Chateaubriand
Jamais une plus belle proie
Ne fut prise dans tes cheveux.)
Les vers de Chateaubriand ne sont pas mauvais non plus. Seulement, autant sa prose est colorée et hardie, autant ses vers sont timides et pâles. Et quand il veut y mettre de la couleur, je crois que c'est pire:
Pour appui du dattier empruntant un rameau,
Le jour j'aurais guidé ton paisible chameau.
On sent qu'il est à la gêne. C'est Jéhovah, Moïse et Aaron, qui devaient avoir le beau rôle et dire les choses les plus belles; et il ne les a pas trouvées. Dans le fond, le trouble et la passion de Nadab, l'impureté et la perfidie d'Arzane, et le culte voluptueux d'Adonis font bien mieux son affaire. Son imagination est donc avec Amalec et l'idolâtrie. Or, cela ne lui sert de rien. Nadab essaye bien de rappeler les fureurs du René des Natchez:
Laisse-moi m'enchanter d'innocence et de crime,
Connaître mes devoirs sans te manquer de foi,
Apercevoir l'abîme et m'y jeter pour toi!
Et encore:
Ma souffrance est ma joie, et je veux à jamais
Conserver la douceur du mal que tu me fais.
Mais que le «Chant de la Courtisane» est peu enivrant!
Viens que je sois ta bien-aimée,
J'ai suspendu ma couche en souvenir de toi;
D'aloës je l'ai parfumée;
Sur un riche tapis je recevrai mon roi;
Dans l'albâtre éclatant la lampe est allumée;
Un bain voluptueux est préparé pour moi.
Dire que ces vers sont de la même plume, et peut-être de la même époque que l'invocation à Cynthie dans la quatrième partie des Mémoires!
Au deuxième acte, Nadab prend congé d'Arzane en ces termes:
De Moïse en ces lieux je viendrai vous apprendre
Le destin. Quel parti qu'alors vous vouliez prendre,
Contre tout ennemi prompt à vous secourir,
Arzane, je saurai vous sauver ou mourir.
C'est horrible, et c'est déconcertant. Car celui qui a eu la candeur d'écrire ces choses entre 1815 et 1835 et de les publier en 1836 est le même qui a su tirer de notre langue des effets dont la hardiesse ou la langueur n'a pas été dépassée et le même enfin qui, à soixante-quinze ans, écrivit la Vie de Rancé (parue en 1844).
C'était son directeur, l'abbé Seguin, qui lui avait conseillé d'écrire cette histoire, et Chateaubriand s'y mit très volontiers: car, dans la vie de ce Rancé qui eut une jeunesse orgueilleuse et déréglée, puis qui se convertit rudement et tragiquement, et dont la pénitence, comme les erreurs, eut l'allure excessive et héroïque, Chateaubriand (quoique beaucoup plus tempéré dans sa conversion) trouvait quelque chose de lui-même, croyait-il, et des tableaux où se complaire. Ce roman de la pénitence farouche prêtait au mépris des hommes et de la vie; et les péchés de Rancé étaient de ceux qu'il y a plaisir à rappeler et déplorer.
Le livre est d'ailleurs un bric-à-brac inouï; l'auteur accueille tout ce qui lui remonte à la mémoire ou au cœur et tout ce qui lui passe par la tête. Il nous entretient de lui-même autant que de Rancé; et ce sont de continuelles digressions. À propos des amours de Rancé et de la duchesse de Montbazon, il nous parle abondamment de l'Hôtel de Rambouillet. Il nous parle de Ninon, que pourtant Rancé ne connut pas; parce que Rancé alla à Chambord, il nous parle de Chambord, puis de Paul-Louis Courier, de François Ier, de Londres et de Henri V, du duc de Guise et de la belle Marcelle de Castellane, de Retz, de Mazarin, etc... C'est ainsi tout le temps. La biographie de Rancé n'occupe pas le quart de l'ouvrage. Nul souci de composition; souvent, nul lien saisissable entre les phrases d'un même paragraphe; des impressions juxtaposées; des raccourcis surprenants, surtout des images, des images quand même, des images à tout prix.
