Chateaubriand
Il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique.
Cette mélancolie, ah! oui, Chateaubriand l'a connue, et aussi la misanthropie, et l'amour de la solitude.
Mais la pire forme de la tristesse, qui est sans doute l'ennui, je doute qu'il en ait fait sérieusement l'expérience. Il a beau dire partout qu'il «bâille sa vie», ce n'est qu'une phrase. Il me paraît impossible qu'un homme d'un si fort tempérament, si «bon garçon» et d'une gaieté si facile avec ses amis; qui a tant écrit et qui a été tellement possédé de la manie d'écrire; dont la vie est une si superbe «réussite»; qui a tant joui, non seulement de sa gloire, mais de ses titres et de ses honneurs; qui a joui avec tant de surabondance et si naïvement d'être ministre ou ambassadeur; et qui d'ailleurs a exprimé son ennui par un choix de mots et avec un éclat dont il se savait si bon gré; il me paraît impossible que cet homme-là se soit ennuyé beaucoup plus que le commun des hommes.
L'homme qui s'est ennuyé, c'est Senancour.
Sainte-Beuve, en analysant les Rêveries de Senancour (1798) dit que «le monde de René a été découvert quatre ans avant René, par celui qui n'a pas eu l'honneur de le nommer.» Et cela est vrai. Senancour est bien autrement intelligent (au sens strict du mot) que Chateaubriand. Il a donné du mal de René des définitions autrement précises et profondes. Je regrette de trouver en lui un anticatholicisme si marqué (nullement intolérant d'ailleurs et qui ne voudrait enlever à personne l'aide ou la consolation d'une foi religieuse): mais c'est un esprit vigoureux et vraiment libre. Il est plein de pensées. Sa vie, du reste, comprimée, contrainte, et qui est une suite de malheurs obscurs, est mieux faite que la vie émouvante et brillante de Chateaubriand pour nourrir le mal qu'ils ont décrit tous les deux. Déjà dans les Rêveries, puis dans Obermann (commencé un an avant la publication de René), Senancour, outre les autres formes de la tristesse, peint excellemment l'ennui. Non, jamais homme ne s'est ennuyé comme celui-là. Le mot d'ennui revient comme un tintement, surtout dans le premier volume d'Obermann. Sainte-Beuve lui-même, qui a tant de goût pour Senancour, ne peut s'empêcher de dire: «À force d'être ennuyé, Obermann court le risque à la longue de devenir ennuyeux.» Mais il faut ajouter tout de suite que ce style, parfois abstrait, embarrassé et prolixe, est souvent très beau de force, de justesse et même de couleur. Écoutez quelques-unes de ces plaintes dures et précises:
Dans les Rêveries:
La sagesse elle-même est vanité. Que faire et qu'aimer au milieu de la folie des joies et de l'incertitude des principes? Je désirai quitter la vie, bien plus fatigué du néant de ses biens qu'effrayé de ses maux. Bientôt, mieux instruit par le malheur, je le trouvai douteux lui-même, et je connus qu'il était indifférent de vivre ou de ne vivre pas. Je me livrai donc sans choix, sans goût, sans intérêt, au déroulement de mes jours.
Dans Obermann:
L'avenir incertain, le présent déjà inutile, et l'intolérable vide que je trouve partout.
Il y a l'infini entre ce que je suis et ce que j'ai besoin d'être...
Que ne puis-je être content de manger et de dormir? Car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne n'est pas très malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais leur ensemble m'accable...
Si le temps est sombre, je le trouve triste, et s'il est beau, je le trouve inutile...
Je cherche dans chaque chose le caractère bizarre et double qui la rend un moyen de mes misères, et ce comique d'opposition qui fait de la terre humaine une scène contradictoire où toutes choses sont importantes au sein de la vanité de toutes choses...
Simplicité de l'espérance, qu'êtes-vous devenue?
D'autres sont bien plus malheureux que moi: mais j'ignore s'il fut jamais un homme moins heureux...
Il y a évidemment beaucoup plus de substance dans les méditations d'Obermann que dans les rêveries de René. Senancour est un philosophe, Chateaubriand un poète. L'un est un stoïcien, l'autre un épicurien. Senancour, dans ses spéculations les plus libres sur l'amour et le mariage (car il disserte de tout), garde une austérité. Chateaubriand est la volupté même. Chateaubriand sent plus qu'il ne pense; mais il y a, au fond de la tristesse de Senancour, le doute ou la négation métaphysique. Chateaubriand a été un des plus illustres parmi les enfants des hommes, et je vous prie de croire qu'il s'en est aperçu. Senancour n'a rien été. Il a failli être sous-préfet de Napoléon, mais il n'a pas même été cela. On ne sait presque rien sur lui. On croit que le mariage qu'il avait fait n'était pas délicieux. Il fut presque pauvre et mourut caché.
C'est Senancour qui, ayant tué le désir, a véritablement connu l'ennui. C'est lui qui, toujours, a réellement éprouvé d'avance que tout est vain et que tout nous trompe, et qui a vécu en refusant la vie. Le vrai René, c'est Obermann, «ce René sans gloire», comme l'appelle Sainte-Beuve.
Seulement, Chateaubriand a la magie des mots et des images, Chateaubriand a sa musique. Senancour, je le dis nettement, me semble un roi de l'intelligence: mais il a peu de musique, et celle qu'il a est sourde. Rien ne prévaut contre la chevelure bleue du génie des airs ou contre l'appel aux orages désirés. C'est ainsi.
Mais, si sèchement et durement triste, ou même si ennuyeusement ennuyé que soit souvent Obermann, l'aveu lui échappe que la mélancolie, la tristesse, le non-désir, la non-espérance, même l'ennui, ne sont jamais la pire souffrance, ne sont peut-être pas une souffrance, sont peut-être même une sorte de plaisir, par ce qu'ils contiennent, soit d'orgueil, soit de langueur, et en ce qu'ils sont un exercice et une invention de notre esprit:
Je me décidai à rester le soir à Iverdun, espérant retrouver sur ces rives ce bien-être mêlé de tristesse que je préfère à la joie...
Jeune homme,... vous chercherez des délassements, vous vous mettrez à table, vous verrez le côté bizarre de chaque chose, vous sourirez dans l'intimité, vous trouverez une sorte de mollesse assez heureuse dans votre ennui même...
C'est le propre d'une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus grande de l'opinion d'elle-même que de ses jouissances positives...
Nous souffrons de n'être pas ce que nous pourrions être; mais, si nous nous trouvions dans l'ordre de choses qui manque à nos désirs, nous n'aurions plus ni cet excès de désirs, ni cette surabondance de facultés; nous ne jouirions plus du plaisir d'être au delà de nos destinées, d'être plus grands que ce qui nous entoure, plus féconds que nous n'avons besoin de l'être...
D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son cœur, cette volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre de sa douleur et l'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? Je m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus... Une même loi morale me rend pénible l'idée de la destruction, et m'en fait aimer le sentiment dans ce qui doit cesser avant moi. Il est naturel que nous jouissions mieux de l'existence périssable lorsque, avertis de toute sa fragilité, nous la sentons néanmoins durer en nous.
Il me semble bien que tout ceci est profond, et qu'Obermann explique un des plaisirs habituels de René mieux que René ne l'expliquera jamais.
Au reste Senancour, à mesure qu'il avance dans la vie, sans être jamais heureux (mais est-il possible et est-il nécessaire de l'être?) paraît moins malheureux. Dire qu'on a besoin de l'infini, qu'on veut, qu'on exige l'infini, il s'aperçoit peu à peu que cela n'a peut-être pas beaucoup de sens; et ces plaintes-là et ces récriminations-là reviennent plus rarement sous sa plume. Il n'a pas les glorieuses agitations de Chateaubriand; mais enfin il s'occupe. Il refait, réimprime et mêle ses Rêveries, son traité de l'Amour et son Obermann: ses livres ne lui sont donc pas indifférents. Il ne meurt qu'à soixante-treize ans. Il attend la fin des journées. Quand on s'applique à cela, quand on se distille à soi-même son ennui, c'est une occupation encore, et c'est une torpeur, quelquefois une griserie morne. Mais surtout Senancour aime très profondément la nature. Il l'a beaucoup plus regardée, je crois, et a beaucoup plus vécu dans son intimité que Chateaubriand. Il l'a associée à tous ses sentiments et à tous ses actes; il s'est apaisé et même engourdi en elle. Il a, autant qu'il était en lui, rythmé sa vie selon celle de la nature. Il a été, un peu après Ramond, un peintre excellent de la montagne (ce fut l'Alpe suisse) et de la forêt (ce fut Fontainebleau). Il a préféré le soir au matin et l'automne au printemps parce que c'était son goût et, en somme, par sensualité, parce qu'il redoutait trop de joie et de lumière. Et il est mort parfaitement résigné. On peut très bien vivre sans souffrance en s'ennuyant tout le temps, pourvu qu'on n'ait pas de trop grands malheurs précis et concrets: car on tire une douceur de son ennui même.
Si cela a pu arriver à ce modeste et sombre Obermann, que dirons-nous de ce brillant et vaniteux René? Il faut le reconnaître, la tristesse n'est pas un mal; la tristesse, même profonde, n'est pas une souffrance. Ce n'est pas non plus, évidemment, un plaisir: si je le prétendais, vous ne me croiriez pas. C'est un état intermédiaire, non pas peut-être créé, mais perfectionné par l'intelligence humaine.
Chateaubriand,—encore plus efficacement que Senancour, parce que Chateaubriand réfléchissait moins,—se défend, par la mélancolie, contre les malheurs positifs. Il les sent peu, parce qu'il les fait rentrer dans les causes générales de sa vague tristesse. Voici peut-être la grande invention de Chateaubriand: il a fait de la mélancolie une parade contre la douleur.
CINQUIÈME CONFÉRENCE
LE GÉNIE DU CHRISTIANISME
Chateaubriand était donc toujours à Londres. Il venait de terminer, je pense, la rédaction définitive des Natchez, dont Atala et René faisaient partie, lorsqu'il reçut cette lettre de sa sœur, madame de Farcy:
Saint-Servan, 1er juillet.—Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères; je t'annonce à regret ce coup funeste. Quand tu cesseras d'être l'objet de nos sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession non seulement de piété, mais de raison; si tu le savais, peut-être cela contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire; et si le ciel touché de mes vœux permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu'on peut goûter sur la terre; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est point pour nous tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d'être inquiètes de ton sort.
Après avoir cité cette lettre au livre IX des Mémoires, il écrit effrontément (1822): «Ah! que n'ai-je suivi le conseil de ma sœur! Pourquoi ai-je continué d'écrire? Mes écrits de moins dans mon siècle, y aurait-il eu quelque chose de changé aux événements et à l'esprit de ce siècle?» Si on lui avait répondu que non, il aurait été bien étonné.
Il continue: «Je jetai au feu avec horreur les exemplaires de l'Essai, comme l'instrument de mon crime. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée m'arriva d'expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux: telle fut l'origine du Génie du christianisme». (Une des origines, oui, il est possible.)
Et il rappelle la première préface du livre:
Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans les cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume; elle chargea en mourant une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au delà des mers («au delà des mers» veut dire simplement «de l'autre côté de la Manche»), ma sœur elle-même n'existait plus: elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n'ai pas cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles: ma conviction est sortie du cœur; j'ai pleuré et j'ai cru.
Il a donc reçu une lettre de sa sœur morte lui annonçant la mort de sa mère; il a pleuré; il est devenu chrétien. Cela est fort beau; mais cela est un peu arrangé. (Voyez Victor Giraud, la Genèse du Génie du christianisme.) En réalité, la lettre par laquelle madame de Farcy annonçait à son frère la mort de leur mère lui est parvenue bien avant la mort de madame de Farcy; et lorsqu'il apprit cette mort de sa sœur, le Génie du christianisme était déjà fort avancé. Mais l'auteur tenait à sa phrase: «Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort...» Il resterait donc que, dans la préface d'un livre conçu avec des larmes et pour la plus grande gloire de Dieu, il altère la vérité pour produire plus d'effet (ce qu'il a fait d'ailleurs toute sa vie). Et cela n'est certes pas un crime, mais cela ne marque pas un très grand sérieux,—ni, comme dit le Psaume, «un cœur profondément contrit et humilié».
Il continue, dans les Mémoires: «Je m'exagérais ma faute: l'Essai n'était pas un livre impie, mais un livre de doute et de douleur... Il ne fallait pas grand effort pour revenir du scepticisme de l'Essai à la certitude du Génie du christianisme.»
Cela paraît assez vrai. Dans les plus grandes hardiesses de l'Essai, «s'il était philosophe par les opinions, il ne l'était point par les conclusions» (Sainte-Beuve). Il niait le progrès, ce dogme capital des philosophes. Il avait pour les encyclopédistes les sentiments de Rousseau. Il inclinait vers une espèce de christianisme social. Les protestants lui inspiraient peu de sympathie. Il terminait ainsi un chapitre sur la Réforme: «Pourquoi cet abominable spectacle? Parce qu'un moine s'avisa de trouver mauvais que le pape n'eût pas donné à son ordre, plutôt qu'à un autre, la commission de vendre des indulgences en Allemagne». (2e part., chap. XL.) Il disait, à propos d'Épiménide: «Il bâtit des temples aux dieux, leur offrit des sacrifices et versa le baume de la religion dans le secret des cœurs. Il ne traitait point de superstition ce qui tend à diminuer le nombre de nos misères; il savait que la statue populaire, que le pénate obscur qui console le malheureux est plus utile à l'humanité que le livre du philosophe qui ne saurait essuyer une larme.» Il n'était, en tout cas, qu'un impie intermittent. Et sa sensibilité était restée chrétienne. Cette sensibilité régnait partout dans Atala, René, les Natchez, et aussi la croyance à l'utilité sociale du christianisme. Rappelez-vous les personnages du Père Aubry et du Père Souël. Non, non, Chateaubriand, pour entreprendre une apologie de la religion,—du moins le genre d'apologie qu'il entreprit,—n'avait pas à revenir de très loin.
Enfin, il était naturel (comme le fait remarquer M. Victor Giraud), que les émigrés, et même les plus touchés de l'esprit du dix-huitième siècle, revinssent à la foi chrétienne, ou pour le moins au respect de la foi, par horreur soit de la philosophie, soit de l'impiété des plus grands criminels de la Révolution. Il ne leur paraissait pas ragoûtant de continuer à penser comme ces gens-là. Les doctrines étaient jugées par leurs fruits. Puis, en poursuivant d'une haine pareille les nobles et les prêtres, la Révolution avait créé entre eux une solidarité que les plus corrompus même de l'ancien régime acceptaient par point d'honneur. Madame de Duras dit très bien (dans une note de son roman d'Édouard, 1825), après avoir indiqué la corruption de la fin du dix-huitième siècle: «Une seule chose avait survécu à ce naufrage de la morale...: c'était l'honneur. Il a été pour nous la planche dans le naufrage, car il est remarquable que, dans la Révolution, c'est par l'honneur qu'on est rentré dans la morale; c'est l'honneur qui a fait l'émigration; c'est l'honneur qui a ramené aux idées religieuses.» Or l'honneur fut éminemment la vertu de Chateaubriand, et fut peut-être sa seule vertu.
Ajoutez que, chez beaucoup d'incroyants provisoires, l'excès du malheur, le besoin d'un recours, durent réveiller les impressions religieuses de leur enfance. Lorsque Chateaubriand apprit la mort de sa mère, il revit ses années de Combourg et du collège de Dol,—et sa première communion qu'il raconte ainsi dans les Mémoires: «J'approchai de la Sainte Table avec une telle ferveur que je ne voyais rien autour de moi. Je sais parfaitement ce que c'est que la foi, par ce que je sentis alors. La présence réelle dans le Saint-Sacrement m'était aussi sensible que la présence de ma mère à mes côtés. Quand l'hostie fut déposée sur mes lèvres, je me sentis comme tout éclairé en dedans... Je tremblais de respect...» (Il écrit cela trente ans après). En revenant du Canada, il avait chanté, à la vue des côtes de Bretagne, le cantique des marins à Notre-Dame du Bon Secours, etc... Toute son enfance, quand il lut la lettre de madame de Farcy, dut lui remonter au cœur.
Des milliers et des milliers de Français, en France ou dans l'exil, étaient dans les mêmes dispositions. Fontanes, qu'il connaissait déjà et qui avait été aussi incrédule que lui, était repris du désir de croire. En 1790 déjà, Fontanes écrivait à Joubert: «Ce n'est qu'avec Dieu qu'on se console de tout... J'aimerais mieux me refaire chrétien comme Pascal... que de vivre à la merci de mes opinions, ou sans principes, comme l'Assemblée nationale; il faut de la religion aux hommes, ou tout est perdu.» (Cité par V. Giraud.) Joubert, que Chateaubriand allait connaître, et qui avait eu, lui aussi, sa période d'incroyance, écrivait: «La Révolution a chassé mon esprit du monde réel en le rendant trop horrible.» Et encore: «La religion est la poésie du cœur; elle a des enchantements utiles aux mœurs.» (Il écrivait cela après le Génie du christianisme, mais il le pensait depuis le commencement de la Révolution.) On sentait qu'il faut une religion, non seulement pour le peuple, mais pour tout le monde. Tout le monde, après la grande orgie d'impiété, de sottise, de cruauté et de destruction, portait en soi le Génie du christianisme, en attendant qu'un seul l'écrivît.
