Chronique de 1831 à 1862, Tome 1 (de 4)
Les dires se détruisent en se succédant; l'esprit se fatigue d'une curiosité qui n'est ni satisfaite ni justifiée. On revient sur l'assurance que lord Melbourne aurait liberté entière de former un ministère à sa guise. On dit que le Roi, qui, décidément, n'a pas quitté Windsor, a envoyé sir Herbert Taylor chez sir Robert Peel.
On dit aussi dom Pedro mort et don Carlos parti. Enfin, la cité et les clubs sèment, à l'envi, pour passer le temps, je suppose, les nouvelles les plus bizarres et les plus contradictoires. On finit par ne plus rien croire, par ne guère écouter et par attendre assez patiemment, dans une sorte de lassitude, que la gazette proclame, officiellement, le successeur du lourd et dangereux héritage du ministère.
Pendant ce temps, lord Grey va faire des dîners de gourmand à Greenwich; il y porte le poids de sa déchéance et de la perfidie de ses amis, Mme de Lieven celui de son brillant exil, et M. de Talleyrand les tiraillements d'une ambition encore vivace et d'une attention fatiguée. Lord Grey a fort bien dit, l'autre jour, en faisant ses adieux au Parlement, qu'à son âge de soixante-dix ans, on pouvait avec une certaine fraîcheur d'esprit conduire encore fort utilement les affaires, en temps ordinaire; mais qu'il fallait, à une période aussi critique que celle-ci, toute l'activité et l'énergie qui n'appartenaient qu'à la jeunesse.
Cette vérité, j'en ai fait l'application fort près de moi, et j'ai senti que, dans une carrière publique, il fallait surtout s'appliquer à choisir un bon terrain de retraite, à n'en pas perdre l'à-propos, et à quitter ainsi la scène politique de bon air et de bonne grâce, afin d'emporter encore les applaudissements des spectateurs et d'éviter leurs sifflets.
Londres, 14 juillet 1834.—On écrivait ce matin de Windsor à Londres, pour savoir des nouvelles. Le silence observé par le Roi était absolu, et dans les longues promenades avec sa sœur, la princesse Auguste, ou avec sa fille, lady Sophia Sidney, toute conversation politique était soigneusement évitée et la pluie, le beau temps, le voyage de la Reine, les seuls sujets traités.
Le voyage de la Reine a éprouvé quelques embarras. Lord Adolphus Fitzclarence, qui n'est pas, à ce qu'il semble, un marin fort habile, n'a pu trouver aisément son chemin; le yacht royal prenait d'ailleurs trop d'eau. Heureusement que le duc et la duchesse de Saxe-Weimar, le prince et la princesse des Pays-Bas, ayant été sur un steamer hollandais à la rencontre de la Reine, celle-ci a pu passer à leur bord avec sa femme de chambre et se rendre directement à la Haye; la suite a eu de la peine à gagner Rotterdam.
Il est très heureux, à ce qu'il paraît, que la Reine ait pu éviter cette dernière ville, où l'irritation contre l'Angleterre est assez vive pour qu'on ait voulu y préparer un vilain charivari à la pauvre Reine. Il était convenu, ici, qu'elle ne verrait ni le Roi, ni la Reine des Pays-Bas, condition fortement imposée par le Roi d'Angleterre; on parlait cependant d'une rencontre fortuite qui pouvait avoir lieu au château du Loo.
Sir Herbert Taylor ayant été le point de mire de bien des gens dans ces derniers jours, il en a été question dans beaucoup de conversations, et j'ai appris ainsi que lorsqu'on le proposa pour secrétaire intime à Georges III devenu aveugle, on pensa en même temps en faire un Conseiller privé. George III se mit en grande colère contre une pareille idée, et, devant tous ses ministres, il dit à M. Taylor: Remember, Sir, that you are to be my pen, and my eye, but nothing else; that if you should presume, but once, to remember what you hear, read or write, to human opinion of your own, or to give an advice, we would part for ever. En effet, sous George III et plus tard sous George IV, M. Taylor n'a jamais été qu'une sorte de mannequin, sans oreilles pour écouter, sans yeux pour voir, sans mémoire pour se souvenir. On dit qu'il n'en est plus de même maintenant, quoique les apparences soient toujours celles de la plus grande réserve et discrétion. Il m'a été dit, aussi, à cette occasion, que George III, jusqu'au jour de sa cécité, ne s'était jamais servi de secrétaire, pas même pour faire les enveloppes ou cacheter ses lettres. Sa correspondance était aussi étendue que secrète: il savait toutes les nouvelles de la société, toutes les intrigues politiques, et quand il était mécontent de ses ministres, ou en méfiance de quelques-unes de leurs mesures, il lui est arrivé de consulter en cachette l'opposition. Il n'était jamais pris au dépourvu; il connaissait l'opinion publique et joignait à beaucoup d'instruction beaucoup de tenue et de dignité.
Depuis avant-hier, le bruit s'est répandu que don Carlos avait quitté furtivement Londres, et qu'il avait déjà touché le sol français lorsqu'on le supposait indisposé à Gloucester-Lodge; cependant, ce fait, qui est généralement admis, n'est point encore démontré. Ce qui en fait douter, c'est que M. de Miraflorès le soutient vrai, et se vante d'y avoir fait entraîner don Carlos par un agent à sa solde, qui aurait décidé ce malheureux Prince à cette démarche, pour le livrer ainsi au premier poste espagnol, qui en ferait courte justice; cette singulière et atroce vanterie, dans la bouche de tout autre, il faudrait la prendre au sérieux, mais M. de Miraflorès est aussi fat en politique qu'en galanterie, et il est très permis de douter de l'histoire en elle-même, ou bien de supposer que l'agent, censé avoir mystifié le Prince, n'a peut-être mystifié que le diplomate.
Hier au soir, la convenance, l'intérêt, la curiosité, l'affection, enfin les bons et les mauvais sentiments, avaient conduit un nombre inaccoutumé de personnes à la soirée du dimanche, supposé être le dernier de lady Grey. On y disait, à mots couverts, mais de façon cependant à laisser bien peu de doutes, que lord Melbourne était revenu de Windsor premier ministre, et maître de former, avec les éléments du premier Cabinet, une nouvelle administration dans laquelle lord Grey, seul, ne rentrerait pas. C'est monter en scène avec une vilaine couleur de trahison pour les uns; c'est, pour l'autre, en sortir avec la triste figure d'une dupe; c'est, de la part du Roi, préférer, par faiblesse, un replâtrage à quelques jours d'énergie, difficiles sans doute, mais dignes au moins, et certainement salutaires pour le pays. Les Tories ne lui pardonneront jamais d'avoir reculé, et la postérité le condamnera pour sa faiblesse.
Il semblait, hier au soir, que tout se fût tout à coup amoindri, affaissé et sali dans cette grande Angleterre; le Corps diplomatique se fractionnait en groupes d'expressions frappantes: la nouvelle Espagne, le nouveau Portugal, la Belgique à peine ébauchée, tout ce qui a besoin du désordre et de la faiblesse des grandes puissances pour se sauver des mauvaises conditions de son origine, regardaient lord Palmerston avec des regards d'angoisse qui, bientôt, et lorsqu'on a supposé qu'il restait aux affaires, se sont changés en regards d'amour et de triomphe; le mépris, joint à la haine, contractait toutes les fibres de la princesse de Lieven; l'ambassadeur de France, qui n'est ni rétrograde, comme le Nord, ni propagandiste comme l'Angleterre, semblait plus soucieux qu'irrité, plus affligé qu'étonné, et comme arrivé au point où, le rôle des honnêtes gens finissant, le sien devait se terminer, et où l'heure d'une retraite convenable et décente avait sonné. Les Anglais, eux-mêmes, paraissaient humiliés, et point dupes de l'apparence de modération sous laquelle on cherche à cacher sa faiblesse. En effet, le replâtrage actuel conduira, un peu plus lentement, mais par une décomposition aussi absolue, vers la destruction, qu'aurait pu le faire l'arrivée, de plein saut, au pouvoir, de lord Durham et de M. O'Connell.
Plus on scrute la conduite de lord Brougham dans tout ceci, et plus on est frappé de l'indélicatesse de sa nature; le vieux et grave lord Harewood lui ayant demandé avant-hier où on en était, et si le ministère se recomposait, le Chancelier lui a répondu: «Où nous en sommes? Et où voulez-vous que nous en soyons, lorsque, dans un moment aussi critique que celui-ci, on a à traiter avec des hommes qui imaginent de venir vous parler de leur honneur? Comme si l'honneur avait quelque chose à faire dans un moment pareil.»
Si l'honneur ne le gêne pas, il paraît que le maintien de sa dignité ne le préoccupe guère non plus, car hier dimanche, à travers les mille agitations de tous, et malgré la règle établie pour les Chanceliers d'Angleterre, d'assister tous les dimanches à l'office divin dans la chapelle du Temple, il a imaginé d'accompagner Mme Peter à la messe catholique et de l'écouter dans le banc de cette belle dame, à laquelle il fait une cour non moins assidue que celle de son collègue lord Palmerston.
On dit, ce matin, que pour se débarrasser de lord Durham, en lui donnant un os à ronger, on l'envoie vice-Roi en Irlande, et qu'en même temps, le ministère, renaissant de ses cendres, renoncera au Bill de coercition sur l'Irlande [30]; si c'est le cas, on aura sacré M. O'Connell Roi d'Irlande le jour anniversaire de la prise de la Bastille. Décidément, le 14 juillet est le jour par excellence, dans les annales révolutionnaires de l'histoire moderne!
J'ai rencontré, tout à l'heure, un Pair conservatif, homme d'esprit et de cœur, qui m'a remuée fortement: de grosses larmes roulaient dans ses yeux; il déplorait l'abaissement de son pays, l'écroulement de ce vieux et grand édifice. Il prévoyait la terrible lutte qui, tout d'abord, peut s'engager entre les deux Chambres; le radicalisme qui, bon gré mal gré, va devenir le guide du ministère d'aujourd'hui et de tous ceux qui lui succéderont rapidement; le ministère du moment n'est, aux yeux de tout le monde, qu'un mort-né; aussi on est surpris que l'intelligente et bonne nature de lord Melbourne se soumette à une semblable comédie. Sa sœur cherchait à l'expliquer en disant qu'il fallait savoir se sacrifier pour sauver la patrie, mais Mme de Lieven lui a répondu en lui disant: «Ce n'est pas par des hommes qui se déshonorent que la patrie peut être sauvée.»
Les amis de lord Melbourne, qui le connaissent bien, prétendent que la paresse prendra le dessus au premier jour, et qu'après un Goddam bien vigoureux, il enverra tout paître. En effet, il est étrange de voir, dans le moment le plus critique du pays, l'homme le plus nonchalant de l'Angleterre appelé à en diriger les destinées.
Londres, 15 juillet 1834.—Lord Grey est venu me faire une longue visite. Nous avons parlé de la dernière crise, comme si c'était déjà de l'histoire ancienne, avec le même dégagement et la même sincérité. Il n'a que faiblement, et comme par acquit de conscience, combattu mes tristes prévisions; il défendait ses successeurs en masse, et les abandonnait en détail, ou, du moins, il convenait de la difficulté de leur position et du mauvais vernis avec lequel ils reparaîtraient sur la scène. Il s'est tu lorsque je lui ai dit que l'opinion publique assignait à M. Littleton le rôle de la bêtise, à lord Althorp celui de la faiblesse, au Chancelier celui de la perfidie! Il a haussé les épaules, lorsque je lui ai cité un propos tenu par M. Ellice, son beau-frère, la veille, dans le salon de lady Grey; en effet, ce propos était étrange. Le voici: En répondant aux regrets que quelqu'un lui exprimait de la retraite de lord Grey: «Sûrement, dit-il, c'est fâcheux sous plusieurs rapports; mais cela ne pouvait tarder d'arriver, avec le dégoût des affaires qui s'était emparé de lui; et, du moins, cela aura-t-il l'avantage de nous faire marcher dans une route plus large, de rendre nos allures plus franches et de nous tirer de ce juste milieu qui n'est plus possible maintenant.»
Lord Grey m'a répété plusieurs fois qu'il ne regrettait ni le pouvoir, ni les affaires; que, depuis quelques mois, il s'était senti affaibli, sans intérêt pour rien, ne faisant les choses qu'avec une extrême répugnance et lassitude. Il m'a avoué que ce qui l'avait le plus rempli d'amertume, c'était la conduite de plusieurs des siens, et surtout celle de lord Durham, dont la violence, la hauteur, l'ambition, l'intrigue, l'avaient d'autant plus fait souffrir que sa fille en était la première victime, et qu'il ne pouvait douter que la dernière fausse couche de lady Durham ne provînt de la brutalité de son mari. Il m'a dit que, malgré l'extrême effroi que ce caractère inspire, il était question de lui donner, dans le nouveau Cabinet, la place que lord Melbourne, passant à la Trésorerie, laissait vacante; l'ambition et la mauvaise activité de lord Durham le rendent tellement incommode à un ministère dont il ne fait pas partie, qu'on se demande s'il ne vaut pas mieux l'admettre dans celui-ci, pour essayer, par ce moyen, de neutraliser ses mauvaises dispositions. Lord Grey doutait pourtant qu'on s'y décidât, tant il est détesté par tous.
Lord Grey était sûr d'avoir décidé lord Althorp à passer sur tous les embarras de sa position et de lui faire reprendre sa place dans le Cabinet [31]. Il dit que sans lord Althorp, on ne pourrait jamais gouverner la Chambre des Communes; il se flattait aussi de décider lord Lansdowne à rester en place, mais cela n'était pas certain. Enfin, dans sa persuasion, fondée ou non, que l'arrivée des tories ou celle des radicaux amènerait une révolution, il faisait sincèrement, et avec le plus grand zèle, tous ses efforts pour rajuster ce même misérable Cabinet par lequel il vient d'être trahi, ne sentant pas, ou ne voulant pas comprendre, que c'est, nécessairement, sous un très léger masque, du radicalisme, tout aussi bien que si on en était déjà à un ministère O'Connell ou Cobbett.
J'ai dîné à côté du Chancelier chez la duchesse-comtesse de Sutherland. Il était de fort bonne humeur et m'a proposé de boire à la date du jour, le 14 juillet. «Au dessert!» lui ai-je répondu, sachant bien que sa mobilité d'esprit lui ferait oublier son toast; et, en effet, il n'y a plus songé! J'aurais été, en tout cas, incapable de l'accepter, car cette date, déjà si malheureuse, ne s'est, certes, pas purifiée hier.
Le Chancelier m'a demandé si j'avais vu lord Grey, si je n'avais pas été frappée de sa naïveté, qui est telle, me dit-il, qu'il ne sait rien cacher, rien dissimuler, rien contenir: c'est un enfant pour la candeur, pour l'imprévoyance, cédant à toutes les impressions du moment. «C'est une très noble nature, une âme bien pure», ai-je répliqué.—«Oui, oui, assurément,» a-t-il repris, «celle d'un charmant enfant, et cela me fait souvenir que M. Hure, un ami de M. Fox, de Fitz-Patrick et de Grey, n'appelait jamais celui-ci autrement que Baby Grey.»
Don Carlos est décidément parti. Les uns disent qu'il s'est embarqué sur la Tamise, pendant qu'on le croyait à l'Opéra, et qu'il va débarquer sur un des points de l'Espagne où on lui suppose des intelligences; les autres prétendent, et ceci est la version de M. de Miraflorès, qu'il a passé par la France, que c'est M. Calomarde qui, de Paris, a mené toute cette intrigue, mais par l'instigation de lui, Miraflorès, pour faire tomber don Carlos dans un piège. Tant il y a qu'il est parti, et que, quel que soit le résultat de son entreprise, elle ne saurait, en elle-même, être indifférente.
Londres, 16 juillet 1834.—Le successeur de lord Melbourne, au ministère de l'Intérieur, est connu; c'est lord Duncannon qui passe à cette place de la Direction des Eaux et Forêts, qu'il abandonne à sir John Cam-Hobhouse. Celui-ci est connu par ses relations avec lord Byron, ses voyages en Orient et ses opinions très libérales, moins cependant que celles de lord Duncannon, qu'on dit être des plus vives. Il est donc bien évident que le Cabinet a pris une couleur plus tranchée et plus avancée en tendance révolutionnaire.
Si, hier matin, le départ de Londres de don Carlos était hors de doute, le soir, son arrivée en Espagne était certaine. Les tories prétendent savoir qu'il est arrivé en Navarre, après avoir traversé toute la France; c'est aussi la version de M. de Miraflorès, qui regrette peut-être maintenant de s'être vanté de lui avoir tendu des pièges et de l'avoir entouré d'espions, qui devaient, disait-il, le livrer au premier poste espagnol ennemi; mais voici qu'au contraire, il est parvenu sain et sauf au milieu des siens, dont on assure qu'il a été très joyeusement reçu.
Le ministère anglais se disait, hier, instruit de son arrivée en Espagne, qui aurait eu lieu le 9: mais il prétend que don Carlos a débarqué dans un des ports de la Biscaye, et qu'il y est arrivé n'ayant avec lui qu'un seul Français; que ses partisans lui avaient fait grand accueil. On assure qu'il ne s'est rendu en Espagne que sur l'invitation des provinces du Nord, et sur la menace de celles-ci de se déclarer indépendantes de l'Espagne et de se constituer en République, si leur chef naturel ne se rendait pas au milieu d'elles. Il est évident qu'il fallait de grandes espérances d'une part, et de grandes craintes d'une autre, pour décider un homme aussi timide et aussi inhabile que don Carlos à courir de semblables hasards. Du reste, sa conversation avec le duc de Wellington, que j'ai rapportée plus haut, prouve que le projet d'aller en Espagne occupait son esprit depuis plusieurs semaines.
Londres, 17 juillet 1834.—Les amis du nouveau ministère s'évertuent à assurer que le système d'alliance avec la France n'éprouvera aucune altération. Je le crois, mais j'aurais préféré, pour les deux pays, que cette alliance s'affermît sur un terrain de bon ordre, au lieu de ne se continuer que par des sympathies révolutionnaires. Celles-ci inquiètent, à juste titre, le reste de l'Europe, et peuvent amener des crises dans lesquelles il serait difficile de désigner d'avance les vainqueurs.
Nous sommes de plus en plus décidés à retourner en France, aussitôt après la clôture du Parlement, peut-être même avant.
Notre avenir plus éloigné, je ne le prévois point encore, mais l'exemple de lord Grey est une preuve de plus que, pour bien finir, les grandes figures historiques doivent choisir elles-mêmes le terrain de leur retraite, et ne pas attendre qu'il leur soit imposé par les fautes ou par la perfidie d'autrui.
Nous avons reçu, hier, les deux premiers volumes d'un livre qui a pour titre: Monsieur de Talleyrand. J'y ai à peine regardé, mais M. de Talleyrand l'a lu. Il dit que rien n'est si bête, si faux, si ennuyeux, si mal inventé, et qu'il ne donnerait pas cinq shellings pour que ce livre n'eût pas été publié. J'avoue que je suis moins philosophe et que dans des occasions de ce genre, qui sont si fréquentes à une époque aussi libellique que la nôtre, je me souviens toujours d'un mot de La Bruyère, qui m'a beaucoup frappée par sa justesse. Il dit: «Il reste toujours quelque chose de l'excès de la calomnie, ainsi que de l'excès de la louange.» En effet, le monde se partage entre les malveillants et les imbéciles, c'est ce qui fait qu'il y a toujours des gens pour croire l'invraisemblable, surtout quand il est hostile.
Londres, 18 juillet 1834.—La fatuité est, chez les hommes, le résultat d'une disposition qui s'étend d'un point à tous les autres. M. de Miraflorès, fort avantageux et pas mal ridicule auprès des femmes, n'est pas moins présomptueux en politique; il s'y lance en enfant perdu, et s'attribue, avec une simplicité toute naïve, des succès qu'il n'a dû qu'aux passions personnelles des autres, et que, d'ailleurs, les résultats définitifs ne se chargeront peut-être pas de justifier; c'est ainsi qu'il se proclame l'inventeur de la Quadruple Alliance dont l'idée première lui a été inspirée par lord Palmerston. Maintenant que la rentrée de don Carlos sur le territoire espagnol renouvelle les difficultés, le petit Marquis, proprio motu et sans attendre les ordres de son gouvernement, fait, par une note, chef-d'œuvre de ridicule, véritable olla podrida, un appel à l'Angleterre et à la France, pour étendre les termes du traité dont on croyait l'objet accompli.
Les circonstances actuelles sont cependant fort différentes. Il y a trois mois, les deux prétendants, Miguel et Carlos, étaient, l'un et l'autre, acculés dans un petit coin de Portugal, et, par le fait, plus spécialement du ressort de l'Angleterre; maintenant, c'est dans le Nord de l'Espagne qu'est don Carlos, près des frontières de France. L'Angleterre poussera-t-elle ses passions révolutionnaires jusqu'à laisser entrer les armées françaises dans la Péninsule, et ne sera-ce pas pour lord Palmerston le signal de sa sortie du ministère? D'autre part, la France peut-elle, après s'être prononcée contre don Carlos, lui laisser ressaisir un pouvoir qu'il emploiera contre elle? Ce n'est pas que le gouvernement, de plus en plus anarchique, de la Régente offre un voisinage bien rassurant. Le Roi Louis-Philippe se trouve donc placé ainsi dans la double alternative d'avoir à redouter, de l'autre côté des Pyrénées, le principe républicain ou le principe légitimiste; le mezzo termine ne peut se soutenir que par la force armée, la conquête, enfin!
Cela me rappelle un mot bien vrai de M. de Talleyrand qui m'est souvent revenu à l'esprit depuis quatre ans: il a été dit au travers de l'enivrement des grandes journées de 1830. M. de Talleyrand répondit alors à quelqu'un qui était tout en espérances et en illusions, en phrases patriotiques et en attendrissements sur la scène de l'Hôtel de ville, les accolades La Fayette et la popularité de Louis-Philippe: «Monsieur, ce qui manque à tout ceci, c'est un peu de conquête.»
On dit Martinez de la Rosa dépassé en Espagne et ne pouvant plus se soutenir au ministère: il serait remplacé par Toreno et passerait à la Présidence de la Chambre des Pairs. On dit aussi que la Régente l'a nommé Marquis de l'Alliance.
Londres, 19 juillet 1834.—Tout ce qui se passe ici fait reporter la pensée vers les premières scènes de la Révolution française. L'analogie est frappante, c'est presque une copie trop servile; les aristocrates, la minorité de la noblesse, le tiers état, il y a de tout cela dans les tories, les whigs, les radicaux. Les jalousies, les ambitions personnelles aveuglent les whigs, qui ne veulent voir d'autres ennemis que les tories, qui n'aperçoivent d'autres courants que de ce côté, et qui, pour échapper à des rivaux de pouvoir, se précipitent, eux et toute leur caste, dans l'abîme creusé par les radicaux.
En causant, hier, de tout cela, M. de Talleyrand rappelait un mot que lui disait l'abbé Sieyès pendant l'Assemblée constituante. «Oui, nous nous entendons fort bien maintenant qu'il ne s'agit que de liberté, mais quand nous arriverons sur le terrain de l'égalité, c'est alors que nous nous brouillerons.»
A la séance très vive d'avant-hier, à la Chambre des Lords, le ministère a bien nettement marqué la ligne qu'il veut suivre, et les mêmes hommes, qui, sous lord Grey, tenaient, il y a moins de quinze jours, les clauses répressives du «Bill de coercition» pour indispensables, sont venus en annoncer l'abandon, au milieu des injures, des moqueries de la Chambre! C'était déclarer que le Cabinet, pour vivre, se plaçait aux ordres de la majorité radicale des Communes, ne comptait l'opposition des Lords pour rien, et prendrait tous les moyens pour l'annuler. L'irritation qui en résulte est, comme de raison, vivement exprimée par les Lords. Les ministres n'ont que les éloges gracieusement accordés par O'Connell pour les encourager et les consoler.
Londres, 20 juillet 1834.—Je préfère, de beaucoup, le second discours de lord Grey, prononcé avant-hier, à la Chambre des Pairs, pour bien éclaircir sa position, qui avait été mal représentée par les deux côtés de la Chambre, au premier discours dans lequel il avait annoncé sa retraite. Je trouvais celui-ci trop long, trop larmoyant, entrant dans des détails trop minutieux de ses affaires de famille. Dans le discours d'avant-hier, plus laconique, plus serré, il est d'une dignité remarquable, et tout en évitant des personnalités aigres, tout en se mettant au-dessus de ressentiments personnels, il montre quel a été le mauvais jeu devant lequel il s'est retiré; il reste indulgent pour les plus coupables, bienveillant pour ses successeurs comme individus, mais il se sépare de leur système. Il rentre dans ses propres instincts aux acclamations des gens sensés, à l'humiliation de ceux qui l'ont quitté, à la grande déplaisance de tous ceux qui sont les vrais fléaux de l'ordre social.
Il faut en convenir, il y a quinze jours, lord Grey n'apparaissait plus que comme un vieux homme éteint, miné, tiraillé, presque au moment d'être déconsidéré. Depuis sa retraite, un beau rayon de lumière a éclairé ses derniers actes politiques; son beau talent oratoire, si longtemps exercé dans l'opposition, reprend, en y rentrant, toute son énergie, et il est vrai de dire que lord Grey, tombé de chute en chute, vient de remonter à la première place, depuis qu'il s'est dégagé des honteuses entraves, par lesquelles il s'était laissé garrotter. Le Cabinet le redoute beaucoup maintenant; et, en effet, il tomberait bien bas, si lord Grey ne jetait, miséricordieusement, sur eux, le manteau de sa charité! Ses collègues, qui, naguère, parlaient de lui avec plus de pitié que de respect, tremblent, aujourd'hui, devant ses paroles. Ah! que l'on fait bien de ne pas se survivre, et que l'à-propos est nécessaire, surtout dans la vie politique!
Une retraite à la fois moins importante et moins honorable, c'est celle du maréchal Soult [32]. Des querelles intestines sur le choix d'un gouverneur civil ou militaire de l'Algérie, sur un discours de la Couronne plus ou moins détaillé au 31 juillet prochain, mais surtout la terreur du budget de la Guerre, que le Maréchal aurait des raisons pour ne pas affronter à la prochaine session, voilà les motifs, assure-t-on, de cette démission, acceptée par le Roi, peu regrettée dans le Cabinet, en général, et dont on veut offrir la vacance au maréchal Gérard.
