Chronique de 1831 à 1862, Tome 1 (de 4)
Enfin le bon sens du Roi a arrêté cette belle équipée; mais qu'elle se soit présentée à l'esprit de quelqu'un, et de qui? est une des grandes étrangetés du temps!
Paris, 20 décembre 1834.—J'ai reçu hier une lettre de Londres, du 18, et l'ai portée tout de suite à M. de Talleyrand. Je lui ai lu ce qui était relatif à l'effroi causé par ce nom de M. de Broglie comme ambassadeur à Londres, et à la nécessité de nommer un successeur à M. de Talleyrand. Il a très bien senti cela, et a écrit immédiatement qu'il désirait voir le Roi. A ce moment est arrivé M. de Rigny, lui apportant une autre lettre particulière. M. de Talleyrand a insisté sur le choix de Rayneval, ce qui n'a pas plu, je crois, à M. de Rigny, si j'en juge par ce que celui-ci m'a dit à dîner: «Il y a un inconvénient immense à envoyer M. de Rayneval à Londres, mais c'est le secret du ministre des Affaires étrangères; si c'était le secret de l'amiral, je vous le dirais.» Je n'ai pas insisté.
Je sais que chez le Roi, à cinq heures, il a été convenu que Rigny écrirait à Londres une lettre à la fois ostensible et confidentielle, dans laquelle on dirait que le Roi portera son choix sur Molé, Sainte-Aulaire ou Rayneval et qu'on serait bien aise de savoir lequel de ces trois noms serait le plus agréable au duc de Wellington. Je me suis permis de dire à M. de Talleyrand que cela me paraissait fort maladroit, puisque si le choix du Duc porte sur Rayneval, on sera très embarrassé ici de ne pas le nommer, et cependant on me paraît décidé à ne pas le faire; que si le Duc désire Molé, on éprouvera un refus de ce dernier, et, qu'en définitive, il faudra nommer Sainte-Aulaire, qui n'est désiré ni par le Roi, ni par le Conseil, ni par le Duc. Comme tout est mal dirigé et mal conduit ici! Il n'y a nulle part ni bon sens, ni simplicité, ni élévation, et on prétend, cependant, gouverner non seulement trente-deux millions de sujets, mais encore l'Europe tout entière!
Paris, 21 décembre 1834.—J'ai su, de bien bonne part, ces trois faits: que l'on ne veut pas envoyer Rayneval comme ambassadeur à Londres, et que c'est la fraction doctrinaire et Broglie en sous-main qui s'y opposent; que l'on a, officiellement, propose hier Londres à Molé, qui l'a officiellement et formellement refusé; et qu'enfin ce matin, on en était à Sébastiani, sans rien d'arrêté cependant.
Paris, 24 décembre 1834.—On parlait de Sébastiani, hier, comme devant être dans le Moniteur de demain, mais à mesure que ce nom circule dans le public, il excite une véritable rumeur. M. de Rigny grille de se démettre de son ministère pour demander l'ambassade de Londres, mais on craint de voir la machine, ici, se détraquer sur nouveaux frais, par la sortie d'un des membres importants du Cabinet. Il paraît que c'est l'état des affaires financières de Rayneval qui empêche de songer à lui; on le dit criblé de dettes et presque en banqueroute.
Paris, 28 décembre 1834.—J'ai su, par M. Molé, que M. de Broglie avait une influence étonnante dans le ministère actuel, dont le Roi ne se doutait pas; que M. Decazes allait, chaque matin, lui rendre compte de ce qui se passait au ministère; que M. de Rigny et M. Guizot se laissaient beaucoup influencer par lui, et qu'aucun choix ne se faisait sans lui avoir été préalablement soumis.
Comment comprendre que dans le Journal des Débats on traduise tout le discours de sir Robert Peel et qu'on en retranche, quoi? Le passage flatteur pour le duc de Wellington et qui, certes, n'avait rien de choquant pour la France! Et cela quand le Duc est ministre des Affaires étrangères, qu'il est à merveille pour la France et que les Débats sont réputés organe officieux du gouvernement! On est ici, malgré tout l'esprit français, d'une merveilleuse gaucherie!
