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Chateaubriand

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Chrétien, je suis content de ton noble courage,

Mais ton orgueil ici se serait-il flatté

D'effacer Orosmane en générosité?

L'Abencérage est le chef-d'œuvre du genre troubadour. La forme est brillante; peut-être un peu sèche dans son élégance: elle semble, parce que l'auteur l'a voulu ainsi, plus ancienne que celle d'Atala. Mais que j'aime des phrases comme celles-ci:

... On sent que dans ce pays les tendres passions auraient promptement étouffé les passions héroïques, si l'amour, pour être véritable, n'avait pas toujours besoin d'être accompagné de la gloire.

... Aben-Hamet a découvert le cimetière où reposent les cendres des Abencérages, mais en priant, mais en se prosternant, mais en versant des larmes filiales, il songe que la jeune Espagnole a passé quelquefois sur ces tombeaux et il ne trouve plus ses ancêtres si malheureux.

... Aben-Hamet n'était plus ni assez infortuné, ni assez heureux pour bien goûter le charme de la solitude: il parcourait avec distraction et indifférence ces bords enchantés.

Qui me dira pourquoi j'adore cela?

J'ai dit que cela était fort différent de René et d'Atala. Pour la forme, oui; mais, pour le fond, c'est toujours la même histoire. René, c'est l'amour d'une sœur pour son frère. Atala, c'est l'amour, pour un jeune infidèle, d'une petite chrétienne un peu simple qui se croit condamnée à la virginité par le vœu de sa mère. Les Martyrs, c'est l'amour d'un jeune chrétien et d'une jeune païenne. L'Abencérage, c'est l'amour d'une jeune chrétienne et d'un jeune musulman. Et Amélie entre au couvent; et Atala s'empoisonne; et Cymodocée est déchirée, encore vierge, par le tigre dans les bras de son fiancé; et Blanca dit à Aben-Hamet: «Retourne au désert!» Et cela est très bien ainsi. C'est toujours la même histoire, parce que Chateaubriand avait souverainement l'invention des images, mais n'avait, je crois, que celle-là. Et c'est l'histoire éternelle. L'amour n'est intéressant que s'il est contrarié et combattu. L'amour triomphant et repu est déplaisant. Il n'y a rien de plus odieux que le spectacle de l'amour de deux jeunes mariés.

L'affabulation est fort simple. Tous les incidents sont prévus; tous les personnages éprouvent des sentiments égaux en noblesse, et exactement parallèles les uns aux autres. Après la prise de Grenade par les chrétiens, la maison des Abencérages s'est réfugiée à Tunis. Vingt-quatre ans plus tard, le dernier rejeton de cette illustre famille, Aben-Hamet, «résolut de faire un pèlerinage au pays de ses aïeux, afin de satisfaire au besoin de son cœur.» À Grenade, il rencontre Blanca, descendante du Cid. Après deux entrevues d'un romanesque convenable, Blanca se dit: «Qu'Aben-Hamet soit chrétien, qu'il m'aime, et je le suis au bout de la terre.» Et Aben-Hamet songe: «Que Blanca soit musulmane, qu'elle m'aime, et je la sers jusqu'à mon dernier soupir.» Ils visitent ensemble l'Alhambra; et, après cette visite, «Aben-Hamet écrivit au clair de la lune le nom de Blanca sur le marbre de la salle des Deux-Sœurs; il traça ce nom en caractères arabes, afin que le voyageur eût un mystère de plus à deviner dans ce palais de mystères.» Et Blanca dit: «Retiens bien ces mots: Musulman, je suis ton amante sans espoir; chrétien, je suis ton épouse fortunée.» Et Aben-Hamet répond: «Chrétienne, je suis ton esclave désolé; musulmane, je suis ton époux glorieux.»

Et, deux années de suite, Aben-Hamet s'en retourne à Tunis, puis revient à Grenade. Et chaque fois: «Sois chrétien», disait Blanca; «sois musulmane», disait Aben-Hamet; et ils se séparaient sans avoir succombé à la passion qui les entraînait l'un vers l'autre.

La troisième fois, Blanca présente à Aben-Hamet son frère Carlos et le chevalier français Lautrec, amoureux de la jeune fille. Lorsque Carlos a connu l'amour du Maure pour Blanca: «Maure, lui dit-il, renonce à ma sœur, ou accepte le combat.» Aben-Hamet est vainqueur et épargne don Carlos, et Lautrec ne peut se battre à son tour, à cause de ses anciennes blessures. Et Blanca essaye de tout arranger. «Blanca voulut contraindre les trois chevaliers (car Aben-Hamet, avant le duel, a été armé chevalier par Carlos) à se donner la main: tous les trois s'y refusèrent.—Je hais Aben-Hamet, s'écria don Carlos.—Je l'envie, dit Lautrec.—Et moi, dit l'Abencérage, j'estime don Carlos et je plains Lautrec, mais je ne saurais les aimer.—Voyons-nous toujours, dit Blanca, et tôt ou tard l'amitié suivra l'estime.»

Et, en effet, ils vivent quelque temps ensemble. Et, dans une fête que donne Lautrec au Généralife, Lautrec chante la jolie romance:

Combien j'ai douce souvenance

Du joli lieu de ma naissance!

Ma sœur, qu'ils étaient beaux, les jours

De France!

Ô mon pays, sois mes amours

Toujours! etc...

Aben-Hamet chante une ballade médiocre, mais sympathique:

Le roi don Juan,

Un jour chevauchant,

Vit sur la montagne

Grenade d'Espagne.

Il lui dit soudain:

Cité mignonne,

Mon cœur te donne

Avec ma main, etc...

Et don Carlos dit ces vers déplorables et charmants:

Prêt à partir pour la rive africaine,

Le Cid armé, tout brillant de valeur,

Sur sa guitare, aux pieds de sa Chimène,

Chantait ces vers que lui dictait l'honneur, etc...

Aben-Hamet a songé à se convertir à la religion chrétienne. Mais lorsqu'il découvre que Blanca est la descendante du Cid: «Chevalier, dit-il à Lautrec, ne perds pas toute espérance; et toi, Blanca, pleure à jamais le dernier Abencérage.» Mais Lautrec: «Aben-Hamet, ne crois pas me vaincre en générosité... Si tu restes parmi nous, je supplie don Carlos de t'accorder la main de sa sœur.» Et don Carlos à Aben-Hamet: «Soyez chrétien, et recevez la main de Blanca, que Lautrec a demandée pour vous.» Ainsi l'on piétine un peu, mais héroïquement. «La tentation était grande, mais elle n'était pas au-dessus des forces d'Aben-Hamet. Si l'amour dans toute sa puissance parlait au cœur de l'Abencérage, d'une autre part il ne pensait qu'avec épouvante à l'idée d'unir le sang de ses persécuteurs au sang des persécutés. Il croyait voir l'ombre de son aïeul sortir du tombeau et lui reprocher cette alliance sacrilège. Transpercé de douleur, Aben-Hamet s'écrie: «Ah! faut-il que je rencontre ici tant d'âmes sublimes, tant de caractères généreux, pour mieux sentir ce que je perds! Que Blanca prononce; qu'elle dise ce qu'il faut que je fasse pour être plus digne de son amour!» Blanca s'écrie: «Retourne au désert!» Et elle s'évanouit.

Ainsi, Blanca juge que ce qu'Aben-Hamet doit faire «pour être plus digne de son amour», c'est de rester musulman. Et, par suite, l'auteur des Martyrs juge que l'honneur commande au Maure de ne pas se faire chrétien. «Aben-Hamet se prosterna, adora Blanca encore plus que le ciel, et sortit sans prononcer une parole.»

Tous sont sublimes, mais le musulman l'est particulièrement. De même que, dans les Martyrs, la païenne Cydomocée était plus intéressante que le chrétien Eudore, c'est ici le musulman Aben-Hamet qui a le plus beau rôle: l'auteur du Génie du christianisme n'a pas de chance. Mais le Dernier Abencérage est une aimable chose et fort élégante. La morale de Blanca, d'Aben-Hamet, de Lautrec et de Carlos, est la morale de l'honneur. L'honneur est le profond respect de soi et de ses ancêtres. Changer de religion, ce serait se démentir soi-même, et démentir les aïeux qui vous ont légué la religion où vous avez été élevé. Ce serait manquer de fidélité, et manquer aussi d'orgueil. L'honneur sera l'unique règle morale de Chateaubriand. De même qu'Aben-Hamet, qui a songé à se faire chrétien, demeure musulman, parce qu'il se croirait diminué si on le voyait changer, donc se renoncer, ainsi Chateaubriand, que la Révolution secrètement séduit,—après avoir été par honneur émigré et soldat de l'armée des princes,—conservera aux Bourbons, pour garder sa vie extérieurement harmonieuse, une fidélité pleine de reproches, une fidélité insupportable de se sentir si méritoire...


Or, après le grand succès de l'Itinéraire, Chateaubriand est décidément, dans l'opinion, le premier écrivain de France. Il l'est aux yeux même de l'empereur. Il plaît à l'empereur à cause du secours qu'il lui a apporté dans le rétablissement de l'ordre, et à cause de la majesté et de l'emphase fréquente de son style, et de sa profusion de souvenirs classiques. Au moment de l'article du Mercure (1807) l'empereur avait dit, paraît-il, de Chateaubriand: «Je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries»; mais il avait dû goûter, pour le ton et pour le rythme, la fameuse phrase: «Lorsque dans le silence de l'abjection...» Quelques années après, l'empereur dit une fois: «Pourquoi Chateaubriand n'est-il pas de l'Académie?»

Marie-Joseph Chénier mourut le 10 janvier 1811. Avertis du propos de l'empereur, les amis de Chateaubriand le pressèrent de poser sa candidature. Il pouvait s'abstenir: il ne risquait point d'être fusillé pour cela. Ou bien, il pouvait attendre la mort d'un académicien dont l'éloge fût moins gênant pour lui que celui de Marie-Joseph Chénier, régicide et (crime égal) critique acerbe d'Atala et du Génie, dans la satire des Nouveaux saints (1802):

(J'irai, je reverrai tes paisibles rivages,

Riant Meschacébé, Permesse des sauvages;

J'entendrai les Sermons prolixement diserts

Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts.

Ô sensible Atala! tous deux avec ivresse

Courons goûter encor les plaisirs de la messe!

Chantons de Pompignan les cantiques sacrés!

Les poètes chrétiens sont les seuls inspirés.

...

Ô fille de l'exil, Atala, fille honnête,

Après messe entendue, en nos saints tête-à-tête,

Je prétends chaque jour relire auprès de toi

Trois modèles divins: la Bible, Homère et moi!)

Mais il céda, et fit ses visites. Il fut nommé au second tour et par treize voix. Dès lors il n'avait, semble-t-il, qu'à accepter les conditions ordinaires du jeu académique: courtoisie envers son prédécesseur et hommage au souverain. Mais il était tenu par son rôle. Il aimait les manifestations d'indépendance qui n'offraient qu'un danger restreint; et c'était déjà fort joli, et il était à peu près le seul de son rang qui se permît ce luxe.

Et, comme il se sentait fort gêné, il fit un médiocre discours. Après avoir dit dans son exorde qu'on ne peut «faire de la littérature une chose abstraite et l'isoler au milieu des affaires humaines» ni «interdire à l'écrivain toute considération morale élevée... ou lui défendre d'examiner le côté sérieux des objets», il arrive à son sujet, et conclut qu'il lui est impossible de toucher aux ouvrages de Chénier sans irriter les passions:

Si je parlais de la tragédie de Charles IX, pourrais-je m'empêcher de venger la mémoire du cardinal de Lorraine et de discuter cette étrange leçon donnée aux rois? Caïus Gracchus, Calas, Henri VIII, Fénelon m'offrent sur plusieurs points cette altération de l'histoire... Si je relis ses satires, j'y trouve immolés des hommes qui se sont placés au premier rang de cette assemblée... Mais laissons-là ces ouvrages qui donneraient lieu à des récriminations pénibles; je ne troublerai point la mémoire d'un écrivain qui fut votre collègue, et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis. Il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je souhaite à sa tombe...

Mais ici même, messieurs, ne serais-je pas assez malheureux pour trouver un écueil? Car, en portant aux cendres de M. de Chénier le tribut de respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres... Ah! qu'il eût été plus heureux pour M. de Chénier de n'avoir point participé à ces calamités publiques qui retombèrent enfin sur sa tête! Il a su comme moi ce que c'est que de perdre dans les orages populaires un frère tendrement chéri.

Tout cela était pleinement désobligeant pour Marie-Joseph; la fin encore plus que le reste; car enfin André Chénier fut tué par les amis de son frère, et l'on ne saura jamais si Marie-Joseph fit vraiment son possible pour le sauver. Mais, sauf l'opportunité et la convenance, je ne trouve pas très mal, je l'avoue, que Chateaubriand ménage peu son prédécesseur. Marie-Joseph Chénier ne fut point un scélérat: mais l'indulgence pour les faibles de son espèce est mortelle. Il est seulement curieux que, tout en le traitant sans mollesse, Chateaubriand reste lui-même possédé de quelques-unes des idées de ce régicide lettré. Un peu plus loin, pour tout arranger et pour ennuyer l'empereur, il dit: «M. de Chénier adora la liberté: peut-on lui en faire un crime?» Et il garde pour la péroraison sa meilleure flèche:

La liberté n'est-elle pas le plus grand des biens et le premier des besoins de l'homme? Elle enflamme le génie, elle élève le cœur, elle est nécessaire à l'ami des Muses comme l'air qu'il respire. Les arts peuvent jusqu'à un certain point vivre dans la dépendance, parce qu'ils se servent d'une langue à part qui n'est pas entendue de la foule; mais les lettres qui parlent une langue universelle, languissent et meurent dans les fers. Comment tracera-t-on des pages dignes de l'avenir, s'il faut s'interdire, en écrivant, tout sentiment magnanime, toute pensée forte et grande? La liberté est si naturellement l'amie des sciences et des lettres qu'elle se réfugie auprès d'elles lorsqu'elle est bannie du milieu des peuples.

—C'est tout? direz-vous. Ce lieu commun inoffensif, c'est la grande hardiesse de ce discours? Oui, et j'ajoute qu'après ce lieu commun l'auteur glorifie César qui «monte au Capitole», et salue la «fille des Césars» qui «sort de son palais avec son jeune fils dans ses bras». Et pourtant c'est à cause de ce lieu commun que la commission de l'Académie, nommée pour entendre le discours, le repoussa; et c'est surtout ce lieu commun que l'empereur, sur le manuscrit, lacéra de coups de crayon impérieux. Chateaubriand déclara qu'il ne ferait pas de corrections, et la commission décida qu'il ne serait pas reçu.

Mais l'année suivante («ce mélange de colère et d'attrait de Bonaparte contre et pour moi est constant et étrange») l'empereur, qui se savait admiré de madame de Chateaubriand, qui souhaitait peut-être faire oublier l'incident du discours interdit, qui sentait que Chateaubriand était l'écrivain le plus original de son empire, et qui enfin aimait assez faire alterner la menace et la caresse, demanda à l'Académie, à propos des «prix décennaux», pourquoi elle n'avait pas mis sur les rangs le Génie du christianisme.

Car l'empereur avait dit un jour: «On se plaint que nous n'ayons pas de littérature: c'est la faute du ministre de l'Intérieur», et par un décret daté d'Aix-la-Chapelle (10 septembre 1804), il avait établi «qu'il y aurait de dix ans en dix ans, le jour anniversaire du 18 brumaire, une distribution de grands prix donnés de sa propre main.» Ces prix étaient destinés à récompenser «les meilleurs ouvrages et les plus utiles inventions qui auraient honoré les sciences, les lettres et les arts». La première de ces solennités décennales était fixée au 9 novembre 1810. Mais cette fois, pour la littérature du moins, on n'avait rien trouvé. Le jury de l'Institut avait écarté le Lycée de La Harpe, comme trop ancien, et le Catéchisme universel de Saint-Lambert comme trop grossièrement matérialiste. Et par une omission effrontée il n'avait pas même mentionné le Génie du christianisme.

Napoléon demanda pourquoi. Le jury, après de longues délibérations et de nombreux rapports, répondit «que le Génie du Christianisme avait paru défectueux quant au fond et au plan; que néanmoins la classe (de l'Institut) consultée avait reconnu un talent très distingué de style... et dans quelques parties des beautés de premier ordre; qu'elle avait trouvé toutefois que l'effet du style et la beauté des détails n'auraient pas suffi pour assurer à l'ouvrage le succès qu'il a obtenu; et que ce succès est dû aussi à l'esprit de parti et à des passions du moment qui s'en sont emparées soit pour l'exalter à l'excès, soit pour le déprimer avec injustice.» Le Génie du christianisme avait pour lui le grand public et les femmes: mais, à l'Institut, le dix-huitième siècle philosophique se défendait.

Les prix décennaux ne furent jamais distribués.

D'après un récit de madame Hamelin dans le Constitutionnel du 1er août 1849, et d'après une correspondance particulière du Vrai libéral de Gand, 1er avril 1818, la galante madame Hamelin et, une autre fois, une dame qu'on ne nomme pas, mais qui doit être madame Hamelin encore, serait allée trouver Chateaubriand de la part de l'empereur, dans l'année 1811, pour lui proposer la paix. Chateaubriand aurait répondu: «Mon plus beau rêve serait d'obtenir de votre enchanteur cinq architectes et cinq millions pour aller en son nom rebâtir le temple de Jérusalem qui vient d'être brûlé»; puis il aurait demandé qu'on créât pour lui un «ministère des bibliothèques de l'Empire». (André Gavot: Une ancienne muscadine, Fortunée Hamelin; Albert Cassagne: La Vie politique de Chateaubriand.) D'après madame de Rémusat (Mémoires), Napoléon disait: «Mon embarras n'est point d'acheter M. de Chateaubriand, mais de le payer ce qu'il s'estime.» Toutefois, l'empereur aurait payé ses dettes, pour qu'il consentît à se présenter à l'Académie.

Ce sont des racontars, auxquels ont donné lieu ses perpétuels embarras d'argent. Tout ce qu'on peut dire, c'est que Chateaubriand et l'empereur ont été constamment en coquetterie. Ils étaient, au fond, attirés l'un vers l'autre. Chateaubriand estimait que Napoléon était, avec lui, le seul grand homme du siècle; il voulait exister le plus possible pour son rival, être le plus possible présent à sa pensée. Mais d'autre part il ne pouvait se rallier: son rôle, son parti, son orgueil le lui défendaient. Je crois qu'il en était assez malheureux.

Il dit dans ses Mémoires: «À partir de 1812, je n'imprimai plus rien. Ma vie de poésie... fut véritablement close par la publication de mes trois grands ouvrages (Génie, Martyrs, Itinéraire...) Ici donc se termine ma carrière littéraire.»

Au fait, on se figure difficilement comment il eût pu la poursuivre. Le Génie avait engendré les Martyrs qui avaient engendré l'Itinéraire. Mais qu'est-ce que l'Itinéraire pouvait bien engendrer? Chateaubriand était captif de son rôle et captif de sa gloire. On ne le voit pas écrivant un ouvrage d'imagination qui ne fût pas encore une démonstration de la beauté de la religion chrétienne: tout autre eût semblé futile de sa part. Or, sur ce sujet, il avait dit tout ce qu'il pouvait dire, imaginé tout ce qu'il pouvait imaginer. C'est pourquoi il terminait l'Itinéraire par ces mots: «J'ai fait mes adieux aux Muses dans les Martyrs et je les renouvelle dans ces Mémoires (il appelle ainsi l'Itinéraire) qui ne sont que la suite ou le commentaire de l'autre ouvrage. Si le ciel m'accorde un repos que je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument à ma patrie.» Cela veut dire qu'il se propose d'écrire une histoire de France; et il en a du moins tracé une large et abondante ébauche dans les Études historiques. Si l'Empire avait duré, Chateaubriand avait certes en lui de quoi devenir un grand historien. Mais l'histoire n'était encore pour lui qu'un pis-aller. Ce qu'il rêvait, ce qu'il désirait violemment, c'était l'action, la grande action politique. La chute de l'empereur allait bientôt la lui permettre.

