Chronique de 1831 à 1862, Tome 1 (de 4)
Paris, le 3 janvier 1835.—J'ai eu hier la visite du duc de Noailles qui m'avait écrit un billet fort aimable pour me prier de le recevoir. Il est venu me parler de la nièce de sa femme, Mme de Chalais, qu'il aimait comme son enfant et qu'il savait être vivement regrettée par moi. Nous avons pleuré ensemble; puis il m'a parlé un peu de politique avec bon sens et bon goût; un peu de la société; beaucoup de Maintenon. Il est resté très longtemps et paraissait à son aise et se plaire fort. Il m'a exprimé le désir de me voir souvent et d'entrer un peu dans nos habitudes. C'est un des hommes que M. Royer-Collard compte davantage: il est fort laid et a l'air vieux sans l'être; il est studieux, distingué et de très bonne compagnie. J'ai beaucoup vu sa femme quand elle s'appelait Mlle Alicia de Mortemart et qu'elle demeurait chez sa sœur la duchesse de Beauvilliers, qu'elle suivait à Saint-Aignan. Nous sommes, d'ailleurs, fort parents des Mortemart, la vieille princesse de Chalais, chez laquelle M. de Talleyrand a été élevé, étant Mortemart, fille de M. de Vivonne, frère de Mme de Montespan.
J'ai été hier à la grande réception du soir aux Tuileries, la Reine m'ayant fait dire par Mme Mollien que je pourrais arriver et m'en aller par les appartements particuliers, et, par conséquent, ne pas attendre ma voiture. C'était le dernier jour de réception; j'y ai mené ma belle-fille, Mme de Valençay. Le palais, éclairé, est vraiment superbe; beaucoup de choses ont très bon air; beaucoup d'autres font contraste. Ainsi, par exemple, les fracs isolés à travers la grande majorité des uniformes, quelques femmes fort parées, puis d'autres en bonnet de comptoir; point de désordre, mais aucune distinction de salles, de places; on ne défile pas, c'est la Cour qui entre quand tout le monde est arrivé et qui fait le tour des dames, après quoi, les hommes seuls défilent; il y a un petit monsieur en uniforme qui précède et qui demande à chaque dame son nom, ce qui me paraît pour les trois quarts et demi indispensable.
On a été très gracieux pour moi et je crois qu'on attachait du prix à ce que j'allasse un jour de grande réception qu'on peut bien appeler publique. On craignait que je ne voulusse me borner aux audiences particulières. C'eût été, ce me semble, de mauvais goût; peut-être aimerais-je mieux ne pas aller du tout, mais, quand on trouve bon de voir les gens en particulier, il ne faut pas avoir l'air de s'en cacher et de les renier en public. Aussitôt vue, la Reine m'a elle-même dit de m'en aller, on m'a fait ouvrir la petite porte et je me suis sauvée, ravie d'être quitte de cette corvée!
Paris, 7 janvier 1835.—M. Molé est venu me voir hier, il m'a dit bien des choses singulières, et entre autres, celle-ci, qu'il se croyait «la mission de purger le gouvernement de l'influence doctrinaire». Il a une terrible haine pour les doctrinaires; car il sait haïr. Il m'a même surprise à ce sujet et je me suis demandé s'il savait aussi bien aimer. Je suis restée embarrassée devant la réponse.
Paris, 8 janvier 1835.—Madame Adélaïde m'ayant demandé de lui mener Pauline, je l'ai fait hier. Le Roi m'a fait dire de l'attendre chez sa sœur, ce qui fait que j'y ai passé trois heures. Le Roi venait d'apprendre la scène étrange qui a eu lieu parmi les amnistiés du Mont-Saint-Michel: le jour même de leur délivrance, tous les amnistiés républicains (les carlistes ont dit des prières et sont retournés tranquillement dans la Vendée) ont chanté des chansons atroces, et ont fini par jurer sur leurs couteaux de table l'assassinat du Roi. Celui-ci avait sous les yeux les rapports de police et nous en a dit tous les détails.
Il a causé longtemps, et de toutes choses; je dois dire avec beaucoup de bon sens, d'esprit, de lucidité et de prudence; comprenant parfaitement les destinées anglaises, jugeant bien l'Europe, parlant de son fils avec une grande raison. Il m'a particulièrement dit deux choses qui m'ont frappée. La première, c'est que, sans avoir été entraîné aussi loin que son fils, il avait lui-même, cependant, donné dans de certaines erreurs dont la pratique l'avait guéri. Il est revenu sur la Révolution de Juillet, et a mis du prix à s'en montrer étranger dans le principe, aussi m'a-t-il raconté que lors de la décoration de Juillet, ses ministres avaient voulu la lui faire porter, et qu'il s'y était refusé, disant qu'il ne la porterait jamais, n'y ayant eu aucune part que celle d'en arrêter les résultats destructeurs. Il a ajouté: «Madame, vous ne me l'avez jamais vu porter, cette décoration!»
Il est de plus en plus embarrassé pour son ambassadeur à Londres, car les nouvelles reçues hier matin même de Naples prouvent que Sébastiani est hors d'état. Je crois que le Roi aimerait M. de Latour-Maubourg, mais celui-ci est malade et ne parle que de se retirer à la campagne. M. de Sainte-Aulaire arrivera dans trois ou quatre jours et je m'imagine que la chance tournera vers lui. Il a été question, entre le Roi et moi, de M. de Rigny pour Londres, mais le Roi dit à cela: «Le seul ministre possible aux Affaires étrangères pour remplacer Rigny serait Molé, mais Guizot n'oserait pas rester avec lui à cause de la fureur de Broglie, et on ne croit pas pouvoir se passer de Guizot à la Chambre.» L'objection contre Sainte-Aulaire, c'est l'influence qu'exerce sur lui M. Decazes, qui est mauvaise en elle-même et à juste titre désagréable au Roi.
La lettre de M. de Talleyrand du 13 novembre a été enfin lue au Conseil hier, elle paraîtra dans le Moniteur d'aujourd'hui, et sa publication sera accompagnée d'une réponse très polie de M. de Rigny. On a seulement demandé le changement d'un mot qui a été accordé, parce qu'en réalité, il ne fait qu'éclaircir la pensée sans l'altérer. On a prié M. de Talleyrand de permettre qu'on mît: cet esprit de propagande, au lieu de certaines doctrines.
J'ai été hier soir au grand bal des Tuileries. M. le duc d'Orléans m'a encore attaquée sur les élections anglaises: il a une peur étrange qu'elles ne tournent au profit du Cabinet tory. Voici la seconde fois que nous avons maille à partir à ce sujet; hier, je cherchais à décliner la discussion, mais lui a voulu l'entamer, disant que «peut-être je le convertirais». A quoi j'ai répondu: «J'en serais d'autant plus fière, Monseigneur, que ce serait vous convertir à votre propre cause.»
Il venait de relire la lettre de démission de M. de Talleyrand. Il a dit que c'était un chef-d'œuvre, un vrai document historique; qu'elle aurait un grand retentissement au dehors; que rien ne pouvait être si noble, si simple, si bien pour le Roi que personne ici n'avait le courage de louer; mais que M. de Talleyrand s'y montrait terriblement conservatif, et que cela allait donner lieu à une grande controverse dans les journaux. Je lui ai répondu: «Cela se peut, Monseigneur, mais qu'importe. Que M. de Talleyrand parle ou se taise, il est toujours attaqué par la mauvaise presse. A son âge, et quand on fait ses adieux au public, on a bien le droit de le faire de manière à se satisfaire soi-même et à se montrer tel qu'on est, tel qu'on a toujours été, un homme d'un bon esprit, ami de son pays et du bon ordre, et qui plus est, un homme de sa caste, ce qui n'implique pas nécessairement un homme à préjugés. Enfin, M. de Talleyrand, seul, dites-vous, a le courage ici de louer le Roi, et pourquoi? Parce qu'il est un gentilhomme, un grand seigneur, et par conséquent un conservatif. Il faudra toujours que la Royauté revienne à ceux-là; soyez-en bien sûr.» Il a repris: «Oh! au dehors, cette lettre sera extrêmement admirée.—Oui, Monseigneur, elle le sera au dehors, mais elle le sera aussi par tous les honnêtes gens du dedans, et Monseigneur me permettra de ne compter que ceux-là!» Voilà encore un échantillon de mes conversations avec ce jeune Prince, qui ne manque ni d'intelligence, ni de courage, ni de grâce, mais dont le jugement est encore bien dépourvu de prudence et d'équilibre.
Le Roi qui, lui, est prudent par excellence, et de plus fort gracieux pour moi, est venu à moi et, en riant, m'a dit: «Avez-vous raconté à M. de Talleyrand notre longue conversation?—Sans doute, Sire; elle était trop riche et trop curieuse pour que je ne lui procurasse pas le plaisir d'en apprendre quelque chose.—Ah! ah! je suis sûr que vous n'aurez pas oublié mon anecdote sur la décoration de Juillet.—En effet, Sire, c'est la première chose que j'ai citée à M. de Talleyrand; je la conterai à mon fils, à mon petit-fils; je veux que mes descendants s'en souviennent pour répéter un jour ce que je dis sans cesse, c'est que le Roi a un grand esprit.» Il y a longtemps qu'on a dit que, lorsque la flatterie ne réussissait pas, c'était la faute du flatteur et non de la flatterie; il me semble qu'hier, le flatteur n'était pas en défaut.
Rochecotte, 12 mars 1835.—Nos lettres de Paris nous disent que le refus de M. Thiers de rester au ministère, avec le duc de Broglie, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, refus auquel le Roi ne veut pas entendre pour ne pas se trouver livré si uniquement aux doctrinaires, arrête de nouveau toute la machine. La Chambre des députés commence à s'émouvoir, et il est impossible de bien apprécier où tout ceci précipite.
Il doit y avoir, à Saint-Roch, une quête pour les salles d'asile dirigées par Madame Adélaïde, c'est donc elle qui choisit les quêteuses. Elle a désigné Mmes de Flahaut et Thiers. La première, furieuse, dit-on, du pendant, a refusé; et cette petite difficulté a trouvé moyen de se faire remarquer à travers toutes les grandes impossibilités du moment.
Rochecotte, 14 mars 1835.—Les lettres d'hier ne laissent plus aucun doute sur le dénouement de la crise ministérielle.
C'est, à peu de chose près, la répétition du mois de novembre dernier: le maréchal Gérard fut alors remplacé par le maréchal Mortier; aujourd'hui M. de Broglie remplace Mortier à la présidence et Rigny lui cède les Affaires étrangères, pour prendre l'intérim de la Guerre, jusqu'à l'arrivée de Maison, auquel on a envoyé un courrier. Si celui-ci accepte, l'ambassade de Pétersbourg serait à donner, mais on croit qu'il refusera. Alors Rigny restera-t-il définitivement à la Guerre ou ira-t-il à Naples en cédant la place à quelque général secondaire? C'est ce qu'on ignore encore. Ainsi, avec Broglie et Maison de plus et Rigny de moins, ou à peu près, chacun reste à son poste. C'était bien la peine de faire tant de bruit.
Voici ce qu'on mande relativement à M. Thiers, qui, d'abord, s'était refusé à entrer avec M. de Broglie. Il a été travaillé, tiraillé en tous sens, Mignet et Cousin pour le dissuader, Salvandy pour le faire accepter. Pendant ce temps-là, une réunion nombreuse de députés s'assemblait chez M. Fulchiron. Thiers, le sachant, a dit que si cette réunion le demandait, il accepterait; Salvandy d'y courir et de revenir avec une députation, pour obtenir le consentement de Thiers, qui, cette fois enfin, l'a donné pour ne pas être accusé de faire manquer la seule combinaison possible, et fort, d'ailleurs, d'une expression solennelle de la majorité parlementaire. On croit qu'il ne tardera pas, cependant, à se repentir d'avoir cédé... La balance n'est plus en équilibre; ils vont être deux contre un dans le Conseil. Il n'y a pas là condition de durée.
J'ai reçu une lettre de M. Molé qui me mande: «Vous laissez ici un vide que rien ne peut ni ne saurait remplir; personne ne l'a senti et n'en a souffert comme je l'ai fait depuis quelques jours. J'ai l'espérance que vous m'auriez approuvé, j'ose dire que j'en suis sûr; vous êtes du très petit nombre pour lesquels je me pose la question avant d'agir. Ce n'est plus pour des noms propres qu'on a lutté, c'est pour l'amnistie. L'amnistie pleine et entière était ma condition; ceux qui se retiraient, pour s'imposer, ont provoqué, à la Chambre, un hourra contre; moi seul ai soutenu qu'il tomberait devant la réalité. Quelques-uns, qui voulaient l'amnistie avec moi, ont cependant perdu courage, et, en ce moment, l'ancien ministère va se reformer sous la présidence de M. de Broglie. Plusieurs de ses membres montrent en cela peu de fierté, tous acceptent une position que l'avenir jugera, ainsi que bien d'autres choses.»
Rochecotte, 16 mars 1835.—M. Royer-Collard m'écrit ceci, sur la dernière crise ministérielle: «C'est mardi 10 que le Roi a chargé Guizot d'avertir M. de Broglie. Vous vous attendez à l'insolence d'un vainqueur? Point du tout. M. de Broglie, instruit par Guizot, avait déposé, non seulement son arrogance, mais cette dignité personnelle à laquelle il ne faut pas renoncer, même pour être président du Conseil. Il s'est aussi excusé fort humblement du passé, il a promis d'être sage à l'avenir. Tenez cela pour certain, l'orgueil Necker, qui est le type de l'orgueil Broglie, a fléchi.»
Plus loin, et à propos du papier signé par la soi-disant réunion Fulchiron chez Thiers, il y a ceci: «C'est sur cette pièce que Thiers a capitulé; il rentre donc, mais séparé et dégagé des doctrinaires qu'il a humiliés. Il rentre au lieu que Guizot reste. Personne ne gagne, je crois, à ce replâtrage.»
Plus loin encore ceci: «Quand M. Molé est entré hier chez moi, je l'ai embrassé comme un naufragé sauvé. Il sort de là plus considéré, il s'est surpassé.»
Rochecotte, 23 mars 1835.—J'ai eu, hier soir, une très gracieuse réponse de la duchesse de Broglie à la lettre de félicitations que je lui avais adressée. Le triomphe politique se dissimule sous d'humbles citations bibliques; la bienveillance y domine, et, au fait, je suis contente d'elle, elle est une personne de mérite.
J'avais écrit aussi à M. Guizot, à l'occasion de la mort de son frère; il a attendu la fin de son deuil pour répondre, mais enfin il a répondu, et hier m'est arrivée une lettre de lui très cajolante. Voici la seule phrase politique: «Je suis de ceux qui doivent dire que la crise est finie; mais je suis aussi de ceux qui savent qu'il n'y a jamais rien de fait en ce monde, et qu'il faut recommencer chaque jour. Un effort continuel pour un succès toujours incomplet et incertain, voilà notre vie. Je l'accepte sans illusion, comme sans découragement.»
J'ajouterai un extrait d'une lettre de M. Royer-Collard, arrivée aussi hier soir: «Ce qui s'est passé est fort triste, le dénouement comme la crise. Voyez-y le Roi et Thiers vaincus par Guizot, et par contre-coup M. de Talleyrand dans ce qui lui reste de vie politique. Il est vrai que cette victoire n'a pas l'aspect et ne fait pas le bruit d'un triomphe; elle est obscurcie par l'incertitude de la Chambre; mais Guizot est savant dans l'intrigue et obstiné de toute la force de sa présomption, de toute l'ardeur de sa soif de domination personnelle: il ne s'arrêtera que vaincu lui-même par la force des choses, et je ne sais pas s'il y a quelque part aujourd'hui une telle force. Thiers a eu le plaisir de se faire attendre trente-six heures et de se séparer à la tribune; mais il reste qu'il a reculé, et que c'est la peur que lui fait Guizot avec les petits doctrinaires qui l'a empêché d'entrer, malgré sa bonne volonté, dans le ministère Gérard-Molé; jusqu'à nouvelle circonstance, il est absorbé dans la soumission. M. Molé est sorti de ce chaos avec un surcroît de considération, dont il vous doit, soyez-en sûre, une partie: vous lui avez apparu plus d'une fois et vous l'avez secouru. Il vous aime fort et a besoin de votre approbation; ce qui me l'a tout à fait donné, c'est d'avoir contribué, à ce qu'il croit, à le rapprocher de vous.»
Rochecotte, 10 mai 1835.—J'ai reçu, hier, un assez curieux compte rendu de ce qui s'est passé au comité secret de la Chambre des Pairs à l'occasion de la forme du jugement [60]. Plusieurs Pairs ont déclaré qu'on ne pouvait en finir en jugeant les prévenus par défaut, c'est-à-dire en jugeant les banquettes. De cet avis ont été MM. Barthe, Sainte-Aulaire, Séguier et, à ce que l'on croit, de Bastard. M. Decazes et quelques autres ont prétendu qu'il fallait les juger un à un. M. Cousin a adressé les plus violents reproches à M. Pasquier, pour n'avoir pas admis les défenseurs, et à la Chambre pour avoir eu la faiblesse de maintenir la décision de son président. M. Pasquier, dans sa réponse, a fait de la sensibilité, du pathétique. Mais l'incident le plus grave est la déclaration de M. Molé, qui a dit, formellement, que si on jugeait les prévenus en son absence, il se récuserait. Cette déclaration a fait le plus grand effet, et plusieurs Pairs, parmi lesquels le duc de Noailles, se sont rangés à cette opinion. On ajoute ceci: «Vous voyez bien que dans cette déclaration, il y a le noyau d'un nouveau ministère Molé, dans le cas où l'impossibilité du procès forcerait les ministres actuels à céder leurs places; mais, d'un autre côté, faiblir devant de tels accusés serait si dangereux, que la nécessité de résister l'emportera sur toute autre considération: reste à savoir comment! Ce procès est une hydre!»