Et quelques-uns en écrivaient déjà des fragments. La Harpe, converti comme Chateaubriand, entreprenait une Apologie de la religion. Ballanche écrivait, en 1797, le livre Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts, que Chateaubriand n'a sans doute pas lu, mais où se trouve pourtant le titre même de son livre: «(À propos du Télémaque). Combien de choses, et ce sont les plus belles, qui n'ont pu être inspirées que par le génie du christianisme!» (Cité par V. Giraud.) Un certain Paul Didier faisait paraître en 1802 un livre intitulé Du retour à la religion. Rivarol, incrédule, mais clairvoyant, écrivait dans le Discours préliminaire de son Nouveau Dictionnaire de la langue française: «Il me faut, comme à l'univers, un Dieu qui me sauve du chaos et de l'anarchie de mes idées... Le vice radical de la philosophie, c'est de ne pas pouvoir parler au cœur. Or... le cœur est tout... Tout État, si j'ose le dire, est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel.» (Cité par V. Giraud.) Bonald, dans sa Théorie du pouvoir (1796), expliquait que le salut de la France était dans le retour aux principes monarchiques et surtout catholiques. Enfin, Joseph de Maistre avait publié, en 1796, ses profondes et magnifiques Considérations sur la France, que Chateaubriand avait lues (d'après V. Giraud). Or, Maistre annonce, à la fin du premier chapitre, une renaissance religieuse; et, au second chapitre, Chateaubriand put lire ceci: «L'effusion du sang humain n'est jamais suspendue dans l'univers... Il y a lieu de douter, au reste, que cette destruction violente soit, en général, un aussi grand mal qu'on le croit... Les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences... les hautes conceptions... tiennent surtout à l'état de guerre... En un mot on dirait que le sang est l'engrais de cette plante qu'on appelle génie.» Le jeune Chateaubriand dut se dire: ceci est écrit pour moi.
Étant donnés son éducation, son enfance chrétienne, sa sensibilité, le tour de son imagination, et qu'il était parmi les victimes de la Révolution et par conséquent de l'impiété révolutionnaire; que, même dans sa période d' «égarements» et de doute, il n'avait pas cessé d'être ému par les «beautés» de la religion; que, tout jeune, il avait eu la fureur d'écrire (douze heures par jour à l'occasion) et sur les grands sujets, et que jamais peut-être on ne vit jeune écrivain débuter par d'aussi énormes ouvrages; que, dans l'Essai et même dans les Natchez, la préoccupation religieuse est fréquente; qu'il voulait la gloire, et que c'est peut-être la seule chose qu'il ait voulue énergiquement; qu'il voulait jouer un grand rôle par la plume; qu'à cette époque la grande œuvre à écrire, le «livre à faire», c'était une apologie de la religion chrétienne, condition et commencement de la reconstruction sociale; que cela était «dans l'air»; que, Rivarol étant trop peu croyant et ayant trop d'esprit, Bonald manquant de charme, Maistre étant étranger et ayant un génie trop insolent, Chateaubriand était le seul qui pût écrire ce livre attendu, de telle façon qu'il fût à la fois splendide, populaire et efficace... il était presque nécessaire que Chateaubriand écrivît le Génie du christianisme.
Il l'écrivit donc. Il le commença dès les premiers jours de 1799 (d'après Biré) et fit imprimer une partie du premier volume chez les Dulau, «qui s'étaient faits libraires du clergé français émigré».
(Chateaubriand nous dit dans les Mémoires que le simiesque abbé Delille entendit la lecture de quelques fragments de l'ouvrage. L'abbé lui-même, dans son poème de la Pitié, qu'il avait composé à Brunswick un peu auparavant, célébrait la pitié chrétienne, disait la charité des sœurs grises et de l'abbé Carron; et c'était déjà, au deuxième chant, comme une pâle petite esquisse des derniers chapitres du Génie du christianisme; tant tout le monde avait la même chose dans l'esprit!)
Cependant, Bonaparte était devenu premier consul. Beaucoup d'émigrés rentraient. Chateaubriand quitta Londres au printemps de 1900. Il emportait avec lui Atala, René et les premières feuilles imprimées du Génie du christianisme. Il n'avait pas vu Paris depuis neuf ans. Il rentra à pied par la barrière de l'Étoile et les Champs-Élysées. Paris avait l'air d'une ville en ruines semée de bastringues, un air sinistre et fou. Chateaubriand était d'ailleurs devenu Anglais de manières et, «jusqu'à un certain point, de pensée». Mais il retrouve Fontanes et rencontre Joubert. Et peu à peu il goûte la sociabilité française, «ce commerce charmant, facile et rapide des intelligences, cette absence de toute morgue et de tout préjugé». Il goûte le pittoresque moral et le pêle-mêle de cette société, qui commence pourtant à se réorganiser. Il partage cette ivresse de vivre dont tout le monde était saisi après de tels bouleversements. Il n'a pas le sou, il emprunte pour vivre, mais il déborde d'espérance. Il travaille avec une allègre fureur. Je ne pense pas qu'il ait beaucoup souffert, à ce moment-là, du mal de René.
On sait, dans le Paris de l'ancienne France et des rapatriés, qu'il compose son grand ouvrage. Il n'est point malhabile, oh non! À propos du livre de madame de Staël, De la littérature dans ses rapports avec la morale, il publie dans le Mercure de France une Lettre à M. de Fontanes où il montre que c'est au christianisme, non à la philosophie, que nous devons une plus grande connaissance des passions humaines. On lit dans le préambule de cette lettre: «... Je m'enhardis en songeant avec quelle indulgence vous avez déjà annoncé mon ouvrage. Mais cet ouvrage, quand paraîtra-t-il? Il y a deux ans qu'on l'imprime, et il y a deux ans que le libraire ne se lasse point de me faire attendre, ni moi de corriger. Ce que je vais donc vous dire... sera tiré en partie de ce livre futur.» Autrement dit, il raccroche au livre de madame de Staël une très élégante et très adroite réclame de son propre livre, et il signe—déjà—«l'auteur du Génie du christianisme». Cette lettre eut un très grand succès. «Cette boutade, dit-il dans les Mémoires, me fit tout à coup sortir de l'ombre.»
Mais le coup de maître, ce fut la publication d'Atala à part. Nous avons vu ce qu'Atala avait de nouveau et par où elle séduisit les imaginations. Mais surtout quelle victorieuse idée d'annoncer, par un fragment de cette espèce, par une histoire mélancolique et chastement sensuelle, pleine des images de la volupté et de la mort, une apologie de la religion! À coup sûr, cette apologie ne serait pas austère ni rebutante; l'auteur connaissait, autant que la poésie de la nature, la poésie des passions; son livre serait un trésor de suaves descriptions et d'émotions distinguées. Les femmes l'attendaient comme un roman.
C'est de la publication d'Atala (dit Chateaubriand dans les Mémoires) que date le bruit que j'ai fait dans le monde... Atala devint si populaire qu'elle alla grossir, avec la Brinvilliers, la collection de Curtius. Les auberges de rouliers étaient ornées de gravures rouges, vertes et bleues représentant Chactas, le Père Aubry et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les quais, on montrait mes personnages en cire, comme on montre des images de Vierge et de saints à la foire. Je vis sur le théâtre du boulevard ma sauvagesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l'âme de la solitude à un sauvage de son espèce, de manière à me faire suer de confusion...
Il fut «enivré». «J'aimai la gloire comme une femme, comme un premier amour.» On se le disputa. Les femmes s'arrachèrent un mot de sa main, une «enveloppe suscrite par lui», que l'on «cachait avec rougeur, en baissant la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure». «Les éphèbes de treize et quatorze ans étaient, dit-il, les plus périlleuses.» Diable! Il fait alors la connaissance de madame Bacciochi, sœur de Bonaparte, et de Lucien. Une fois on le conduit chez madame Récamier. Il ne devait la revoir que vingt ans plus tard. «Le rideau, dit-il, se baissa subitement entre elle et moi.»
Surtout,—avec Fontanes et Joubert, avec Molé, Pasquier, Chênedollé, qui fréquentaient chez elle,—il connut madame de Beaumont, née Pauline de Montmorin. Il fut passionnément aimé d'elle, et assurément il l'aima. Si vous voulez parfaitement savoir qui était madame de Beaumont, lisez ou relisez le tendre chapitre qui la regarde dans le livre d'André Beaunier: Trois amies de Chateaubriand. Elle avait eu un père massacré à l'Abbaye, une mère et un frère guillotinés, une sœur morte en prison, puis une vie morne et décolorée... J'ai vu son portrait par madame Vigée-Lebrun. Elle n'était pas belle; elle avait, un peu, un museau de souris, mais des yeux admirables, de jolis bras, de la grâce, cette ardeur languissante que donne la phtisie, enfin ce qu'il fallait pour toucher. D'ailleurs une âme élevée et un grand courage.
Chateaubriand nous dit que le succès d'Atala l'avait déterminé à «recommencer» le Génie du christianisme dont il y avait déjà deux volumes imprimés. En le recommençant, il le «christianisa», je crois, le plus qu'il put. Madame de Beaumont lui offrit une chambre à la campagne, dans une maison qu'elle venait de louer à Savigny-sur-Orge. Il y passa six mois dans le voisinage de Joubert et de sa femme. C'est là qu'il remania et termina son livre, dans une fièvre joyeuse, attendrie par la présence d'une amie malade, mais à qui son mal laissait alors des trêves. «Madame de Beaumont, dit-il, avait la bonté de copier les citations que je lui indiquais.» Ainsi cette amoureuse aidait, selon ses forces, le défenseur de la foi. Apparemment c'est à elle que furent lues d'abord, à mesure qu'elles étaient écrites, les pages du texte définitif. Ces lectures ne durent pas être sans volupté pour elle et pour lui.
Comment l'apologiste de la religion se fût-il souvenu de sa femme?
L'apparition du livre était, depuis deux ans, annoncée, attendue, préparée; préparée par la rumeur des salons ressuscités, par la Lettre sur le livre de madame de Staël, par la sensuelle Atala, par les articles officiels de Fontanes, par les besoins religieux du public et son retour spontané à l'ancien culte («Ce qui demeurait d'églises entières se rouvrait», dit Chateaubriand lui-même en parlant de l'année 1801); préparée enfin, on peut le dire, par le premier consul en personne.
Quelle «réclame» pour un livre que le traité d'Amiens et le Concordat!
Le 18 avril 1802, jour de Pâques, un Te Deum solennel fut chanté à Notre-Dame pour célébrer en même temps la paix générale et le rétablissement du culte. «Le Concordat fut publié dans tous les quartiers de Paris avec grand appareil et par les principales autorités.» (Thiers.) Et le même jour le Génie du christianisme parut, et M. de Fontanes en rendait compte dans le Moniteur.
Je ne vois guère que l'Énéide qui ait rencontré des conditions analogues de publicité. La carrière littéraire du mélancolique René a été une incroyable «réussite». Autant que j'en puis juger, le Génie du christianisme a été le plus grand succès de toute l'histoire de notre littérature (même pour la vente, si on tient compte du temps, de la nature de l'ouvrage, de son volume et de son prix).
Chateaubriand put se considérer comme étant, avec Bonaparte, le restaurateur du culte. Il put dire: «Bonaparte et moi.» Et il n'y manqua pas.
Le livre qui eut une telle fortune était-il un chef-d'œuvre? Il le parut et il devait le paraître. Il avait des parties à la fois attendues et neuves.—Était-il une œuvre de foi? C'est ce que je voudrais examiner d'abord.
Je me suis dit pour commencer:
—Chateaubriand a été certainement incrédule entre vingt et trente ans. En 1798, il l'était parfois jusqu'au nihilisme. Là-dessus, il écrit le Génie du christianisme. Que s'était-il donc passé? Il n'avait pas eu de «nuit» à la Pascal; autrement il nous l'aurait raconté. Il avait été fortement ému en apprenant la mort de sa mère et ce que sa mère avait souffert par lui. Sa conversion avait été encore déterminée, ou hâtée, par le désir d'écrire le livre réparateur que tout le monde attendait. Que valait sa conversion? De quelle espèce était sa foi?
Il y a une vingtaine d'années, au temps des mystères de Maurice Bouchor et des cigognes de M. de Vogüé, on rencontrait fréquemment dans les livres, et même au théâtre, un sentiment que j'avais appelé «la piété sans la foi».—La piété sans la foi, disais-je, consiste à bien comprendre, à respecter et à goûter, pour la bienfaisance de leurs effets, pour la beauté de leur signification et aussi pour la grâce de leurs représentations plastiques, des dogmes auxquels on ne croit pas... Cette piété n'est pourtant ni un mensonge, ni une hypocrisie... On aime les vertus et les rêves qu'a suscités la foi dans des millions et des millions de têtes et de cœurs; on aime les innombrables inconnus qui, dans le passé profond, ont fait ces rêves et pratiqué ces vertus... On aime aussi la poésie, la douceur et tour à tour l'allégresse espérante et les lamentations des chants liturgiques; on les aime pour ce qu'ils ont d'éternellement vrai, l'humanité étant l'éternelle suppliante. On aime enfin, (dans un mystère comme celui de la Nativité), sous le sens littéral le sens symbolique. Il n'est certes pas besoin de croire à un dogme révélé pour être profondément sincère en appelant un Sauveur. Depuis dix-neuf siècles on chante tous les ans: «Venez, divin Messie», comme si le Messie n'était pas venu encore. S'il est un cri que tout le monde, croyants et incroyants, peut pousser du fond du cœur, c'est apparemment celui-là. Quand la race humaine disparaîtra, ce sera encore en appelant au secours, et peut-être en essayant de rêver que le secours lui est venu.
Voilà des sentiments que certes Chateaubriand n'eût pas reniés, et que même il nous a peut-être aidés à avoir; mais il semble pourtant qu'il y ait eu dans son cas un peu plus que la piété sans la foi, alors que la foi venait d'avoir ses martyrs, que l'Église était teinte de son propre sang, et que l'imagination était remuée par tout ce tragique. «J'ai pleuré, j'ai cru», il faut tenir grand compte de cette déclaration. Chateaubriand a donc la foi. Quelle foi? L'affirmation du dogme par persuasion de sa nécessité sociale, avec un sincère attendrissement, et avec un ardent désir que le dogme soit vrai? Oui, quelque chose comme cela. Mais il est clair que ce n'est pas la foi d'un chrétien sérieux, celle qui tient tout l'homme, même quand il pèche; qui est toujours présente à son esprit, qui est l'essentiel de sa vie, qui façonne à chaque instant ses sentiments et sa conduite. Il y a visiblement plus de foi dans n'importe quelle page des Pensées de Pascal que dans tout le Génie du christianisme. La foi de Chateaubriand, affirmation de politique, émotion de poète, désir et illusion de croire, ne le gêne ni ne le dirige; ne l'empêche ni d'écrire la sensuelle Atala, ni de choisir la maison de sa maîtresse pour y achever son apologie de la vraie religion. Il est d'ailleurs remarquable que, jusqu'à la fin de sa vie et dans le temps même de ses plus beaux gestes de chevalier de la foi, Chateaubriand ait toujours eu des phrases qui supposaient un quasi nihilisme. Boutades élégantes, boutades vaniteuses qu'un vrai chrétien ne se permettrait pas.
Je sais bien qu'on peut croire sans une «pratique» complète. Mais enfin, chez les hommes comme Chateaubriand, le signe le plus sûr de la foi totale, c'est encore la pratique. Une curiosité, assurément innocente et même louable, m'a fait demander à M. Victor Giraud si, depuis le Génie du christianisme, Chateaubriand communiait. M. Victor Giraud m'a répondu: «Voici mon impression. Je serais étonné que Chateaubriand n'eût pas fait ses Pâques en 1799, après la conversion; je serais étonné qu'il les eût faites de 1801 jusqu'à une époque assez difficile à déterminer, mais assez lointaine; et je crois qu'il les faisait régulièrement dans les dernières années de sa vie. Si cette impression est fondée, vous avouerai-je qu'elle ne m'empêche pas de croire à la sincérité religieuse de Chateaubriand? 1° Video meliora... et 2° les trois quarts des écrivains sont beaucoup plus sincères en écrivant qu'en vivant.» Cela me semble parfaitement juste.
Mais, avec tout cela, la foi de Chateaubriand ne me satisfaisait pas. Elle me paraissait petite et fragile. Alors j'ai consulté un théologien; et j'ai vu que l'Église était moins difficile que moi; et j'ai admiré sa connaissance de l'homme et sa très sagace indulgence.
Le théologien m'a répondu:
«La foi proprement dite ou «foi divine» (au sens de foi à Dieu) consiste en ce que l'on croit une vérité révélée et qu'on la croit à cause de l'autorité de Dieu qui la révèle.
»Ainsi donc l'objet de la foi est une vérité révélée,—non évidente de soi, et plutôt mystérieuse,—que l'esprit accepte, sans pouvoir se démontrer qu'elle est une vérité, et seulement parce qu'il sait qu'elle est une vérité révélée par Dieu...
»Préalablement à la «foi divine» ainsi conçue doit se placer une enquête de l'esprit se demandant quelles raisons il a de penser qu'en effet il y a des vérités qui ont été révélées par Dieu, et que le Christ, par exemple, avait mission de parler pour Dieu... Cette enquête constitue l'apologétique chrétienne...