HUITIÈME CONFÉRENCE

LA VIE POLITIQUE

Donc, en 1811, la carrière littéraire de Chateaubriand était de toute façon finie. Elle avait été limitée d'avance par son esprit même, et par le rôle que l'auteur avait assumé. Il était, comme il fut toujours, dégoûté de tout en désirant tout. Il ne savait à quoi s'occuper. Il attendait, il espérait la chute de l'empereur, que certains indices annonçaient, mais qui ne paraissait pas encore très proche. Alors, pour passer le temps, et aussi parce que cette description et cette exaltation de soi lui plaisaient infiniment, il eut l'idée d'écrire ses Mémoires, et, de 1811 à 1813, il commença à les rédiger.

Mais ce n'était encore pour lui, en effet, qu'un divertissement, en attendant mieux. Son rêve, exprimé cent fois, a toujours été d'avoir une vie complète, d'être à la fois un homme de pensée et de littérature et un homme d'action, quoiqu'il ait souvent affecté de dédaigner séparément l'action, la littérature et la pensée. Il sera toujours irrité d'être regardé surtout comme un écrivain. Oh! agir matériellement sur les hommes! Faire de l'histoire! C'est toujours, au fond, le secret esprit de rivalité avec l'empereur. Il nous dit au dernier livre des Mémoires, où il se fait très naïvement centre du monde et se traite lui-même comme s'il commençait une hégire: «Deux nouveaux empires, la Prusse et la Russie, m'ont à peine devancé d'un demi-siècle sur la terre; la Corse est devenue française à l'instant où j'ai paru; je suis arrivé au monde vingt jours après Bonaparte. Il m'amenait avec lui.» Plus tard, il aura parfaitement raison de nous montrer dans Talleyrand un incomparable coquin de belle tenue; mais en outre il lui niera presque tout talent diplomatique. De même il est fort strict pour le duc de Richelieu et pour Villèle. C'est que, voyez-vous, le grand diplomate et le grand politique, c'est le vicomte de Chateaubriand, et il n'y en a point d'autre.

L'Empire craque; c'est la retraite de Russie, c'est la guerre d'Espagne, c'est Leipsick, et tout à l'heure c'est l'entrée des Alliés à Paris. Chateaubriand va pouvoir déployer son génie d'action. Il sera publiciste, ambassadeur, ministre des affaires étrangères. Il aura la joie infinie de siéger dans un congrès. Il croira avoir fait tout seul la guerre d'Espagne, et que la guerre d'Espagne est une sorte de prodige historique. Il écrira ingénuement: «Nous pouvions nous avouer qu'en politique nous valions autant qu'en littérature, si nous valons quelque chose.» Il est possible: mais, en réalité, son rôle est de second plan, soit que l'occasion lui ait manqué, soit par la faute de son caractère. Ce caractère est curieux. Deux choses (au moins) sont admirables dans sa vie politique: la faculté qu'il a d'amplifier merveilleusement ce qui le touche, et la maussaderie superbe de son dévouement à la cause royale, le dédain sublime dont il accable le trône en le défendant.

Son premier écrit politique est le pamphlet: De Buonaparte et des Bourbons. Il le rédigea un peu avant l'entrée des Alliés. Napoléon avait fait la seule chose qu'il ne devait pas faire: il s'était laissé battre. La France n'en pouvait plus. La solution la plus naturelle semblait la restauration des Bourbons, peu connus, peu désirés, mais qui étaient là, tout prêts.

À ce moment, Chateaubriand hait furieusement l'homme qui l'a si longtemps empêché de vivre pleinement sa vie. Il exécute la danse du scalp, la danse de Chactas autour du poteau de guerre. Par exemple: «Il semble que cet ennemi de tout s'attachât à détruire la France par ses fondements. Il a plus corrompu les hommes, plus fait de mal au genre humain dans le court espace de dix années que tous les tyrans de Rome ensemble, depuis Néron jusqu'au dernier persécuteur des chrétiens... Encore quelque temps d'un pareil règne, et la France n'eût plus été qu'une caverne de brigands.» Il est peut-être excessif, même dans un pamphlet, de dire: «Buonaparte n'avait rien pour lui hors des talents militaires égalés, sinon même surpassés, par ceux de plusieurs de nos généraux.» Et surtout:

C'est un grand gagneur de batailles, mais hors de là le moindre général est plus habile que lui (!) Il n'entend rien aux retraites et à la chicane du terrain; il est impatient, incapable d'attendre longtemps un résultat, fruit d'une longue combinaison militaire; il ne sait qu'aller en avant, faire des pointes, courir, remporter des victoires, comme on l'a dit, à coups d'hommes, sacrifier tout pour un succès (dame!) sans s'embarrasser d'un revers (?), tuer la moitié de ses soldats par des marches au-dessus des forces humaines. Peu importe, n'a-t-il pas la conscription et la matière première? On a cru qu'il avait perfectionné l'art de la guerre et il est certain qu'il l'a fait rétrograder vers l'enfance de l'art.

Ce passage est un peu surprenant, et Chateaubriand sent lui-même le besoin de mettre en note: «Il est vrai pourtant qu'il a perfectionné ce qu'on appelle l'administration des armées et le matériel de la guerre.»

Mais ce qui suit est peut-être propre à faire réfléchir:

Le chef-d'œuvre de l'art militaire chez les peuples civilisés, c'est de défendre un grand pays avec une petite armée; de laisser reposer plusieurs millions d'hommes derrière soixante ou quatre-vingt mille soldats; de sorte que le laboureur qui cultive en paix son sillon sait à peine qu'on se bat à quelques lieues de sa chaumière. L'empire romain était gardé par cent cinquante mille hommes, et César n'avait que quelques légions à Pharsale.

Tout cela est fort adroit. Les guerres de l'ancien régime apparaissent inoffensives. Il y a peut-être quelque outrance dans une phrase comme celle-ci: «Tibère ne s'est jamais joué à ce point de l'espèce humaine.» Et encore je ne sais pas, car je connais mal Tibère, et je ne sais pas non plus si Napoléon est «le plus grand coupable qui ait jamais paru sur la terre»; car c'est une chose très difficile à savoir. Mais que de remarques excellentes! Sur l'administration impériale et l'excès de centralisation: «L'administration la plus dispendieuse engloutissait une partie des revenus de l'État. Des armées de douaniers et de receveurs dévoraient les impôts qu'ils étaient chargés de lever. Il n'y avait pas si petit chef de bureau qui n'eût sous lui cinq ou six commis, etc.» Lorsque Chateaubriand nous dit: «Bonaparte a fait périr dans les onze années de son règne plus de cinq millions de Français, ce qui surpasse le nombre de ceux que nos guerres civiles ont enlevés pendant trois siècles, sous les règnes de Jean, de Charles V, de Charles VI, de Charles VII, de Henri II, de François II, de Charles IX, de Henri III et de Henri IV...» cela, même soupçonné d'exagération, reste frappant. On peut croire que, par suite des immenses coups de faux du premier Empire à travers les générations jeunes et vigoureuses, la France ressent, aujourd'hui encore, une diminution de force.

Ceci encore ne paraît point négligeable. À propos du blocus continental: «C'était prendre l'engagement de conquérir le monde... Tout cela n'offre que vues fausses, qu'entreprises petites à force d'être gigantesques, défaut de raison et de bon sens, rêves d'un fou et d'un furieux. Quant à ses guerres..., le moindre examen en détruit le prestige. Un homme n'est pas grand par ce qu'il entreprend, mais par ce qu'il exécute. Tout homme peut rêver la conquête du monde.» Et voici qui est fort bon (sur le premier consul): «Les républicains regardaient Buonaparte comme leur ouvrage et comme le chef populaire d'un État libre. Les royalistes croyaient qu'il jouait le rôle de Monck et s'empressaient de le servir. Tout le monde espérait en lui. Des victoires éclatantes dues à la bravoure des Français l'environnaient de gloire.» Et ceci: «L'imagination le domine, et la raison ne le règle point... Il a quelque chose de l'histrion et du comédien; il joue tout, jusqu'aux passions qu'il n'a pas», etc. Et ceci enfin, qui mérite d'être médité:

... Il n'est que le fils de notre puissance, et nous l'avons cru le fils de ses œuvres. Sa grandeur n'est venue que des forces immenses que nous lui remîmes entre les mains lors de son élévation. Il héritait de toutes les armées formées par nos plus habiles généraux... Il trouva un peuple nombreux, agrandi par des conquêtes, exalté par des triomphes et par le mouvement que donnent toujours les révolutions; il n'eut qu'à frapper du pied la terre féconde de notre patrie, et elle lui prodigua les trésors et les soldats. Les peuples qu'il attaquait étaient lassés et désunis; il les vainquit tour à tour en versant sur chacun d'eux séparément les flots de la population de la France, etc.

(Il ne faut pas oublier qu'en effet la France était alors le peuple le plus nombreux d'Europe, la Russie exceptée.)

En dépit de ce qu'il y a de contestable dans ces explications, je vous avoue que j'y trouve quelque chose d'allégeant. Elles nous délivrent un peu de la gêne que donne à la raison l'inexplicable, le miracle... Un génie, oui, mais dont la «part de chance» fut véritablement inouïe, et dont la grandeur eut pour collaborateurs complaisants et, très exactement, pour complices tous les hommes de son temps, et, plus encore, ceux de l'époque suivante. Bref, cet homme singulier, avec qui on ne se sent guère plus en communication qu'avec Tamerlan, Chateaubriand ne nous le montre qu'extraordinaire et démesuré. Dans les Mémoires il nous le montrera surnaturel, nous verrons pourquoi.

De Bonaparte, il passe aux Bourbons. Il n'était pas très facile de les faire aimer, comme cela, tout de suite. Le monde des soldats et des fonctionnaires, depuis vingt-cinq ans, devait tout à la Révolution et à l'Empire. La France avait adoré Napoléon avant de le subir, et beaucoup s'en souvenaient. Le comte de Provence, après Napoléon, même déchu, manquait évidemment de prestige. Chateaubriand dit, ici, ce qu'il y a de plus utile et de plus persuasif:

(Un Français) ne sait ce que c'est qu'un empereur; il ne connaît pas la nature, la forme, la limite du pouvoir attaché à ce titre étranger. Mais il sait ce que c'est qu'un monarque descendant de saint Louis et de Henri IV. C'est un chef dont la puissance paternelle est réglée par des institutions, tempérée par des mœurs, adoucie et rendue excellente par le temps, comme un vin généreux né de la terre.

Il dit encore très bien:

Louis XVIII est un prince connu par ses lumières, inaccessible aux préjugés, étranger à la vengeance... Les institutions des peuples sont l'ouvrage du temps et de l'expérience; pour régner, il faut surtout de la raison et de l'uniformité. Un prince qui n'aurait dans la tête que deux ou trois idées communes, mais utiles, serait un souverain plus convenable à une nation qu'un aventurier extraordinaire, enfantant sans cesse de nouveaux plans...

Et enfin il tirait obligeamment, de la personne physique de Louis XVIII, tout ce qu'un très grand artiste en pouvait tirer. Ces simples lignes me paraissent prodigieuses:

(Compiègne, avril 1814). Le roi portait un habit bleu, distingué seulement par une plaque et des épaulettes; ses jambes étaient enveloppées de larges guêtres de velours rouge, bordées d'un petit cordon d'or. Il marche difficilement, mais d'une façon noble et touchante; sa taille n'a rien d'extraordinaire; sa tête est superbe, son regard est à la fois celui d'un roi et d'un homme de génie. Quand il est assis dans son fauteuil, avec ses guêtres à l'antique, tenant sa canne entre ses genoux, on croirait voir Louis XIV à cinquante ans.

(J'aime moins des passages comme celui-ci: «... Et quel Français pourrait oublier ce qu'il doit au prince régent d'Angleterre, au noble peuple qui a tant contribué à nous affranchir? Les drapeaux d'Élisabeth flottaient dans les armées d'Henri IV: ils reparaissent dans les bataillons qui nous rendent Louis XVIII. Nous sommes trop sensibles à la gloire pour ne pas admirer ce lord Wellington, qui retrace d'une manière si frappante les vertus et les talents de notre Turenne.» (Diable!) Il faut dire que cela est écrit avant Waterloo et que plus tard, dans les Mémoires, Chateaubriand aura l'air de dire qu'il ne comptait pas, en 1814 sur l'étranger, et se donnera comme navré de l'entrée des Alliés à Paris. Et il le croira.)

On lit dans les Mémoires: «Louis XVIII déclara, je l'ai déjà plusieurs fois mentionné (oh! oui!) que ma brochure lui avait plus profité qu'une armée de cent mille hommes.» Madame de Chateaubriand attribue le propos à Napoléon, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Je ne serais pas étonné qu'en réalité ni Louis XVIII ni Napoléon n'eût dit la phrase.—Sans doute, la France était lasse de l'empereur: mais évidemment beaucoup d'officiers (et de fonctionnaires) ne tenaient pas à s'entendre dire que, pendant quinze ans, ils avaient servi un monstre et un scélérat, d'ailleurs d'un talent médiocre. Bien des choses, dans le pamphlet, risquaient d'offenser l'armée, sur laquelle Louis XVIII aurait dû surtout s'appuyer. Il n'est pas sûr que ces pages aient profité tant que cela à la cause royale.

Après avoir rapporté la phrase, peut-être apocryphe, en tout cas plus complaisante que sincère, de Louis XVIII, Chateaubriand dit encore: «Le roi aurait pu ajouter que ma brochure avait été pour lui un certificat de vie, car on ne savait plus seulement qu'il existait.»

Or Chateaubriand espérait tout d'un roi dont il avait révélé l'existence et dont il avait «stylisé», comme on a vu, le profil lourd, le ventre et les jambes enflées. Il comptait être tout, et immédiatement. Il se croyait l'homme nécessaire. Il s'étonne donc qu'on ne vienne pas à lui ou qu'on y vienne mollement. Mais, qu'il fût un grand écrivain, cela ne touchait pas beaucoup Louis XVIII. Sans compter que le roi n'était pas, lui, de la même école. Il faisait des petits vers, et devait traduire Horace. Il devait être, sur Chateaubriand écrivain, de l'avis des Ginguené et des Morellet. Chateaubriand croit que Louis XVIII est littérairement jaloux de lui. Il est piqué que Monsieur (le comte d'Artois) n'ait jamais rien lu du Génie du christianisme.

Bref, la déception de l'écrivain fut cruelle. Il ne la leur pardonnera de sa vie. Il est tellement dégoûté, dès 1814, qu'il songe à se retirer dans la solitude aux bords du lac de Genève. Mais «madame de Duras, qui m'avait pris sous sa protection, dit-il, fut si orageuse, avait un tel courage pour ses amis, qu'on déterra pour moi une ambassade vacante, l'ambassade de Suède. Louis XVIII, déjà fatigué de mon bruit, était heureux de faire présent de moi à son beau-frère le roi Bernadotte. Celui-ci ne se figurait-il pas qu'on m'envoyait à Stockolm pour le détrôner?» Et il ajoute, avec un dédain tellement gratuit qu'il en devient comique (car enfin on ne lui offrait nulle couronne): «Eh! bon Dieu, princes de la terre, je ne détrône personne, gardez vos couronnes si vous pouvez, et surtout ne me les donnez pas, car je n'en veux mie.» Vous sentez l'imagination folle.

L'empereur débarque de l'île d'Elbe en mars 1815. «À cette nouvelle, Chateaubriand prétendait que tout serait sauvé si on le nommait ministre de l'intérieur. Mais il n'eut ce ministère qu'à Gand, où il était déjà mis de côté avant qu'on fût rentré à Paris.» (Sainte-Beuve.) L'extraordinaire, le fantastique du retour de Napoléon l'emplit d'autant d'admiration que de colère... «À Sisteron, vingt hommes le peuvent arrêter, et il ne trouve personne... Dans le vide qui se forme autour de son ombre gigantesque, s'il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraînés par l'attraction de ses aigles. Ses ennemis fascinés le cherchent et ne le voient pas; il se cache dans sa gloire comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dérober aux regards des chasseurs éblouis. Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes sanglants d'Arcole, de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna... lui font un cortège avec un million de morts. Du sein de cette colonne de feu et de fumée sortent à l'entrée des villes quelques coups de trompette mêlés aux signaux du labarum tricolore; et les portes des villes tombent.» (Ceci sera écrit après 1830.) L'imagination mise en branle par ce merveilleux, il se représente le vieux roi podagre attendant au milieu de sa capitale l'usurpateur reparu. «Le roi, se défendant dans son château, causera un enthousiasme universel... S'il doit mourir, qu'il meure digne de son rang; que le dernier exploit de Napoléon soit l'égorgement d'un vieillard. Louis XVIII, en sacrifiant sa vie, gagnera la seule bataille qu'il aura livrée; il la gagnera au profit de la liberté du genre humain.»

Mais le vieux roi entendait mal ces paroles sublimes. Il n'était pas séduit, comme Chateaubriand, par la beauté du tableau. Or, on n'aime pas ceux qui nous ont donné des conseils héroïques qu'on n'a pas suivis. À partir de là, Louis XVIII dut exécrer Chateaubriand. Et pourtant, assure celui-ci, «mon plan adopté, les étrangers n'auraient point de nouveau ravagé la France, nos princes ne seraient point revenus avec les armées ennemies; la légitimité eût été sauvée par elle-même...» Oui, si son plan avait réussi: il suppose avec intrépidité ce qui est en question. Et il s'écrie: «Pourquoi suis-je venu à une époque où j'étais si mal placé? Pourquoi ai-je été royaliste contre mon instinct, dans un temps où une véritable race de cour ne pouvait ni m'entendre ni me comprendre? Pourquoi ai-je été jeté dans cette troupe de médiocrités qui me prenaient pour un écervelé quand je parlais courage, pour un révolutionnaire quand je parlais liberté?»

Viennent Waterloo et la seconde Restauration: Chateaubriand est nommé de la Chambre des pairs. Il écrit la Monarchie selon la Charte. Il juge ce livre sans défaveur dans ses Mémoires: «La Monarchie selon la Charte est un catéchisme constitutionnel: c'est là qu'on a puisé la plupart des propositions que l'on avance comme nouvelles aujourd'hui. Ainsi ce principe, que le roi règne et ne gouverne pas, se trouve tout entier dans le chapitre sur la prérogative royale.» Il n'y avait peut-être pas de quoi se vanter.

Mais était-il possible, en 1815, de faire autre chose que la monarchie constitutionnelle? Ne fallait-il pas que l'épreuve en fût tentée? Pouvait-on refaire les provinces, les assemblées provinciales, les corporations? Pouvait-on décentraliser quand la centralisation était si utile au régime rétabli? Pouvait-on éliminer de la monarchie le parlementarisme, dont elle devait mourir? Nous voyons peut-être plus clair aujourd'hui qu'au sortir de la Révolution et de l'Empire sur les conditions d'un bon gouvernement.