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Langenau (Suisse), 18 août 1835.—Il y a quelque temps que cette petite Chronique a été interrompue. J'ai été souvent malade, toute application m'était impossible; ma paresse a augmenté, puis est survenu le dégoût de la plume et de rédiger ma propre pensée, après avoir si longtemps mis en œuvre celle des autres, ou, pour parler plus exactement, leur avoir prêté la mienne; puis les déplacements, les voyages, tout enfin a concouru à rompre mes habitudes. Trop de tableaux nouveaux ont distrait mon esprit, le temps m'a manqué pour la vie recueillie et appliquée, toute inspiration d'ailleurs était éteinte. J'avais vécu en prodigue pendant quatre années; mes provisions étaient courtes, elles se sont trouvées épuisées! Bref, pour me servir du mot, peu filial, de M. Cousin parlant de son père, devenu imbécile, l'animal seul est resté.
Mes lettres ont raconté, dans le temps, le séjour de M. le duc d'Orléans à Valençay; le drame (je peux bien le nommer ainsi) de la démission de M. de Talleyrand de son ambassade de Londres; le changement du ministère, à Paris, qui n'a eu que trois jours de durée; celui du Cabinet anglais, qui, au bout de trois mois, s'est retiré devant un Parlement imprudemment renouvelé; le mécontentement de tous ces événements autour de moi; l'intrigue à facettes qui a fait Sébastiani ambassadeur à Londres, tandis que M. de Rigny y aspirait en cachette; tout cela est bien connu, je n'en dirai donc plus rien.
A Maintenon, où j'ai passé quelques heures chez le duc de Noailles, j'ai eu plaisir à entendre un long récit du séjour que Charles X y fit en 1830, en quittant Rambouillet pour s'embarquer à Cherbourg. Le duc de Noailles raconte avec émotion, et par conséquent avec talent, cette scène dramatique. Je ne l'ai malheureusement pas écrite le jour même où il me l'a contée et aujourd'hui je craindrais que ma mémoire ne la défigurât. Je repasserai un jour ou l'autre par Maintenon et, à défaut du récit que je n'entendrai plus, je dirai ce que cette ancienne et curieuse demeure sera devenue entre les mains du duc de Noailles, qui y fait beaucoup d'embellissements.
Notre paisible séjour à Rochecotte aurait pu aussi fournir quelques pages, dues aux récits piquants de M. de la Besnardière, à la correspondance souvent agitée de Madame Adélaïde pendant la rentrée, en mars dernier, du ministère doctrinaire, et à quelques traits caractéristiques de M. de Talleyrand, aux prises avec une solitude comparative, cherchant, presque toujours, à mettre les autres dans leurs torts pour se créer des émotions, s'y plaçant lui-même et guerroyant ainsi tout seul dans une atmosphère toute pacifique.
J'aurais dû, pendant les jours que Mme de Balbi a passés chez moi, écrire les mille traits animés qui peignent si bien son époque et son genre d'esprit. Sa conversation en était semée; ils se lient, presque toujours, à des scènes, à des personnages et à des situations qui leur ôtent toute trivialité et en font de vraies données historiques. Si j'avais été en train alors, je n'aurais pas, certes, passé sous silence l'apparition bavarde, pompeuse, médisante, en somme grotesque, quoique travaillant sur un fond spirituel et animé, du comte Alexis de Saint-Priest, contraste frappant avec la mesure, le bon goût et la malice incisive de Mme de Balbi. Le manque de toute convenance est ce qui choque le plus dans M. de Saint-Priest, qui se croit diplomate par droit de naissance et qui ne l'est sûrement pas par tempérament. Il s'occupe aussi de littérature, de Mémoires historiques, pour lesquels il s'est cru le droit de demander à Mme de Balbi, dès le premier jour de leur rencontre à Rochecotte, de lui communiquer les lettres que, sans doute, elle devait avoir, en grand nombre, de Louis XVIII. La prétention était trop forte pour ne pas faire changer en sérieux la gaieté habituelle de Mme de Balbi, qui lui répondit, fort sèchement, qu'elle manquerait à tous les sentiments de respect et de reconnaissance qu'elle conservait pour le feu Roi, si une seule de ces lettres était publiée ou seulement montrée tant qu'elle vivrait.
Pendant le mois de juin, que j'ai passé à Paris, Versailles, que le Roi a eu la bonté de nous montrer, aurait dû me donner le besoin de retracer ici l'impression profonde que m'avait faite la pensée première et la restauration actuelle. A Paris, où tout s'efface si vite, Versailles cependant est resté net et éblouissant dans ma pensée, mais c'était le trop à dire que j'ai craint. Il est douteux que je revoie ce château d'une manière aussi curieuse, entre M. de Talleyrand qui refaisait le Versailles de Louis XV, de Louis XVI et de l'Assemblée constituante, et le Roi Louis-Philippe, au milieu de la salle de 1792, reporté aux premiers souvenirs de sa jeunesse, et les faisant revivre par ses récits aussi bien que par les beaux portraits et les curieux tableaux qu'il leur a consacrés. Au mois d'avril 1812, j'avais visité Versailles avec l'Empereur Napoléon, lorsque, rêvant d'y établir sa Cour, il était allé y inspecter les travaux qu'il y faisait exécuter et qui, les premiers, ont retiré Versailles du désordre et de la destruction que la Révolution y avait portés! Cette première visite méritait bien de me revenir à la mémoire lors de la seconde. M. Fontaine, l'habile architecte, et moi, étions les seuls qui pouvions faire le rapprochement de ces deux restaurations.
Berne, 19 août 1835.—Le mois de juin, passé à Paris, a été assez rempli d'événements divers. Je me reproche vraiment d'en avoir laissé l'impression s'affaiblir au point d'en avoir à peine conservé une trace légère; plusieurs conversations en tiers entre le Roi et Madame Adélaïde, les petites intrigues des doctrinaires tournant avec défiance autour de moi, par l'entremise de M. Guizot, en qui j'ai souvent remarqué une hypocrisie dégagée qui me paraît être un charlatanisme assez nouveau; les accès de découragement et d'enivrement de M. Thiers; mille circonstances enfin qui donnaient à chaque jour un mouvement particulier, auraient bien mérité quelques notes. J'aurais dû dire un mot d'un dîner à la villa Orsini, chez M. Thiers, où quinze personnes, bizarrement rapprochées, donnaient à cette partie un cachet de mauvais goût qui l'a rendue embarrassante pour moi et qui a fait dire à M. de Talleyrand: «Nous venons de faire un dîner du Directoire.»
Des intérêts personnels aussi ont été touchés. La mort de la jeune Marie Suchet, la douleur de sa mère; la confirmation de ma fille Pauline, qui m'a fait rencontrer, après cinq années de séparation, Mgr l'archevêque de Paris, ont été autant d'événements qui ont marqué les jours, en les détachant, pour ainsi dire, les uns des autres, ne permettant pas de les confondre.
J'ai été plus particulièrement frappée de mon entrevue avec M. de Quélen, parce qu'elle a amené une conversation que je ne veux pas livrer à l'oubli. L'Archevêque, revenant sur un sujet qui, de tout temps, l'a fortement préoccupé, celui de la conversion de M. de Talleyrand, m'en a reparlé avec la même vivacité que du temps de M. le cardinal de Périgord. A tous ses vœux, à l'assurance que toutes les tribulations de sa vie épiscopale avaient été acceptées avec joie dans l'espérance d'obtenir de Dieu, par ses propres souffrances, le retour de M. de Talleyrand dans le sein de l'Église; à d'instantes exhortations pour me faire travailler à une œuvre aussi méritoire, il a ajouté que, connaissant la sûreté de mon caractère, et croyant, d'ailleurs, bien faire de me prévenir sur sa conduite dans cette question, il devait me confier qu'ayant cru trouver, dans la dernière phrase de la lettre de démission de M. de Talleyrand, du 13 novembre dernier, un retour vers des idées graves, il s'était, lui, M. de Quélen, flatté que le moment d'agir efficacement était venu, et qu'il avait alors écrit à Rome, directement au Pape, pour demander quelle ligne le Saint-Père lui tracerait: «La réponse du Saint-Père ne s'est pas fait attendre», m'a dit M. de Quélen, «elle est en termes doux et affectueux pour M. de Talleyrand; elle me donne le droit d'absoudre et de réconcilier, et elle étend même mes pouvoirs jusqu'à me permettre de les déléguer aux prélats dans les diocèses desquels M. de Talleyrand pourrait être atteint de sa dernière maladie, nommément aux archevêques de Bourges et de Tours; enfin le Pape m'a même témoigné la disposition d'écrire lui-même à M. de Talleyrand.» Mes réponses à M. de Quélen n'ont pu être que dilatoires. J'ai montré cependant d'une manière précise que toute démarche directe provoquerait probablement un effet opposé à celui désiré et que, quant à moi personnellement, je ne pourrais jamais me renfermer que dans un rôle purement passif.
Assurément, je ne puis que me tenir également éloignée de toute action contraire au but désiré par l'Église, et de toute action qui pourrait troubler un repos qui m'est confié, sans amener le résultat souhaité. Si jamais ce résultat peut être atteint, c'est à une voix plus haute et plus puissante que la voix humaine à l'obtenir.
L'Archevêque m'a aussi parlé de ses propres tribulations, de celles qu'il a éprouvées depuis 1830: elles ont été étranges et douloureuses. Je regrette que, dernièrement, il ne les ait pas un peu plus oubliées, lorsque, retournant aux Tuileries après l'attentat du 28 juillet [61], et rouvrant Notre-Dame au Roi, il n'a pas accompagné ses actes de paroles plus franches, plus nettement pacifiques. Il aurait évité ainsi le reproche d'avoir parlé à deux adresses, l'une à Prague, l'autre à Paris. Le malheur de l'Archevêque, c'est de n'avoir pas tout à fait la portée d'esprit nécessaire pour le rôle difficile dans lequel les circonstances l'ont placé; il n'a pas, non plus, le degré d'énergie qui supplée, souvent avec avantage, à ce qui manque à l'esprit. Il n'est, certes, point dépourvu d'excellents sentiments, ni des meilleures intentions; il est doux, charitable, affectueux, reconnaissant, sincèrement attaché à ses devoirs et toujours prêt au martyre; mais il reçoit trop facilement toutes les impressions. Il est aisé d'obtenir sa confiance et d'en abuser, en le poussant dans une route dont il ne découvre pas assez vite le but; il s'intimide du blâme et sans cesse le provoque, par une hésitation et un manque d'équilibre qui tiennent à l'incertitude de l'esprit et aux scrupules d'une conscience qui ne sait jamais si le bien d'hier est encore le bien d'aujourd'hui. Bon pasteur en temps ordinaire, il n'a eu, à notre époque, où personne ne semble fait pour la place qu'il occupe, qu'une attitude sans force publique et sans tranquillité privée. Cependant, comme il a beaucoup de nobles et bonnes qualités et qu'il porte à tout ce qui se nomme Talleyrand un intérêt extrême et qui lui fait honneur, puisqu'il est puisé dans sa reconnaissance pour le cardinal de Périgord, je lui souhaite de bien bon cœur une vie plus douce que celle des dernières années et la fin de toutes ses tribulations. Un autre aurait su, peut-être, en tirer parti; il ne sait, lui, qu'y succomber...
Le séjour de quatre semaines que j'ai fait dernièrement à Baden-Baden m'a plu. J'y ai trouvé d'anciennes connaissances, j'y ai fait quelques rencontres agréables. C'est bien là encore que j'aurais dû fixer mes souvenirs par quelques lignes consacrées à Mme la princesse d'Orange, ce chef-d'œuvre d'éducation de princesse; au Roi de Würtemberg, à ses filles les princesses Sophie et Marie, à l'hostilité assez mal dissimulée entre Mmes de Lieven et de Nesselrode, à la douce philosophie de M. de Falk, au bon langage de M. et de Mme de Zea, enfin à tout ce qui, en bien et en mal, m'a frappée dans cette réunion de personnes dont chacune avait sa part de distinction.
Elles se groupaient toutes, plus ou moins, autour de Mme de Lieven dont l'éclat passé et l'infortune récente (la mort de ses deux plus jeunes fils dans la même semaine), excitaient l'intérêt ou imposaient des devoirs. Elle m'a fait grande pitié et m'est apparue, d'ailleurs, comme un grand enseignement. Déroutée, jetée au hasard, sans résignation, ne se complaisant pas dans ses regrets, et ne trouvant qu'un vide cruel dans des distractions qu'elle ne se lasse pas de demander à chacun, sans goût d'occupation, sans satisfaction pour elle-même, elle vit dans la rue, dans les promenades, cause sans suite, n'écoute guère, rit, sanglote, et fait, au hasard, des questions sans intérêt. Cette douleur est d'autant plus lourde qu'elle est sans patience au bout de quatre mois d'infortune. Elle s'étonne déjà de la durée de ses regrets; ne voulant pas subir le mal, il ne s'use pas; elle le prolonge en luttant avec hostilité. Dans le combat la douleur triomphe et la victime crie, mais le son est discordant et ne fait vibrer aucune corde sympathique dans l'âme d'autrui. J'ai vu chacun se lasser de la plaindre et de la soigner: elle s'en apercevait et en était humiliée. Elle a paru me savoir gré d'avoir eu pour elle des soins plus durables, et elle m'a laissé la conviction de lui avoir été, non pas une consolation, mais du moins une ressource, et j'en suis bien aise.
J'ai revu avec plaisir, il y a quelques jours, le beau lac de Constance; j'y avais rêvé, il y a trois ans, un petit château: il a brûlé. J'y rêve maintenant une chaumière; je serais fâchée qu'un asile manquât sur ce promontoire, d'où la vue est si riche, si variée, si calme, où il serait si doux de se reposer.
Du Wolfsberg que j'habitais, j'ai été plusieurs fois à Arenenberg, chez la duchesse de Saint-Leu; elle m'a paru un peu plus calme qu'il y a trois ans. L'élève prétentieuse de Mme Campan, la Reine de théâtre a fait place à une bonne grosse Suissesse, qui babille assez facilement, reçoit avec cordialité et sait gré à ceux qui font diversion à sa solitude. Sa petite demeure est pittoresque, mais elle n'est calculée que pour la belle saison; elle y passe cependant presque toute l'année. L'intérieur est petit et réduit, et ne semble être fait que pour des fleurs, des joncs, des nattes et des divans; ce n'est vraiment qu'un pavillon. Les débris des magnificences impériales qui y sont entassés n'y font pas trop bien. La statue en marbre de l'Impératrice Joséphine, par Canova, aurait besoin d'un plus grand cadre. J'aurais voulu, d'un coup de baguette, transporter dans le musée de Versailles le portrait de l'Empereur, comme général Bonaparte, par Gros (sans contredit le plus admirable portrait moderne que je connaisse); il devrait être une propriété nationale, car la vie guerrière et politique, et toutes les gloires et les destinées de la France se rattachent à ce portrait, si parfait, de Napoléon. Dans un petit cabinet, sous un châssis de glace, se trouvent quelques reliques précieuses, mêlées à d'assez insignifiantes babioles. L'écharpe de cachemire portée par le général Bonaparte à la bataille des Pyramides, le portrait de l'Impératrice Marie-Louise et de son fils sur lequel le dernier regard de l'exilé de Sainte-Hélène s'est porté, et plusieurs autres souvenirs intéressants, sont réunis là avec de mauvais petits scarabées et mille petites nippes sans valeur et sans mérite: ainsi un lorgnon oublié par l'Empereur Alexandre à la Malmaison, et un éventail donné par le citoyen Talleyrand à Mlle Hortense de Beauharnais, conservés au milieu des traditions de l'Empire, prouvent une grande liberté d'esprit et pas mal d'insouciance, ou une grande facilité d'humeur et de caractère.
Il est vrai que j'ai vu l'Impératrice Joséphine et Mme de Saint-Leu demander à être reçues par Louis XVIII quinze jours après la chute de Napoléon. J'ai vu, à Londres, Lucien Bonaparte se faire présenter par lady Aldborough au duc de Wellington, et au congrès de Vienne, Eugène de Beauharnais chanter des romances. Les anciennes dynasties peuvent manquer d'habileté, les nouvelles manquent toujours de dignité.
Fribourg, 20 août 1835.—Il y aurait, ce me semble, si ce n'est dignité, du moins bon goût, de la part de Mme de Saint-Leu, à restituer à la ville d'Aix-la-Chapelle le magnifique reliquaire porté par Charlemagne et trouvé à son cou, lors de l'ouverture de son tombeau. Ce reliquaire, qui sous un gros saphir contient un morceau de la vraie Croix, a été donné à l'Impératrice Joséphine par le Chapitre de la Cathédrale pour se la rendre favorable; se séparer de cette relique a dû être un douloureux sacrifice. Il y aurait eu délicatesse et convenance à le faire cesser; ce qui pouvait convenir au successeur de Charlemagne ne sied guère à l'habitante d'Arenenberg!