Il paraît que fort heureusement pour la régente d'Espagne, elle a éprouvé un accident qui lui permettra de se montrer à l'ouverture des Cortès. Elle a bien besoin que quelque bon hasard vienne rétablir sa position, si étrangement compromise par ses légèretés et ses inconséquences.
Lord Howick, fils aîné de lord Grey, dont l'esprit est aussi de travers que le corps est repoussant, et dont le public ne pensait pas grand bien, vient aussi de se relever en quittant sa place de sous-secrétaire d'État au ministère de l'Intérieur, et de suivre ainsi l'exemple et la destinée de son père. C'est la seule fidélité à sa fortune qu'aura trouvée lord Grey.
J'ai rencontré, hier, lady Cowper chez elle; elle m'a paru triste et soucieuse. Il est difficile, en effet, qu'avec son esprit intelligent elle ne soit pas affligée de voir ses parents et ses amis dans une route si peu honorable. Elle me faisait remarquer, avec raison, l'aspect si différent de la société et de la vie de Londres, le soin qu'on met à s'éviter, l'hostilité du langage, l'inquiétude des esprits, la défiance du présent, les tristes prévisions de l'avenir, le décousu général, l'éparpillement du Corps diplomatique et l'absence de tout gouvernement et de toute autorité. Ce langage était frappant de la part de la sœur du premier ministre et de l'ami intime du ministre des Affaires étrangères.
Elle a mis du prix à me persuader que tous les sujets de plainte donnés par celui-ci au Corps diplomatique, et à M. de Talleyrand en particulier, ne devaient être attribués à aucune mauvaise intention, mais seulement à quelques négligences dans les formes, excusables chez un homme accablé de travail. Elle m'a paru surtout embarrassée de l'idée que M. de Talleyrand pourrait donner la conduite de lord Palmerston, envers lui, comme raison de sa retraite; enfin elle a mis tout son esprit, son bon goût et sa grâce, et elle a beaucoup de tout cela, à servir ses amis et à diminuer l'amertume qu'ils ont provoquée. Je l'ai quittée, parfaitement contente de ses expressions, mais peu convertie sur le fond des questions.
Londres, 21 juillet 1834.—Le besoin qu'a le ministère anglais actuel de quelque orateur à la Chambre Haute moins discrédité que le Chancelier, plus habile que ses collègues pairs et ministres, a inspiré la plus inconcevable des propositions, produite par le manque absolu de bon sens, et l'absence de toute élévation, qui caractérisent Holland-House. C'est très sérieusement qu'on est venu proposer à lord Grey de rester, non comme chef, mais comme garde du Sceau privé. Il a eu le bon goût d'en rire, comme d'une chose trop grotesque pour s'en fâcher. Mais de quel air a-t-on pu lui adresser une pareille demande?
Du reste, tout est si étrange en ce moment qu'il ne faut plus s'étonner de rien. Voici, par exemple, le récit exact de la manière dont lord Melbourne s'est acquitté de l'ordre du Roi, de chercher par tous les moyens à arriver à un ministère de coalition, où tous les partis fussent représentés. Je comprends que la chose fût impraticable, mais il faut convenir que lord Melbourne s'est acquitté d'une singulière façon de cette mission royale. Il a écrit au duc de Wellington et à sir Robert Peel, de la part du Roi, pour leur dire de quelle commission il était chargé, en ajoutant que, pour leur éviter la fatigue des détails, il leur envoyait, en même temps, une copie de la lettre qu'il venait d'écrire au Roi sur sa manière personnelle d'envisager la question. Cette lettre ne contenait autre chose que la plus forte argumentation contre tout rapprochement et l'énumération de toutes les difficultés qui rendaient le projet de coalition impossible. La réponse du duc de Wellington et de sir Robert Peel n'est qu'un accusé de réception, avec un remerciement respectueux de la communication qui leur était faite au nom du Roi. Le Roi, s'étant étonné que ces messieurs ne fussent entrés dans aucun autre détail, leur a fait dire qu'il demandait leurs observations: «Elles sont toutes contenues dans la lettre de lord Melbourne au Roi, nous n'avons rien à y ajouter,» ont-ils répondu; et c'est ainsi que s'est terminée cette singulière négociation.
Londres, 22 juillet 1834.—L'espèce de calme et de bonne mine qu'avait repris le gouvernement français, semble un peu troublé par les discussions des ministres entre eux, qui ont amené la retraite du maréchal Soult. Il paraît qu'on s'inquiète et se divise aussi sur le plus ou moins de durée et d'importance de la petite session annoncée pour le 31 juillet. Elle arrive mal à propos, pour discuter les événements de la Péninsule, et embarrasser le gouvernement par tout le bavardage de la tribune. Le triomphe de don Carlos fixerait un ennemi personnel sur nos frontières; celui de la Régente, qu'elle ne peut obtenir qu'en se jetant, de plus en plus, dans le mouvement, nous donnerait un voisinage de révolution et d'anarchie. Cela ne saurait être indifférent à notre gouvernement, qui n'a déjà que trop à lutter contre de semblables éléments. Il paraît, du reste, que les deux armées étaient trop en regard l'une de l'autre, pour qu'elles n'en vinssent pas aux prises, et le premier succès éclatant restant à l'un ou à l'autre des deux compétiteurs fixera, probablement, leurs destinées ultérieures. Aussi en attend-on l'issue avec une grande et inquiète curiosité.
Maintenant que la querelle ne se règle plus en Portugal, mais en Espagne, les Anglais se mettent sur le second plan et ne donneront que de légers secours à leur cher petit Miraflorès; le grand fardeau est réservé à la France, et il se présente hérissé de difficultés.
On répandait, hier, à la Cité, la nouvelle de la mort de la Reine régente. Les uns disaient qu'elle avait péri par le poison, d'autres à la suite de l'accident qui l'avait conduite dans la retraite. La nouvelle est probablement fausse, mais dans un semblable pays, à travers la guerre civile, le fanatisme religieux, les querelles et les jalousies de famille, les passions de toute espèce qui y sont déchaînées, des crimes ne sont pas plus invraisemblables que les folies et les désordres qui s'y passent journellement.
Le ministre Stanley qui remplace lord Howick, comme sous-secrétaire d'État au ministère de l'intérieur, et qui n'a rien de commun avec le M. Stanley dernièrement ministre, est une espèce de faux dandy parfaitement radical et de la plus mauvaise et vulgaire sorte. Il a été, un moment, secrétaire particulier de lord Durham.
Celui-ci a dédaigneusement refusé l'ambassade de Paris, qu'on ne lui offrait, à ce qu'il a bien compris, que pour se débarrasser de lui ici. Il a répondu qu'il n'accepterait aucun emploi d'un Cabinet qui refusait de le recevoir dans son sein. Lord Carlisle a donné sa démission de lord du Sceau privé.
Londres, 24 juillet 1834.—On disait assez généralement, hier, que l'infante Marie, princesse de Portugal, femme de l'infant don Carlos, avait, secrètement aussi, quitté l'Angleterre, pour suivre son mari en Espagne, laissant ses enfants ici, à la duchesse de Beïra, sa sœur. On dit que l'infante Marie a beaucoup de courage et de décision. Probablement, elle s'en croit plus qu'à son mari, et elle pense que sa présence près de lui inspirera au prétendant toute l'énergie dont il a besoin dans la crise actuelle. Toutes ces Princesses de Portugal sont des démons, en politique ou en galanterie, et quelquefois les deux ensemble. L'aventure qui a fait, d'une de ces Princesses, une marquise de Loulé, explique l'éclat qu'elle vient de donner à Lisbonne, à l'occasion d'un officier de la marine anglaise. M. de Loulé s'est fâché, et a renvoyé sa femme en gardant les enfants. Dom Pedro a exigé que son beau-frère reprit sa femme; je ne sais comment cela a fini.
L'Infante Isabelle, qui pendant sa régence a aussi fait parler d'elle, et que dom Miguel a voulu, dit-on, faire empoisonner avec un bouillon aux herbes, est maintenant à Lisbonne, réunie au reste de sa famille, ou pour mieux dire, de ses parents, car il règne des affections et des haines si également dénaturées dans cette maison de Bragance, qu'il ne peut être question pour elle des liens naturels de famille.
A propos de prétendants et de mœurs singulières, lord Burghersh m'a beaucoup parlé, hier, de la comtesse d'Albany, qu'il a connue à Florence. Elle y avait, pour cavalier servant, M. Fabre, le peintre, qui, depuis la mort d'Alfieri, demeurait chez elle. Ils se promenaient seuls, n'ayant que le grand chien de M. Fabre en tiers, ils dînaient seuls. De huit à onze heures, Mme d'Albany recevait tout Florence. M. Fabre allait, pendant ce temps-là, chez une maîtresse d'un ordre inférieur. A onze heures, il reparaissait chez la Comtesse, ce qui était le signal de la retraite pour tout le monde, afin de les laisser souper tête à tête. Jamais on ne les invitait l'un sans l'autre, ce qui est d'étiquette en Italie, et poussé à un point de naïveté étrange. En voici un exemple: lord Burghersh, ministre d'Angleterre à Florence, ouvrit sa maison par un grand bal, où il crut avoir prié toute la grande compagnie, mais, n'étant pas encore très au fait des relations de la société, il oublia d'inviter un monsieur attaché à une belle dame; le matin du bal, le maître d'hôtel vint chez my lord avec une lettre ouverte, qu'il venait de recevoir, et qu'il pria son maître de parcourir; lord Burghersh y lut ce qui suit: «Sapete, caro Matteo, che sono servita, da il cavalier un tel; il n'est pas invité chez lord Burghersh, ce qui, comme vous le sentez, me met dans l'impossibilité d'aller à son bal: faites réparer cette erreur, je vous prie.» Elle le fut en effet, et lord Burghersh n'oublia pas la leçon. Le sapete, adressé à un valet, le sono servita, tout est d'une naïveté incroyable, et néanmoins parfaitement dans les convenances italiennes. Mais, pour en revenir à la comtesse d'Albany et à M. Fabre, la Comtesse étant morte, M. Fabre fit le portrait du chien, le compagnon de leurs promenades, le fit graver, et en envoya une épreuve à chacun des amis de la Comtesse, avec l'inscription suivante: «Aux amis de la comtesse d'Albany, le chien de M. Fabre.»
Londres, 25 juillet 1834.—Le ministère devient bien aigre pour lord Grey: on lui sait mauvais gré de sa noble retraite, de son juste dédain pour cette absurde proposition du Sceau privé. On le dit faible, incapable, capricieux, enfin on joint l'outrage à la perfidie, et le voile léger dont on couvre cette déloyale conduite ne la dérobe pas assez, aux yeux de lord Grey, pour qu'il ne commence aussi à en être aigri. Je sais qu'il a dit que si ses successeurs faisaient un pas de plus dans la route révolutionnaire, il cesserait non seulement de voter pour eux, mais encore se déclarerait contre eux. Décidément, il est rentré dans ses vrais instincts, et je crois qu'il aura à cœur de se laver, autant que cela se pourra, de l'imputation d'avoir entraîné l'Angleterre dans une route de perdition.
Lord John Russell, le plus doux, le plus spirituel, le plus honorable, le plus aimable des Jacobins; le plus naïf, le plus candide des révolutionnaires; le plus agréable, mais aussi, par son honnêteté même, le plus dangereux des ministres, me disait, hier, qu'il avait eu, il y a quelques mois, une violente discussion avec lord Grey, à propos d'une mesure sur laquelle ils n'étaient pas d'accord, et à l'occasion de laquelle lord Grey lui déclara que jamais il ne consentirait à mettre son nom à un acte révolutionnaire. Lord John ajouta, avec son petit air doux: «C'était, après la réforme, une grande faiblesse et une inconséquence.—Vous auriez raison,» ai-je repris, «si lord Grey, en vous laissant faire la réforme, en eût prévu toutes les conséquences; mais vous conviendrez avec moi qu'il ne les a pas aperçues, et que vous vous êtes bien gardé de les lui signaler in time.» Lord John s'est mis à rire et m'a dit, de fort bonne grâce: «Vous n'exigez pas que je me confesse?» Si tous les révolutionnaires étaient de l'espèce de Cobbett et O'Connell, ou de l'inconvenante et cynique nature de lord Brougham, on se tiendrait plus aisément en garde; mais dans la spirituelle et délicate personne du fils du duc de Bedford, comment soupçonner de tels travers dans le jugement, et dans la nature physique la plus frêle, et, en apparence, la plus éteinte, comment s'attendre à une semblable persévérance dans la pensée et à une telle violence dans l'action.
Londres, 29 juillet 1834.—Une course à Woburn Abbey a interrompu ce journal. Ce troisième séjour que j'ai fait dans ce bel endroit, beaucoup plus agréable pour moi, personnellement, que les deux premiers, ne m'a cependant rien fourni à ajouter aux descriptions que j'en ai faites. Il ne s'y est rien passé non plus, qui sortît du cours habituel de la vie de château en Angleterre. Grande et large hospitalité, avec un peu plus de pompe et de parure qu'il ne faut dans la vie de campagne, telle qu'on la comprend sur le Continent!
Un voyage, à Woburn surtout, est une chose arrangée, comme l'est un dîner en ville. Vingt ou trente personnes qui se connaissent, mais sans familiarité, sont invitées à se réunir pendant deux ou trois jours; les maîtres de la maison se rendent chez eux, exprès pour y recevoir leurs hôtes et s'en retournent à leur suite; ils paraissent, ainsi, y être eux-mêmes en visite. Mais enfin, il y a tant à voir, tant à admirer, le duc de Bedford est si poli, si parfaitement grand seigneur, la Duchesse si attentive, qu'il est impossible de ne pas rester sous une impression agréable. La mienne l'a été, beaucoup, et cela en dépit du voile assez triste qui couvrait quelques-unes des figures principales, lord Grey par exemple, qui s'est affaissé tout à coup d'une manière frappante, souffrant et abattu, et ne se donnant aucune peine pour dissimuler ses dispositions, qui deviennent de plus en plus amères. Les abdications les plus volontaires sont toujours suivies de regrets; on mourrait dans la tourmente, on s'éteint dans le repos. C'est si difficile d'être satisfait de soi-même et des autres!
Mme de Lieven aussi, malgré tous ses efforts, succombait sous le poids des adieux, du départ, de l'absence; elle est vraiment fort malheureuse et me fait grande pitié. Elle est bien plus à plaindre, encore, que toute autre ne le serait en pareille situation, car jamais personne d'esprit n'a trouvé moins de ressources en elle-même. Elle les demande constamment à ses alentours. Le mouvement des nouvelles et de la conversation lui est indispensable, et elle ne connaît d'autre emploi à la solitude que le sommeil. Elle pleure de quitter l'Angleterre, elle redoute Pétersbourg, mais sa plus grande terreur, c'est celle de la traversée, huit jours de solitude! car son mari et ses enfants ne comptent pas pour elle. Elle s'arrêtera un jour à Hambourg, uniquement pour échanger quelques paroles avec des visages nouveaux; elle a saisi avec avidité l'idée de lui assurer la visite du baron et de la baronne de Talleyrand qu'elle n'a jamais vus et qu'elle sait ne pas être amusants! Elle a éprouvé un soulagement évident en décidant lord Alvanley à prendre sa route pour Carlsbad, par Hambourg, dans le même bateau qu'elle, et cela quoique lord Alvanley la prévînt que le mal de mer le rendait de fort mauvaise compagnie; enfin l'ennui fait, chez elle, l'effet de la mauvaise conscience: elle ne songe qu'à se fuir elle-même.
En revenant à Londres, nous avons appris les massacres de Madrid: toujours cette horrible fable des puits empoisonnés, qui, partout où le choléra fait des ravages, a excité l'ignorance populaire et l'a changée en fureur et en atrocités. Les moines en ont été victimes, et, malgré le fanatisme religieux, les couvents ont été pillés. L'autorité a été faible, et par conséquent impuissante; le gouvernement était retiré à Saint-Ildephonse, terrifié et hésitant, ne sachant si, dans ces tristes circonstances d'épidémie, de désordre et de guerre civile, il devait proroger les Cortès ou les réunir, ni dans quels lieux, ni sous quels auspices! Il est impossible d'imaginer un plus triste concours de circonstances fatales pour l'Espagne et un voisinage plus incommode pour la France.
Louis-Philippe a grande répugnance à intervenir ostensiblement et directement dans les destinées de l'Espagne. Il a même assez montré son éloignement à cet égard, pour en avoir laissé comprendre le secret par les ambassadeurs à Paris, qui s'en prévalent puissamment. Le ministère français, qui compte davantage avec les vanités et les susceptibilités nationales, s'est moins nettement prononcé. C'est ainsi qu'on doit paraître après-demain devant les Chambres.
Un des principaux motifs indiqués de la retraite du maréchal Soult était son insistance pour qu'on envoyât un gouverneur militaire à Alger, en opposition avec le reste du Cabinet, qui exigeait que ce fût un gouverneur civil. Il paraît que les exigences du maréchal Gérard ont porté sur le même objet, et que, fort de l'amitié du Roi, il l'a emporté, car c'est le général Drouet d'Erlon qui vient d'être nommé à cet emploi.
Londres, 31 juillet 1834.—L'année dernière le Roi d'Angleterre disait à M. de Talleyrand à son départ pour le Continent: «Quand reviendrez-vous?» L'année d'avant, il lui avait dit: «J'ai chargé mon ambassadeur à Paris de dire à votre gouvernement que je tiens à vous conserver ici.» Cette année-ci, il dit: «Quand partez-vous?» Il me semble qu'on peut retrouver, dans ses expressions si différentes, la trace des influences palmerstoniennes.
Hier au Lever du Roi, lord Mulgrave a reçu le Sceau privé abandonné par lord Carlisle.
On parlait, dans notre salon, du talent de certaines personnes pour raconter des histoires de revenants. Cela m'a rappelé l'intérêt avec lequel j'avais entendu, il y a deux ans, à Kew [33], Mme la duchesse de Cumberland nous conter une apparition qu'elle avait vue elle-même et dont le souvenir paraissait encore l'émouvoir beaucoup. Elle nous fit d'autant mieux participer à ses impressions qu'il était tard et qu'un gros orage bien effrayant grondait au dehors.
Voici cette histoire; elle se passa à Darmstadt, où Mme la duchesse de Cumberland, alors princesse Louis de Prusse, était allée voir sa famille du côté maternel. Elle fut logée dans un appartement d'apparat du château, qui n'était habité que rarement, et dont l'ameublement, quoique magnifique, était resté le même depuis trois générations. Fatiguée de sa route, elle ne tarda pas à s'endormir, mais elle ne tarda pas, non plus, à sentir passer sur son visage un souffle qui l'éveilla; elle ouvrit les yeux, et vit la figure d'une vieille dame qui se penchait sur la sienne. Saisie de cette apparition, elle tira bien vite sa couverture sur ses yeux, et resta quelques instants immobile; mais le manque d'air lui fit changer de position, et la curiosité la pressant, elle rouvrit les yeux et vit la même figure vénérable, pâle et douce, la fixer encore. Alors, elle se mit à crier bien fort, et la nourrice du prince Frédéric de Prusse, qui couchait avec l'enfant, dans la pièce voisine, dont les portes étaient ouvertes, accourut et trouva sa maîtresse baignée dans une sueur froide; elle demeura près d'elle tout le reste de la nuit. Le lendemain, la Princesse raconta à sa famille l'événement de la nuit, et demanda instamment de changer d'appartement, ce qui eut lieu. Du reste, son récit n'étonna personne, car il était admis dans la famille, que chaque fois qu'une personne, descendante de la vieille duchesse de Darmstadt, qui avait habité cet appartement, s'y trouvait couchée, cette vieille aïeule venait faire visite à ses arrière-petits-enfants, et on citait, à l'appui de cette tradition, l'exemple du duc de Weimar et de plusieurs autres Princes. Beaucoup d'années plus tard, la duchesse de Cumberland, princesse de Solms, et habitant Francfort, fut invitée par son cousin, le grand-duc de Hesse-Darmstadt, à venir assister à une grande fête qu'il préparait. La Princesse s'y rendit, mais avec l'intention de revenir la même nuit chez elle à Francfort. Le souper fini, elle passa dans une pièce où on avait préparé sa robe de voyage et où, pendant sa toilette, elle fut suivie par sa cousine, la jeune Grande-Duchesse nouvellement mariée: celle-ci demanda à la princesse de Solms si ce qu'elle avait entendu raconter de l'apparition était vrai. Elle désira en avoir le récit détaillé et, après l'avoir entendu, elle voulut savoir si l'impression avait été assez forte pour que la Princesse se souvînt encore des traits de leur vieille aïeule: «Oui, certainement,» assura la Princesse.—«Eh bien!» dit la Grande-Duchesse, «son portrait est dans la chambre où nous nous trouvons, avec deux autres portraits de famille de la même époque. Prenez la lumière, approchez-vous, et dites-moi lequel vous croyez être celui de l'apparition; je verrai si vous devinez juste.» Au moment où la Princesse, non sans quelque répugnance, s'approcha des portraits et reconnut celui de la vieille grand'mère, il se fit au-dessus de la chambre un bruit épouvantable, le cadre et le portrait se détachèrent, et sans leur fuite précipitée, les curieuses eussent été tuées par la chute du tableau.
Je ne sais si cette histoire est bien belle en elle-même, mais je sais qu'elle me fit beaucoup d'impression, parce qu'elle fut très bien racontée, et que, dans ce genre de choses, quand on entend dire: «J'ai vu, j'ai entendu,» on ne se permet plus de tourner la chose en moquerie. D'ailleurs, le sérieux de la Duchesse était parfait, et son émotion vive, de sorte que je ne me suis jamais permis de douter de l'exactitude du récit.
L'absence de Mme la duchesse de Cumberland a laissé, pour moi du moins, un vide sensible à Londres. Elle a de l'esprit, de l'instruction, les plus belles manières, les plus royales, de la grâce, de la douceur, des restes de beauté, surtout dans la taille. Elle m'a traitée avec une bonté d'autant plus parfaite qu'elle l'a reportée, depuis, sur mon second fils. Enfin, quelque jugement qu'on porte sur son caractère, qui n'est pas également honoré par tout le monde, il est impossible de ne pas lui reconnaître de grandes qualités, et de ne pas être touché de la grande affliction dont elle est frappée, dans l'infirmité de son fils, le prince George. Celui-ci est un aimable et beau jeune homme, privé à l'âge de quinze ans, et après de vives douleurs, de la vue; c'est un objet tout à la fois de pitié et d'admiration, résigné comme un ange, sans impatience, sans regrets, sans humeur, dissimulant sa tristesse à sa mère. Il soutient le courage de ceux qui l'entourent, par celui qu'il témoigne lui-même, et il inspire déjà dans son jeune âge tout le respect d'une grande vertu. L'improvisation sur le piano est la distraction à laquelle il préfère se livrer; ses mélodies sont toujours tristes et graves, mais lorsqu'il reconnaît le pas de sa mère, il passe à un thème gai et animé pour lui donner le change sur ses impressions. Aussi longtemps que, par des remèdes, on a espéré lui rendre la vue et arrêter les progrès de l'inflammation, on a suspendu son éducation; mais lorsque son précepteur, qui est un homme excellent, a jugé que l'éducation en souffrait sans que la vue y gagnât, il a proposé au jeune Prince de reprendre le cours de ses études, et lui a soumis un plan, pour continuer autant que cela se pouvait, sans le secours de la vue. Le Prince s'est tu pendant quelques instants, puis, d'un air pénétré, il a dit: «Oui, Monsieur, vous avez raison, je suivrai vos avis; car je sens que, quoiqu'une porte se soit fermée pour moi, il faut que je cherche avec d'autant plus de soin à en ouvrir une autre.»
Londres, 1er août 1834.—Quel triste dîner que celui d'hier chez lord Palmerston! Dîner d'adieu pour la princesse de Lieven, où elle est venue malgré elle, où nous n'allions qu'à cause d'elle, où lady Cowper faisait de visibles efforts pour paraître à son aise, où lady Holland voulait des explications sur les derniers torts de lord Palmerston envers M. de Talleyrand, où chacun pressentait que notre départ serait aussi définitif que celui de cette pauvre Princesse. M. de Bülow, pâle et embarrassé, avait l'air d'un filou pris sur le fait; le pauvre Dedel avait, lui, l'air d'un orphelin qui voit enterrer ses parents; lord Melbourne ne faisait à personne, avec sa grosse tournure de fermier normand, l'effet d'un premier ministre.
L'échec volontaire éprouvé la veille par le ministère à la Chambre des Communes, où il s'est laissé battre par les radicaux, dans la question du Clergé irlandais, ne donnait pas bonne mine à ces messieurs. Enfin il y avait, sur tout et sur tous, une gêne lugubre répandue qui m'oppressait à un point extrême.
Je ne me sens pas le courage d'aller, ce matin, dire un dernier adieu à cette pauvre Princesse, tuée de fatigues et d'émotions. C'est un bon procédé que ne pas augmenter son agitation. Ce départ qui me peine, puisqu'il éloigne, sans grandes chances de revoir, une personne distinguée, m'afflige encore par les retours qu'il me fait faire sur tous les changements qui se sont opérés ici depuis quatre ans, et qui, tous, les uns après les autres, ont tendu à ternir cette belle et brillante Angleterre. Dans le Corps diplomatique seul, que de pertes! M. Falk, si aimable, si doux, si fin, si spirituel, si instruit, remplacé d'abord par l'âcre M. de Zuylen, l'est maintenant par le bon mais insignifiant Dedel. La bonne humeur, l'entrain ouvert et naïf de Mme Falk a fait faute aussi. M. et Mme de Zea étaient gens plus intelligents, de beaucoup, que les lilliputiens de Miraflorès. M. et Mme de Münster étaient fort supérieurs aux Ompteda à tous égards. L'excellente Mme de Bülow n'a pu être remplacée pour moi, et je crois, d'ailleurs, que son absence a trop laissé les mauvaises tendances de son mari sans le contrepoids que la simple et honnête nature de sa femme leur opposait. Esterhazy est l'objet d'un regret universel: sa parfaite bonne humeur, sa sûreté sociale, sa facilité de caractère, ses habitudes de grand seigneur, la finesse de son esprit, la droiture de son jugement, la bienveillance de son cœur, tout le faisait chérir ici et rien ne saurait l'y faire oublier. Wessenberg aussi a laissé une place vacante qui n'a pas été remplie. Le départ des Lieven élargit la brèche sociale et le nôtre achèvera cette démolition générale. Le terrain neutre des maisons diplomatiques est surtout appréciable dans un pays divisé par l'esprit de parti, et où, la politique ayant rompu tant d'autres liens, la société ne saurait plus se réunir sous les anciens auspices.