»Cette enquête n'impose pas sa conclusion comme une conclusion nécessaire (ainsi qu'il arrive en géométrie): l'assentiment de l'esprit à la foi qui lui est proposée demeure un acte libre, donc un acte auquel la grâce peut concourir et concourt.»
Le développement de ces axiomes fatiguerait notre frivolité. Mais voici qui est, pour nous, du plus vif intérêt:
«Les théologiens distinguent la foi explicite et la foi implicite.
»La foi explicite est celle qui a la notion de ce qu'elle croit. La foi implicite est celle qui ne conçoit ni ne connaît ce qu'elle croit,—ce qu'elle croit sans le connaître ou sans le concevoir étant impliqué et latent dans une affirmation qu'elle accepte en pleine connaissance.
»Ainsi le fidèle fait acte de foi implicite quand il dit: Je crois tout ce que croit ou enseigne l'Église, ou: Je crois tout ce que Dieu, vérité infinie, a révélé.
»Ce point de doctrine est extrêmement important, car par là les théologiens admettent que la foi explicite, adéquate au révélé, est pratiquement irréalisable; elle est dans les livres, et là seulement...
»Donc un homme aura la foi, qui enferme cette foi dans une seule vue de foi, comme serait la paternité de Dieu, le royaume de Dieu, la communion des saints, l'Église œuvre de Dieu..., et qui, par le fait qu'il ne niera aucune des vérités révélées impliquées dans ces notions synthétiques, les acceptera toutes implicitement.
»Si nous appliquons cette distinction à Chateaubriand et si nous nous demandons: Avait-il la foi?... nous répondrons:
»La foi explicite d'un Bossuet? Certes non! Mais une foi implicite, qui s'attachait à telles ou telles vues de foi, s'y complaisait, s'y tranquillisait,—et laissait le reste à l'érudition des théologiens de profession. C'était l'attitude très correcte,—et très calculée—de Descartes. C'est chez Chateaubriand une attitude spontanée, mais aussi correcte.
»Ici encore les théologiens distinguent: 1° les raisons de croire objectives, et ce sont les miracles que met en ligne l'apologétique traditionnelle; 2° les raisons de croire subjectives, qu'ils appellent du nom de «suppléances subjectives de la crédibilité rationnelle.»
»Ces suppléances sont des impondérables, des incommunicables: motifs moraux, motifs de sentiment, motifs d'expérience, motifs de tradition, motifs d'ordre social...: le moralisme de Vinet, le pragmatisme de James, la sociologie morale de Brunetière, l'esthétique et le traditionalisme du Génie du christianisme.»
Voilà l'admirable consultation de mon théologien.
Ainsi, un assentiment en bloc (chose infiniment commode), un mouvement du cœur, un acte de la volonté... Donc, Biré a raison, l'abbé Pailhès a raison, l'abbé Bertrin a raison, M. Victor Giraud a raison: Chateaubriand avait la foi.
Et maintenant que je suis plus tranquille, m'étant assuré que la foi «implicite» de Chateaubriand vaut aux yeux de l'Église, le livre lui-même précisera pour nous l'allure et le caractère de cette foi.
Au deuxième chapitre du livre II, il a tout justement à définir la foi, c'est-à-dire la première des vertus théologales. Or, tout de suite, il confond la foi avec la conviction et la confiance. Il nous dit: «Colomb s'obstine à croire un nouvel univers.» «L'amitié, le patriotisme, l'amour... sont une espèce de foi.» «C'est parce qu'ils ont cru que les Codrus, les Pylade, les Régulus... ont fait des prodiges.» Comme si la croyance aux destinées de la patrie, ou la confiance aux vertus d'un ami, ou la persuasion (avant la découverte) que le nouveau monde existe, etc..., c'est-à-dire, en somme, la croyance à des objets dont l'existence peut être vérifiée, avaient quelque chose de commun avec la foi aux mystères de la Trinité, de la Chute, de l'Incarnation, de la Rédemption!
Et justement un abus de mots tout pareil aide Chateaubriand à «faire passer» les mystères, si j'ose m'exprimer ainsi. «Il n'est, dit-il, rien de beau, de doux, de grand dans la vie que les choses mystérieuses. Les sentiments les plus merveilleux sont ceux qui nous agitent un peu confusément: la pudeur, l'amour chaste, l'amitié vertueuse sont pleins de secrets. L'innocence à son tour... n'est-elle pas le plus ineffable des mystères?... Les plaisirs de la pensée sont aussi des secrets... Tout est caché, tout est inconnu dans l'univers», etc... Et ainsi, nous ne devons avoir aucune peine à croire au mystère de la Trinité ou au mystère de l'Incarnation, puisque la pudeur est un mystère, puisque l'innocence est un mystère, puisque la façon dont pousse un grain de blé est un mystère, et puisque le clair de lune est plein de mystère. À ce compte, le mot «mystère» aurait le même sens dans le «mystère de la Rédemption» et dans: «Le bocage était sans mystère!»
Lorsqu'il parle des dogmes du christianisme (et il faut bien qu'il en parle), soyez sûrs qu'il pense toujours aux encyclopédistes, à leurs disciples et à leurs lecteurs et qu'il ne veut pas leur paraître trop crédule, ni trop naïf (et cela est d'ailleurs fort bien vu, étant donné son dessein). Il noie la Trinité chrétienne dans une érudition de dictionnaire: «La Trinité fut peut-être connue des Égyptiens... Héraclide de Pont et Porphyre rapportent un fameux oracle de Sérapis... Les mages avaient une espèce de Trinité... Platon semble parler de ce dogme... Aux Indes la Trinité est connue... Au Thibet également... Les missionnaires anglais à Otaïti ont trouvé quelques traces de la Trinité...» Enfin, «on peut découvrir quelque tradition obscure de la Trinité jusque dans les fables du polythéisme». Où donc? Mais notamment dans les trois Grâces. Ô monsieur Singlin, ô monsieur Hamon, ô monsieur Daguet, que dites-vous de ce chrétien?
La Rédemption est «touchante». On ne peut pas dire moins. «Ne demandons point à notre esprit, mais à notre cœur, comment un Dieu peut mourir.» La chute est «avérée par la tradition universelle et par la transmission du mal moral et physique.» (Ne l'est-elle donc pas par la parole de l'Écriture sainte?) La communion, c'est «l'union entre une réalité éternelle et le songe de notre vie». La communion «présente d'abord une pompe charmante». Elle est l'«offrande des dons de la terre au Créateur». Elle «rappelle la Pâque des Israélites et annonce la fin des sacrifices sanglants.» Elle annonce la «réunion des hommes en une grande famille». Ce n'est qu'«en quatrième lieu» que «l'on découvre dans l'Eucharistie le mystère direct (?) et la présence réelle de Dieu dans le pain consacré».
À propos du sacrement de l'ordre, ingénieux développement sur les charmes de la virginité. «Les anciens la donnaient à Vénus-Uranie et à Minerve... L'Amitié était une adolescente... Parmi les animaux, ceux qui se rapprochent le plus de notre intelligence sont voués à la chasteté» (les abeilles)... «Concluons que les poètes et les hommes du goût le plus délicat ne peuvent rien objecter contre le célibat des prêtres.» Il insiste beaucoup là-dessus. Il a cet argument imprévu et vraiment trop ingénieux: «Le législateur des chrétiens naquit d'une vierge et mourut vierge. N'a-t-il pas voulu nous enseigner par là, sous les rapports politiques et naturels, que la terre était arrivée à son complément d'habitants et que, loin de multiplier les générations, il faudrait désormais les restreindre?» Puis il songe aux philosophes et aux économistes: «Au reste... l'Europe est-elle déserte parce qu'on y voit un clergé catholique qui a fait vœu de célibat? Les monastères même sont favorables à la société...»
Quand il rencontre l'enfer, dogme déplaisant, il supprime négligemment les peines physiques: «Le bonheur du juste consistera, dans l'autre vie, à posséder Dieu avec plénitude; le malheur de l'impie sera de connaître les perfections de Dieu, et d'en être à jamais privé.» Un peu plus loin: «Les méchants, dit-il, s'enfoncent dans le gouffre.» Et il passe.
Le sacrement de mariage amène un tableau de noce rustique dans le goût de Gessner. La tentation d'Ève sert de prétexte à une très brillante description du serpent et au tableau d'un Canadien qui charme, en jouant de la flûte, un serpent à sonnettes. Je prends tous ces traits presque au hasard dans les trois premiers livres. C'est de l'apologie pittoresque, et poétique, par appels à l'imagination et au sentiment, par érudition amusante, par images, métaphores, analogies, par équivoques et abus de mots, par anecdotes et descriptions. Cela dut plaire extrêmement. L'auteur pensait aux «hommes de goût», comme il disait lui-même tout à l'heure, et ne voulait point leur paraître un petit esprit. Et il avait raison, et cela même servait l'Église. La foi de Chateaubriand cherche partout des arguments, et qui soient élégants et jolis; on pourrait presque dire: Elle en cherche partout excepté dans l'Écriture. Et il est bien vrai que l'Écriture est ce qui aurait le moins persuadé le public auquel il s'adressait.
En somme, le Génie du christianisme était parfaitement adapté à son public. Ce livre contre l'impiété du dix-huitième siècle est encore, éminemment, une œuvre du dix-huitième siècle (du moins de celui de Rousseau), puisque c'est une apologie de la religion par des arguments tirés de la sensibilité.
Nous arrivons ainsi à la composition de l'ouvrage.
L'objet et le plan en sont très clairement exposés dans le premier chapitre. L'apologétique ne saurait plus être ce qu'elle était autrefois, parce que les adversaires du christianisme ne sont plus les mêmes. Saint Ignace d'Antioche, saint Irénée, Tertullien combattaient les premières hérésies; Quadrat, Aristide et saint Justin, les calomnies inventées par les païens contre la religion nouvelle; Arnobe le rhéteur, Lactance, Eusèbe, saint Cyprien se sont surtout «attachés à développer les absurdités de l'idolâtrie». Origène combattit les sophistes; saint Cyrille le néo-paganisme de l'empereur Julien; Bossuet les protestants.
«Or, tandis que l'Église triomphait encore, déjà Voltaire faisait renaître la persécution de Julien. Il eut l'art funeste, chez un peuple capricieux et aimable, de rendre l'incrédulité à la mode.» Il s'agit donc de remettre à la mode la religion. «Ce n'étaient pas les sophistes qu'il fallait réconcilier à la religion, c'était le monde qu'ils égaraient. On l'avait séduit en lui disant que le christianisme était un culte né du sein de la barbarie, absurde dans ses dogmes, ridicule dans ses cérémonies, ennemi des arts et des lettres, de la raison et de la beauté; un culte qui n'avait fait que verser le sang, enchaîner les hommes et retarder le bonheur et les lumières du genre humain.» Il fallait prouver que c'est précisément le contraire. «Qui est-ce qui lirait maintenant un ouvrage de théologie?» Il faut «envisager la religion sous un jour purement humain».—«Dieu ne défend pas les routes fleuries quand elles servent à ramener à lui.» Enfin: «Nous osons croire que cette manière d'envisager le christianisme présente des rapports peu connus: sublime par l'antiquité de ses souvenirs, qui remontent au berceau du monde, ineffable dans ses mystères, adorable dans ses sacrements, intéressant dans son histoire, céleste dans sa morale, riche et charmant dans ses pompes, il réclame toutes les sortes de tableaux.»
Et le Génie du christianisme est, en effet, une suite de tableaux et de morceaux; c'est de l'apologétique descriptive. Le plan est d'une simplicité extrême, aussi peu complexe et «composé» que possible. Il est uni, tout uni; il ne se ramasse pas comme un traité, mais s'étale comme un poème, «une sorte de poème persuasif, un poème sentimental», dit André Beaunier; oui, et aussi, le dirai-je? comme une série d'articles de journal.
«Quatre parties, divisées chacune en six livres. La première traite des dogmes et de la doctrine. La seconde et la troisième renferment la poétique du christianisme, ou les rapports de cette religion avec la poésie, la littérature et les arts. La quatrième contient le culte, c'est-à-dire tout ce qui concerne les cérémonies de l'Église et tout ce qui regarde le clergé séculier et régulier.»
De la première partie, je vous ai donné quelque idée en recherchant le degré de foi du brillant apologiste. Les chapitres les plus agréables sont sans doute ceux qui «prouvent l'existence de Dieu par les merveilles de la nature». Cela rappelle la première moitié du Traité de l'existence de Dieu de Fénélon, et c'est, à la fois, moins probant encore et infiniment plus riche de couleurs. Cela fait songer aussi aux Harmonies de Saint-Pierre. Mais jamais personne n'avait décrit la nature avec cet éclat et cet imprévu d'images. C'est probablement cela, avec René, qui séduisit le plus.
La deuxième partie (Poétique du christianisme) est peut-être la plus intéressante. Voulant prouver la vérité de la religion par sa beauté, l'auteur essaye d'y montrer que le christianisme est plus favorable à la poésie et à l'art que le paganisme. Au début de ce chapitre, quelques traces de l'ancienne critique scolaire, comme cette assertion qu'il est moins difficile de faire les cinq actes d'Œdipe roi que de créer les vingt-quatre livres d'une Iliade, et que «Sophocle et Euripide étaient sans doute de beaux génies, mais au-dessous d'Homère et de Virgile».
Il a ensuite la hardiesse, et peut-être l'imprudence, de comparer, deux par deux, les œuvres et les personnages de la littérature antique et de la moderne: Ulysse et Pénélope d'Homère, Adam et Ève de Milton; le Priam de l'Iliade et le Lusignan de Zaire; Andromaque, ou la mère, de l'Iliade, et Gusman, ou le fils, d'Alzire, etc. L'antiquité, dans ces comparaisons, me semble avoir trop d'avantages. Il rapproche Didon et la Phèdre de Racine, cette «chrétienne réprouvée» et préfère celle-ci, et il a sans doute raison; puis il compare Polyphème et Galatée à Paul et Virginie, et donne la palme au couple de Bernardin de Saint-Pierre; et certes nous le voulons bien. Mais, d'autre part, il fait un parallèle entre Virgile et Racine, et visiblement préfère Virgile. Alors?
Partout il démontre et répète que la morale du christianisme est supérieure, mais ici il ne s'agit pas de morale, il s'agit de beauté. Il dit aussi (et cela est plus important pour la poésie et l'art) que le christianisme, «en se mêlant aux affections de l'âme, a multiplié les ressorts dramatiques»; que la religion chrétienne «connaît mieux les mystères du cœur humain» et qu'elle est «un vent céleste qui enfle les voiles de la vertu et multiplie les orages de la conscience autour du vice». Cela reste d'ailleurs assez superficiel, et il ne paraît pas que Chateaubriand ait quelque part défini un peu profondément en quoi le christianisme a compliqué et enrichi la conscience et la vie intérieure. Mais, encore une fois, il s'agit de beauté (du moins on nous l'avait dit); et, sur ce point, il s'en faut que l'auteur établisse la supériorité de la poésie moderne, arrêtée à la fin du dix-huitième siècle.
Il affirme ensuite que «les anciens n'avaient point de poésie proprement descriptive», parce que «la mythologie rapetissait la nature». (Mais c'est plutôt que les anciens ne décrivaient pas pour décrire, ne décrivaient pas sans raison.) Puis il entreprend de démontrer que, dans ce qu'on appelle le «merveilleux», la religion chrétienne le dispute en beauté à la mythologie même. Et ce sont alors les comparaisons les plus vaines entre les faunes ou les naïades et les anges ou les saints; entre le Zeus d'Homère et le Dieu de Racine; le songe d'Énée et le songe d'Athalie; le Tartare et l'Enfer, etc. Il s'excite beaucoup sur les anges (dont il abusera pour son compte): ange de la solitude, du matin, de la nuit, du silence, du mystère, des mers, des tempêtes, du temps, de la mort, des saintes amours, des rêveries du cœur. (Pan, Silène, Galatée sont plus vivants.) Il me paraît avoir un faible étrange pour le Paradis perdu de Milton. À la Vénus qui se montre à Énée dans les bois de Carthage («Elle avait l'air et le visage d'une vierge, et elle était armée à la manière d'une fille de Sparte»), il préfère le séraphin Raphaël qui va visiter Adam et qui, «pour ombrager ses formes divines, porte six ailes».—«Ici, dit-il, Raphaël est plus beau que Vénus.» Avec ses trois paires d'ailes? Eh bien, non, non! et il le sait bien.
Il préfère le merveilleux glacial de Milton au merveilleux d'Homère, qui est du moins amusant et bonhomme. Il doute de la vérité du précepte de Boileau:
De la foi d'un chrétien les mystères terribles
D'ornements égayés ne sont point susceptibles,
qui est pourtant le bon sens même. Car on ne voit pas quels «ornements égayés» pourraient recevoir le mystère de la Trinité ou celui de la Rédemption. Et ce qu'il y aura d'agréable dans ce «merveilleux» chrétien, ce sera toujours quelque chose d'analogue au «merveilleux» païen; ce sera Eloa, la jeune ange romanesque, ou ce beau jeune homme mélancolique et fatal, le Satan de Vigny.