Déjà il les forçait volontiers dans les Mémoires. (Exemple: «Le maréchal Lannes fut blessé mortellement; Bonaparte lui dit un mot et puis l'oublia; l'attachement des hommes se refroidit aussi vite que le boulet qui les frappe.» Ou bien: «Les chimères sont comme la torture; ça fait toujours passer une heure ou deux. J'ai souvent mené en main, avec une bride d'or, de vieilles rosses de souvenirs qui ne pouvaient se tenir debout, et que je prenais pour de jeunes et fringantes espérances.») Mais, dans la Vie de Rancé, cela est constant. Il lui faut plus d'images, pour se divertir ou se consoler, à mesure que la force du sang décline en lui, et que ses sensations ne sont plus que des souvenirs. Une imagination torturée, outrée, difficile et brusque, est la dernière muse de ce vieillard.
«Que fais-je dans le monde? Il n'est pas bon d'y demeurer lorsque les cheveux ne descendent plus assez bas pour essuyer les larmes qui tombent des yeux.»—«Dans l'année 1648, s'ouvrit la Fronde, tranchée dans laquelle sauta la France pour escalader la liberté.» Sur Corneille influencé par le goût d'outre-monts: «Mais son génie résista: dépouillé de sa calotte italienne, il ne lui resta que cette tête chauve qui plane au-dessus de tout.» Ceci, très beau: «Ninon, dévorée du temps, n'avait plus que quelques os entrelacés.» Sur le vieux duc de Montbazon qui, devenu amoureux d'une joueuse de luth, se prit de querelle avec elle et la voulut jeter par la fenêtre: «La force manqua à sa vengeance: il retomba sur son lit près du volage fardeau que ne put soulever ni son bras ni sa conscience.» Sur Henri V: «Il se cachait derrière moi, comme le soleil derrière les ruines.» Sur le château de Chambord: «De loin, l'édifice est une arabesque; il se présente comme une femme, dont le vent aurait soufflé en l'air la chevelure; de près, cette femme s'incorpore dans la maçonnerie et se change en tours; c'est alors Clorinde appuyée sur des ruines.»—«Dom Bernard fut administré. À peine eut-il reçu le corps de Notre-Seigneur qu'il eut un pressant besoin de cracher: il se retint et mourut étouffé par le pain des anges.»—«... Cette plainte, qui sort du cœur de Rancé, comme ces boîtes harmonieuses faites dans les montagnes qui répètent le même son.» Le cœur de Rancé, une boîte à musique? Mon Dieu, oui! Il lui faut des images. Beaucoup des images de la Vie de Rancé sont d'un goût inquiétant, ou même d'un mauvais goût délicieux: c'est donc le comble de la volupté littéraire. Et puis, ce rythme, cette harmonie; et, d'autres fois, ce mystérieux, cet inachevé... À propos d'Abélard: «Tout a changé en Bretagne, hors les vagues qui changent toujours...» Et quand Rancé entre dans la ville des saints apôtres: «Ô Rome, te voilà donc encore! Est-ce ta dernière apparition? Malheur à l'âge pour qui la nature a perdu ses félicités! Des pays enchantés où rien ne nous attend plus sont arides: quelles aimables ombres verrai-je dans les temps à venir? Fi! des nuages qui volent sur une tête blanchie!» À propos de Lélia (car il parle de George Sand dans la Vie de Rancé): «L'insulte à la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin, il est vrai: mais madame Sand fait descendre sur l'abîme son talent, comme j'ai vu la rosée tomber sur la mer Morte.» Dans la Vie de Rancé, Chateaubriand dépasse sa manière; il est son propre décadent; il devance même ses ultimes disciples.
C'est l'image à tout prix. Et, presque toujours, c'est l'image voluptueuse. «Chateaubriand, dit Maurras, communique au langage, aux mots, une couleur de sensualité, un goût de chair.» Maurras analyse et justifie très fortement et subtilement cette impression. Il ajoute: «Chateaubriand tient moins à ce qu'il dit qu'à l'enveloppe émouvante, sonore et pittoresque de ce qu'il dit.» Je vous renvoie à ces pages (Trois Idées politiques), et vous prie de lire aussi vingt pages fort belles de Pierre Lasserre sur la sensibilité de Chateaubriand. (Le Romantisme français.)
Mais vous sentez bien que je retarde le plus possible le moment de conclure. Car, que vous dirais-je que vous ne sachiez?