Paris, 29 décembre 1834.—Cette pauvre petite Mme de Chalais est morte cette nuit. Elle était si heureuse, de ce bonheur honnête et régulier qu'il n'est donné qu'à certaines femmes de rencontrer! La vie se retire toujours trop lentement de ceux qui sont fatigués de leur pèlerinage, toujours trop rapidement de ceux qui la parcourent joyeusement. Sous quelque forme qu'on implore la Providence, soit qu'on l'importune de ses prières, soit qu'on se laisse deviner dans un discret silence, elle dit presque toujours non, et le plus souvent un non irrévocable.
Quelle douleur à Saint-Aignan! Elle y était l'enfant de tous les habitants. Il me semble que j'entends les cris de tous ses vieux serviteurs, que je connais et pour qui elle était la troisième génération qu'ils servaient. Les pauvres, les malades, les gens aisés, tous la chérissaient. Elle était si secourable, si obligeante, si gracieuse! C'est plus qu'une mort: c'est la destruction d'un jeune bonheur et d'une race antique et illustre! Je suis vraiment ébranlée très profondément.
Paris, 31 décembre 1834.—J'ai eu, hier matin, une bonne longue visite de M. Royer-Collard. Il m'a raconté toute l'histoire de son professorat; il m'a montré un coin de son système philosophique, puis il m'a beaucoup parlé de Port-Royal. Ce sont vraiment des heures précieuses que celles qu'il me donne; trop rares et trop courtes pour tout ce qu'il y a à apprendre d'un esprit comme le sien.
Mme de Castellane est venue ensuite; si je m'y prêtais le moins du monde, elle se ferait ma garde-malade! J'ai su, par elle, que M. Molé écrivait ses Mémoires et qu'il y en avait déjà cinq volumes.
M. le duc d'Orléans m'est venu ensuite; il m'a raconté beaucoup de choses de son bal de la veille. Voici ce qui, comparé à ce qui m'a été dit d'ailleurs, m'est resté: la plus grande élégance, la plus grande recherche; de la magnificence, du joli monde; un souper superbe, des fleurs, des statues groupées avec art, des lumières à aveugler, du blanc et or partout; des livrées neuves, des valets de chambre en habits habillés, l'épée au côté, vêtus de velours, tous poudrés à blanc, et beaucoup de diamants dans les parures des femmes; la Reine charmée, Madame Adélaïde piquée, disant: «C'est du Louis XV»; tous les hommes en uniforme, mais en pantalons et bottes, et M. le duc de Nemours arrivant en habit d'officier général, extrêmement brodé, en culottes courtes, bas et souliers, joli, à ce que l'on dit, ayant bonne grâce et l'air fort noble. M. le duc d'Orléans m'a demandé si, pour un militaire, je ne préférais pas le pantalon et les bottes; voici ma réponse: «L'Empereur Napoléon, qui a gagné quelques batailles, était tous les soirs, quand il dînait seul avec l'Impératrice, en bas de soie et en souliers à boucles.—Vraiment?—Oui, Monseigneur!—Ah! c'est différent.»
Mais voici le revers de la médaille: c'est que des députés priés (je veux dire priés comme simples députés, car il y en avait d'autres comme ministres et généraux), comme simples députés, donc, il n'y en avait que trois: MM. Odilon Barrot, Bignon et Étienne: le premier en frac pour faire plus d'effet!
Il y a de singuliers contrastes dans le Prince Royal: le goût et les prétentions aristocratiques dans ses habitudes et une détestable tendance dans la politique. Hier même, nous avons eu pour la première fois maille à partir ensemble à l'occasion du duc de Wellington. Il m'a dit: «Vous voilà comme le Roi. Aussi mon père sait-il que vous me parlez toujours dans son sens et vous aime-t-il beaucoup.—Monseigneur, je ne parle jamais que dans mon propre sens et dans celui de votre intérêt, mais je n'en suis pas moins très fière de l'approbation et de la justice du Roi.» Cela a, du reste, très bien fini entre nous, puisqu'il m'a demandé la permission d'ajouter son portrait à ceux que j'ai réunis à Rochecotte.
Me voici donc finissant l'année 1834, mémorable dans ma vie, puisqu'elle termine cette part de mon existence consacrée à l'Angleterre. Ces quatre années, que je viens d'y passer, m'ont placée dans un autre cadre, offert un nouveau point de départ, dirigée vers une nouvelle série d'idées; elles ont modifié le jugement du monde sur moi. Ce que je dois à l'Angleterre ne me quittera plus, j'espère, et traversera, avec moi, le reste de ma vie. Maintenant, faisons des provisions de forces pour les mauvais jours qui ne manqueront pas probablement et pour lesquels il est convenable de se préparer.