J'ai peu à dire de la tournée qui m'a amenée ici. Saint-Gall est dans une position charmante, l'intérieur de la ville assez laid, l'église, reconstruite trop nouvellement ainsi que les bâtiments qui y tiennent, et qui maintenant servent de siège au gouvernement cantonal, ont manqué leur effet sur moi. Rien n'y retrace la grande et singulière existence des anciens princes-évêques de Saint-Gall; l'église a cependant un beau vaisseau, mais rien d'ancien, rien de recueilli. Le pont qu'on passe pour prendre la route nouvellement tracée qui conduit à Heinrichsbad est un accident pittoresque dans un pays boisé.
Heinrichsbad est un établissement tout nouveau; on y prend des bains ferrugineux et la situation alpestre de cette maison isolée permet d'y faire des cures de petit-lait. La partie de l'Appenzell qu'on traverse pour atteindre Meynach m'a plus rappelé les Pyrénées qu'aucune autre partie de la Suisse.
J'ai revu avec plaisir le lac de Zurich; celui de Zug, que j'ai longé le lendemain, plus ombragé, plus retiré, m'a semblé plus gracieux. On le voit presque en entier du couvent des dames de Saint-François dont la maison domine et la ville et le lac. Je suis arrivée chez ces Dames pendant une messe chantée, médiocrement, j'en conviens; mais l'orgue, mais ces voix qui partent de lieux et de personnes invisibles s'emparent toujours trop vivement de moi pour me disposer à la critique. Ces religieuses s'occupent de l'éducation de la jeunesse; la sœur Séraphin, qui m'a promenée, parle bien le français; sa cellule était très propre. La règle du couvent ne m'a pas paru très austère.
La chapelle de Kussnach, à l'endroit même où Gessler fut tué par Guillaume Tell, a un mérite historique sans doute, mais comme situation elle est fort inférieure à celle construite sur le lac des Quatre-Cantons, à la place où Tell, s'élançant hors de la barque de son persécuteur, rejeta celle-ci dans l'orage et les flots.
La position de Lucerne, que je connaissais, m'a encore frappée par le tableau pittoresque qu'elle présente. Le lion, sculpté dans le roc, près de Lucerne, d'après le dessin de Thorwaldsen, est un monument imposant, une belle pensée bien rendue.
Berne, où je suis arrivée par l'Immersthal, gracieuse vallée, riche de la plus belle végétation et embellie de charmants villages, a l'aspect grande ville, grâce à de nombreux édifices et à la beauté des avenues. Mais la ville est triste, et même en été on sent combien elle doit être froide en hiver. La terrasse plantée et suspendue à une grande hauteur sur le cours de l'Aar, en face des montagnes et des glaciers de l'Oberland, est une belle promenade, que l'Hôtel de la Monnaie d'un côté et la Cathédrale de l'autre, terminent noblement.
La route de Berne ici n'offre rien de remarquable. Fribourg se présente d'une façon assez frappante et originale. Sa position âpre et sauvage, les tours jetées sur les hauteurs qui l'environnent, la profondeur de la rivière, ou, pour mieux dire, du torrent qui coule au pied du rocher sur lequel pose la ville, le pont suspendu qui s'élève au-dessus de la ville, tout cela est pittoresque. L'intérieur de la ville, avec ses nombreux couvents et sa population de Jésuites à longues robes noires et à grands chapeaux, ressemble à un vaste monastère, auquel ne manque même pas, au besoin, une petite odeur d'Inquisition; ce n'est pas sur ce point mystérieux et claustral de la Suisse qu'on se sent respirer l'air de la liberté classique de l'Helvétie. Le nouveau collège des Jésuites, par sa position, domine la ville, et, par son importance, y exerce une grande influence. A en juger par le peu qu'il est permis au voyageur de visiter, cet établissement est sur la plus grande échelle et parfaitement bien tenu; trois cent cinquante enfants, la plupart français, y sont élevés; la maison me paraît destinée à en contenir un plus grand nombre. Outre ce grand pensionnat, les Jésuites ont à côté leur propre maison, et, de plus, à une lieue de la ville, une maison de campagne.
J'ai été voir la Cathédrale, qui serait tout à fait indigne d'être visitée, sans un orgue dont on jouait au moment où je suis entrée et dont le son m'a paru le plus harmonieux et le moins aigre et sifflant que j'aie entendu.
Je suis fort aise d'avoir vu Fribourg; je l'avais traversé, il y a onze ans, pour l'examiner. Je comprends mieux, maintenant, l'espèce de rôle que cette ville joue dans l'histoire religieuse du temps actuel.
Lausanne, 21 août 1835.—La route large et facile de Fribourg traverse un pays boisé en partie, cultivé aussi, riant et varié, mais il n'est pas précisément pittoresque, si j'en excepte le point de Lussan. La nature ne se grandit qu'au moment où la chaîne de montagnes qui couronne le lac Léman apparaît à la sortie d'un bois de sapins, qui cache assez longtemps le lac et la ville de Lausanne.
Comme toutes les villes de Suisse, Lausanne est laid au dedans, mais dans une situation pittoresque, sur un terrain inégal, qui en rend l'habitation incommode, mais qui offre plusieurs terrasses d'où la vue est fort belle: celles de la Cathédrale et du Château sont les plus citées. Je préfère celle de la promenade Montbadon, moins élevée, mais d'où l'on distingue mieux la campagne; les toits tiennent trop de place dans les autres vues.
Bex, 23 août 1835.—Un peu moins de murs et de vignes, quelques arbres de plus, rendraient la route de Lausanne à Vevey charmante; ce n'est qu'à Vevey que le pays me plaît tout à fait. Chillon surtout m'a frappée par sa position, et ses souvenirs. J'aurais voulu y relire les vers de lord Byron en parcourant le fameux souterrain; son nom, seul, barbouillé avec du charbon sur un des piliers de la prison, le même auquel François de Bonnivard a été attaché pendant six ans, suffit déjà à rendre ce cachot poétique.
On quitte le lac Léman à Villeneuve pour s'enfoncer dans une gorge étroite et sauvage. La dentelure aiguë et bizarre des rochers entre lesquels passe la route est la seule beauté des quatre grandes lieues après lesquelles on arrive ici. Tout auprès, sur une saillie du rocher veiné de diverses couleurs, s'aperçoit, à demi cachée dans une touffe d'arbres, la ruine du château de Saint-Triphon, qui m'a paru d'un bel effet.
Bex même est un village qui ne ressemble en rien aux beaux villages suisses du canton de Berne. Tout se ressent déjà du voisinage piémontais. Nous sommes tous à l'auberge de l'Union, la seule du lieu, ni bonne, ni mauvaise. L'établissement des bains sulfureux ne s'est pas soutenu, celui du petit-lait, pas davantage. En fait, c'est un endroit dénué de ressources, et assez triste et sombre, éclairé cependant pour moi par la bonne petite mine couleur de rose de Pauline et par l'éclat de ses beaux yeux bleus; j'ai été charmée de m'y trouver.
On m'a remis ici une lettre que l'amiral de Rigny y avait laissée pour moi, en passant pour se rendre à Naples. Il me dit qu'il trouve partout sur sa route l'opinion fort arrêtée que la duchesse de Berry était le 24 à Chambéry, et que le 30 Berryer, qui allait aux eaux d'Aix-en-Savoie, en a disparu, quelques heures après l'attentat de Paris, et qu'il a reparu ensuite, fort effaré, à Aix. J'ai trouvé, ainsi que M. de Rigny, cette version établie partout. Les journaux suisses signalent aussi Mme la duchesse de Berry; il n'y a, cependant, rien de constaté.
Il vient d'y avoir, à Maintenon, chez le duc de Noailles, une réunion de gens d'esprit et d'intrigue. M. de Chateaubriand, Mme Récamier, la vicomtesse de Noailles, M. Ampère, enfin tout ce qui va, le matin, à l'Abbaye-aux-Bois [62]. J'en suis fâchée; le duc de Noailles ne devrait pas quitter une route large pour entrer dans un sentier.
D'après ce que l'on me mande de Touraine, je vois que les atrocités de Paris, du 28 juillet [63], y ont créé de l'indignation, mais une indignation qui craignait de se manifester hautement et qui est peut-être effacée aujourd'hui. Nous vivons dans un temps où l'on voit tant de monstruosités sur la scène, les livres en sont tellement remplis, elles descendent si régulièrement dans la rue, que le peuple, blasé sur l'horrible, y devient indifférent et se trouve ainsi familiarisé avec le crime. Cette ville de Tours, dans le fond si calme, s'est signalée cependant par le refus d'adresses du Tribunal, du Conseil municipal, du Conseil d'arrondissement. Il a suffi de deux hommes de chicane, argumentant sur la lettre de la loi, pour mettre à leur aise tous les indifférents. Il paraît cependant que la garde nationale s'est montrée en grand nombre le jour du service funèbre et qu'elle a fait une adresse d'assez bonne grâce. Quand on voit, d'une part, les passions les plus violentes et les plus criminelles, de l'autre des masses paresseuses ou indifférentes, on se demande si les lois répressives demandées par le ministère français suffiront. Peut-être ne feront-elles qu'irriter!
C'est un fort vilain temps que le nôtre; les bons siècles sont rares, mais il n'y a guère d'exemple d'un plus vilain que celui-ci. Je plains de tout mon cœur ceux qui sont chargés de le museler, M. Thiers, par exemple, dont la fatigue et l'inquiétude se montrent, dans une lettre que j'ai reçue de lui, hier, et dont voici un extrait. Après m'avoir parlé des dangers personnels auxquels il a échappé lors de l'attentat du 28 juillet, il ajoute: «Mais le seul chagrin, chagrin accablant, c'est l'immense responsabilité attachée à mes fonctions; je suis debout jour et nuit. Je suis à la Préfecture de police, aux Tuileries, aux Chambres, sans me reposer jamais, et sans être sûr d'avoir pourvu à tout, car la fécondité du mal est infinie, comme dans toute société déréglée, où on a donné à tous les bandits l'espoir d'arriver à tout, en mettant le feu au monde; les misérables feraient sauter la planète si on les laissait faire; ils n'avaient d'autre combinaison, le lendemain de cette horrible boucherie, que celle-ci: «Nous «verrons;» c'est le principal assassin qui me l'a dit lui-même. Pour prix de tant de tourments, je ne sais quel jour je me reposerai, ni par quelle issue j'échapperai à mon supplice.»
Un mot qui me paraît digne de notre excellente Reine, aussitôt après l'explosion de la machine infernale, et quand elle sut que le Roi et ses enfants n'avaient pas succombé, a été celui-ci: «Comment mes enfants se sont-ils conduits?» Les jeunes Princes ont été dévoués et touchants. Ils se sont serrés autour du Roi; le lendemain, lorsqu'on reconnut la trace d'une balle sur le front du Roi, le duc d'Orléans dit: «Pourtant, hier, je me suis fait le plus grand qu'il m'a été possible.»
Pendant que Mme Récamier est à Maintenon chez la duchesse de Noailles, la princesse de Poix, ma belle-sœur, va aux lundis de la duchesse d'Abrantès, où on rencontre Mme Victor Hugo! Le bel esprit et la politique ont étrangement confondu toutes les compagnies, bonnes et mauvaises!
M. le duc de Nemours va faire une course à Londres; joli, sérieux, digne et réservé, avec le plus grand air de noblesse et de jeunesse possible, il me semble qu'il devrait réussir en Angleterre, mais son excessive timidité lui ôte tellement toute facilité et toute grâce dans la conversation, qu'il sera peut-être jugé inférieur de beaucoup à ce qu'il vaut réellement.
De toutes les lettres de félicitations écrites au Roi des Français par les souverains étrangers, à l'occasion de l'attentat du 28 juillet, la meilleure, la plus bienveillante est celle du Roi des Pays-Bas. C'est, ce me semble, de très bon goût de sa part, et j'en suis fort aise; j'ai toujours trouvé que depuis ses malheurs, le Roi des Pays-Bas avait montré de l'esprit, de l'à-propos et une persévérance qui, quel qu'en soit le succès définitif, lui assurera une belle page dans l'histoire de nos jours, où j'en vois si peu pour qui que ce soit.
Pendant que le Roi des Français se soumet aux escortes, aux mesures de sûreté, à des allures plus royales, son président du Conseil vient dîner aux Tuileries, à des dîners d'ambassadeurs, en pantalon de couleur et sans décorations, et ce ministre est le duc de Broglie!
Jérôme Bonaparte, avec toute sa famille, a quitté Florence, et se trouve maintenant à Vevey; le choléra fait refluer toute l'Italie en Suisse.
Bex, 24 août 1835.—Le temps s'étant éclairci, nous avons été voir des salines près de Bex: ce sont les seules de la Suisse, et elles ne suffisent pas à la consommation du pays. Nous n'avons pas pénétré fort avant dans la mine, à cause du froid humide dont nous nous sommes sentis saisis, mais nous avons vu en détail les étuves de graduation. Le sel m'a paru être d'une grande blancheur.
On nous a ramenés par la vallée du Cretet, le long du torrent de Davanson, qui est le plus abondant et le plus impétueux que j'aie vu dans cette partie-ci des Alpes; son cours est assez long et sa pente extrêmement rapide; il est resserré dans une gorge étroite, haute et boisée. Il sert à faire aller beaucoup d'usines pour les besoins desquelles il se divise en mille petits canaux et aqueducs. Ces établissements sont presque toujours suspendus sur des quartiers de rocher qui semblent s'être détachés des cimes supérieures et être restés suspendus comme par miracle sur l'abîme. Toute cette route, jusqu'au petit château de M. de Gautard, est charmante, et m'a un peu réconciliée avec cette contrée qui m'avait désagréablement surprise au premier aspect.
Je reviens d'une course qui est pleine d'intérêt. Le but principal était la cascade de Pisse-Vache, belle gerbe d'eau, droite, écumeuse, jetant au loin autour d'elle une poussière humide, s'élançant, en un seul jet, d'une brèche de rochers, dont les deux pointes se dressent en longues aiguilles; l'eau de cette cascade se mêle bientôt à celle du Rhône, près du pont sur lequel on passe ce fleuve, également impétueux depuis sa source jusqu'à son embouchure; il l'est remarquablement dans la gorge étroite qu'il traverse en quittant le Valais, pour entrer dans le canton de Vaud. La limite est à Saint-Maurice, village pittoresque dont les couvents, le castel, la vieille tour, les fortifications inégalement appuyées sur les flancs de rochers à pic sont d'un curieux aspect. La porte de ce bourg est, pour ainsi dire, formée par l'étroit passage que laissent entre eux deux grands rochers qui séparent les deux cantons. De ce point, on voit, à droite, le canton de Vaud, terminé, au loin et par delà le lac Léman, par le Jura, et à gauche, le sauvage Valais, fermé par la chaîne neigeuse du Saint-Bernard.
Ce qui, cependant, a fort gâté cette course pour moi, a été la nature de la population. Les crétins sont nombreux, et ceux-là même qui ne sont pas aussi infortunés, sont encore affreusement défigurés par des goitres; les femmes surtout en ont jusqu'à trois; les eaux, provenant des neiges fondues, l'action incomplète du soleil, qui n'éclaire que peu les étroites gorges du Valais, y rendent cette infirmité fort commune.
Genève, 26 août 1835.—Partis de Bex ce matin, nous avons longé le Rhône jusqu'au point où il se jette dans le lac Léman, de là à Thonon; route charmante, hardie, taillée dans le roc, suspendue sur le lac, mélange pittoresque de pelouses superbes, de châtaigniers admirables et de rochers majestueux du plus bel effet. A partir de Thonon, la route devient monotone jusqu'à deux lieues de Genève; aux beautés naturelles de la contrée se joignent alors les nombreux embellissements de jardins soignés comme en Angleterre, de jolies maisons de campagne, d'avenues superbes, le tout groupé, ainsi que la ville de Genève, en amphithéâtre autour du lac.
Nous sommes descendus à l'Hôtel des Bergues. Ma fenêtre donne sur un nouveau pont en fil de fer, qui, en passant sur le Rhône, joint les deux parties de la ville et conduit, en même temps, à une petite île sur laquelle se trouve la statue de Jean-Jacques Rousseau, entourée d'un bouquet de gros arbres. On aperçoit aussi une grande partie du lac couvert de petites embarcations. Rien ne saurait être plus gai, plus animé.
Genève, 27 août 1835.—Le duc de Périgord, que j'ai rencontré hier, ici, et qui est une bonne autorité pour ce qui regarde M. l'archevêque de Paris, m'a expliqué, de la manière suivante, le rapprochement de celui-ci avec le gouvernement actuel. Après l'attentat du 28 juillet, le curé de Saint-Roch, dont l'église est devenue la paroisse de la famille royale, depuis la destruction de Saint-Germain-l'Auxerrois, s'est rendu chez le Roi, qui lui a dit ses intentions pour un service funèbre. Le curé, qui se nomme l'abbé Olivier, a fait alors observer au Roi, qu'après le service funèbre, un Te Deum en action de grâces pour la conservation du Roi et de ses enfants, serait aussi indiqué que convenable. Le Roi a adopté cette idée, en ajoutant toutefois: «Ce Te Deum aura donc lieu à Saint-Roch, puisque l'Archevêque continue son opposition à mon gouvernement.» Le curé de Saint-Roch a aussitôt prévenu l'Archevêque de l'innovation qu'allait entraîner son éloignement. C'est alors que M. de Quélen s'est décidé à aller chez le Roi: il a été reçu, et, depuis, il a officié aux Invalides et à Notre-Dame. Je saurai, plus tard, ce qui s'est passé entre le Roi et lui.
