste et Ériphyle pour ce qu'ils sont, le premier pour un malade, la seconde pour une très méchante fille: au lieu que Chateaubriand adore René, et non seulement l'absout, mais l'admire et le glorifie. Et pareillement Hugo, Dumas et Sand adoreront Didier, Antony et Lélia, auxquels René léguera son âme vaniteuse et triste.

Mais il me semble qu'il y a encore quelque chose de plus dans le René des Natchez, à cause de la lettre à Céluta.

René lui écrit cette lettre un peu après avoir reçu la nouvelle de la mort d'Amélie. Il l'écrit sans nulle nécessité, pour le plaisir, et tout en sachant qu'elle fera souffrir la pauvre petite Peau-Rouge, qui n'y comprendra rien, sinon qu'il est malheureux et qu'il ne l'aime pas. Mais cette lettre exprime un magnifique délire; et, bien qu'elle soit très connue, il est utile que je vous en relise les passages les plus significatifs.

Ceci, d'abord, où vous êtes libres de voir une confession personnelle de l'auteur.

Un grand malheur m'a frappé dans ma première jeunesse: ce malheur m'a fait tel que vous m'avez vu. J'ai été aimé, trop aimé: l'ange qui m'environna de sa tendresse mystérieuse ferma pour jamais, sans les tarir, les sources de mon existence (?). Tout amour me fit horreur; un modèle de femme était devant moi, dont rien ne pouvait approcher; intérieurement consumé de passions, par un contraste inexplicable, je suis demeuré glacé sous la main du malheur.

Et ceci:

Je suppose, Céluta, que le cœur de René s'ouvre maintenant devant toi: vois-tu le monde extraordinaire qu'il renferme? Il sort de ce cœur des flammes qui manquent d'aliment, qui dévoreraient la création sans être rassasiées, qui te dévoreraient toi-même. Prends garde, femme de vertu! recule devant cet abîme: laisse-le dans mon sein! Père tout-puissant, tu m'as appelé dans la solitude, tu m'as dit: «René, René! Qu'as-tu, fait de ta sœur?» Suis-je donc Caïn?

Ceci encore:

Quelle nuit j'ai passée!... Je cherchais ce qui me fuit; je pressais le tronc des chênes; mes bras avaient besoin de serrer quelque chose. J'ai cru, dans mon délire, sentir une écorce aride palpiter contre mon cœur: un degré de chaleur de plus, et j'animais des êtres insensibles. Le sein nu et déchiré, les cheveux trempés de la vapeur de la nuit, je croyais voir une femme qui se jetait dans mes bras; elle me disait: viens échanger des feux avec moi, et perdre la vie! Mêlons des voluptés à la mort! Que la voûte du ciel nous cache en tombant sur nous!

Et surtout ceci:

... Si enfin, Céluta, je dois mourir, vous pourrez chercher après moi l'union d'une âme plus égale que la mienne. Toutefois, ne croyez pas désormais recevoir impunément les caresses d'un autre homme; ne croyez pas que de faibles embrassements puissent effacer de votre âme ceux de René. Je vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert, dans les vents de l'orage, lorsqu'après vous avoir portée de l'autre côté d'un torrent, j'aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans votre sein, et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur. C'est toi, Être suprême, source d'amour et de beauté, c'est toi seul qui me créas tel que je suis, et toi seul me peux comprendre! Oh! que ne me suis-je précipité dans les cataractes au milieu des ondes écumantes! Je serais rentré dans le sein de la nature avec toute mon énergie.

Oui, Céluta, si vous me perdez, vous resterez veuve: qui pourrait vous environner de cette flamme que je porte avec moi, même en n'aimant pas? Ces solitudes que je rendais brûlantes vous paraîtraient glacées auprès d'un autre époux. Que chercheriez-vous dans les bois et sous les ombrages? Il n'est plus pour vous d'illusions, d'enivrement, de délire: je t'ai tout ravi en te donnant tout, ou plutôt en ne te donnant rien, car une plaie incurable était au fond de mon âme. Ne crois pas, Céluta, qu'une femme à laquelle on a fait des aveux aussi cruels, pour laquelle on a formé des souhaits aussi odieux que les miens, ne crois pas que cette femme oublie jamais l'homme qui l'aima de cet amour ou de cette haine extraordinaire.

Je m'ennuie de la vie; l'ennui m'a toujours dévoré: ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi, qu'aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne? Je serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et des loisirs, de la prospérité et de l'infortune. En Europe, en Amérique, la société et la nature m'ont lassé. Je suis vertueux sans plaisir; si j'étais criminel, je le serais sans remords. Je voudrais n'être pas né, ou être à jamais oublié.