Il montre alors ce que le christianisme a dû ajouter de beauté à notre littérature classique. Il était socialement utile de relever et de remettre au premier rang les écrivains du siècle de Louis XIV, «qui, dit-il, ne s'élevèrent à une si haute perfection que parce qu'ils furent religieux». Il parle fort bien de Pascal, de La Bruyère, de Bossuet, des orateurs chrétiens. En somme, dans cette deuxième et troisième parties, sans être, je crois, aussi profondément original que l'explique Faguet, il élargit et élève la critique littéraire par cela seul qu'il y introduit une vue générale, qui est une vue passionnée, et qui est une vue historique. Il l'a fait en même temps que d'autres: car il était naturel que la peur ou simplement le dégoût de la Révolution amenât une réaction contre les écrivains qui semblaient l'avoir préparée, et par conséquent, en faveur des écrivains du siècle précédent et en faveur de toute la littérature chrétienne; et déjà l'instinct de conservation avait rendu l'abbé Geoffroy, par exemple, fort clairvoyant et lui avait donné des vues d'historien. La poésie des cloîtres, des cimetières, des cérémonies chrétiennes (à l'imitation de Thomas Gray, par exemple), n'était pas non plus inconnue. Mais Chateaubriand avait pour lui son génie et la magie de sa phrase; et on ne fit attention qu'à lui.
Une remarque utile: lorsque Chateaubriand préfère le merveilleux chrétien au merveilleux païen, lorsqu'il met au-dessus d'Homère et de Virgile, à quelques égards, Milton et Le Tasse et, au-dessus des anciens, les écrivains du dix-septième siècle, il aurait contre lui ces écrivains eux-mêmes, qui sont pourtant de bien autres chrétiens que lui, et qui, justement à cause de cela, n'auraient jamais eu l'idée de démontrer la vérité de la religion chrétienne par la beauté de ses productions littéraires.
L'auteur développe alors l'influence du christianisme dans la musique, la peinture, la sculpture, l'architecture, et parle bien, et l'un des premiers, des églises gothiques et (plus loin) encore mieux des ruines, préparant ainsi des thèmes à la poésie romantique. Enfin, dans la quatrième partie, consacrée au «culte», il étudie les cloches, les chants, la messe, la Fête-Dieu, les Rogations, les prières pour les morts; puis le clergé, surtout régulier, et les moines de tous les pays du monde, les missions, les ordres militaires de chevalerie, et les «services rendus à la société par le clergé et la religion chrétienne en général». Et chacun des cinquante-quatre chapitres qui composent cette partie ayant la même conclusion: «Mon Dieu, que c'est beau!» cela est d'une monotonie un peu accablante.
Enfin, comme il avait terminé l'Essai sur les Révolutions en recherchant «quelle religion remplacerait le christianisme», il conclut ici par ce chapitre: «Quel serait aujourd'hui l'état de la société si le christianisme n'eût point paru sur la terre?» Et le second chapitre me paraît aussi fragile que le premier.
Messieurs, je ne peux pas vous le taire, ce livre, qui est une grande date, qui a coïncidé et concordé avec un grand événement historique, ce livre du Magicien, de l'Enchanteur, j'ai bien peur qu'il ne soit devenu un peu ennuyeux. J'en avais lu des morceaux, il y a quarante-quatre ans, je m'en souviens, avec une admiration docile. Je ne l'avais pas rouvert depuis (car on ne peut pas lire une bibliothèque tous les matins, et c'est pour cela que nos impressions sur les livres d'autrefois ou sont trop anciennes ou sont trop récentes, et que la critique est si souvent caduque). Or, en lisant ou relisant le Génie du christianisme, j'ai eu quelque peine à aller jusqu'au bout. Cela, sans doute, parce que son contenu a été mille fois ressassé dans des ouvrages venus après lui. Ce qu'il a inspiré, et qui avait été neuf, est devenu banal. Il a souffert de sa gloire même.
La poésie du christianisme, c'est surtout le mysticisme, et il n'y a pas pour un sou de mysticisme dans ce livre. Mais, si le Génie du christianisme n'est pas très profondément chrétien, cela n'empêche pas qu'il fut bienfaisant. Évidemment, les églises se seraient rouvertes sans Chateaubriand. Elles n'avaient été fermées, en réalité, que trois, quatre, cinq ans, selon les régions. Et, quand elles se rouvrirent, combien de paysans avaient lu le livre de Chateaubriand? Mais il contribua fort à rendre la religion littérairement sympathique. C'est beaucoup... Il donna la formule d'une sorte de foi sentimentale, esthétique et sociale, oh! mon Dieu, qui est la foi tout de même, nous l'avons vu, et qui, répandue, peut faire durer indéfiniment la religion chrétienne et ses bienfaits. Combien de chrétiens croient «explicitement» et avec une exactitude théologique? Bien peu, et cela ne fait rien du tout, puisqu'au surplus eux-mêmes n'en savent rien. Chateaubriand a écrit un livre imposé par les circonstances, un livre nécessaire, inévitable, et que Jean-Jacques Rousseau, dégoûté du protestantisme dans la dernière partie de sa vie, repris par le catholicisme vague et tendre de madame de Warens, épouvanté et dégoûté par la Terreur, eût pu—qui sait?—écrire à sa façon. (Il n'y faudrait que reculer un peu sa naissance et sa mort, ce qui n'est pas une affaire.) Mais enfin, ce livre, c'est Chateaubriand qui a eu la chance de l'écrire. Il a à peu près inventé le langage religieux laïque. Et son livre a commencé, sinon engendré une série.
On peut dire qu'il n'y avait pas eu de littérature catholique au dix-huitième siècle; du moins elle avait eu si peu d'éclat! Mais la littérature catholique du dix-neuvième fut féconde et brillante; et Lamennais lui-même, mais surtout Lacordaire, Montalembert, Gerbet, Perreyve procèdent, en grande partie, du Génie du christianisme. Je sais bien que le catholicisme de salon, qui est une si odieuse chose, en procède aussi; je sais que le Génie du christianisme a introduit jusque dans la chaire chrétienne le ton romantique, le ton dégagé, le ton artiste, et d'autres mauvais tons: mais tout cela est noyé dans le grand et durable bienfait du livre.
Chateaubriand fut lui-même prisonnier du Génie du christianisme. Prisonnier avantageux, mais prisonnier. Ce livre lui imposa, pour toute sa vie, une attitude de défenseur de la foi et de restaurateur des autels, qui convenait aussi peu que possible à sa vraie et secrète nature d'individualiste forcené, de libre amoureux et, en somme, d'anarchiste. Le Génie du christianisme commanda toute son œuvre littéraire, et, pour commencer, le força de composer laborieusement quoi? Une épopée,—une épopée en prose, et une épopée chrétienne: les Martyrs.
SIXIÈME CONFÉRENCE
LES MARTYRS
Le Génie du christianisme eut donc un très grand succès. Si nous ne le savions pas par ailleurs, l'auteur des Mémoires d'outre-tombe ne nous le laisserait pas ignorer (deuxième partie, livre Ier): «Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du christianisme; les fidèles se crurent sauvés.»—«Un épisode du Génie du christianisme (René) a déterminé un des caractères de la littérature moderne: mais au surplus, si René n'existait pas, je ne l'écrirais plus; s'il était possible de le détruire, je le détruirais.»—«La littérature se teignit des couleurs de mes tableaux religieux, comme les affaires ont gardé la phraséologie de mes écrits sur la cité.»—«Les chapitres où je traite de l'influence de notre religion dans notre manière de voir et de peindre... renferment le germe de la critique nouvelle.»—«L'action du Génie du christianisme sur les opinions ne se borna pas à une résurrection momentanée d'une religion qu'on prétendait au tombeau... S'il y avait dans l'ouvrage innovation de style, il y avait aussi changement de doctrine... L'idée de Dieu et de l'immortalité de l'âme reprit son empire.»—«Le heurt que le Génie du christianisme donna aux esprits fit sortir le dix-huitième siècle de l'ornière, et le jeta pour jamais hors de sa voie...» Etc., etc. (Ce qui ne l'empêche pas, ensuite, de faire le dégoûté, l'homme revenu de toutes choses.)
Il peut y avoir du vrai dans ces vantardises: mais je trouve misérable de parler ainsi de soi-même.
Quelques années après la publication du livre, Senancour (qui n'était pas pressé et qui peut-être n'avait pas eu de quoi l'acheter au premier moment) fit une critique sérieuse et courtoise du Génie du christianisme. Senancour, vous vous en souvenez, dans ses Rêveries et dans Obermann, avait profondément défini ce mal de René que Chateaubriand décrivait avec un éclat superficiel. Senancour, parti comme Chateaubriand de l'incrédulité du dix-huitième siècle, continua à chercher tout seul, et parvint à un spiritualisme ardent, un peu mystique, à une sorte de théosophie. Il combattit de la façon la plus consciencieuse et la plus forte la fragile apologétique du Génie du christianisme. Mais, quoiqu'il eût raison, il avait tort, et Chateaubriand avait littérairement et socialement raison.
Aussi je ne vous reparle ici de Senancour que pour mon plaisir et parce qu'il est un excellent représentant de ces génies obscurs, qui n'ont pas eu de chance de leur vivant, et qui, parfois, furent plus réellement intelligents que ceux qui ont trop réussi. Il est clair qu'il y a, dans ses livres, plus d'idées, et plus amies de notre esprit, plus de sentiments, et plus nuancés, et plus de nourriture intellectuelle que dans Chateaubriand. Mais on ne le sait guère. Seul, un petit groupe en fut informé vers 1840; et c'est très bien ainsi.
L'auteur du Génie du christianisme cueille et savoure sa gloire. Les châteaux remeublés se le disputent. Il voit madame de Vintimille, madame de Fezensac, madame de Custine aux longs cheveux, la duchesse de Châtillon, madame Lindsay, Julie Talma, madame de Clermont-Tonnerre. «Ma réputation, dit-il, me rendait la vie légère.» Il connaissait, un peu, le Canada: mais, de la France, il ne connaissait guère que la Bretagne. Alors il fait un petit voyage triomphal en France, par Lyon, Avignon, Marseille, Nîmes, Montpellier, Narbonne, Toulouse, Bordeaux, Blaye, Rochefort et Nantes.
À son retour, invité à une fête chez Lucien, il y rencontra le premier consul. «J'étais dans la galerie lorsque Napoléon entra: il me frappa agréablement. Je ne l'avais jamais aperçu que de loin. Son sourire était caressant et beau, son œil admirable, surtout par la façon dont il était placé sous son front et encadré dans ses sourcils. Il n'avait encore aucune charlatanerie dans le regard, rien de théâtral et d'affecté. Le Génie du christianisme, qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid: il n'eût pas été ce qu'il était, si la Muse n'eût été là.»
À la suite de cette rencontre, Bonaparte nomma Chateaubriand premier secrétaire de l'ambassade de Rome, auprès du cardinal Fesch («Bonaparte, dit Chateaubriand à ce propos, était un grand découvreur d'hommes».) Chateaubriand accepta, surtout, dit-il, à cause de madame de Beaumont: «La fille de M. de Montmorin se mourait: le climat de l'Italie lui serait, disait-on, favorable; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes; je me sacrifiai à l'espoir de la sauver.» Il eut peut-être d'autres raisons encore. Il arriva à Rome le 27 juin 1803, et s'entendit mal avec le cardinal Fesch (qui, d'ailleurs, était un fort mauvais homme). C'est que, explique-t-il, «je ne vaux rien du tout en seconde ligne».
Madame de Beaumont arriva à Rome le 17 septembre. Il la soigna de son mieux. Elle mourut le 4 novembre. À propos de la dernière veille, il dit naïvement: «Une idée déplorable vint me bouleverser: je m'aperçus que madame de Beaumont ne s'était doutée qu'à son dernier soupir de l'attachement véritable que j'avais pour elle; elle ne cessait d'en marquer sa surprise et elle semblait mourir désespérée et ravie. Elle avait cru qu'elle m'était à charge, et elle avait désiré s'en aller pour me débarrasser d'elle.»
Pauvre petite femme! Madame de Beaumont ne se trompait peut-être pas complètement. Chateaubriand non plus, qui certainement aima cette amie à son lit de mort. Il lui fit faire, à Saint-Louis-des-Français, un tombeau qui coûta 9.000 francs, et pour lequel il s'endetta. Un peu auparavant, pour soigner madame de Beaumont, il avait voulu emprunter de l'argent à sa nouvelle amie madame de Custine, qui refusa, ne voyant dans madame de Beaumont qu'une rivale. Il en fut très étonné. Oh! c'était, comme dit Joubert, un «bon garçon».
À sa dernière heure, madame de Beaumont l'avait «engagé à vivre auprès de madame de Chateaubriand». Il l'avait revue deux fois: à Paris en revenant de Londres: puis en Bretagne, pendant vingt-quatre heures, après son tour de France. Sans doute il lui avait fait comprendre qu'il la rendrait malheureuse sans le vouloir; que d'ailleurs le restaurateur du culte avait des privilèges, et que, d'ailleurs, après dix ans de séparation, ce n'était vraiment plus la peine. Enfin, sur le suprême conseil de sa maîtresse, il reprit sa femme. Madame de Beaumont avait-elle su ce qu'elle faisait? Madame de Chateaubriand admirait fort son mari, mais sans l'avoir lu (c'est lui qui nous l'apprend). Elle était profondément pieuse auprès de ce chrétien d'attitude. Elle était très peu bourbonienne et grande admiratrice de Bonaparte. Elle avait beaucoup d'esprit, beaucoup de clairvoyance, et le don de l'ironie. La cohabitation avec sa femme dut être, pour Chateaubriand, hérissée de continuelles aiguilles. Elle n'avait qu'à être elle-même pour l'exaspérer; et d'avance il lui ôtait tout remords.
Nommé par Bonaparte ministre dans le Valais, il vint d'abord à Paris, et c'est là que sa femme vint le rejoindre. Le 21 mars 1804, raconte-t-il, se promenant dans Paris, il entendit crier la nouvelle officielle du «jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes» qui condamnait à la peine de mort le duc d'Enghien. Rentré chez lui, il «s'assit devant une table et se mit à écrire sa démission de ministre du Valais». C'était fort bien, et ce n'était pas sans danger. Je n'ai jamais dit qu'il n'eût point l'âme haute ou manquât de courage.
(Il faut dire que, d'après M. Albert Cassagne, qui apporte ses preuves, Chateaubriand ne tenait pas du tout à aller s'enterrer à Sion, qu'il appelle «un trou horrible». L'exécution du duc d'Enghien lui aurait simplement fourni une occasion de démissionner avec éclat. Mais, quand nous savons qu'une action a eu de beaux mobiles, n'allons pas plus loin et gardons-nous d'y chercher encore d'autres mobiles moins reluisants, car on les trouve toujours.)
Si Bonaparte n'eût pas tué le duc d'Enghien, qu'en fût-il résulté pour Chateaubriand? Lui-même répond dans les Mémoires (trente-quatre ans après): «Ma carrière littéraire était finie; entré de plein saut dans la carrière politique, où j'ai prouvé ce que j'aurais pu par la guerre d'Espagne, je serais devenu riche et puissant. La France aurait pu gagner à ma réunion avec l'Empereur; moi, j'y aurais perdu. Peut-être serais-je parvenu à maintenir quelque idée de liberté et de modération dans la tête du grand homme; mais ma vie, rangée parmi celles qu'on appelle heureuses, eût été privée de ce qui en fait le caractère et l'honneur: la pauvreté, le combat et l'indépendance.»
Il n'avait jamais été bourbonien que par point d'honneur; il était l'intime ami de Fontanes et lié avec l'une des sœurs de Bonaparte. Il admirait le premier consul et l'avait signifié dans la préface d'Atala. («On sait ce qu'est devenue la France, jusqu'au moment où la Providence a fait paraître un de ces hommes qu'elle envoie en signe de réconciliation, lorsqu'elle est lassée de punir.») Il pouvait poursuivre sa carrière dans la diplomatie impériale. Mais son orgueil et son inquiétude d'esprit ne lui eussent pas permis d'y durer longtemps. Peut-être valut-il mieux pour lui qu'il s'affranchît tout de suite.
Mais le voilà assez désorienté. De 1804 à 1809, date de la publication des Martyrs, puis de 1809 à 1811, date de la publication de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, c'est-à-dire pendant sept années, que fait-il? Il mène la vie de château, il y montre cette bonne humeur, cette gaieté, cet enfantillage dont Joubert nous parle plusieurs fois: car il semble bien qu'à part certaines heures, l'auteur de René ait été aussi peu René que possible. Il perd, à moitié folle, madame de Caud (Lucile, sa sœur bien-aimée). Il va à Vichy, en Auvergne, au mont Blanc, à la Grande-Chartreuse. Il achète et plante la Vallée-aux-Loups. Il fait son voyage d'Orient (du 13 juillet 1806 au 5 juin 1807). Et il est vrai qu'il écrit ces deux livres: les Martyrs et l'Itinéraire. Mais en sept ans, pour un pareil passionné de la plume, ce n'est guère (je ne dis pas comme qualité).