Nous avons appris, hier, télégraphiquement, que la Reine régente d'Espagne avait ouvert elle-même les Cortès le 24, à Madrid, que la ville était tranquille, que le choléra y diminuait un peu et que don Carlos se retirait de plus en plus vers la frontière de France.
Londres, 3 août 1834.—Il me semble que rien ne témoigne mieux de l'état dans lequel est tombée la politique intérieure du gouvernement anglais que ce que disait, hier, lord Sefton: «Savez-vous,» me disait-il, «que malgré mon admiration pour lord Grey, je trouve que nous en sommes venus à un point où il est non seulement heureux pour lui-même, mais encore fort avantageux pour le pays qu'il se soit retiré? Jamais il n'aurait consenti à la moindre courtoisie, encore moins à un peu de flatterie pour O'Connell et ses amis, et cependant il n'y a plus moyen de ne pas les satisfaire; il est urgent de les adoucir par les bassesses contre lesquelles lord Grey se serait révolté, et qui répugnent moins à ses successeurs, à commencer par mon ami le Chancelier. Ainsi vous voyez qu'il est heureux que nous ayons pour gouvernants des gens tout disposés à faire les bassesses nécessaires!»
Il me semble qu'on s'accorde à beaucoup louer le discours de la Reine d'Espagne. Pour l'apprécier il faudrait connaître, mieux que je ne puis le faire, l'état de ce pays; tout ce que je puis lui souhaiter de mieux, c'est qu'elle ne soit plus dans le cas d'en faire de si longs et dans de semblables circonstances. On dit qu'elle l'a prononcé de fort bonne grâce. On doit lui savoir gré d'avoir repris courage et d'être rentrée dans la contagion pour le prononcer.
Le choléra enlève beaucoup de monde à Madrid; la police sanitaire y est mauvaise, la chaleur extrême, la propreté nulle. Les femmes y sont atteintes dans une proportion double des hommes. La mère de Mme de Miraflorès est parmi les victimes.
Don Carlos est, à ce qu'il paraît, sur le point de repasser la frontière; il en est même, dit-on, assez près pour que les vedettes françaises aperçoivent les siennes.
Je ne sais quel mauvais vent souffle sur Paris, mais je serais disposée à croire que tout n'y est pas aussi tranquille en réalité qu'en apparence. Voici, à cet égard, ce que je trouve dans une lettre de Bertin de Veaux: «Il paraît qu'il est dans la destinée du prince de Talleyrand, et dans la vôtre, de ne venir à Paris que pendant les crises ministérielles, car notre ministère n'est pas plus solide que celui de Londres. Au surplus, dans ce pays-ci, on a pris son parti de vivre au jour le jour; excepté les acteurs, personne ne pense à la pièce. Cependant, quand vous arriverez, votre salon sera bientôt plein, et c'est devant vous et devant le Prince, que tous les acteurs, grands et petits, iront poser, comme on dit à présent.»
Dans une autre lettre, il est fort question des dangers du jour, de ceux du lendemain, de vœux apparents, de velléités sourdes, de mésintelligences, d'associations, de la grande ambition de certains petits hommes, de l'humeur et de la bouderie des autres. A propos de mécomptes éprouvés par M. Decazes, on ajoute: «Ce pauvre M. Decazes a beau frapper la terre de tous côtés, il n'en peut rien faire sortir; on dit qu'il veut maintenant la place de Semonville, et qu'il a peut-être quelques chances, parce que Semonville est très commode à désobliger; il ne fait peur à personne. Cette mode d'enterrer les gens, avant qu'ils ne soient morts, ne me plaît guère; je croyais qu'on en était dégoûté depuis l'épreuve faite sur MM. de Marbois et Gaëte, qui n'a pas eu de succès dans le public. Comme, en rentrant chez soi, on se trouve bien de ne pouvoir être dépossédé de rien!»
Londres, 4 août 1834.—Il paraît certain que, la veille de l'ouverture des Cortès, on a découvert une conspiration républicaine fort étendue, dans laquelle beaucoup de personnes marquantes auraient été compromises. Palafox et Romero sont arrêtés; on dit que c'est en Galice surtout qu'ils avaient le plus de partisans; dans l'Aragon et la Catalogne ce sont les carlistes qui dominent et s'agitent. Ainsi, voilà trois drapeaux différents, sous lesquels l'Espagne se range et se divise.
Quand M. Backhouse a été trouver don Carlos sur le Donegal, celui-ci lui a dit qu'il avait entendu parler du traité de la Quadruple Alliance, mais qu'il désirait en connaître le texte. L'ayant lu, il l'a remis à M. Backhouse, sans réflexions, mais avec un sourire très ironique, qui est devenu un rire dédaigneux lorsque M. Backhouse lui a dit qu'il croyait qu'il se faisait illusion sur la force de son parti en Espagne. A cela près, le Prince a été poli et doux dans son accueil et même obligeant.
On avait annoncé la clôture du Parlement pour le 12, et la plus grande partie des membres comptaient quitter Londres même avant ce jour-là, quand le duc de Wellington a réuni, avant-hier, tous ceux de son parti chez lui; il les a priés dans l'intérêt et pour le salut de la Patrie de rester à leur poste et de profiter de leur majorité, reconnue imposante dans la question des dissenters pour défendre encore l'Église à l'occasion des autres mesures qui restent en discussion. La crainte de laisser le Clergé protestant d'Irlande sans aucun moyen d'existence, si le «Bill sur les dîmes», œuvre d'O'Connell, est rejeté, laisse, à la vérité, quelques doutes sur la marche définitive que la Chambre Haute adoptera, mais les évêques paraissent croire que ce Bill serait aussi pernicieux pour eux que l'absence de toutes mesures pécuniaires. Il est certain que la semaine actuelle est une des plus critiques; si ce Bill est rejeté, les deux Chambres se trouveront en collision. Le ministère quittera-t-il? ou bien demandera-t-il carte blanche au Roi? avancera-t-il ainsi dans la route révolutionnaire? ou bien s'en tiendra-t-il, comme le Chancelier le disait hier, à laisser le Clergé protestant d'Irlande mourir de faim? Lord Grey disait que ce ne serait pas si aisé de laisser ces prêtres mourir de faim, puisqu'une loi obligeait de pourvoir à leur existence, soit en prélevant les dîmes, soit de toute autre manière. Et quant à une fournée de Pairs, sur l'observation qu'il en faudrait nommer cent cinquante, lord Grey a dit que deux cents ne suffiraient pas, parce que toute l'ancienne Pairie, lui en tête, se révolterait contre un gouvernement assez fou et assez mauvais pour se porter à une telle extrémité. Il resterait d'ailleurs à savoir si le Roi y consentirait. Celui-ci est souffrant, triste, abattu; il en convient et surtout de sa préoccupation morale, qu'il ne cherche pas à cacher. On remarque en lui une oppression extrême et particulièrement l'affaiblissement d'un œil qu'il ne peut presque plus ouvrir.
Voici ce qui s'est passé à l'occasion de la Jarretière, vacante par la mort de lord Bathurst: le Roi l'a envoyée à lord Melbourne, comme étant son premier ministre. Celui-ci l'a respectueusement refusée, en disant qu'il suppliait le Roi de la donner à celui auquel lord Grey aurait désiré qu'elle arrivât, c'est-à-dire au duc de Grafton. Le Roi l'a, en effet, envoyée au Duc, mais celui-ci, vivement affecté de la mort de son fils favori, se sentant, d'ailleurs, âgé et hors du monde, a prié le Roi de la donner à quelqu'un qui pourrait se montrer plus souvent à ses yeux et qui serait plus utile à son service. On suppose qu'elle ira au duc de Norfolk; mais il est catholique, et ce serait le premier exemple de cette grâce donnée à un dissident religieux.
Un rude coup vient de frapper le duc de Wellington, au milieu des soucis multipliés de chef de l'opposition: Mme Arbuthnot, femme d'esprit et de sens, discrète et dévouée, amie fidèle du Duc, vient de mourir en peu de jours d'une maladie vive. Elle était dans toute la force de l'âge et d'une santé jusque-là très robuste. Le Duc a donc perdu, dans la même semaine, lord Bathurst, son plus ancien ami, et Mme Arbuthnot, sa confidente, sa consolation, son home! Les morts, les départs rendent Londres bien triste en ce moment; tout le monde a la mine longue et déconfite; on est consterné de cette mauvaise veine, qui fait que chaque jour est marqué par une catastrophe.
Londres, 5 août 1834.—Dom Miguel a, décidément, signé sa protestation. Le duc d'Alcudia et M. de Lavradio sont près de lui; ils se disposent tous à venir rejoindre don Carlos, au moindre succès de celui-ci.
Lady Holland et lady Cowper font tous leurs efforts pour que M. de Talleyrand et lord Palmerston se quittent sur de bons termes. Je comprends que les amis de celui-ci le désirent, et qu'il leur importe, d'une part, que l'on ne puisse pas s'en prendre aux inconvénients personnels de lord Palmerston de la dispersion totale du haut Corps diplomatique, et que, de l'autre, le mauvais renom du ministère anglais dans toute l'Europe ne soit pas fortifié du langage de M. de Talleyrand sur lui à Paris. On arrivera, en effet, à faire qu'ils se quitteront poliment, sans éclat, sans rupture; mais il est impossible qu'un levain qui fermente depuis si longtemps, ne laisse pas un germe de mal-être, d'embarras et de rancune. M. de Talleyrand ne saurait oublier qu'il a été traité légèrement par plus jeune et moins capable que lui. Lord Palmerston, moins impertinent, peut-être, dans les formes, s'en vengerait sur le fond des choses, et d'autant plus aisément que l'âge et la paresse de M. de Talleyrand le rendraient, chaque jour, plus facile à entraîner dans de fausses démarches. Rien ne serait donc plus mal avisé que de se remettre en présence, et malgré tous les souvenirs si doux et si satisfaisants qui m'attachent à l'Angleterre, j'avoue que j'éprouverai, à l'égard de M. de Talleyrand, un soulagement véritable à le voir hors des affaires publiques.
Londres, 6 août 1834.—C'est décidément le duc de Norfolk qui a la Jarretière.
L'Espagne demande des articles additionnels au Traité du 22 avril, dit de la «Quadruple Alliance». Elle demande à l'Angleterre des vaisseaux en croisière sur les côtes de la Biscaye; au Portugal, un corps d'armée; à la France, de l'argent, des munitions, des troupes sur la frontière française; et à ses alliés réunis, l'appui moral d'une déclaration favorable à la cause de la Régence, et qui étendrait et expliquerait plus amplement le but du premier Traité.
L'incertitude et l'ignorance prolongée des mouvements de Rodil inquiètent sur ses succès, et on attribue à l'alarme qui en résulte la baisse des fonds à Paris, les malheurs particuliers qui en sont résultés et qui ont amené de sinistres catastrophes. Les Rothschild, qui avaient inondé l'Europe d'effets espagnols, et qui en étaient restés eux-mêmes assez encombrés, sont de très mauvaise humeur et prodigieusement inquiets.
Il y a des gens d'esprit qui prétendent que le grand danger pour la Régente n'est pas dans don Carlos, mais dans le parti dit du mouvement. On est bien disposé à se ranger à cette opinion quand on songe à l'horrible propos tenu par Romero Alpuende, qui appelait les massacres du 17 juillet à Madrid: «Un léger soulagement patriotique.»
Londres, 8 août 1834.—Rodil paraît avoir obtenu, décidément, un succès très marqué sur toute la ligue des carlistes. Dans une guerre régulière cela pourrait mettre fin à la lutte, mais dans une guerre civile les règles communes ne s'appliquent plus et ce qu'on croit anéanti aujourd'hui reparaît demain.
M. de Talleyrand a pris congé du Roi avant-hier. Le Roi a été gracieux pour lui et pour moi, regrettant qu'en l'absence de la Reine, sa vie de garçon l'empêchât de m'engager à aller à Windsor où il aurait été charmé de me voir avant mon départ. Ceci est plus obligeant qu'exact, car la princesse Auguste fait les honneurs du château, des dames y sont invitées, entre autres lady Grey et sa fille; mais enfin la rédaction est gracieuse et, dans le monde, c'est tout ce qu'on peut exiger.
Le Roi a beaucoup dit encore que les affaires étaient bien sérieuses et les cartes bien mêlées, ce à quoi M. de Talleyrand a répondu: «Quant à nous, Sire, nous jouons nos cartes sur la table de Votre Majesté.»
Londres, 9 août 1834.—Je ne connais rien de si embarrassant pour des maîtres de maison que l'hostilité montrée et rapprochée des convives entre eux. Le Chancelier, auquel nous espérions avoir échappé, nous est arrivé hier au dessert. Il a prolongé notre dîner en mangeant fort à son aise et avec sa saleté ordinaire; il parlait en mangeant, touchant à tous les sujets, comme à tous les plats, sans arrêt, sans délicatesse. Nous en souffrions, surtout pour lord et lady Grey. Enfin il nous a mis tous bien mal à l'aise et a augmenté, s'il est possible, mon dégoût et mon mépris pour lui.
Lord John Russell, qui dînait chez nous, est aussi un petit radical, mais, du moins, il a toutes les habitudes de bon goût et de bonne grâce qui distinguent son père.
A propos de popularité et des frais qu'il est convenable que les grands seigneurs fassent pour les classes secondaires de la société, lord John me disait, hier, que rien ne pouvait vaincre la répugnance du duc de Bedford pour le petit monde de son entourage, et qu'un jour l'intendant, du Duc lui ayant demandé d'inviter ce monde à dîner et le Duc s'y étant refusé, l'homme d'affaires lui dit: «Mais, monsieur le Duc, par ces politesses vous épargnerez peut-être quinze mille louis aux élections prochaines.—Cela se peut, répondit le Duc, mais l'argent dépensé à m'éviter de l'ennui et de la déplaisance me paraîtra fort bien employé. Je payerai les quinze mille louis, mais je ne donnerai pas de dîner.» Le duc de Bedford est cependant très magnifique, très charitable, faisant faire des travaux considérables uniquement pour employer les pauvres du Comté. Eh bien! il n'y est pas populaire; l'amour-propre blessé des classes intermédiaires se fait plus sentir que les besoins satisfaits des indigents ne se font jour.
Lord, lady Grey, leurs enfants, avaient, disaient-ils, envie de se distraire, de changer le cours de leurs idées, d'aller en France et de nous y faire visite; mais l'espèce de triomphe qui y serait décerné à lord Grey a épouvanté le ministère actuel, qui aurait craint la comparaison entre les honneurs rendus à leur victime et la déconsidération sous laquelle ils gémissent. Aussi a-t-on persuadé à lord Grey que s'il se rendait en France maintenant, il aurait l'air d'y aller pour chercher une ovation et que ce serait manquer de délicatesse; nous ne l'y verrons donc pas. Je le regrette pour lui; je crains que dans la disposition irritée et pénible dans laquelle il se trouve, la solitude et l'ennui ne lui fassent un mal réel, ainsi qu'à sa femme, qui est plus blessée et plus profondément atteinte que lui-même. Lord Grey s'est, moralement et physiquement, détruit aux affaires; quelle différence s'il s'en était éloigné six semaines plus tôt, en même temps que les quatre membres vraiment distingues et honorables du Cabinet! Lord Grey se serait alors retiré avec tous les honneurs de la guerre au lieu de mettre bas les armes!
Le goût des voyages a, du reste, gagné tout le monde, et le Chancelier, comme les autres, voulait employer ses vacances à faire un pèlerinage pittoresque et amoureux aux bords du Rhin, à la suite de Mrs Peter. Mais, à ce qu'il m'a dit, hier, lui-même, le Roi n'a pas voulu le lui permettre; depuis lord Clarendon, aucun Chancelier d'Angleterre n'a quitté le pays, et ce précédent n'est pas encourageant, car ce Chancelier-là n'était en voyage que parce que son Roi était en fuite. D'autres personnes disent que le Roi n'est pour rien dans les changements de projets de lord Brougham, mais que l'obligation de céder quatorze cents louis de son traitement pour établir une Commission des sceaux en son absence est la véritable cause qui le fait rester.
Londres, 11 août 1834.—Lord Palmerston nous a donné un dîner d'adieu. C'est dans son goût: il aime à fêter les partants; mais il ne s'était pas donné grand'peine pour la réunion. Il n'y avait, outre quelques diplomates inférieurs, que Mrs Peter; pas un Anglais considérable, personne de ceux réputés nos amis. C'était un acquit de conscience, ou plutôt de mauvaise conscience, et voilà tout. Peut-être lord Palmerston a-t-il plus de haine contre les Lieven que contre nous, mais il affichera autant de dédain pour les uns que pour les autres.
A dîner, il a amené, à propos des Flahaut, une petite explication sur ce qu'il n'avait accepté aucune de nos invitations. Je lui ai dit à ce sujet, moitié riant, moitié aigrement, quelques petites vérités qui ont assez bien passé! Il y a eu beaucoup de sous-entendus, de hints, de coups de patte, dans notre conversation, qui m'a rappelé celles du bal de l'Opéra où la pensée est d'autant plus vraie que l'apparence est plus voilée et dissimulée. Je me suis amusée aussi à faire peur au jeune homme, comme l'appelait Mme de Lieven. Il a cru qu'il devait se montrer fort désireux de notre prompt retour; je l'ai pris au mot, en lui disant que j'allais plus loin que lui, et que j'étais d'avis que M. de Talleyrand ne partît pas du tout. Il a pris, alors, une figure toute sotte et, revirant de bord, il n'a cessé de dire que le changement d'air était nécessaire, indispensable, qu'on avait besoin de se renouveler au physique et au moral; enfin, il ne voulait plus que nous faire partir au plus vite.
Je l'ai regardé, et de près, hier; il est rare d'avoir, aussi bien que lui, le visage de son caractère. Les yeux sont ternes et fauves; son nez retroussé, impertinent; son sourire amer, son rire forcé; rien d'ouvert, ni de digne, ni de comme il faut, ni dans ses traits, ni dans sa tournure; sa conversation est sèche, mais, je l'avoue, elle ne manque pas d'esprit. Il y a, en lui, une empreinte d'obstination, d'arrogance et de mauvaise foi que je crois être un reflet exact de sa nature véritable.
Londres, 12 août 1834.—Il est difficile, malgré le peu de progrès de don Carlos, d'être rassuré sur l'état de l'Espagne. Le général Alava, qui y retourne après beaucoup d'années d'exil, paraît frappé de la démoralisation et de la confusion qu'il y remarque; tous les liens naturels sont détruits par l'esprit de parti; la férocité et la violence de ces fanatiques méridionaux ne se tournent plus contre l'étranger, mais se replient cruellement sur eux-mêmes. L'esprit républicain gagne partout où l'esprit religieux n'appuie pas le parti légitimiste; il apparaît, avec tout le pathos, devenu trivial, du langage révolutionnaire dans l'adresse des Procuradores à la Régente. Déjà, le ministère est en lutte, dès le début des Cortès, avec cette seconde Chambre, et on ne saurait imaginer comment le faible gouvernement d'une telle régence pourra triompher de tant de mauvaises conditions.
J'ai vu, dernièrement, chez lord Palmerston, auquel la Régente l'a envoyé, un portrait de la petite Reine Isabelle II. Elle n'a, sur ce portrait, aucune des grâces de l'enfance; elle paraît avoir des yeux insignifiants et la méchante bouche de son père; c'est, en tout, une laide petite Princesse. C'est dommage, les femmes destinées au trône, et surtout aux trônes contestés, ne sauraient presque, sans péril, se passer de beauté.
L'espèce de banqueroute déclarée par M. de Toreno et qui atteint, d'une manière si fatale, une foule de petits rentiers, à Paris, y dépopularise la cause de la petite Reine. Il me semble que c'est une sorte de bonheur; car si la vanité et la furia francese avaient poussé le gouvernement à prendre une part trop effective au succès de cette petite voisine, il se serait trouvé entraîné dans une série d'embarras et dans une solidarité de dangers, dont les conséquences eussent été incalculables. Le Roi Louis-Philippe a tout ce qu'il faut de discernement et d'éveil sur ses propres intérêts dynastiques pour ne pas rester froid et en arrière dans cette lutte qui ne peut, en définitive, tourner que désagréablement pour lui, soit que l'anarchie triomphe sous le drapeau d'Isabelle II, soit que la légitimité l'emporte avec don Carlos. Dans cette double et importune alternative, il ne serait pas convenable de heurter, par une intervention précise, nos autres voisins, car nous avons des voisins et non pas des alliés. L'Angleterre, seule, est en alliance avec nous, mais, ruinée comme elle l'est par tant de plaies intérieures, peut-elle peser encore de tout son poids dans les destinées européennes? Non, sans doute, et il faut bien qu'elle en ait la conscience, puisque ni dans la question d'Orient, ni dans aucune de celles qui se sont présentées depuis deux ans, l'Angleterre n'a soutenu, par ses actions, la jactance de son langage.
Le choléra continue ses ravages à Madrid: il atteint surtout les classes élevées et particulièrement les femmes. Il reparaît aussi, quoique légèrement, à Paris et à Londres.
Londres, 13 août 1834.—Le «Bill sur les dîmes d'Irlande» a été rejeté, comme on s'y attendait à la Chambre des Pairs, à une si grande majorité qu'il est difficile de créer assez de nouveaux Pairs pour changer la balance. Et cependant comment se figurer la prochaine session s'ouvrant avec la même Chambre Haute et avec le même ministère? Celui-ci déclare ne vouloir pas quitter la partie, ne compter pour rien la Chambre des Pairs, marcher uniquement avec les Communes et ne se soucier ni du Clergé, ni de la Pairie, et probablement fort peu de la Royauté. Ce sera à celle-ci de se prononcer. Hélas! elle est bien peu éclairée!
Lord Grey me disait qu'il ne partageait pas l'opinion du Chancelier, qui ne voulait voir d'autres obstacles que ceux venant de la Chambre Haute; il croit qu'il y en aura aussi de très vifs aux Communes où M. Stanley, l'ex-ministre, se prépare, dit-on, à faire la guerre la plus acharnée à l'administration actuelle. Lord Grey s'est abstenu de paraître à la Chambre des Pairs; il a cru qu'il serait peut-être obligé de parler, et que, ne pouvant s'empêcher d'exprimer son aversion pour l'alliance du Cabinet avec O'Connell, il aurait fait évidemment un tort au ministère dont il ne veut pas être coupable.
Londres, 14 août 1834.—Les Grands d'Espagne ont, à ce qu'il paraît, le ton fort libre et fort dégagé avec leurs souverains, avec lesquels ils fument des cigares et dont, souvent, ils achèvent ceux commencés: le duc de Frias, jadis ambassadeur ici, distrait, bizarre, ridicule et ne se gênant avec personne, est revenu, il y a quelque temps, passer quatre jours à Londres; il a voulu aller au Lever du Roi et, approchant sa grotesque petite figure, il a dit au Roi: «Vous devez me connaître.» Le Roi, qui d'abord ne se souvenait pas trop de lui, et choqué de cette façon dégagée, répondit: «Non, je ne vous connais pas.—J'étais ambassadeur ici quand vous n'étiez que duc de Clarence,» répliqua le petit Duc. Sur quoi le Roi, presque en colère et faisant un geste pour le faire passer, répéta vivement: «Non, non, je ne vous connais pas.» Et, s'adressant au ministre des Pays-Bas qui suivait, il lui demanda tout haut: «Quel est cet arlequin?» Cela a fait une assez drôle de scène.
Londres, 18 août 1834.—Depuis plusieurs jours, soumise à l'influence cholérique qui domine à Londres, vivement agitée de la maladie de mes amis, importunée de tous les préparatifs de mon prochain départ, j'ai négligé mes notes. J'aurais voulu y retracer quelques-uns de mes derniers souvenirs de Londres, qui se sont obscurcis par la maladie, l'inquiétude, les regrets, mais qui ne m'en sont pas moins précieux.
J'ai vu le duc de Wellington et lord Grey me dire adieu avec une expression d'amitié et d'estime qui m'est très honorable. Je laisse ce dernier, cherchant, pour échapper à des retours pénibles sur lui-même, à se faire quelque illusion sur la marche trop rapide des affaires du pays; il les a mises dans une voie dont ses successeurs accélèrent la pente.
Le duc de Wellington voit les choses aussi sombres qu'elles le sont, mais décidé à lutter jusqu'à la dernière minute, il ne sait pas ce que c'est que le découragement; non pas qu'il veuille faire de l'opposition à toutes les propositions du ministère, non pas que, systématiquement, il veuille entraver l'administration et arrêter les rouages du gouvernement; il est trop honnête homme pour cela; mais il croit de son devoir, et de celui de la Chambre Haute, de se placer comme une digue et une barrière protectrice des bases anciennes et fondamentales de la Constitution. La personnalité du Roi est un obstacle à presque toutes les chances de salut; le successeur, une enfant, présente encore plus d'inconvénients peut-être, et d'autant plus, que sa mère, Régente future, paraît joindre beaucoup d'obstination à des idées fort étroites.
Il est impossible de ne pas songer avec effroi à l'avenir de ce grand pays, si brillant encore, si fier, il y a quatre ans, quand j'y suis arrivée, si terni aujourd'hui que je le quitte, peut-être pour toujours.