On m'écrit de Paris, que le maréchal Maison, qui ne se mêle pas des débats de la Chambre, promène tous les jours, à la belle heure, en phaéton, une demoiselle qu'il a ramenée de Saint-Pétersbourg. C'est l'élégant du ministère.
Genève, 29 août 1835.—Les environs de Genève ont autant gagné que l'intérieur de la ville; chaque année, de nouvelles maisons de campagne remplacent et augmentent celles qui peuplaient les bords du lac. La plus soignée appartient à un banquier nommé Bartholony. C'est le goût italien qui domine dans la construction de ces villas; les jardins et la disposition des fleurs rappellent l'Angleterre; le cadre général seul reste suisse, et l'on n'en saurait trouver un plus grandiose. Coppet, plus éloigné de Genève, n'a aucun style; habité maintenant par la jeune Mme de Staël, qui y vit dans toute l'austérité des premières veuves chrétiennes, ce lieu semble désert et lugubre; le village sépare le château du lac et en ôte la vue. M. et Mme Necker et la fameuse Mme de Staël reposent dans une partie du parc défendue par des broussailles qui en rendent les approches difficiles. D'ailleurs, d'après l'ordre des défunts, personne, pas même leurs enfants, ne peut franchir cette enceinte. Le reste du parc est plein de beaux arbres, mais trop rapprochés: ils manquent d'air et de soin, comme tout l'ensemble de cette demeure. On n'y laisse plus pénétrer les étrangers. J'y ai été jadis: les appartements sont bien distribués et dans d'assez belles proportions, mais arrangés sans goût, sans élégance; c'est, à tous les égards, l'établissement d'un banquier puritain: vaste et austère, ni noble, ni imposant.
La position de Ferney est très agréable; les terrasses et la végétation embellissent cette demeure, qui, en elle-même, est petite; le tout est sur l'ancien modèle français du siècle dernier. Le salon et la chambre à coucher de M. de Voltaire sont restés seuls ouverts aux visiteurs et consacrés au souvenir du grand esprit qui a fait, pendant trente ans, de ce petit manoir, le foyer d'où sont parties tant d'étincelles brûlantes. Nous sommes restés longtemps à examiner toutes les petites reliques conservées par le jardinier. Il avait quatorze ans à la mort de M. de Voltaire; il débite assez bien sa leçon: car je ne trouve pas que ses récits aient un caractère original.
Il y a, dans une lettre que j'ai reçue hier de M. le duc d'Orléans, le passage suivant: «C'est le jour où les lois en discussion seront votées, où cette arme dangereuse sera remise entre les mains du pouvoir, que commencera la difficulté. Ce n'est rien de les avoir fait voter, c'est tout de les exécuter. Saura-t-on suffire à cette lutte de tous les instants? Saura-t-on déjouer chaque jour toutes les ruses? résister à toute la ténacité que déploieront, dans la défense de leurs dernières ressources, des hommes poussés à bout, et n'ayant plus qu'une seule pensée, qu'un seul but? Les mauvaises langues, ici, prétendent qu'il est bien plus difficile de gouverner régulièrement et avec suite, que d'emporter d'assaut, à coups de discours, des lois nouvelles, lorsqu'on n'exécute pas même celles dont on est armé. Pour ma part, je me borne à dire, que maintenant que les ministres nous ont engagés dans la lutte si grave que nous venons de commencer, je n'aurais pas de mots pour qualifier leur conduite, s'ils n'usaient pas convenablement de la force qu'ils ont cru devoir demander, ou s'ils voulaient rejeter sur d'autres le fardeau d'exécuter ce qu'eux seuls ont conçu et exigé dans ce qu'ils croyaient être leur propre intérêt.»
Lons-le-Saulnier, 31 août 1835.—Je suis arrivée ici hier au soir, bien tard, après avoir traversé le sauvage, aride et triste Jura. De grands efforts y ont créé une route facile, quoique lentement parcourue à cause des montées et des descentes continuelles; mais les chemins, arrachés à du roc pur, abrités par des encaissements habilement pratiqués entre les infiltrations de l'eau, sont parfaitement unis, larges et bien défendus contre les dangers d'une nature aussi âpre. Des hauteurs de Saint-Cergues j'ai jeté un dernier regard sur le beau lac de Genève et des Alpes. Ce grand tableau se déploie magnifiquement et laisse dans le souvenir une belle image.
Arlay, 1er septembre 1835.—Ce lieu-ci, qui faisait partie de l'ancien duché d'Isenghien, est venu au prince Pierre d'Arenberg du fait de sa grand'mère maternelle, héritière de la maison d'Isenghien, qui descendait de celles de Châlons et d'Orange. Tout cela est fort noble d'origine, et fort présent à la mémoire du propriétaire actuel. La vue, de ma chambre, et celle de toute la maison, est étendue sans être pittoresque, de même que la maison, qui est vaste et bien restaurée, est un peu nue d'ameublement et un peu froide, le coteau qui la domine l'abritant du midi.
Au sommet de ce coteau se voient les restes du gothique manoir tombé en ruines qui n'ont pas assez de caractère. Les arrivées sont courtes. Il n'y a pas d'autre avenue qu'une cour plantée. Beaucoup de choses manquent à l'agrément et au bon air de l'établissement, mais c'est un bon débris arraché au naufrage révolutionnaire. Les maîtres de la maison et la duchesse de Périgord m'ont reçue avec la plus parfaite obligeance.
J'ai reçu ici une lettre de M. Royer-Collard. Il retournait chez lui, à la campagne, «après avoir acquitté à la Chambre ce qu'il croyait être de son devoir et de son honneur», et sans attendre le vote sur l'ensemble de la loi. Son discours, que j'admire comme pensée, comme sentiment, comme langage (il n'a pas voulu en faire un discours d'effet ou d'entraînement), était pour satisfaire un cri de sa conscience, pour bien faire comprendre sa position, qu'un long silence laissait incertaine dans l'esprit de plusieurs; c'était pour tracer nettement sa ligne d'opinion, qu'il a, quoique fort souffrant, prononcé ce discours peu étendu, mais si plein de choses! Depuis cinq ans, c'est la première fois que, sans exciter des murmures, sans paraître ridicule, hypocrite ou imprudent, on a loué, défendu, honoré la Pairie, et que l'esprit religieux, les mots de Dieu et de Providence se sont fait entendre dans l'enceinte de la Chambre des députés. Le respect avec lequel de telles paroles ont été écoutées me paraît, plus que toutes choses, placer M. Royer-Collard à part, dans la haute région qui lui appartient.
L'homme qui semble avoir soudoyé Fieschi, et qui se nomme Pépin, avait été enfin arrêté. C'était une grosse affaire, mais il s'est échappé! Sur un ordre du Parquet, ce Pépin avait été extrait à minuit, peu d'heures après son arrestation, de la Conciergerie où il avait été placé, afin de faire, en sa présence, des perquisitions dans sa maison. Il a été conduit, par un commissaire de police et deux hommes seulement; aussitôt entré chez lui, il a disparu! Un homme dont l'arrestation était si importante conduit à minuit par deux gardes!... sans être attaché, et conduit dans sa propre maison dont il connaissait des issues sans doute inconnues à ceux qui le menaient, c'est d'une étrange imprudence! Il paraît que depuis les affaires du 6 juin 1832 [64], dans lesquelles cet homme avait été impliqué, sa maison était disposée pour lui fournir les moyens de s'échapper. Le juge d'instruction qui a laissé échapper Pépin, en ne le faisant pas mieux surveiller, se nomme Legonidec; c'est un jeune juge d'instruction de la Cour d'assises de Paris. Il y a des personnes qui croient qu'il sera fortement compromis par la légèreté, si ce n'est plus, qu'il a apportée dans une circonstance aussi grave.
On m'a menée voir les ruines du vieux château; elles ont plus d'étendue et d'importance que je n'avais jugé en arrivant. C'était une forteresse considérable, qui, sous Louis XI, dans le temps des guerres contre les Bourguignons, a été démantelée par les ordres de ce souverain.
Dijon, 3 septembre 1835.—J'ai quitté Arlay ce matin, emportant un souvenir reconnaissant du bon accueil qui nous y a été fait, à Pauline et à moi. La princesse d'Arenberg surtout m'a inspiré une véritable amitié; sa politesse, sa bienveillance, sa simplicité, jointes à beaucoup de raison et d'aplomb, embellies par l'instruction, des talents, le tout se communiquant facilement, assurent à cette jeune femme une place distinguée parmi les personnes de son âge et de son rang, dont bien peu me paraissent la valoir.
J'ai parcouru la nouvelle route, qui passe par Saint-Jean-de-Losne et abrège beaucoup. Le chemin est beau et facile, mais le pays qu'il traverse, riche sans doute, et bien cultivé, n'offre cependant rien de gracieux, et je dirais même rien d'intéressant, sans un assez grand nombre de châteaux, et le canal de Bourgogne orné de beaux rideaux de peupliers.
Pierres, le château de M. de Thiard, est le plus important de ceux qui se trouvent sur cette route. Il m'a paru considérable et noblement entouré, mais dans une position peu agréable; il est fâcheux qu'on abatte celui de Seurre, placé au bord de la Saône: il m'a semblé offrir une jolie situation; Toiran, la Bretonnière et quelques autres, prouvent que la province est bien habitée.
Je regrette d'être arrivée trop tard ici pour visiter Dijon. Cette ville se présente bien, elle renferme de beaux édifices, les rues sont animées; le parc, belle promenade publique, à un quart de lieue de la ville, et qui y tient par de longues avenues, doit être d'un grand agrément pour les habitants.
Tonnerre, 4 septembre 1835.—La route de Dijon à Montbard est unie, dépouillée, fatigante à l'œil. Montbard est un vieux château féodal des duc de Bourgogne, placé sur une hauteur considérable, et qui avait été donné par Louis XV à M. de Buffon; celui-ci possédait déjà, au bas du coteau, une assez grande et triste maison dans une des rues de la petite ville. Il a continué d'habiter la maison d'en bas; elle n'a rien d'intéressant, si ce n'est un assez beau portrait du célèbre propriétaire. Il fit démolir quatre tours sur les cinq qui restaient autour de l'enceinte du vieux château; une seule subsiste donc ainsi que d'énormes murs de clôture: ceux-ci n'enferment plus, maintenant, qu'une espèce de quinconce de beaux arbres plantés par M. de Buffon, avec de belles allées qui y conduisent à partir de la maison d'en bas. Les beaux arbres offrent d'épais ombrages et une promenade agréable. Au sommet du quinconce est une petite maisonnette qui ne contient qu'une seule pièce où M. de Buffon s'établissait chaque jour pendant plusieurs heures pour travailler sans interruption. Il a fait construire une église, sur une partie d'anciennes fondations du château fort; c'est dans cette église qu'il est enterré. La maison de M. de Buffon est habitée par sa belle-fille, veuve sans enfants.
Le pays devient plus varié, à mesure qu'on s'approche d'Ancy-le-Franc, grand et noble château construit au seizième siècle par MM. de Clermont-Tonnerre, acheté depuis par le fameux Louvois, et appartenant encore à un de ses descendants. Ce château, parfaitement régulier, se compose de quatre corps de bâtiment joints à chaque angle par une tour carrée; il n'y a pas d'escalier principal, chaque tour en contient un assez étroit; les chambres à coucher sont dans de belles proportions, bien meublées, mais le grand appartement est mal distribué, les pièces ne se lient pas, elles sont assez petites, surtout le salon, que de riches dorures semblent encore rétrécir. Quelques anciens plafonds et des lambris analogues donnent à quelques-unes des pièces un caractère gothique et intéressant. Il entre peu de jour par les fenêtres, peu nombreuses et assez étroites; la cour intérieure est resserrée et sombre; le parc entoure tout le château, il est vaste et bien planté; les eaux sont vilaines et bourbeuses; je n'ai vu ni serres, ni fleurs, mais les dépendances sont considérables. La grande route traverse l'avant-cour à dix pas du château, c'est pousser la facilité des communications un peu trop loin.
Ce qui me plaît le moins dans cette demeure, c'est sa position: le château, placé dans le fond d'un étroit vallon, manque de jour, d'air et de vue; le mot anglais gloomy semble fait pour Ancy-le-Franc. La chapelle est belle. Il est inutile de dire qu'il y a une salle de spectacle: comment M. de Louvois d'aujourd'hui pourrait-il s'en passer?
J'avais souvent entendu citer Ancy-le-Franc et Valençay comme étant les deux châteaux les plus considérables et les plus remarquables de France. Je ne puis admettre aucune comparaison entre eux; Valençay est bien autrement imposant, et, en même temps, gai à habiter: sa situation est pittoresque et saine; le château est bien plus riche d'ornements d'architecture, et sa belle partie qui est du quinzième siècle, de cent ans plus ancienne, par conséquent, qu'Ancy-le-Franc, est du pur style Renaissance.
Je n'ai point vu de bibliothèque chez M. de Louvois. C'est une observation qui me revient seulement à présent: je regrette de n'en avoir pas fait la remarque au concierge; il avait cependant l'air de montrer en conscience.
Je préfère non seulement Valençay à Ancy-le-Franc, mais même, tradition à part, Chenonceaux et Ussé s'il était arrangé et meublé.
Melun, 6 septembre 1835.—Les bords de l'Yonne sont assez agréables, et reposent un peu de la triste route de Dijon; il est fâcheux, cependant, que la végétation soit, pour ainsi dire, factice, car je n'ai guère vu, jusqu'à Sens, d'autres arbres que des peupliers plantés en quinconces ou en allées; cela finit par être extrêmement monotone, et par donner trop d'apprêt et de raideur au paysage.
La cathédrale de Sens est belle, dans de justes proportions; deux objets de sculpture y attirent particulièrement l'attention: le mausolée du Dauphin, père de Louis XVI, et l'autel de saint Leu, où ce bon évêque de Sens est représenté, subissant son martyre, qui lui fut, en effet, imposé à Sens même; ce groupe en marbre blanc ne laisse pas que de faire impression. Je trouve le mausolée du Dauphin lourd dans son ensemble, manquant de simplicité dans sa composition, mais beau dans quelques-unes de ses parties. Le trésor de la Cathédrale est non seulement fort riche en reliques dont on peut contester l'authenticité, mais encore en vieilleries qui m'ont intéressée, parce qu'elles portent un vrai cachet d'ancienneté. Ainsi le siège de saint Leu, son anneau pastoral, sa mitre, l'anneau pastoral de Grégoire VII, le peigne dont se servait saint Leu aux ordinations, les vêtements d'église de Thomas Beckett, qui, comme je l'ai lu dernièrement encore dans Lingard, s'était, à une première persécution, réfugié sur le Continent, et avait surtout résidé en France; ces vêtements sont renfermés dans une caisse en fer, avec beaucoup de soin. Un beau Christ en ivoire par Girardon vaut bien la peine d'être examiné.
Dans une lettre de la princesse de Lieven du 29 août, de Baden, que j'ai trouvée à Sens, il y a ceci: «Les nouvelles qui nous parviennent d'Angleterre sont étranges. Les ministres auront-ils bien le courage de mettre à exécution leurs menaces contre les Pairs? Ceux-ci fléchiront-ils devant ces menaces? J'en doute; mais voilà la collision, si longtemps différée, qui arrive enfin.—En France on marche parfaitement bien, le discours de M. de Broglie est superbe. Lord William Russell ne cesse de dire: Our alliance is at an end; la France répudiant les principes révolutionnaires, et l'Angleterre avançant rapidement dans cette carrière, ne peuvent plus s'entendre; l'alliance était une alliance de principes: cette identité de principes n'existant plus, l'alliance est morte.»
Paris 7 septembre 1835.—C'est toujours un grand événement pour moi que de rentrer dans Paris, où j'ai passé tant de mauvais moments: tout mon passé se déroule devant moi, à mesure que je traverse ces rues, ces places, qui me rappellent des souvenirs presque tous pénibles.
En allant le long des boulevards, j'ai jeté les yeux, en frémissant, sur cette maison d'où Fieschi a commis son crime. Elle est toute petite, de mauvaise apparence; la trop fameuse fenêtre est fermée par des planches. Dans quelques années, cette maison sera peut-être démolie; j'en serais fâchée. Un monument expiatoire qu'on élèvera pour l'abattre, au premier tour de girouette, parlera, ce me semble, bien moins à l'esprit que ne le fait la conservation exacte des lieux: ils se mêlent mieux à la tradition en la conservant; chacun en sait l'histoire, et peut y trouver une leçon. La rue de la Ferronnerie existe encore. On a abattu la salle de l'Opéra où M. le duc de Berry a été assassiné, pour démolir ensuite la chapelle qui l'avait remplacée. Et cependant la chapelle d'où Charles IX tirait sur le peuple est toujours là, toujours montrée, toujours citée. Pourquoi les crimes des Rois resteraient-ils visibles et ceux des peuples ne le seraient-ils pas?