Chateaubriand, vous vous en souvenez, avait été pénétré dans sa jeunesse des idées et des préjugés de la Révolution. Il ne les a pas reniés. Puis, il s'est toujours ressenti de son long séjour en Angleterre. Son idéal est la royauté constitutionnelle, et parce qu'il croit à sa bonté, et sans doute aussi parce qu'il compte en être le premier ministre. Ce royaliste juge que la Charte avait l'inconvénient d'être «octroyée»; «c'était ramener, par ce mot bien inutile, la question brûlante de la souveraineté royale ou populaire». Mais pourtant c'était bien la question qui se posait. Il reproche à Louis XVIII d'avoir «daté son bienfait de l'an dix-neuvième de son règne, regardant Bonaparte comme non avenu. Ce langage suranné et ces prétentions des anciennes monarchies n'ajoutaient rien à la légitimité du droit et n'étaient que de puérils anachronismes». Ces anachronismes puérils signifiaient pourtant que le comte de Lille, l'exilé d'Hartwell n'avait d'autre titre, en effet, pour occuper le trône, que d'être le descendant de Louis XIV, le frère de Louis XVI, le successeur de Louis XVII. (Biré.) Chateaubriand ajoute: «À cela près, la Charte remplaçait le despotisme, nous apportait la liberté légale, avait de quoi satisfaire les hommes de conscience.» La liberté? il aura continuellement ce mot sous sa plume: mais jamais il ne le définira. On voit finalement qu'il ne songe qu'à la liberté de la presse, c'est-à-dire à celle dont se soucie le moins l'immense majorité des hommes, mais qui lui importe le plus à lui, Chateaubriand. (On a pourtant l'impression qu'il était facile à la Restauration, venant après le despotisme de l'Empire, de paraître donner assez de liberté.)

Dans la Monarchie selon la Charte, autant il est libéral quant aux idées, autant il est intransigeant sur les hommes. On dirait que son rêve est de faire appliquer les idées de la Révolution par un personnel royaliste. Cela souffrait quelques difficultés.

Il est clair que la Restauration ne pouvait vivre qu'en se montrant coulante sur les personnes. La Restauration était nécessaire, mais elle n'avait pas été souhaitée. Nous avons vu qu'on ne connaissait plus guère les Bourbons. Chateaubriand lui-même nous dit: «J'appris à la France ce que c'était que l'ancienne famille royale; je dis combien il existait de membres de cette famille, quels étaient leurs noms et leurs caractères: c'était comme si j'avais fait le dénombrement des enfants de l'empereur de Chine, tant la République et l'Empire avaient envahi le présent et relégué les Bourbons dans le passé.» Les royalistes de la veille étaient une assez petite minorité. On ne pouvait remplacer tous les fonctionnaires, presque tous bonapartistes et presque tous anciens révolutionnaires. Il fallait bien tenir compte de la France des vingt-cinq dernières années. (On le voit bien aujourd'hui: une restauration monarchique serait obligée d'utiliser tout ce qui a servi la République avec talent.) Mais alors, et par la force des choses, la Restauration semblait devenir une entreprise d'anciens impérialistes et d'anciens jacobins. Chateaubriand dit là-dessus fort éloquemment (Mémoires, t. III, p. 452.):

... Avec qui et chez qui dînait en arrivant le lieutenant-général du royaume (le comte d'Artois)? Chez des royalistes et avec des royalistes? Non: chez l'évêque d'Autun (Talleyrand) avec un Caulaincourt. Où donnait-on des fêtes aux infâmes princes étrangers? Aux châteaux des royalistes? Non, à la Malmaison chez l'impératrice Joséphine. Les plus chers amis de Napoléon, Berthier par exemple, à qui portaient-ils leur ardent dévouement? À la légitimité. Qui passait sa vie chez l'autocrate Alexandre, chez ce brutal Tartare? Les classes de l'Institut, les savants, les gens de lettres, les philosophes philanthropes, théophilanthropes et autres; ils en revenaient charmés, comblés d'éloges et de tabatières. Quant à nous, pauvres diables de légitimistes, nous n'étions admis nulle part; on nous comptait pour rien... Tantôt on nous faisait dire dans la rue d'aller nous coucher; tantôt on nous recommandait de ne pas crier trop haut Vive le roi! D'autres s'étaient chargés de ce soin.

Il jugeait ces choses, quoique inévitables, répugnantes. Car il avait l'âme noble. Il ne pouvait contenir ni dissimuler son dégoût. Louis XVIII avait cru indispensable de ménager et même d'employer Fouché et Talleyrand:

Tout à coup (dit Chateaubriand, Mémoires, t. IV, p. 57), une porte s'ouvre: entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît... Le lendemain, le faubourg Saint-Germain arriva: tout se mêlait de la nomination de Fouché déjà obtenue, la religion comme l'impiété, la vertu comme le vice, le royaliste comme le révolutionnaire, l'étranger comme le Français; on criait de toutes parts: «Sans Fouché point de sûreté pour le roi, sans Fouché point de salut pour la France.»

Il est vrai que ce même Fouché, dont il dit ailleurs: «Ce qu'il y avait de mieux en lui, c'était la mort de Louis XVI: le régicide était son innocence», il l'avait appelé en novembre 1808, dans un billet à madame de Custine, «un homme divin», parce que Fouché facilitait alors la publication des Martyrs. Il était d'ailleurs difficile d'être implacable pour l'ancien personnel jacobin et impérialiste, alors que le roi de France ramenait nécessairement avec lui un de ses parents, le duc d'Orléans, fils de régicide.

Mais Chateaubriand exigeait de tous les gouvernants, et même de tous les fonctionnaires, des mains pures. Il disait dans la Monarchie selon la Charte:

Qu'on ne mette plus les honnêtes gens dans la dépendance des hommes qui les ont opprimés, mais qu'on donne les bons pour guides aux méchants. C'est l'ordre de la morale et de la justice. Confiez donc les premières places de l'État aux véritables amis de la monarchie légitime... Vous en faut-il un si grand nombre pour sauver la France? Je n'en demande que sept par département: un évêque, un commandant, un préfet, un procureur du roi, un président de la cour prévotale, un commandant de la gendarmerie et un commandant des gardes nationales. Que ces sept hommes-là soient à Dieu et au roi, je réponds du reste.

Mais s'il avait été chargé de choisir lui-même et s'il avait pu trouver les sept, les sept l'auraient vite dégoûté ou exaspéré. Il reprend:

Quant à ces hommes capables, mais dont l'esprit est faussé par la Révolution, à ces hommes qui ne peuvent comprendre que le trône de saint Louis a besoin d'être soutenu par l'autel et environné des vieilles mœurs comme des vieilles traditions de la monarchie, qu'ils aillent cultiver leur champ. La France pourra les rappeler quand leurs talents, lassés d'être inutiles, seront sincèrement convertis à la religion et à la légitimité.

Je crois qu'il eût plus facilement admis leur conversion, même rapide, si le roi l'avait pris pour premier ministre. Mais il avait profondément agacé Louis XVIII dès la première rencontre. Il dut se contenter de sa place de pair et de son titre de ministre d'État. Et c'est pourquoi il se jeta incontinent dans l'opposition de droite. De même qu'il est catholique avec une foi intermittente (c'est lui qui nous l'a dit) et un tempérament épicurien, il est royaliste avec un fond d'indiscipline incurable et tout en restant dans son cœur un individualiste forcené. Par une sorte de dilettantisme, il se montre plus «ultra» que les ultras, qu'il ne peut sentir. Toujours il choisit l'attitude qui plaît le plus à son imagination. Son criterium, nécessairement arbitraire, en politique comme en morale, c'est la beauté. Rayé par le duc de Richelieu de la liste des ministres d'État, il est obligé, dit-il, de vendre ses livres et sa maison de la Vallée-aux-Loups. Son opposition s'en fait plus acre. Il fonde le Conservateur, journal d'opposition ultra-royaliste. Il triomphe de l'assassinat du duc de Berry et écrit sur Decazes la phrase célèbre: «Les pieds lui ont glissé dans le sang.» Il dit dans les Mémoires: «J'étais devenu le maître politique de la France par mes propres forces.» Ce n'est qu'une de ces vanteries dont il est coutumier. Mais un des effets indirects du meurtre du duc de Berry fut de faire envoyer Chateaubriand à Berlin comme ambassadeur.

Il y resta un an à peu près. Il n'avait pas grand'chose à y faire. Toutefois il envoie beaucoup de dépêches diplomatiques, parce qu'il adore ça. Il dit dans les Mémoires, d'un ton impayable: «Vers le 13 de janvier (1821) j'ouvris le cours de mes dépêches avec le ministre des affaires étrangères. Mon esprit se plie facilement à ce genre de travail: pourquoi pas? Dante, Arioste et Milton n'ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu'en poésie? Je ne suis sans doute ni Dante, ni Arioste, ni Milton: l'Europe et la France ont vu néanmoins, par le congrès de Vérone, ce que je pourrais faire.»

Le 9 janvier 1822, il est nommé ambassadeur à Londres. «Louis XVIII, dit-il, consentait toujours à m'éloigner.» (On le comprend assez.) Cette ambassade de Londres fut une des grandes joies de sa vie. Et, pour comble de bonheur, il y va sans sa femme. «Madame de Chateaubriand, craignant la mer, n'osa passer le détroit, et je partis seul.» Il dit: «La faiblesse humaine me faisait un plaisir de reparaître connu et puissant là où j'avais été ignoré et faible.» Il goûta ce plaisir avec un émerveillement toujours renouvelé.

Ce fut comme ambassadeur de France à Londres qu'il prit part au joyeux congrès de Vérone. Puis il est, enfin! ministre des affaires étrangères, et contribue notablement à la guerre d'Espagne.

Je ne me lasse pas de le citer: «Ma guerre d'Espagne, le grand événement politique de ma vie, était une gigantesque entreprise. La légitimité allait pour la première fois brûler de la poudre sous le drapeau blanc... Enjamber d'un pas les Espagnes, réussir sur le même sol où naguère les armées d'un conquérant avaient eu des revers, faire en six mois ce qu'il n'avait pu faire en sept ans, qui aurait pu prétendre à ce prodige? C'est pourtant ce que j'ai fait.» Mon Dieu, oui. En réalité, la Restauration avait justement pour elle, en Espagne, ce que l'empereur avait eu contre lui: le peuple et les moines. Le succès, d'ailleurs, semble dû surtout à l'audace ingénieuse de ce Gil-Blas de financier Ouvrard et à l'habile achat des consciences de presque tous les principaux chefs de la révolution espagnole...

Je comprends mieux aujourd'hui que je ne l'eusse fait il y a quinze ans les raisons de Chateaubriand royaliste: «Deux sentiments, dit-il, nous avaient constamment obsédé depuis la Restauration: l'horreur des traités de Vienne, le désir de donner aux Bourbons une armée capable de défendre le trône et d'émanciper la France. L'Espagne, en nous mettant en danger, à la fois par ses principes et par sa séparation du royaume de Louis XIV, paraissait être le vrai champ de bataille où nous pouvions, avec de grands périls il est vrai, mais avec un grand honneur, restaurer à la fois notre puissance politique et notre force militaire.» (Congrès de Vérone.) Et encore: «La légitimité se mourait faute de victoires après les triomphes de Napoléon.» Ou bien: Il s'agissait de «replacer la France au rang des puissances militaires» et de «réhabiliter la cocarde blanche dans une guerre courte, presque sans danger». (Il parlait tout à l'heure de «grands périls», mais il l'a oublié.)

D'après Chateaubriand lui-même, la guerre d'Espagne—sauf chez les royalistes purs et chez les officiers, qui voulaient «avancer»,—«n'était pas du tout populaire». (J'accorde d'ailleurs que ce n'était pas une raison pour qu'on ne la fît pas.) Elle avait contre elle la plupart des bourgeois et tous les anciens soldats de l'empereur. Presque tous les Français croyaient alors à la bienfaisance des principes de la Révolution. La Terreur, le Directoire paraissaient de monstrueux ou vils accidents, mais des accidents. En somme, la Révolution était récente; on pouvait croire qu'elle n'avait pas eu le temps de produire ses vrais fruits, les fruits naturels de la démocratie et du régime de l'élection politique, et que ces fruits seraient excellents. Maintenant qu'elle les a produits, nous pouvons être moins crédules. Donc, de braves gens,—oh! mon Dieu, nos grands-pères et arrière-grands-pères,—voyaient sans faveur une guerre entreprise pour les moines, croyaient-ils, et pour ce misérable roi Ferdinand VII.

Car ce représentant de la vérité politique était vraiment peu aimable. Et ce n'était là qu'un détail, mais très voyant. Écoutez comment Chateaubriand jugeait ce personnage.

Avant la guerre d'Espagne: «Ferdinand s'était encore rapetissé pour tenir moins de place dans sa prison (à Valençay)...» «Ferdinand entra dans Madrid (en 1814) roi netto. Le roi netto manqua sur-le-champ à sa parole. Il condamna les conservateurs de son trône à l'exil, au cachot, aux présides, etc...» Quand il jure la Constitution de 1812: «Ainsi fut couronnée la tyrannie par la couardise, le manque de foi par le parjure...» «Le monarque abandonna, comme de coutume, les militaires fidèles.» En 1822, après la révolte de l'armée: «Ferdinand et sa famille se montrent à travers les ténèbres de ce désastre: on y reconnaît la passion du despote et la fureur des femmes... Un tyran craintif pousse à la catastrophe et tremble quand elle est venue.»

Après le succès de la guerre d'Espagne: «Ferdinand s'opposait à toute mesure raisonnable. Qu'espérer d'un prince qui, jadis captif (à Valençay), avait sollicité la main d'une femme de la famille de son geôlier? Il était évident qu'il brûlerait son royaume dans son cigare... Le règne des Camarillas commença quand celui des Cortès finit.»

On ne peut pas dire que Chateaubriand nous surfait son héros. Un de ses goûts les plus marqués est d'exalter certains principes et d'en détester les représentants, de magnifier la royauté et de mépriser les rois, pour se donner à la fois le plaisir de la supériorité intellectuelle et de la supériorité morale. Son instinct et son délice, c'est de détruire à mesure qu'il construit. Sauf dans ses écrits de la période 1814-1816, sauf dans ces Mémoires sur le duc de Berry où il «fait» de la sentimentalité royaliste pour ennuyer Decazes, il ne parle guère de la personne même des rois et des princes sans les railler ou les dédaigner, comme s'il se vengeait ainsi des révérences forcées. «Les rois n'ont pas plus d'attrait pour nous que nous n'en avons pour eux; nous les avons servis de notre mieux, mais sans intérêt et sans illusions. Louis XVIII nous détestait; il avait à notre endroit de la jalousie littéraire, etc.» Ceci est extrait du Congrès de Vérone, mais les petits morceaux de ce genre sont par centaines dans les Mémoires.

Chateaubriand triompha d'une façon extravagante. Il appelait la guerre d'Espagne son René en politique. Il dit dans le Congrès de Vérone: la fortune m'avait choisi «pour me charger de la puissante aventure qui, sous la Restauration, aurait pu renouveler la face du monde». Il dit ailleurs que le succès de la guerre d'Espagne pouvait donner à la France les frontières du Rhin. Et même il l'explique. Cette guerre est sa guerre. Cependant, tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a assez puissamment contribué. Dans les préparatifs de l'entreprise, son rôle paraît moindre que celui de Mathieu de Montmorency ou que celui du grand ministre Villèle, qui d'abord marcha malgré lui et qui ensuite emporta tout.

Mais Chateaubriand était tellement persuadé que c'était lui, Chateaubriand, qui avait tout fait et il y mettait une telle «vanité d'auteur» (Sainte-Beuve), qu'il fut ulcéré de n'être pas complimenté par le roi avant tous les autres, ministres ou généraux. Il ne se concevait plus que premier ministre ou président du conseil. «On ne peut gouverner avec lui ni sans lui», disait Villèle. On prit pourtant le parti de gouverner sans lui. M. de Chateaubriand fut congédié brusquement et sans égards le 6 juin 1824. (Le prétexte de sa disgrâce fut, dit-il, de n'avoir pas soutenu une loi sur la réduction des rentes proposée par le gouvernement.)

Je ne dis pas, notez-le bien, que le roi n'ait pas été brutal et qu'il n'aurait pas dû ménager davantage un être, après tout, magnifique; je ne dis pas que, si Chateaubriand avait eu le pouvoir un nombre suffisant d'années, il n'aurait pas fait de grandes choses. Il avait peut-être le génie de la politique, comme il le disait. Mais la secrète faiblesse d'âme qu'implique une vanité comme la sienne, fait qu'on n'en est pas sûr.

Il ressentit le coup avec une vivacité extrême. Il dit dans le Congrès de Vérone: «Sensible à l'affront, il nous était impossible d'oublier tout à fait que nous étions le restaurateur de la religion» (simplement) «et l'auteur du Génie du christianisme.» Et dans les Mémoires: «... On avait compté sur ma platitude, sur mes pleurnicheries, sur mon ambition de chien couchant, sur mon empressement à me déclarer moi-même coupable, à faire le pied de grue auprès de ceux qui m'avaient chassé: c'était mal me connaître.» Il enrage ouvertement et candidement. Et il rentre dans l'opposition (pour n'en plus sortir qu'un moment, pendant le ministère Martignac), et dans l'opposition «systématique»; car, explique-t-il, l'opposition surnommée «de conscience» est impuissante. Et là-dessus il a raison.

Il dit dans la préface de la Monarchie selon la Charte (édition de 1827): «En me frappant, on n'a frappé qu'un dévoué serviteur du roi, et l'ingratitude est à l'aise avec la fidélité; toutefois il peut y avoir tels hommes moins soumis et telles circonstances dont il ne serait pas bon d'abuser; l'histoire le prouve. Je ne suis ni le prince Eugène, ni Voltaire, ni Mirabeau, et, quand je possèderais leur puissance, j'aurais horreur de les imiter dans leur ressentiment. Mais...»

Mais il fait comme eux. Il se venge. Il a les fureurs de Coriolan. Je pense que, par ses articles des Débats, il contribua à la chute de la Restauration plus qu'il n'avait contribué à la guerre d'Espagne. Il assiste au sacre de Charles X avec un dur dédain. Lui qui avait écrit en 1820: «Il s'élève derrière nous une génération impatiente de tous les jougs, ennemie de tous les rois; elle rêve la république et est incapable par ses mœurs des vertus républicaines; elle s'avance, elle nous presse, elle nous pousse...», ce n'est plus qu'à cette génération qu'il cherche à plaire. Il ne cesse de répéter qu'après tout il ne tient pas à la monarchie, ni de faire entendre que son salut au roi n'est qu'un geste généreux, un geste avantageux, un salut de théâtre. Étant illustre, il devient facilement populaire. Il reçoit des lettres de compliments qu'il conserve avec soin et qu'il produit dans ses Mémoires. Il y ajoute ce commentaire: «Tous les pusillanimes et les ambitieux qui m'avaient cru perdu commençaient à me voir sortir radieux des tourbillons de poussière de la lice: c'était ma seconde guerre d'Espagne» (il parle de sa campagne aux Débats). «Je triomphai de tous les partis intérieurs comme j'avais triomphé au dehors des ennemis de la France.»

Après le départ du ministère Villèle, le roi se délivre de Chateaubriand en l'envoyant à Rome comme ambassadeur. Chateaubriand le comprend très bien: «Il se peut qu'il fût utile à mon pays d'être débarrassé de moi: par le poids dont je me suis, je devine le fardeau que je dois être pour les autres.» À Rome, il a le plaisir d'assister à la mort de Léon XII et au conclave qui élit Pie VIII. Il écrit des phrases comme celle-ci: «Un pape qui entrerait dans l'esprit du siècle et qui se placerait à la tête des générations éclairées pourrait rajeunir la papauté: mais ces idées ne peuvent point pénétrer dans les vieilles têtes du sacré Collège.»

Au moment du ministère Polignac, il donne sans hésiter sa démission d'ambassadeur. C'est une chose qu'il fait très bien. C'est, en politique, celle qu'il fait le mieux. Il y a parfois du mérite. Il nous l'explique lui-même: «Les chutes me sont des ruines, car je ne possède que des dettes, dettes que je contracte dans des places où je ne demeure pas assez de temps pour les payer; de sorte que, toutes les fois que je me retire, je suis réduit à travailler aux gages d'un libraire.» Et voici ce qui augmente son mérite. Il écrit de madame de Chateaubriand: «Elle avait la tête tournée d'être ambassadrice à Rome... Elle aime la représentation, les titres et la fortune; elle déteste la pauvreté et le ménage chétif; elle méprise ces susceptibilités, ces excès de fidélité et d'immolation, qu'elle regarde comme de vraies duperies dont personne ne vous sait gré; elle n'aurait jamais crié vive le roi quand même; mais, quand il s'agit de moi, tout change; elle accepte d'un esprit ferme mes disgrâces, en les maudissant.» Cela veut dire que, lorsqu'il se démettait d'une place lucrative, sa femme lui faisait une vie d'enfer. Lui-même était furieux d'être héroïque, mais il était héroïque. Oui, sa plus grande gloire, après ses livres, c'est d'avoir su donner magnifiquement sa démission.

À ce moment, la politique extérieure est brillante et prospère. Le roi et M. de Polignac se croient assez forts pour faire les «Ordonnances». Qu'est-ce que les ordonnances? Chateaubriand dit dans les Mémoires: «... Sans doute la presse tend à subjuguer la souveraineté, à forcer la royauté et les Chambres à lui obéir; sans doute, dans les derniers jours de la Restauration, la presse, n'écoutant que sa passion, a, sans égard aux intérêts et à l'honneur de la France, attaqué l'expédition d'Alger, développé les causes, les moyens, les préparatifs, les chances d'un non-succès; elle a divulgué les secrets de l'armement, instruit l'ennemi de l'état de nos forces, compté nos troupes et nos vaisseaux, indiqué jusqu'au point de débarquement...» Et il ajoute: «Tout cela est vrai et odieux; mais le remède?»—Le remède radical, c'était sans doute la suppression de la liberté de la presse. Et en effet la première ordonnance opérait cette suppression. Une autre dissolvait la Chambre récemment élue. Une autre refaisait la loi d'élection dans un sens restrictif. Tout cela en vertu de l'article 14 de la Charte, entendu, il est vrai, un peu pharisaïquement: «Le roi est le chef suprême de l'État, commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités de paix, d'alliance et de commerce, nomme à tous les emplois d'administration publique, et fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution des lois et la sûreté de l'État

Je n'ai pas à juger ici les ordonnances. Pendant trente ans de ma vie elles m'ont fait horreur. Maintenant je ne sais plus... Mais en tout cas il fallait prévoir, il fallait pouvoir, il fallait réussir... Et ce Polignac ne paraît pas avoir été de force.

Chateaubriand, devenu personnage populaire, chef de la jeunesse, s'indigna des ordonnances: «Dans le cas où elles eussent triomphé, j'étais résolu à ne pas m'y soumettre, à écrire, à parler contre ces mesures inconstitutionnelles.» (Il n'avait pas toujours eu de ces délicatesses. À la Chambre de 1815, il avait, par exemple, demandé la suspension des juges pour une année, «afin de voir qui était royaliste en jugeant et qui ne l'était pas»). Pour la troisième fois la royauté ne sut pas, ne voulut pas se défendre. Chateaubriand se promène dans les rues pour se faire acclamer et porter sur les épaules des jeunes gens et des étudiants. À la Chambre des pairs, il exalte les insurgés; il qualifie le coup d'État des ordonnances de «conspiration de la bêtise et de l'hypocrisie» et y voit «une terreur de château organisée par des eunuques». Toutefois, il ne croit pas encore tout à fait à la République, et soit qu'il ait un bon mouvement, soit qu'il veuille (à quoi il tenait extrêmement) maintenir une apparence d'unité à sa vie politique, il refuse de se rallier au roi électif Louis-Philippe, et reste fidèle au petit duc de Bordeaux, en faveur de qui le roi et le dauphin ont abdiqué. Mais il n'en écrit pas moins des phrases comme celles-ci, qui sont assez pauvres, si je ne m'abuse: «... Je reviens à ma raison et je ne vois plus dans ces choses que l'accomplissement des destins de l'humanité. La cour, triomphante par les armes, eût détruit les libertés publiques; elle n'en aurait pas moins été écrasée un jour, mais elle eût retardé le développement de la société pendant quelques années; tout ce qui avait compris la monarchie d'une manière large eût été persécuté par la Congrégation rétablie. En dernier résultat, les événements ont suivi la pente de la civilisation

Il continuera, sous Louis-Philippe, d'écrire de ces choses, d'affirmer et de saluer la transformation des sociétés, l'ère nouvelle, l'inéluctable progrès de la démocratie. Il fait très bien tout le nécessaire pour entretenir sa popularité. Il affiche la plus vive sympathie pour Armand Carrel, qui, dans la guerre d'Espagne (sa guerre à lui, Chateaubriand) avait combattu comme volontaire républicain contre l'armée française. Il étale la plus grande admiration pour Béranger. Il l'invite à dîner avec Carrel au Café de Paris, pour bien montrer qu'ils sont ses amis et qu'il a l'esprit libre. Béranger lui rend ses politesses par la chanson:

Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie?

Et Chateaubriand appelle cela une admirable chanson. Et il raconte lui-même: «Un vieux chevalier de Saint-Louis, qui m'est inconnu, m'écrivait du fond de sa tourelle: «Réjouissez-vous, monsieur, d'être loué par celui qui a souffleté votre roi et votre Dieu.» (L'indignation de ce vieux chevalier n'est peut-être pas si ridicule.) Il affecte d'être l'ami de Lamennais, après la révolte de Lamennais, bien entendu. Il écrit même au prince Louis-Napoléon: «Si Dieu, dans ses impénétrables conseils, avait rejeté la race de Saint-Louis, si les mœurs de notre patrie ne lui rendaient pas l'état républicain possible, il n'y a pas de nom qui aille mieux à la gloire de la France que le vôtre.» Ainsi s'exprime l'auteur de la brochure De Bonaparte et des Bourbons. Il est au mieux avec tous les plus notoires ennemis de ses rois.

Mais ces rois, oh! qu'il les aime une fois qu'ils sont dehors! Sans doute, tourné vers les libéraux, il dit durement: «C'est une monarchie tombée, il en tombera bien d'autres. Nous ne lui devions que notre fidélité: elle l'a.» (V'lan!) Mais, sur les personnes même de ses princes, maintenant qu'ils n'y sont plus, quels attendrissements! C'est que rien n'est plus avantageux que ce rôle de royaliste incrédule, mais ému. De cette façon il est applaudi et par les royalistes et par les libéraux. «Il a les fanfares des deux camps.» (Sainte-Beuve.) Il s'intéresse à cette romanesque et charmante petite Italienne, la duchesse de Berry. Il a la chance de faire à cause d'elle (pour la phrase: «Madame, votre fils est mon roi.») quelques jours de confortable prison. Il va voir de sa part Charles X au château de Prague, et la duchesse d'Angoulême dans son méchant garni de Carlsbad. Cela l'amuse, et cela lui fait honneur. Et ces visites à des ombres inspirent à l'écrivain des images extraordinaires de mélancolie pittoresque. (Ceci, sur la duchesse d'Angoulême inclinée sur sa broderie: «J'apercevais la princesse de profil, et je fus frappé d'une ressemblance sinistre: Madame a pris l'air de son père; quand je voyais sa tête baissée comme sous le glaive de la douleur, je croyais voir celle de Louis XVI attendant la chute du glaive.»)

Il vient un moment où il est peut-être plus content d'avoir écrit l'Essai sur les Révolutions que le Génie du christianisme. En 1839, il dit de l'Essai: «Ce que l'on rêve aujourd'hui de l'avenir, ce que la génération nouvelle s'imagine avoir découvert d'une société à naître, fondée sur des principes tout différents de ceux de la vieille société, se trouve positivement annoncé dans l'Essai.» Il écrit vers le même temps: «En politique, la chaleur de mes opinions n'a jamais excédé la longueur de mon discours et de ma brochure.»

En somme, c'est l'âme de René, l'âme inquiète et visionnaire, violente et triste, tour à tour blessée ou séduite, exaltée ou désespérée, l'âme de désir et de dégoût, que Chateaubriand a promenée dans la politique. C'est toujours le chercheur d'images et d'émotions. Charles Maurras a écrit, il y a quatorze ans, sur Chateaubriand homme politique, quelques pages admirables de pénétration et de couleur... Après avoir montré à quel point et de quel voluptueux amour cet homme aimait les calamités, les désastres et les ruines pour en nourrir sa tristesse, Maurras nous dit: «À ses façons de craindre la démagogie, le socialisme, la République européenne, on se rend compte qu'il les appelle de ses vœux. Prévoir certains fléaux, les prévoir en public, de ce ton sarcastique, amer et dégagé, équivaut à les préparer. Assurément, ce noble esprit, si supérieur à l'intelligence des Hugo, des Michelet et des autres romantiques, ne se figurait pas le nouveau régime sans quelque horreur. Mais il aimait l'horreur...» Et encore: «... Le passé, comme passé, et la mort, comme mort, furent ses uniques plaisirs. Loin de rien conserver, il fit au besoin des dégâts, afin de se donner de plus sûrs motifs de regrets. En toutes choses, il ne vit que leur force de l'émouvoir, c'est-à-dire lui-même. À la cour, dans les camps, dans les charges publiques comme dans ses livres, il est lui, et il n'est que lui, ermite de Combourg, solitaire de la Floride. Il se soumettait l'univers...» (Trois idées politiques.)

Et, pendant les dix-huit dernières années de sa vie, tout le monde l'admire. Les catholiques ne peuvent oublier le Génie du christianisme; les royalistes, même scandalisés de la liberté de sa pensée, disent: «Il a du moins le culte du malheur.» Et les libéraux, et les républicains trouvent aussi cela très beau, très touchant, «puisqu'au fond, songent-ils, il est des nôtres». Le mal de René n'empêche pas René d'être un merveilleux organisateur de sa gloire.

NEUVIÈME CONFÉRENCE

LES MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE

Certes les Mémoires, plus ou moins personnels et autobiographiques, plus ou moins mêlés de chronique contemporaine, abondent dans notre littérature. Mais s'il n'y avait pas eu auparavant les Confessions de Rousseau, les Mémoires d'outre-tombe seraient un monument unique.

Je sais bien les différences, et que les Confessions sont vraiment des confessions et que les Mémoires d'outre-tombe sont à la fois des confessions et des mémoires. Mais ces deux ouvrages singuliers nous présentent l'expression directe et l'histoire totale des deux plus puissantes et dévorantes sensibilités (peut-être) qui aient paru dans les lettres françaises.

Si Rousseau n'avait pas écrit les Confessions, que lirait-on de lui? Car on ne lit plus guère Émile ni l'Héloïse. Si Chateaubriand n'avait pas écrit les Mémoires, que lirait-on de Chateaubriand? Car on lit bien peu le Génie et les Martyrs. Rousseau et Chateaubriand ne nous seraient même pas connus à moitié, et ce serait dommage. Car ce qui est le plus intéressant en eux, ce ne sont pas leurs idées, ce ne sont point les vérités qu'ils ont cru trouver, ce n'est point ce qu'ils ont pensé du monde, mais ce qu'ils en ont senti: c'est leur sensibilité, c'est leur imagination, c'est leur personne même.

Et, au fond, c'était bien aussi leur avis. Et c'est pourquoi, après s'être exprimés quelque temps à travers des opinions ou des fictions, enfin ils n'ont pu y tenir et se sont exprimés directement, parce que rien au monde ne leur paraissait plus passionnant qu'eux-mêmes. Rousseau, pour être heureux, devait écrire les Confessions; Chateaubriand, pour être heureux, devait écrire les Mémoires. Et chacun d'eux a consacré à cette tâche délicieuse une très grande partie de son existence, Rousseau quinze ans, Chateaubriand près de quarante ans (avec des interruptions sans doute, mais qui ne les empêchaient point d'y penser toujours). Et c'est leur œuvre principale, leur grande œuvre, et qui nous rend bien pâle et presque indifférent le reste de leurs ouvrages. Et, sans doute, ces confessions et ces mémoires n'ont pas, si vous le voulez, la beauté d'une tragédie de Racine ou d'un sermon de Bossuet; ils constituent de monstrueux exemplaires de la littérature subjective; mais la description de soi-même, chez les malades et les excessifs qui ont du génie, est d'un intérêt qui emporte tout. Et d'ailleurs, pour nous, sinon pour eux, le Rousseau des Confessions, le Chateaubriand des Mémoires sont des personnages aussi objectifs que ceux des poèmes, des drames ou des romans. Ou plutôt, quel personnage de roman ou de drame a la vie étendue, minutieuse et frémissante du héros des Confessions ou du héros des Mémoires d'outre-tombe? Rousseau, c'est Saint-Preux total, et Chateaubriand, c'est René tout entier; et c'est donc beaucoup plus et beaucoup mieux que René ou Saint-Preux, ou même qu'Hamlet ou qu'Oreste.

Or, en 18113, Chateaubriand, ayant fini d'écrire les ouvrages que lui imposait son rôle public, et de démontrer la vérité du christianisme par sa beauté, et sa beauté d'abord par un traité descriptif, puis par un poème en prose, comprit que ce qu'il avait désormais de mieux à faire, c'était d'écrire ce qui lui faisait le plus de plaisir, c'est-à-dire de se raconter,—à l'imitation de Jean-Jacques, qui avait été la grande admiration de sa jeunesse, et parce qu'il était, à bien des égards, de la même espèce que Jean-Jacques, et qu'on pourrait dire que, spirituellement, Jean-Jacques a eu Chateaubriand d'une jeune aristocrate (comme on pourrait dire, toujours au même sens spirituel, que Jean-Jacques est né de Fénelon et d'une chambrière).

Note 3: (retour)

Il a même commencé en 1803 (Lettre à Joubert).

Et Chateaubriand eut deux fois raison, pour lui-même, d'écrire ses Mémoires: car il y trouve le genre qui convenait le mieux à son génie, et une source inépuisable de joie.

Ce n'est point, en effet, par la pensée qu'il est éminent et rare. Ce n'est pas non plus par le don de créer et de faire agir des personnages différents de lui, à la façon des grands dramaturges et des grands romanciers. Dans les Natchez, dans le Génie, dans les Martyrs, ce qu'il y a de plus vivant, ce sont les descriptions et les souvenirs de sensations personnelles,—et c'est (avec Atala, Amélie et Velléda, qui sont des sœurs de sa sœur Lucile),—Chactas, René et Eudore, qui ne sont que des images de lui-même. Or, dans les Mémoires, il n'aura qu'à se peindre directement, sans nulle fiction interposée entre lui et nous, dans ses rapports avec les choses et les hommes et dans les impressions qu'il en reçoit. Il écrira librement l'histoire de sa sensibilité. Lorsque, à tout bout de champ, il nous énumère les personnages de ses romans, qu'il appelle ses fils et ses filles, nous sommes tentés de les juger assez pâles et convenus: mais les êtres réels, les hommes de son temps, ceux qu'il a rencontrés dans la vie, il les peindra de la façon la plus âpre, la plus passionnée, la plus brutale ou la plus aiguë; et ce médiocre «créateur d'âmes» (à mon avis) fera d'étonnants portraits de ses contemporains. C'est que ceux-là, il les a vus, il a souffert par eux, ou par eux il s'est amusé; il a pu les aimer ou les haïr. En les peignant, il exprime encore une disposition de son esprit. Et, à côté des portraits, il y a les récits des événements auxquels il a assisté, qu'il a vus de ses yeux, qu'il croit souvent avoir dirigés. Il y a ses impressions de voyage. Il y a ses rêveries, ses visions, ses colères, ses rancunes. Lui, toujours lui. Il est clair que, pour exprimer tout cela, son génie propre excelle, et son génie propre suffit. Il a le don des images et la sensibilité la plus voluptueuse et la plus absorbante: et c'est tout justement ce qu'il faut ici. Les Mémoires sont précisément le genre où il pouvait avoir tout son génie, et en jouir, et nous en faire jouir nous-mêmes. Et les Mémoires sont, en effet, un grand chef-d'œuvre, le plus divertissant et le plus éclatant qui soit, et aussi magnifique que sont douloureuses et poignantes les Confessions, l'autre chef-d'œuvre.

Et ces Mémoires, Chateaubriand les a conçus, sentis, écrits avec tant de plaisir! Un plaisir qui a duré la moitié de sa vie. Il dit dans l'Avant-propos de 1846, deux ans avant de mourir: «Ces Mémoires ont été l'objet de ma prédilection. Saint Bonaventure obtint du ciel la permission de continuer les siens après sa mort; je n'espère pas une telle faveur, mais je désirerais ressusciter à l'heure des fantômes pour corriger au moins les épreuves.»

Même quand il était obligé d'en interrompre la rédaction, il y pensait toujours. Ils étaient son délice, sa consolation, son refuge, sa gloire, sa vengeance. Il y façonnait sa propre figure, telle qu'il voulait qu'elle apparût à la postérité. Il ne s'y donnait que des défauts avantageux et fiers. S'il avait eu dans sa vie des déceptions, il les tournait en victoires, ou il les expliquait par sa grandeur d'âme. Si les événements lui donnaient tort, il n'était pas embarrassé de prouver qu'il avait eu raison. Comme la rédaction de ses Mémoires, et les corrections, et les retouches, ont duré en réalité une quarantaine d'années, et qu'il racontait sa participation à tel événement dix, vingt, trente ans après l'événement lui-même, il pouvait composer d'après l'intérêt du présent son attitude du passé, et se donner aussi l'air d'avoir tout compris, tout deviné, tout prévu. Sa carrière politique et diplomatique a été, en somme, incomplète et d'un éclat secondaire: un court ministère et trois courtes ambassades, c'est à peu près tout. Mais comme cela s'amplifiera dans ses Mémoires! Là, il sera le grand homme d'État qu'il a rêvé d'être; et ce que sa carrière a eu de borné s'expliquera par sa supériorité même, par ses dédains, par l'ombrage que donnait son génie. S'il méprisait l'argent (et il le méprisait); s'il a été généreux (et il l'a été); s'il a eu de beaux mouvements désintéressés (et il en a eu), il est sûr au moins qu'on le saura, car il le rappellera plutôt dix fois qu'une. Imperceptiblement il s'accommodera aux goûts et aux idées des générations nouvelles, et il s'arrangera pour qu'on croie qu'il les a devancées, alors que souvent il les suit. Il tiendra beaucoup à ce qu'on sache qu'il a joué, par magnanimité pure, un rôle de fidélité monarchique; qu'il a l'esprit le plus libre; qu'il n'eut jamais d'illusion ni sur les Bourbons, ni sur leur avenir; et il prendra délicieusement, dans ses Mémoires, sa revanche de sa fidélité. Il aura le plaisir de se montrer encore supérieur à sa destinée et, en même temps, de paraître détaché de lui-même par l'idée de la mort et d'étaler partout une sublime tristesse. Il aura le plaisir de dire continuellement qu'il méprise les hommes et qu'il ne croit à rien, «la religion exceptée», et goûtera ainsi, tout en se disant chrétien, les délices antichrétiennes de l'orgueil et du plus voluptueux pessimisme. Et, comme sa gloire augmente avec son âge, et que l'on sait qu'il écrit ses souvenirs, et qu'en 1836 une société lui en offre 250.000 francs, lui paye ses dettes, et lui garantit une rente viagère de 12.000 francs, et qu'en 1844 Émile de Girardin lui paye 96.000 francs le droit de publier ses Mémoires après sa mort dans le journal La Presse, il en résulte cette situation unique, que le plus grand plaisir qu'il puisse goûter, le plaisir de se peindre lui-même selon son gré et pour sa plus grande gloire, ce plaisir, littéralement, le fait vivre, le nourrit et l'habille; qu'il est payé d'avance pour écrire son propre panégyrique en autant de volumes qu'il voudra et comme il le voudra, et que la France s'y intéresse, et l'attend. Oh! oui, il a dû jouir de ces Mémoires d'outre-tombe!

Les Mémoires d'outre-tombe! Ce titre à effet est assez singulier quand on y songe. Littéralement, cela voudrait dire: mémoires des choses arrivées par delà la tombe, ce qui serait absurde. Et, en réalité, cela signifie: mémoires des choses qui, publiées après la mort, nous parviennent à travers le tombeau. Mais cette expression impropre présente une image vague et magnifique. Et les Mémoires de Chateaubriand ne pouvaient pas s'appeler simplement Mémoires. Mémoires d'outre-tombe, ce titre les agrandit en y mêlant l'idée de la mort, leur donne quelque chose de mystérieux et de solennel.

Qu'un écrivain soit vaniteux, cela est la règle. Mais il apparaît dès le titre, et dès la Préface testamentaire, et dès l'Avant-propos, et dès les premières pages, et ensuite à chaque page, ou peu s'en faut, que Chateaubriand, comme il est, je crois, le plus grand trouveur d'images, est l'écrivain le plus vaniteux de la littérature française, et probablement de toutes les littératures. Il est impossible de n'en être pas agacé, et finalement chagriné. Et il est peut-être impossible de ne pas compatir à une si énorme et naïve faiblesse.

La vanité de Chateaubriand est unique et par le degré, et par le besoin continuel de l'exprimer. Rabelais, Montaigne, ont trop d'esprit et de philosophie pour être vaniteux. Ronsard n'est qu'orgueilleux, et ne l'est que par accès. Le bonhomme Corneille pareillement. Si bonne opinion qu'ils aient d'eux-mêmes, les grands écrivains du dix-septième siècle sont sauvés, sinon de la vanité, au moins du ridicule de l'étaler publiquement, soit par le sentiment chrétien, soit par le «goût», soit par leurs habitudes d'honnêtes gens. Molière, Boileau (sauf deux ou trois exceptions), Racine, La Bruyère, ne se louent eux-mêmes qu'indirectement et par leur façon de critiquer et de railler les autres. Montesquieu donne pour épigraphe à l'Esprit des lois: Prolem sine matre creatam. Mais c'est ce qu'il se permet de plus fort contre la modestie, et encore est-ce en latin. Certes, ni Montesquieu, ni Buffon, ni Diderot, ni surtout Voltaire n'étaient modestes, mais ils étaient contenus par la politesse du temps. Puis, comme ils étaient les combattants d'une cause, qu'ils tenaient beaucoup à faire triompher leurs idées, cela les détournait sans doute de la contemplation et de l'admiration d'eux-mêmes. Il y a bien le cas de J.-J. Rousseau. Celui-là ne manque ni d'orgueil délirant, ni de vanité, et il ne se fait pas faute de les manifester. Mais non pas continuement, il s'en faut. Même, dans ses dernières années, il lui arrive de montrer presque de l'humilité. On se souvient surtout de son cri: «Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères... Puis, qu'un seul te dise, s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme-là.» Mais cela est une bravade; puis cela revient à dire, en somme, que les autres ne valent pas mieux que lui. Et enfin, je ne sais pourquoi, c'est une vanité moins choquante de se vanter de son cœur que de se vanter de son intelligence, et de dire: je suis bon, que de dire: j'ai du génie.

Mais Chateaubriand ne cesse de nous rappeler, à propos de tout et sous toutes les formes, qu'il a du génie; qu'il a renouvelé la littérature; qu'il a inventé une langue politique; qu'il a été plus fort que Canning et Metternich; qu'il a fait de grandes choses, qu'il en eût fait de plus grandes encore si on ne l'en eût empêché; qu'il a créé des figures immortelles et inoubliables; que tout le monde l'a imité; qu'il a, à lui seul, restauré la religion; qu'il a eu une vie extraordinaire et inimaginable; qu'il a foulé les quatre continents et visité l'univers; qu'il a rempli de grandes places et qu'il a été ministre et ambassadeur; que tout ce qui lui arrive n'arrive qu'à lui; qu'il a senti ce que personne n'avait jamais senti, pensé ce que personne n'avait jamais pensé; qu'il a été partout sublime de dédain, de générosité, de désintéressement; que, pouvant tout posséder, il a tout méprisé; qu'il a toujours été fort au-dessus des croyances qu'il paraissait avoir et qu'il défendait; qu'il est vraiment unique de son espèce, comme Napoléon; qu'avec tout cela rien n'est important à ses yeux, et qu'il n'aspire qu'à la mort, et que, jusqu'à quatre-vingts ans, il n'a pas fait autre chose... Et cela est souvent de l'orgueil, si l'orgueil consiste à se glorifier des choses qui en valent la peine: mais c'est bien souvent aussi vanité, et qu'on n'ose pas qualifier comme elle le mériterait.

Plus encore que J.-J. Rousseau, il a la manie de s'ébahir de sa propre destinée. Il est assez naturel, n'est-ce pas? qu'un jeune gentilhomme breton ait navigué, qu'il ait émigré, qu'il ait, pendant la Révolution, connu des jours de détresse... Il est assez naturel qu'ayant un grand talent, il ait écrit des livres qui ont eu du succès, et que, après la Restauration, il ait occupé quelques grandes places. À cela se réduit, en effet, la destinée de Chateaubriand. Il y a des vies bien autrement pleines d'imprévu, vies d'aventuriers ou de matelots, ou simplement vies de pauvres diables... Or, qu'il ait été pauvre, à Londres, dans sa jeunesse, et qu'il y retourne, dans son âge mûr, comme ambassadeur, Chateaubriand n'en revient pas. Écoutez ce début du livre VI de la première partie:

Trente et un ans après m'être embarqué, simple sous-lieutenant, pour l'Amérique, je m'embarquai pour Londres avec un passe-port conçu en ces termes: «Laissez passer Sa Seigneurie le vicomte de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du roi près de Sa Majesté Britannique, etc...» Point de signalement; ma grandeur devait faire connaître mon visage en tous lieux. Un bateau à vapeur, nolisé pour moi seul, me porte de Calais à Douvres. En mettant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salué par le canon du port. Un officier vient, de la part du commandant, m'offrir une garde d'honneur. Descendu à Shipwright-Inn, le maître et les garçons de l'auberge me reçoivent bras pendants et tête nue. Madame la mairesse m'invite à une soirée, au nom des plus belles dames de la ville. M. Billing, attaché à mon ambassade, m'attendait. Un dîner d'énormes poissons et de monstrueux quartiers de bœuf restaure Monsieur l'ambassadeur, qui n'a point d'appétit et qui n'était pas du tout fatigué..., etc.

Et encore:

Ma place politique met à l'ombre ma renommée littéraire; il n'y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne préfère l'ambassadeur de Louis XVIII à l'auteur du Génie du christianisme. Je verrai comment la chose tournera après ma mort, ou quand j'aurai cessé de remplacer M. le duc Decazes auprès de Georges IV, succession aussi bizarre que le reste de ma vie.

(Mais non, mais non, pas tant que cela.) Puis il se rappelle le temps où il errait dans les faubourgs de Londres... et, alors, vient ce morceau:

Quand je rentrai en 1822, au lieu d'être reçu par un ami tremblant de froid, qui m'ouvre la porte de notre grenier en me tutoyant... qui se couche sur son grabat auprès du mien, en se recouvrant de son mince habit et ayant pour lampe le clair de lune,—je passe à la lueur des flambeaux entre deux files de laquais qui vont aboutir à cinq ou six respectueux secrétaires. J'arrive, tout criblé sur ma route des mots: Monseigneur, mylord, Votre Excellence, monsieur l'ambassadeur, à un salon tapissé d'or et de soie.—Je vous en supplie, messieurs, laissez-moi! Trêve de ces mylords! Que voulez-vous que je fasse de vous? Allez rire à la chancellerie comme si je n'étais pas là. Prétendez-vous me faire prendre au sérieux cette mascarade? Pensez-vous que je sois assez bête pour me croire changé de nature parce que j'ai changé d'habit?

Non; mais qu'il éprouve le besoin de le dire, c'est cela qui est fâcheux. (C'est tout à fait Jean-Jacques à Montmorency: «J'interpelle, dit Jean-Jacques, tous ceux qui m'ont vu durant cette époque, s'ils se sont jamais aperçus que cet état m'ait un instant ébloui,... s'ils m'ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes manières», etc...) Chateaubriand continue intrépidement:

Le marquis de Londonderry va venir, dites-vous; le duc de Wellington m'a demandé; M. Canning me cherche; lady Jersey m'attend à dîner avec M. Brougham; lady Gwydir m'espère, à dix heures, dans sa loge à l'Opéra; lady Mansfield à minuit, à Almack's. Miséricorde! où me fourrer? Qui m'arrachera à ces persécutions?...

Et ce ton se poursuit durant plusieurs pages, et c'est tout à fait affligeant. Car, est-ce que je me trompe? Est-ce qu'il n'y a pas, au fond de cela, une véritable niaiserie? (Disons: une surprenante candeur.) Jamais bourgeois n'a été à ce point ébloui d'être ambassadeur ou ministre. Et pourtant ce n'était pas une si grande affaire, même en ce temps-là. Beaucoup le sont ou l'ont été, et nous voyons tous les jours qu'on peut l'être sans génie. Mais Chateaubriand est au moins aussi fier de l'avoir été que d'avoir écrit Atala. Une de ses plus grandes joies est d'être appelé Votre Excellence.

Pareillement, une de ses plaies, c'est que, étant grand poète, on ne consent pas qu'il puisse être en même temps grand politique ou grand diplomate. Les nombreux passages où il se révolte contre cette prévention ne sont pas sans quelque inconsciente bouffonnerie. Notez que, pour ma part, j'admets sans hésiter que Chateaubriand fut aussi intelligent, même des choses de la diplomatie, qu'un Talleyrand, un Metternich ou un Canning; qu'il fut même capable de vues plus profondes et plus étendues, et qu'il écrivit de plus belles dépêches. Ce qui a pu lui manquer pour être un grand diplomate ou un grand politique autrement que par ses vues, ce sont peut-être, ce sont sûrement des qualités dont lui-même faisait peu de cas: la souplesse, l'art de feindre et de tromper, de se servir des vices des autres, l'art d'attendre, la faculté de s'attacher très longtemps à un même dessein et de ne se laisser rebuter ni par les insuccès ni par les avanies. C'est par là (et par les occasions), non par l'intelligence, qu'un Talleyrand a pu l'emporter, comme diplomate, sur l'auteur d'Atala. Chateaubriand devrait donc s'en consoler: mais il ne s'en console pas, parce qu'il voudrait avoir été tout et qu'il désire toutes les formes de la gloire.

Cette vanité monstrueuse semble bien marquer, chez un homme qui a tant rêvé, un manque étrange de vie intérieure, de réflexion sur soi. C'est que la rêverie n'est point la réflexion ni la méditation. Chateaubriand est un grand inventeur de sensations et d'images; mais aussi il est en proie aux images et aux sensations. Il est à remarquer que ceux qui ont trouvé beaucoup d'images s'en savent meilleur gré, cèdent plus facilement à la vanité, que ceux qui ont trouvé beaucoup de pensées. Ceux-ci (les hommes du type de Descartes, si vous voulez) ou sont assez aisément modestes, ou bien ont l'orgueil farouchement silencieux. Ceux-là, au contraire, ne concevant la gloire que présente, tangible, concrète, sont séduits par elle comme par une image plus belle que les autres, et à laquelle ils s'attachent violemment. C'est un grand écueil pour la modestie et pour le bon sens que d'être celui qui a le don de faire plus de métaphores que ses contemporains.

C'est égal, il est vraiment désobligeant de voir un homme d'un si grand génie si constamment préoccupé de ce qu'il paraît aux yeux des autres hommes, si entêté d'être toujours le plus beau, le plus original, le plus fort, le plus élu par le destin. Certes, on l'aime quand même: mais, sans cette vanité qui ne se repose jamais, on l'aimerait mieux; les Mémoires feraient encore plus de plaisir; on n'aurait point contre lui de mauvaises humeurs; il serait plus grand, à quoi il aurait dû songer quand sa vanité le démangeait. De si nombreuses marques de faiblesse d'esprit nous font pour lui un vrai chagrin. Nous plaignons ce grand homme d'être, à certains égards, plus naïf et plus dupe que nous, de nous donner avantage sur lui, de nous prodiguer les occasions de le considérer avec un sourire. C'est un scandale dont nous rougissons nous-mêmes. Et alors nous nous demandons si cette vanité incoercible, qui lui fait à chaque minute emplir l'univers de son moi, n'est pas quelque chose de proprement morbide chez ce fils et frère de neurasthéniques. (Des médecins ont cru démontrer récemment l'hystérie et la demi-folie de Chateaubriand. Quand les médecins s'y mettent...) Et enfin parmi tout cela, nous sentons en lui une sorte d'innocence, et nous osons prendre en pitié ce grand homme de n'avoir pas su ménager sa gloire au lieu de la dévorer ainsi; nous nous souvenons que la vanité contient une souffrance; et nous ne voulons plus nous rappeler que la magie de sa phrase.

Si je me suis étendu sur ce cas de Chateaubriand, c'est que je crois bien qu'il reste unique. Car sans doute il a légué aux romantiques son immodestie, mais non point une immodestie égale. La principale vanité de Lamartine consiste à dire, comme Mascarille, que tout ce qu'il fait lui vient naturellement, qu'il improvise tout et que les vers ne sont pour lui qu'un divertissement. Je ne pense pas que Victor Hugo, dans son fond, ait été plus modeste que Chateaubriand: mais, en somme, il a plus de politesse. Il ne manque jamais d'employer les anciennes formules de modestie des hommes bien élevés (ce que Chateaubriand fait d'ailleurs aussi quelquefois). Dans ses préfaces, Hugo paraît plutôt orgueilleux que vaniteux; il ne dit pas: «je», mais «on», «nous», «l'auteur», «le poète». Il est surtout solennel et sibyllin. Sa principale vanité, c'est de se donner l'air d'un profond penseur; c'est de dire, par exemple, dans la préface de la Légende des siècles: «... L'auteur, du reste, pour compléter ce qu'il a dit plus haut, ne voit aucune difficulté à faire entrevoir, dès à présent, qu'il a esquissé dans la solitude une sorte de poème d'une certaine étendue où se réverbère le problème unique, l'Être, sous sa triple face: l'Humanité, le Mal, l'Infini; le progressif, le relatif, l'absolu; en ce qu'on pourrait appeler trois chants: la Légende des siècles, la Fin de Satan, Dieu.» Voyez aussi les préfaces lourdement insensées de presque tous ses drames. Et nous savons bien que lui aussi est plein et débordant de lui-même: mais il se tient encore assez convenablement. Dans l'expression de son orgueil ou de sa vanité, Hugo reste plus «vieille France» que Chateaubriand.

La vanité de Chateaubriand a souvent pour complice son imagination de Celte... Je n'irai pas si loin que le Celte Charles Le Goffic, qui (dans la deuxième série de l'Âme bretonne), comparant le mirage armoricain au mirage méridional, dit que, du moins, les Méridionaux «mesurent le mirage»; ce que les Celtes ne font pas, «parce que la pluie et la brume n'offrent point les mêmes facilités de vérification que le soleil et ne sauraient servir comme lui à contrôler l'illusion qu'elles ont créée». Il assure que les Celtes croient aisément à leurs inventions, que «l'auto-suggestion est fréquente chez eux». Mais ici il faut distinguer. Chateaubriand sait très bien s'il a vu, ou non, Washington et s'il a bu, ou non, de l'eau du Mississipi (il n'y a même que lui qui le sache). Là, je ne crois pas du tout à l'auto-suggestion. Mais, sur le détail des événements, oui, il peut lui arriver de s'abuser lui-même. Ayant oublié le vrai à force d'y rêver, et parce que ce qu'il raconte est souvent très loin dans le temps, il nous donne, à la place, ce qui lui paraît le plus beau ou le plus avantageux. Il ne travestit pas la vérité avec préméditation: mais, comme il ne la sait plus très bien, il la reconstitue, il comble les lacunes de sa mémoire par le travail de son imagination, toujours subordonné au désir de paraître tel qu'il voudrait avoir été. C'est là, chez lui, je crois, la part du mirage celtique. La vérité lui est moins chère que la beauté. Très souvent, il compose ses Mémoires comme un poème.

Avec tout cela, les Mémoires d'outre-tombe sont un des monuments les plus éclatants et les plus vastes de notre littérature. C'est fait d'autobiographie, de souvenirs personnels, de confessions, d'anecdotes, de portraits, de lettres, de morceaux d'histoire, de descriptions, d'impressions de voyage, de rêveries. La composition en est large et libre, mais cependant attentive et savante. Il a eu tout le loisir de la surveiller. Il commence ses Mémoires, dit-il, en octobre 1811, au lendemain de la publication de l'Itinéraire, à quarante-trois ans. De 1811 à 1814, il écrit les premiers livres, son enfance, sa jeunesse, jusqu'au départ pour l'Amérique. Il est interrompu par son rôle politique sous la Restauration. Mais, en 1821 et 1822, à Berlin et à Londres, il raconte les commencements de la Révolution, le voyage en Amérique, l'armée des princes, l'exil à Londres, la rentrée en France. Il reprend la plume en 1828, écrit son ambassade de Rome, la fin du règne de Charles X, la Révolution de Juillet, le voyage à Prague et à Venise. Et enfin, de 1836 à 1839, revenant en arrière, il dit ce qu'il a fait et ce qu'il a vu de 1800 à 1828, c'est-à-dire presque toute sa carrière littéraire et presque toute sa carrière politique.

Ces dates de la composition des Mémoires ont leur intérêt et expliquent diverses choses. Il est jeune encore (quarante-trois ans) quand il raconte son enfance et sa jeunesse. Il a passé la soixantaine lorsqu'il nous raconte ses derniers voyages avec un charme si puissant de mélancolie. Et il est tout à fait vieux (de soixante-huit à soixante et onze ans) lorsqu'il nous raconte sa vie politique et l'histoire de l'Empereur, qu'il voit déjà avec un notable recul. Il ne faut pas oublier que chaque époque de sa vie (sauf la dernière) est remémorée et, si l'on peut dire, ressentie par lui vingt, trente, quarante ans après, et par conséquent enrichie et transformée. Cela nous promet peu d'exactitude, je ne dis pas quant aux souvenirs des faits (car il a des notes abondantes), mais quant au souvenir des sentiments éprouvés jadis. En revanche, c'est une condition excellente pour la poésie. Il l'a lui-même merveilleusement expliqué dans sa Préface testamentaire:

Les Mémoires, divisés en livres et en parties, sont écrits à différentes dates et en différents lieux: ces sections amènent naturellement des espèces de prologues qui rappellent les accidents survenus depuis les dernières dates et peignent les lieux où je reprends le fil de ma narration. Les événements variés et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns dans les autres: il arrive que, dans les instants de mes prospérités, j'ai à parler du temps de mes misères, et que, dans mes jours de tribulation, je retrace mes jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d'expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu'à son couchant, se croisant et se confondant comme des reflets épars de mon existence, donnent une sorte d'unité indéfinissable à mon travail: mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau; mes souffrances deviennent du plaisir, mes plaisirs des douleurs, et l'on ne sait si ces Mémoires sont l'ouvrage d'une tête brune ou chenue.

Quatre grandes divisions: Première partie: Années de jeunesse; le soldat et le voyageur (1768-1800).—Deuxième partie: Carrière littéraire (1800-1814).—Troisième partie: Carrière politique (1814-1830).—Quatrième partie: Les dernières années.—Et tout cela forme douze volumes dans l'édition originale et six volumes de cinq à six cents pages dans l'édition Edmond Biré.

De ces quatre parties, il est difficile de dire quelle est la plus belle. Il ne me semble pas qu'au cours de ces trois mille pages il y ait des défaillances sérieuses ni même des moments de sommeil. L'intérêt se maintient parce que, au fond, l'intérêt qu'il prend aux choses, c'est toujours l'intérêt qu'il prend à lui-même. Le style, presque tout en sensations et en images, ne faiblit point. Cette façon d'écrire, qui est comme une gageure, se soutient jusqu'au bout, ou même, en avançant, paraît plus surprenante. Peut-être y a-t-il, dans la partie qui a été la dernière écrite et qui est celle du milieu, plus d'audace et plus de raccourci dans l'expression et, si vous le voulez, plus de mauvais goût, mais un mauvais goût plus éclatant. Il n'a achevé ses Mémoires, je vous l'ai dit, qu'à soixante-treize ans (et n'a cessé d'ailleurs de les retoucher jusqu'à sa mort). Mais il a su prendre, ou contre les atteintes de la vieillesse, ou pour que ces atteintes ne paraissent pas, une bien ingénieuse précaution. Il a écrit la quatrième partie, l'histoire de ses dernières années, avant d'écrire celle de sa carrière littéraire et politique... Pourquoi? Il pensait que, de cette manière, il y avait plus de chances que les derniers livres des Mémoires, écrits avant la vieillesse et, à la différence des autres, sur des faits encore récents, laissassent le lecteur sur une impression de force et de vie. Si, plus tard, l'âge le trahissait dans la narration de la période médiane de son existence, cela se sentirait moins dans le courant de l'immense récit; et, si la mort le venait prendre au milieu de sa tâche, l'œuvre du moins aurait le beau finale et les conclusions qu'il voulait. Et, puisqu'il est mort à quatre-vingts ans, il n'avait pas besoin de faire ces calculs: mais je suis persuadé qu'il les a faits, et que les Mémoires y ont gagné.

Maintenant, encore que les Mémoires soient presque partout délicieux ou magnifiques, les premiers livres ont gardé, je crois, un charme particulier. Ce coin de Bretagne, ces vieilles gens, ces vieilles mœurs, ce château de Combourg, cette enfance rêveuse et passionnée, il n'y a rien au-dessus de cela. Ces souvenirs lointains, c'est en même temps ce que l'auteur a peut-être le plus profondément senti et sans doute le plus «romancé». Ce Chateaubriand adolescent, le voilà, le vrai «René», bien supérieur à celui de la Nouvelle. Il n'y a de comparable à cela que les premiers livres des Confessions de Jean-Jacques. Jean-Jacques parle déjà comme René: «J'étais inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n'avais pas l'idée, et dont je sentais pourtant la privation.» C'est le même mal charmant. Seulement la grâce des choses est plus familière autour du jeune Jean-Jacques qu'autour du jeune René; et, d'autre part, l'enfant souillé de l'horloger de Genève fait plus de pitié, serre plus le cœur que le petit gentilhomme de Combourg. Mais les tableaux de l'adolescence de celui-ci sont d'une poésie somptueuse et sont un délice pour l'imagination. Et il faut lire tour à tour les récits de Jean-Jacques et les récits de René, selon qu'on veut être douloureusement triste, ou triste avec volupté.

Puis, c'est le tableau des commencements de la Révolution. Cela est d'une couleur intense, quoiqu'il écrive ces pages après 1830, alors qu'autour de lui on commençait à pallier les crimes de la Révolution et à transfigurer les criminels. Chateaubriand se souvient avec intégrité. Il voit la plupart des révolutionnaires comme les verront Taine et Renan, c'est-à-dire stupides autant que scélérats. C'est le voyage en Amérique, un nouvel et définitif arrangement de ce voyage où, ne voulant perdre aucune de ses descriptions, pas même celles des choses qu'il ne peut avoir vues, il a soin de rester un peu vague sur les dates, sur les distances et sur les procédés de locomotion. C'est l'armée des princes, et c'est le séjour à Londres, où je ne dis point qu'il exagère ses souffrances, mais où l'on sent bien qu'il ne les atténue pas. C'est le Génie du christianisme et la gloire... et c'est Napoléon.

Napoléon est l'homme qui l'a le plus hanté; c'est le seul en qui il reconnaisse un égal. J'ai déjà parlé de l'émulation que la fortune de Napoléon avait suscitée chez les plus forts de ses contemporains. Ce sentiment d'émulation, Chateaubriand en Angleterre, inconnu et pauvre, sans autre bien que la conscience de son génie, ce sentiment d'envie et de rivalité personnelle, Chateaubriand l'éprouve déjà. Écoutez ces aveux:

Je comptais mes abattements et mes obscurités à Londres sur les élévations et l'éclat de Napoléon; le bruit de ses pas se mêlait au silence des miens dans mes promenades solitaires; son nom me poursuivait jusque dans les réduits où se rencontraient les tristes indigences de mes compagnons d'infortunes et les joyeuses détresses de Peltier. Napoléon était de mon âge: partis tous les deux du sein de l'armée, il avait gagné cent batailles que je languissais encore dans l'ombre de ces émigrations qui furent le piédestal de sa fortune. Resté si loin derrière lui, le pouvais-je jamais rejoindre? Et, néanmoins, quand il dictait des lois aux monarques, quand il les écrasait de ses armées et faisait jaillir leur sang sous ses pieds, quand, le drapeau à la main, il traversait les ponts d'Arcole et de Lodi, quand il triomphait aux Pyramides, aurais-je donné pour toutes ces victoires une seule de ces heures oubliées qui s'écoulaient en Angleterre, dans une petite ville inconnue?

Il est bien clair qu'il l'aurait donnée. Mais écoutez encore:

Je quittai l'Angleterre quelques mois après que Napoléon eut quitté l'Égypte; nous revînmes en France presque en même temps, lui de Memphis, moi de Londres; il avait saisi des villes et des royaumes, ses mains étaient pleines de puissantes réalités: je n'avais encore que des chimères.

L'histoire des sentiments de Chateaubriand pour Napoléon est intéressante. Nous en avons déjà vu quelque chose. Il commence par être, avec presque toute la France, ardent pour le premier Consul. Il accepte, nous l'avons vu, d'être secrétaire d'ambassade à Rome, puis ministre dans le Valais, mais donne sa démission à l'occasion du meurtre du duc d'Enghien, beaucoup par une très noble indignation, un peu parce qu'il ne tenait guère à rester petit agent diplomatique de l'homme dont il s'estimait l'égal (n'était-il pas, lui, par le Génie du christianisme, le vrai restaurateur de la religion?) Pendant l'Empire, deux fois il libère sa conscience: par l'article du Mercure, et par son discours de réception à l'Académie; manifestations généreuses, mais sans grand danger: madame de Chateaubriand est impérialiste, l'empereur le sait; le meilleur ami de Chateaubriand est Fontanes, qui sait le défendre à l'occasion; plusieurs de ses autres amis, Joubert, Clausel de Coussergues, Pasquier, Rémusat, Guéneau, sont fonctionnaires de l'empereur. Au surplus, Napoléon aime la prose de Chateaubriand et ne déteste point l'homme. Et Chateaubriand admire dans Napoléon le seul égal qu'il se reconnaisse ici-bas. Mais, vers les dernières années, l'empereur devient décidément insupportable. En même temps, son étoile pâlit. Après Moscou, après l'Espagne, après Leipsick, Chateaubriand entrevoit la possibilité d'une restauration où il croit qu'il serait tout et connaîtrait à son tour la puissance matérielle et les grandeurs de chair. Et c'est pourquoi il écrit De Buonaparte et des Bourbons, où il sait bien lui-même qu'il rabaisse l'empereur à l'excès et le défigure. C'est qu'il lui faut abattre son «rival», et c'est qu'il veut que la Restauration soit son œuvre. Mais après 1830, Napoléon est mort depuis dix ans. Sa légende s'est faite. Chateaubriand n'oserait plus parler de lui comme en 1814. «Le train du jour, écrit-il, est de magnifier les victoires de Bonaparte.» Il proteste pour sa part: «C'est que, dit-il, les patients ont disparu; on n'entend plus les imprécations, les cris de douleur et de détresse des victimes; on ne voit plus la France épuisée, labourant son sol avec des femmes... On oublie que tout le monde se lamentait des triomphes... On oublie que le peuple, la cour, les généraux, les ministres, les proches de Napoléon étaient las de son oppression et de ses conquêtes, las de cette partie toujours gagnée et jouée toujours, de cette existence remise en question chaque matin par l'impossibilité du repos.» Lui, Chateaubriand, s'en souvient sans doute: mais, depuis que l'autre n'est plus là, il sait qu'il est, lui, le seul grand homme vivant. Il est, aux yeux de la France, le patriarche des lettres. Il jouit de sa gloire désencombrée de Napoléon, et cela lui conseille, à l'égard de son rival mort, la magnanimité.

L'histoire de Napoléon par Chateaubriand est splendide. Et elle est quelquefois profonde. Sur les commencements de Bonaparte: «Il a pris croissance dans notre chair; il a brisé nos os. C'est une chose déplorable, mais il faut le reconnaître, si l'on ne veut ignorer les mystères de la nature humaine et le caractère des temps: une partie de la puissance de Napoléon vient d'avoir trempé dans la Terreur. La Révolution est à l'aise pour servir ceux qui ont passé à travers ses crimes: une origine innocente est un obstacle.»

Sans doute, il fait de Bonaparte un monstre en morale. Il croit aux cruautés qu'on lui prête, et par exemple à l'empoisonnement des pestiférés de Jaffa; il relève les folies et les crimes, mais en même temps il ne se lasse pas de glorifier, dans le monstre, un prodige de génie. Il a vu que la faculté dominante de Bonaparte était l'imagination et comment il subissait l'attrait du gigantesque, et le rêve de l'Orient et de l'aventure d'Alexandre. Il reconnaît en lui un frère de rêve qui a mal tourné:

... À peine a-t-il mis l'Italie sous ses pieds qu'il paraît en Égypte; épisode romanesque dont il agrandit sa vie réelle. Comme Charlemagne, il attache une épopée à son histoire. Dans la bibliothèque qu'il emporta se trouvaient: Ossian, Werther, la Nouvelle Héloïse et le Vieux Testament: indication du chaos de la tête de Napoléon. Il mêlait les idées positives et les sentiments romanesques, les systèmes et les chimères, les études sérieuses et les emportements de l'imagination, la sagesse et la folie. De ces productions incohérentes du siècle, il tira l'Empire; songe immense, mais rapide comme la nuit désordonnée qui l'avait enfanté.

Et encore:

Durant la traversée, Bonaparte se plaisait à réunir les savants et provoquait leurs disputes; il se rangeait ordinairement à l'avis du plus absurde ou du plus audacieux; il s'enquérait si les planètes étaient habitées, quand elles seraient détruites par l'eau ou par le feu, comme s'il eût été chargé de l'inspection de l'armée céleste.

En somme, Chateaubriand doit à Napoléon ses plus belles phrases et ses images les plus surprenantes. Et il était si heureux de les trouver, et de les entasser, et d'en trouver encore, que cela lui devenait égal de paraître attribuer à son ennemi, tout en le maudissant, une grandeur surnaturelle. Rien de plus magnifique, ni qui soit d'une plus merveilleuse virtuosité, que le récit de la campagne de Russie (qu'il n'a pas vue). Laissez-moi citer un peu, pour le plaisir:

... Si l'inique invasion de l'Espagne souleva contre Bonaparte le monde politique, l'injuste occupation de Rome lui rendit contraire le monde moral: sans la moindre utilité, il s'aliéna comme à plaisir les peuples et les autels, l'homme et Dieu. Entre les deux précipices qu'il avait creusés aux deux bords de sa vie, il alla, par une étroite chaussée, chercher sa destruction au fond de l'Europe, comme sur ce pont que la mort, aidée du mal, avait jeté à travers le chaos.

... Il ne restait d'autre ressource que... de rentrer à Smolensk par les vieux sentiers de nos malheurs: on le pouvait: les oiseaux du ciel n'avaient pas encore achevé de manger ce que nous avions semé pour retrouver nos traces.

... De vastes boucheries se présentaient, étalant quarante mille cadavres diversement consumés. Des files de carcasses alignées semblaient garder encore la discipline militaire; les squelettes détachés en avant, sur quelques mamelons écrêtés, indiquaient les commandants et dominaient la mêlée des morts.

... L'effrayant remords de la gloire se traînait vers Napoléon. Napoléon ne l'attendit pas.

... Tout disparaît sous la blancheur universelle. Les soldats sans chaussures sentent leurs pieds mourir; leurs doigts violâtres et roidis laissent échapper le mousquet dont le toucher les brûle... leurs méchants habits deviennent une casaque de verglas. Ils tombent, la neige les couvre; ils forment sur le sol de petits sillons de tombeaux... Des corbeaux et des meutes de chiens blancs sans maîtres suivent à distance cette retraite de cadavres.

... Quelques soldats dont il ne restait de vivant que les têtes finirent par se manger les uns les autres sous des hangars de branches de pins... Les Russes n'avaient plus le courage de tirer, dans des régions de glace, sur les ombres gelées que Bonaparte laissait vagabonder après lui... La bande à la face violette et dont les cils figés forçaient les yeux à se tenir ouverts, marchait en silence sur le pont ou rampait de glaçons en glaçons jusqu'à la rive polonaise. Arrivés dans des habitations échauffées par des poêles, les malheureux expirèrent: leur vie se fondit avec la neige dont ils étaient enveloppés.

Sur Napoléon à Sainte-Hélène:

Aucun homme de bruit universel n'a eu une fin pareille à celle de Napoléon. On ne le proclama point, comme à sa première chute, autocrate de quelques carrières de fer et de marbre, les unes pour lui fournir une épée, les autres une statue; aigle, on lui donna un rocher à la pointe duquel il est demeuré au soleil jusqu'à sa mort, et d'où il était vu de toute la terre.

... Vivant, il a manqué le monde; mort, il le possède.

Sur l'île de Sainte-Hélène:

... Les vagues sont éclairées la nuit de ce qu'on appelle la lumière de la mer, lumière produite par des myriades d'insectes dont les amours, électrisées par les tempêtes, allument à la surface de l'abîme les illuminations d'une noce universelle. L'ombre de l'île, obscure et fixe, repose au milieu d'une plaine mobile de diamants.

Quand il a trouvé, sur l'Empereur ou à son occasion, quelques centaines de phrases comme cela, il ne lui en veut plus guère. Et quand il apprend que Napoléon à Sainte-Hélène a dit: «Si le duc de Richelieu et Chateaubriand avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales (1814 et 1815). Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré. Son style est celui des prophètes», oh! alors, il ne lui en veut plus du tout. «Pourquoi ne conviendrais-je pas que ce jugement chatouille de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse?» Alors il accorde tout ce qu'on veut; il reconnaît que Napoléon fut un reconstructeur, et ne lui reproche plus,—sévèrement, mais sans grande amertume,—que d'avoir peu respecté la liberté.

Le récit des deux Restaurations, de la stupidité des vieux royalistes, de la conversion subite et gloutonne des anciens jacobins, ce récit où il fut aidé par la malice de madame de Chateaubriand (le Cahier rouge) est d'une singulière fureur de style, et de la plus brûlante âcreté dans les tableaux et dans les portraits. Mais, je l'avoue, j'ai un faible pour la dernière partie des Mémoires, pour les voyages à travers l'Allemagne et la Bohême. Il y a là, tout à la fois, une immense lassitude, une immense tristesse, un immense plaisir à vivre; partout l'idée de l'amour et de la mort et la plus sensuelle poésie; les plus souples passages de la familiarité au lyrisme; un style qui est aussi, par lui-même, une volupté...

Oh! le vieux René n'a pas changé; il se demande en passant «ce que le monde aurait pu devenir» si la carrière de Chateaubriand «n'avait pas été traversée par une misérable jalousie» (sans doute celle du roi Louis XVIII), et il se fait rappeler par une hirondelle qu'il a été ministre des Affaires étrangères. Mais il se détend, semble-t-il, et s'abandonne, plus qu'il n'a jamais fait, à son naturel. Il rapporte les compliments qu'on lui fait sur sa jeunesse, et les étonnements sur ses cheveux noirs, et cela signifie qu'il a soixante-cinq ans, et que cela l'ennuie bien, et qu'il ne veut pas vieillir. Il dit à un endroit: «Pardonnez, je parle de moi, je m'en aperçois trop tard», et cela est d'un effet vraiment comique. D'autant plus que, cinq lignes après, exactement, il nous dit que le bibliothécaire de la ville de Bamberg le vint saluer à cause de sa renommée, «la première du monde, selon lui, ce qui réjouissait la moelle de mes os». Bref, il se laisse aller. Il est troublé par tous les jupons qui passent: la servante saxonne, la petite vierge de Waldmünchen, la grande fille rousse d'Egra, la voyageuse de Weissenstadt («Elle avait bien l'air de ce que probablement elle était: joie, courte fortune d'amour, puis l'hôpital et la fosse commune. Plaisir errant, que le ciel ne soit pas trop sévère à tes tréteaux!»), la petite hotteuse («Sa jolie tête échevelée se collait contre sa hotte... on voyait que, sous ses épaules chargées, son jeune sein n'avait encore senti que le poids de la dépouille des vergers»), ailleurs la Louisianaise Célestine, et la jeune Occitanienne (vulgo Languedocienne), la «charmante étrangère de seize ans», à qui il conseille si tristement de ne pas l'aimer. (Vogüé nous apprend, dans «Une Inconnue» de Chateaubriand, que l'étrangère de seize ans en avait cinquante et qu'elle s'appelait madame de Vichet); et enfin, dans trois des pages les plus miraculeuses de la littérature française, il évoque sa Sylphide, qu'il nomme cette fois Cynthie, et sur la route de Carlsbad il se rappelle la molle Italie et la campagne romaine sous la lune. «... Mais, Cynthie, il n'y a de vrai que le bonheur dont tu peux jouir... Jeune Italienne, le temps fuit. Sur ces tapis de fleurs, tes compagnes ont déjà passé.» Et Lucile, toujours Lucile: «À la nuit tombante, j'entrai dans des bois. Des corneilles criaient en l'air... Voilà que je retournai à ma première jeunesse: je revis les corneilles du mail de Combourg... Ô souvenirs, vous traversez le cœur comme un glaive! Ô ma Lucile, bien des années nous ont séparés! Maintenant la foule de mes jours a passé, et, en se dissipant, me laisse mieux voir ton visage.»

Ainsi rêve l'harmonieux vieillard, inconsolable, mais toujours consolé. Et la conclusion des Mémoires,—après une dernière glorification de sa vie et de son œuvre, et un dernier glas sonné sur la France et l'Europe, c'est un acte de foi glacé dans une sorte de christianisme social,—et cette phrase: «Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse; après quoi, je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité.» Et, comme c'est une fort belle manière d'y descendre, il est très certainement sincère. Et le crucifix le sauvera, sans l'avoir autrement gêné.

DIXIÈME CONFÉRENCE

DERNIÈRES ANNÉES.—CONCLUSIONS

Tel qu'il était, il fut extrêmement aimé. Il eut des amis fervents et constants. Il eut des amies amoureuses et dévouées. Il fut aimé, non seulement à cause de ses livres, à cause de sa gloire, et parce qu'il avait le plus séduisant des génies, mais parce qu'il était aimable. Sa vanité nous choque dans ses Mémoires, où elle s'étale sans pudeur et presque sans interruption: mais, dans la réalité, elle admettait des trêves. La passion de la solitude le prenait de temps en temps, et le plus grand de ses plaisirs paraît avoir été de voyager seul. Presque jusqu'à la fin de sa vie, il a couru les routes,—sans madame de Chateaubriand.—Mais, avec ses amis, surtout chez les Joubert, à Villeneuve-sur-Yonne, il était tout à fait «bon garçon». (Seulement, dit Joubert, quand il s'apercevait qu'il était bon garçon, il continuait en «faisant» le bon garçon.) Volontiers solennel et un peu tendu dans ses livres, il était facilement, dans la conversation, libre, familier, et même, à l'occasion, assez vert. Il avait ses vertus, nous le savons: bonté, désintéressement, mépris de l'argent, sentiment jaloux de l'honneur. Mais la conscience qu'il avait de ses vertus le rendait fort indulgent pour lui-même et peu attentif à ses propres sottises.

Son ami Joubert a très bien vu cela dans une lettre célèbre, que j'ai déjà citée à propos de Jean-Jacques Rousseau, à qui elle s'applique aussi parfaitement. (Je n'oublie point que Jean-Jacques est une âme beaucoup plus souillée que Chateaubriand: mais l'illusion définie par Joubert est bien la même chez l'un et chez l'autre.) «Il y a, dit Joubert, dans le fond de ce cœur, une sorte de bonté et de pureté qui ne permettra jamais à ce pauvre garçon, j'en ai bien peur, de connaître et de condamner les sottises qu'il aura faites, parce qu'à la conscience de sa conduite, qui exigerait des réflexions, il opposera toujours le sentiment de son essence, qui est fort bonne.» Que cela est admirablement dit! et que cela explique de choses, non seulement chez Jean-Jacques ou René, mais chez la plupart des hommes!

Ce Joubert fut assurément le plus distingué des amis de Chateaubriand, qui a fait de lui un portrait amusant et tendre. Cet inspecteur général de l'Université, grand, sec, avec un nez pointu, était un vieil «original», plein de tics délicats et de manies angéliques. Il avait connu d'Alembert, Diderot, les Encyclopédistes, et les avait trouvés d'une vulgarité choquante. Pendant la Révolution, il se tapit à Villeneuve-sur-Yonne, où il recueillit madame de Beaumont fugitive. Mais le bruit et le spectacle, quoique lointain, de la Terreur, achevèrent de détacher Joubert de ce brutal monde des corps.

Il se maria sur le tard. Il épousa par admiration une vieille fille très pieuse, très malheureuse, très dévouée, consommée en mérites, d'ailleurs très intelligente et que Chateaubriand appréciait beaucoup. Il était grand amateur d'âmes féminines: mesdames de Beaumont, de Gontaut, de Lévis, de Duras, de Vintimille... Souvent malade, il aimait presque à l'être: il sentait que la maladie lui faisait l'âme plus subtile. Il déchirait, dans les livres du dix-huitième siècle, les pages qui l'offensaient, et n'en gardait que les pages innocentes dans leurs reliures à demi vidées. Il aimait les parfums, les fruits et les fleurs. Il avait des façons à lui de voir et de recommander la religion catholique. «Les cérémonies du catholicisme, écrit-il, plient à la politesse.» Il ne tenait pas à la vérité: il y préférait la beauté; ou plutôt, il les confondait avec une astuce séraphique. Renan eût contresigné cette pensée: «Tâchez de raisonner largement. Il n'est pas nécessaire que la vérité se trouve exactement dans tous les mots, pourvu qu'elle soit dans la pensée et dans la phrase. Il est bon, en effet, qu'un raisonnement ait de la grâce: or, la grâce est incompatible avec une trop rigide précision.»

Joubert avait le goût à la fois très fin et hardi. Les nouveautés de Chateaubriand ne l'étonnèrent point. Il lui fut un très clairvoyant conseiller. Au moment où Chateaubriand, écrivant le Génie du Christianisme, s'appliquait à y mettre de l'érudition, Joubert écrivait à madame de Beaumont: «Dites-lui qu'il en fait trop; que le public se souciera fort peu de ses citations, mais beaucoup de ses pensées; que c'est plus de son génie que de son savoir qu'on est curieux; que c'est de la beauté, et non pas de la vérité, qu'on cherchera dans son ouvrage; que son esprit seul, et non pas sa doctrine, en pourra faire la fortune.» Ceci n'est point timide, et Joubert ajoutait: «Qu'il fasse son métier; qu'il nous enchante. Il rompt trop souvent les cercles tracés par sa magie; il y laisse entrer des voix qui n'ont rien de surhumain, et qui ne sont bonnes qu'à rompre le charme et à mettre en fuite les prestiges. Les in-folio me font trembler.» Joubert avait pour Chateaubriand une admiration amusée et une indulgence presque paternelle malgré le peu de différence des âges (treize ans). Il connaissait Chateaubriand beaucoup mieux que celui-ci ne se connaissait lui-même; et, tout en le jugeant et sans être jamais sa dupe, il l'aimait avec une vraie tendresse. Et Chateaubriand aimait Joubert, parce qu'il se savait totalement compris de ce pénétrant ami, et qu'il le sentait plus purement intelligent que lui-même, mais, au reste, simple amateur très élégant et qui ne pouvait lui porter ombrage; et enfin parce que Joubert était une singulière et délicieuse créature.

L'autre grand ami, c'est Fontanes. Chateaubriand l'avait connu à Paris, puis retrouvé à Londres dans l'exil, quand ils étaient jeunes tous deux. La constance de leur amitié fut belle. Chateaubriand lui pardonna d'être très tôt rallié à l'Empire, président du Conseil législatif en 1804, grand maître de l'Université en 1808, et sénateur en 1810. Il l'aimait assez pour lui demander continuellement des services (dès 1799), et il consentit toujours à être son obligé, parce que c'était lui. Deux traits me font assez goûter Fontanes. Ce parfait fonctionnaire, cet orateur officiel de l'Empire était un homme d'un tempérament dru, d'une conversation aussi riche et déchaînée que ses écrits étaient polis et mesurés; il avait dans l'intimité «quelque chose de brusque, d'impétueux et d'athlétique» (Sainte-Beuve) qui l'avait fait comparer par ses amis, dans leurs promenades au jardin des Tuileries, au sanglier d'Érymanthe («goinfre et gouailleur», l'appelle Peltier). Cet homme si habile se revanchait ainsi de ses prudences et souplesses publiques. Et, pareillement, ce poète un peu timide, ce prosateur tempéré, «classique», eut l'esprit d'applaudir, tout de suite et sans aucune hésitation, aux nouveautés des Natchez et qu'il connut manuscrits.

Puis il y a Chênedollé. Chênedollé mérite un souvenir: 1° parce que son nom est charmant; 2° pour les belles interviews (comme nous dirions aujourd'hui) qu'il prit à Rivarol; 3° pour avoir été mélancolique à ce point que ses amis l'appelaient le Corbeau; 4° pour avoir profondément aimé Lucile et pour avoir voulu l'épouser; 5° parce que ses vers paraissaient «d'argent» à Joubert et «lui donnaient la sensation d'un clair de lune»; 6° parce qu'il a été le plus distingué des poètes qui ont failli être Lamartine avant Lamartine.

Il y a le rêveur Ballanche. L'épithète ne convient à personne aussi totalement qu'à ce Lyonnais qui fit des mélanges à la fois surprenants et pâles de christianisme, d'humanitarisme et d'hellénisme. Et il y en a beaucoup d'autres...

Et puis, il y a les amies. Elles sont assez nombreuses. Mais il est vrai qu'il vécut quatre-vingts ans. Quelques personnes ont affecté de croire au platonisme de ces amours: M. l'abbé Pailhès par bonté, d'autres par malice... On lit dans les Mémoires de Philarète Chasles cette phrase sur Chateaubriand: «... Pauvre sans avilissement, riche sans qu'il y parût, tout puissant sans influence, chef de secte littéraire sans doctrine sérieuse, amoureux sans danger pour la vertu, en lui tout était magnificence extérieure.» «Amoureux sans danger pour la vertu...» j'allais dire: Ceci est une calomnie. Il est à remarquer que les hommes les plus célèbres par leurs succès auprès des femmes sont facilement accusés par leurs contemporains d'être incapables de leur faire le moindre mal.

Je ne rappellerai que les principales amies. Il y a madame de Beaumont, la plus touchante, dont nous avons déjà parlé. Il y a madame de Custine, qui paraît avoir été la plus passionnée. Elle succéda à Pauline de Beaumont, et même du vivant de celle-ci. Cette échappée des massacres de septembre et qui avait vu guillotiner son mari, son beau-père, son amant, était d'une éclatante beauté. Boufflers lui disait en la quittant: «Adieu, reine des roses.» Chateaubriand dit: «La marquise de Custine, héritière des longs cheveux de Marguerite de Provence...» Elle était fort jalouse. Peut-être est-elle celle qui a le plus aimé Chateaubriand. Ses lettres à Chênedollé sont navrantes. Presque toutes sont sur ce thème: «Je suis plus folle que jamais; je l'aime plus que jamais, et je suis plus malheureuse que je ne puis dire.» Un jour, faisant visiter à un ami son château de Fervacques: «Voilà, dit-elle, le cabinet où je le recevais.—C'est ici, dit l'ami, qu'il était à vos genoux?—C'était peut-être moi qui étais aux siens.» répondit-elle avec simplicité.

Il y a madame de Duras, qui fut pour Chateaubriand la plus serviable des amies. Chateaubriand dit qu'elle ressemblait un peu à madame de Staël, en quoi elle avait tort. C'est sans doute à cause de cela qu'il l'appelait «ma sœur». Dans son âge mûr, elle écrivit des petits romans: Ourika, Édouard. Ourika est une jolie petite négresse qui, élevée à Paris dans une noble famille, y devient amoureuse du fils de la maison et se réfugie au couvent, où elle meurt. Édouard est un jeune bourgeois qui aime une jeune veuve d'un très grand nom, qui est aimé d'elle, mais qui, ne voulant ni la compromettre, ni la diminuer en devenant son mari, va se faire tuer dans la guerre d'Amérique. Ce sont des romans très délicats, très purs, et surtout d'un parfait et même d'un terrible «bon ton», avec un fond d'idées libérales. Il ne paraît pas que Chateaubriand ait beaucoup déteint littérairement sur son amie, si ce n'est que la négresse Ourika a pu être suggérée par la Peau-Rouge Atala, et que l'enfance d'Édouard ressemble un peu à l'enfance de René.

Il y a madame de Noailles, «la belle Nathalie». C'est elle qui attendit Chateaubriand en Espagne après son voyage en Palestine. Quand il la retrouva, il eut à la consoler. Car, comme l'explique madame de Boigne (I, 303) «pendant l'absence de Chateaubriand, elle avait laissé tromper ses inquiétudes par les soins assidus du colonel L... Tandis qu'elle attendait le pèlerin de Jérusalem à Grenade, elle y apprit la mort du colonel. De sorte que, lorsque M. de Chateaubriand arriva, préparant des excuses pour son retard et des hymnes pour l'exactitude de sa bien-aimée, il trouva une femme en longs habits de deuil et pleurant avec un extrême désespoir la mort d'un rival heureux en son absence.» Madame de Boigne, un peu plus loin, prête à madame de Noailles cette confession: «Je suis bien malheureuse; aussitôt que j'en aime un, il s'en trouve un autre qui me plaît davantage.» Madame de Noailles était un peu chouanne et conspiratrice. Ce fut elle (d'après M. Albert Cassagne) qui attisa, chez Chateaubriand, les sentiments d'où sortit le fameux article du Mercure. Elle devint madame de Mouchy (en 1816, par la mort de son beau-père). Elle eut la raison égarée pendant les dernières années de sa vie. Madame de Duras, écrivant à madame Swetchine, semble mettre un peu la démence de madame de Mouchy sur le compte de Chateaubriand: «Je vous ai montré des lettres de ma pauvre amie; vous avez admiré avec moi... cette délicatesse, cette fierté blessée qui depuis longtemps empoisonnait sa vie, car il n'y a pas de situation plus cruelle, selon moi, que de valoir mieux que sa conduite... Il faut joindre à cela des sentiments blessés ou point compris... Tout l'ensemble de cette situation a produit ce que cela devait produire: sa tête s'est égarée...» Madame de Duras parle ailleurs des «chagrins dont on devrait mourir et dont on ne meurt pas». Enfin, on n'en meurt pas. Et on n'en devient pas nécessairement fou. Chateaubriand ne saurait être responsable de toutes les souffrances de ses amies. D'abord, elles étaient trop. Et puis elles savaient d'avance ce qu'il était, ce qu'il ne pouvait pas ne pas être.

Enfin, il y a madame Récamier. La liaison de Juliette et de Chateaubriand me paraît un chef-d'œuvre de convenance: il était juste et décent que la plus grande beauté et le plus grand génie du temps se rencontrassent, et fussent épris l'un de l'autre, et que cela durât, et que cela devînt en quelque sorte officiel et fût, pour ainsi dire, consacré par l'approbation publique. Et la rencontre eut lieu juste au moment qu'il fallait, et dans les conditions les plus propres à la sauver de la banalité, à la préserver de la honte d'être éphémère et à la rendre pathétique. Et je crois que tous deux, très experts dans la mise en scène de leur gloire, en eurent conscience, vaguement d'abord, puis nettement, et qu'ils se regardèrent vieillir inséparablement, pour l'histoire.

Elle avait quarante et un ans, il en avait cinquante, quand ils se connurent au lit de mort de madame de Staël. La destinée avait retardé leur réunion, pour qu'elle fût plus sérieuse, et pour qu'elle eût de la mélancolie. Il est vraisemblable (vous verrez pourquoi dans les Souvenirs de madame Lenormant et dans le livre de M. Herriot) que Chateaubriand reçut Juliette encore intacte; et il est possible qu'elle le soit demeurée, mais cela est beaucoup moins vraisemblable, je suis forcé de l'avouer. Chateaubriand la fit souffrir, parce qu'il ne pouvait faire autrement. Après trois ou quatre ans d'un bonheur si mélangé qu'elle l'expiait à mesure, elle s'enfuit, elle se réfugia à Rome. Quand elle revient, elle n'est plus qu'une amie; et, à partir de là, elle laisse faire le temps, elle lui abandonne sa beauté. (Mais je vous ai raconté ces choses il y a trois ans.)

La douceur et la bonté de Juliette deviennent angéliques. Elle est pieuse maintenant. Son confesseur, le Père Morcel, disait d'elle qu'elle était sainte à force de tendresse. Elle ne vit plus que pour son ami. Elle est la servante de son génie, et la servante aussi de ses caprices, de ses douleurs, de ses infirmités, de sa vieillesse.

Mais de vieillesse, il n'en est pas question encore. Il restait jeune à soixante ans: toutes ses dents, les cheveux obstinément noirs. Il aima très tard, aussi tard qu'il put. Sa situation d'idole chez madame Récamier ne l'empêchait point de prendre des distractions. Sainte-Beuve a une bien jolie page sur les journées d'arrière-automne de Chateaubriand:

Tant qu'il put marcher et sortir la badine à la main, la fleur à sa boutonnière, il allait, il errait mystérieusement. Sa journée avait ses heures et ses stations marquées comme les signes où se pose le soleil. De une à deux heures,—de deux à trois heures,—à tel endroit, chez telle personne;—de trois à quatre, ailleurs;—puis arrivait l'heure de sa représentation officielle hors de chez lui; on le rencontrait en lieu connu et comme dans son cadre avant le dîner. Puis le soir (n'allant jamais dans le monde), il rentrait au logis en puissance de madame de Chateaubriand, laquelle alors avait son tour, et qui le faisait dîner avec de vieux royalistes, avec des prédicateurs, des évêques et des archevêques; il redevenait l'auteur du Génie du christianisme jusqu'à nouvel ordre, c'est-à-dire jusqu'au lendemain matin. Le soleil se levait plus beau; il remettait la fleur à sa boutonnière, sortait par la porte de derrière de son enclos, et retrouvait joie, liberté, insouciance, coquetterie, désir de conquête, certitude de vaincre de une heure jusqu'à six heures du soir. Ainsi, dans les années du déclin, il passait sa vie, et trompa tant qu'il put la vieillesse.

Une de celles qui l'y aidèrent le mieux fut Hortense Allard (en 1843 madame de Méritens), l'auteur des Enchantements de Prudence, où elle raconte en effet ses «enchantements», qui sont ses amours. La bonne George Sand y mit en 1873, pour une édition nouvelle, une préface admirative. C'est qu'Hortense Allard est, comme elle l'écrit elle-même, une femme qui «suit en liberté son cœur, et qui place dans sa destinée l'amour et l'indépendance au-dessus de tout.» George Sand la loue de ceci: «Elle ne s'accuse ni ne se vante d'avoir cédé aux passions. Elle les regarde comme une inévitable fatalité dont il faut subir les douleurs et dont on doit apprécier les bienfaits.» Autrement dit, c'était une femme fort galante. Intelligente d'ailleurs et très agréable; très écriveuse aussi, et qui avait la rage d'être la maîtresse ou l'amie des hommes célèbres; idéaliste, humanitaire, et, vers la fin, saint-simonienne; qui dut être délicieuse tant qu'elle fut à peu près jeune, et probablement intolérable ensuite. (Lisez sur elle André Beaunier dans Trois amies de Chateaubriand.)

Chateaubriand la connut à Rome, en 1829 (il avait soixante et un ans). Voici ce qu'elle raconte (et vous en croirez ce que vous voudrez): «Je lui écrivis un petit mot, auquel il répondit tout de suite, et j'allai chez lui le lendemain. Il me reçut avec coquetterie et se montra charmant et charmé.» Quelques jours plus tard: «... Il me rapporta mon manuscrit en me disant que j'avais du génie, que c'était admirable. Que ne dit-il point?... Je savais déjà qu'un homme trouve du génie à la femme dont il est amoureux. Je crois le voir encore dans ce salon... Ce fut pourtant rapide et ridicule. Pouvait-il s'éprendre si vite? Et moi, devais-je le croire sincère? Pourquoi si peu de réflexion de mon côté?... M. de Chateaubriand, avec moi, jouait un peu la comédie, et je m'en apercevais bien. Il avait d'ailleurs un entraînement véritable» (qu'entend-elle par là?) «car il aimait beaucoup les femmes. Il venait chez moi une fleur à la boutonnière, très élégamment mis, d'un soin exquis dans sa personne; son sourire était charmant, ses dents étaient éblouissantes, il était léger, semblait heureux: déjà on parlait dans Rome de sa gaieté nouvelle».

Hortense lui reproche sa guerre d'Espagne. Il s'explique gentiment. «Il avait, dit Hortense, un esprit si vaste, si tolérant... qu'excepté sur la religion catholique on pouvait toujours s'entendre avec lui.» Il rentre à Paris, elle l'y rejoint. Il la voit tous les jours. «Chateaubriand restait chez moi tous les jours deux ou trois heures de suite; il disait des choses tendres, aimables, souvent mélancoliques... Il parlait noblement de son âge, se disait trop imprudent, trop séduit.» «Un jour il vint chez moi tout chargé de ses ordres et sortant d'un dîner chez M. Pozzo di Borgo. Je m'amusais à le voir avec la Toison d'or et tant de décorations si bien portées.» «René, de plus en plus épris, me disait qu'il n'avait jamais été aimé d'une femme si tendre, mais il se plaignait en moi de sens glacés, d'une complète ignorance de ce qu'il cherchait, de ce qu'il désirait. Je ne savais ce qu'il voulait dire.» Cela m'étonne bien.

Ils faisaient tous deux des promenades au Champ de Mars, qui était alors un grand espace inculte. Ils dînaient ensemble, très souvent, dans un petit restaurant près du Jardin des Plantes. Il était «heureux comme un enfant, doux et tendre... Il avait de l'appétit, et tout l'amusait». Il demandait du champagne, et elle lui chantait des chansons de Béranger: Mon âme, la Bonne vieille, le Dieu des bonnes gens. «Il écoutait ravi», et reprenait les refrains. Mais Hortense, de temps en temps, aimait à élever la conversation. Elle fit connaître à son ami la Symbolique de Creuzer. Une fois, il dicta à Hortense un passage de ses Études historiques: «La Croix sépare deux mondes...»

La liaison de Chateaubriand avec Hortense Allard, ou du moins leur correspondance, dura jusqu'en avril 1847, c'est-à-dire bien près de sa fin. Il lui écrivait en août 1832: «Ma vie n'est qu'un accident; je sens que je ne devais pas naître. Acceptez de cet accident la passion, la rapidité et le malheur: je vous donnerai plus dans un jour qu'un autre dans de longues années.» Une autre fois: «Je suis toujours triste, parce que je suis vieux... Restez jeune, il n'y a que cela de bon».

Ainsi parlait l'auteur du Génie du christianisme. Il parlait comme l'Ecclésiaste; il parlait comme Anacréon ou Mimnerme; et il pensait et agissait comme eux. Longtemps il avait cherché dans l'amour, comme dit Sainte-Beuve, «l'occasion du trouble et du rêve». À la fin, il n'y cherche plus... oh! mon Dieu, que ce que Sainte-Beuve lui-même y cherchait au même âge. Est-il triste, ou est-il amusant, de découvrir ce Chateaubriand de guinguette et d'amours simplifiées derrière le Chateaubriand officiel, le chantre et le restaurateur de la religion?... À quoi songeait-il, rentré à l'Infirmerie Sainte-Thérèse ou à l'Abbaye-au-Bois? Hortense dit drôlement: «Sa vie était ordonnée d'une façon qui me répondait de lui; son âge et sa dignité naturelle m'étaient déjà une garantie: mais outre cela, il était tenu chez lui et dans le monde par des liens tyranniques; deux femmes âgées dont je n'étais pas jalouse (la sienne et une autre) le gardaient comme pour moi seule.»

L'«autre» femme âgée, c'est madame Récamier. C'est elle que Chateaubriand retrouvait après les promenades et les petits dîners avec Hortense; mais, sur celle-là du moins, Hortense se trompe: ses «liens» n'avaient rien de «tyrannique». Et ils devinrent très doux à mesure que Chateaubriand vieillissait.—Très doux, mais, peu à peu, d'une douceur si triste!—Le 16 août 1846, en voulant descendre de voiture, le pied lui manqua et il se cassa la clavicule... Dès lors, il ne put plus marcher. Lorsqu'il venait à l'Abbaye-au-Bois, son valet de chambre et celui de madame Récamier le portaient de sa voiture jusqu'au salon de son amie, ce salon dont il était le dieu immobile et muet. Tous les jours il écrit à son amie de petits billets désespérés et tendres: «... Voici mon heure qui approche, et j'irai vous voir à deux heures et demie. À vous... Combien y a-t-il de temps que mes billets finissent ainsi?»—«Je vais vous revoir. Mon bonheur va revenir.»—«Je vous en supplie, ne venez pas, le temps est mauvais, vous attraperiez du mal. Demain, je vous reporterai ma triste personne.»—«Priez pour moi et me restez toujours attachée, c'est le moyen de me guérir.»—«Toujours à vous, je ne vous donne pas grand'chose.»—«Que je vous remercie! Il faut, pour achever votre générosité, que vous vous portiez bien. Faites-vous le bien que vous me faites. Tâchez de me lire; vous aurez mon dernier mot, comme ma dernière parole est à vous. À votre heure, à l'Abbaye... Aimez-moi un peu pour tout ce que je vous aime.»

Et madame de Chateaubriand? Elle vivait toujours. On peut dire que celle-là «en avait supporté». Il avait commencé par l'abandonner pendant douze ans (de 1792 à 1804), et on ne sait ce qu'elle était devenue pendant ce temps-là (sinon qu'elle fut emprisonnée à Rennes avec Lucile, à cause de l'émigration de son mari, jusqu'au 9 thermidor, et qu'elle vécut en Bretagne). Quand il l'a reprise, il reste le moins possible auprès d'elle. Il va sans elle en Grèce et en Palestine; il est, sans elle, ambassadeur à Berlin, puis à Londres; il voyage continuellement sans elle. Il semble qu'il n'ait pas voulu lui donner d'enfant: «Je n'ai jamais désiré me survivre.» Et encore: «Madame de Chateaubriand n'a point trouvé dans les joies naturelles le contrepoids de ses chagrins. Privée d'enfants qu'elle aurait eus peut-être dans une autre union...» Et enfin: «Après le malheur de naître, je n'en connais pas de plus grand que de donner le jour à un homme.» Pendant un de ses voyages, aux Pâquis, près Genève, le 15 septembre 1831, il a cette effusion de bile:

Oh! argent que j'ai tant méprisé et que je ne puis aimer quoi que je fasse, je suis forcé d'avouer pourtant ton mérite; source de la liberté, tu arranges mille choses dans notre existence, où tout est difficile sans toi. Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer?... Quand on n'a point d'argent, on est dans la dépendance de toutes choses et de tout le monde. Deux créatures qui ne se conviennent pas pourraient aller chacune de son côté; eh bien! faute de quelques pistoles, il faut qu'elles restent là en face l'une de l'autre à se bouder, à se maugréer, à s'aigrir l'humeur, à s'avaler la langue d'ennui, à se manger l'âme et le blanc des yeux, à se faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs penchants, de leurs façons naturelles de vivre: la misère les serre l'une contre l'autre, et, dans ces liens de gueux, au lieu de s'embrasser elles se mordent, mais non pas comme Flora mordait Pompée. Sans argent, nul moyen de fuite; on ne peut aller chercher un autre soleil, et, avec une âme fière, on porte incessamment des chaînes. Heureux juifs, marchands de crucifix, qui gouvernez aujourd'hui la chrétienté, qui décidez de la paix ou de la guerre, qui mangez du cochon après avoir vendu de vieux chapeaux, qui êtes les favoris des rois et des belles, tout laids et tout sales que vous êtes, ah! si vous vouliez changer de peau avec moi!...

Est-ce clair? Et il a voulu que l'on sût cela après sa mort! Il est vrai qu'il ne pensait peut-être pas toujours ainsi. Une fois que sa femme était malade, il la soigna si bien, qu'elle écrivait à madame Joubert: «Mon mari est un ange; j'ai peur de le voir s'envoler vers le ciel; il est trop parfait pour cette mauvaise terre.» Mais, d'autre part, elle était bonapartiste. Puis, Chateaubriand nous dit qu'elle n'avait pas lu une ligne de ses livres. Et sans doute c'est une façon de parler: mais cela indique, pour le moins, une certaine indifférence à l'œuvre de son mari, sinon à sa gloire. Elle l'aimait toutefois, cela ne paraît pas douteux; elle lui était dévouée; elle l'aida à conserver, parmi ses gaietés et ses irrégularités secrètes, un decorum extérieur; elle sut lui ménager un abri honorable et mélancoliquement pittoresque, à l'ombre de cette Infirmerie Marie-Thérèse qu'elle avait fondée pour y retirer de vieux prêtres et de pauvres vieilles femmes. Et elle supporta avec résignation madame Récamier et les stations quotidiennes à l'Abbaye-au-Bois. Mais j'imagine qu'elle devait le lui faire payer doucement dans le détail; car elle avait plus d'esprit que son mari. Même, si j'en crois sa façon d'écrire, à elle, je pense qu'elle avait plus d'admiration que de goût pour sa façon d'écrire, à lui. Les dernières années, elle eut sa revanche. Sainte-Beuve écrit en 1847: «Chateaubriand ne peut plus sortir de sa chambre. Madame Récamier l'y va voir tous les jours, mais elle ne le voit que sous le feu des regards de madame de Chateaubriand, qui se venge enfin de cinquante années de délaissement. Elle a le dernier mot sur le sublime volage, et sur tant de beautés qui l'ont tour à tour ravi. Cette femme est spirituelle, dévote et ironique; moyennant toutes ses vertus, elle se passe tous ses défauts.»

Madame de Chateaubriand mourut le 9 février 1847. Il restait seul avec sa vieille amie, infirmes tous deux. À la fin, il ne pouvait plus parler ni entendre, et elle ne pouvait plus voir. Et ils étaient là, l'un en face de l'autre, elle qui avait été la plus grande beauté, lui qui avait été le plus beau génie, tous deux se souvenant, tous deux se sentant déjà à demi morts. Cela faisait certes un émouvant tableau; et lui, le savait, et que la postérité le verrait s'éteignant ainsi, dans des conditions sublimes de tristesse.

Le ciel lui fit la grâce de mourir avant madame Récamier (4 juillet 1848). Elle était venue s'installer chez madame Mohl pour être à portée de son ami mourant. «Chaque fois, dit madame Le Normant, que madame Récamier, suffoquée de douleur, quittait la chambre, il la suivait des yeux sans la rappeler, mais avec une angoisse où se peignait l'effroi de ne plus la revoir.» Le 10 juillet 1848, J.-J. Ampère écrivait à Bacante: «Vous pouvez juger dans quel état se trouvait madame Récamier, brisée corps et âme: depuis quelque temps, rien n'était plus douloureux que les soins rendus par elle avec un inaltérable dévouement à son illustre ami. Il ne parlait presque pas et il voyait à peine si on était près de lui; elle en était doublement séparée. Cet état d'anxiété perpétuelle et pareille à celle qu'on éprouve loin de ce qu'on aime, elle le ressentait à ses côtés. Elle était là quand il a cessé de vivre. Elle ne l'a pas vu mourir.»

Le 2 juillet, il avait reçu le viatique. Le 3 juillet, il avait dicté ces lignes à son neveu: «Je déclare devant Dieu rétracter tout ce qu'il peut y avoir dans mes écrits de contraire à la foi, aux mœurs, et généralement aux principes conservateurs du bien.» Les années précédentes, il observait autant qu'il pouvait les lois de l'Église sur l'abstinence et le jeûne. En 1842 et 1843 tout au moins, il avait un confesseur: l'abbé Seguin, prêtre de Saint-Sulpice.

Sismondi, qui rencontra Chateaubriand chez madame de Duras en 1813, rapporte dans son journal: «... Il observait la décadence universelle des religions tant en Europe qu'en Asie, et il comparait ces symptômes de dissolution à ceux du polythéisme au temps de Julien... Il en concluait la chute absolue des nations de l'Europe avec celle des religions qu'elles professent. J'ai été étonné de lui trouver l'esprit si libre.»—«25 mars 1813. Chateaubriand a parlé de religion chez madame de Duras; il la ramène sans cesse, et ce qu'il y a d'assez étrange, c'est le point de vue sous lequel il la considère: il en croit une nécessaire au soutien de l'État... Il croit nécessaire aux autres et à lui-même de croire; il s'en fait une loi, et il n'obéit pas.» (Il était donc revenu, peu s'en faut, à l'esprit de l'Essai sur les révolutions.) Une trentaine d'années plus tard, vers 1840, un peu avant l'abbé Seguin, chez madame Récamier, Chateaubriand, d'après Sainte-Beuve, dit ceci: «Je crois en Dieu aussi fermement qu'en ma propre existence; je crois au christianisme, comme grande vérité toujours, comme religion divine tant que je puis. J'y crois vingt-quatre heures; puis le diable vient qui me replonge dans un grand doute que je suis tout occupé à débrouiller.»

Néanmoins, il semble bien que, dans ses dernières années, sa foi devint plus continue et plus paisible. Dans une lettre du 10 octobre 1848 adressée à madame de Marigny, Louis de Chateaubriand, neveu du grand écrivain, dit que son oncle avait été «fidèle toute sa vie (?) à la confession annuelle et presque toujours à la communion pascale» et qu'il avait même, «dans ses dernières années, communié assez fréquemment aux époques de certaines fêtes». Et Chateaubriand, vieux, nous dit lui-même: «Ma conviction religieuse, en grandissant, a dévoré mes autres convictions; il n'est ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule que moi.»

Oui, telle devait être sa foi, fondée sur son nihilisme même. Mais assurément, il mourut dans la foi. La foi est, au fond, acte de volonté. Et, outre la volonté de croire, il avait celle de bien composer sa vie. Il l'a si bien composée, que nous en connaissons seulement l'image qu'il a voulu nous en donner: mais il est vrai aussi que, d'avoir passé sa vie à en composer l'image, cela même est ce qui nous fait le mieux connaître cet être d'orgueil, de tristesse et de désir sans fin.

Après sa vie, il compose son attitude d'«outre-tombe». Au cours de plusieurs années, il négocie avec le maire de Saint-Malo et le ministère la cession d'un rocher pour y placer son tombeau: une simple dalle, avec une croix, sans un nom, parmi les flots. Cette affectation de n'y pas mettre son nom est admirable! Ah! le pauvre être préoccupé d'étonner, même quand il ne le saura plus. Il est si facile pourtant d'être détaché de soi après la mort! Lui non. Il a même le squelette vaniteux. Cela couronne cette vie splendide et vaine, vaine au jugement du chrétien qu'il croyait être, si ce «restaurateur du christianisme» ne nous a légué que des nuances nouvelles de mélancolie et de volupté, en somme, de quoi être un peu plus païens.

Louis Veuillot écrit rudement (Çà et là, II):

Chateaubriand a tenu et mérité une grande place, mais ce n'est pas mon homme. Ce n'est ni le chrétien, ni le gentilhomme, ni l'écrivain tels que je les aime; c'est presque l'homme de lettres tel que je le hais. L'homme de pose, l'homme de phrase, toujours affairé de sa pose et de sa phrase, qui pose pour phraser, qui phrase pour poser, qu'on ne voit jamais sans pose, qui ne parle jamais sans phrase... Il est de ceux qui ne savent écarter aucune pensée capable de revêtir une belle couleur et de rendre un beau son.

Atala est ridicule, René odieux; le Génie du christianisme manque de foi; les écrits politiques manquent de sincérité; les Mémoires sont écrits pour faire admirer le personnage; mais ce moi, toujours vain et parfois haïssable, jette une ombre fâcheuse sur la beauté littéraire, souvent éclatante...

J'ai vu à Saint-Malo le tombeau de Chateaubriand sur un rocher qui apparaît de loin. L'emphase de ce tombeau peint l'homme et ses écrits et leur commune destinée. Chateaubriand a exploité sa mort comme un talent, il a pris dans son tombeau une dernière pose, il a fait de ce tombeau une dernière phrase; une phrase qui se pût entendre au milieu de la mer; une pose qui se pût voir encore dans la brume et dans la postérité. Mais ce calcul sera trompé. N'ayant toute sa vie songé qu'à lui-même et rien fait que pour lui-même, Chateaubriand a péri tout entier. Sa gloire, placée en viager, est venue s'éteindre dans cette mer, dont il a voulu suborner le murmure pour le transformer en applaudissement éternel.

Un catholique comme Veuillot pouvait parler ainsi. Mais nous hésitons beaucoup à nous approprier de si dures conclusions.

Une chose qu'il ne faut pas oublier, c'est sa candeur, ce «fonds d'enfance et d'innocence» que signale Joubert dans l'admirable lettre à Molé. «Il ne parle point, il ne s'écoute guère, il ne s'interroge jamais.» C'est, par suite, l'incapacité de se sentir et de se concevoir ridicule. Cela est (avec leur génie, bien entendu) une très grande force chez beaucoup d'hommes de génie.

Il y a de la candeur dans son excessive et constante préoccupation de la gloire et de l'immortalité. Car quelle chose incertaine et courte, même en mettant tout au mieux, doit être la gloire pour un écrivain d'aujourd'hui, même très grand! Il y a de la candeur dans son goût pour l'emphase. Même sa correspondance étonne souvent par le manque de simplicité. Presque jamais elle n'est familière, pas même avec madame Récamier vieillie. Il y a de la candeur dans son respect superstitieux pour certaines formes particulièrement solennelles de la littérature, dans le sentiment qui lui fait écrire deux épopées en prose, et finalement une tragédie sacrée.

Car, après l'Itinéraire, en pleine maturité de son talent, ce rénovateur de notre prose s'avise de composer une tragédie en vers: Moïse, par où il renoue, non pas précisément avec Racine, mais bien avec Coras et Duché. Et ce ne fut point un caprice ou un divertissement d'un jour. Il y apporte une extrême conviction et une extrême ténacité. Il écrit pour la préface de l'édition de 1836: «Cette tragédie en cinq actes, avec des chœurs, m'a coûté un long travail; je n'ai cessé de la revoir et de la corriger depuis une vingtaine d'années.» Il dit encore que Talma lui avait donné d'excellents conseils. Moïse, lu au comité du Théâtre-Français, en 1821, fut reçu à l'unanimité. Heureusement pour lui, ses amis s'alarmèrent. «Les uns avaient la bonté de me croire un trop grand personnage pour m'exposer aux sifflets; les autres pensaient que j'allais gâter ma vie politique, et interrompre en même temps la carrière de tous les hommes qui marchaient avec moi.» Comment? je ne le vois pas bien; mais enfin il retira sa pièce.

Il fit bien. (Cependant Moïse fut joué cinq fois en 1834 au théâtre de Versailles, dans des conditions assez misérables, à ce qu'il semble. L'auteur n'assistait pas à la représentation.—Voir Chateaubriand poète, par M. Charles Comte.) Mais pourquoi un Moïse? Toujours la tyrannie du rôle. L'auteur du Génie du christianisme, s'il écrivait une tragédie, ne pouvait écrire qu'une tragédie sacrée. «Le sujet, dit-il, est la première idolâtrie des Hébreux; idolâtrie qui compromettait les destinées de ce peuple et du monde.» Pendant que Moïse s'entretient avec Dieu sur le Sinaï, son neveu Nadab s'est épris d'une captive amalécite, Arzane. Le bruit ayant couru que Moïse est mort, Nadab se déclare à la belle captive, lui propose de l'épouser et de la couronner reine d'Amalec: Arzane, qui hait Israël, exige qu'en outre il adore Baal, Moloch et Phogor. Mais Moïse redescend de la montagne avec les tables de la loi. Nadab résiste à ses anathèmes; il résiste aux larmes de son père Aaron; il suit la séductrice, il s'apprête à sacrifier à Baal... Sur quoi Moïse fait lapider Arzane par les lévites et le peuple, pendant que Nadab est frappé de la foudre.

Dans les deux ou trois dernières années de sa vie, le vieux Bossuet, ne pouvant plus rien faire, faisait des vers, parce que cela lui paraissait plus facile qu'autre chose. Il en faisait chaque jour par centaines. Il mettait en vers le Cantique des cantiques, parce que la méditation du Cantique des cantiques, c'est la volupté permise aux saints. Il mettait en vers l'histoire des Trois amantes, qui sont la pécheresse de saint Luc, Marie, sœur de Lazare, et Marie-Madeleine. Il mettait leur histoire en vers, parce qu'une pécheresse, c'est une femme. Et ces vers ne sont pas précisément mauvais; mais ils sont d'une facilité effroyable. Il est étrange que de la même main soient partis une prose de tant de muscles et des vers de tant de lymphe.

(Je crois que les meilleurs vers de Bossuet sont ces deux-ci, adressés à la pécheresse à propos de Jésus:

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