Je n'admets pas la chance d'y voir revenir M. de Talleyrand: trop de bonnes raisons se pressent pour l'en détourner; je les ai détaillées dans une lettre que je lui ai écrite et qui peint assez exactement sa position, aussi je veux, pour la conserver, l'insérer ici:
«J'ai de grands devoirs à remplir envers vous; je n'en suis jamais plus pénétrée que lorsque votre gloire me paraît compromise. Je vous irrite parfois un peu en vous parlant, je me tais alors, avant d'avoir dit toute ma pensée, toute la vérité. Permettez-moi donc de vous l'écrire, et veuillez passer sur ce que les mots pourraient avoir de déplaisant, en faveur du dévouement consciencieux qui les dicte. Sans prétendre, d'ailleurs, m'attribuer une grande part d'intelligence, je ne puis la croire bornée, lorsqu'il s'agit de vous que je connais si bien et dont je suis placée pour juger les difficultés et apprécier les embarras. Ce n'est donc pas légèrement que je vous engage à quitter les affaires et à vous retirer de la scène où une société en désordre se donne tristement en spectacle. Ne restez pas plus longtemps à un poste où vous seriez, nécessairement, appelé à démolir l'édifice que vous avez soutenu avec tant de peines. Vous savez à quel point j'éprouvais, dès l'année dernière, des craintes, en vous voyant revenir en Angleterre. Je pressentais tout ce que votre tâche, avec les instruments donnés, pouvait vous préparer de dégoûts; mes prévisions, convenez-en, se sont réalisées en grande partie. Cette année-ci la question s'est encore aggravée de mille incidents fâcheux: songez aux circonstances dont vous seriez entouré! Et permettez-moi de vous les signaler. Que voyons-nous en Angleterre? Une société divisée par l'esprit de parti, agitée par toutes les passions qu'il inspire, perdant chaque jour de son éclat, de sa douceur, de sa sûreté; un Roi sans volonté, principalement influencé par celui de ses ministres dont vous avez le plus à vous plaindre; et ce ministre, léger, présomptueux, arrogant, n'ayant pour vous aucun des égards que votre âge et votre position exigent, quelles entraves ne met-il pas aux affaires? Sa pensée unique est de faire triompher ses propres idées, bien loin de s'éclairer des vôtres; il vous promène d'incertitudes en incertitudes, vous jette dans la contradiction, l'ignorance et le vague, fait à côté de vous les affaires qu'il devrait faire avec vous, et se glorifie ensuite du succès de sa fausseté ou de son dédain. Est-ce avec un pareil homme que vous conserveriez plus longtemps l'attitude imposante qu'il vous convient de garder? Ne sentez-vous pas qu'elle est déjà changée dans le fond, qu'elle ne tarderait pas à l'être aux yeux du public? Croyez-vous, d'ailleurs, que le rôle d'ambassadeur grand seigneur, d'homme de conservation tel que vous, puisse convenir auprès d'un gouvernement entraîné par le mouvement révolutionnaire, lorsque vous n'avez déjà que trop à lutter avec un mouvement analogue dans le pays que vous représentez? L'alliance établie par vous sur la base du bon ordre, de l'équilibre, de la conservation, pourrait-il vous plaire de la continuer sur celle des sympathies anarchiques? Ne perdez pas de vue, non plus, que l'appui et la consolation que vous avez trouvés, pendant plusieurs années, dans l'amitié, la confiance, le respect, le bon esprit de vos collègues, vous manqueraient, maintenant que le Corps diplomatique de Londres n'est plus le même. La nouvelle Espagne, le nouveau Portugal, l'informe Belgique y paraissent seuls, et sous des formes impertinentes ou vulgaires. Vous trouvant ainsi isolé en Angleterre, et soumis à tant de mauvaises conditions, sur quoi vous appuieriez-vous? Est-ce sur le gouvernement que vous représentez? Les petitesses, les indiscrétions, la vanité, l'intrigue qui règnent à Paris, vous n'avez pu les dominer que du haut de votre position à Londres; mais ce n'est pas avec le soutien de nos petits ministres, qui sont plus à lord Granville qu'à nous, que vous en imposeriez ici. Vous y êtes venu, il y a quatre ans, non pour faire votre fortune, votre carrière, votre réputation; tout cela était fait depuis longtemps; vous y êtes venu, non pas davantage par affection pour les individus qui nous gouvernent, et que vous n'aimez, ni n'estimez guère; vous n'y êtes venu que pour rendre, à travers un tremblement de terre, un grand service à votre pays! L'entreprise était périlleuse à votre âge! Après quinze ans de retraite, reparaître au moment de l'orage et le conjurer était une œuvre hardie! Vous l'avez accomplie, que cela vous suffise; vous ne pourriez désormais qu'en affaiblir l'importance. Souvenez-vous des paroles, si vraies, de lord Grey: A un âge avancé, quand on a conservé sa santé et ses facultés, on peut encore en temps ordinaire, s'occuper utilement des affaires publiques; mais il faut, dans les temps de crise, comme ceux dans lesquels nous vivons, un degré d'attention, d'activité et d'énergie, qui n'appartient qu'à la force de la vie et non à son déclin. En effet, dans la jeunesse, tout moment est bon pour entrer en lice; dans la vieillesse, il ne s'agit plus que de bien choisir celui pour en sortir. Lord Grey offrait ici une dernière digue, déjà trop faible, à l'esprit révolutionnaire; vous y avez été la dernière digue aux luttes des puissances entre elles. Lord Grey a senti trop tard qu'il était emporté par le torrent, ne sentez pas trop tard, vous, que votre influence est devenue aussi insuffisante que la sienne. Un dernier rayon de lumière est venu éclairer les nobles et touchants adieux de lord Grey, sa retraite est devenue un triomphe; un jour de plus, il était effacé! Que les deux derniers champions de la vieille Europe quittent donc en même temps la scène publique; qu'ils emportent, dans la retraite, la conscience de leurs efforts et de leurs services, et que l'histoire fasse, un jour, ce rapprochement honorable pour tous deux. C'est ainsi, mais ce n'est qu'ainsi, que je comprends le dénouement de votre vie politique. Toutes les considérations qui pourraient vous le faire envisager différemment me paraîtraient indignes de vous. Pourriez-vous, en effet, faire entrer dans la balance un peu plus ou un peu moins d'amusement et de ressources sociales? Faut-il compter pour quelque chose la petite agitation des dépêches, des courriers, des nouvelles? L'intérêt qui en résulte n'est que trop souvent le hochet d'un enfant. Devrions-nous, même, songer au plus ou moins de tranquillité matérielle? Les secousses, les tourmentes révolutionnaires sont-elles finies en France? Je n'en sais rien. Sont-elles plus ou moins prochaines en Angleterre? Je l'ignore. Faudra-t-il redouter la solitude? Chercher la distraction des voyages? Quels seront, en un mot, les détails de la vie privée? Peu nous importe. Je suis plus jeune que vous, et je pourrais plus naturellement, peut-être, y faire quelque attention; mais je croirais indigne de votre confiance, et de la vérité que j'ose vous dire aujourd'hui, si un retour quelconque sur mes convenances personnelles me faisait vous la dissimuler. Quand, comme vous, on appartient à l'histoire, on ne doit pas songer à un autre avenir qu'à celui qu'elle prépare. Elle juge plus sévèrement, vous le savez, la fin de la vie que son début. Si, comme j'ai l'orgueil de le croire, vous attachez du prix à mon jugement autant qu'à mon affection, vous serez aussi vrai avec vous-même que je me permets de l'être en ce moment, vous renoncerez aux illusions volontaires, aux arguties spécieuses, aux subtilités de l'amour-propre, et vous mettrez fin à une situation qui bientôt vous déplacerait autant aux yeux des autres qu'aux miens. Ne marchandez pas avec le public. Imposez-lui son jugement, ne le subissez pas; déclarez-vous vieux, pour qu'on ne vous trouve pas vieilli; dites noblement, simplement, avant tout le monde: l'heure a sonné!»
Dom Miguel est parti de Gênes, on l'a rencontré à Savone: cela déplaît tout particulièrement à lord Palmerston!
Londres, 19 août 1834.—Il paraît que pendant que dom Miguel était à Savone, on a vu en mer plusieurs bâtiments, qui ont arboré le pavillon anglais, et qui ont fait force signaux, d'après lesquels dom Miguel serait retourné à Gênes: voilà ce qu'on disait hier sans y joindre d'autre explication.
Londres, 20 août 1834.—M. de Talleyrand a quitté, hier, Londres, probablement pour ne plus y revenir; c'était, du moins, ce qu'il disait.
Il y a toujours quelque chose de solennel et de singulièrement pénible à faire une chose pour la dernière fois, à quitter, à s'absenter, à dire adieu, quand on a quatre-vingts ans. Je crois qu'il en avait le sentiment; je suis sûre de l'avoir eu pour lui. D'ailleurs, entourée de malades, malade moi-même, touchant à l'anniversaire de la mort de ma mère qui est aujourd'hui, me souvenant de tout ce qui m'est arrivé de si heureux et de si doux en Angleterre, et me voyant à la veille de tout quitter, je me suis sentie extrêmement faible et découragée; j'ai dit adieu à M. de Talleyrand avec le même serrement de cœur que si je ne devais pas le revoir dans quatre jours, et j'aurais pu lui dire aussi comme je disais à Mme de Lieven: «Je pleure mon départ dans le vôtre.»
Les dernières impressions que M. de Talleyrand a emportées de sa vie publique ici n'ont pas été précisément agréables. Après un grand nombre d'heures passées au Foreign Office, en regard de M. de Miraflorès, de M. de Sarmento et de lord Palmerston, qui s'est fait beaucoup attendre, comme à son ordinaire, ils ont enfin signé, au milieu de la nuit, des articles additionnels assez peu importants, au traité du 22 avril de la Quadruple Alliance. Lord Palmerston aurait voulu donner plus d'extension à ce traité, tandis que M. de Talleyrand, au contraire, désirait plutôt en restreindre les obligations. L'absence de Paris de lord Granville avait laissé le gouvernement français libre de toute obsession de ce côté, aussi il a tenu bon; il a autorisé M. de Talleyrand à rester dans la mesure qu'il voulait et lord Palmerston en a été pour ses velléités, lord Holland pour sa rédaction et Miraflorès pour ses sauteries.
Il y a deux anecdotes que j'ai trop souvent entendu conter à M. de Talleyrand pour qu'elles aient encore le même mérite pour moi, mais elles m'ont paru assez piquantes, la première fois que je les ai entendues, pour que je veuille les écrire ici. Elles se rattachent, toutes les deux, aux campagnes de l'Empereur Napoléon qui ont fini par la paix de Tilsitt.
L'Empereur reçut à Varsovie, où il s'arrêta pendant une partie de l'hiver de 1806 à 1807, un ambassadeur persan [34], qui, à ce qu'il paraît, était homme d'esprit. Du moins, M. de Talleyrand prétend que l'Empereur Napoléon ayant demandé au Persan s'il n'était pas un peu surpris de trouver un Empereur d'Occident si près de l'Orient, l'ambassadeur répondit: «Non, Sire, car Tahmasp-Kouli-Khan a été encore plus loin.» J'ai toujours soupçonné la réalité de cette réplique que je crois avoir été inventée par M. de Talleyrand, dans un de ses moments d'humeur contre l'Empereur, humeur qu'il répandait en petites malices, et le plus qu'il pouvait, en les mettant dans la bouche d'autrui. Il y en a d'autres, cependant, dont il n'a pas renié la paternité, et que je lui ai entendu dire de premier jet, entre autres ce mot dit en 1812, si souvent répété depuis, appliqué à tant de choses, qui est devenu du domaine public, et presqu'une locution commune: «C'est le commencement de la fin!» Cette malheureuse campagne de 1812 inspira plus d'un mot piquant à M. de Talleyrand. Je me souviens qu'un jour, M. de Dalberg vint dire, chez ma mère, que tout le matériel de l'armée était perdu: «Non pas,» dit M. de Talleyrand, «car le duc de Bassano vient d'arriver.» Le duc de Bassano était, tout particulièrement alors, l'objet de la déplaisance de M. de Talleyrand, et cela se comprend. L'Empereur avait désiré rappeler M. de Talleyrand aux affaires; il avait été convenu que celui-ci le suivrait à Varsovie, mais cela devait rester secret jusqu'au jour du départ. L'Empereur en prévint, cependant, le duc de Bassano, qui, inquiet d'un retour de faveur qui pouvait menacer la sienne, vint le dire à sa femme; celle-ci se chargea de faire manquer la chose: elle se servit pour cela de M. de Rambuteau, bavard, important et mielleux, prétentieux et souple, qui se croyait amoureux de la Duchesse et valetaillait auprès du mari. M. de Rambuteau donc, bien endoctriné par la duchesse de Bassano, s'en fut partout colporter la nouvelle du voyage à Varsovie, disant que M. de Talleyrand s'en vantait et le confiait à tout le monde. L'Empereur en prit de l'humeur, et M. de Talleyrand resta en France, à préparer ses représailles...
Mais pour en revenir à la seconde histoire que M. de Talleyrand raconte souvent, la voici. Il dit que cet ambassadeur persan, qui faisait des réponses si spirituelles et si fines à l'Empereur Napoléon, était un homme de haute taille, de belle mine, de beaucoup de dignité et de présence d'esprit, tandis qu'un autre ambassadeur d'Orient, celui de Turquie [35], qui avait été aussi à Varsovie complimenter l'Empereur Napoléon, était un petit homme court, épais, commun et ridicule. A un grand bal chez le comte Potocki, ces deux ambassadeurs montant en même temps l'escalier, le petit Turc s'élança pour entrer dans la salle de bal avant son collègue; celui-ci, se voyant dépassé, étendit son bras de façon à en faire une espèce de joug, sous lequel il laissa alors tranquillement passer le Musulman.
Londres, 22 août 1834.—Les ministres anglais ont voulu insérer dans le discours prononcé par le Roi, à la clôture du Parlement, une phrase très offensante pour la Chambre Haute, en punition de son rejet du «Bill sur les dissenters», et de celui «sur les dîmes du clergé protestant d'Irlande». Mais le Roi s'y est opposé, et avec assez de fermeté pour qu'après une lutte plutôt vive et prolongée, qui a retardé l'heure de la séance royale, cette phrase ait été abandonnée.
La Reine est revenue de son voyage. Elle a été reçue avec pompe et cordialité par la ville de Londres, dont les premiers magistrats ont été à sa rencontre. Sa santé est meilleure. Je pense avec plaisir à toutes les consolations que la Providence, dans son équité, lui réserve.
M. de Bülow annonce qu'il a demandé un congé pour affaires de famille et qu'il est sûr de l'obtenir. Il dit vouloir aller à La Haye, pour y faire tête à l'orage, et, après l'avoir conjuré là, aller affronter plus hautement celui qu'il prévoit à Berlin. Je crois, en effet, qu'il ira à La Haye, mais bien plus pour rentrer en grâce par quelques platitudes que pour vider la querelle à coups de lance; il ne veut arriver à Berlin qu'après avoir été gracié à La Haye; c'est du moins là mon opinion.
Londres, 23 août 1834.—Je termine ici mon journal de Londres avec le regret de ne l'avoir pas commencé plus tôt. Il aurait eu peut-être plus d'intérêt. Mais je n'avais, il y a quatre ans, quand je suis arrivée dans cette ville, ni bons souvenirs du passé, ni intérêt au présent, ni pensée d'avenir; ne demandant alors aux journées, à mesure qu'elles se succédaient, qu'un peu de distraction, je ne songeais pas à ce qui les marquait plus particulièrement l'une après l'autre...
Douvres, 24 août 1834.—J'ai été tout étonnée de trouver qu'on m'attendait ici et tout le long de la route. Le duc de Wellington, qui la suit pour se rendre à Walmer Castle, sa résidence comme gouverneur des Cinq Ports, m'avait annoncée. Une même famille Wright, gens tout à fait comme il faut, tient presque toutes les auberges sur cette route.
L'année dernière, j'avais été, après une tempête, recueillie ici par une très jolie Mrs Wright, qui tenait l'hôtel du Ship; elle avait l'air d'une reine; ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai appris qu'elle l'avait été, mais de théâtre, et que ses extravagances avaient ruiné son mari. L'hôtel est tenu maintenant par des gens nommés Waburton qui y mettent de la magnificence. J'ai encore été frappée de la respectueuse politesse avec laquelle on est accueilli en Angleterre dans les auberges, aux relais de poste; du bon langage, des manières convenables, chez les gens les plus inférieurs. Sur la route, on me parlait du duc de Wellington, de la mort de Mrs Arbuthnot, du passage de M. de Talleyrand, du désir de nous voir revenir en Angleterre, et de tout cela dans une mesure charmante.
Je vais partir sur un paquebot français; le temps est beau, la mer est calme. Adieu donc à l'Angleterre, mais non pas au souvenir des quatre belles années que j'y ai vécu, et qui ont passé avec une rapidité qui s'explique par l'intérêt des événements et les motifs particuliers de satisfaction et de douceur que j'y ai trouvés! Adieu encore à cette terre hospitalière dont je ne m'éloigne qu'avec les regrets de la reconnaissance!
Paris, 27 août 1834.—Je suis arrivée ici hier au soir à dix heures. J'ai trouvé M. de Talleyrand qui m'attendait. L'impression générale qu'il m'a faite, était d'être assez triste et ennuyé; cependant il se dit fort content du Château [36], où il paraît être très à la mode. Il dit aussi qu'il est tellement populaire à Paris, que les passants s'arrêtent devant sa voiture et lui tirent leur chapeau; mais malgré tout cela, il répète qu'il ne connaît personne ici, qu'il s'y ennuie, que tout le monde est vieilli, usé.
Paris, 28 août 1834.—J'ai été hier à Saint-Cloud: le Roi m'a fait l'honneur de causer beaucoup avec moi, peut-être trop, car il m'a fallu dire quelque chose de mon côté, et c'est un lieu où je n'ai jamais qu'une envie, celle de me taire. Cependant cette conversation a eu beaucoup d'intérêt, car le Roi qui a de l'esprit sur tout, et de l'intelligence de tout, a parlé aussi de tout: l'Angleterre actuelle, dont la dégringolade n'est pas rassurante pour ses voisins; la retraite de lord Grey, qui a affligé ici; le départ de don Carlos d'Angleterre; le plus ou moins de part qu'y avait eu le duc de Wellington, qu'on en suppose l'auteur, ce que j'ai vivement réfuté, croyant ma conscience engagée à le faire; puis l'intervention en Espagne, puis la loi salique; enfin, tout ce qui préoccupe en ce moment, le Roi en a parlé, et fort bien parlé. Il a beaucoup insisté sur ce qu'à lui seul, il s'était opposé à l'intervention immédiate que voulaient les ministres; en me disant cela, il fermait sa grosse main, et me montrant le poignet: «Voyez-vous bien, madame? Il m'a fallu retenir, par les crins, des chevaux qui n'ont ni bouche ni bride.»
A propos de la loi salique, il m'a dit: «Je suis «loi salique» jusqu'au bout des doigts: les Ducs d'Orléans l'ont toujours été, ma protestation en fait foi; mais quand je luttais pour elle, on trouvait que c'était m'ôter des chances que de la détruire, aussi tout le monde s'est prêté à sa destruction, au lieu de m'aider à la faire maintenir; on m'a laissé seul contre les vanités et les ignorances françaises et toutes les autres difficultés; puis, maintenant, on me reproche d'avoir abandonné ma propre cause dans celle de don Carlos. Je n'ai aucune haine contre lui, aucune affection pour Isabelle, mais on a voulu que les choses tournassent comme elles l'ont fait. Ce sont les deux années qui ont précédé mon règne qui ont préparé ce qui se passe aujourd'hui dans la Péninsule et qui est déplorable. Du reste, que ce soit l'anarchie sous Isabelle, ou l'Inquisition sous don Carlos qui triomphe, je puis être importuné, mais non pas ébranlé par ce voisinage. Nous avons fait des progrès immenses au dedans, mais je conviens qu'il reste beaucoup à faire encore, et avec quels instruments!»
Le Roi est alors entré dans beaucoup de détails sur la pesanteur de sa charge, et il a fini par dire: «Madame, songez donc qu'il faut, pour que les choses aillent, que je sois le Directeur de tout et le Maître de rien.»
A propos de l'état de l'Angleterre, et des complications qui y surviendront par suite de l'âge et du sexe de l'héritière du trône, le Roi a dit: «Quelle déplorable chose, dans un temps comme celui-ci, que toutes ces petites filles Rois!!» Il est parti de là pour faire un morceau, vraiment très éloquent, sur les inconvénients des règnes de femmes; puis, tout à coup, il s'est arrêté, m'a fait une phrase polie, avec une sorte d'excuse qui n'était nullement nécessaire, et je lui ai dit que je croyais qu'on pouvait dire des femmes cc que M. de Talleyrand disait de l'esprit, que servant à tout, elles ne suffisaient à rien.
Le Roi m'a longuement entretenue ensuite des restaurations de Versailles et de Fontainebleau. Il a fait remeubler la chambre de Louis XIV, à Versailles, telle qu'elle était, c'est-à-dire avec une tenture brodée par les demoiselles de Saint-Cyr. Un panneau représente le sacrifice d'Abraham; le second, celui d'Iphigénie; le troisième, les amours d'Armide. Le Roi a fait replacer, dans cette même chambre, un portrait de Mme de Maintenon donnant une leçon à Mlle de Nantes. Versailles sera le vrai musée de l'histoire de France. Je sais gré au Roi de son respect pour la tradition; les monuments historiques lui devront beaucoup.
Quelle triste lettre que celle qu'Alava m'écrit de Madrid. Il fait de l'Espagne le plus déplorable tableau et ne prévoit qu'une série de circonstances plus fatales les unes que les autres. Il me dit que l'ignorance et la présomption y sont poussées au dernier degré, et que le demi-savoir, importé de France et d'Angleterre, y fait peut-être encore plus de mal que l'ignorance complète. La banqueroute est flagrante, le choléra y a été plus hideux qu'ailleurs, augmenté par la stupidité du peuple, qu'on voyait aux enterrements des cholériques manger des concombres et des tomates crus, tandis que la Junte de santé, à Ségovie par exemple, ordonnait que, dans toute maison frappée par l'épidémie, tous les meubles du décédé seraient brûlés, tous les survivants enfermés à l'hôpital, y compris le prêtre qui aurait assisté le mourant.
Paris, 29 août 1834.—Que tout le monde est agité, affairé à Paris! comme les esprits travaillent! comme la tranquillité, le calme sont choses inconnues ici! Cependant, il y a des progrès, des améliorations, mais sans régularité, sans mesure! Tant de petites intrigues, de petites passions, de petites combinaisons travaillent les hommes, qui ne savent jouir de rien de ce qui est bon, ni reposer leur pensée dans un avenir de quiétude! Cette vie fiévreuse est dévorante, et je trouve tous les membres du Cabinet français vieillis d'une façon effrayante! Ce sont tous de petits vieillards, qui ont la plus triste mine du monde!
M. Thiers a passé par une série de dégoûts et d'embarras qui lui ont fait désirer sa retraite; il s'est senti humilié et découragé. Le Roi l'a soutenu, remonté, protégé, et n'a pas été fâché de faire sentir cette protection; il a même dit: «Il n'y a pas de mal que messieurs les gens d'esprit s'aperçoivent de temps en temps qu'ils ont besoin du Roi.»
M. le duc d'Orléans est venu passer une heure chez moi. Il est désireux de se marier et décidé à le faire; fatigué tout à la fois de la vie dissipée et des frivolités de jeune homme qui lui nuisent et le diminuent, dégoûté de l'inactivité réelle de sa vie publique, il désire un intérieur, une maison; il veut prendre racine, grouper autour de lui, se fixer, s'asseoir; se vieillir enfin. Toutes ces vues sont sages et convenables.
Le choix pour sa femme est d'autant plus difficile à faire, qu'il y a plus de préventions que jamais à vaincre. La grande-duchesse de Russie serait ce qu'il y aurait de plus éclatant, mais voudrait-on de lui? Puis, il y a quelques regrets poétiques donnés ici à la Pologne, qui ne rendraient ce mariage ni agréable en France, ni peut-être possible en Russie. Une archiduchesse d'Autriche ne serait pas bien facile non plus à obtenir et, d'ailleurs, il semble qu'il y ait quelque mauvais sort attaché à ces alliances-là. La nièce du Roi de Prusse, pour laquelle penche Louis-Philippe, paraît d'un extérieur chétif, d'une santé délicate, les habitudes de son éducation sont rétrécies, et les sujets de collision qui peuvent naître entre deux puissances qui se disputent le Rhin, éloignent M. le duc d'Orléans de la princesse de Prusse. Celle qui, par les rapports qui en ont été faits, plaît davantage au jeune Prince, c'est la seconde fille du Roi de Würtemberg: elle est grande, bien faite, jolie, spirituelle, animée. Elle a de qui tenir: sa mère, la grande-duchesse Catherine de Russie, était une des femmes les plus distinguées de son temps, et, quand elle le voulait, parfaitement agréable; mais aussi, elle était ambitieuse, intrigante, agitée, et j'espère que la ressemblance de la fille à la mère n'est pas générale. M. le duc d'Orléans a voulu l'avis de M. de Talleyrand et le mien; nous avons demandé quelque temps de réflexion.
Le Prince s'est annoncé à Valençay pour le commencement d'octobre, afin de reparler plus à notre aise de tout ceci. Il a de la raison, de la justesse d'esprit, de l'ambition, de fort bonnes qualités, mais ce qu'il y a de bien comme ce qui lui manque exige également que sa femme soit distinguée.
On dit le maréchal Gérard peu satisfait de son poste de ministre de la Guerre. Il paraît qu'il ne l'a occupé que sur la promesse d'un portefeuille pour son beau-frère, M. de Celles; idée folle et impraticable, mais sur laquelle on s'était engagé afin de le décider, et après, on ne s'est pas fait scrupule de lui manquer de parole.
Quant au mariage du Prince Royal, je vois que la question de religion est, pour lui, une chose indifférente, secondaire pour le Roi, et que la Reine seule tiendrait à une conversion préalable; mais ce ne sera jamais sur ce point qu'il y aura rupture.
Les exigences exagérées du Roi de Naples pour les conditions dotales de la princesse Marie ont suspendu toute idée de mariage de ce côté-là. C'est un regret général dans la famille royale, excepté de la part de la Princesse elle-même, qui rêve de continuer ici l'existence de sa tante, qu'elle trouve charmante.
Paris, le 30 août 1834.—D'après ce que m'a dit M. Thiers, le Roi, à la retraite du maréchal Soult, a pensé à appeler M. de Talleyrand à la présidence du Conseil. Cette idée se présente même encore à son esprit lorsqu'il songe à la retraite probable du maréchal Gérard. Mais M. de Talleyrand n'accepterait à aucune condition, et pour le coup, comme l'a dit Thiers au Roi, «Mme de Dino ne le voudrait pas».
A dîner hier à Saint-Cloud, le Roi m'a parlé avec une grande aigreur du duc de Broglie, comme ayant voulu le rendre étranger à toutes les affaires. Il s'en est plaint vivement. Il se plaint de pas mal de monde; il s'arrange de Rigny et compte sur M. Thiers.