(Ceci est à rapprocher d'un passage singulier des Mémoires (1re partie, livre VIII). Il vient de nous raconter que, ambassadeur à Londres, il a retrouvé, mariée et mère de deux grands garçons, cette Charlotte qu'il avait aimée à Bungay pendant l'exil. Et il termine, violemment, par ces mots inattendus: «Si j'avais serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge, c'eût été avec une sorte de rage, pour flétrir, remplir de douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre après m'avoir été offertes.» Et c'est bien là le tréfond de René: car, dans l'alinéa suivant, qui est fort obscur et où il n'y a que cette phrase de claire, il parle des «folles idées peintes dans le mystère de René», qui «l'obsédaient» et faisaient de lui «l'être le plus tourmenté qui fût sur la terre».


Nous avons maintenant le mal de René tout entier, à tous ses degrés, avec ses contradictions apparentes et son aboutissement.

À l'origine, la tristesse vieille comme le monde; la tristesse de Job; celle qui fait dire à l'ecclésiaste que tout est vanité, que tout a été fait de poussière et retourne à la poussière; que celui qui augmente sa science augmente sa douleur; qu'il a trouvé plus amère que la mort la femme, dont le cœur est un piège et un filet, et dont les mains sont des liens; que les morts sont plus heureux que les vivants, et plus heureux que les uns et les autres, celui qui n'a pas encore existé et qui n'a pas vu les mauvaises actions qui se commettent sous le soleil.

Puis, quelque chose qui ne se confond point avec la tristesse: l'ennui; c'est-à-dire le sentiment de l'inutilité de nos désirs à cause du néant de leur objet; donc, en même temps que l'impossibilité de ne pas désirer, le détachement anticipé de son désir, et, par suite, avec l'incapacité d'agir, l'inquiétude et à la fois le vide du cœur.

Cela est très vieux. Cela est notamment dans Sénèque (De tranquillitate animi). Pour échapper aux agitations et aux déceptions, Sérénus s'est jeté dans la retraite et dans la solitude. Il y retrouve l'inquiétude et l'ennui, (tædium, fastidium...) «cet ennui, ce mécontentement de soi-même, cette agitation d'une âme qui ne peut se reposer, la tristesse et l'impatience de son inaction..., la mélancolie, la langueur (mœror marcorque), et les mille fluctuations d'une âme indécise..., l'irritation d'une âme qui maudit le sort, se plaint du siècle, s'enfonce dans les coins, cuve sa peine, parce qu'elle s'ennuie et qu'elle est excédée d'elle-même.»

Enfin: «Quelques-uns ont pris le parti de mourir, en voyant qu'à force de changer, ils revenaient toujours aux mêmes objets, parce qu'ils n'avaient plus rien de nouveau à éprouver. Ainsi les a pris le dégoût de la vie et du monde, et alors leur échappe ce cri des voluptueux blasés: «Quoi! toujours la même chose!» Fastidio illis esse cœpit cita, et ipse mundus; et subit illud rabidorum deliciarum: quousque eadem?

Pascal aussi a fort bien parlé de ce mal. Quand même, dit-il, on se verrait à l'abri du malheur, «l'ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur où il a des racines naturelles, et de remplir tout de son venin... Ainsi l'homme est si malheureux qu'il s'ennuierait même sans aucune cause étrangère d'ennui, par l'état propre de sa complexion.»

Et Bossuet: «C'est la maladie de la nature... Ô Dieu, que le temps est long, qu'il est pesant, qu'il est assommant!... L'ennui que sainte Thérèse a de la vie... La persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine...»

Et Fénelon: «Le monde me paraît une mauvaise comédie... Je me méprise encore plus que le monde; je mets tout au pis-aller, et c'est dans le fond de ce pis-aller pour toutes les choses d'ici-bas que je trouve la paix.»—«Je sais par expérience ce que c'est que d'avoir le cœur flétri et dégoûté de tout ce qui pourrait lui donner du soulagement... Je tiens à tout d'une certaine façon... mais d'une autre j'y tiens très peu... Si vous me demandez ce que je souffre, je ne saurais vous l'expliquer...»


Je pourrais continuer indéfiniment à cueillir pour vous ces fleurs d'ennui. Qu'y a-t-il donc de plus dans René?