C'est qu'il dut être fort embarrassé. Après le Génie du christianisme, que pouvait-il bien écrire qui en soutînt la réputation? Et cependant Napoléon grandissait toujours, devenait empereur... La concurrence était de plus en plus difficile avec un tel homme. Quel livre pouvait contrebalancer Austerlitz? Car, dès l'origine, Chateaubriand avait considéré Napoléon comme un rival. Notez que l'aventure prodigieuse et la gloire de l'empereur ont surexcité un nombre considérable de ses contemporains et des hommes de la génération suivante et, particulièrement, dans les lettres, Chateaubriand, Victor Hugo, Balzac et, je crois même, Stendhal. Ils brûlaient du désir d'être aussi grands que lui, sans prendre assez garde que la commune mesure est incertaine et fuyante entre l'œuvre d'un chef d'armée et d'État et celle d'un écrivain, et que les «grandeurs de chair» ont trop d'avantages, aux yeux grossiers de la foule, sur les grandeurs spirituelles, surtout quand l'esprit n'est pas absent de ces «grandeurs de chair» elles-mêmes.
«Peu à peu mon imagination fatiguée de repos... vit se former de lointains fantômes. Le Génie du christianisme m'inspira l'idée de faire la preuve de cet ouvrage, en mêlant des personnages chrétiens à des personnages mythologiques.» («Personnages mythologiques» semble ici assez impropre)... Ainsi le Génie du christianisme l'obligeait d'écrire les Martyrs. Et sans doute aussi la concurrence de l'empereur l'obligeait de ne rien écrire de moins qu'un poème épique. Seule, une épopée pouvait lutter contre la grandeur de Napoléon. Chateaubriand avait le préjugé de l'épopée. Nous avons vu qu'il considère l'Iliade (qui se fit presque toute seule) comme bien plus difficile à faire et, par conséquent, plus honorable que l'Œdipe roi. Ce novateur persistait, docilement, à regarder l'épopée comme «le premier des genres», dans un temps où personne je crois, ne réclamait d'épopée, et où les circonstances sociales avaient cessé depuis longtemps (mettons depuis trois siècles) d'être favorables à une composition de cette espèce. (Les «gestes» mêmes de Napoléon, d'ailleurs détestées de Chateaubriand, étaient trop proches pour être mises en épopée). N'importe, il voulait faire son poème épique. Il était extrêmement respectueux des machines du Tasse, de Milton et de Klopstock. Dans les Natchez déjà, avec une candeur magnifique, il avait fait du «merveilleux chrétien», et le ridicule de ce merveilleux lui avait apparemment échappé. Et c'est pourquoi, après la Pucelle de Chapelain et après la Henriade de Voltaire, il écrivit les Martyrs, c'est-à-dire une épopée chrétienne, avec enfer et ciel, anges et démons; et il la fit en prose (et tout de même il eut raison puisqu'il était prosateur),—dans une prose rythmée et colorée qui est souvent celle d'un noble récit historique, mais où les tableaux de diables et d'anges font des discordances un peu pénibles.
«Le Génie du christianisme m'inspira de faire la preuve de cet ouvrage.» Quelle preuve? La preuve que le merveilleux chrétien est supérieur au merveilleux païen, et que le christianisme a enrichi l'âme humaine. Les deux religions, la païenne et la chrétienne, devaient donc être mises en présence, et pour cela la meilleure époque était évidemment celle où les deux religions se partageaient le monde, c'est-à-dire le commencement du quatrième siècle. Il fallait inventer, dans l'histoire générale, une histoire particulière. Une histoire d'amour, bien entendu: car il n'y en a pas d'autres, ou toutes les autres se ramènent à celle-là. Un païen amoureux d'une chrétienne ou un chrétien amoureux d'une païenne. Chateaubriand a préféré la seconde donnée, sans doute parce que la lutte de la nature et de la foi, la lutte des dieux et de Dieu devait avoir plus de grâce et de poésie dans une âme de jeune fille. Et, au surplus, l'âme de son amant chrétien pouvait être, elle aussi, partagée, et plus touchante par ses péchés eux-mêmes que par son repentir.
Voici donc, très en abrégé, la fable imaginée par Chateaubriand.
L'amant, le héros, Eudore, est un très brillant jeune homme né vers la fin du troisième siècle. Il est d'une vieille famille de Messénie, les Lasthénès, et descendant de Philopœmen. Il a le caractère et la vie que Chateaubriand aurait voulu avoir à cette époque-là. Il est chrétien, mais il a la culture grecque, et est capable d'apprécier et d'aimer la littérature et l'art païens. Les Lasthénès s'étant jadis opposés à la conquête romaine, l'aîné de la famille est obligé de se rendre en otage à Rome... Eudore va donc à Rome, dès l'âge de seize ans. Il y rencontre les futurs saints Augustin et Jérôme, et le futur empereur Constantin, que l'auteur rassemble ici complaisamment. Puis Eudore tombe dans tous les désordres de la jeunesse et oublie sa religion (comme fit le jeune Chateaubriand à Londres). Il est même excommunié par l'évêque de Rome Marcellin.
Il passe l'été, avec la cour, à Baïes; il fréquente chez Aglaé, très riche et très élégante dame. Il connaît le futur saint Sébastien, et le fameux comédien Genès, et le futur ermite Pacome. Puis, il est envoyé à l'armée du Rhin sous Constance. Il prend part à une bataille contre les Francs. Prisonnier des Francs, il devient esclave de Pharamond et est secouru par une Clotilde qui n'est pas encore celle de Clovis. Après une grande chasse qui le conduit, en compagnie du jeune Mérovée, jusqu'au Danube et jusqu'au tombeau d'Ovide, il est chargé par les Francs d'aller proposer la paix à Constance...
Il passe dans l'île des Bretons. Il obtient les honneurs du triomphe. Il revient dans la Gaule. Il est nommé «commandant de l'Armorique». Ici se place l'épisode de Velléda.
À la suite de cette aventure, et parce qu'il a causé involontairement la mort de la jeune druidesse, Eudore se repent de ses péchés et en fait pénitence. Il quitte l'armée; il passe en Égypte pour demander sa retraite à Dioclétien, et rentre en Arcadie chez son père. Peu après, il rencontre Cymodocée, fille de Démodocus, prêtre d'Homère. C'est devant elle qu'il raconte ses aventures. Ils s'aiment. Cymodocée veut être chrétienne. Elle va à Lacédémone pour y être instruite par l'évêque Cyrille; puis, pour la soustraire aux persécutions d'Hiéroclès, proconsul d'Achaïe, à qui elle inspire un amour impur, on l'envoie à Jérusalem, où elle vivra sous la protection d'Hélène, la mère de Constantin. Eudore a reçu l'ordre de partir pour Rome. Les voilà donc sérieusement séparés.
Ici, j'abrège très fort. Dioclétien, avant de se retirer dans son potager de Salone, se laisse arracher l'édit de persécution. Eudore est emprisonné, torturé, condamné aux bêtes... Mais Cymodocée (qui a été baptisée dans le Jourdain par Jérôme), est jetée par une tempête sur la côte d'Italie, arrêtée, conduite à Rome; et, délivrée de l'horrible Hiéroclès par une émeute populaire, est emprisonnée comme chrétienne... Enlevée de sa prison par un brave chrétien, et rendue à son père, elle s'échappe, vient trouver Eudore à l'amphithéâtre, et tombe, vierge, dans ses bras;
Il la serre contre sa poitrine, il aurait voulu la cacher dans son cœur. Le tigre arrive aux deux martyrs. Il se lève debout, et enfonçant ses ongles dans les flancs du fils de Lasthénès, il déchire, avec ses dents, les épaules du confesseur intrépide. Comme Cymodocée, toujours pressée dans le sein de son époux, ouvrait sur lui des yeux pleins d'amour et de frayeur, elle aperçoit la tête sanglante du tigre auprès de la tête d'Eudore. À l'instant, la chaleur abandonne les membres de la vierge victorieuse; ses paupières se ferment; elle demeure suspendue aux bras de son époux ainsi qu'un flocon de neige aux rameaux d'un pin du Ménale ou du Lycée...
Ô le charmant martyre!
L'histoire, réduite à ce que j'ai dit, pouvait être délicieuse. Cette petite fille païenne, qui se fait chrétienne par amour (car il n'y a pas autre chose)! Ce chrétien victime de ses passions, et qui est martyr, ce semble, par point d'honneur! Et ces paysages de Grèce que Chateaubriand avait eu soin de parcourir avec la résolution de les trouver beaux! Et cette antiquité grecque dont il avait déjà vu, dans les idylles manuscrites d'André Chénier, des transpositions admirables! Mais, hélas! il voulait faire une épopée, et une épopée chrétienne. Il voulait,—pourquoi, mon Dieu?—démontrer la supériorité du merveilleux chrétien sur le merveilleux païen. Et cela le jette dans des inventions glaciales. Il suppose que le martyre de Cymodocée et d'Eudore doit assurer le triomphe de la religion chrétienne et que, par conséquent, le ciel et l'enfer s'intéressent violemment à ces deux amoureux; et alors, il est obligé,—luttant contre Dante, contre Milton, contre Klopstock,—de faire, lui aussi, un paradis et un enfer; et je ne saurais vous dire le néant de cet enfer et de ce paradis.
Vouloir peindre le ciel, lui René! Mais, pour lui, s'il était sincère, la félicité suprême, ce serait la mélancolie elle-même, et ce serait le paradis de Mahomet, avec de la rêverie autour... Au lieu de cela, il nous compose un paradis qui, dans ce qu'il a de matériel, n'ose pas nous offrir les simples plaisirs des sens et la simple volupté, mais emprunte à l'Apocalypse d'indifférentes «murailles de jaspe», ou des «arcs de triomphe formés des plus brillantes étoiles», ou des «portiques de soleils prolongés sans fin à travers les espaces du firmament», c'est-à-dire des architectures fort inférieures au Parthénon ou à Notre-Dame de Paris. Et que nous font, je vous prie, les chœurs de chérubins, de séraphins, de trônes et de dominations, dont les uns «règlent les mouvements des astres» et dont les autres «gardent les mille chariots de guerre de Sabaoth» ou «veillent au carquois du Seigneur»? Que nous font «les patriarches assis sous des palmiers d'or, les prophètes au front étincelant de deux rayons de lumière..., les docteurs tenant à la main une plume immortelle»? Il y a un endroit où «sont cachées les sources des vérités incompréhensibles au ciel même: la liberté de l'homme et la prescience de Dieu... Là surtout s'accomplit, loin de l'œil des anges, le mystère de la Trinité». Nous voilà bien avancés! «Imploré par le Dieu de mansuétude et de paix en faveur de l'Église menacée, le Dieu fort et terrible fit connaître aux cieux ses desseins pour les fidèles. Il ne prononça qu'une parole.» Mais l'auteur ne nous dit pas laquelle.
Il est également incapable de nous peindre un ciel matériel et un ciel immatériel. Ce qu'il trouve de mieux est ceci: «Le souverain bien des élus est de savoir que ce bien sans mesure sera sans terme; ils sont incessamment dans l'état délicieux d'un mortel qui vient de faire une action vertueuse et héroïque, d'un génie sublime qui enfante une grande pensée, d'un homme qui sent les transports d'un amour légitime ou les charmes d'une amitié longtemps éprouvée par le malheur.»—L'auteur en vient à écrire des phrases comme celle-ci: «Le Christ redescend à la table des vieillards, qui présentent à sa bénédiction deux robes nouvellement blanchies dans le sang de l'agneau.» Il écrit ailleurs, plus sensé: «Muses, où trouverez-vous des images pour peindre ces solennités angéliques?» Ou bien: «Est-ce l'homme infirme et malheureux qui pourrait parler des félicités suprêmes? Ombres fugitives et déplorables, savons-nous ce que c'est que le bonheur?» Évidemment non; mais alors?
Et après le paradis, il y a l'enfer! Chateaubriand a repoussé les bizarres visions de Dante et n'a pas voulu insister sur les supplices matériels... Mais que ce qu'il a inventé est d'une horreur indifférente et fade! Il paraît que Satan est furieux de l'amour de la petite Cymodocée pour le bel Eudore. Il était en train de passer la revue des temples de la terre et les a trouvés languissants. Il rentre dans le sombre royaume pour prendre conseil des autres démons. «Un fantôme s'élance sur le seuil des portes inexorables, c'est la Mort. Elle se montre comme une tache obscure sur les flammes des cachots qui brûlent derrière elle», etc... La Mort vole au-devant de Satan: «Ô mon père, viens-tu rassasier la faim insatiable de ta fille?... J'attends de toi quelque monde à dévorer...» Est-ce que cela vous touche? Ou bien, serez-vous épouvantés d'apprendre que, «lié par cent nœuds de diamants sur un trône de bronze, le démon du désespoir domine l'empire des chagrins?» Pourtant, le démon du désespoir est intéressant, le plus intéressant des démons, je pense, et valait mieux que cela.
Donc, Satan convoque le Sénat des enfers. «Les démons se placent sur les gradins brûlants du sombre amphithéâtre.» Pour lutter contre le christianisme grandissant, le démon de l'homicide propose les bourreaux et les flammes. Le démon de la fausse sagesse propose l'athéisme et la diffusion des principes «qui dissolvent les liens de la société et menacent les fondements des empires». Et enfin le démon de la volupté propose la volupté.
Il est charmant, ce démon de la volupté; et que l'auteur lui est complaisant! Voilà enfin une figure sympathique. «Le plus beau des anges tombés après l'archange rebelle, il a conservé une partie des grâces dont l'avait orné le Créateur... Né pour l'amour, éternel habitant du séjour de la haine, il supporte impatiemment son malheur; trop délicat pour pousser des cris de rage, il pleure seulement.» Et ses discours sont exquis. (Il faut dire aussi que ce démon est une femme et s'appelle Astarté):
Dieux de l'Olympe, et vous que je connais moins, divinités du brahmane et du druide, je n'essaierai point de le cacher: oui, l'enfer me pèse! Vous ne l'ignorez pas, je ne nourrissais contre l'Éternel aucun sujet de haine, et j'ai seulement suivi, dans sa rébellion et dans sa chute, un ange que j'aimais. (La touchante diablesse!) Mais, puisque je suis tombé du ciel avec vous, je veux du moins vivre longtemps au milieu des mortels, et je ne me laisserai point bannir de la terre. (Oh! celle-là peut être tranquille) Tyr, Héliopolis Paphos, Amathonte m'appellent. Mon étoile brille encore sur le mont Liban: là, j'ai des temples enchantés, des fêtes gracieuses, des cygnes qui m'entraînent au milieu des airs, des fleurs, de l'encens, des parfums, de frais gazons, des danses voluptueuses et de riants sacrifices. Et les chrétiens m'arracheraient ce léger dédommagement des joies célestes! Le myrte de mes bosquets, qui donne l'enfer à tant de victimes, transformé en croix sauvage, qui multiplie les habitants du ciel! Non, je ferai connaître aujourd'hui ma puissance. Pour vaincre les disciples d'une loi sévère, il ne faut ni violence ni sagesse: j'armerai contre eux les tendres passions... Cette ceinture me répond de la victoire. Bientôt mes caresses auront amolli ces durs serviteurs d'un Dieu chaste. Je dompterai les vierges rigides, et j'irai troubler jusque dans leurs déserts ces anachorètes qui pensent échapper à mes enchantements.
Que tout cela est joli! Ce démon de la volupté est la grâce et le sourire de ce glacial et stupide enfer. Dans ces pages écrites pour démontrer la supériorité du merveilleux chrétien, les diables ne sont intéressants que s'ils ressemblent aux dieux païens. Ah que le peintre de cet enfer aime visiblement le péché!
Ici seulement l'auteur est sincère; ici, et dans un passage original où, carrément, il place des pauvres en enfer, se souvenant des terribles pauvres de la Révolution et de la Terreur:
Satan rit des lamentations du pauvre qui réclame, au nom de ses haillons, le royaume du ciel: «Insensé, lui dit-il, tu croyais donc que l'indigence suppléait à toutes les vertus? Tu pensais que tous les rois étaient dans mon empire et tous tes frères autour de mon rival? Vile et chétive créature, tu fus insolent, menteur, lâche, envieux du bien d'autrui, ennemi de tout ce qui était au-dessus de toi par l'éducation, l'honneur et la naissance, et tu demandes des couronnes? Brûle ici avec l'opulence impitoyable, qui fit bien de t'éloigner d'elle, mais qui te devait un habit et du pain.»
Il y a là de la franchise, avec quelque dureté nietzschéenne.
Partout, la mythologie chrétienne des Martyrs n'est agréable qu'en tant qu'elle ressemble à la mythologie païenne. Mais quelle imprudence! Si les dieux sont des démons, si les péchés sont les dieux de l'Olympe, les péchés sont splendides.