M. de Talleyrand est on ne peut plus à la mode au Château, parce qu'il répète beaucoup qu'il faut laisser faire le Roi. J'y suis aussi, parce que j'écoute et que je dis de même, ce que je pense du reste, que le Roi est le plus habile homme de France. Le Roi parle de tout très bien, longuement, beaucoup; il s'écoute, et a, au moins, la conscience de sa capacité. Il aime le souvenir de M. le Régent; Saint-Cloud l'y ramène tout naturellement. Il me racontait que Louis XVIII aimait la mémoire du Régent, montrait une grande horreur pour les calomnies dont il avait été l'objet, et ajoutait: «Sa meilleure justification, c'est moi.» Mais quand Louis XVIII racontait tout cela, il finissait singulièrement, car après avoir insisté sur l'horreur des calomnies, il disait: «Mais néanmoins les vers de Lagrange-Chancel sont si beaux, que je les ai retenus et que j'aime à les réciter [37].» Ce qu'il faisait alors, en s'adressant au Roi actuel: c'était une singulière conclusion!
Paris, le 1er septembre 1834.—J'ai vu ce matin M. de Rigny, il m'a dit que les nouvelles d'Espagne étaient fort embarrassantes. Martinez de la Rosa commence à dire que sans l'intervention armée de la France, tout ira à la diable. Le Roi est, au plus haut degré, contre cette intervention, beaucoup plus que ses ministres, qui me paraissent être très agités de ce terrible voisinage.
La haine contre lord Palmerston est si générale ici, que personne ne se gêne pour l'exprimer. M. de Rigny en est assourdi de tous les côtés. Il m'a dit à ce sujet que les arrogances de Palmerston, et ses démonstrations hostiles n'ayant jamais été suivies d'aucune action véritable, elles ne faisaient plus d'impression, et qu'au dehors, on se bornait à dire: «Ah! c'est une boutade de Palmerston!» puis on n'y pense plus.
M. Guizot a succédé chez moi à Rigny; il est fort content de l'état intérieur du pays, mais il dit, avec raison, que s'il faut avoir, avec les difficultés du dedans, à se mêler d'une révolution en Espagne, et en voir venir une en Angleterre, il n'y aura plus moyen de se tirer d'affaire. Il paraît certain que la Chambre des députés nouvelle vaut infiniment mieux que la précédente, qu'elle est prise dans un ordre moins bas; les progrès matériels aussi sont sensibles. La France livrée à elle-même, sans embarras extérieurs, est évidemment dans une fort bonne voie.
Le prince Czartoryski est venu à son tour, assez languissant, comme toujours, et décidément fixé à Paris.
Enfin, j'ai pu sortir, et aller chez les Werther, où j'ai entendu de nouvelles plaintes contre le Palmerston. En rentrant, M. de Talleyrand m'a fait ranger des papiers; j'y ai retrouvé une lettre curieuse, signée: «Ferdinand, Carlos, Antonio,» écrite, par ces trois Princes, de Valençay, à M. de Talleyrand pour lui exprimer leur reconnaissance et affection.
Paris, 2 septembre 1834.—J'ai eu la visite de M. Thiers, qui m'a conté ceci. Tous les rapports d'Espagne s'accordent à dire que don Carlos aura autant d'hommes que de fusils, et qu'il n'attend qu'un arrivage d'armes pour marcher sur Madrid, où tout va à la diable; que dom Miguel se prépare à reparaître, à son tour, dans la Péninsule. Si donc le blocus n'est pas assez effectif pour empêcher le secours d'armes, la cause de la Reine est désespérée, à moins que la France ne se mêle activement des affaires d'Espagne. D'un instant à l'autre, cette question peut se présenter, et il y a, là-dessus, forte division. Bertin de Veaux et quelques autres sont pour l'intervention armée, dans le cas où elle deviendrait nécessaire pour sauver la Reine, parce que, disent-ils, si don Carlos triomphe, le carlisme, de partout, redevient audacieux, que la France aura un ennemi implacable sur ses frontières, et qu'avec un danger aussi réel derrière elle, tous ses mouvements restent paralysés et ses chances plus mauvaises, dans une guerre qu'on sera d'autant plus tenté de lui faire. Le Roi et M. de Talleyrand disent à cela: «Mais la guerre, vous l'aurez bien plutôt si vous intervenez! d'ailleurs, avec qui marcherez-vous? L'Angleterre, dévorée par ses plaies intérieures, pourra-t-elle vous aider?» A cela on réplique: «Sa neutralité nous suffit.—Bon! mais pouvez-vous y compter, sur cette neutralité? Ne dépend-elle pas de la durée et de la composition du Cabinet actuel, dont l'existence est fort douteuse?»
M. de Rigny est très tiraillé entre ces avis si divers: c'est un embarras énorme; je les vois, tous, se cassant la tête, pour trouver un expédient.
Rochecotte, 7 septembre 1834.—Le temps, qui était mauvais depuis deux jours, s'est remis hier, et j'ai eu, en arrivant, mon soleil d'Austerlitz, qui perçait les nuages pour me souhaiter la bienvenue [38]. A Langeais [39], j'ai eu ma voiture entourée de toute la ville et tout le long du chemin jusqu'ici force coups de chapeau et mines réjouies, ce qui m'a touchée.
La vallée est très fraîche, la Loire pleine, et la culture admirable de soins et de richesse, les chanvres, une des industries du pays, élevés comme des plantes du Tropique; enfin, je suis très satisfaite de tout ce que je vois.
Rochecotte, 8 septembre 1834.—Ma vie, ici, n'est ni politique, ni sociale; elle ne peut être d'aucun intérêt général, mais je n'en noterai pas moins les petits incidents qui me touchent.
Hier, après le déjeuner, pendant que je reposais ma pauvre tête enrhumée sur une chaise longue du salon, l'abbé Girollet, assis à côté de moi, dans un grand fauteuil, m'a dit qu'il avait une grâce à me demander: c'était que je restasse seule chargée de sa succession, qui n'était rien comme valeur et dont les charges absorberaient au moins la totalité mais qu'il n'y avait que moi qui lui inspirât assez de confiance pour qu'il mourût tranquille sur le sort de ses domestiques et de ses pauvres. Je lui ai dit que je le priais de faire ce qui lui conviendrait, de disposer de moi comme il l'entendrait, mais de m'épargner des détails qui m'étaient pénibles et que j'apprendrais toujours trop tôt. Il m'a demandé ma main, m'a beaucoup remerciée de ce qu'il appelle mes bontés pour lui, puis, après cet effort momentané, il est retombé dans un état de silence et presque de somnolence, dont il ne sort qu'à de rares intervalles.
Valençay, 11 septembre 1834.—Je suis arrivée hier soir ici, après m'être arrêtée quelques instants à la jolie campagne de Bretonneau, près de Tours, et avoir parcouru et admiré la charmante route de Tours à Blois, qui est si pleine de souvenirs. Il faisait nuit, au clair de lune près, quand j'ai atteint le relais de Selles, où on savait que j'allais passer. Au premier coup de fouet du postillon, chaque fenêtre s'est éclairée des chandelles des habitants, cela a fait comme une jolie illumination; pendant qu'on relayait, ma voiture a été entourée par toute la population, avec des cris infinis de bienvenue. Jusqu'à la Sœur Supérieure de l'hôpital, une de mes anciennes amies, qui est venue à ma portière quoiqu'il fût neuf heures du soir. J'étais toute assourdie et ahurie, mais, en même temps, fort touchée. Il y avait plus de quatre ans que je n'avais passé par là, et j'étais loin de m'attendre qu'on s'y souviendrait de quelques bons offices que j'y ai rendus dans les temps passés.
Enfin, à dix heures, je suis entrée, par le plus beau clair de lune, dans les belles cours de Valençay. M. de Talleyrand, Pauline, Mlle Henriette [40], Demion et tous les domestiques étaient sous les arcades avec force lumières. Cela faisait un joli tableau.
Valençay, 12 septembre 1834.—Voici le principal passage d'une lettre adressée par Madame Adélaïde à M. de Talleyrand: «Vous vous rappellerez sûrement la discussion qui a eu lieu dans mon cabinet, sur le ridicule, le danger et l'inutilité de faire une déclaration de guerre à don Carlos. Il paraît, néanmoins, qu'on veut remettre cette question sur le tapis. Vous l'avez, en ma présence, traitée d'une manière si lucide et si convaincante, qu'on ne devait pas craindre qu'on s'en occupât davantage. Cependant, je crois bien faire de vous avertir qu'il faut y prendre garde, et que vous ferez bien de faire sentir en Angleterre le danger de cette fausse démarche, qui ne peut conduire qu'à du mal. Il paraît qu'on est embarrassé en Angleterre, de la promesse de fournir une force navale à l'Espagne, et que, pour s'en tirer, on a songé à cette absurdité. Je crois donc que vous feriez bien d'écrire tout de suite en Angleterre sur cela. J'y tiens beaucoup, parce que personne ne peut le faire aussi bien et d'une manière plus efficace.»
Voici maintenant la réponse de M. de Talleyrand [41]: «Je conjure le Roi de persister dans son refus de déclaration de guerre contre don Carlos; je trouve que ce serait la plus déplorable manière, pour nous, d'aplanir les embarras des ministres anglais. Je ne suis nullement surpris de ceux qu'ils éprouvent; il y a si longtemps que je les prévois! et je n'ai jamais compris la légèreté avec laquelle, depuis deux ans, ils se sont jetés dans toutes les difficultés de la Péninsule. En 1830, Londres était le véritable terrain, le seul convenable pour les grandes négociations; mais aujourd'hui qu'on y est d'autant plus près du désordre que la France s'en éloigne davantage, ce n'est plus à Londres, c'est à Paris qu'il faut les ramener, et c'est sous l'œil d'aigle du Roi qu'il faut qu'elles soient conduites. L'Angleterre n'osera pas se risquer seule, et les autres puissances se rangeront de notre côté pour désapprouver la déclaration de guerre; ainsi nous ne risquerons rien à la repousser. Il n'y a pas de mal à gagner du temps et l'absence de lord Granville, de Paris, peut nous servir de prétexte pour ajourner une réponse péremptoire. Si j'hésite à obéir à Madame et à écrire sur ce sujet en Angleterre, c'est que je dois supposer que ma lettre y produirait l'effet contraire à celui que je désirerais obtenir. Le Cabinet anglais m'a trouvé, dans les derniers temps, réservé et froid, évitant avec soin d'engager mon gouvernement dans toutes les fâcheuses complications de la Péninsule. Je ne puis douter qu'on ne se soit méfié de moi dans toutes les transactions qu'on a faites, qu'on ne m'en ait voulu de ma tiédeur, et qu'aujourd'hui que les ministres anglais sont embarrassés des engagements que je leur ai laissé prendre, sans vouloir y faire participer la France, ils recevraient avec d'autant plus d'humeur mes conseils et mes avertissements.»
Mme de Lieven m'écrit des tendresses de Pétersbourg; elle va bientôt rester seule, avec son élève qui lui plaît fort. L'Empereur va à Moscou, l'impératrice à Berlin, et c'est alors que les Lieven entreront en fonctions, et qu'ils seront établis chez eux, ce dont elle me paraît, avec raison, très pressée. Elle me semble déjà sur les dents, quoique consolée par ses augustes hôtes.
Valençay, 16 septembre 1834.—Labouchère, qui est arrivé ici hier, dit que rien n'est comparable à la conduite de M. de Toreno, que celle des Rothschild [42]. Le premier, avant de déclarer la banqueroute du gouvernement espagnol, a vendu énormément d'effets; il a fait la spéculation inverse des Juifs, et, comme il était dans le secret, il a changé sa position personnelle, qui était fort dérangée, en des profits énormes, tandis que presque toutes les places de l'Europe sont frappées de la façon la plus déplorable.
Valençay, 25 septembre 1834.—Voici l'extrait d'une lettre de M. de Rigny à M. de Talleyrand: «On s'est calmé à Constantinople, mais Méhémet-Ali est furieux, lui, des velléités qu'a montrées la Porte et il parle d'indépendance; nous allons tâcher de calmer cet accès de fièvre. Toreno, d'adversaire qu'il était des créanciers français, s'est fait presque leur champion; nous saurons demain ou après la résolution adoptée par les Cortès. Mais, en attendant, les choses ne vont pas mieux en Espagne, et on commence à parler fort haut à Madrid de la nécessité de notre intervention. On voulait remplacer Rodil par Mina.
«Maison s'est mis fort en froid à la Cour de Saint-Pétersbourg pour n'avoir pas voulu assister à l'inauguration de la colonne.
«J'ai vu, hier, une lettre de lord Holland, qui se félicite de l'assiette du ministère anglais; je ne sais quelle valeur cela peut avoir.
«Semonville a donné sa démission par écrit; il aurait voulu être remplacé par Bassano, il l'est par Decazes, ce que vous ne trouverez peut-être pas mieux. Molé refuse d'être vice-président; il est blessé de ce qu'on ait mis Broglie avant lui, c'est là toute sa raison; est-ce bien de la raison? Villemain ne veut pas être secrétaire perpétuel à la place d'Arnaud: «Ce serait, dit-il, abdiquer toutes les chances politiques». Par contre, Viennet abandonnerait volontiers les siennes pour le fauteuil à perpétuité.
«Nous venons d'avoir deux ou trois mauvaises élections. Quant à l'amnistie, elle est négativement décidée; je crains qu'on ne regrette ce parti, lorsque nous serons au milieu du feu croisé du procès, des avocats, de la tribune, des journaux. Il faut voir les choses quelques mois en avant dans ce pays-ci!»
Une lettre de lady Jersey mande que lord Palmerston a refusé le gouvernement général de l'Inde et que Mme la duchesse de Berry est au moment d'accoucher, mais, pour le coup, d'un enfant légitime.
Valençay, 28 septembre 1834.—En rentrant hier de la promenade, nous avons trouvé le château rempli de visiteurs, hommes et femmes, venus en poste et visitant toutes choses en curieux. Le régisseur nous a dit que c'était Mme Dudevant avec M. Alfred de Musset et leur compagnie. A ce nom de Dudevant, les Entraigues ont fait des exclamations auxquelles je n'entendais rien et qu'ils m'ont expliquées: c'est que Mme Dudevant n'est autre que l'auteur d'Indiana, Valentine, Leone Leoni, George Sand enfin!... Elle habite le Berry, quand elle ne court pas le monde, ce qui lui arrive souvent. Elle a un château près de La Châtre, où son mari habite toute l'année et fait de l'agriculture. C'est lui qui élève les deux enfants qu'il a de cette virtuose. Elle-même est la fille d'une fille naturelle du maréchal de Saxe; elle est souvent vêtue en homme, mais elle ne l'était pas hier. En entrant dans mon appartement, j'ai trouvé toute cette compagnie parlementant avec Joseph [43], pour le voir, ce qui n'est pas trop permis quand je suis au château. Dans cette occasion cependant, j'ai voulu être polie pour des voisins: j'ai moi-même ouvert, montré, expliqué l'appartement et je les ai reconduits jusqu'au grand salon, où l'héroïne de la troupe s'est vue obligée, à propos de mon portrait par Prud'hon, de me faire force compliments. Elle est petite, brune, d'un extérieur insignifiant, entre trente et quarante ans, d'assez beaux yeux; une coiffure prétentieuse, et ce qu'on appelle en style de théâtre, classique. Elle a un ton sec, tranché, un jugement absolu sur les arts, auquel le buste de Napoléon et le Pâris de Canova, le buste d'Alexandre par Thorwaldsen et une copie de Raphaël par Annibal Carrache (que la belle dame a pris pour un original) ont fort prêté. Son langage est recherché. A tout prendre, peu de grâces; le reste de sa compagnie d'un commun achevé, de tournure au moins, car aucun n'a dit un mot.
J'ai eu, dans la soirée, une autre visite qui m'a été droit au cœur: celle d'une Sœur de l'Ordre des religieuses qui sont à Valençay. Elle y a fait son noviciat, et, quoiqu'elle n'ait que trente-trois ans, elle est déjà première assistante de la maison mère, d'où elle vient en inspection ici. Elle regarde Valençay comme son berceau; elle y est venue, à l'époque où j'ai fondé ce petit établissement; elle était alors d'une beauté et d'une fraîcheur remarquables; maintenant, elle est maigre et pâle, mais toujours avec le plus doux regard. Malgré sa sainteté, qui l'a élevée si vite dans son ordre, elle m'aime beaucoup, et m'a embrassée comme si j'en étais digne, avec la plus grande joie du monde de retrouver une pauvre pécheresse telle que moi!
Valençay, 7 octobre 1834.—J'ai eu, hier, une longue conversation avec M. de Talleyrand sur ses projets de retraite; elle m'a conduite à traiter avec lui plusieurs points importants de sa position, et à lui parler avec sincérité. J'ai eu le courage de lui dire la vérité; il en faut toujours pour la dire à un homme de son grand âge.
C'est pourtant une utile chose que la vérité, ce premier des biens, toujours inconnu par les âmes qui ne sont pas fortement trempées; que l'esprit dédaigne souvent, que les caractères élevés savent seuls apprécier; qui effarouche la jeunesse, qui effraye la vieillesse; qu'on n'aime et qu'on n'accueille que lorsqu'on joint aux leçons de l'expérience toute la vigueur de l'âge et de la santé. Que de réflexions j'ai faites, depuis hier, sur ce sujet! et que j'ai béni l'homme, habile et bon [44], qui a guidé mes premières années, et qui m'a donné cette habitude précieuse, devenue depuis un besoin, de me rendre un compte sévère de moi-même, d'être la première à me maltraiter; c'est ce qui a sauvé mon âme, car cela m'a toujours empêchée de confondre le bien avec le mal; je ne les ai jamais mis à la place l'un de l'autre dans mon esprit, ni dans ma conscience, et si j'ai chargé celle-ci de fautes, je l'ai, du moins, tenue libre d'erreurs. Grande différence, qui permet toujours de revenir sur ses pas; car, ce qui perd, c'est la fausse conscience. Vérité de l'esprit, vérité du cœur, voilà ce qu'il s'agit de préserver: c'est ce qui conserve de la dignité au caractère, et fait arriver au terme, non sans fautes, mais bien sans lâchetés.
Valençay, 9 octobre 1834.—M. de Montrond, qui est ici depuis plusieurs jours, a demandé hier matin à me voir, pour me parler d'une chose importante. Je l'ai vu, et après quelques plaisanteries que j'ai reçues assez froidement, il m'a dit qu'il venait pour m'annoncer son départ; que je ne serais probablement pas étonnée, d'après la manière inconcevable dont M. de Talleyrand le traitait. Il s'est fort étendu en plaintes, en aigreurs; il est profondément blessé et cela lui fait dire beaucoup de mauvaises choses. Il a ajouté qu'il savait bien que je ne l'aimais guère, mais que j'avais, cependant, été polie et obligeante pour lui, qu'il venait m'en remercier et me dire que, quoiqu'il pensât bien que je ne voudrais pas en convenir, il était impossible que je ne m'ennuyasse pas à la mort, et que la vie que je menais devait m'être insupportable, quoiqu'il fût difficile de la prendre de meilleure grâce. Enfin, il a mis, je ne sais trop pourquoi, du prix à se faire bien venir de moi.
J'avoue que je me suis sentie fort mal à mon aise pendant ce discours, qui, quoique haché et saccadé, à sa manière, a été long. Voici en résumé, ma ou mes réponses: «Que je regrettais tout ce qui ressemblait à de la brouillerie, parce que je ne la trouvais bonne pour personne, mauvaise surtout pour lui, M. de Montrond, à qui le monde donnerait tort, puisque son ton rude avec M. de Talleyrand expliquerait le manque de patience de celui-ci; que, de se plaindre, et d'expliquer ses griefs par les motifs qu'il venait de me donner serait de bien mauvais goût, et qu'il y avait de certaines choses, qui, lors même qu'elles auraient une apparence de vérité, ne se disaient pas, ou ne devaient jamais se dire, après quarante années d'une liaison qui, du côté de M. de Talleyrand, pouvait s'appeler du patronage; que pour ce qui me regardait, je ne pouvais m'ennuyer, au centre de mes devoirs et de mes intérêts de famille; que, d'ailleurs, il y avait fort longtemps que ma vie, mes habitudes, et toute mon existence, étaient absorbées dans les convenances de M. de Talleyrand; que c'était là ma destinée, que je m'en satisfaisais très fort et que je n'en admettais pas d'autre.»
A cela, il a repris: «Il est clair que vous êtes destinée à l'enterrer; puis, vous avez beaucoup d'esprit, un grand savoir-faire et savoir-dire, et vous êtes assez grande dame pour savoir prendre les choses d'une certaine manière; mais quant à moi, je n'ai qu'à m'en aller.»
J'ai répliqué alors: «Vous avez quelque chose de plus à faire, c'est de vous en aller poliment, sans esclandre, et de ne dire à personne que vous l'avez fait par humeur; vous avez, surtout, à ne jamais parler, je ne dis pas seulement mal, mais encore légèrement de M. de Talleyrand.» Il a dit: «Vous faites de fort jolis discours ce matin; mais si je fais ce que vous voulez, que ferez-vous de moi?—Je vous garderai le secret sur la vraie raison de votre départ.—Vous êtes trop habile, madame de Dino.—Je suis de bon conseil.» Il m'a demandé si je voulais lui donner la main, et lui promettre d'être good-natured pour lui. «Oui, si vous ne parlez pas de travers de M. de Talleyrand.—Alors, je n'irai pas tout droit à Paris; je vais aller aux Ormes, chez d'Argenson, me faire passer la bile, et quand j'aurai retrouvé ma nature d'agneau, j'irai causer avec le Roi, et m'excuser sur quelque affaire de n'avoir pas attendu son fils ici.—Faites ce que vous voudrez, mais faites ce qui convient à un gentleman.» Il est parti.
A déjeuner, il a dit qu'il avait reçu une lettre qui l'obligeait à partir aujourd'hui.
Le fait est que je m'attendais à quelque chose de semblable. M. de Talleyrand, après des années d'une longanimité déplacée, a versé subitement vers l'autre extrémité, sans mesure aucune; et, avant-hier, il lui a si fort indiqué qu'il était de trop ici, qu'il a bien fallu comprendre. Il est possible que M. de Montrond prenne quelques précautions de langage, tout juste ce qu'il faudra pour ne pas être tracé comme mauvais procédé, mais il me paraît impossible qu'il n'y ait pas quelque vengeance sourde, car il est blessé et dérangé. Partir la veille de l'arrivée d'une nombreuse société anglaise, à laquelle il se préparait à faire les honneurs de Valençay, ne pas être ici quand M. le duc d'Orléans y est attendu, voilà deux sensibles mécomptes, qu'il ne pardonnera pas à M. de Talleyrand.
Dans la première et très virulente partie de sa conversation, le nom du Roi et celui de M. de Flahaut sont revenus fort souvent, et de façon à me persuader qu'il va se ranger absolument du côté du dernier, pour rendre auprès du premier de mauvais offices à M. de Talleyrand. Qu'attendre d'un pareil être? Mais aussi quel enfantillage de perdre patience au bout de quarante ans! [45] M. de Montrond me disait: «Il devait me traiter avec la douceur et l'intimité d'une ancienne amitié, ou bien avec la politesse d'un maître de maison.» Mais à cela, j'ai répliqué: «M. de Talleyrand n'aurait-il pas aussi le droit de vous dire qu'il n'a trouvé en vous, ni la déférence due à un hôte, ni la bonne grâce due à son âge et à vos anciens rapports? Dans quelle autre maison auriez-vous blâmé toutes choses comme vous le faites ici? Vous avez critiqué ses voisins, ses domestiques, son vin, ses chevaux, toutes choses enfin. S'il a été rude, vous avez été hargneux; et, en vérité, il y a trop de témoins de votre perpétuelle contradiction, pour que vous puissiez vous plaindre de l'humeur qu'elle a causée.»
Valençay, 14 octobre 1834.—Nous avons en visite lady Clanricarde, M. et Mme Dawson Damer et M. Henry Greville. Je me suis longtemps promenée en calèche hier avec lady Clanricarde; j'ai beaucoup causé avec elle de son père, le célèbre M. Canning; de sa mère, non moins distinguée, mais que sa fille paraît aimer peu. Lady Clanricarde a de l'esprit, de la mesure, du bon goût, de la dignité, mais, à ce qu'il semble, assez de sécheresse de cœur, et un peu de raideur d'esprit; ses manières, son caractère, je crois, ont une valeur réelle, sans abandon, ni séduction; mais, à tout prendre, c'est assurément une personne distinguée, et de la meilleure et plus exquise compagnie. Quant à Mme Damer, c'est une bonne enfant, mais rien que cela.
Valençay, 18 octobre 1834.—En causant avec lady Clanricarde de lord Palmerston et de lady Cowper, nous sommes arrivées à nous demander ce qui faisait conserver à de certaines personnes tant d'influence sur telles autres. Je lui ai fait alors une observation sur la justesse de laquelle elle s'est récriée. Je lui disais que «c'était par l'exigence que les hommes conservaient leur influence sur les femmes, mais que c'était par des concessions que celles-ci conservaient la leur sur les hommes.»
Valençay, 21 octobre 1834.—On a reçu, hier, la nouvelle du terrible incendie de Westminster à Londres. C'est une horrible catastrophe, et qui semble d'un caractère tout ominous; l'édifice matériel croulant avec l'édifice politique! Ces vieilles murailles ne voulant plus se déshonorer en prêtant asile aux profanes doctrines du temps! Il y a là de quoi frapper, non seulement l'esprit de la multitude, mais encore celui de toute personne sérieuse.
Les Anglais qui sont ici sont tentés de croire à la malveillance comme cause de ce feu, parce qu'il a commencé par la Chambre des Pairs. Le Globe, qu'on avait envoyé à M. de Talleyrand, nous a tous fait veiller fort tard, car nous avons voulu connaître toutes les versions. Il paraît que la perte en papiers et documents a été énorme, non seulement par le feu, mais aussi par l'éparpillement. Quel dommage! On dit que cela va jeter du trouble et de grandes lacunes dans le cours de la justice.
J'ai mené, hier, lady Clanricarde et Mme Damer voir le petit couvent, l'école et tout le petit établissement des Sœurs de Valençay; c'est un genre de choses qui touche peu les Anglaises; elles ont beau avoir de l'esprit, de la bonté, elles ne sont pas charitables dans le vrai sens du mot; elles ont une aversion singulière pour se mettre en contact avec la pauvreté, la misère, le malheur, la maladie, la souffrance, et cet éloignement, de leur part, pour les petites gens, qui, socialement, a tant d'avantages, me glace et me froisse quand je le vois s'étendre jusqu'à l'indigence. Ainsi, lady Clanricarde, si agréable en société, n'a rien trouvé à dire à mes pauvres Sœurs, si simples et si dévouées; elle a à peine mis le nez à la porte de l'école, et rangeait sa belle robe, pour ne pas être froissée par les petites filles qui étaient à l'entrée de la classe; ces deux dames n'en revenaient pas de tout ce que j'avais trouvé à dire, et elles étaient surtout fort surprises de m'avoir vue arrêtée plusieurs fois dans le bourg par des gens qui voulaient me parler de leurs affaires. Cette façon de vivre est complètement incompréhensible pour une Anglaise, et, dans ce moment-là, lady Clanricarde, malgré tout son esprit et sa bienveillance pour moi, s'est étonnée, j'en suis sûre, que je susse manger proprement à table, et que je portasse une robe faite par Mlle Palmyre.