Ceci surtout, que René a su faire, de la tristesse, de la mélancolie, de l'ennui, un plaisir d'orgueil et une volupté. Il l'avoue lui-même très volontiers et souvent: «C'est dans le bois de Combourg, dit-il au troisième livre des Mémoires, que j'ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j'ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité

La complaisance, et l'on peut bien dire la satisfaction avec lesquelles il nous décrit, il nous développe son mal dans tous ses livres montrent assez que c'est un mal orgueilleux. Et, en effet, toutes les nuances de ce mal, et à tous ses degrés, impliquent, chez celui qui l'éprouve, la conscience de sa supériorité et le goût de se considérer comme le centre du monde. L'ennui est le sentiment de la monotonie ou de la banalité des choses et de leur impuissance à nous contenter. La mélancolie vient souvent de ce que nous sentons notre vie inégale à nos rêves, ou la distance entre ce que nous voudrions et ce que nous pouvons. Dans les deux cas, nous pouvons croire que notre imagination et notre désir dépassent la réalité. Ou bien, dans l'instant même où nous goûtons le plaisir, nous le sentons éphémère, et, au milieu de la fuite de tout, nous désirons ce qui ne passerait pas. La mélancolie résulte aussi de l'incapacité de jouir par l'abus de l'analyse de soi. La mélancolie, le goût passionné de la solitude, vient encore de ce que nous nous percevons différents des autres hommes, par conséquent supérieurs à eux: la mélancolie est alors misanthropie; donc, encore et toujours, plaisir d'orgueil.

L'ennui, c'est la mort du désir, qui a été trop souvent trompé, ou qui ne peut plus s'attacher à des objets qu'il connaît trop et qui sont toujours les mêmes. La mélancolie, ce serait plutôt, à la fois, l'impossibilité de tuer le désir et l'impossibilité de croire qu'il puisse être contenté; c'est l'éternelle et inutile renaissance du désir en dépit des déceptions passées et des déceptions prévues; et c'est donc, dans la recherche involontaire du plaisir, l'orgueil d'en connaître le néant. Et, puisque la forme extrême du plaisir est la volupté, et que tout plaisir se rattache à cette forme extrême ou même en participe, la mélancolie est encore le souvenir de la mort associé à la volupté; soit que ce souvenir la rende plus vive (rappelez-vous le petit squelette d'ivoire des fêtes antiques), soit qu'il la rende plus déchirante et comme furieuse: et alors l'homme qui, dans son cœur, a subordonné l'univers à son plaisir, sachant que la mort guette sa volupté, voudrait que sa volupté elle-même donnât la mort: il le voudrait pour affirmer sa puissance; il voudrait, par une jalousie transcendante, que le moment où une femme lui a dû le bonheur ne fût suivi pour elle d'aucun autre moment. Ces sentiments sont troubles et difficiles à exprimer avec une clarté parfaite. Mais on sait la grande tristesse, et facilement exaspérée, qui est au fond de la volupté, surtout cause de l'impossibilité où elle est de s'assouvir jamais. Vous vous rappelez le mot de Lucrèce: «Du milieu même de la source des plaisirs surgit quelque chose d'amer.» Et vous connaissez aussi la parenté de l'amour et de la mort, et comment l'idée de celle-ci surexcite celui-là. Lorsque René veut poignarder Céluta «pour fixer le bonheur dans son sein et pour se punir de lui avoir donné ce bonheur»; lorsqu'Atala, soufflée par Chateaubriand, désire «que la divinité s'anéantisse, pourvu que, serrée dans les bras de Chactas, elle roule d'abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde», on sent assez ce que le désespoir de René et d'Atala contient d'orgueil délirant et, si j'ose dire, de remède impie à la souffrance.

Mais au reste ce n'est plus là de l'ennui ou de la mélancolie: c'est un état extrême de la sensibilité, et comme une fureur que Chateaubriand n'a certainement connue qu'en des heures d'exception. Peut-être même n'est-ce que de la littérature, c'est-à-dire la peinture d'une disposition d'âme imaginée plutôt qu'éprouvée. Et c'est aussi ce qu'il y a de plus proprement «romantique» dans le mal de René.

Quant aux autres formes de la tristesse, il y en a trois que Chateaubriand a réellement connues et profondément exprimées. D'abord l'amour de la solitude, afin de mieux jouir du spectacle de ses propres sensations, et qui se confond donc un peu avec le «narcissisme». Puis la misanthropie, celle du Jacques de Shakspeare, celle d'Hamlet çà et là, celle de l'Oreste de Racine, celle de Werther. Enfin, la mélancolie charmante, qui jouit mieux de l'éphémère parce qu'il est éphémère et à cause de la difficulté que nous avons à concevoir un plaisir éternel; la mélancolie qui consiste à trouver sa propre tristesse intéressante, touchante, la mélancolie qui nous fait faire plus d'attention à nos sensations agréables en nous les montrant plus fugitives et en y mêlant doucement, sans brutalité et sans une vision trop concrète, l'idée de la mort; la mélancolie que La Fontaine a si justement placée dans son énumération des voluptés:

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