L'auteur invente des anges; mais ces anges, c'est toujours le messager Mercure et la messagère Iris, c'est Éros et c'est Vénus, avec de longues robes blanches et des ailes... L'ange des saintes amours s'appelle Uriel. «D'une main il tient une flèche d'or»—comme l'amour—mais «une flèche d'or tirée du carquois du Seigneur; de l'autre un flambeau»—comme l'amour—mais «un flambeau allumé au foudre éternel». L'auteur nous dit: «L'ange des saintes amours alluma dans le cœur du fils de Lasthénès une flamme irrésistible.» Pourquoi ne pas nous dire simplement qu'Eudore est amoureux? Pour sauver Cymodocée du naufrage, «la divine Mère du Sauveur... envoie Gabriel à l'ange des mers». Aussitôt Gabriel, «après avoir détaché de ses épaules ses ailes blanches, bordées d'or, se plonge du ciel dans les flots». Ce Gabriel diffère peu d'Iris envoyée par Jupiter. Et l'ange des mers, «l'ange sévère qui veille aux mouvements de l'abîme» n'est autre que notre vieux Neptune. Passe encore quand les anges ressemblent à de charmants demi-dieux! Mais, pour nous expliquer que le méchant Hiéroclès est jaloux d'Eudore, est-il bien nécessaire ou est-il intéressant d'imaginer que Satan s'en va trouver dans son cachot le démon de la jalousie «couché parmi des vipères et d'affreux reptiles» et qu'il lui commande d'aller exciter la jalousie d'Hiéroclès, et qu'il «monte alors sur un char de feu» et qu'il y fait placer à ses côtés le monstre qu'il appelle son fils; tout cet embarras pour inspirer à Hiéroclès le plus naturel des sentiments?
Seul, le paganisme est agréable dans ce poème entrepris pour démontrer la supériorité poétique du christianisme. Si l'auteur nous présente Augustin, Jérôme, Sébastien, Pacome, Genès, Aglaé et son intendant Boniface qui est aussi son amant, il a bien soin de nous les présenter avant leur conversion. Il développe leurs erreurs avec une complaisance extrême. Il décrit, avec une délectation interrompue de scrupules hypocrites, ce dont Augustin se confessera avec horreur. «Hélas! (notez cet hélas!) nous poursuivions nos faux plaisirs. Attendre ou chercher une beauté coupable, suivre l'enchanteresse au fond de ce bois de myrte et dans ces champs heureux où Virgile plaça l'Élysée, telle était l'occupation de nos jours, source intarissable de larmes et de repentir.» (Crois-tu?). Ou bien: «Nous remplissions nos coupes d'un vin exquis trouvé dans les celliers d'Horace, et nous buvions aux trois sœurs de l'Amour, filles de la Puissance et de la Beauté... Nous chantions ensuite sur la lyre nos passions criminelles.»—«Loin d'ici, bandelettes sacrées, ornements de la pudeur, et vous, longues robes, qui cachez les pieds des vierges, je veux célébrer les larcins et les heureux dons de Vénus!» Et il rappelle tout cela devant la petite Cymodocée, qu'on ne fera sortir qu'au moment de l'épisode de Velléda.
Mais cette petite Cymodocée elle-même, son charme est d'être petite-fille d'Homère et de le demeurer jusqu'au bout; son charme est de rester païenne, de recevoir sans y comprendre grand'chose les enseignements de l'évêque Cyrille; d'être telle que tout ce qu'elle fait, on ne sait pas si elle le fait pour l'amour du Christ ou pour l'amour d'Eudore. Elle va si gentiment, au clair de lune, retrouver Eudore dans la grotte arcadienne, avant d'aller le rejoindre dans l'amphithéâtre! «Ta religion, lui dit-elle, défend aux jeunes hommes de s'attacher aux jeunes filles, et aux jeunes filles de suivre les pas des jeunes hommes: tu n'as aimé que lorsque tu étais infidèle à ton Dieu.» À quoi Eudore ne peut que répondre: «Ah! je n'ai jamais aimé quand j'offensais ma religion. Je le sens, à présent que j'aime par la volonté de mon Dieu.» Alors Cymodocée:
Guerrier, pardonne aux demandes importunes d'une Messénienne ignorante... Dis-moi, puisqu'on peut aimer dans ton culte, il y a donc une Vénus chrétienne? A-t-elle un char et des colombes?... Force-t-elle la jeune fille à chercher le jeune homme dans la palestre, à l'introduire furtivement sous le toit paternel? Ta Vénus rend-elle la langue embarrassée? Répand-elle un feu brûlant, un froid mortel dans les veines? Oblige-t-elle à recourir à des philtres pour ramener un amant volage, à chanter la lune, à conjurer le seuil de la porte? Toi, chrétien, tu ignores peut-être que l'Amour est fils de Vénus, qu'il fut nourri dans les bois du lait des bêtes féroces, que son premier arc était de frêne, ses premières flèches de cyprès, qu'il s'assied sur le dos du lion, sur la croupe du Centaure, sur les épaules d'Hercule?
Et si vous saviez combien la chrétienne réponse d'Eudore paraît faible! Cymodocée, en y mettant beaucoup de bonne volonté, y comprend juste ce qu'il faut pour dire: «Que ta religion soit la mienne, puisqu'elle enseigne à mieux aimer!». Et c'est tout ce qu'elle y voit. La veille de sa mort, dans son costume sombre de martyre («telle la Muse des mensonges nous peint la Nuit, mère de l'Amour, enveloppée de ses voiles d'azur et de ses crêpes funèbres»), se croyant sauvée, elle chante, oublieuse du catéchisme de Cyrille et de Jérôme, une petite chanson où pas un mot n'est chrétien: «Légers vaisseaux de l'Ausonie, fendez la mer calme et brillante! Esclaves de Neptune, abandonnez la voile au souffle des vents... Volez, oiseaux de Libye... Quand retrouverai-je mon lit d'ivoire... J'étais semblable à la tendre génisse... Ah! s'il m'était permis d'implorer encore les Grâces et les Muses!...» Etc... Ainsi chante cette petite chrétienne, qui ignore le langage et le vocabulaire chrétiens.
C'est une chose étrange: toutes les fois qu'il s'agit de décrire une fête païenne ou de chanter un chant païen, le poète retrouve son génie. Il a l'air alors de sentir et de jouir pour son compte... Il y a, tout près de la fin, au livre XXIIIe, une fête de Bacchus et un hymne à Bacchus, d'une ardeur, d'une couleur!... «Les prêtresses agitaient autour de lui des torches enflammées... Leurs cheveux flottaient au hasard... Les unes portaient dans leurs bras des chevreaux naissants, les autres présentaient la mamelle à des louveteaux...» Et l'hymne est délicieux. Cela rend bien pâles les scènes de sainteté. On sent que Chateaubriand a connu les manuscrits d'André Chénier. Je ne sais pas s'il avait besoin de les lire pour composer ces tableaux et ces chants: mais enfin il les avait lus. Cela est particulièrement sensible aux premiers livres, dans la rencontre de Cymodocée et d'Eudore, dans la visite de Démodocus et de sa fille chez Lasthénès. Démodocus l'homéride, un peu trop ingénu tout de même, semble échappé des idylles de Chénier. Dans les premières conversations d'Eudore et de Cymodocée, l'impression est curieuse. Elle le prend pour le chasseur Endymion, ou pour un Dieu. Il lui répond: «Il n'y a qu'un Dieu, maître de l'univers.» Elle lui dit: «Je suis fille d'Homère aux chants immortels.» Il lui répond: «Je connais un plus beau livre que le sien.» Elle «hasarde quelques mots sur les charmes de la Nuit sacrée.» Il lui répond: «Je ne vois que des astres, qui racontent la gloire du Très-Haut.» Bref, si j'ose dire, il la «colle» tout le temps, mais c'est Cymodocée que nous aimons... Quand, au livre II, elle chante en s'accompagnant de la lyre et que les chrétiens, l'ayant entendue, gardent le silence et «ne lui donnent point les éloges qu'elle semble mériter», nous avons envie de dire: «Les pauvres gens!» Seul, le mysticisme chrétien peut être plus beau que le naturalisme païen: et ce mysticisme est absent des Martyrs, parce que Chateaubriand ne l'eut jamais en lui. Je me trompe fort, ou nulle part ne se trouvent exprimées,—sauf la pudeur et la charité, qui encore n'étaient point ignorées des païens,—les nouveautés dont l'âme humaine fut redevable au christianisme. J'écrivais jadis:
... La foi chrétienne, en se mêlant à toutes les passions humaines, les a compliquées et agrandies par l'idée de l'au delà et par l'attente ou la crainte des choses d'outre-tombe. La pensée de l'autre vie a changé l'aspect de celle-ci, provoqué des sacrifices furieux et des résignations d'une tendresse infinie, des songes et des espérances à soulever l'âme, et des désespoirs à en mourir... La femme, devenue la grande tentatrice, le piège du diable, a inspiré des désirs et des adorations d'autant plus ardentes... La malédiction jetée à la chair a dramatisé l'amour. Il y a eu des passions nouvelles: la haine paradoxale de la nature, l'amour de Dieu, la foi, la contrition. À côté de la débauche exaspérée par la terreur même de l'enfer, il y a eu la pureté, la chasteté chevaleresques; à côté de la misère plus grande et à travers les férocités aveugles, une plus grande charité, une compassion de la destinée humaine où tout le cœur se fondait. Il y a eu des conflits d'instincts, de passions et de croyances qu'on ne connaissait point auparavant, une complication de la conscience morale, un approfondissement de la tristesse et un enrichissement de la sensibilité...
Il y a trop peu de tout cela dans les Martyrs. Sans doute Cymodocée dit à un moment: «Je pleure comme si j'étais chrétienne.» Mais c'est à peu près tout. Elle n'est héroïque que par amour, et elle est païenne encore sous la dent du tigre. Et Eudore, redevenu chrétien, montre assurément de grandes vertus, pureté, détachement, résistance à la douleur: mais je cherche en vain l'accent nouveau, l'accent mystique. Je crois que le Christ n'est pas appelé une seule fois Jésus.—En résumé les Martyrs,—chose non prévue par l'auteur,—nous charment dans la mesure où ils sont pénétrés de paganisme, et par conséquent dans la mesure où ils prouvent le contraire de ce qu'ils prétendaient prouver.
L'auteur lui-même a dû le reconnaître. En 1839, instruit par trente années, il écrit dans ses Mémoires: «Le défaut des Martyrs tient au merveilleux direct, que, dans le reste de mes préjugés classiques, j'avais mal à propos employé. Effrayé de mes innovations, il m'avait paru impossible de me passer d'un enfer et d'un ciel (!). Les bons et les mauvais anges suffisaient cependant à la conduite de l'action, sans la livrer à des machines usées.» Non seulement ils «suffisaient» à la conduite de l'action, mais ils y étaient inutiles. «Effrayé de mes innovations», on se demande lesquelles. Mais il a raison de conclure: «Si la bataille des Francs, si Velléda, si Jérôme, Augustin, Eudore, Cymodocée» (avant leur conversion); «si la description de Naples et de la Grèce n'obtiennent pas grâce pour les Martyrs, ce ne sont pas l'enfer et le ciel qui les sauveront.»
(J'ajoute: Ce ne sont pas non plus les bons ni les mauvais anges, ni tous les ressouvenirs du genre pseudo-épique, et, par exemple, les innombrables comparaisons, si ingénieuses parfois, et presque toujours si artificielles. Il y en a même de désobligeantes: «Comme un taureau qu'on arrache aux honneurs du pâturage pour le séparer de la génisse que l'on va sacrifier aux dieux, ainsi Dorothée avait entraîné Démodocus loin de la prison de Cymodocée.»)
Mais il est très vrai que la bataille des Francs et des Romains est une de ces choses dont on peut dire: «Cela n'avait pas été écrit auparavant.» Depuis longtemps, certes, on était préoccupé de «couleur locale». Mais, je ne sais comment, avec des traits empruntés à César, Polybe, Tacite, Diodore, Strabon, Sidoine Apollinaire, Salvien, Anne Comnène, Grégoire de Tours, Arrien, Jormandès, Plutarque et les Edda, Chateaubriand a su faire ce qu'on n'avait pas fait avant lui. Ce livre VI illumina Augustin Thierry. Vous vous rappelez ces images et ce rythme:
Parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des aurochs et des sangliers, les Francs se montraient de loin comme un troupeau de bêtes féroces... Les yeux de ces barbares ont la couleur d'une mer orageuse... Sur une grève... on apercevait leur camp... Il était rempli de femmes et d'enfants, et retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs... Le roi chevelu pressait une cavale stérile, moitié blanche, moitié noire, élevée parmi les troupeaux de rennes et de chevreuils, dans les haras de Pharamond... Chef à la longue chevelure, je vais t'asseoir autrement, sur le trône d'Hercule le Gaulois... Esclave romain, ne crains-tu pas ma framée?... Les femmes des barbares... vêtues de robes noires... arrêtent par la barbe le Sicambre qui fuit, et le ramènent au combat...
Puis, la marée d'équinoxe qui envahit le camp des Francs et en chasse les Romains:
Les bœufs épouvantés nagent avec les chariots qu'ils entraînent; ils ne laissent voir au-dessus des vagues que leurs cornes recourbées et ressemblent à une multitude de fleuves qui auraient apporté eux-mêmes leurs tributs à l'Océan... Mérovée s'était fait une nacelle d'un large bouclier d'osier: porté sur cette conque guerrière, il nous poursuivait escorté de ses pairs qui bondissaient autour de lui comme des tritons.
C'est magnifique: mais voyez comment, jusque dans ses tableaux du Nord, le Breton Chateaubriand est poursuivi des lumineux souvenirs de la mythologie grecque.
Il y a donc le combat des Francs. Et il y a Velléda.
L'histoire de Velléda est rapide, éclatante, étrange et triste. Je vous en rappelle brièvement la donnée. Eudore, nommé commandant des contrées armoricaines, est averti d'un complot tramé contre les Romains par les prêtres gaulois et par la prophétesse Velléda. Il les épie, assiste à la scène du complot dans la forêt, exige que Velléda et son père Ségenax lui soient livrés comme otages. Or, la belle captive aime son maître, qui finit par céder à ce hardi et frémissant amour. «Je tombe, dit Eudore, aux pieds de Velléda... L'enfer donne le signal de cet hymen funeste; les esprits des ténèbres hurlent dans l'abîme, les chastes épouses des patriarches détournent la tête, et mon ange protecteur, se voilant de ses ailes, remonte vers les cieux.» (Voilà qui est bien exagéré, et fort éloigné, je pense, des sentiments naturels de l'auteur). Mais le vieux Ségenax soulève les Gaulois contre Eudore qui a déshonoré, dit-il, la prêtresse; et, au milieu d'une scène de tumulte et de carnage, Velléda reparaît et s'ouvre la gorge de sa faucille d'or.
Il est tout à fait singulier que cette chute de la jolie Gauloise dans les bras d'Eudore nous soit donnée comme un terrible châtiment des péchés de ce mauvais chrétien. Mais cette histoire de Velléda est charmante, et on peut la relire.
Eudore, c'est Chateaubriand lui-même: «... Mon âme était encore tout affaiblie par ma première insouciance et mes criminelles habitudes; je trouvais même dans les anciens doutes de mon esprit et la mollesse de mes sentiments un certain charme qui m'arrêtait: mes passions étaient comme des femmes séduisantes qui m'enchaînaient par leurs caresses.»
Velléda est orgueilleuse, passionnée, possédée, mystérieuse, héroïque et faible. Elle a produit, je pense, une quantité d'amoureuses romantiques,—dont je ne me rappelle en ce moment que la Esméralda,—et jusqu'aux Petite comtesse et aux Julia de Trécœur. Ses apparitions sont imprévues et soudaines. Ses discours, qui semblent involontaires, ont un charme secret et puissant: «Mon père dort; assieds-toi, écoute... Sais-tu que je suis fée?... Je suis vierge, vierge de l'île de Sayne; que je garde ou que je viole mes vœux, j'en mourrai. Tu en seras la cause... Tu me fuis, mais c'est en vain: l'orage t'apporte Velléda, comme cette mousse flétrie qui tombe à tes pieds... Oh! oui, c'est cela, les Romaines auront épuisé ton cœur! Tu les auras trop aimées! Ont-elles donc tant d'avantages sur moi?...» Une fois, elle fait présent à Eudore (pour Alfred de Vigny) du thème de la Maison du Berger: «Je n'ai jamais aperçu au coin d'un bois la hutte roulante d'un berger, sans songer qu'elle me suffirait avec toi... Nous promènerions notre cabane de solitude en solitude, et notre demeure ne tiendrait pas plus à la terre que notre vie...»
Comme Atala liée par un vœu de virginité, comme Amélie amoureuse de son frère, la prêtresse Velléda est dévorée d'une passion qu'exalte son caractère criminel. Mais Velléda est la plus belle et la plus vivante des «héroïnes» de Chateaubriand. C'est peut-être que Velléda est une image plus développée de sa sœur Lucile. À vrai dire il n'avait pas à se donner beaucoup de peine pour faire de Lucile une druidesse amoureuse, un peu folle et un peu sorcière.
Nous avons déjà vu combien Lucile le hante. Rouvrons le premier volume des Mémoires:
De la concentration de l'âme naissaient chez ma sœur des effets d'esprit extraordinaires: endormie, elle avait des songes prophétiques; éveillée, elle semblait lire dans l'avenir. Sur un palier de l'escalier de la grande tour battait une pendule qui sonnait le temps au silence. Lucile, dans ses insomnies, s'allait asseoir sur une marche en face de cette pendule; elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l'heure des désastres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains... Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée de la seconde vue: dans les bruyères armoricaines elle n'était qu'une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur.