Vous rappellerai-je son influence sur tout le dix-neuvième siècle? Sans doute il a lui-même profité de tout le dix-huitième; même en amour, dans sa façon d'aimer et dans sa préoccupation de l'effet qu'il produit, il a souvent été comme un Valmont sublime; il a subi profondément l'influence de Rousseau (et je crois, celle de la poésie anglaise, dans une mesure qu'il m'est difficile de déterminer): mais presque toute la littérature du dix-neuvième siècle a subi l'influence de Chateaubriand. Faguet, vous vous en souvenez, dit qu'il a renouvelé notre imagination. Gautier l'appelait le sachem du romantisme. Tout dernièrement, M. Victor Giraud, dans l'Introduction aux Pages choisies de Chateaubriand, a montré, avec une brièveté précise, et qui, je crois, n'oublie rien d'essentiel, ce que lui doivent Lamartine, Hugo, Vigny, Musset, Sand, Balzac, Thierry, Michelet, Lamennais, Montalembert, Lacordaire, même Villemain et Cousin, même Auguste Comte (quand il développe le génie social du catholicisme), et aussi Baudelaire, Leconte de Lisle, même Taine, même Renan, qui ne l'aime point. J'indique encore Vogüé, et m'arrête là, ne voulant pas nommer les vivants.
J'ajoute ceci: Chateaubriand, mort en 1848, a connu une très grande partie des œuvres de Lamartine, Hugo, Musset, Sand, Sainte-Beuve, et les six premiers volumes de l'Histoire de France de Michelet (1833-43). Évidemment s'il a tant agi sur les romantiques, quelques romantiques ont réagi sur lui, et peut-être (à mon avis) particulièrement Michelet. La prose de Chateaubriand est plus hardie de tours, plus surprenante de raccourcis, d'images ramassées et soudaines à mesure qu'on avance dans les Mémoires d'outre-tombe. Tout le romantisme, qui paraît né de lui, a ajouté, par répercussion, à sa virtuosité d'écrivain. Il a voulu n'être vaincu, en sortilège verbal, par aucun de ses fils ou petits-fils.
Il doit être content dans son immortalité, puisqu'il a sur toutes choses aimé la gloire.
Il a eu l'une des plus belles vies, et des plus pleines, et des plus variées, et des plus émouvantes qu'on puisse avoir. Autant que Tamerlan ou que Napoléon, il a considéré et traité l'univers comme une proie. Il a eu «une joie d'oiseau sauvage à se saisir de tout pour s'évader de tout» (Lasserre). Ce qu'il n'a pas eu, la grande action politique (et encore a-t-il cru qu'il l'avait), n'ajouterait rien à sa renommée. Il a été aimé de beaucoup de femmes, et des plus distinguées de son temps, et des plus belles. Sa vie a été noble; il a eu quelques gestes vraiment beaux et qui ont été connus. Il a vu tout un siècle de littérature commencer à sortir de lui, et qui l'avouait. Il a eu à peu près autant de gloire qu'un homme en peut avoir, et il l'a savourée très longtemps. Et il a eu, en outre, l'illusion d'être supérieur à sa gloire et de croire qu'il la méprisait; car personne n'a été ni plus vaniteux, ni plus persuadé de la vanité des choses: double jouissance.
Oui, il doit être content. Il a dû avoir, toutefois, quelques déceptions posthumes.
Il a écrit incroyablement. Il a écrit très jeune, il a écrit très vieux; il a écrit presque autant que Bossuet; il a écrit beaucoup de choses dont je n'ai pu vous parler: des Études historiques, des lettres de voyage, une histoire de la littérature anglaise, et combien d'articles politiques et de brochures, et combien de vastes dépêches diplomatiques! Il a eu la rage d'écrire, ce qui ne l'empêche ni d'avoir été un éternel voyageur, ni d'avoir été dévoré du désir d'être un grand politique; car, c'est bien simple, toute sa vie il a voulu être tout et posséder tout. Mais enfin sa fureur dominante a été celle d'écrire, et il a été surtout un étonnant homme de lettres, et au point de dépasser d'avance en immodestie tous les hommes de lettres du dix-neuvième siècle, qui pourtant... Et, de toutes les œuvres qu'il a publiées de son vivant, on ne lit presque rien. On ne lit réellement que ses Mémoires, qui sont un roman splendide à cent actes divers, et qui ont toutes les beautés, excepté le charme déchirant et le tragique intime des Confessions de Jean-Jacques.