Je vais tirer quelques extraits des lettres de M. de Talleyrand qui m'attendaient à Paris: «Vous trouverez ici dans le ministère plus de politesse que d'amitié. Être lié intimement avec M. Royer-Collard et ne pas l'avoir empêché de parler contre les lois de la presse, c'est bien mal! Voilà notre véritable délit! Thiers même n'est pas venu ici depuis deux jours. Je ne l'ai pas regretté, parce que je lui aurais dit, fort net, que je trouvais les articles du Journal de Paris, qu'il fait ou qu'il inspire, fort inconvenants, et qu'il devrait respecter assez M. Royer-Collard pour garder au moins le silence. La confiance des Tuileries est aussi une des causes du refroidissement ministériel... Thiers a beaucoup perdu aux dernières séances de la Chambre! Arriver à la tribune avec le National d'avant 1830 pour établir qu'on n'a pas dit!!... c'est se placer bien petitement. Les hommes qui n'ont pas eu une première éducation ont bien de la peine à se grandir: à la première contradiction le bout de l'oreille passe... Vous ne pouvez trop louer le discours de M. de Broglie: tous les encensoirs de Paris ont traversé son salon... L'affaire de l'évasion de Pépin a beaucoup diminué la consistance du ministère; il s'est montré incapable dans une circonstance grave, ce qui fait dire: «Si le gouvernement ne sert pas mieux que cela le Roi, où sera notre appui à nous autres?» Thiers, au lieu d'employer son esprit à faire sa position, l'a employé à la diminuer et à la réduire seulement à de l'esprit. Il s'est mal tiré des dernières séances de la Chambre: d'abord il a été battu dans un amendement de Firmin Didot, puis il a apporté ses titres de journaliste à la tribune, ce qui a fait mauvais effet partout. Et c'est cependant lui qui vaut le mieux dans le ministère, parce qu'il a du cœur, outre tout son esprit: il aime ses amis, il est bon enfant, dans la bonne acception du mot, mais il aurait besoin d'être bien entouré et il l'est très mal... Souvenez-vous que l'espionnage, dans les Chambres, dans les rues, dans les lettres, est poussé au dernier degré... Le Roi, la Reine, Madame Adélaïde comptent le plaisir de vous voir parmi leurs meilleures consolations. Ils en ont besoin, car ils sont, je vous assure, bien malheureux.—Les Guizot et Broglie vous parleront peut-être de ma froideur: vous pouvez leur dire que la froideur n'est pas venue de mon côté; je l'ai reçue.»
Voici maintenant l'extrait d'une lettre de Mme de Lieven, de Bade, du 2 septembre: «J'ai lieu de croire, d'après quelques mots reçus d'Angleterre, que Peel et lord Grey s'entendent; la querelle des deux Chambres s'arrangera, à ce que me mande lady Cowper. On trouve en Angleterre M. le duc de Nemours très bien.»
Paris, 8 septembre 1835.—M. Thiers est vieilli, souffrant; il n'est malade que de fatigue et d'épuisement, mais aussi, quelle existence! Il en veut à ses collègues de marchander les jours de repos qu'il réclame; il les accuse tout simplement de lâcheté, parce qu'ils reculent devant trois semaines d'une responsabilité qui pèse toute l'année sur lui, mais aussi, quelle responsabilité! Celle de préserver le Roi des coups des assassins! chaque jour voit surgir de nouveaux complots; les déjouer efficacement est une tâche écrasante.
Jusqu'à présent, le crime de Fieschi ne se rattache à rien d'important; quelques obscurs complices de cabaret, et voilà tout; les ministres ne peuvent arriver à rien de plus élevé. M. Thiers trouve même que c'est là le plus funeste symptôme, que pareille atrocité soit le fruit, non des passions exaltées, non du fanatisme, ni même d'une combinaison politique profonde, mais tout simplement le produit de la licence et de l'anarchie qui règnent dans les esprits.
Fieschi a répondu, au médecin qui le pressait sur le motif qui lui avait fait commettre le crime: «Je l'ai fait comme un gamin fait sauter un pétard.» Horrible insouciance! Il est positif que tous les clubs et sociétés secrètes, carlistes et autres, étaient informés que le 28 juillet il y aurait une tentative faite pour tuer le Roi. Fieschi avait eu des relations avec quelques brigands comme lui; ceux-ci avaient parlé à leurs amis, et ainsi un bruit vague s'était répandu dans le public, qui était même arrivé jusqu'au gouvernement, mais sans détails, sans noms propres, sans rien de précis. Quant à Fieschi même, c'est tout simplement une nature de sbire ou de bravo italien, qui prête volontiers son bras pour commettre un crime, même sans grande récompense.
M. Guizot, qui a été chargé d'annoncer l'événement à la Reine, me disait qu'elle avait été saisie de maux de nerfs; Madame Adélaïde d'un désespoir et d'une sorte de rage, qui lui avait ôté tout empire sur elle-même, et qu'à la lettre, elle ne se connaissait plus. Quant à la duchesse de Broglie, qui était aussi à la Chancellerie, sur la place Vendôme, avec la Reine, elle avait été fort émue, mais plus forte que son émotion. A cette occasion, M. Guizot m'a dit qu'il comparait l'âme de Mme de Broglie à un grand désert avec de belles oasis, qu'il y avait en elle de grandes lacunes, mais cependant beaucoup de force et de puissance.
Paris, 9 septembre 1835.—Les ridicules de Sébastiani se font jour jusque dans le cabinet de Madame Adélaïde; ils paraissent être, en effet, hors de proportions. On se moque fort de lui à Londres et il s'y déplaît beaucoup. Il dit, avec sa parole dogmatique et paralytique: «La société anglaise m'est indigeste.» Quant à sa femme, ses bêtises et ses naïvetés sont devenues proverbiales. Ils reçoivent peu, on les délaisse; lord Palmerston est le seul qui, pour faire contraste avec les insolences dont il honorait M. de Talleyrand, soit aux petits soins avec le général, lui fasse sans cesse des visites du matin, le tienne au courant, avec empressement, de toutes les nouvelles insignifiantes. Enfin, c'est du noir au blanc!
La légion anglaise soulevée par le général Alava vient d'être battue en Espagne; cette abominable canaille qu'il avait enrôlée a lâché pied tout de suite.
Le compromis entre les deux Chambres en Angleterre a lieu: c'est une trève jusqu'à la session prochaine.
J'ai vu le Roi, qui m'a raconté le 28 juillet. Ce qui est fort singulier, c'est qu'il ait, dès la veille, averti ses ministres qu'on tirerait sur lui par une fenêtre, parce que cela serait plus sûr pour l'assassiner. M. Thiers et le général Athalin craignaient une attaque à bout portant, et désiraient que le Roi prît des précautions contre ce genre de tentative, à quoi il s'est absolument refusé, comme étant inutile. Ces messieurs se rendirent en partie à l'avis du Roi, mais dirent qu'ils croyaient que le coup, s'il avait lieu, partirait d'une rue étroite; le Roi, au contraire, soutint qu'ils se trompaient, que la tentative aurait lieu sur le boulevard, à cause des arbres qui masqueraient mieux l'assassin; enfin, toutes les prédictions du Roi se sont vérifiées. Il m'a dit que, dans une vie aussi remplie que la sienne, le moment le plus cruel avait été celui où l'ordre de la revue l'ayant ramené au bout d'une demi-heure sur la place même du crime, il avait été obligé de passer au milieu des mares de sang des morts et des blessés, des cris et des larmes de cette population mitraillée à cause de lui; son premier mot, en revoyant les siens, a été, en fondant en larmes: «Mon pauvre maréchal Mortier est mort.» Il est impossible d'avoir été moins occupé de lui-même, plus simplement courageux et cependant plus ému des malheurs des autres: il a été vraiment admirable et il n'y a qu'une voix à ce sujet.
L'Empereur de Russie s'est borné à faire faire un compliment de condoléances par un chargé d'affaires, sans écrire lui-même, ce qui est d'autant plus mal qu'il a écrit de sa propre main une lettre de condoléances à la veuve du duc de Trévise, celui-ci ayant été ambassadeur à Pétersbourg. Plusieurs petits souverains se sont également tus. Les lettres de l'Autriche ont été cordiales, celles de la Prusse excellentes, celles de la Saxe, tendres; de l'Angleterre, convenables; de La Haye, aimables, d'ailleurs insignifiantes.
Le Roi, qui, avec raison, craint toute secousse, désire garder le ministère actuel aussi longtemps que possible, mais il croit déjà remarquer quelques nouveaux germes de division qu'il redoute de voir se développer pendant le congé de santé qu'a demandé M. Thiers, et qu'il obtiendra. La recomposition d'un nouveau Cabinet serait extrêmement difficile, la difficulté gisant surtout dans la question de la présidence qui met toutes les vanités en jeu. Le Roi voudrait abolir tout à fait cette présidence, et, pour cela, il voudrait la confier, momentanément, à quelqu'un hors de ligne, qui n'admettrait pas de concurrents et pas de successeurs, et c'est alors qu'il pense à M. de Talleyrand. Du reste, le Roi a au moins autant d'aigreur que par le passé contre le parti doctrinaire du Cabinet, et craint, avant tout, que dans une décomposition partielle, ce ne soit cette fraction-là qui se recrute.
Je suis toujours surprise du mensonge, quand il porte sur des choses qui n'ont aucune utilité. Que les journalistes s'amusent à tromper le public, à la bonne heure; mais que les ministres s'amusent à faire des contes, c'est étrange! Ainsi, M. Guizot m'a dit, avant-hier, que c'était lui qui avait annoncé à la Reine la catastrophe du 28 juillet à l'hôtel de la Chancellerie. Eh bien! c'est encore aux Tuileries, et au moment de se rendre à la Chancellerie, que les Princesses ont été informées par deux aides de camp envoyés par le Roi du danger que celui-ci venait de courir! La vanité fait faire de bien petites choses! Y a-t-il rien de plus puéril que de faire une histoire sur un fait de ce genre?
Paris, 10 septembre 1835.—M. le duc d'Orléans regrette le projet de mariage manqué en Wurtemberg. Il veut, dit-il, avoir le cœur net à l'égard de la princesse Sophie, et passer par Stuttgart, au premier voyage en Allemagne. Il dit que s'il en épousait une autre sans l'avoir vue, il croirait avoir manqué sa destinée.
M. le duc d'Orléans est assez aigre sur le ministère en général; la famille royale est disposée à s'en prendre à la négligence, à l'étourderie, si ce n'est pire, de la police. Il est sûr qu'elle n'a pas été bien habile depuis quelque temps, mais quant à l'évasion de Pépin, la faute en est uniquement à la négligence de M. Pasquier qui donne, négligemment et rejeté dans son fauteuil, des ordres incomplets, et aussi un peu à M. Martin du Nord qui les transmet, avec encore moins de détails, à des agents inférieurs qui les exécutent avec paresse. M. Legonidec, pour se disculper, porte des charges assez graves contre ses supérieurs; aussi y a-t-il des personnes qui vont jusqu'à expliquer l'incurie de M. Pasquier, par sa crainte de trouver quelque carliste au fond de l'affaire Fieschi. C'est tout ce que désirerait Madame Adélaïde, c'est tout ce que redouterait la Reine. L'opinion du Roi est que le coup est républicain. Arriver, s'il se peut, à la vérité, voilà l'essentiel, et le parti-pris des ministres de ne voir dans toute cette affaire qu'une conspiration de cabaret est peu propre à conduire à de nouvelles découvertes.
Le prince Léopold de Naples, dans la question de son mariage, est accusé d'une duplicité qui aurait pu en dégoûter toute autre que la princesse Marie, mais elle tient à s'établir, il ne se présente pas d'autre parti et, comme dit le Roi: «Vous ne savez donc pas qu'il faut absolument marier des Princesses napolitaines.» Sa fille l'est à moitié.
L'aînée de nos Princesses, la Reine des Belges, avait si peu de goût à épouser le Roi, son mari, qu'elle ne veut plus retourner à Compiègne, où son mariage a été célébré, et c'est pour cela principalement qu'on arrange cette année-ci un voyage à Fontainebleau. Cependant, l'éloignement de la Reine Louise pour son mari s'est transformé depuis en une passion conjugale, au point qu'elle vit à peu près enfermée avec le Roi dans un tête-à-tête non interrompu, pas même par ses dames ou par le grand-maître de la maison. Tout se traite par écrit avec eux. Le Roi et la Reine s'occupent dans deux cabinets contigus dont la porte reste ouverte. Le Roi, casanier et méfiant, aime assez cette vie qui est surtout du goût de sa femme, car elle n'est qu'aimée, au lieu qu'elle adore. Je tiens ces détails de son frère, M. le duc d'Orléans.
Paris, 11 septembre 1835.—Mon fils Alexandre, qui arrive d'Italie, dit qu'elle est couverte de moines, fuyant d'Espagne et apportant les richesses de leurs couvents: les pierres précieuses qui en proviennent se vendent à vil prix.
La Reine des Français, quoique d'une santé délicate, se couche tard; elle ne se met au lit qu'après avoir parcouru elle-même toutes les pétitions qui lui sont adressées, et cela surtout par la crainte de manquer un avis utile pour la sûreté du Roi, qui pourrait lui être donné sous cette forme.
Au moment même où le Roi a vu, le 28 juillet, ses trois fils autour de lui, il s'est tourné vers Thiers et lui tendant la main il lui a dit: «Soyez tranquille, je vis et je me porte bien.» Ce sont des paroles de Henri IV!
Maintenon, 12 septembre 1835.—Ce lieu-ci est tout arrangé, tout meublé; l'appartement est beau, l'établissement considérable, la rivière vive, les aqueducs grandioses; pour qui n'a pas besoin de vue, et pour qui ne craint pas l'humidité, ce vieux château, si riche en souvenirs, est une des meilleures et des plus nobles habitations.
Courtalin, 13 septembre 1835 [65].—Ici, où on est fort au courant de ce qui se passe à la Cour de Charles X, on assure que le langage sur le crime du 28 juillet y a été très doux et très convenable. Cette malheureuse Cour exerce son animosité contre son propre intérieur dans une sorte de guerre intestine; ce sont les mêmes intrigues, les mêmes rivalités qu'autrefois à Rome, à la Cour du Prétendant.
Rochecotte, 14 septembre 1835.—J'ai été ce matin voir le prince de Laval dans son joli manoir de Montigny, qu'il arrange et qu'il orne à merveille, en cherchant à lui conserver son caractère gothique. C'est un lieu qui sied bien aux goûts héraldiques du propriétaire.
J'ai trouvé, à Tours, le préfet un peu irrité d'un ordre ministériel qui provoque un compte rendu exact des journaux auxquels les employés de l'administration sont abonnés; en effet, cette petite inquisition sent un peu la curiosité de la Restauration.
Valençay, 15 septembre 1835.—J'ai dîné aujourd'hui à Beauregard, chez Mme de Sainte-Aldegonde; c'est un beau château, ancien rendez-vous de chasse de François Ier, lorsque, de Chambord, il allait courre le cerf dans la forêt de Roussé. Il y a une galerie avec cent vingt portraits, assez mauvais, mais curieux, parce qu'ils représentent tous les personnages célèbres de l'époque dans toute l'Europe. Cette galerie est carrelée en faïence du temps. Le château renferme de vieux lambris et de vieux meubles très bien conservés par la propriétaire actuelle.
Je suis arrivée tard à Valençay, où j'ai trouvé M. de Talleyrand maigri, se plaignant de palpitations de cœur et d'une gêne assez pénible dans le bras gauche. Il venait de recevoir une lettre du Roi, qui lui annonçait la nomination de M. de Bacourt au poste de ministre à Carlsruhe. Voici les expressions du Roi qui ont trait au peu de déférence de M. de Broglie pour lui [66]: «Mon cher Prince, le moyen auquel mon impuissance m'a décidé à recourir a eu un plein succès, et ce que vous désiriez est fait: j'ai voulu avoir au moins le plaisir de vous l'annoncer moi-même en vous renouvelant de tout mon cœur l'assurance de cette vieille amitié qui vous est connue depuis si longtemps.»
Le Roi des Français n'est pas le seul souverain qui n'aime guère ses ministres; celui d'Angleterre déteste les siens; il parle tout haut, à table, contre eux, ainsi que contre sa belle-sœur, la duchesse de Kent, qui, pendant ce temps-là, promène sa fille de comté en comté, écoute les harangues, y répond, et fait déjà la Régente.
Valençay, 16 septembre 1835.—Mlle Sabine de Noailles a seize ans, de la grosse beauté, une voix d'homme, de l'esprit, de l'instruction, de la mémoire comme tous les Noailles, et enfin de la brusquerie dans les manières. A dîner, à Courtalin, elle élève la voix et, s'adressant à M. de Talleyrand dont elle n'était pas la voisine, elle lui dit: «Mon oncle, voulez-vous boire un verre de vin avec moi?—Très volontiers, mon neveu,» lui répond M. de Talleyrand.
Le duc de Modène fait le petit tyran dans ses États. Une de ses vexations les plus habituelles est de faire couper les favoris et la moustache de ceux dont les passeports offrent la moindre irrégularité; la mode du temps rend cette tonte plus douloureuse que ne le serait la prison; celle-ci y est, du reste, jointe assez ordinairement.
La grand'mère du duc d'Arenberg actuel, amie intime de Marie-Thérèse, grande et noble dame à tous égards, vint en France sous le Consulat pour obtenir sa radiation de la liste des émigrés et la restitution de ses biens qui étaient encore sous le séquestre. Elle vint demeurer chez la maréchale de Beauvau avec laquelle elle était liée. Il lui fallut écrire à Fouché et demander une audience; celle-ci accordée, elle vint à l'hôtel de police; on ne permit pas à sa voiture d'y entrer, elle fut obligée de descendre à la porte et de se crotter en traversant la cour. Le ministre étant occupé ne put recevoir la duchesse d'Arenberg et la renvoya à son premier commis. Celui-ci lui dit qu'elle pouvait s'asseoir pendant qu'il chercherait le carton qui contenait les papiers relatifs à son affaire. Il se mit à feuilleter un registre, puis s'écria: «Mais votre affaire est rayée depuis quinze jours! Vous êtes toute rayée. Oh! bien! citoyenne d'Arenberg, puisque je suis le premier à vous donner cette bonne nouvelle, il faut que je vous embrasse!» Et le voilà prenant la duchesse par la tête et lui baisant les joues. Mais Mme d'Arenberg n'était point encore au bas de l'escalier qu'il la rappelle en lui criant: «Eh! citoyenne d'Arenberg, je me suis trompé; ce n'est pas vous, c'est une d'Alembert qui est rayée!» Et voilà la pauvre Duchesse revenant chez Mme de Beauvau après avoir été embrassée et non rayée! Le Premier Consul, qui sut cette histoire le lendemain, fit aussitôt rayer la Duchesse, qui rentra dans ses biens.
Valençay, 17 septembre 1835.—La princesse de Lieven a eu, à Bade, une conversation assez curieuse avec M. Berryer, l'avocat-député: «Que pensez-vous, monsieur, des nouvelles lois proposées par le gouvernement français à l'occasion de l'attentat du 28 juillet?—J'en approuve le principe, et c'est pour cela que ne vais pas siéger à la Chambre où, par ma situation, je serais obligé de les combattre.—Croyez-vous à la durée du gouvernement actuel?—Non.—A la République?—Non.—A Henri V?—Non.—Mais à quoi croyez-vous donc?—A rien; car, en France, rien n'est possible à établir!» M. Berryer est parti le lendemain pour Ischl y voir Mme la duchesse de Berry, et de là à Naples.
Valençay, 18 septembre 1835.—M. de Talleyrand m'inquiète, non que je croie grave l'incommodité dont il se plaint, mais il en est frappé. Il parle souvent de sa fin, il en a évidemment effroi, il en repousse l'image avec horreur. Il soupire souvent et hier je l'ai entendu s'écrier avec une profonde tristesse: «Ah! mon Dieu!» Les nouvelles, la politique l'intéressent, mais nous ne sommes pas en fonds pour cela ici.
Valençay, 19 septembre 1835.—Lord Alvanley, revenant en fiacre du lieu où il s'était battu avec le fils d'O'Connell, donna une pièce d'or au cocher; celui-ci, surpris de cette générosité, dit: «Comment, my lord, une pièce d'or pour vous avoir mené si près?—Non, mon ami, mais pour m'en avoir ramené!»
Le bon et excellent docteur Bretonneau que j'ai appelé, de Tours, vient d'examiner M. de Talleyrand; il déclare que son mal n'est que dans les muscles, tiraillés et fatigués par les efforts que M. de Talleyrand est obligé de faire pour s'aider de ses bras, à défaut de ses jambes. De plus, il le trouve dans un état nerveux de langueur et d'ennui, mais, enfin, rien de dangereux. Ce qu'il y a de pis, c'est la faiblesse croissante des extrémités qui peut, d'un instant à l'autre, faire craindre une impotence complète. Bref, toutes les conditions d'une existence difficile, mais aucune d'une existence qui touche à sa fin. J'espère que la présence et les douces et spirituelles paroles de Bretonneau auront calmé l'esprit de M. de Talleyrand.
Valençay, 20 septembre 1835.—Le général Sébastiani a manqué de sauter dans Manchester-Square à Londres. Un nouveau Fieschi y avait établi une petite machine infernale; une pauvre femme seule aurait été blessée, on ne sait encore rien de plus. Tout est crime et mystère dans le temps actuel!
M. Royer-Collard nous a parlé hier de son dernier discours à la Chambre des députés. Il dit qu'il se serait cru déshonoré s'il s'était tu, qu'il se serait fait porter à la tribune plutôt que de se taire dans une circonstance qui intéressait la gloire de toute sa vie; enfin, qu'il serait mort s'il n'avait pas parlé, et qu'il ne se porte mieux que parce qu'il a pu dire toute sa pensée.
J'ai eu le courage de toucher la question des cours prévôtales [67] à l'époque de la seconde Restauration, qu'on lui a tant reprochées dernièrement, et voici ce que M. Royer-Collard m'a répondu: «J'ai été, en effet, nommé, avec plusieurs conseillers d'État, pour examiner le projet de loi, avant que le ministère le portât à la Chambre. M. Cuvier et moi combattîmes le projet dans son principe et nous le fîmes beaucoup modifier dans les détails. M. de Marbois, alors garde des sceaux, qui n'aimait guère cette loi, désirant la faire porter aux Chambres par des hommes qui y étaient opposés, me nomma Commissaire du gouvernement sans me consulter. Je ne l'appris que par le Moniteur et je m'en plaignis avec amertume. Je n'ai point paru à la Chambre comme Commissaire pendant la discussion de la loi, et je porte le défi à qui que ce soit de citer un mot de moi en faveur de cette loi.» Il a ajouté que M. Guizot, alors secrétaire général du ministère de la Justice, n'aurait pas dû se borner à citer charitablement à ses collègues du Cabinet actuel le Moniteur qui contient son nom, mais qu'il aurait dû, en même temps, dire de quelle manière les choses s'étaient passées. Si cette accusation, au lieu d'être portée simplement dans les journaux ministériels, l'avait été à la Chambre, M. Royer serait monté à la tribune pour rétablir la vérité des faits.
Il est peiné d'avoir blessé M. Thiers dans son discours; ce n'était pas contre lui qu'il était dirigé, et il aurait désiré pouvoir lui faire une place à part.
M. Royer, qui n'a pas toujours bien pensé ni bien parlé du Roi Louis-Philippe, est fort revenu sur son compte. Il disait, hier, devant le beau portrait du Roi qui est ici, qu'il s'était fort grandi dans sa pensée, et à tel point qu'il n'aimait pas à se l'avouer à lui-même, tant il se trouvait en contradiction avec le passé à cet égard, et sa raison en opposition avec ses goûts.
Valençay, 21 septembre 1835.—M. de Talleyrand, qui, le premier jour, avait été rassuré par le dire satisfaisant et consciencieux de Bretonneau, est retombé dans ses préoccupations sur sa santé. Il convient qu'il ne songe pas à autre chose et dit que cela tient à l'ensemble de sa disposition morale qui est triste et ennuyée. En rentrant chez lui, hier au soir, je l'ai trouvé lisant des ouvrages de médecine, étudiant l'article des maladies de cœur et se figurant y avoir un polype. Il souffre cependant fort peu, à de longs intervalles, et ses souffrances s'expliquent tout naturellement. Ce qu'il a, c'est évidemment, pour moi qui m'y connais, mal aux nerfs. Cet étrange Protée lui était inconnu, il le niait chez les autres, il le subit maintenant sans vouloir le reconnaître.
On dit le général Alava nommé président du Conseil à Madrid. Depuis un an, il n'avait, disait-il, accepté la mission de Londres que parce que le duc de Wellington était ministre; il y est resté, malgré la retraite du Duc, parce que, disait-il, Martinez de la Rosa était président du Conseil à Madrid; il n'a pas pu se retirer en même temps que Martinez de la Rosa parce que, disait-il, celui-ci a été remplacé par Toreno qui était aussi son ami! Il a conduit lui-même, en Espagne, la légion anglaise qu'il avait formée à Londres, après avoir juré de se déclarer pour don Carlos, le jour où la Régente appellerait un seul étranger à la défense de sa cause, et enfin, il serait maintenant fait chef du Cabinet espagnol par Mendizabal, qu'il chassait jadis de chez lui parce qu'il était un voleur et un coquin! C'est, il faut en convenir, pousser la logique de l'inconséquence à ses dernières limites.
Valençay, 22 septembre 1835.—C'est la première fois depuis vingt et un ans que cet anniversaire [68] se passe pour moi loin de M. de Talleyrand, qui est parti hier pour le conseil général de Châteauroux. Je suis restée seule avec la génération qui est destinée à lui succéder ici. Cela m'a fait faire plus d'une réflexion, et surtout celle que le jour où M. de Talleyrand ne serait plus, je viendrais bien rarement à Valençay, non pas que j'aie la crainte qu'on y serait mal pour moi, mais parce que les souvenirs du passé rendraient tout pénible et que le contraste que déjà je remarquais hier tendra toujours à se marquer davantage. Je ne me sentais point appelée à régler, à tenir le salon, je n'étais point chez moi, et je voudrais avoir des ailes à déployer pour prendre mon vol vers Rochecotte.
M. Mennechet, jusqu'à présent rédacteur de la Mode, journal carliste, diffamateur par principe, a dit ceci: «Figurez-vous que depuis cinq ans que je combats sur la brèche pour le monde qui est à Prague, je n'ai eu que deux lettres de leur part: la première du Roi Charles X, qui se plaignait amèrement des caricatures que nous lui avions envoyées contre le Roi Louis-Philippe, et qui nous recommandait de cesser d'en faire; la seconde est de Madame la Dauphine, qui m'a écrit il y a deux mois une lettre extrêmement sévère, et qui m'a renvoyé notre journal en déclarant qu'elle cessait son abonnement parce que nous avions inséré un article dans lequel nous disions avoir vu ou reçu une lettre d'elle qui contenait de bonnes nouvelles de M. le duc de Bordeaux.» M. Mennechet, navré de ces deux lettres, a quitté la rédaction du journal. Je trouve les lettres de Prague très raisonnables, et très honorables pour ceux qui les ont écrites.
Valençay, 23 septembre 1835.—J'attends avec impatience le retour de M. de Talleyrand de Châteauroux. Quoiqu'il soit devenu triste et irritable, sa présence fait bien ici; elle remplit ce grand château, elle y maintient le bon langage et la bonne tenue. Je sais d'ailleurs, alors, pourquoi je suis ici.
Valençay, 24 septembre 1835.—Le dire de Bretonneau s'est vérifié. M. de Talleyrand est revenu de Châteauroux ranimé et satisfait de l'accueil du préfet, de l'empressement de toute la ville et du succès d'une route qui l'intéresse.
Madame Adélaïde me mande que la course que le Roi vient de faire à la ville d'Eu avait été non seulement bonne pour sa santé, mais encore douce à son cœur et consolante pour tous les siens, par les témoignages d'affection impossibles à décrire qu'il a reçus tout le long de sa route.
Pépin a été enfin repris le 22 au matin, à ce que me mande aussi Madame, mais elle venait de l'apprendre et n'ajoute aucun détail.
M. de Rigny est signalé à Toulon, ce qui prouve qu'il n'a pas réussi dans la négociation du mariage napolitain.
Valençay, 28 septembre 1835.—M. Brenier, qui arrive de Londres, me racontait hier que le général Sébastiani a autant d'aversion pour la musique que sa femme, au contraire, a de goût et de plaisir à l'entendre. Le mari ne permet point à sa femme d'aller à l'Opéra ni au concert. Un jour cependant, après de longues instances, Mme Sébastiani obtint la permission de se rendre à un concert chez lady Antrobus; c'était le 18 juin. Le général devait venir, plus tard, y reprendre sa femme. En effet, il s'y rendit au moment où entrait le duc de Wellington, en uniforme, entouré de beaucoup d'officiers, qui venaient tous du grand dîner militaire donné à l'occasion de l'anniversaire de la bataille de Waterloo. Les chanteurs entonnent alors un hymne en l'honneur du vainqueur. Sébastiani furieux dit à M. de Bourqueney, son premier secrétaire d'ambassade, qui l'avait accompagné, d'avertir Mme Sébastiani qu'il fallait se retirer. Celle-ci, qui n'entend pas l'anglais et ne comprenait par conséquent pas les paroles de la cantate, se refusa d'abord à quitter sa place; mais M. de Bourqueney, encouragé par les gestes du général en colère, fit enjamber presque de force les banquettes à la pauvre femme. Ayant enfin rejoint son mari, celui-ci lui dit, de l'air doctoral et sentencieux qui lui est propre: «Je vous avais bien dit, madame, que la musique vous porterait malheur!»
C'est ce même M. de Bourqueney, dont, il est ici question et qui écrivait dernièrement dans le Journal des Débats, avant d'aller à Londres avec Sébastiani, qui a eu le front d'insinuer que c'était lui qui avait, de Paris, préparé pour M. de Talleyrand le discours que celui-ci a adressé au Roi d'Angleterre, en lui remettant ses lettres de créance, en 1830. Voici toute l'histoire de ce discours. M. de Talleyrand, achevant sa toilette pour se rendre chez le Roi, me dit qu'il lui était venu à l'esprit qu'il serait convenable de dire quelques mots, que c'était l'ancien usage, et que dans la circonstance particulière de l'époque, il y verrait de l'avantage, mais qu'il manquait de temps pour préparer quelque chose, puis il ajouta: «Voyons, madame de Dino, mettez-vous là et trouvez-moi deux ou trois phrases que vous écrirez de votre plus grosse écriture.» C'est ce que je fis. Il changea deux ou trois mots à mon brouillon; je recopiai le tout pendant qu'on lui attachait ses décorations et qu'on lui donnait sa canne et son chapeau. Telle est l'histoire exacte de ce petit discours qui, par des allusions heureuses et un rapprochement entre 1688 et 1830, fut assez remarqué dans le temps [69].
Il en est de même de la lettre de démission que M. de Talleyrand a écrite il y a moins d'un an. On prétend généralement qu'elle est de M. Royer-Collard, et voici encore ce qui s'est passé à cet égard. J'avais, dans ma conscience, reconnu qu'il était d'une nécessité absolue pour M. de Talleyrand de donner sa démission; je familiarisai peu à peu M. de Talleyrand avec cette résolution; je savais qu'il était toujours difficile pour lui de rédiger sa pensée, et qu'il lui convenait mieux d'agir. Aussi depuis longtemps j'avais cherché les paroles qu'il faudrait employer. Un jour enfin, au mois de novembre de l'année dernière, dans notre solitude ici, je reparlai à M. de Talleyrand de la convenance qui, chaque jour, devenait plus grande pour lui de donner cette démission, devant laquelle il reculait un peu. Il me dit alors que la lettre pour l'annoncer serait très difficile à faire. Je rassemblais immédiatement tout ce que j'avais préparé en pensée, je le mis par écrit et retournant une demi-heure après chez M. de Talleyrand, je le lui lus. Il en fut frappé, et l'adopta en totalité à l'exception de deux mots qu'il trouvait trop affectés. Je lui demandai alors de soumettre ce projet de lettre à M. Royer-Collard; il le voulut bien. Je partis le lendemain pour Châteauvieux. M. Royer-Collard trouva la lettre bien, seulement il mit à la fin, les pensées qu'il suggère, au lieu de les avertissements qu'il donne que j'avais mis; puis, au commencement, il changea une expression qu'il trouvait trop pompeuse, et la remplaça par un mot de meilleur goût. Et c'est ainsi que, sans aucune nouvelle altération, cette lettre parut ensuite au Moniteur d'où elle a, pendant assez longtemps, occupé le public. Toutes les lettres de cette époque écrites par M. de Talleyrand au Roi, à Madame Adélaïde et au duc de Wellington ont été d'abord jetées sur le papier et remaniées par M. de Talleyrand. La première seule, contenant la démission, a été corrigée par M. Royer-Collard; les autres lui ont été simplement communiquées, il les a toutes approuvées.
Valençay, 1er octobre 1835.—Hier, j'ai été à Châteauvieux par un temps épouvantable.
M. Royer-Collard disait que les deux hommes les plus semblables qu'il eût rencontrés étaient Charles X et M. de la Fayette, tous deux également fous, également entêtés, également honnêtes. En parlant de M. Thiers, il a dit: «C'est un polisson, bon enfant, qui a beaucoup d'esprit, quelques lueurs même de grand esprit, mais bon surtout à perdre un Empire par son étourderie et son enivrement.» Revenant sur les dernières lois répressives, il disait: «Je n'ai pas goût à la dictature, mais ma raison me dit qu'elle peut parfois être nécessaire. Nous sommes peut-être dans un de ces moments-là. Mais où prendre le Dictateur? Si on proposait franchement le Roi, je comprendrais, mais les ministres d'aujourd'hui!»
Valençay, 4 octobre 1835.—J'ai entendu conter hier de singulières histoires sur M. Cousin dont les idées révolutionnaires d'autrefois sont changées en sentiments monarchiques les plus exaltés. On cite de lui des mots charmants à ce sujet. Il paraît que cet illustre Pair a composé un catéchisme monarchique et catholique. L'ouvrage fait, il va le porter à M. Guizot qui l'approuve, ainsi que M. Persil, ministre des cultes. On l'imprime, on l'envoie aux collèges en le recommandant à tous les établissements de l'Université. Tout cela fait, un pauvre prêtre vient, le livre à la main, prouver que tous ces docteurs n'ont oublié qu'un seul petit point de la doctrine catholique, celui du Purgatoire, dont il n'était pas fait la moindre mention dans le catéchisme doctrinaire, vérifié et approuvé par M. Guizot qui est ministre de l'Instruction publique, et en même temps de la religion calviniste!
Valençay, 10 octobre 1835.—Un préfet, pédant et maussade, refusa de mauvaise grâce à M. de Talleyrand, l'autorisation de planter un bouquet de bois, en disant qu'il était à cheval sur la loi.—«Ma foi!» répondit M. de Talleyrand, «vous montez une fière rosse!»
Le célèbre Alfieri, après avoir donné dans les premières idées de la Révolution française, s'en dégoûta, au point de vouloir quitter la France, parce qu'un matin, menant lui-même à grandes guides quatre chevaux au bois de Boulogne, on les lui avait pris violemment pour le service public; le soir même, il annonça son départ, et aux instances qu'on lui faisait de rester en France, il répondit: «Eh! que voulez-vous qu'on fasse dans un pays où les nobles sont sans poignard et les prêtres sans poison!»
Valençay, 16 octobre 1835.—Me voici entrée dans de nouveaux soucis. J'ai été avertie que la princesse de Talleyrand était dans un était de santé alarmant, et qui menaçait d'une fin prochaine. La baronne de Talleyrand, qui me le mande, me prie d'y préparer M. de Talleyrand. J'avoue que j'ai reculé devant cette mission. Les idées sinistres auxquelles M. de Talleyrand revient si souvent depuis quelque temps, la tristesse que lui inspire son grand âge, l'inquiétude qu'il manifeste à chaque petite souffrance, l'impression vive et pénible qu'il reçoit de la mort de ses contemporains, m'ont fait redouter de lui montrer celle de sa femme comme prochaine. Je ne craignais pas d'affliger son cœur qui n'est nullement intéressé dans cette circonstance; mais la disparition d'une personne à peu près de son âge, avec laquelle il a vécu, qu'il a jadis assez aimée ou à laquelle il a été assez soumis pour lui donner son nom, tout cela m'a fait croire que le danger de la Princesse lui causerait une impression profonde.
Je me suis agitée, tourmentée pour trouver des insinuations détournées, afin d'aborder la question sans causer de saisissement. Mes premières paroles à ce sujet ont été écoutées en silence, sans réponse; puis M. de Talleyrand a aussitôt parlé d'autre chose. Le lendemain cependant, il m'en a reparlé, mais uniquement, le cas échéant, comme d'un embarras de deuil, d'enterrement et de billets de part. Il m'a dit que si la Princesse mourait, il irait passer huit ou quinze jours hors de Paris, et tout cela, il l'a dit, non seulement avec la plus grande liberté d'esprit, mais même avec un soulagement visible. Il a immédiatement abordé les questions d'argent, assez importantes, qui se lient pour lui à la succession de sa femme, par laquelle il rentrerait et dans la jouissance d'une rente viagère, et encore dans d'autres sommes à la propriété desquelles la mort de la Princesse mettrait fin pour elle. Tout le reste du jour, M. de Talleyrand a montré une sorte de sérénité et d'entrain, que je ne lui avais pas vue depuis longtemps, et qui m'a tellement frappée que, l'entendant fredonner, je n'ai pu m'empêcher de lui demander «si c'était son prochain veuvage qui le mettait si fort en hilarité». Il m'a fait la grimace, comme un enfant qui joue, et a continué à parler de ce qu'il y aurait à faire si la Princesse mourait. Outre la satisfaction de retrouver par là plus de facilité dans son revenu qui, par plusieurs causes, a notablement diminué depuis quelques années, ce dont il dépitait extrêmement, il y a probablement, quoiqu'il n'en convienne pas, même avec moi, dans la perspective de cette mort, le soulagement de voir briser un lien qui a été le plus grand scandale de sa vie, parce qu'il a été le seul irrémédiable.
Valençay, 18 octobre 1835.—Après plusieurs mois de silence, pendant lesquels le général Alava a échoué, à la tête des bandits anglais qu'il avait conduits en Espagne, je reçois une lettre de lui, de Madrid, du 6 octobre; elle commence ainsi: «Vous aviez raison, chère Duchesse, de dire dans le temps que c'était tenter la Providence que d'aller en Espagne avec des troupes étrangères.» Cette lettre finit par un nouveau retour vers ma prédiction, qui paraît s'être réalisée pour ce pauvre absurde Alava, beaucoup plus qu'il ne peut le supporter. Il insiste cependant sur ce que son honneur était engagé à cette vie de partisan qu'il ennoblit du titre de chevaleresque et qui n'est qu'un mauvais don-quichottisme.
Il n'a pas besoin d'expliquer pourquoi il a refusé la Présidence, mais il dit avoir accepté les Affaires étrangères, parce qu'il voyait la sûreté de la Régente compromise, sans dire en quoi. Puis il ajoute qu'aussitôt qu'il a été rassuré sur ce point, il s'est retiré entièrement du Cabinet, qu'il ne songe plus qu'à aller reprendre son poste à Londres, aussitôt après la session des Cortès. Il paraît sentir tout ce qu'il y a d'incertain dans cette marche, car il s'écrie: «Dieu seul peut savoir ce qui, d'ici là, peut se placer entre moi et Londres.» Il termine en disant que s'il peut se rendre en Angleterre, ce sera par mer, pour éviter Paris qui, d'après lui, est l'endroit le plus dangereux pour un diplomate espagnol.
A l'occasion de la France, il dit ceci: «Puisqu'on a attendu le casus fœderis pour agir, le casus mortis où nous nous trouvons dispense de penser à notre libération, car les morts n'ont besoin de rien.»
Paris, 23 octobre 1835.—Nous sommes revenus à Paris depuis quelques jours.
M. le duc d'Orléans, me parlant hier du mariage manqué à Naples pour sa sœur la princesse Marie, m'a dit qu'il s'était adressé à son beau-frère, le Roi des Belges, qui est ici en ce moment, pour qu'il trouvât quelque cadet de grande lignée en Allemagne, qui, en épousant la Princesse, viendrait s'établir à Paris. La princesse Marie a de l'esprit, mais une imagination vive et inquiète, le goût des arts, très peu l'habitude de la gêne et de la représentation. On verrait dans son établissement à Paris plus d'assurance de bonheur pour elle, et plus de facilité que dans un établissement au dehors. Il ne s'en présente aucun de cette dernière espèce, les chances même paraissent s'éloigner; la Princesse a vingt-trois ans, la Reine s'afflige et s'inquiète.
Les prétentions pour les enfants du Roi se sont, en tout, fort amoindries, car M. Guizot disait l'autre jour à M. de Bacourt qui part pour Carlsruhe, où il faisait remarquer qu'il n'y avait pas d'affaires, que cependant il y en avait une, celle de conserver la dernière princesse de Bade pour M. le duc d'Orléans. Cette Princesse est la fille de Stéphanie de Beauharnais. Je doute qu'un pareil mariage plût au jeune Prince qui, hier encore, à propos des Leuchtenberg, ne s'est pas bien exprimé sur les Beauharnais, les taxant tous d'aimer l'intrigue, et ne voulant pas même faire une exception en faveur de la grande-duchesse Stéphanie de Bade qui, cependant, dans mon opinion, mérite une place à part, car elle a non seulement de la bonté, mais encore de l'élévation d'âme, un peu trop d'activité à la vérité et un peu de prétention au bel esprit, mais ses sentiments sont tous pris dans un ordre supérieur.
La princesse de Talleyrand est mieux, et si peu occupée de son état qu'elle ne songe qu'à se faire assurer de nouveaux bienfaits après la mort de son mari.
Paris, 24 octobre 1835.—M. Pasquier nous disait hier que Fieschi, à qui on a été obligé de couper la phalange d'un doigt à la suite des blessures causées par l'éclat de la machine infernale, avait, de l'autre main, pris le doigt malade, avant que les chirurgiens s'en emparassent, et le regardant, avait dit: «Mon petit, j'en suis fâché, mais tu perdras ta tête avant que je perde la mienne.» Son sang-froid, son courage, sa force physique, ne sont égalés que par l'excès de sa vanité.
J'ai trouvé les Tuileries tristes, Madame Adélaïde vieillie, le Roi rouge et bouffi, tous deux affligés du départ du Prince Royal pour l'Algérie. Châtier un brigand africain ne paraît pas un motif suffisant pour exposer une vie aussi précieuse. Ils en veulent aux ministres d'avoir plutôt encouragé qu'arrêté le mouvement aventureux et fort naturel du jeune Prince.
Le choléra n'est fini ni à Toulon ni en Afrique, il peut en arriver quelque malheur au Roi. Le mariage manqué à Naples leur donne des regrets; la froideur extrême du nouvel ambassadeur de Russie, tout les jette dans le découragement.
L'Empereur de Russie, dans les trente-six heures passées à Vienne, en hommage apparent au dernier Empereur d'Autriche, et en réalité pour charmer M. de Metternich par sa femme, et l'archiduc Louis par l'archiduchesse Sophie, a couru tout Vienne en fiacre, a forcé le caveau où le dernier Empereur est déposé, et a trouvé moyen, en trente-six heures, de changer quatre fois d'uniforme.
Les carlistes, à propos de la nomination du comte Pahlen comme ambassadeur de Russie en France, disent que rien ne prouve mieux le rapprochement de l'Empereur Nicolas avec le Roi Louis-Philippe, que le choix d'un fils d'assassin comme ambassadeur près du fils d'un régicide.
Paris, 27 octobre 1835.—M. de Talleyrand disait hier qu'à son retour d'Amérique, après toutes les horreurs de la Révolution, rencontrant Sieyès, il lui demanda comment il avait traversé cette cruelle époque, ce qu'il avait fait pendant ces tristes années. «J'ai vécu,» répondit Sieyès! C'était, en effet, ce qu'il y avait de mieux et de plus difficile à faire!
Le gouvernement, désirant arriver à la mise en liberté des prisonniers de Ham [70], a saisi ardemment quelques symptômes de dérangement mental qui se manifestaient chez M. de Chantelauze, pour atteindre ce but. En conséquence, M. Thiers, avec l'arrière-pensée de faire échanger aux prisonniers, au bout de quelque temps, une maison de santé pour les châteaux de quelques amis qui auraient répondu d'eux, avait nommé une commission de médecins célèbres, pour constater l'état de M. de Chantelauze d'abord, et par occasion, celui des autres anciens ministres; mais M. de Chantelauze, aussitôt qu'il entendit parler de l'arrivée des médecins, se hâta de déclarer, positivement, qu'il les recevrait poliment, comme gens de mérite, mais nullement comme médecins; qu'il ne répondrait à aucune de leurs questions, et qu'il veut sa liberté pleine, entière, immédiate, ou rien du tout. Je ne pense pas que ses compagnons d'infortune lui sachent bien bon gré de cette humeur dédaigneuse.
Paris, 14 novembre 1835.—Je viens de recevoir des lettres de lord et de lady Grey, très amicales. Ils sont fort occupés de leur propriété de Howick, d'où ils m'écrivent, et paraissent complètement détachés de la politique.
Lady Grey dit une chose que je répète de bon cœur avec elle: «If my friends will only love me, and that I can possess a garden in summer, and an arm-chair in winter, I am perfectly happy in leading the life of an oyster.—Don't expose me to Mme de Lieven, she would think me unfit to live!»
Paris, 16 novembre 1835.—M. de Barante est venu me dire adieu. Il part demain pour Pétersbourg, le cœur gros, l'esprit préoccupé. Depuis le fameux discours de l'Empereur Nicolas à Varsovie [71], que Mme de Lieven elle-même appelle une catastrophe, et les articles du Journal des Débats qui ont commenté ce discours, la position de l'ambassadeur de France n'est pas rendue facile. Il semble, du reste, dans une direction fort sage et d'autant plus prudente qu'il l'a reçue directement du Roi.
Nous avons dîné, hier, aux Tuileries; il n'y avait que la famille royale, le service immédiat, et quelques élèves, amis des petits Princes. M. le duc d'Aumale venait d'être premier, ce qui le mettait in high spirits. C'était le seul qui me parût l'être, de toute la compagnie.
Le Roi a eu la bonté de faire apporter pour moi un portrait charmant de Marie Stuart, d'autant plus curieux que son origine est touchante. Les femmes de Marie Stuart passèrent d'Angleterre en Belgique, aussitôt après l'exécution de leur maîtresse; elles portèrent avec elles ce portrait, qu'elles placèrent dans un édifice public, où il est encore. La Reine des Belges en a fait faire une copie parfaite qu'elle a donnée au Roi son père, et c'est cette copie que j'ai vue.
Le Roi, dans le courant de la soirée, a longtemps causé avec M. de Talleyrand, et lui a demandé de faire un voyage à Vienne, ce que celui-ci a décliné, en se rejetant sur la saison, sur son âge et sur la présence d'un autre ambassadeur déjà accrédité à Vienne.
Paris, 20 novembre 1835.—L'effet du fameux discours de l'Empereur Nicolas à la municipalité de Varsovie a été non moins grand et non moins désagréable à Vienne qu'à Berlin. Les journaux anglais l'ont attaqué violemment: le Morning Chronicle, qui est le journal du Cabinet whig, a été bien plus violent encore que le Journal des Débats. A propos de celui-ci, il s'est passé quelque chose de singulier. Le gouvernement, ennuyé de toutes les imprudences et inconvenances que commettent les Débats, et qui deviennent gênantes, à cause de sa couleur semi-officielle, a pensé à donner un peu plus d'importance au Moniteur, à y faire insérer des articles soignés, et à ôter ainsi aux Débats de leur importance ministérielle. Cette pensée était celle du Roi qui l'avait fait adopter par son Cabinet, mais lorsqu'il s'est agi de savoir sous la direction immédiate de qui se trouverait le Moniteur, le duc de Broglie l'a réclamé comme président du Conseil. Le Roi a, alors, aussitôt abandonné et fait abandonner le projet et les choses sont demeurées comme auparavant.
Les lettres d'Angleterre disent le ministère anglais fort embarrassé. Le timide discours de lord John Russell à Bristol, sans satisfaire les conservatifs, a irrité les radicaux et les catholiques d'Irlande à un point extrême, et l'existence du Cabinet paraît sérieusement menacée, quoique la solution soit ajournée jusqu'à la réunion du Parlement.
Plus je vois le comte de Pahlen, le nouvel ambassadeur de Russie, plus je lui trouve les allures d'un homme comme il faut. Je vais en citer une preuve. Je sais de source certaine qu'il a écrit à sa Cour en termes nets, simples, droits, bienveillants sur ce qu'il a trouvé et sur ce qui s'est présenté à lui dans ces derniers temps. Il n'a pas laissé ignorer combien sa situation sociale souffrait des instructions qu'il avait reçues; il a ajouté qu'il ne se sentait pas appelé à rester dans une semblable position et il a déclaré nettement que son gouvernement devait ou changer ses premières directions, ou le rappeler. C'est hier que cette déclaration est partie. Le Roi et Madame Adélaïde attendent avec impatience la réponse qui décidera, nécessairement, de la nature des relations futures entre ce gouvernement et celui de Russie.
Paris, 23 novembre 1835.—Voici les traits saillants d'une lettre que je viens de recevoir du duc de Wellington, qui me devait une réponse depuis longtemps: «Nous sommes toujours sur la grande route où nous sommes entrés il y a cinq ans; tout ce que nous pouvons espérer, c'est que notre marche ne sera pas trop rapide. L'arrêt et le retour surtout sont impossibles. Robespierre était au moins honnête homme en fait d'argent; sa puissance était fondée sur le désintéressement; mais ceux qui veulent et viendront à nous gouverner, ne seront pas touchés par la même considération. Je le crains du moins.»
Paris, 24 novembre 1835.—J'ai passé hier une matinée singulière, dont je veux rendre un compte détaillé. Il faut avant, pour l'intelligence du récit, que je fasse une petite préface.
J'ai, de par le monde, une cousine qui s'appelle Louisa de Chabannes. Dans sa première jeunesse, elle avait été fort jolie; chantant, dessinant, très bien élevée, mais pauvre, elle ne trouva pas à se marier, devint retirée, sauvage, souffrante et presque laide. Je la voyais jadis, trois ou quatre fois l'an, et toujours j'étais frappée de cette personne affaissée, maigrie, ternie, nerveuse, silencieuse. Il y a sept ans, j'appris qu'elle était entrée aux Grandes Carmélites. Je n'en fus pas surprise, car quoiqu'elle n'eût pas précisément les allures dévotes, il était bien visible qu'elle se sentait froissée dans le monde; mais, ainsi que tous ses parents, je fus bien convaincue que les austérités de cet ordre rigoureux détruiraient bientôt cette organisation délicate et souffrante. J'entendais cependant, de loin en loin, son frère Alfred dire qu'elle vivait et se portait mieux que dans le monde.
Hier matin, on me remet une lettre commençant par: «Ma chère cousine,» et finissant par: «Sœur Thérèse de Jésus.» Je fus d'abord un petit moment sans comprendre, puis je me souvins de Louisa de Chabannes. Elle me disait dans cette lettre, qu'ayant enfin obtenu de ses Supérieures la permission de me voir, elle me suppliait de venir aussitôt, la journée d'hier étant une de celles qui, en si petit nombre, sont accordées aux visiteurs; elle ajoutait que, pour ne pas m'effaroucher, elle avait, par grande faveur, obtenu de me voir à visage découvert, et sans témoins. Je me serais fort reproché de désappointer cette pauvre fille, et une visite à M. l'archevêque me conduisant dans ce quartier, je résolus de faire les deux choses le même jour.
Je suis sortie à deux heures et me suis arrêtée au haut de la rue d'Enfer devant un portail surmonté d'une croix. La tourière m'a dit que les vêpres n'étaient pas finies, car ces religieuses disent chaque jour le grand office, je devrais entrer à la chapelle. Je m'y suis placée. Au fond du chœur est une grille armée de pointes en saillie, derrière laquelle est un grand voile brun. C'est de là que partaient les voix des Sœurs. Il n'y avait, en plus de moi, que deux vieilles dames dans la chapelle, qui est ornée d'une statue du cardinal de Bérulle agenouillé, en marbre blanc, et de plusieurs portraits de sainte Thérèse. Je n'avais pas vu ma cousine assez souvent pour reconnaître sa voix; d'ailleurs, l'office a fini presque aussitôt. Je suis rentrée chez la tourière, où le médecin du couvent est arrivé.
Pendant qu'on allait avertir de sa présence et de la mienne, il a vu que je tremblais de froid, car, dans cette maison, il n'y a jamais de feu qu'à l'infirmerie et dans la cuisine. Le docteur m'a parlé alors du régime intérieur, qu'il prétend ne pas être malsain, et, pour preuve, il me disait qu'après beaucoup d'observations, il avait constaté que l'âge moyen auquel les femmes parvenaient dans le monde était trente-sept ans et que, chez les Carmélites, il allait à cinquante-quatre ans. Il m'a quittée pour aller à l'infirmerie, et bientôt après, on m'a menée au parloir, toujours sans feu. Un petit fauteuil de jonc, sous lequel s'étendait une natte également en jonc, était placé auprès d'une grille en fer, doublée de petits montants en bois, et derrière cette double séparation un rideau de laine brune.
Au bout de quelques instants, j'ai entendu tourner un verrou, quelqu'un s'avancer vers la grille, et une voix très claire dire: «Deo gratias». Je ne savais ce qu'il fallait répondre, je me suis tue; la même voix a repris: «Deo gratias». Alors, je me suis résignée à dire: «Je ne suis pas prévenue de ce qu'il faut répondre.» Un petit éclat de rire m'a déconcertée: «Ma cousine, c'était pour m'assurer que vous étiez là!» Le rideau a été tiré, et je me suis trouvée en face d'un visage rond, frais, de deux yeux bleus brillants, d'une bouche souriante. Au lieu d'une voix éteinte, j'ai entendu des accents timbrés, animés, une parole rapide, des pensées douces et bienveillantes, avec des assurances d'un bien-être et d'une satisfaction que ne démentait pas l'aspect le plus consolant qu'on pût avoir d'une religieuse sévèrement cloîtrée. Elle a quarante-huit ans, mais ne paraît pas en avoir trente-six. Elle m'a beaucoup remerciée d'être venue, m'a remis une petite médaille à l'effigie de la sainte Vierge, en me suppliant de la faire porter, à son insu, par M. de Talleyrand. «Cette médaille, a-t-elle dit, ramène à la foi les plus égarés.» Je ne l'ai pas refusée, je n'ai pas refusé d'en faire l'usage désiré, c'eût été une dureté odieuse. D'ailleurs, il y a quelque chose de contagieux dans une foi aussi sincère et aussi vive! J'ai dit que je guetterais un moment favorable pour remplir ces saintes intentions.
Je suis repartie fort touchée, fort préoccupée, après avoir dit un adieu probablement éternel à cette douce et heureuse personne, qui couche sur une planche, ne se chauffe jamais, fait maigre toute l'année, et qui serait bien fâchée de ne pas dire avec sainte Thérèse: «Souffrir ou mourir.»
J'ai été, de là, rue Saint-Jacques, au couvent des Dames Saint-Michel, pour voir Monseigneur l'Archevêque, auquel je voulais parler d'un projet de mariage pour mon second fils avec Mlle de Fougères. J'ai été menée par une des Sœurs, vêtue de blanc de la tête aux pieds, dans un petit bâtiment séparé, qui donne sur l'immense jardin de ces dames. C'est là que vit habituellement M. de Quélen, depuis la destruction de son palais. L'appartement est joli, propre, très soigné.
J'ai trouvé l'Archevêque en bonne santé et en bonne disposition d'humeur, fort aise de ma visite. Il m'a aussitôt parlé de mes enfants, de leur avenir, de leur mariage. Je n'ai pas hésité à entrer dans des détails avec lui à ce sujet. Il a bien écouté et m'a dit qu'il serait heureux en toute circonstance de témoigner l'intérêt qu'il prenait à la famille de feu M. le cardinal de Périgord et particulièrement à mes enfants; que je devais bien savoir qu'il avait pour moi un intérêt à part, qui tenait à mes qualités, et à ce qu'il avait toujours vu en moi l'instrument dont la Providence se servirait probablement pour accomplir l'œuvre de sa grâce et de sa miséricorde sur M. de Talleyrand. Je l'ai engagé à venir quelquefois, le matin, de loin en loin, chez M. de Talleyrand, comme il le faisait avant notre départ pour l'Angleterre. Quand je suis partie, il m'a dit: «Traitez-moi, comme jadis, en grand parent, si ce n'est en ami, et laissez-moi croire que vous reviendrez me voir aux approches du jour de l'an.» J'ai dit que oui, et que je lui demanderais alors de lui présenter ma fille, qui avait été baptisée et confirmée par lui. «Et qui, je l'espère, ne sera mariée que par moi», a-t-il repris, et là-dessus je me suis retirée.
Paris, 6 décembre 1835.—Voici une histoire que M. Molé m'a contée hier soir. Mme de Caulaincourt (Mlle d'Aubusson) s'est mariée en 1812. En sortant de la cérémonie, elle est rentrée au couvent où elle avait été élevée et son mari est parti pour l'armée. Il a été tué à la bataille de la Moskowa, où son beau-frère, jeune page de l'Empereur, a disparu, sans qu'on ait pu constater son sort. Mme de Caulaincourt, après son année de veuvage, est entrée dans le monde, sans cependant y aller beaucoup. Elle tenait la maison de son père, veuf depuis longtemps. Son frère aîné, peu de temps après avoir épousé Mlle de Boissy, est devenu fou furieux, et sa sœur, la duchesse de Vantadour, languit dans une lente consomption. Le père, frappé ainsi dans tous ses enfants, a voulu se remarier. Il a, en effet, épousé Mme Greffulhe, mère de Mme de Castellane. Mme de Caulaincourt s'est retirée alors dans un couvent, où elle voulait prendre le voile. Son père s'y opposa, et l'archevêque de Paris, dont le consentement était nécessaire, n'ayant pas voulu le donner aussi longtemps que M. d'Aubusson refusait le sien, Mme de Caulaincourt fut obligée d'y renoncer. Elle suivait cependant tous les exercices de la communauté, en portait l'habit, et ne quittait le couvent que lorsque son père était malade. Le chagrin de se voir contrariée dans sa vocation a miné sa santé, au point d'attaquer mortellement sa poitrine. Sur son lit de mort, elle a enfin obtenu la permission de son père; alors, elle a fait demander l'Archevêque et lui a exprimé le désir de prendre le voile en recevant l'extrême-onction. Cela a éprouvé quelques difficultés, qui cependant ont été levées, et quarante-huit heures avant d'expirer, elle a reçu les derniers sacrements et le voile tant désiré! Hier matin elle est morte, jeune encore, en vraie sainte.
Paris, 9 décembre 1835.—Mme la princesse de Talleyrand est morte il y a une heure. Je n'ai encore parlé à M. de Talleyrand que d'agonie. Là même où il n'y a pas d'affection, le mot mort est sinistre à prononcer, et je n'aime pas à l'adresser à quelqu'un d'âgé et de souffrant, d'autant plus qu'en se réveillant, il a eu encore une petite angoisse au cœur, qui a cédé, du reste, quand il a mis ses jambes dans la moutarde. Il s'est rendormi, et je ne lui dirai la mort qu'à son réveil. Du reste, il a, je crois, grande hâte d'être, à tout prix, hors des agitations de ces derniers jours.
Paris, 15 décembre 1835.—M. Guizot, qui est venu, hier, chez M. de Talleyrand, a raconté qu'on avait trouvé dans les papiers de M. Réal, ancien chef de la police impériale, le manuscrit original des Mémoires du cardinal de Retz, raturé par les religieux de Saint-Mihiel; que le gouvernement l'avait acheté, remis au plus habile chimiste de Paris, qui, après avoir essayé, infructueusement, de divers procédés, en avait enfin trouvé un, qui lui a permis d'enlever les surcharges et de lire le texte primitif. On va faire une nouvelle édition des Mémoires d'après ce manuscrit.
Mme d'Esclignac, qui se conduit fort mal à propos de la succession de la princesse de Talleyrand, a eu hier une explication avec la duchesse de Poix. Celle-ci a essayé de lui faire sentir l'inconvenance de sa conduite, l'odieux d'un procès et de la publicité, son ingratitude envers M. de Talleyrand qui l'a dotée et qui paye encore, en ce moment, une pension à sa nourrice qu'elle laissait mourir de faim. A tout cela, Mme d'Esclignac a répondu: «Je ne crains pas le scandale pour moi, et je le désire pour mon oncle; j'aurai le faubourg Saint-Germain, puisque j'ai fait administrer Mme de Talleyrand par l'archevêque de Paris.»
Paris, 21 décembre 1835.—Le comte de Pahlen a reçu, hier, de son gouvernement, des dépêches fort satisfaisantes, et dans lesquelles on l'assure qu'on ne confond pas les extravagances du Journal des Débats avec la pensée du Roi et de son Conseil. Ces dépêches, arrivées par la poste, étaient, bien décidément, destinées à être connues du public. L'Ambassadeur attend, d'un jour à l'autre, un courrier, qui apportera sans doute, la pensée secrète du Czar.
La princesse de Lieven, que j'ai rencontrée hier chez Mme Apponyi, m'a parlé de ses propres affaires et m'a dit que, depuis longtemps, son mari et elle avaient placé toutes leurs économies hors de Russie pour être à l'abri des ukases.
Le prince de Laval disait, hier, assez drôlement que l'esprit de M. de Montrond «se nourrissait de chair humaine!» M. de Talleyrand trouvait cela très vrai et très joli!
Paris, 30 décembre 1835.—J'ai vu, hier, Madame Adélaïde qui était très satisfaite de la séance d'ouverture des Chambres, qui avait eu lieu ce matin même. Elle était contente de l'accueil fait au Roi, à l'arrivée et à la sortie, et, pendant toute sa route, par la garde nationale. On avait eu beaucoup de peine à s'entendre sur le discours de la Couronne, auquel on travaillait encore, dix minutes avant la séance. Les mots: «L'aîné de ma race», qui font grande sensation, qu'on trouve hardis, mais qui plaisent au Corps diplomatique, et aux gens dont l'esprit veut de la stabilité, ne sortent ni du Château, ni du Conseil. Ils étaient fondus dans une phrase entière que M. de Talleyrand et moi avions rédigée et que le Roi avait adoptée avec attendrissement, mais le Conseil n'a voulu garder que les mots indiqués: «L'aîné de ma race». Les carlistes les trouvent insolents! Ils reculent, épouvantés, devant une quatrième race! Les républicains ne les aiment guère mieux, peut-être moins encore... Le reste approuve beaucoup.
Nous avions hier, à dîner, Mme de Lieven, M. Edouard Ellice, le comte de Pahlen, Matuczewicz et M. Thiers, qui était in high spirits et fort brillant de conversation. Il m'a dit, dans un coin, que le Bergeron, celui du Port-Royal, avait voulu tenter une nouvelle entreprise; qu'il s'était déguisé en femme, avec un de ses amis, que leur projet était que l'on présenterait une pétition au Roi, pendant que l'on tirerait à bout portant. Le projet a manqué, parce que le Roi, au lieu de se rendre à cheval à la Chambre, comme il le devait, y a été en voiture, à cause du verglas. On a fait quelques arrestations, mais comme il n'y a pas eu commencement d'exécution, on suppose qu'il faudra finir par relâcher les gens arrêtés.
On a été frappé des huit chevaux qui, pour la première fois, étaient attelés à la voiture du Roi. En voici la raison, inconnue du public. Pour plus de sûreté, on a fait monter le Roi (qui ne s'en doutait pas), dans l'ancienne voiture de l'Empereur Napoléon, qui était toute doublée de fer, pour le mettre à l'abri des coups de feu; elle est extrêmement lourde et exige huit chevaux.
Le comte de Pahlen a reçu hier un courrier qui lui a apporté des modifications à ses premières instructions, si sèches et qui rendaient sa position ici odieuse. Il paraît qu'on a bien compris cela à Pétersbourg et qu'on lui laisse plus de facilités. Cela mettait Mme de Lieven de fort bonne humeur!
FIN DU TOME PREMIER
PIÈCES JUSTIFICATIVES
I
Page 375.
Discours adressé au Roi d'Angleterre par M. de Talleyrand, le 6 octobre 1830, en lui remettant les lettres de créance qui l'accréditaient comme ambassadeur de France auprès de S. M. le Roi d'Angleterre [72].
Sire,
Sa Majesté le Roi des Français m'a choisi pour être l'interprète des sentiments qui l'animent pour Votre Majesté.
J'ai accepté avec joie une mission qui donnait un si noble but aux derniers pas de ma longue carrière.
Sire, de toutes les vicissitudes que mon grand âge a traversées, de toutes les diverses fortunes auxquelles quarante années, si fécondes en événements, ont mêlé ma vie, rien, peut-être, n'avait aussi pleinement satisfait mes vœux, qu'un choix qui me ramène dans cette heureuse contrée.—Mais quelle différence entre les époques! Les jalousies, les préjugés qui divisèrent si longtemps la France et l'Angleterre, ont fait place aux sentiments d'une estime et d'une affection éclairée. Des principes communs resserrent, encore plus étroitement, les liens des deux pays. L'Angleterre, au dehors, répudie, comme la France, le principe de l'intervention dans les affaires extérieures de ses voisins, et l'ambassadeur d'une Royauté votée unanimement par un grand peuple, se sent à l'aise, sur une terre de liberté, et près d'un descendant de l'illustre maison de Brunswick.
J'appelle avec confiance, Sire, votre bienveillance sur les relations que je suis chargé d'entretenir avec Votre Majesté, et je la prie d'agréer l'hommage de mon profond respect.
II
Page 385.
Discours adressé par S. M. l'Empereur Nicolas au Corps municipal de la ville de Varsovie, le 10 octobre 1835 [73].
Je sais, Messieurs, que vous avez voulu me parler; je connais même le contenu de votre discours, et c'est pour vous épargner un mensonge, que je ne désire pas qu'il me soit prononcé.—Oui, Messieurs, c'est pour vous épargner un mensonge, car je sais que vos sentiments ne sont pas tels que vous voulez me les faire accroire.
Et comment y pourrais-je ajouter foi, quand vous m'avez tenu ce même langage la veille de la Révolution?—N'est-ce pas vous-mêmes qui me parliez, il y a cinq ans, il y a huit ans, de fidélité, de dévouement, et qui me faisiez les plus belles protestations? Quinze jours après, vous aviez violé vos serments, vous avez commis des actions horribles.
L'Empereur Alexandre, qui avait fait pour vous plus qu'un empereur de Russie n'aurait dû faire, a été payé de la plus noire ingratitude.
Vous n'avez jamais pu vous contenter de la position la plus avantageuse, et vous avez fini par briser vous-même votre bonheur.—Je vous dis ici la vérité, car je vous vois et je vous parle pour la première fois depuis les troubles.
Messieurs, il faut des actions et non pas des paroles, il faut que le repentir vienne du cœur; je vous parle sans m'échauffer; vous voyez que je suis calme; je n'ai pas de rancune et je vous ferai du bien malgré vous.
Le Maréchal, que voici, remplit mes intentions, me seconde, dans mes vues, et pense aussi à votre bien-être.
(A ces mots, les membres de la députation saluent le Maréchal.)
Eh bien, Messieurs, que signifient ces saluts? Avant tout, il faut remplir ses devoirs, il faut se conduire en honnêtes gens.—Vous avez, Messieurs, à choisir entre deux partis: ou persister dans vos illusions d'une Pologne indépendante, ou vivre tranquillement, en sujets fidèles, sous mon gouvernement.
Si vous vous obstinez à conserver vos rêves de nationalité distincte, de Pologne indépendante et de toutes ces chimères, vous ne pouvez qu'attirer sur vous de grands malheurs. J'ai fait élever ici la citadelle, et je vous déclare qu'à la moindre émeute, je ferai foudroyer la ville, je détruirai Varsovie, et, certes, ce n'est pas moi qui la rebâtirai.
Il m'est bien pénible de vous parler ainsi; il est bien pénible à un souverain de traiter ainsi ses sujets, mais je vous le dis pour votre bien.—C'est à vous, Messieurs, de mériter l'oubli du passé; ce n'est que par votre conduite, et par votre dévouement à mon gouvernement que vous pouvez y parvenir.
Je sais qu'il y a des correspondances avec l'étranger, qu'on envoie ici de mauvais écrits et que l'on tâche de pervertir les esprits; mais la meilleure police du monde, avec une frontière comme vous en avez une, ne peut empêcher les relations clandestines; c'est à vous-mêmes à faire le police, à écarter le mal.
C'est en élevant bien vos enfants, en leur inculquant des principes de religion et de fidélité à leur souverain, que vous pouvez rester dans le bon chemin.
Et au milieu de tous ces troubles qui agitent l'Europe, et de toutes ces doctrines qui ébranlent l'édifice social, il n'y a que la Russie qui reste forte et intacte.
Croyez-moi, Messieurs, c'est un vrai bonheur d'appartenir à ce pays et de jouir de sa protection.—Si vous vous conduisez bien, si vous remplissez tous vos devoirs, ma sollicitude paternelle s'étendra sur vous tous, et, malgré tout ce qui s'est passé, mon gouvernement pensera toujours à votre bien-être.
Rappelez-vous bien ce que je vous ai dit!