Cette sœur, il ne peut s'empêcher de nous parler d'elle. Après nous avoir dit plusieurs fois qu'elle était un peu folle et que la mort de madame de Beaumont «avait achevé d'altérer la raison de Lucile», il tient à nous donner des lettres de cette malade, devenue madame de Caud et veuve, des lettres qui témoignent en effet d'un certain désordre d'esprit. Et je ne sais si je me trompe, mais je crois sentir quelque ressemblance secrète entre l'incohérence ardente de ces lettres de Lucile et celle des propos de Velléda.
Autrefois, Chateaubriand a confié sa femme à Lucile. Elle la lui a gardée dix ans. Peut-être n'était-elle pas pressée de la lui rendre. Puis, Lucile s'est intéressée particulièrement à la liaison de son frère et de madame de Beaumont. Elle lui écrit dans les derniers mois de sa vie: «Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont: je me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins.» Elle lui écrit obscurément: «Mon ami, j'ai dans la tête mille idées contradictoires de choses qui semblent exister et n'exister pas; qui ont pour moi l'effet d'objets qui ne s'offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait par conséquent s'assurer, quoi qu'on les vît distinctement.» Une autre fois: «Mon frère... pense que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités... Ma vie jette sa dernière clarté... Rappelle-toi que souvent nous avons été assis sur les mêmes genoux et pressés ensemble tous deux sur le même sein; que déjà tu mêlais des larmes aux miennes...; que nos jeux nous réunissaient et que j'ai partagé tes premières études. Je ne te parlerai point de notre adolescence, de l'innocence de nos pensées et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te retrace le passé, je t'avoue ingénument, mon frère, que c'est pour me faire revivre davantage dans ton cœur.» Et encore: «... Dieu ne peut plus m'affliger qu'en toi. Je le remercie du précieux, bon et cher présent qu'il m'a fait en ta personne, et d'avoir conservé ma vie sans tache.» Pourquoi ces derniers mots? Et pourquoi, tout à l'heure, «l'innocence de nos pensées et de nos joies?» Il semblait que cela, d'une sœur à un frère, allât sans dire. Et enfin: «Je pourrais prendre pour emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise: Souvent obscurcie, jamais ternie.»
Oui, Lucile, dans l'imagination de son frère, dut se transformer très aisément en Velléda. Je me figure, je vois Lucile à dix-huit ans, dans les bois de Combourg, parée de gui et de fleurs sauvages, dire à René, comme Velléda à Eudore: «Assieds-toi, écoute, sais-tu que je suis fée?» Et pourquoi prête-t-il à Velléda «une connaissance approfondie des lettres grecques», connaissance vraiment imprévue chez la petite druidesse, si ce n'est parce que Lucile était une personne fort lettrée?
La destinée de Lucile fut étrange même après sa mort. La sœur de Chateaubriand, la comtesse de Caud, fut enterrée dans la fosse commune. Elle n'avait plus rien, «était ignorée et n'avait pas un ami». Son frère l'avait mise dans un couvent, chez les Dames de Saint-Michel, avec son domestique le vieux Saint-Germain (l'ancien serviteur de madame de Beaumont). Puis il était allé à Villeneuve-sur-Yonne, chez son ami Joubert; et là, raconte-t-il, madame de Chateaubriand était tombée malade. Pendant ce temps-là, Lucile avait encore changé de demeure, puis était morte; et on l'avait enterrée parmi les pauvres. Saint-Germain seul avait suivi le «cercueil délaissé». Et, quand Chateaubriand était rentré à Paris, le vieux Saint-Germain lui-même était mort (sans avoir une seule fois écrit ou fait écrire à son maître, paraît-il); et Chateaubriand s'était abstenu de rechercher le lieu de la sépulture de Lucile. Oh! il nous dit éloquemment pourquoi: «... Quand, en faisant des recherches, en compulsant les archives des municipalités, les registres des paroisses, je rencontrerais le nom de ma sœur, à quoi cela me servirait-il...? Quel nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacée? Ne pourrait-il pas se tromper de poussière? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile soit à jamais perdue!» Il trouve cela très bien, très original. Plus loin, il l'appelle cette «sainte de génie» et dit qu'il n'a pas été un seul jour sans la pleurer. Il est possible, quoique, vers la fin, il dût en avoir assez de cette folle.
En tout cas, il a bien fait de la pleurer. Car il me paraît de plus en plus que c'est Lucile, la jolie Bretonne neurasthénique, qui, après Amélie, lui a légué Velléda. Il a vu Lucile dans le même décor, à peu près, où il place la petite druidesse «... Elle me prit par la main, et me conduisit sur la pointe la plus élevée du dernier rocher druidique... Velléda tressaille, étend les bras, s'écrie: on m'attend! Et elle s'élançait dans les flots. Je la retins par son voile...» Les étangs de Combourg ont fort bien pu voir quelque scène de ce genre, au temps où le frère et la sœur s'enivraient ensemble de solitude et de la pensée de la mort, peut-être le même jour où René jouait au suicide avec son vieux fusil à la détente usée.
Après cela, et après le dixième livre, les Martyrs m'ont semblé assez ennuyeux. Ces voyages, ces descriptions éternelles! Ces anachronismes si ingénieux et si inutiles! Ce qui reste du jeune Anacharsis de l'abbé Barthélemy, et ce qui fait présager le jeune Gaulois à Rome, du digne professeur Dézobry! Et cette cruelle tension de style, à faire trouver le Télémaque délicieux et naturel!
(Quand j'étais adolescent, j'ai lu avec amour Fabiola. Le modeste livre du cardinal Wiseman est plus chrétien que les Martyrs, et me semblait aussi bien plus amusant. Avez-vous lu Fabiola? Vous rappelez-vous la petite Agnès, la bonne Syra, l'enfant Tarcisius? Il y a dans Fabiola de la douceur, de la piété, de l'intérêt dramatique...)
Mais, encore une fois, il y a, dans les Martyrs, le combat des Francs, et il y a Velléda. Il y a Chateaubriand lui-même et la plus rare fleur de son sang. Chactas, René, Eudore, c'est lui; Atala, Amélie, Velléda, c'est elle. Il ne s'intéresse violemment,—et assez pour leur donner la vie par des mots,—qu'aux images de son propre cœur, ou des cœurs qu'il a troublés. Velléda vit, parce qu'elle est sa grande aventure passionnelle; Cymodocée vit, parce qu'elle est son paganisme habillé en vierge. Les autres sont des ombres, même Hiéroclès, le proconsul jacobin.
SEPTIÈME CONFÉRENCE
L'ITINÉRAIRE DE PARIS À JÉRUSALEM.
LE DERNIER ABENCÉRAGE.
Les Martyrs eurent du succès, mais non point un immense succès (quoique le libraire les eût payés 80.000 francs, dont 24.000 comptant). L'auteur lui-même nous en a donné les raisons, du moins quelques-unes, dans ses Mémoires: «... Les circonstances qui contribuèrent au succès du Génie du Christianisme n'existaient plus; le gouvernement, loin de m'être favorable, m'était contraire. Les Martyrs me valurent un redoublement de persécution.» (Il ne dit pas en quoi.) «Les allusions fréquentes dans le portrait de Galérius et dans la peinture de la cour de Dioclétien ne pouvaient échapper à la police impériale.» (À la vérité, ces allusions paraissent aujourd'hui lointaines.)
Au Journal des Débats, Hoffmann fit, des Martyrs, une critique où il y a beaucoup de bon sens, et quelques sottises. Chateaubriand ressentit très vivement cette critique, et répondit par un long Examen des Martyrs et par des Remarques sur chaque livre du poème. Il s'y montre fort naïvement irrité des censures et fort content de lui. Il s'étonne particulièrement qu'on ait été si méchant pour un ouvrage qui lui a coûté tant de peine. Il dit, à propos de sa peinture du Paradis: «Jamais je n'ai fait un travail plus pénible et plus ingrat.» Il y paraît. Dans les Remarques sur le livre VIII (l'Enfer): «Ce livre, qui coupe le récit, qui sert à délasser le lecteur (!) et à faire marcher l'action, offre en cela même une innovation dans l'art qui n'a été remarquée de personne.» En effet. Sur les démons, qui sont des dieux païens: «C'est l'Olympe dans l'enfer, et c'est ce qui fait que cet enfer ne ressemble à aucun de ceux des poètes mes devanciers.» Sur le démon de la fausse sagesse: «Ce démon n'avait point été peint avant moi.» Plus loin: «La peinture du tumulte aux enfers est absolument nouvelle.» Sur le démon de la volupté: «Ce portrait est encore tout entier de l'imagination de l'auteur.» Etc. On a envie de dire: «Allons, tant mieux. Mais nous ne nous soucions que de Velléda.»
«La publication des Martyrs, dit Chateaubriand, coïncide avec un accident funeste.» Son cousin Armand de Chateaubriand était resté en Angleterre. Marié à Jersey, il était chargé de la correspondance des princes. Il menait sur de méchants bateaux une vie héroïque et folle d'audace; mais le 20 janvier 1809 il fut arrêté, conduit à Paris, à la prison de la Force, puis condamné à mort. Chateaubriand n'avait probablement, pour obtenir la grâce de son cousin, qu'à demander une audience à l'empereur. Mais il était gêné par son rôle public. Deux ans auparavant il avait écrit dans le Mercure l'article célèbre: «... C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde...»
Il fit cependant ce qu'il put, mais on ne sait pas bien quoi. (Je vous renvoie, pour le détail de cette histoire, à la Vie politique de Chateaubriand, par M. Albert Cassagne.) Chateaubriand dit dans les Mémoires d'outre-tombe: «Je m'adressai à madame de Rémusat; je la priai de remettre à l'impératrice une lettre de demande de justice ou de grâce à l'empereur.» Madame de Chateaubriand dit dans le Cahier rouge: «Mon mari écrivit à Bonaparte; mais, comme quelques expressions de sa lettre l'avaient, dit-on, choqué, il répondit: Chateaubriand demande justice, il l'aura.» Et Madame de Rémusat raconte dans ses Mémoires, que l'empereur lui dit: «Chateaubriand a l'enfantillage de ne pas m'écrire à moi» (ceci contredit le Cahier rouge); «sa lettre à l'impératrice est un peu sèche et hautaine; il voudrait m'imposer l'importance de son talent. Je lui réponds par celle de ma politique, et, en conscience, cela ne doit point l'humilier.»
Le plus certain, c'est qu'Armand fut fusillé: «Le jour de l'exécution, raconte Chateaubriand, je voulus accompagner mon camarade sur son dernier champ de bataille; je ne trouvai point de voiture, je courus à pied à la plaine de Grenelle, j'arrivai tout en sueur, une seconde trop tard: Armand était fusillé contre le mur d'enceinte de Paris. Sa tête était brisée; un chien de boucher léchait son sang et sa cervelle.» Quelque chose me dit qu'il a ajouté le chien de boucher.
Et, d'après les Souvenirs de Sémallé, Chateaubriand n'aurait vu ni le chien ni la cervelle. Il s'était décidé (trop tard) à demander une audience à l'empereur. Il passa toute la nuit chez lui, et reçut la lettre d'audience, le matin, après l'exécution d'Armand. Si, comme l'affirme Sémallé, Chateaubriand n'est pas sorti de chez lui ce matin-là, «que devient la course à Grenelle, et l'histoire du chien de boucher et le mouchoir sanglant apporté par Chateaubriand à madame de Custine?» (A. Cassagne).
«Il parut plus irrité qu'affligé», dit madame de Rémusat. Rien d'étonnant à cela, ni de choquant. Il n'avait pas vu son cousin depuis bien des années. Tout de suite après avoir conté la mort d'Armand, il nous dit: «L'année 1811 fut une des plus remarquables de ma carrière littéraire. Je publiai l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, je remplaçai M. de Chénier à l'Institut, et je commençai d'écrire mes Mémoires... Le succès de l'Itinéraire fut aussi complet que celui des Martyrs avait été disputé.»
Et pourtant, la première partie exceptée, l'Itinéraire, si je ne me trompe, nous paraît, aujourd'hui, encore plus ennuyeux que les Martyrs.
Pourquoi avait-il fait ce voyage en Grèce, dans l'archipel, à Constantinople, en Asie-Mineure, en Palestine, en Égypte et à Tunis? Il nous dit qu'il allait «chercher des images» pour son poème des Martyrs. Il nous dit aussi qu'il a fait ce voyage par piété: «Je serai peut-être le dernier des Français sorti de mon pays pour voyager en Terre-Sainte avec les idées, le but et les sentiments d'un ancien pèlerin.» Enfin (dans les Mémoires), il nous dit qu'il l'a fait par amour: «Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir? Une seule pensée m'absorbait; je comptais avec impatience les moments. Du bord de mon navire, les regards attachés à l'étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J'espérais en trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage, et l'apporter à l'Alhambra. Comme le cœur me battait en abordant les côtes d'Espagne!»
Autrement dit, il allait à Jérusalem pour le plaisir de trouver, au retour, madame de Noailles qui l'attendait à Grenade. Et il suivait aussi son instinct et son goût de voyageur et de navigateur, et son humeur curieuse et surtout inquiète.
La littérature de voyages est, chez nous, abondante. On a écrit, au moyen âge, beaucoup de relations de pèlerinages en Orient. Mais je ne rappellerai que les livres connus: le Journal de Voyage de Montaigne, les Voyages de Flandre et de Hollande, de Laponie, de Pologne de Regnard, les Lettres sur l'Italie du président de Brosses, les Voyages de Volney en Égypte et en Syrie; au dix-neuvième siècle, le Voyage en Orient de Lamartine, le Rhin de Victor Hugo, le Tra-los-montès de Gautier; le Sahel et le Sahara de Fromentin, et, sous divers titres, les notes et impressions de voyage de Jacquemont, de Stendhal, de Taine. Dieu sait si j'en oublie! et je m'arrête, d'ailleurs, aux écrivains encore vivants. Parmi tous ces livres, l'Itinéraire de Chateaubriand,—quelques passages familiers mis à part, qui font bien une vingtaine de pages,—est le plus solennel et le plus tendu. Il y soutient un rôle. Il avait écrit les Martyrs en sa qualité de restaurateur de la religion et pour démontrer la supériorité poétique du christianisme: il écrit l'Itinéraire pour justifier, pour appuyer les descriptions des Martyrs. À chaque instant, il nous rappelle qu'il est un très grand voyageur et qu'il a été au Canada. Il n'en est pas encore revenu. Il s'agit d'aller de Misitra à Magoula: «C'est en général un voyage très facile, surtout pour un homme qui a vécu chez les sauvages de l'Amérique.» En voyant des cigognes: «Ces oiseaux furent souvent les compagnons de mes courses dans les solitudes d'Amérique: je les vis souvent perchés sur les wigwams des sauvages.» Ou bien: «Je me suis toujours fait un plaisir de boire de l'eau des rivières célèbres que j'ai passées dans ma vie: ainsi, j'ai bu des eaux du Mississippi» (ce n'est pas sûr), «de la Tamise, du Rhin, du Pô, du Tibre, de l'Eurotas, du Céphise, de l'Hermus, du Granique (?), du Jourdain, du Nil, du Tage, et de l'Èbre.»
Au commencement de cette lecture (et je puis bien vous avouer que, jusque-là, je n'avais lu de l'Itinéraire que quelques fragments), je me disais:
—Je sais qu'il faut être respectueux. Je sais qu'il peut y avoir quelque intérêt à voir des lieux où ont vécu de grands hommes, où se sont passées de grandes choses. Pas toujours, cependant. Il faut, ce me semble, que la figure de ces lieux n'ait pas été trop radicalement modifiée. Même alors, je conçois mal que l'intérêt qu'on peut prendre aille jusqu'à l'émotion et jusqu'aux larmes. Un paysage où se sont accomplis de grands faits historiques ressemble beaucoup à un paysage du même genre où il n'est rien arrivé. Je comprends que l'on s'attache à ce qui reste de l'acropole d'Athènes, du forum romain, ou de la petite ville de Pompéi. Mais le champ de bataille le plus illustre est presque toujours pareil à n'importe quel grand morceau de la Beauce ou de la Brie. Tel petit port méditerranéen ne vous paraîtra rien de plus qu'un petit port avec de grosses barques de pêche, même si l'on vous dit que la galère de Cléopâtre y a mouillé voilà dix-neuf siècles. Et, si des ruines n'ont gardé que d'incertains contours, je n'y verrai que des tas de pierres, quand même ce seraient les ruines supposées de Sparte ou d'Argos.
Lors donc que Chateaubriand approche de la côte du Péloponèse, je suis un peu surpris de l'entendre dire: «J'étais prêt à m'élancer sur un rivage désert et à saluer la patrie des arts et du génie.» La saluer? Comment? Par quel cri ou par quel geste? Couchant à Méthone (ou Modon) près de Sparte: «Je me retirai, dit-il, dans la chambre qu'on m'avait préparée, mais sans pouvoir fermer les yeux. J'entendais les aboiements des chiens de la Laconie et le bruit du vent de l'Élide: comment aurais-je pu dormir?» Mais pourquoi n'aurait-il pas dormi? (Car remarquez que ce n'est point le bruit des chiens et du vent qui le tient éveillé, mais c'est que c'est le vent de l'Élide et les chiens de la Laconie.) Plus loin, en Messénie, à propos de champs d'oliviers possédés par des Turcs, les larmes lui viennent aux yeux «en voyant les mains du Grec esclave inutilement trempées de ces flots d'huile qui rendaient la vigueur au bras de ses pères pour triompher des tyrans.» Sur Messène, il a cette réflexion d'une mélancolie bien imprévue: «Épaminondas éleva les murs de Messène. Malheureusement on peut reprocher à cette ville la mort de Philopœmen.»