Ces Mémoires même nous révèlent trop ce qu'il n'aurait probablement pas voulu que nous sachions: le désaccord entre son rôle et sa nature, entre son rôle de défenseur de la religion et de la royauté et son tempérament de révolté et d'homme de désir, de nihiliste par impossibilité d'être assouvi. Dans ces Mémoires, qui sont des confessions autrement qu'il ne croyait, pour y avoir trop «composé» sa vie, et trop visiblement, et pour y avoir étalé l'adoration de soi aussi naïvement qu'un enfant ou une femme, cet homme d'un si grand génie nous donne à tous, si peu de chose que nous soyons, le droit de sourire; et, s'il le sait, c'est son châtiment, ou du moins une part de son purgatoire.
Mais il est aimable. S'il était ici, nous l'adorerions. Je l'aime surtout vieillissant, comme j'ai aimé Racine et Fénelon, comme j'ai fini par aimer le pauvre Jean-Jacques,—parce que, à force de vivre avec les gens, on les comprend mieux, ou bien on s'habitue à leurs défauts, et aussi parce que, si dévorante et si illusionnée qu'ait été l'âme d'un homme, elle devient forcément, dans la vieillesse, un peu plus sincère et un peu plus détachée.
Que dire encore?
Le Génie et les Martyrs ne sont plus guère que d'illustres dates. Mais Chateaubriand a laissé plus et moins que de grands livres. Outre que nous lui devons, ou que nous pouvons nourrir en lui certains sentiments allégeants, tels que la piété sans beaucoup de foi, la fantaisie de juger les choses vraies dans la mesure où elles sont belles, et une sorte de mélancolie qui est une défense enchantée contre la douleur: sentiments peu sociaux, dont il ne faut pas vivre, mais qu'il est bon de connaître; outre tout cela, Chateaubriand est, depuis les écrivains du seizième et du dix-septième siècle, l'homme qui a le plus agi sur la langue et sur le style; il est l'homme qui a su y introduire le plus de musique, le plus d'images, le plus de parfums, le plus de contacts suaves, si j'ose dire, et le plus de délices, et qui a écrit les plus enivrantes phrases sur la volupté et sur la mort. Et cela est inestimable.
Je disais en commençant:
«Chateaubriand! Quelles images fait surgir aussitôt ce nom sonore? Une magnifique série d'attitudes... Un enfant rêveur, dans les bruyères, autour d'un vieux château... Un jeune officier français chez les Peaux-Rouges, parmi des sauvagesses charmantes, dans la forêt vierge... Un livre qui fait rouvrir les églises et sortir les processions... Le clair de lune, la cime indéterminée des forêts, l'odeur d'ambre des crocodiles... Un écrivain jaloux de la gloire de Napoléon... Un royaliste qui sert le roi avec la plus dédaigneuse fidélité... Un vieillard sourd près d'une vieille dame, belle et aveugle... Un tombeau dans les rochers sur la mer.
«... Il su exprimer avec des mots plus de sensations qu'on n'avait fait avant lui... Et il est l'inventeur d'une nouvelle façon d'être triste.»
Qu'ai-je ajouté à cela par ces dix conférences? Pas grand'chose, en somme, ou des choses que plusieurs auraient préféré ne pas entendre. Ce n'était donc pas la peine... Ainsi le chemin fut plus intéressant (pour moi) que l'arrivée: aventure commune ici-bas.
FIN
TABLE
| PREMIÈRE CONFÉRENCE | Enfance et Jeunesse.—Le Voyage en Amérique |
| DEUXIÈME CONFÉRENCE | L'Essai sur les révolutions |
| TROISIÈME CONFÉRENCE | Les Natchez.—Atala |
| QUATRIÈME CONFÉRENCE | René |
| CINQUIÈME CONFÉRENCE | Le Génie du christianisme |
| SIXIÈME CONFÉRENCE | Les Martyrs |
| SEPTIÈME CONFÉRENCE | L'Itinéraire de Paris à Jérusalem.—Le Dernier Abencérage |
| HUITIÈME CONFÉRENCE | La vie politique |
| NEUVIÈME CONFÉRENCE | Les Mémoires d'outre-tombe |
| DIXIÈME CONFÉRENCE | Dernières années.—Conclusions |