Valençay, 23 octobre 1834.—Il a plu outrageusement hier toute la journée; il n'y a pas eu moyen de sortir. Nos Anglais ont fait une musique assez barbare pendant toute la matinée; le soir sont arrivées trois lettres au château. L'une, de lord Sidney à Henry Greville, disant que M. de Montrond était de retour à Paris, y répétant à tout le monde que Valençay était devenu inhabitable, que les Damer et Greville s'y ennuieraient à la mort, que lady Clanricarde seule s'en arrangerait. H. Greville a lu cela à demi-voix: lady Clanricarde a repris tout haut, M. de Talleyrand a demandé ce que c'était, on lui a lu tout le passage.
La seconde lettre, de M. de Montrond à M. Damer, pour lui demander comment il se trouvait à Valençay; que quant à H. Greville, qui aimait les caquets, il n'en était pas inquiet, parce qu'il y trouverait de quoi se satisfaire: ceci a été lu tout haut par M. Damer.
La troisième lettre, de M. de Montrond à moi, calme au possible. Je l'avais passée à M. de Talleyrand, qui, d'humeur de ce qu'il venait d'entendre, a lu, à son tour, tout haut. Cela m'a fait souvenir du billet de Célimène! Je ne sais quelles réflexions cette petite scène aura provoquées, car j'ai été me coucher aussitôt après.
Valençay, 26 octobre 1834.—Le temps s'est un peu rajusté hier: en ce moment, il fait un froid vif, mais sec, avec un soleil éclatant. Pourvu que cela dure pour l'arrivée de M. le duc d'Orléans que nous attendons ce soir! Car les populations d'une quarantaine de communes, et du monde de Châteauroux, même d'Issoudun, à dix ou douze lieues d'ici, sont en mouvement. Le dimanche facilite cette satisfaction de curiosité, et, quoi qu'en disent les journaux, nous n'aurons d'autres magnificences, d'autres fêtes, d'autres préparatifs que ceux du nombre. Je crois que M. le duc d'Orléans sera très bien reçu par les populations rurales. Jamais, depuis la Grande Mademoiselle, aucun Prince, d'aucune dynastie, n'est venu ici: tout le pays entre Blois et Châteauroux, si bien traité par les Valois, était comme frappé de disgrâce, d'oubli; jamais aucune des administrations n'a voulu rien faire pour ce coin de Berry. Quand je suis venue ici pour la première fois, tout y était, en fait de civilisation, comme au temps de Louis XIII. M. de Talleyrand, et même moi, lui avons fait faire quelques progrès; ce n'est cependant que cette année que nous avons une poste aux chevaux organisée; il n'y a pas même encore de diligences, et les communications ont lieu, pour bien du monde, même aisé, en pataches, c'est-à-dire en voitures non suspendues. Dans un pays aussi reculé, un Prince est encore quelqu'un; nos communes sont flattées qu'il s'en égare un dans nos sauvageries, et elles crieront: Vive le Roi! avec fureur: c'est tout ce qu'il y a de mieux.
Parmi les arrivants au château, hier soir, nous avons eu le baron de Montmorency et Mme la comtesse Camille de Sainte-Aldegonde. Le baron de Montmorency a été, autrefois, au moment d'être le Lauzun de la Mademoiselle du temps [46], et, quoiqu'il ait décliné l'honneur de l'alliance, il est resté fort intime avec Neuilly. Mme de Sainte-Aldegonde habite un joli château entre ici et Blois; elle est Dame de la Reine, et grande amie du baron de Montmorency. Elle a été, d'abord, la femme du général Augereau; elle est du même âge que moi, et nous avons fait notre entrée dans le monde à la même époque. Nous avons, toutes deux, été Dames du Palais de l'Impératrice Marie-Louise; nous ne nous sommes, cependant, pas vues beaucoup, parce qu'elle suivait son mari à l'armée et ne venait guère à la Cour. A la chute de l'Empire, nous nous sommes perdues de vue complètement. Mme de Sainte-Aldegonde a été extrêmement belle, et si elle avait une expression plus agréable, elle le serait encore; mais elle n'a jamais eu l'air doux, grâce à des sourcils trop noirs et remontés; le moelleux de la première jeunesse étant passé, il en résulte quelque chose de cru qui n'est pas attirant. Elle a le verbe un peu haut, et quoique polie et assez bien élevée, elle manque de cette aisance et de cette obligeance faciles qui ne s'acquièrent que dans les premières habitudes élégantes de la vie: quand elles manquent au berceau, on peut être convenable, on n'est jamais distingué; mais enfin, à tout prendre, elle est bien.
Valençay, 27 octobre 1834.—M. le duc d'Orléans est arrivé hier par un assez mauvais temps, et une heure plus tôt qu'il ne s'était annoncé, ce qui a fort dérangé les curieux ainsi que nous. Cependant, il a trouvé notre petite garde nationale, le corps municipal, et pas mal de monde sur son passage. Il n'y a point eu de harangue, ce qui, je crois, l'a soulagé.
M. le duc d'Orléans a commencé par causer un instant dans le salon avec M. de Talleyrand, M. et Mme de Valençay et moi. Il m'a annoncé, à ma grande surprise, que nous allions avoir MM. de Rigny, Thiers et Guizot; ma surprise n'a pas diminué, lorsque Monseigneur m'a dit que le Roi poussait beaucoup ses ministres à venir ici, parce que c'était une bonne excuse pour suspendre, pendant quelques jours, les Conseils; que ceux-ci étaient devenus impossibles par les fureurs du maréchal Gérard; qu'une crise était inévitable, mais qu'on désirait la retarder, et, pour cela, ne pas mettre le Cabinet en présence; que, du reste, le maréchal Gérard était seul de son bord d'un côté, et les autres ministres, jusqu'à présent, réunis de l'autre.
Quand Monseigneur s'est retiré chez lui, j'ai été faire ma toilette, et suis redescendue tout de suite pour être la première au salon. J'y ai trouvé le général Petit, commandant de la 5e division militaire, puis le général Saint-Paul, commandant du département de l'Indre, et, de la suite du Prince, le général Baudrand et M. de Boismilon, son secrétaire.
Après le dîner, il y a eu un peu de solennel que j'ai bientôt rompu, en me mettant tout simplement à mon ouvrage, comme de coutume, ce dont le Prince m'a fort remerciée. Tout le monde, alors, s'est groupé, arrangé. Plus tard, M. de Talleyrand a fait sa promenade accoutumée du soir; en rentrant il nous a trouvés jouant, lady Clanricarde, le Prince, H. Greville et moi, à un whist assez gai, la musique jouant dans le vestibule; enfin la glace s'était rompue.
Après le thé, le Prince s'est éclipsé, et à onze heures tout le monde est allé se coucher.
Valençay, 28 octobre 1834.—Voici l'emploi de la journée d'hier: après le déjeuner, M. le duc d'Orléans a vu le château et ses entours immédiats, mon fils et moi les lui montrant; tous ceux de nos hôtes pour qui c'était une nouveauté suivaient.
En rentrant, trois calèches, un phaéton et six chevaux de selle attendaient. Chacun s'est casé: M. le duc d'Orléans, la marquise de Clanricarde, le baron de Montmorency et moi dans la première calèche; M. de Talleyrand, Mme de Sainte-Aldegonde, le général Baudrand et M. Jules d'Entraigues dans la seconde, et ainsi de suite. Après avoir traversé le parc et une partie détachée de la forêt, nous nous sommes arrêtés à un joli pavillon, d'où la vue est belle. La musique militaire était cachée derrière les arbres, qui ont encore beaucoup de feuilles; le concours de monde était considérable; c'était une très jolie scène forestière. Nous nous sommes ensuite lancés dans la forêt même et ne sommes revenus que pour notre toilette du dîner.
Après le dîner, nous avons mené le Prince au bal de l'Orangerie: les cours, le donjon, les grilles étaient illuminés et d'un très bel effet; la salle fort bien décorée, remplie de monde au point de pouvoir à peine passer; mais il n'y avait pas d'empressement grossier, tout au contraire, et des cris à se boucher les oreilles, mais qui font toujours plaisir aux Princes. Il a parcouru toutes les parties de la salle; il a beaucoup salué, un peu causé; enfin, on en a été fort content, et, quoiqu'il n'y soit pas resté plus d'une heure, on a été si satisfait de lui qu'à deux heures du matin, on criait encore sous ses fenêtres.
Valençay, 29 octobre 1834.—Hier, avant le déjeuner, notre Royal visiteur a été, avec son aide de camp, mon fils et le baron de Montmorency, visiter la filature et les carrières d'où on a extrait les pierres dont le château est bâti; il a trouvé ces carrières superbes.
Après le déjeuner nous l'avons mené aux forges. Il y avait de la foule, des cris; les ouvriers ont bien fait leur besogne; on a coulé, forgé, et dans l'intérieur du bâtiment où l'on coule la gueuse et qui est très beau, on a opéré, à deux reprises, des feux d'artifice, avec la fonte en fusion, liquide et enflammée. C'était joli et a fort amusé nos dames anglaises. En revenant, nous avons fait un petit détour qui nous a conduits aux ruines de Veuil [47]. La musique était cachée dans une des vieilles tours, un grand feu était allumé dans la seule chambre qui reste intacte et où on avait servi un goûter. Dans la cour, et à travers des arceaux à moitié détruits, des gardes nationaux et des paysans criaient en jetant leurs chapeaux en l'air. Cette petite station a été vraiment très jolie, malgré le temps couvert; le soleil l'aurait complétée, ou plutôt la lune.
A dîner, outre les convives de la ville, nous avons eu les Préfets d'Indre-et-Loire [48], de Loir-et-Cher [49], le général Ornano et le colonel Garraube, député, celui qui nous a envoyé la musique qui fait nos délices. Après le dîner, le whist, quelques tours de valse, etc...
Il y a eu, le soir, un vrai bal avec souper pour les gens de l'office, en l'honneur des gens du Prince Royal; il a été vraiment très joli.
A dîner, hier, j'ai été un peu surprise de ce que m'a dit mon Royal voisin. Il m'a demandé quand nous allions à Rochecotte.—«Je l'ignore, Monseigneur.—Mais vous ne pouvez passer tout l'hiver dans ce lieu-ci qui est bien froid.—Il n'a jamais été question que nous y passions tout l'hiver.—Viendrez-vous à Paris?—Je n'en sais rien.—Car pour l'Angleterre, il ne peut plus en être question, puisque lord Palmerston ne va pas aux Indes.» J'ai regardé le Prince entre les deux yeux, avec un peu de surprise, et je lui ait dit: «Je crois, en effet, que le départ de lord Palmerston aurait rappelé les ambassadeurs à Londres, et que, lui restant, cela les en éloignera; mais les projets de M. de Talleyrand sont très incertains, et soumis d'ailleurs aux désirs du Roi.—Votre oncle m'a dit qu'il croyait que nous avions tiré de l'Angleterre tout ce qu'elle pouvait nous donner; que ce ne serait plus à Londres que se traiteraient les grandes affaires; qu'il fallait les appeler à Paris auprès de mon père.—En effet, c'est là la pensée de M. de Talleyrand, parce que l'habileté et la sagesse du Roi ont inspiré à l'Europe de la confiance, en raison inverse de la méfiance que la politique anglaise des derniers mois a généralement propagée.—Mon père désire beaucoup que M. de Talleyrand retourne en Angleterre, mais avant de causer avec votre oncle à ce sujet, j'avais dit au Roi que ce retour me paraissait impossible.—En effet, Monseigneur, il est difficile.—Mais vous, madame, que désirez-vous?—Ce qui sera agréable au Roi, Monseigneur; et si M. de Talleyrand ne retourne pas à Londres, c'est qu'il sera persuadé qu'avec les données actuelles, il ne saurait y être utile. Personnellement, j'aime extrêmement l'Angleterre; mille liens de reconnaissance et d'admiration m'y attachent, surtout les bontés de la Reine, l'amitié de lord Grey et du duc de Wellington; mais il y a de certains amis qu'on ne perd pas pour les avoir quittés, et j'espère bien, dans le cours des années, aller remercier ceux que j'ai eus en Angleterre, de toutes leurs bontés pour moi pendant les quatre dernières années [50].—Mais, quittant l'ambassade, que fera M. de Talleyrand?—Ce qui plaira au Roi: si le Roi désire le voir, il ira lui offrir ses hommages; si Sa Majesté lui permet de se reposer, il restera dans la retraite, à soigner ses jambes, qui, comme vous le voyez, sont bien faibles et bien douloureuses; en un mot, Monseigneur, il sera toujours le serviteur dévoué du Roi.» Et nous en sommes restés là, de cette conversation assez singulière.
Valençay, 30 octobre 1834.—Hier matin, tous les voisins de Tours, de Blois, des environs, sont partis de bonne heure, ainsi que M. Motteux, qui a laissé un joli chien anglais à M. de Talleyrand. Ce bon petit Motteux nous a quittés avec des regrets infinis, s'étant parfaitement amusé ici, passant sa vie à la cuisine, au pressoir, au marché; ne causant guère, mais n'étant ni indiscret, ni importun, ni mal disant.
Avant le déjeuner, M. le duc d'Orléans a visité les deux ateliers de bonneterie [51], y a acheté et fait des commandes. Après le déjeuner, il a voulu voir nos écoles et l'établissement des Sœurs; il a beaucoup donné pour les pauvres. Il a paru vraiment frappé de la bonne tenue du petit couvent, et particulièrement des manières de la Supérieure. A cette occasion, il m'a raconté qu'un de ses aïeux, ayant prêté de l'argent au Saint-Siège, que celui-ci n'avait pas rendu au terme indiqué, le Pape envoya, en compensation, une Bulle par laquelle il créait tous les descendants mâles de la famille sous-diacres-nés, et chanoines de Saint-Martin de Tours, avec le droit de toucher, sans gants, aux vases sacrés, et de se placer à l'église du côté de l'évangile, au lieu du côté de l'épître. Le Roi Louis-Philippe a été reçu chanoine de Tours, à l'âge de sept ans.
Plus tard nous avons conduit le Prince aux étangs de la forêt, auprès desquels était un grand feu de bivouac.
Avant le dîner, le Prince a encore voulu causer seul avec M. Talleyrand, puis avec moi. Après, on a joué une poule au billard, cela a été très animé; les dames étaient de la partie. Le thé pris, et les lettres arrivées par la poste reçues, celles-ci annonçant la retraite du maréchal Gérard, M. le duc d'Orléans est rentré chez lui, a mis son costume de voyage, et à onze heures et demie, après force gracieusetés, il est parti.
Quoique tout se soit bien passé pendant son séjour ici, et que le Prince ait vraiment été à merveille pour tout le monde, je n'en suis pas moins singulièrement soulagée de son départ. Je craignais à chaque instant quelque accident, ce qui m'a fait m'opposer formellement à toute chasse; je craignais les mauvais cris, le mauvais temps, mille choses, et enfin, j'étais harassée de fatigue.
Comme je le prévoyais, le voyage de M. le duc d'Orléans a éclairci notre avenir, en ce sens que M. de Talleyrand a dit au Prince qu'il n'y avait plus rien à faire pour lui à Londres, que le caractère personnel de lord Palmerston, la route actuelle suivie par le Cabinet anglais, l'absence de tout le haut Corps diplomatique de Londres, et la tendance évidente de toutes les Cours de retirer leur action de cette capitale et de centraliser la haute politique ailleurs; que, par-dessus tout cela, la fatigue de ses jambes lui faisait une nécessité de ne plus retourner en Angleterre, à moins d'une réaction qui le rendît, lui, M. de Talleyrand, plus propre que tout autre à y traiter les affaires de la France; mais que pour le moment, il croyait que n'importe qui ferait aussi bien, si ce n'est mieux que lui. M. le duc d'Orléans nous a positivement dit qu'il avait été chargé par le Roi de connaître les intentions de M. de Talleyrand, et, en même temps, de lui exprimer, s'il ne retournait pas à Londres, le désir de le voir à Paris pour causer avec lui; qu'il tenait beaucoup à ce que M. de Talleyrand n'eût pas l'air de retirer son intérêt et sa participation à l'œuvre à laquelle il avait tant travaillé.
M. le duc d'Orléans m'a raconté un petit fait curieux: c'est que Lucien Bonaparte lui avait écrit, il y a dix-huit mois, une lettre assez plate pour le prier d'obtenir pour lui le poste de ministre de France à Florence!
J'apprends, à l'instant, que le Roi a positivement refusé d'appeler le duc de Broglie à la présidence du Conseil, en remplacement du maréchal Gérard. Il est évident que c'est la crise ministérielle qui a empêché les trois ministres qui devaient venir ici de s'y rendre. Je n'en suis pas fâchée, car cela a ôté tout caractère politique au séjour du Prince.
Il m'a parlé beaucoup de Rochecotte et de son désir d'y revenir l'été prochain.
Valençay, 31 octobre 1834.—Nous avions ici M. le comte de la Redorte. C'est un homme qui a du savoir positif; il a beaucoup étudié, beaucoup voyagé; il se souvient de tout, mais, malheureusement, au lieu d'attendre qu'on frappe à sa porte, comme ferait un Anglais, il l'ouvre toute grande et force les gens à y entrer. Quoique d'une belle figure, et de manières douces, avec un charmant son de voix, il est tout simplement assommant, et par les faits, les dates, les chiffres dont il remplit sa conversation, les détails minutieux dans lesquels il entre, les lourds sujets d'économie politique dans lesquels il se plonge, tête baissée, il fatigue, éteint, écrase ses auditeurs. Avec cela des opinions faites sur tout, des jugements absolus, des rédactions arrangées d'avance; c'est d'un ennui à périr! Nos Anglais, ici, le portaient sur leurs épaules! Il est parti après le déjeuner. Au moment où il est sorti, M. de Talleyrand a dit: «Voilà un esprit arrêté avant d'être arrivé.» Il a dit aussi un mot assez piquant sur Mme de Sainte-Aldegonde, qui est également partie ce matin. A propos de ses sourcils si noirs qui surmontent des yeux sans beaucoup d'expression: «Ce sont», a-t-il dit, «des arcs sans flèches».
Voici l'extrait d'une lettre reçue de Paris hier soir; elle est du 29: «Les chevaux de poste étaient, dimanche 26, dans la cour de M. de Rigny, qui allait partir avec Bertin de Veaux, lorsque le Roi l'a fait chercher, et lui a ordonné de différer son départ d'un jour; le moment opportun pour partir ne s'est plus retrouvé. Hier, à quatre heures, le maréchal Gérard a forcé le Roi à accepter sa démission. La résolution de M. de Rigny est de ne pas accepter la Présidence qu'on veut bien lui offrir; il ne se reconnaît ni les talents, ni la consistance nécessaires pour remplir ce poste. Il ne peut pas se dissimuler que l'embarras seul d'un choix le fait porter sur lui, et si ce refus doit lui faire perdre sa place, il s'en consolerait, en pensant qu'il vaut mieux quitter les affaires sur une pareille question que d'en sortir plus tard moins honorablement. Mais comment cela va-t-il finir? Ce qui paraît le plus vraisemblable, c'est l'entrée de M. Molé au ministère. M. Thiers voudrait bien arriver à la Présidence, mais il n'ose pas encore y prétendre formellement. M. Molé ne resterait pas longtemps; ses moyens, son caractère, son entourage, tout le fera promptement tomber; ce sera suffisant à M. Thiers pour arriver à son but, du moins il s'en flatte. Il eût bien mieux aimé cependant que M. de Rigny se fût chargé du rôle qu'il destine à M. Molé; mais là, toute son éloquence a échoué!»
Valençay, 1er novembre 1834.—On m'écrit, de Paris, qu'un article très injurieux pour M. de Talleyrand et pour moi vient de paraître dans une revue périodique; il y a bien des années que je suis agonisée d'injures, de libelles, de mille saletés, calomnies et horreurs, et j'en aurai ainsi pour le reste de ma vie. Vivant dans la maison et dans la confiance de M. de Talleyrand, me trouvant, d'ailleurs, à l'époque la plus libellique, la plus vaniteuse, comment aurais-je échappé à la licence de la presse, à ses attaques, à ses injures? J'ai été longtemps à m'y accoutumer: j'en ai été cruellement atteinte, bouleversée, malheureuse; je n'arriverai même jamais à y rester indifférente. Une femme ne saurait l'être, et aurait, ce me semble, mauvaise grâce à le devenir; mais comme il serait également absurde de laisser son repos à la merci des gens qu'on méprise, j'ai pris le parti de ne rien lire en ce genre, et plus j'y suis directement intéressée, plus je désire ignorer. Je ne veux pas savoir le mal qu'on pense, qu'on dit ou qu'on écrit de moi ou de mes amis. Si ceux-ci font des fautes, ou que moi j'aie des torts, je les connais de reste, et désire les oublier. Quant à la calomnie, elle me dégoûte et m'indigne, et je ne vois pas pourquoi j'en recevrais les éclaboussures dans mes affections et dans mes intérêts les plus chers. Si on pouvait lutter, combattre et éclairer, à la bonne heure; il faudrait alors savoir pour être en état de répondre; mais comme répondre serait déplorable et que le silence est prescrit, ne vaut-il pas mieux éviter une connaissance pénible et stérile? Les peines, les amertumes sont si nombreuses dans la vie, il en est un si grand nombre d'inévitables, que je ne songe plus qu'à en écarter le plus que je puis, sûre qu'il restera toujours suffisamment de quoi exercer mon courage et ma résignation.
Un autre de mes motifs pour ne pas approfondir la malveillance, c'est que j'ai trop de peine à la pardonner; car si la reconnaissance est une des qualités les plus profondément gravées dans la bonne partie de ma nature, je crains toujours que la rancune lui serve de contrepoids: je n'ai jamais oublié ni un service, ni un mot d'amitié, mais je me suis trop souvent peut-être souvenue d'une injure ou d'une parole hostile. Ce n'est pas, Dieu merci, que la rancune me conduise à la vengeance, non; ma mémoire, quelque amère qu'elle puisse rester, ne m'a jamais inspirée hostilement contre ceux qui m'ont offensée; mais alors c'est moi-même qui souffre; je ne connais rien de plus douloureux au monde que d'éprouver de la malveillance, et tout inoffensive et silencieuse qu'elle reste au dehors, elle me ronge en dedans, et me fait mal en rongeant l'âme et rompant l'équilibre.
Je n'ai eu, hélas! que trop d'occasions de scruter, d'analyser, d'anatomiser, de disséquer mon moi moral. Qui est-ce qui n'a pas sa maladie chronique morale, comme sa maladie physique? Et qui est-ce qui, à un certain âge, ne sait pas ou ne doit pas savoir le régime qui convient le mieux à son esprit comme à son corps?
Valençay, 4 novembre 1834.—J'arrive d'une course que nous avons faite à Blois et dans les environs, avec nos Anglais qui retournaient à Paris. Avant-hier, nous avons visité Chambord, qui a paru, ce qu'il est en effet, bizarre, original, curieux, riche de détails, du reste dans un assez vilain pays et dans un état déplorable. La fenêtre de l'oratoire de Diane de Poitiers, sur laquelle François Ier avait écrit ses deux vers impertinents sur les femmes, existe encore [52], mais les carreaux sont brisés; ces vers étaient peu honorables pour un Roi chevalier. Le lieu où le Bourgeois gentilhomme fut représenté pour la première fois devant Louis XIV existe aussi, ainsi que la table sur laquelle on a ouvert et embaumé le corps du maréchal de Saxe qui est mort à Chambord; c'est même le seul objet mobilier qui soit resté dans le château.
Nous sommes revenus assez tard à Blois, et hier, dans la matinée, nous avons visité le château de Blois, maintenant une caserne, et certes, un des plus curieux monuments de France. Bâti des quatre côtés, il offre quatre architectures différentes. La partie la plus ancienne date d'Étienne de Blois, Roi d'Angleterre, souche des Plantagenet; la seconde de Louis XII, où son emblème, un porc-épic avec le motto: Qui s'y frotte, s'y pique, se trouve encore. Puis la partie François Ier, avec tout l'élégant cachet de la Renaissance; c'est là que le duc de Guise a été assassiné, que Catherine de Médicis est morte; c'est là qu'est la salle des fameux États généraux de Blois: on voit la cheminée dans laquelle on a brûlé le corps de Guise et le cachot où le cardinal et l'archevêque de Lyon ont été enfermés; la petite niche où Henri III a placé les moines auxquels il ordonnait de prier pour le succès de l'assassinat; la fenêtre par laquelle Marie de Médicis s'est sauvée, et l'appartement où la veuve de Jean Sobieski est morte [53]. Le quatrième côté enfin, bâti par Gaston d'Orléans dans le style des Tuileries, n'a jamais été achevé. Près du château est un vieux pavillon où étaient les bains de Catherine de Médicis; à côté, une vieille masure qui servait de retraite aux mignons de Henri III.
En revenant de cette course ici, j'ai eu la triste nouvelle de la mort de la princesse Tyszkiewicz, qui a expiré avant-hier à Tours. C'est moi qui ai dû l'apprendre à M. de Talleyrand. A son âge, de semblables pertes frappent davantage la pensée que le cœur; on y voit plutôt un avertissement personnel qu'on n'y trouve une affliction. Il était plus saisi que moi; moi plus affligée que lui, car j'aimais réellement la Princesse; je lui étais profondément reconnaissante de tout ce qu'elle a, jadis, été pour moi et, quoiqu'elle se soit survécu à elle-même, je ne puis songer sans peine à toute cette partie du passé qui s'enterre avec elle. Car on perd, avec des amis, non seulement eux-mêmes, mais encore une partie de soi-même.
M. de Talleyrand a été du même avis que moi, qu'il ne fallait pas laisser reposer au milieu d'étrangers cette pauvre et illustre personne, nièce du dernier Roi de Pologne, sœur unique de l'infortuné maréchal prince Poniatowski: elle sera enterrée à Valençay.
Une lettre arrivée hier soir ici, de Paris, disait ceci: «Il n'y a rien de fait pour le ministère; cela finit par être extrêmement ridicule; les intrigues se continuent. Avant-hier, on croyait tout fait et que Thiers partait pour Valençay; hier tout était changé, et on en est au même point. Il n'y a jamais eu un dissolvant pareil à Thiers; nous payons cher son talent de parole; il faudrait cependant bien en finir. M. de Rigny est tout prêt à se retirer, M. Guizot porte toujours Broglie pour la présidence du Conseil et Thiers pousse Molé.»
Valençay, 6 novembre 1834.—L'autre jour, M. Royer-Collard m'a raconté quelque chose d'amusant, parce que cela le peint très bien. Il me disait que la seconde Mme Guizot lui reprochait vivement de renier la doctrine, de se refuser à en être le père, l'appui, le défenseur, et de ce qu'en se plaignant, comme il le faisait, d'être réclamé par eux, il causait beaucoup d'embarras à ceux qui en étaient; que c'était mal et qu'elle le priait, par cette considération, de ne plus les attaquer, les tourner en ridicule et les renier, comme il le faisait à chaque occasion: «Ah! madame! vous voulez donc qu'en laissant le public dans l'erreur, je me prive de ma consolation et de ma vengeance!» Elle était furieuse... La seule, mais très vive irritation de M. Royer-Collard est contre tout ce qui touche à M. Guizot et tout ce qui en porte le nom; cette irritation n'est peut-être pas sans quelque fondement. M. Royer n'a aucun goût pour M. de Broglie, dont la haute vertu ne lui a pas paru être à la hauteur des dernières circonstances; et quant à Mme de Broglie, il l'aime encore moins, parce que sa dévotion ne la préserve d'aucune des agitations et même des intrigues politiques; le contraste que cela produit lui déplaît.
Valençay, 7 novembre 1834.—Voici une anecdote parfaitement certaine qui m'a été contée par un témoin oculaire et qui m'a beaucoup frappée. M. Casimir Perier est mort, comme on sait, du choléra; mais en outre il était complètement fou dans les derniers dix jours de sa vie, disposition qui s'était déjà manifestée chez plusieurs membres de sa famille. Eh bien! quelques heures avant sa mort, deux des ministres ses collègues, avec deux de ses frères, causaient dans un coin de sa chambre des embarras que l'arrivée de Mme la duchesse de Berry produisait en Vendée, des difficultés qui en résultaient pour le gouvernement, du parti qu'il y aurait à prendre, de la responsabilité qui en résulterait, et de la terreur de chacun de l'affronter. Cette conversation fut, tout à coup, interrompue par le malade, qui, se dressant sur son lit, s'écria: «Ah! si le président du Conseil n'était pas fou!» Puis, retombant sur son oreiller, il se tut et mourut bientôt après. Cela n'est-il pas frappant et ne fait-il pas frissonner comme le Roi Lear?
Valençay, 9 novembre 1834.—J'ai été hier à Châteauvieux voir M. Royer-Collard. Il avait reçu des lettres de plusieurs des ministres démissionnaires. On lui mande qu'aussitôt les cinq démissions données, toutes cinq galamment acceptées, le Roi a fait chercher M. Molé, et lui a confié, avec la présidence du Conseil, la recomposition totale du Cabinet. M. Molé a demandé vingt-quatre heures pour réfléchir sur lui-même et voir avec qui il pourrait s'entendre, mais chacun ayant décliné le fardeau dont il offrait le partage, il a été obligé de s'y soustraire également, et tout était retombé dans le vague et peut-être l'impossible.
Il y a un déchaînement nouveau dans presque tous les journaux contre M. de Talleyrand; les uns le tuent, les autres le disent malade de corps et d'esprit, d'autres l'injurient grossièrement et salement. M. Royer-Collard explique cette nouvelle reprise de fureur par la crainte que la présidence du Conseil ne soit offerte à M. de Talleyrand et acceptée par lui. Il paraît que beaucoup de gens, frappés de la pénurie d'hommes, voudraient qu'on s'adressât ici, et que la terreur que cela inspire à de certains autres envenime toutes leurs démarches, leurs paroles et leurs écrits. Quel triste honneur que d'être ainsi le pis-aller de quelques-uns et l'objet de la haine de plusieurs autres, et cela à un âge où le besoin seul du repos doit dominer et où la seule et dernière condition permise est de finir honorablement!
Valençay, 10 novembre 1834.—Voici l'extrait d'une lettre que j'ai reçue hier de M. Royer-Collard: «Je dirai fort sérieusement à M. de Talleyrand, qu'après quatre années d'absence, je ne m'étonne pas qu'il mette plus d'importance aux articles de journaux qu'ils n'en ont réellement aujourd'hui. Il ne sait pas à quel point le prestige de la presse est usé comme tous les autres; qui répondrait à un journal après deux ou trois jours ne serait pas compris, on aurait oublié. Il n'est plus donné à la témérité des paroles d'élever ou d'abaisser un personnage; dans le débordement de la louange, comme de l'injure, on reste ce que l'on est. C'est le procès de nos mauvais jours!
«Non, il n'y a rien de fait à Paris; c'est que rien de spécieux n'est possible. Ici se révèlent les véritables conséquences de la dernière révolution. M. de Talleyrand a eu l'habileté et le bonheur de la faire tourner à sa gloire, mais il ne recommencerait pas ce miracle. Sa dernière habileté sera de finir à temps, je dirais volontiers de rompre à la fois avec l'Angleterre et la France, telles que cette année-ci les a faites. Je reviens souvent à l'idée qu'il aurait fallu dénouer dès l'année dernière, et se mettre en sûreté; il était naturel de s'y tromper, je m'y suis trompé aussi. Vous seule, madame la Duchesse, disiez vrai. Dans ce même fauteuil d'où je vous écris aujourd'hui, je vous combattais en aveugle, car vous seule pouviez bien savoir, bien juger. J'ai eu tort; c'est un hommage de plus que j'aime à vous rendre.»
Valençay, 11 novembre 1834.—M. Damer mande de Paris ce qui suit: «Avez-vous entendu une horrible histoire relative à Mme et à Mlle de Morell, sœur et nièce de M. Charles de Mornay, et qui est arrivée à l'École militaire de Saumur [54]? Un jeune homme de cette ville, nommé M. de La Roncière, assez mauvaise tête, est devenu amoureux de Mme de Morell; elle a fait, ou non, quelques coquetteries pour lui, c'est ce que je ne sais pas exactement, mais finalement, elle lui a donné son congé. Il a résolu alors de se venger, et a fait la cour à la fille, jeune personne de dix-sept ans; il lui écrivait continuellement et la menaçait de tuer son père et sa mère si elle ne l'écoutait pas. Elle a été trouvée, une nuit, dans une espèce d'état de folie. Le jeune homme, ayant appris son état, s'est enfui de l'École, mais a été arrêté depuis. Il a montré alors des lettres, supposées ou non, qu'il prétend lui avoir été écrites par la mère et par la fille et qui les compromettraient gravement. On dit que Charles de Mornay est arrivé à Paris à cause de cette affaire.»
Valençay, 12 novembre 1834.—Une lettre écrite avant-hier de Paris, pendant que le Roi signait, dans le cabinet voisin, l'ordonnance créatrice du nouveau ministère, qui n'a pu paraître que dans les journaux d'hier matin, nous est arrivée ici hier soir. Elle apporte des noms inattendus et presque nouveaux. Il n'y aurait peut-être pas grand mal à cela, s'ils l'étaient tous également, mais il en est un, vieilli dans les fastes de l'Empire, et auquel on en a attribué la perte, le duc de Bassano; il en est un autre, celui de M. Bresson, qui ébahira probablement, et qui, pour l'invraisemblable, aurait mérité la fameuse lettre sur le mariage de M. de Lauzun. Je n'ai pas besoin de dire les réflexions qu'il nous a fait faire, à nous, gens de Londres, qui avons vu naître, se perdre et ressusciter l'individu, le tout avec une si merveilleuse rapidité! Je n'ai pas besoin de dire, non plus, que cette solution ministérielle fixe toutes les irrésolutions de M. de Talleyrand et donnera des ailes à sa démission de l'ambassade de Londres.
Valençay, 13 novembre 1834.—Voici l'impression produite sur M. Royer-Collard par la nouvelle phase ministérielle: «Mais c'est un ministère Polignac! Je m'attendais à tout plutôt qu'à cette aventure. Je suis bien étonné que M. Passy, qui a du mérite et de l'avenir, se soit enrôlé dans cette troupe. Voilà l'ancien Cabinet jeté dans l'opposition; mais soit qu'il attaque, soit qu'il appuie traîtreusement, il se fraye un chemin au retour; il reviendra, cela me paraît infaillible.» Le mot aventure est le mot propre, car assurément, ce que tout ceci est le moins, c'est une combinaison.
Valençay, 16 novembre 1834.—Nous avons appris, par le courrier d'hier au soir, que le ministère de fantaisie avait vécu «ce que vivent les roses, l'espace d'un matin». La comparaison n'est pas choquante. Ce sont MM. Teste et Passy qui, le 13 au soir, sont venus remettre au Roi leur démission, motivée sur la situation pécuniaire du duc de Bassano. Ces démissions devaient entraîner les autres, et, en effet, le lendemain matin, M. Charles Dupin est venu offrir la sienne, et M. de Bassano a reconnu qu'il ne pouvait plus rien faire et que, dès lors, «tout était dit et fini».
Avant-hier 14, à quatre heures du soir, rien n'était arrangé, ni projeté, ni espéré. Quelle cruelle et déplorable situation pour le Roi! Si on voulait faire une pièce de théâtre de cette crise ministérielle, on ne pourrait même pas lui appliquer la règle des vingt-quatre heures!
Je trouve la conduite de MM. Teste et Passy impardonnable! Il paraît que c'est eux qui avaient le plus insisté, dans l'origine, pour que le duc de Bassano obtînt la Présidence avec le ministère de l'Intérieur, et, certes, ils n'en étaient pas alors à apprendre la situation pécuniaire de M. de Bassano; car, depuis deux ans, elle était connue de tout le monde.
Valençay, 18 novembre 1834.—Voici le passage important d'une lettre écrite hier par M. de Talleyrand à Madame Adélaïde: «Quel soulagement! Je remercie de bon cœur le maréchal Mortier d'avoir accepté la présidence du Conseil! Je voudrais faire comme lui, et remonter à la brèche; mais l'Angleterre pour moi est hors de question! Vienne me plairait, sans doute, à beaucoup d'égards, et conviendrait d'ailleurs à Mme de Dino, que tout son dévouement pour moi console difficilement de quitter Londres, où elle a été si bien appréciée; mais, à mon âge, on ne va plus chercher les affaires si loin de ses foyers! S'il ne s'agissait que d'une mission spéciale, auprès d'un Congrès; d'une réunion telle que celles de Vérone et d'Aix-la-Chapelle, je serais prêt. Et si pareille circonstance, qui n'est rien moins qu'invraisemblable, se présentait et que le Roi me crût encore capable de bien représenter la France, qu'il me donne ses ordres et je pars à l'instant, heureux de lui consacrer mes derniers jours. Mais une mission permanente ne peut plus me convenir, à Vienne surtout, où l'on m'a vu, il y a vingt ans, l'homme de la Restauration. Mademoiselle a-t-elle bien songé à un pareil rapprochement? Et cela en regard de Charles X, de Madame la Dauphine qui vient souvent à Vienne, et qui reçoit tous les honneurs dus à son rang, à ses malheurs, et à sa proche parenté? Simples particuliers en Angleterre, les Bourbons de la branche aînée sont des Princes, presque des prétendants en Autriche; c'est, pour l'ambassadeur du Roi, une énorme différence; peu sensible peut-être pour tel ou tel, mais décisive pour moi dans la vie duquel 1814 reste écrit en gros caractères.—Non, Madame, il n'y a plus pour moi d'autre existence que celle d'une retraite sincère et complète, d'une vie privée simple et paisible. Ceux qui voudront me supposer quelque arrière-pensée seront de mauvaise foi: à mon âge, on ne s'occupe plus que de ses souvenirs, etc. [55]...»
Le Journal des Débats annonce la démission de M. de Talleyrand, et, dans son intrigue, cherche à la rattacher au ministère Bassano [56]. Assurément, de tout, c'est ce qui l'aurait le mieux expliquée, mais elle n'a été motivée par aucun des noms français qui ont successivement occupé le public depuis quinze jours. Il y avait une manière plus convenable, plus élevée, plus vraie d'en parler; mais l'esprit de parti dénature tout à son propre profit! A la bonne heure, nous n'avons plus à y regarder.
On assure que, pendant la crise ministérielle, M. de Rigny s'est conduit avec fermeté, dignité et convenance. Il n'en a pas été ainsi de tout le monde, et voici un détail curieux sur l'exactitude duquel on peut compter. Dans ce fameux Conseil d'il y a dix jours, dans lequel chacun a jeté son masque et où M. Guizot a voulu imposer M. de Broglie au Roi, comme ministre des Affaires étrangères, le Roi a dit en levant la main: «Jamais cette main ne signera l'ordonnance qui rappellera M. de Broglie aux Affaires étrangères.» Alors M. Guizot a sommé le Roi de déclarer pourquoi il s'y refusait: «Parce que, a répondu celui-ci, M. de Broglie a failli me brouiller avec l'Europe. J'en appelle au témoignage de M. de Rigny ici présent (lequel a fait silencieusement un signe d'acquiescement), et si on voulait me faire violence, je parlerais.—Et nous, Sire, nous écrirons,» a repris M. Guizot... Peut-on rien imaginer de semblable? Et voit-on après cela toutes ces mêmes figures assises au même tapis vert et réglant, d'un commun accord, les destinées de l'Europe?
Valençay, 19 novembre 1834.—Nous avons appris, hier au soir, par une lettre de Londres, le grand événement du changement de ministère en Angleterre, et le retour des Tories au pouvoir [57]. Ce matin déjà, un courrier du Roi est arrivé ici, porteur d'une lettre de la main même de Sa Majesté, et d'une de Mademoiselle. Caresses, prières, supplications, il y a de tout dans ces lettres. Mon nom même, répété sans cesse, est appelé à l'aide. Tout cela est employé pour déterminer M. de Talleyrand à reprendre son ambassade de Londres. Le Prince royal m'écrit dans ce sens de la manière la plus pressante; toutes les autres lettres reçues par la poste sont dans le même esprit. Mme Dawson Damer m'écrit qu'elle espère que le changement du Cabinet anglais fera retirer la démission de M. de Talleyrand, et que la Reine d'Angleterre ne me pardonnerait pas s'il en était autrement. Lady Clanricarde me dit qu'elle a d'autant plus peur de voir échouer les Tories dans leur essai, que cela ferait retomber l'Angleterre dans les griffes de lord Durham, et qu'elle ne voit qu'un côté agréable à tout ceci, c'est la presque certitude de mon retour à Londres. C'est fort gracieux, mais nullement concluant.
M. de Rigny m'écrit des excuses de son long silence et me paraît fort en dégoût de la dernière quinzaine, peu rassuré sur les chances futures du ministère français, quoique M. Humann eût accepté et que le replâtrage fût consommé; puis il ajoute le morceau obligé sur l'impossibilité pour nous de ne pas retourner à Londres, et sur la volonté positive du Roi à cet égard.
M. Raullin, de son petit coin, croit aussi devoir faire sa petite hymne d'occasion; il dit que les doctrinaires, chez Mme de Broglie, en disaient autant, mais que, du reste, toute cette coterie, ainsi que la Bourse et les Boulevards, étaient dans la plus grande agitation des nouvelles d'Angleterre. Il me mande des drôleries sur le duc de Bassano et sur M. Humann. Le courrier qui est parti pour aller trouver celui-ci l'a trouvé à Bar; il a dit qu'il ne répondrait que de Strasbourg. J'aime ce flegme alsacien.
On dit aussi que l'amiral Duperré se fait tirer l'oreille pour accepter la marine. Jusqu'à hier matin, il n'y avait que des ministres in petto. M. de Bassano signait imperturbablement et travaillait au ministère de l'intérieur avec la plus belle ardeur.
M. de Talleyrand a reçu aussi beaucoup de lettres. M. Pasquier, en réponse à la lettre d'excuse de ne pouvoir assister au procès [58], insinue une phrase sur les immenses services qu'on est encore appelé à rendre. Mme de Jaucourt écrit quatre lignes sous la dictée de M. de Rigny, pour dire: «Venez, on ne peut se passer de vous; sauvez-nous.» Et enfin M. de Montrond, qui se taisait depuis longtemps, mande que les nouvelles d'Angleterre sont venues tomber sur tout le monde comme des flots d'eau bouillante, qu'on déraisonne à l'envi, que lord Granville prend le changement chez lui de travers. Il se dit aussi chargé par le Roi de nous faire comprendre la nécessité de notre retour en Angleterre; que MM. Thiers et de Rigny le désirent comme leur salut.
Valençay, 24 novembre 1834.—M. de Talleyrand persiste, heureusement, dans sa démission; mais tel est le singulier prestige qui s'attache à lui que la Bourse de Paris baisse ou se relève selon les chances plus ou moins probables de son départ pour Londres, que les lettres de toutes parts l'appellent au secours, et que des gens que nous ne connaissons pas même de nom, lui écrivent pour le supplier de ne pas abandonner la France. Cela tient évidemment à deux choses: c'est que le public français ne veut jamais voir dans le duc de Wellington qu'un croquemitaine en personne, et dans M. de Talleyrand que quelqu'un que le diable emportera un jour, mais qui, en attendant, grâce au pacte qu'ils ont ensemble, ensorcelle à son gré l'univers. Que c'est bête, le public! Il est si crédule dans sa foi! si cruel dans les vengeances de ses mécomptes!
Valençay, 27 novembre 1834.—Une lettre du Roi, arrivée hier et qui est la réponse à celle où M. de Talleyrand persistait dans sa démission, dit, entre autres choses ceci: «Mon cher Prince, je n'ai rien vu de plus parfait, de plus noble, de plus honorable, de mieux exprimé que la lettre que je viens de recevoir de vous. J'en suis profondément touché. Sans doute, il m'en coûte beaucoup de reconnaître la justesse de la plupart de vos motifs pour ne pas retourner à Londres, mais je suis trop sincère et trop ami de mes amis pour ne pas dire que vous avez raison [59].»
A la suite de cet exorde vient une nouvelle invitation à arriver au plus vite à Paris, pour causer de toutes choses. M. Bresson écrit à M. de Talleyrand une lettre fort spirituelle et fort habile, où il lui demande de vouloir bien lui écrire toutes les moqueries que, sans doute, sa gloire rapide lui aura inspirées; il n'en veut perdre aucune.
M. de Montrond mande que le Roi dit qu'il n'y a rien de plus beau que la lettre de M. de Talleyrand et qu'il faut se rendre à ses raisons; que du reste, les embarras sont grands; que l'on regrette le maréchal Soult; qu'on cherche à le ravoir. Quelle nouvelle ignominie pour nos petits ministres! Il paraît que l'armée se désorganise.
Les Polonais qui sont venus ici pour l'enterrement de la princesse Tyszkiewicz disent, à ce qu'il paraît, du bien de nous à Paris. Il n'y a qu'auprès du Prince Royal que Valençay ait eu un succès contesté par l'influence Flahaut; M. de Montrond enrage du bien qu'on dit de Valençay, dont il a fait tant de moqueries!
Valençay, 1er décembre 1834.—Lorsque je passai, il y a trois mois, à Paris, j'y vis M. Daure qui écrivait, en assez mauvaise compagnie, dans le Constitutionnel et me parut assez pauvre garçon. Je lui offris de m'intéresser auprès de M. Guizot pour lui faire obtenir de l'emploi dans la recherche des anciens manuscrits et chartiers du Midi, dont le ministère de l'Instruction publique s'occupe. Je fis en effet ma demande; elle fut bien accueillie. Je partis pour ici et n'entendis plus parler de Daure ni de ma demande à M. Guizot; mais, il y a quinze jours, je reçus une lettre de ce dernier pour m'annoncer la nomination de Daure à la place que j'avais demandée pour lui. J'écrivis tout de suite à Daure en lui envoyant la lettre ministérielle, mais ne connaissant pas son adresse, je fis faire à Paris des démarches qui restèrent infructueuses et ma lettre attendait quelques lumières sur ce pauvre homme, lorsque hier au soir j'ai reçu deux lettres, timbrées de Montauban, l'une de l'écriture de Daure, l'autre inconnue. J'ouvris d'abord cette dernière: elle est d'un abbé, ami de Daure, qui d'après les dernières volontés de ce malheureux, m'annonce sa mort; mais quelle mort! Le suicide! La lettre de Daure, écrite peu avant cet acte de folie, est la plus touchante, je dirai même la plus honorable pour moi. Il y a un mot sur ceux qu'il aimait à Londres. Je me reproche très vivement de ne l'avoir point engagé à venir ici cette année, cela l'aurait sans doute détourné de cette cruelle fin!
Il m'est revenu cette nuit à l'esprit que l'automne dernier, à Rochecotte, marchant avec lui tête à tête en allant visiter mes écoles, je lui parlais de sa destinée, de son avenir, je le prêchais sur son désordre, sur son manque d'économie. Il me répondit avec beaucoup de reconnaissance, en me priant de n'être nullement inquiète de lui, qu'il avait une ressource en réserve dont il ne pouvait parler à personne, qui était préparée depuis longtemps, et qui lui demeurerait, tout le reste manquant; qu'il n'était pas aussi imprévoyant qu'il en avait l'air, et qu'il était sans souci de l'avenir parce qu'il pouvait l'être. Je crus, tout bonnement, qu'il avait amassé un peu d'argent... Sotte que j'étais! Il s'est tué précisément au moment où nous enterrions ici la pauvre princesse Tyszkiewicz. Quel triste mois de novembre!
Voici un petit passage de politique, extrait d'une lettre d'hier: «La position des ministres français sera décidée dans huit jours; ils comptent profiter de la première petite circonstance et elle ne tardera pas à se présenter, pour parler franchement de tout ce qu'ils ont fait, de tout ce qui s'est passé, de manière à arranger leur position pour qu'elle soit tolérable, ou bien pour se retirer tout à fait. Ils ne tiennent pas à rester au pouvoir, de la manière dont ils sont abreuvés de dégoûts. Il faut voir ce que la Chambre va faire et quelle sera son attitude. Il avait été question de faire un discours du trône, mais il a été décidé que cela ne serait pas, et je crois qu'on a sagement fait.»
Valençay, 2 décembre 1834.—Me voici à la veille d'une nouvelle peine: la mort, probable, du duc de Gloucester m'en sera une réelle. Comment ne pas regretter une estime, une confiance, une amitié aussi sincères, aussi solidement éprouvées?
M. Daure a aussi écrit à M. Raullin. Il paraît qu'il était particulièrement préoccupé de l'idée de ne pas reposer dans un cimetière; il a cherché un lieu isolé et désert. Il finit sa lettre à Raullin par le salut des gladiateurs au peuple romain: «Ave, morituri te salutant!» Ses dernières lettres ne sont rien moins que d'un fou, et cependant, comment ne pas supposer du désordre de tête? car il était religieux, il avait toujours la Bible dans sa poche et la lisait souvent. Il faut que son imagination inquiète et maladive ait un instant égaré son courage et obscurci sa foi.
On m'écrit de Paris qu'on ne nommera de nouvel ambassadeur pour Londres que quand sir Robert Peel aura constitué un gouvernement. Il a dû traverser Paris hier, à ce que l'on croyait. Une autre raison pour laquelle on ne nommera pas de huit à dix jours, c'est que personne ne se soucierait d'accepter, avant que le sort des ministres français ne soit éclairci, et il est des plus précaires. On remarque le peu d'empressement que mettent les députés à se rendre à la Chambre, comme symptôme du peu de goût qu'ils ont à s'occuper des querelles des ministres. Celles-ci sont sourdes, mais réelles; toujours même révolte contre l'orgueil pédantesque de l'un et les intrigues croisées de l'autre; l'effroi seul de la Chambre les fait encore aller ensemble.
On dit le Roi fort attristé, et peut-être ces messieurs ne doivent-ils leur conservation qu'à ce que la peur de la Chambre agit sur lui comme sur eux. Il paraît qu'on se moque beaucoup à Paris d'une lettre de M. Bresson en réponse à un mot de la Quotidienne. On me mande sur cette lettre: «Voilà M. Bresson qui nous fait sa généalogie et qui nous apprend qu'il a toujours été un homme important depuis le jour où il remettait les dépêches au malheureux et trop méconnu Bolivar, jusqu'à celui où il a failli être ministre des Affaires étrangères! Nous voilà bien heureux d'être représentés à Berlin par quelqu'un d'aussi considérable! Comprenez-vous cette manie de correspondre avec les journaux? Et puis on s'étonne de la prodigieuse importance de ceux-ci!»
M. de Talleyrand est dans une véritable colère de ce que les communications diplomatiques se colportent à la Bourse et à l'Opéra. C'est ce qui, avec tant d'autres choses, rend de certaines gens impossibles à servir.
Paris, 7 décembre 1834.—Nous voici rentrés dans ce Paris dont la vie dévorante et hachée convient si peu à M. de Talleyrand et à moi-même. Hier déjà nous avons été envahis par mille devoirs et visites.
A midi, j'ai reçu M. Royer-Collard qui, en allant à la Chambre, venait savoir de mes nouvelles. Il n'a fait qu'entrer et sortir, et n'était venu réellement, je crois, que pour s'acquitter d'une commission de M. Molé. Celui-ci l'a chargé de me dire qu'il désirait revenir chez nous, mais, pour début, venir d'abord chez moi et me trouver seule. Ce rendez-vous a été fixé à demain lundi, entre quatre et cinq heures.
M. Royer-Collard sorti, M. le duc d'Orléans est arrivé, et, à peine assis, il est revenu sur un commérage de Mme de Flahaut. Tout cela s'est passé de fort belle humeur, de fort bonne grâce, mais sans que j'aie, ce me semble, perdu de mes avantages. J'ai été douce, mesurée, à mille lieues de l'hostilité. Mon terrain principal a été celui-ci: «Les propos de Mme de Flahaut sur moi ne sauraient m'atteindre, je n'y regarde pas; il n'y a pas chance que des personnes de mondes, d'habitudes et de situations si différents qu'elle et moi, puissions jamais nous combattre, ni moi être heurtée par elle. Je ne lui en veux que du tort qu'elle vous fait à vous, Monseigneur.—Mais ma principale raison pour l'aimer, c'est qu'elle ne l'est par personne.—Ah! si c'est comme calcul de proportion, Monseigneur doit en effet l'adorer!» Nous nous sommes mis à rire et tout a fini là.
Il m'a parlé d'autre chose, par exemple du tort qu'il avait eu d'être resté si longtemps sans nous écrire, après son voyage à Valençay. J'ai répondu: «En effet, Monseigneur, cela n'était pas trop bien élevé de la part de votre jeunesse, à l'égard du grand âge de M. de Talleyrand, mais il y a une grâce et une franchise dans vos procédés, qui font qu'on est ravi de vous pardonner.»
Il est arrivé alors aux questions générales. Il est fort embarrassé et peiné de l'état des choses, irrité contre son cher ami Dupin de l'étrange façon dont, la veille, il avait traité la Royauté, étonné de lord Brougham dont il m'a rapporté le fait suivant. Le jour de l'arrivée de lord Brougham à Paris, M. le duc d'Orléans l'a rencontré chez lord Granville; il fut question (je ne trouve pas que le lieu fût bien convenable) de l'amnistie, dont l'ex-Chancelier se déclara le partisan violent. Le duc d'Orléans contesta, mais sans, du moins en apparence, le convaincre. Le lendemain, aux Tuileries, lord Brougham tira un papier de sa poche et, en montrant un coin au Prince Royal, lui dit: «Voici mes réflexions sur l'amnistie, que je vais montrer au Roi.» (Autre manque de convenances de la part d'un étranger.) Il remit en effet ce papier. C'était le plaidoyer le plus animé contre l'amnistie! Quand la mobilité va jusqu'à un certain point, elle est, ce me semble, un symptôme évident de démence!
M. le duc d'Orléans a fini sa visite chez moi en voulant me faire sentir l'indispensable obligation dans laquelle était M. de Talleyrand de se rattacher d'une manière publique au gouvernement. J'ai répondu par l'état de ses jambes. Nous nous sommes fort bien quittés.
En redescendant, j'ai trouvé l'entresol plein: Frédéric Lamb, Pozzo, Mollien, Bertin de Veaux, le général Baudrand. Malgré ces échantillons si divers, on parlait aussi librement de toutes choses que si on eût été sur la place publique. Le plus vif était Pozzo, déversant un inconcevable mépris sur le ministère français, plaignant le Roi et en parlant très bien, gémissant sur les embarras de ses ambassadeurs au dehors à travers tout ce qui se passe ici, et fort irrité de certains passages du discours prononcé la veille par M. Thiers.
Nous avons été plus tard dîner chez le comte Mollien où se trouvaient M. Pasquier, le baron Louis, Bertin de Veaux et M. de Rigny qui est arrivé tard, apportant le vote de la Chambre; vote favorable si on veut, mais qu'on fera payer cher au ministère, et dont M. de Rigny, du moins, a le bon sens de ne rien conclure pour le courant de la session.
Il paraît qu'après le discours de M. Sauzet, qui a été admirable, à ce que l'on dit, la Chambre a été hésitante, et que le ministère s'est cru perdu. M. Thiers n'osait plus se risquer; cependant, il l'a fait, presque en désespoir de cause, et il a, dit-on, parlé miraculeusement et fait virer de bord tout le monde. La veille, il avait fait fiasco, et les Anglais surtout jettent feu et flamme contre lui de sa très singulière phrase sur l'Angleterre qui, en effet, est inconcevable; mais hier, il a eu évidemment le triomphe le plus complet.
Un fait singulier, et dont je suis certaine, c'est celui-ci: M. Dupin avait promis au Roi, il y a trois jours, de soutenir l'ordre du jour motivé. Avant-hier, il a voté contre; hier il a parlé encore une fois contre, et... il a voté pour!—Pourquoi? Parce qu'après le discours de M. Sauzet, les ministres, se croyant perdus, ont été dire à M. Dupin: «Monsieur le Président, préparez-vous à aller chez le Roi, et ayez votre Cabinet tout prêt, car d'ici à une heure, nous aurons donné nos démissions.» M. Dupin, très empêtré, a dit: «Mais je ne croyais pas que tout ceci deviendrait si sérieux; je ne veux pas votre chute, car je ne me soucie nullement que le «paquet» me retombe sur les bras.» En disant cela, il cherchait à s'esquiver, et à laisser un vice-président à sa place, lorsque Thiers, le prenant par le bras, lui a dit: «Non, monsieur le Président, vous ne sortirez pas d'ici que la question ne soit vidée; si elle l'est contre nous, vous n'irez pas ailleurs que chez le Roi où vous serez condamné à être ministre.» C'est, sans doute, fort curieux; mais quel monde! Quelles gens!
Paris, 8 décembre 1834.—Hier, en rentrant chez moi, à quatre heures, j'ai été étonnée d'y voir arriver le duc d'Orléans, que je croyais déjà sur la route de Bruxelles; mais il ne devait partir qu'une heure plus tard, et il était venu pour me dire que sir Robert Peel avait passé par Paris et avait envoyé son frère, à lui, duc d'Orléans, qu'il connaît beaucoup, prier le Prince Royal de l'excuser auprès du Roi, s'il ne demandait pas à avoir l'honneur de lui faire sa cour, mais Sa Majesté comprendrait aisément que dans les circonstances actuelles, les heures étaient des siècles. Nous avons conclu deux choses de cette démarche. La première, c'est que sir Robert Peel était décidé à accepter le ministère, puisqu'un simple particulier ne se serait pas cru assez d'importance pour envoyer un tel message; et la seconde, c'est que la courtoisie des paroles prouvait plutôt de bonnes dispositions pour la France que le contraire.
A propos de sir Robert Peel, j'ai reçu hier une lettre de lui, écrite de Rome, à l'occasion du ministère Bassano, très polie, obligeante, et dans laquelle il dit que ce qui l'effraye le plus dans cette combinaison, c'est la crainte qu'elle n'empêche M. de Talleyrand de retourner à Londres.
Paris, 9 décembre 1834.—Frédéric Lamb, qui est venu chez moi hier matin, m'a raconté des choses fort curieuses; il m'a appris encore pis que ce que je savais déjà sur lord Palmerston; des détails inconcevables, par exemple, sur la conduite de celui-ci dans la question d'Orient, dont nous n'avions pu, nous autres, à Londres, juger que la superficie, et sur mille autres choses. Il m'a dit que, lors de la querelle entre l'Angleterre et la Russie, à propos de sir Stratford Canning, Mme de Lieven avait désiré que la chose pût s'arranger, de façon à ce que Frédéric Lamb fût à Pétersbourg et sir Stratford Canning à Vienne. Cela fut proposé au prince de Metternich qui répondit: «Cet arrangement n'arrangera rien, car le seul ambassadeur que nous soyons décidés à ne jamais recevoir, c'est sir Stratford Canning.»
Il m'a dit encore que M. de Metternich disait de lord Palmerston: «C'est un tyran, et nous ne sommes plus au siècle de la tyrannie.»
Frédéric Lamb déteste lord Granville; du reste, il ne croit pas au succès du Cabinet tory, mais il ne croit pas non plus que son héritage tombe nécessairement aux radicaux. Il croit à la rentrée de lord Grey et cherche les moyens d'évincer lord Palmerston et lord Holland. Il dit, comme Pozzo, comme M. Molé, des choses inouïes de M. de Broglie; jamais on n'a fait plus de fautes que celui-ci, à les en croire.
En rentrant chez moi, hier à quatre heures, j'ai reçu M. Molé. Tout s'est passé comme si nous nous étions vus la veille: lui, me parlant, comme jadis, de lui, de ses affections, intimités, dispositions d'esprit, avec ce charme qui lui est propre. Il m'a dit que j'étais beaucoup plus aimable qu'il y a quatre ans; il est resté près d'une heure. J'ai toujours trouvé qu'on ne causait avec personne aussi parfaitement bien, rapidement, agréablement, qu'avec lui; il est de très bon goût, à une époque à laquelle personne ne l'est plus; il n'a, peut-être, pas l'âme assez haute pour dominer, mais il a l'esprit assez élevé pour ne pas se dégrader, et c'est déjà beaucoup.
Bien des noms propres, bien des faits et des choses ont repassé devant nos yeux dans cette heure, et j'ai été très satisfaite du naturel avec lequel il a tout abordé. Il m'a dit que j'avais dans l'esprit une équité qui rassurait toujours, ceux même qui pourraient craindre mon inimitié; enfin, tout a été pour le mieux. Je ne suis pas sûre que cela se passe aussi bien entre M. de Talleyrand et lui. Je suis chargée d'arranger leur entrevue, et tous deux, ce qui est assez drôle, m'ont priée d'être présente à cette première rencontre.
M. Molé m'a raconté avoir, la veille, écrit à M. Dupin pour refuser de dîner chez lui, en motivant son refus sur la manière dont celui-ci avait, à la tribune, travesti les rapports purement officieux et nullement officiels qu'ils avaient eus ensemble, il y a quinze jours. M. Molé m'a dit encore qu'il ne songeait pas du tout, comme quelques personnes le prétendaient, à l'ambassade d'Angleterre, parce qu'il ne voulait rien accepter du ministère actuel.
Il ne voit plus du tout le duc de Broglie. Il croit que Rayneval est le seul ambassadeur possible à Londres en ce moment et compte aussi en parler au Roi, avec lequel il dit qu'il est très bien. Il salue à peine Guizot et n'est que très froidement avec Thiers.
Paris, 10 décembre 1834.—C'était, hier soir, une défilade assourdissante de visites chez M. de Talleyrand. Il s'est dit beaucoup de choses, dont voici les seules qui m'ont paru piquantes.
C'est Frédéric Lamb, qui est venu le premier, et avec lequel nous avons été assez longtemps seuls, qui nous les a contées. Il nous a beaucoup parlé de M. de Metternich et de son dire, il y a quatre mois, sur le Roi Louis-Philippe: «Je l'ai cru un intrigant, mais je vois bien que c'est un Roi.» Il nous a dit encore que le jour de la chute du dernier ministère anglais, lord Palmerston en avait mandé la nouvelle au chargé d'affaires d'Angleterre, à Vienne, en l'invitant à la transmettre à M. de Metternich, et en ajoutant: «Vous ne serez jamais dans le cas de faire à M. de Metternich une communication qui lui fasse plus de joie.» Le chargé d'affaires porte cette dépêche au Prince, et, je ne sais pourquoi, la lit tout entière, même cette dernière phrase. M. de Metternich a répondu ceci, que je trouve de très bon goût: «Voici une nouvelle preuve de l'ignorance dans laquelle lord Palmerston est des hommes et des choses; car je ne puis me réjouir d'un événement dont je ne puis mesurer encore les conséquences. Dites-lui que ce n'est pas avec joie que je l'accepte, mais bien avec espérance.»
Paris, 12 décembre 1834.—Nous avons dîné hier aux Tuileries, M. de Talleyrand, les Mollien, les Valençay, le baron de Montmorency et moi. J'étais assise entre le Roi et le duc de Nemours; ce dernier a un peu vaincu sa timidité; il lui en reste cependant beaucoup. Il est blanc, blond, rose, mince et transparent comme une jeune fille, pas joli à mon gré.
On ne saurait avoir une conversation plus intéressante que celle du Roi, surtout lorsque, laissant la politique de côté, il veut bien fouiller dans les nombreux souvenirs de son extraordinaire vie. J'ai été frappée de deux anecdotes qu'il m'a racontées à merveille, et quoique je craigne de les défigurer en les racontant moins bien, je veux cependant les dire. Un portrait de M. de Biron, duc de Lauzun, qu'il vient de faire copier sur celui que M. de Talleyrand lui a prêté, était là, et a fait naturellement parler de l'original. A ce sujet, le Roi m'a conté qu'en revenant à Paris en 1814, à sa première réception, il vit approcher un homme âgé qui lui demanda de vouloir bien lui accorder quelques minutes d'entretien un peu à part de la foule. Le Roi se plaça dans l'embrasure d'une croisée, et là, l'inconnu tira de sa poche une bague montée avec le portrait de M. le duc d'Orléans, père du Roi, et dit: «Lorsque le duc de Lauzun fut condamné à mort, j'étais au Tribunal révolutionnaire; en sortant, M. de Biron s'arrêta devant moi qu'il avait quelquefois rencontré, et me dit: «Monsieur, prenez cette bague et promettez-moi que, si jamais l'occasion s'en présente, vous la remettrez aux enfants de M. le duc d'Orléans, en les assurant que je meurs fidèle ami de leur père et serviteur dévoué de leur maison.» Le Roi fut, comme de raison, touché du scrupule avec lequel, après tant d'années, la mission avait été accomplie. Il demanda à l'inconnu de se nommer; il s'y refusa en disant: «Mon nom ne peut vous être utile à savoir; il réveillerait peut-être des souvenirs fâcheux; j'ai acquitté ma parole donnée à un mourant, vous ne me reverrez ni n'entendrez jamais parler de moi.» En effet, il ne s'est jamais manifesté depuis.
Voici la seconde anecdote. Lorsque le Roi actuel était encore en Angleterre, ainsi que Louis XVIII et M. le comte d'Artois, celui-ci voulait absolument obliger son cousin à porter l'uniforme des émigrés français et notamment la cocarde blanche, ce à quoi M. le duc d'Orléans s'est constamment refusé, disant que jamais il ne la prendrait. Il était toujours en frac; cela avait même donné lieu à quelques explications assez aigres. En 1814, M. le duc d'Orléans prit la cocarde blanche avec toute la France, et M. le comte d'Artois l'habit de colonel-général de la garde nationale. Le premier jour que M. le duc d'Orléans fut chez M. le comte d'Artois, celui-ci lui dit: «Donnez-moi votre chapeau.» Il le prit, le retourna, et jouant avec la cocarde blanche dit: «Ah! ah! mon cousin! qu'est-ce que c'est donc que cette cocarde? Je croyais que vous ne deviez jamais la porter?—Je le croyais aussi, Monsieur, et je croyais en outre que vous ne deviez jamais porter l'habit que je vous vois; je regrette bien que vous n'y ayez pas joint la cocarde qu'il entraîne.—Mon cher,» reprit Monsieur, «ne vous y trompez pas: un habit ne signifie rien. On le prend, on le quitte, et c'est assez égal. Mais une cocarde, c'est différent: c'est un symbole de parti, un signe de ralliement, et votre signe particulier ne devait pas être vaincu.» Ce que j'ai aimé chez le Roi, qui avait la bonté de me raconter cette scène, c'est qu'il s'est hâté d'ajouter: «Eh bien, madame, Charles X avait raison, et il avait trouvé là une explication plus spirituelle qu'on ne l'aurait attendue.—Le Roi dit vrai,» ai-je repris, «l'explication de Charles X était celle d'un gentilhomme et d'un chevalier, et il est certain qu'il avait de l'un et de l'autre.—Oui, sûrement,» a ajouté le Roi, «et même il a très bon cœur.» J'ai été bien aise de voir cette justice rendue là.
A neuf heures, j'ai été avec Mme Mollien chez la comtesse de Boigne. Elle était venue la première chez moi et m'avait fait dire, par Mme Mollien, qu'elle serait très flattée si je voulais venir quelquefois chez elle le soir. C'est le salon important du moment; la seule maison comme il faut, qui appartienne, je ne dirais pas à la Cour, mais au Ministère, comme celle de Mme de Flahaut appartient à M. le duc d'Orléans et celle de Mme de Massa à la Cour proprement dite. Il n'y en a pas une quatrième. Chez Mme de Boigne, qui reçoit tous les soirs, on s'occupe avant tout de politique, on en parle toujours; la conversation m'a paru tendue, assez incommode par les questions directes poussées jusqu'à l'indiscrétion, qu'on se jette à la tête: «Le duc de Wellington se maintiendra-t-il? Croyez-vous que M. Stanley se joindra à sir Robert Peel? S'ils croulent, cela tournera-t-il au profit des whigs ou des radicaux? Pensez-vous que lord Grey veuille se réconcilier avec lord Brougham?» Voilà par quelles questions j'ai été naïvement assaillie. Je me suis tirée d'affaire en plaidant ignorance complète, et en finissant par dire, en riant, que je ne m'attendais pas, dans une belle soirée, à répondre à des questions de conscience. Cela a fini là, mais je n'en avais pas moins reçu une impression désagréable, malgré les excessives gracieusetés de la maîtresse de maison, et j'ai été bien aise de m'en aller.
Paris, 14 décembre 1834.—Hier, lady Clanricarde a déjeuné chez moi, et nous sommes parties à onze heures et demie pour l'Académie française. M. Thiers, le récipiendaire, nous avait fait garder les meilleures places, et, ce dont je lui ai su gré, loin de sa famille, qui était dans une petite tribune du haut avec la duchesse de Massa. Il n'y avait, dans notre groupe, que Mme de Boigne, M. et Mme de Rambuteau, le maréchal Gérard, M. Molé, M. de Celles et Mme de Castellane. Celle-ci est engraissée, épaissie, alourdie, mais elle a toujours une physionomie agréable, et de jolis mouvements dans le bas du visage. Elle a eu l'air si ravie, si émue, si touchée de me revoir (j'ai été intimement liée avec elle, et au courant de ses intérêts à un point incroyable pour l'imprudence de sa brouillerie subséquente), que cette émotion m'a gagnée; nous nous sommes serré la main. Elle m'a dit: «Me permettez-vous de revenir chez vous?» J'ai dit: «Oui, de très bon cœur.»
Voici notre histoire. Dans le moment du récri des Tuileries contre moi, sous la Restauration, Mme de Castellane m'a reniée et, sans se souvenir du tort qu'il était en mon pouvoir de lui faire, elle a rompu avec moi. J'ai été amèrement blessée parce que je l'aimais tendrement, mais me venger eût été une bassesse, et, à travers toutes mes fautes, je suis incapable d'une vilenie; je crois qu'au fond du cœur, elle m'a su gré de l'avoir ménagée.
M. de Talleyrand, comme membre de l'Institut, est entré dans la salle, appuyé sur le bras de M. de Valençay. On ne saurait croire quel effet il a produit! Spontanément, tout le monde s'est levé, dans les tribunes comme dans l'enceinte, et cela, avec un certain mouvement de curiosité sans doute, mais aussi de considération, auquel il a été très sensible. J'ai su que, malgré la foule qui obstruait les avenues, tout le monde lui avait fait faire place.
A une heure, la séance a commencé. M. Thiers est si petit qu'entouré de Villemain, de Cousin et de quelques autres, il est entré sans qu'on l'ait vu venir; on ne l'a aperçu que lorsque, seul, debout, il a commencé son discours. Il l'a dit avec le meilleur accent, la prononciation la plus nette; avec une voix soutenue, peu de gestes, pas trop de volubilité. Il était pâle comme la mort, et, dans les premiers moments, tremblant de la tête aux pieds, ce qui lui a beaucoup mieux réussi que s'il avait eu de cette insolence qu'on lui reproche souvent. Malgré son mauvais son de voix, il n'a jamais frappé l'oreille désagréablement, il n'a été ni monotone, ni glapissant, et enfin lady Clanricarde en était à le trouver beau!
M. de Talleyrand et M. Royer-Collard étaient en face de lui, et il semblait ne parler que pour eux! Son discours est éclatant. Je ne sais pas s'il est précisément académique, quoiqu'il soit plein d'esprit, de goût et de beau langage dans de certaines parties; mais ce qu'il est sans aucun doute, c'est politique, et il l'a dit bien plus comme une improvisation que comme une lecture. Il a eu de ces mouvements de tribune qui ont produit aussi, sur l'assemblée, un effet bien plus parlementaire que littéraire, mais toujours favorable, et, par moments, cela a été jusqu'à l'enthousiasme. M. de Talleyrand en était à l'émotion, et M. Royer-Collard faisait faire à sa perruque des hauts et des bas qui prouvaient la plus vive approbation! Le passage sur la calomnie a été dit avec une conviction intime qui a été contagieuse et a valu une salve d'applaudissements.
Le discours est anti-révolutionnaire au plus haut degré; il est orthodoxe dans les principes littéraires; il est—et c'est ce que j'en aime surtout—il est traversé d'un bout à l'autre par un sentiment honnête qui m'a fait plaisir et qui doit être utile à M. Thiers dans le reste de sa carrière. Enfin, ce beau discours, pour ressortir, pouvait se passer de l'ennuyeuse réponse de M. Viennet, que personne n'a écoutée et qui a permis à tout le monde de s'apercevoir qu'il était tard et qu'il faisait une chaleur affreuse.
On m'a dit que, pendant le discours de M. Thiers, M. de Broglie faisait force quolibets; M. Guizot était renfrogné, et médiocrement satisfait, je pense, de voir à son rival, dans la même semaine, un double succès, politique et littéraire.
Paris, 16 décembre 1834.—Hier, j'ai fait quelques visites; j'ai trouvé Mme de Castellane qui ne m'avait pas rencontrée chez moi. Elle a voulu que j'entendisse son histoire des douze dernières années; elle la raconte bien. Il m'a semblé qu'elle avait dû la roucouler ainsi à d'autres qu'à moi. Elle n'a plus de jeunesse du tout, c'est une grosse personne, courte, trapue; ce n'est plus du tout, au sourire près, celle que j'avais connue, au physique du moins; moralement, il m'a paru qu'elle s'était faite grave plutôt qu'elle n'était devenue sérieuse. Elle est spirituelle, caressante, comme toujours; elle a beaucoup parlé, moi très peu. J'avais le cœur serré par mille souvenirs du passé, et, quoiqu'elle ait été douce, je n'ai pu reprendre confiance, mais j'ai bien reçu toutes ses paroles et je ne suis pas fâchée de ne plus en être à l'amertume avec elle.
Paris, 17 décembre 1834.—Je me suis laissé décider par Mme Mollien, à aller, hier, avec elle, à la Cour des Pairs, non pas dans une tribune en évidence, mais dans une tribune retirée d'où on voyait et entendait sans être vu, celle de la duchesse Decazes. Je n'y avais jamais été, les séances n'étant pas publiques avant 1830. La journée d'hier était fort annoncée et excitait la curiosité générale; aussi la salle était remplie.
A quelque époque qu'on arrive à Paris, on est toujours sûr d'y trouver quelque drame scandaleux qui amuse le public. Hier, c'était le procès contre Armand Carrel du National.
M. Carrel n'a nullement répondu à mon attente. Il a été impertinent, il est vrai, mais sans cette espèce d'insolence courageuse et énergique, sans cette verve de talent qui frappe, même alors que le sujet en lui-même déplaît. Il n'a produit que peu d'effet par son discours écrit, et a très positivement choqué, dans sa mauvaise improvisation. C'est le général Exelmans qui a vociféré sur l'assassinat du maréchal Ney, au scandale de tout le monde, car il y allait comme un homme ivre; il était hors de lui, et cela était d'autant plus ridicule qu'on ne pouvait s'empêcher de se souvenir de ses platitudes pendant la Restauration, qu'on a, du reste, assuré lui avoir été très durement reprochées, hier au soir, chez le ministre de la Marine. Le matin, à la Chambre des Pairs, il n'a été soutenu que par M. de Flahaut, qui s'agitait beaucoup et dont le maintien a été très inconvenant; il a révolté tout le monde par ses cris de: «Continuez, continuez,» adressés à Carrel, lorsque le Président lui ôtait la parole. C'est même cet encouragement qui a fait résister Carrel et qui l'a fait argumenter avec M. Pasquier, sur ce que celui-ci n'avait pas le droit de lui ôter la parole, lorsqu'un membre de la Chambre, un de ses juges enfin, l'engageait à continuer.
A cette occasion, j'ai appris de toutes les bouches que M. de Flahaut était insupportable à tout le monde, par son arrogance, son humeur, son aigreur et son ignorance; il deviendra bientôt aussi impopular que sa femme.
M. Pasquier a présidé avec fermeté, mesure, dignité et sang-froid, mais j'avoue que je partage l'opinion de ceux qui auraient préféré qu'il arrêtât M. Carrel, lorsqu'il a parlé des jeunes gens qui avaient glorieusement combattu dans les troubles d'avril, au lieu de le faire à propos du procès du maréchal Ney: la première question, touchant à des intérêts matériels, aurait trouvé, ce me semble, plus d'écho au dehors comme au dedans.
Nous avions du monde à dîner hier: une douzaine de personnes; Pauline, ma fille, faisait la douzième. Il n'y a pas de mal à ce qu'elle apprenne à écouter sans ennui de la conversation sérieuse; elle a bon maintien dans le monde, où elle me paraît plaire par sa physionomie ouverte et ses manières bienveillantes. Après le dîner, les visites ont recommencé, comme si nous étions des ministres. Le fait est que c'était jeudi, jour de réception aux Affaires étrangères et à la Marine, et que, sur le chemin des deux, on nous a pris, je suppose, en allant et en venant.
Paris, 19 décembre 1834.—M. le duc d'Orléans est revenu de Bruxelles: il est venu me voir, hier, et m'a invitée à un bal qu'il donne le 29. Il n'est resté qu'un instant, le Roi l'ayant envoyé chercher; j'ai su, plus tard, à quel propos.
M. Guizot est venu ensuite; il avait l'air moins à son aise que de coutume; il a cherché à s'y mettre en faisant de la doctrine sur l'Angleterre, sur la France, sur toutes choses, mais il m'aura trouvée peu digne de l'entendre; en effet, j'écoutais froidement, parce que c'était parfaitement ennuyeux, et il est parti.
Mme de Castellane m'est arrivée, tout essoufflée, de la part de M. Molé, pour que je prévienne M. de Talleyrand de ce qui se passait. M. le duc d'Orléans, entraîné par cette déplorable influence Flahaut, se proposait aujourd'hui, à l'ouverture de la séance de la Chambre des Pairs, et à la lecture du procès-verbal de la séance d'hier, de protester, avec son groupe, contre l'assassinat du maréchal Ney, et de demander la revision du procès. Heureusement que M. Decazes en a été averti; il a été en prévenir M. Pasquier, celui-ci a couru chez M. Molé, un des vingt-trois Pairs restants du procès du Maréchal. Grande et juste rumeur dans le camp; on a été à Thiers, celui-ci a couru chez le Roi, qui ignorait tout et qui est entré en grande colère. Il a fait chercher son fils partout, et, après une scène très vive, lui a défendu toute démarche. Son grand argument a été celui-ci: «Si vous demandez la revision du procès du maréchal Ney, que répondrez-vous à tel ou tel Pair carliste qui viendra (et il s'en trouvera) demander la revision du procès de Louis XVI, bien autrement un assassinat?» J'ai su cette dernière partie de l'incident par M. Thiers, qui est venu chez M. de Talleyrand, tout à la fin de la matinée. Bertin de Veaux, qui avait eu vent de la chose, arrivait aussi tout épouffé.