Le jour où il rencontre l'Eurotas, il ne prend point cet événement à la légère: «Ainsi, après tant de siècles d'oubli, ce fleuve qui vit errer sur ses bords les Lacédémoniens illustrés par Plutarque, ce fleuve, dis-je, s'est peut-être réjoui dans son abandon d'entendre retentir autour de ses rives les pas d'un obscur étranger. C'était le 18 août 1806, à neuf heures du matin, que je fis seul, le long de l'Eurotas, une promenade qui ne s'effacera jamais de ma mémoire.» Et il s'exalte jusqu'à cette déclaration: «Si je hais les mœurs des Spartiates, je ne méconnais point la gloire d'un peuple libre, et je n'ai point foulé sans émotion sa noble poussière.» Et je n'ose pas vous dire de qui ces lignes pourraient être signées.
Il y a mieux encore. C'est quand, du haut de la colline où fut la citadelle de Sparte, il découvre les ruines (d'ailleurs incertaines) de la ville. «Un mélange d'admiration et de douleur arrêtait mes pas et ma pensée; le silence était profond autour de moi: je voulus du moins faire parler l'écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre, et je criai de toute ma force: Léonidas! Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte même sembla l'avoir oublié.» C'est peut-être sublime. Mais je ne le crois pas. Et si ce n'est pas sublime...
Mais je me suis bientôt aperçu que ces railleries étaient faciles et chétives; qu'elles ne prouvaient que mon bon sens, ce qui importe peu; et qu'un sentiment expliquait chez Chateaubriand ces émotions, ces douleurs, ces exaltations, ces larmes, ce sérieux, cette solennité. Ce sentiment, c'est l'amour de la gloire. Après nous avoir raconté comment il appela Léonidas, et de toute sa force (et le voyez-vous poussant ce cri dans son costume de Tartarin, avec ses deux pistolets et son poignard à la ceinture et son fusil de chasse à la main?), il ajoute: «Si des ruines où s'attachent des souvenirs illustres font bien voir la vanité de tout ici-bas, il faut pourtant convenir que les noms qui survivent à des empires et qui immortalisent des temps et des lieux sont quelque chose. Après tout, ne dédaignons pas trop la gloire: rien n'est plus beau qu'elle, si ce n'est la vertu.» L'amour de la gloire a été la plus forte passion de Chateaubriand. Et, comme il voulait la gloire pour soi, il la respectait, la prenait au sérieux chez les autres, et particulièrement chez les morts. Sans compter que, il y a cent ans, la gloire des Grecs et des Romains, rajeunie par la Révolution et l'Empire, était plus vivante dans les esprits. (Quand Chateaubriand vient à nommer Épaminondas et Philopœmen, il les appelle «ces grands hommes». Je crois que nous ne le ferions plus à présent, parce que nous ne savons pas.)
Aujourd'hui, l'amour de la gloire est un sentiment beaucoup moins répandu. Même aux siècles où elle peut être acquise, elle est fort peu de chose. Ce n'est que la survivance, et très précaire et très intermittente, d'un assemblage de sons, d'un nom. Cette vaine survivance de votre nom, vous ne pourrez en jouir que si votre âme survit elle-même. Mais, si vous ne croyez pas à cette survie de votre âme, le plaisir d'être illustre ne sera pour vous qu'un plaisir viager, comme la simple notoriété ou comme la richesse. L'amour de la gloire implique donc des croyances spiritualistes, et aussi l'illusion que la civilisation actuelle est quelque chose de considérable dans l'histoire de la planète, et que celle-ci est quelque chose de considérable dans l'histoire de l'univers. Non, l'on n'est plus assez naïf pour désirer la gloire. Il y a trop d'hommes célèbres; il y en a des milliers. Jamais la postérité ne pourra retenir tous leurs noms. On se rabat à ne souhaiter qu'une renommée utile ou d'immédiates jouissances de vanité.
Mais, sans négliger celles-ci, Chateaubriand ne voulait rien de moins que la gloire, et la plus grande gloire possible. Et il faut dire qu'il a vécu dans les meilleures conditions pour la conquérir. Sa chance a été merveilleuse, unique. Les circonstances ont centuplé l'effet des productions de son esprit. Il est venu dans un temps où certaines choses importantes devaient être dites et où tout un pays souhaitait qu'elles fussent dites. Il sut les dire avec génie. Mais, en outre, il était le seul qui eût du génie à ce moment-là, ou du moins qui eût un génie propre à charmer. Les grands écrivains sont nombreux au dix-septième siècle: pas un d'eux ne peut se croire le roi de son temps. Au dix-huitième siècle, autour de Voltaire, il y a Fontenelle, Montesquieu, Buffon, Diderot, Rousseau. Plus tard il y aura, tout ensemble, Lamartine, Vigny, Hugo, Musset, Balzac, Sand, Michelet, etc... Mais, par une fortune inouïe, Chateaubriand est seul. André Chénier est encore inédit, et d'ailleurs inachevé. Joseph de Maistre est un étranger et n'a guère encore publié que ses courtes Considérations. Bonald a plus d'idées que Chateaubriand, mais est un écrivain difficile et qui n'est lu que d'un petit nombre... En dehors de madame de Staël, improvisatrice de peu de grâce, il n'y a, autour de Chateaubriand, que Fontanes, Joubert inédit, Ginguené, Arnaud, Népomucène Lemercier, Legouvé père, Delille, Esménard... qui encore? (Constant n'est connu que plus tard comme écrivain). Chateaubriand est le premier sans nulle peine. Il est le seul illustre et le seul glorieux.
Et déjà il n'est plus qu'un homme qui soutient et entretient sa gloire. L'Itinéraire est, si j'ose dire, le plus «truqué» des livres. Ce voyage nous est présenté comme un événement tout à fait considérable, comme un épisode de la mission historique de l'auteur. Il affecte, du moins au commencement, la plus minutieuse et la plus implacable exactitude, adopte d'abord la forme d'un journal de voyage, nous rend compte de ses actes heure par heure. Il inscrit ses dépenses et les pourboires qu'il donne, et ne nous laisse pas ignorer que son voyage lui a coûté cinquante mille francs. Il fait un étalage d'érudition inutile et assommante, et qui, encore, est de troisième main. Il nous accable de l'histoire de chacune des villes qu'il visite. Cela tient au moins la moitié de l'énorme volume. Puis, pour rappeler et confirmer sa fière attitude d'opposant à l'Empire, de grand citoyen seul debout devant le tyran, il y a à chaque instant, et souvent assez inattendues, des allusions au despotisme de l'empereur par la peinture ou la mention des horreurs de l'oppression turque. Il y a aussi toute une étude sur un chant du Tasse, poète aujourd'hui négligé. Il y a de longues citations de Delille et d'Esménard, parce que Delille et même Esménard étaient des influences, et qui pouvaient le servir et qui ne lui portaient pas ombrage. Il y a beaucoup de citations, et, celles-là, plus désintéressées (mais enfin cela tient de la place et enfle le volume) d'Homère, de Virgile, d'Euripide, d'Hérodote, de Diodore, etc... Il y a aussi, bien entendu, des descriptions harmonieuses, composées, un peu tendues et pompeuses... Et sans doute elles sont belles, par exemple celle qui se termine ainsi:
... J'ai vu, du haut de l'Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette; les corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient au-dessus de nous; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l'ombre le long des flancs de l'Hymette et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles; Athènes, l'Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d'un rayon d'or, s'animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief; au loin la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière; et la citadelle de Corinthe, renvoyant l'éclat du jour nouveau, brillait sur l'horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu.
(Ces ailes «glacées de rose» sont vraiment très bien.) Oui, de belles descriptions, et bien ordonnées; mais cependant on s'aperçoit qu'il a gardé les plus belles pour les Martyrs et que nous n'avons ici que de magnifiques rognures un peu arrangées. Puis, avez-vous remarqué que ces grandes descriptions d'ensemble ne font rien voir du tout à qui n'a pas vu soi-même les paysages décrits? On aime aujourd'hui, je crois, des descriptions plus simples de ton, moins oratoires, si j'ose dire, pas trop composées après coup, mais où l'écrivain reproduit les détails significatifs dans l'ordre où ils l'ont frappé, ou à mesure qu'ils lui reviennent en mémoire. Ou bien, l'auteur transforme les objets selon l'état de son âme; il n'en décrit que l'idée qu'il s'en est faite; en phrases frémissantes et courtes il exprime, à propos d'un paysage historique ou naturel, le souvenir, le regret, le désir, la joie ou l'enthousiasme qu'il portait en lui lorsqu'il prit contact avec ce paysage, et sur lesquels ensuite ce paysage a réagi; mais en somme, toujours et uniquement, sa propre sensibilité. Appelons cela des paysages passionnés. Les descriptions de Chateaubriand, malgré leur éclat, restent un peu compassées. Il faut attendre les Mémoires d'outre-tombe. Là seulement il sera libre.
Heureusement, dans l'Itinéraire même, il se détend quelquefois, pour nous parler de son domestique milanais Joseph, ou de son domestique français Julien, nous peindre ses divers hôtes, nous conter les réceptions qu'on lui fait, des incidents de voyage, des histoires de brigands. Voici un exemple de ce ton excellent:
Les courses sont de huit à dix lieues avec les mêmes chevaux; on leur laisse prendre haleine, sans manger, à peu près à moitié chemin; on remonte ensuite et l'on continue sa route. Le soir on arrive quelquefois à un khan, masure abandonnée où l'on dort parmi toutes sortes d'insectes et de reptiles sur un plancher vermoulu. On ne vous doit rien dans ce khan lorsque vous n'avez pas de firman de poste: c'est à vous de vous procurer des vivres comme vous pouvez. Mon janissaire allait à la chasse dans les villages; il rapportait quelquefois des poulets que je m'obstinais à payer; nous les faisions rôtir sur des branches vertes d'olivier, ou bouillir avec du riz pour faire un pilaf. Assis à terre autour de ce festin, nous le déchirions avec nos doigts; le repas fini, nous allions nous laver la barbe et les mains au premier ruisseau. Voilà comme on voyage aujourd'hui dans le pays d'Alcibiade et d'Aspasie.
Au fond, il aime cette vie-là, qui lui rappelle son fameux voyage au Canada, ou sa vie à l'armée des princes. Son voyage en Orient, cent ans avant l'agence Cook, n'est pas sans dangers. Chateaubriand est à la fois le plus homme de lettres des gens de lettres et un rude compagnon ami de l'aventure même périlleuse.
Ou bien ce sont des passages d'une verve colorée, de celle qui s'épanouira à l'aise dans les Mémoires. Ceci par exemple (en naviguant de Rosette au Caire):
... Pendant ce temps-là nos marchands turcs descendaient à terre, s'asseyaient tranquillement sur leurs talons, tournaient leurs visages vers la Mecque, et faisaient au milieu des champs des espèces de culbutes religieuses. Nos Albanais, moitié musulmans, moitié chrétiens, criaient «Mahomet!» et «Vierge Marie!», tiraient un chapelet de leur poche, prononçaient en français des mots obscènes, avalaient de grandes craches de vin, lâchaient des coups de fusil en l'air et marchaient sur le ventre des chrétiens et des musulmans.
Et Jérusalem? direz-vous. Car enfin le titre du livre est l'Itinéraire de Paris à Jérusalem; ce voyage est un pèlerinage, et Chateaubriand nous a dit qu'il l'entreprenait avec les sentiments et la foi d'un pèlerin du moyen âge. Mais c'est ici la même chose que pour les Martyrs. Dans les Martyrs, c'est le paganisme qu'il aime et qui est charmant, et c'est le christianisme qui est ennuyeux. Dans l'Itinéraire, la partie la plus agréable, et de beaucoup, et qu'il a écrite avec le plus de plaisir, c'est le voyage en Grèce. Dès qu'il arrive à la Terre-Sainte, il a beau se battre les flancs, il ne sent rien. Un lieu où se sont passées des choses sublimes, des choses surnaturelles, pourquoi nous émouvrait-il plus que ces choses elles-mêmes? En tout cas, il ne nous touchera que dans la mesure où il nous aidera à nous représenter ces choses, et pourvu que nous y croyions avec intensité. Et Chateaubriand n'a jamais cru que somptueusement et faiblement. En somme, il avoue lui-même sa froideur: «Les lecteurs chrétiens demanderont peut-être... quels furent les sentiments que j'éprouvai en ce lieu redoutable (l'église du Saint-Sépulcre): je ne puis réellement le dire. Tant de choses se présentaient à la fois à mon esprit, que je ne m'arrêtais à aucune idée particulière...» Bref, il ne sent rien du tout. Un peu après, il croit décent de paraître ému, et voici ce qu'il trouve: «Nous parcourûmes les stations jusqu'au sommet du calvaire. Où trouver dans l'antiquité rien d'aussi touchant, rien d'aussi merveilleux que les dernières scènes de l'Évangile? Ce ne sont point ici les aventures bizarres d'une divinité étrangère à l'humanité: c'est l'histoire la plus pathétique, histoire qui non seulement fait couler des larmes par sa beauté, mais dont les conséquences, appliquées à l'univers, ont changé la face de la terre.» (Au fait, cela est-il très bien écrit?) «Je venais de visiter les monuments de la Grèce, et j'étais encore tout rempli de leur grandeur: mais qu'ils avaient été loin de m'inspirer ce que j'éprouvais à la vue des lieux saints!» Seulement ce qu'il éprouve, il ne le dit pas. Et voilà, sur Jérusalem, le passage le plus chaud. Non, il ne sent rien. La plus simple des petites sœurs, venue aux lieux saints, sentira, et, si elle écrit même malhabilement, exprimera davantage. Chateaubriand, ne trouvant rien à dire, se rejette alors sur l'histoire de Jérusalem, sur les Croisades, sur une lecture de la Jérusalem délivrée, sur une lecture d'Athalie, et sur le prix des denrées en Palestine.
Mais enfin, il convenait que l'auteur partagé de l'Essai sur les Révolutions, désireux d'écrire le livre qu'on attendait le plus, écrivît le Génie du christianisme; il convenait que l'auteur du Génie du christianisme écrivît les Martyrs, et il convenait que l'auteur des Martyrs visitât l'Orient et la Terre-Sainte en délégué de la chrétienté et écrivît l'Itinéraire. Et voilà qui est fait.
Or, comme il nous l'a dit lui-même, tandis qu'il décrivait avec soin la mer Morte (qu'il n'a vue que de loin), l'église de Bethléem et l'église du Saint-Sépulcre; tandis qu'il faisait, d'Alexandrie à Tunis, une navigation qui ne fut qu'«une espèce de continuel naufrage de quarante-deux jours», il ne pensait qu'à la dame qui l'attendait à Grenade. Et, quand il fut de retour à Paris, il écrivit pour elle les Aventures du dernier Abencérage, qu'il publiera seulement vingt ans plus tard. «Le portrait, dit-il, que j'ai tracé des Espagnols explique assez pourquoi cette nouvelle n'a pu être imprimée sous le gouvernement impérial. La résistance des Espagnols à Bonaparte... excitait alors l'enthousiasme de tous les cœurs susceptibles d'être touchés par les grands dévouements et les nobles sacrifices. Les ruines de Saragosse fumaient encore, et la censure n'aurait pas permis des éloges où elle eût découvert, avec raison, un intérêt caché pour les victimes.»
Je vous répète qu'on ne peut pas lire une bibliothèque tous les matins; et c'est ce qui fait que la critique est une chimère. Car, à supposer qu'un homme lise tous les ouvrages dont la suite forme la littérature d'un pays, comme il y mettra assurément des années et des années, il ne pourra les lire tous ni au même âge, ni dans le même état de santé, ni avec la même humeur, ni peut-être avec les mêmes opinions politiques ou les mêmes croyances religieuses. Lui-même aura changé au cours de ces lectures, et le monde aussi aura changé autour de lui. Une histoire de la littérature, à moins d'être écrite à coups de fiches, ce qui n'a aucun intérêt, est surtout l'histoire de l'esprit du critique qui a pu l'écrire.
Tout cela pour vous dire (et je l'aurais pu à moins de frais) que, je ne sais pourquoi et sans m'y attendre le moins du monde, j'ai trouvé délicieuses les Aventures du dernier Abencérage. Je n'avais pas lu cela depuis quarante ans et je n'en avais gardé aucun souvenir. Et, en ouvrant ce petit livre, je me méfiais... Or cela m'a paru charmant. Est-ce parce que je l'ai relu un jour de soleil et en sortant de l'ennuyeux Itinéraire? Cela ne ressemble plus du tout à Atala ni à René; c'est un petit divertissement à part dans l'œuvre de Chateaubriand. Sans doute, madame de Noailles aimait ces chevaleries. On en trouve de telles dans Millevoye (Ballades et Romances). Les soldats de l'Empire et leurs femmes devaient les goûter beaucoup. Le colonel Fougas, dans l'Homme à l'oreille cassée, en est tout pénétré. C'est un mélange, grisant pour les belles âmes simples, de galanterie et d'honneur. C'est comme un développement du contenu secret des vers charmants de Zaïre:
Des chevaliers français tel est le caractère,
Ou: