Chronique du crime et de l'innocence, tome 6/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
The Project Gutenberg eBook of Chronique du crime et de l'innocence, tome 6/8
Title: Chronique du crime et de l'innocence, tome 6/8
Author: J.-B.-J. Champagnac
Release date: May 26, 2021 [eBook #65448]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
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Au lecteur:
Voir la Note de Transcription et la
Table des Matières en fin de livre.
CHRONIQUE
DU CRIME
ET
DE L’INNOCENCE.
IMPRIMERIE DE MARCHAND DU BREUIL,
rue de la Harpe, n. 90.
CHRONIQUE
DU CRIME
ET
DE L’INNOCENCE;
Recueil des Événemens les plus tragiques, Empoisonnemens, Assassinats, Massacres, Parricides, et autres forfaits, commis en France, depuis le commencement de la monarchie jusqu’à nos jours, disposés dans l’ordre chronologique, et extraits des anciennes Chroniques, de l’Histoire générale de France, de l’Histoire particulière de chaque province, des différentes Collections des Causes célèbres, de la Gazette des Tribunaux, et autres feuilles judiciaires.
Par J.-B. J. CHAMPAGNAC.
Tout ce qui me fait peur m’amuse au dernier point.
C. Delavigne. École des Vieillards.
Tome Sixième.
Paris.
CHEZ MÉNARD, LIBRAIRE,
PLACE SORBONNE, No 3.
1833.
CHRONIQUE
DU CRIME
ET
DE L’INNOCENCE.
ASSASSINAT
DU DUC D’ENGHIEN.
Parmi les crimes politiques signalés dans les annales de notre siècle, il n’en est pas qui puissent imprimer autant d’horreur que le meurtre abominable du plus jeune et du dernier des Condés. Cette illustre victime fut, pour ainsi dire, le marchepied dont se servit Napoléon pour monter au trône de France. Du reste, la manière dont on fit le duc d’Enghien prisonnier, est un manque de foi, une violation patente du droit des gens, un guet-à-pens qui déshonore la vie de celui qui l’ordonna, et qui semble justifier, jusqu’à un certain point, la conduite barbare du ministère anglais à l’égard du captif de Sainte-Hélène.
Le duc d’Enghien, digne rejeton d’une race héroïque, s’était couvert de gloire à l’armée de Condé, qui combattait sous les ordres de son aïeul. Dans la brillante affaire de Bersthein, il s’était emparé d’une pièce de canon, après avoir eu ses habits percés de balles et de coups de baïonnettes. Monsieur, depuis Louis XVIII, lui écrivait à cette occasion: «Vous êtes à l’âge et vous portez le nom du vainqueur de Rocroy; son sang coule dans vos veines; vous avez devant les yeux l’exemple d’un père et d’un grand père au-dessus de tous les éloges. Que de motifs d’espérer que vous serez un jour la gloire et l’appui de l’État!»
«Quand on songe ce qu’on a fait de cette gloire et de cet appui de l’État, s’écrie M. de Chateaubriand, ces belles paroles fendent le cœur.»
Le premier consul ayant fait proposer au roi Louis XVIII de renoncer au trône de France, moyennant des indemnités; et ce monarque sans trône alors, s’étant refusé, avec autant de noblesse que de magnanimité, à transiger sur ses droits, ce fut pour le duc d’Enghien, une nouvelle occasion de faire connaître la haute générosité de son caractère. Il envoya à Louis XVIII son adhésion particulière à la réponse que le roi venait de faire au premier consul. Cette pièce était ainsi conçue: «Sire, la lettre du 5 mars, dont votre majesté a daigné m’honorer, m’est exactement parvenue. Votre majesté connaît trop bien le sang qui coule dans mes veines pour avoir pu conserver un instant de doute sur le sens de la réponse qu’elle me demande. Je suis Français, sire, et Français resté fidèle à son Dieu, à son roi, et à ses sermens d’honneur. Bien d’autres m’envieront peut-être un jour ce triple avantage. Que votre majesté daigne donc me permettre de joindre ma signature à celle de monseigneur le duc d’Angoulême, adhérant comme lui de cœur et d’âme au contenu de la note de mon roi.»
Le duc d’Enghien demeura au corps d’armée du prince de Condé jusqu’au licenciement opéré en 1801. Épris d’un vif attachement pour mademoiselle de Rohan-Rochefort, il résolut, afin de se rapprocher de cette jeune personne, d’aller se fixer à Ettenheim; et cet attachement devint ainsi une des causes de la fin déplorable de ce jeune prince. Le duc d’Enghien vivait à Ettenheim en simple particulier, avec l’autorisation du margrave de Bade, donnant tout son temps à la culture des fleurs et à la chasse, lorsqu’en 1804, Bonaparte, ayant été informé, par les nommés Querelle et Philippe, épiciers au Tréport, d’une correspondance secrète des princes de Bourbon avec quelques-uns de leurs agens établis à Paris; et voyant que, dans cette correspondance, ils formaient le projet de rentrer dans leurs droits, et que Pichegru, les ducs de Polignac et autres, étaient à la tête du projet, crut devoir s’emparer de la personne du duc d’Enghien. On espérait trouver dans les papiers de ce prince de plus amples éclaircissemens sur cette conspiration. Des émissaires furent envoyés à Strasbourg, sous le prétexte d’accélérer la confection d’une flottille de bateaux plats destinés à l’expédition projetée alors contre l’Angleterre. Ces émissaires avaient sous leurs ordres un certain Rosey et le trop fameux Méhée. On envoya, déguisés, à Ettenheim, un officier de gendarmerie, nommé Charlot, et un maréchal-des-logis du même corps, appelé Pferdsdorff, afin de prendre connaissance des localités de la maison du prince et de son état de défense.
La présence de ces deux hommes à Ettenheim fit naître des soupçons, et Schmidt, ancien officier de l’armée de Condé, fut chargé de pénétrer adroitement leurs projets. Mais le maréchal-des-logis Pferdsdorff, qui se tenait sur ses gardes, parvint à tromper Schmidt, qui assura que les deux inconnus ne devaient inspirer aucune crainte. Pendant ce temps, un officier supérieur de la garde des consuls fut dépêché à Ettenheim.
Malgré le rapport tranquillisant de Schmidt, le duc d’Enghien, qui avait passé toute la journée à la chasse, averti sans doute par quelques-uns de ces pressentimens qui sont comme des envoyés secrets de la providence, résolut de quitter Ettenheim le jour suivant, 15 mars. Mais, par malheur, cette résolution était devenue trop tardive. Au milieu de la nuit, son habitation est cernée par deux ou trois cents hommes, parmi lesquels se trouvaient plusieurs gendarmes. Le duc d’Enghien, prévenu qu’on entend du bruit autour de sa maison, saute de son lit en chemise, et s’arme d’un fusil: un de ses valets de pied en prend un autre; ils ouvrent la fenêtre, et se disposent à faire feu; mais Schmidt, relevant le fusil du prince, lui déclare que toute défense est inutile. Alors le duc se revêt à la hâte d’un pantalon et d’une veste de chasse; il n’a pas le temps de mettre ses bottes. Pferdsdorff, suivi d’autres gendarmes, entre le pistolet à la main, et demande: «Qui de vous est le duc d’Enghien?» Il réitère la même question, le duc répond alors: «Si vous venez pour l’arrêter, vous devez avoir son signalement, cherchez-le.» Les gendarmes répliquent: «Si nous l’avions, nous ne ferions pas ces questions: puisque vous ne voulez pas l’indiquer vous allez marcher tous.»
Alors le prince, avec plusieurs officiers de sa maison, escorté par la gendarmerie, quitta Ettenheim. La princesse de Rohan eut la douleur de voir passer le duc d’Enghien sous ses fenêtres, dans ce triste équipage. Hélas! elle le voyait pour la dernière fois. Au sortir du bateau, dans lequel ils avaient passé le Rhin, près de Rheinau, les prisonniers n’ayant pu se procurer des voitures, furent contraints de voyager à pied, jusqu’à ce qu’ils trouvassent de mauvais chariots qui les conduisirent à Strasbourg. Le prince fut conduit à la citadelle de cette ville, où il distribua à ses serviteurs une partie de l’argent qu’il possédait. On y fit le dépouillement des papiers saisis à Ettenheim, et on proposa au prince d’y apposer son paraphe; mais il s’y refusa, et déclara qu’il ne signerait le procès-verbal qu’en présence du chevalier Jacques, son secrétaire et son ami, qui était venu volontairement partager sa captivité.
D’après le rapport, qu’on avait envoyé à Paris, sur les papiers saisis chez le duc d’Enghien, on attendait les ordres du chef du gouvernement; ils arrivent, et le 18 mars, de grand matin, des gendarmes entrent dans la prison du prince, entourent son lit, et lui intiment l’ordre de s’habiller à la hâte. Ses gens accourent; le duc demande avec instance la permission d’emmener son fidèle Joseph; on lui dit qu’il n’en aura pas besoin. Il demande aussi quelle quantité de linge il peut emporter avec lui; on lui répond: Une ou deux chemises. Ces mots firent entrevoir au prince le sort qui l’attendait. Il prit deux cents ducats, en remit cent au chevalier Jacques, pour payer la dépense des prisonniers. L’instant du départ était arrivé.
Le duc embrasse ses serviteurs fidèles, et leur dit le dernier adieu. On le fait monter dans une voiture qui roule jour et nuit; le 20, à quatre heures et demie du soir, on arrive aux portes de Paris, près la barrière de Pantin. Un courrier s’y trouve, qui apporte l’ordre de tourner le long des murs jusqu’à Vincennes.
Le prince entra dans cette prison à cinq heures. Là, exténué de besoin et de fatigue, il prit un léger repas, se jeta sur un mauvais lit, placé à l’entresol, et s’endormit profondément. Vers onze heures du soir, il fut éveillé en sursaut. Conduit alors dans une pièce du pavillon située en face du bois, il y trouva réunis huit militaires d’un grade supérieur, choisis par Murat, gouverneur de Paris, qui se trouvait aussi sur les lieux. On dressa à la hâte une instruction criminelle. Interrogé sur le fait d’avoir porté les armes contre son pays, le prince répondit: «J’ai combattu avec ma famille, pour recouvrer l’héritage de mes ancêtres; mais, depuis que la paix est faite, j’ai déposé les armes, et j’ai reconnu qu’il n’y avait plus de rois en Europe.» L’air calme du prince, son intrépidité frappèrent les juges; ils hésitèrent un moment, et envoyèrent leur rapport à Bonaparte. Le rapport des juges du duc d’Enghien revint bientôt à Vincennes avec ces trois mots: Condamné à mort. Le jugement fut prononcé à quatre heures du matin. En quittant la salle du conseil, on descendit dans le fossé par un escalier obscur et tortueux.
On arrive au lieu de l’exécution: il était quatre heures et demie; le prince, voyant alors le supplice qu’en lui destine, s’écrie: «Ah! grâce au ciel, je mourrai de la mort du soldat!» Il avait demandé un ecclésiastique pour l’assister dans ses derniers momens: «Est-ce que tu veux mourir comme un capucin? lui répondit un de ces misérables; tu demandes un prêtre? Bah! ils sont couchés à cette heure-ci.» Ces mots atrocement impies arrachèrent à l’illustre victime un mouvement d’indignation; cependant il ne dit pas un mot, éleva son âme à Dieu, et après un moment de recueillement, il dit avec intrépidité: Marchons!
Peu d’instans avant de mourir, il sollicita, comme une grâce, qu’on remît à la princesse de Rohan une tresse de cheveux, une lettre et un anneau: un soldat s’en était chargé; mais un aide-de-camp s’en étant aperçu, les saisit, en s’écriant: «Personne ne doit faire ici les commissions d’un traître!» Le prince fut à l’instant fusillé dans la partie orientale des fossés du château, à l’entrée d’un petit jardin. La nuit étant très-obscure, on lui avait attaché une lanterne sur le cœur pour servir de point de mire aux soldats. La veille, tandis qu’il soupait, on avait creusé sa fosse; l’un des gardes du bois avait prêté la pelle et la pioche; on y jeta son corps tout habillé.
Ainsi périt à l’âge de trente-deux ans, ce jeune héros, l’ornement et l’espoir de son auguste famille. On assure que parmi les papiers enlevés à Ettenheim, on ne trouva aucune pièce relative à l’affaire de Pichegru. Mais cette arrestation du duc d’Enghien, faite contre le droit des gens, sur un territoire étranger, et l’horrible mort que l’on fit subir à ce malheureux prince, étaient des actes de la politique la plus infernale: l’accusation que l’on avait fait planer sur lui n’était qu’un prétexte pour en imposer aux esprits.
«Quelques royalistes, dit un historien, s’obstinaient encore à regarder le rôle de Monck comme celui que devait jouer le consul, tandis que, d’un autre côté, des républicains craignaient de voir rappeler la vieille dynastie; Bonaparte crut qu’il importait à ses projets de détromper les uns et les autres; il pensa surtout qu’il était indispensable de prouver que jamais il ne s’allierait à l’ancien régime, et le séjour d’un prince de la maison de Bourbon à proximité du territoire de la république, lui parut une excellente occasion d’administrer cette preuve: par une violation inouïe du droit des gens, le jeune duc d’Enghien, saisi sur le territoire d’un allié, fut traîné prisonnier au donjon de Vincennes. On ignorait encore son arrivée, que déjà une commission militaire, rassemblée à la hâte, pour le juger la nuit à huis-clos, avait prononcé sur son sort. Le lendemain, Paris, consterné, apprit à la fois, l’extradition du prince, son jugement et sa mort qu’on qualifia justement d’assassinat. Après ce crime, plusieurs terroristes de la cour consulaire furent moins effrayés de la marche du premier consul. Quelques royalistes de bonne foi l’abandonnèrent; mais la plupart se réunirent à lui sans restriction, parce qu’ils crurent sa puissance plus affermie.»
Toutefois ce crime monstrueux révolta toutes les âmes honnêtes et généreuses, et il ne fallut rien moins que l’ascendant presque magique de Bonaparte sur les esprits, pour dissiper, du moins en partie, ces impressions qui pouvaient lui devenir funestes, et qui ont pu dans la suite affaiblir de beaucoup l’intérêt de ses infortunes personnelles. Plus d’une fois aussi sans doute, au milieu même des brillantes illusions de sa gloire, et surtout pendant la longue agonie de sa captivité, l’ombre sanglante du duc d’Enghien dut venir s’asseoir à son côté, comme le fantôme de Banquo, au banquet royal de l’usurpateur et homicide Macbeth!
PÈRE
MEURTRIER DU SÉDUCTEUR DE SA FILLE.
Celui qui séduit une jeune fille pour satisfaire sa brutalité, commet une action tout aussi horrible que le vol, que l’assassinat même. Il trouble le repos d’une famille entière, l’immole sous les coups du préjugé, et condamne l’avenir de sa malheureuse victime à l’opprobre et aux larmes les plus amères. Et pourtant, combien d’hommes se font un jeu cruel, et presque toujours un mérite, d’avoir eu l’art de tromper l’innocence, et d’engager ses pas dans la voie de perdition! Les misérables!... ils ne connurent jamais le ministère sacré que porte avec lui le tendre nom de père! Pourtant le plus grand nombre de ces séducteurs de profession ne pourraient alléguer pour excuse leur jeunesse, leur inexpérience ou leur bonne foi. La morale de certains individus se trouve tellement faussée, qu’ils ne craignent pas de vouer au mépris leurs cheveux blanchis dans la débauche, en cherchant à suborner de jeunes vierges, timides, simples et naïves, le bonheur et l’espoir de leurs parens. Rarement les jeunes gens procèdent, dans de pareilles circonstances, avec une duplicité aussi condamnable: lorsqu’ils commencent l’œuvre de la séduction, c’est que déjà ils sont séduits eux-mêmes, et que l’égarement dans lequel ils sont plongés ne leur permet pas de distinguer les funestes conséquences de l’acte criminel auquel ils se préparent: le mal ne s’en commet pas moins, et porte avec lui ses suites inévitables. Que d’existences bouleversées, que de bonheurs anéantis par de ces fautes que le vulgaire ne pardonne jamais à la victime, et dont il féliciterait volontiers le bourreau! Que de catastrophes inattendues, que de calamités sans nombre peuvent surgir d’un seul fait de cette nature! Voici une histoire propre à servir de preuve à notre assertion.
Jean-Jacques Ponterie était né aux environs de Bergerac, d’une famille calviniste. Il manifesta de bonne heure une austérité de mœurs et de principes dont il ne se relâcha jamais. A peine âgé de vingt-deux ans, il épousa la demoiselle Marie Escot, qui réunissait tout ce qu’il fallait pour assurer son bonheur. Sept enfans furent les doux fruits de cette union bien assortie; deux fils et cinq filles composaient cette petite famille. L’aîné de ces enfans, à l’époque dont nous allons parler, se distinguait sous les aigles de l’empire; l’aînée des filles avait épousé un médecin du voisinage. Il ne restait donc à la maison paternelle que quatre demoiselles et le plus jeune des fils. En 1806, le père, la mère et les enfans allèrent passer quelques jours à Bergerac; ce voyage fut le signal de la désolation de deux familles. Cécile, l’une des filles de Ponterie, vit Hylaire Dehap, et se montra sensible aux hommages qu’elle en recevait. Elle obtint quelque temps après la permission d’aller passer quelques jours chez sa sœur, la dame Dupuy, d’où elle se rendait dans un petit bois voisin de sa maison, au signal convenu d’un coup de fusil tiré de loin, qui l’avertissait de la présence du jeune homme. Ces entrevues, souvent répétées, furent remarquées des voisins. Ils en avertirent les sieur et dame Dupuy, qui crurent à leur tour devoir en informer leur père.
Le sieur Ponterie crut devoir employer, à l’égard de Cécile, le langage de la raison et de la persuasion. Cette jeune fille, touchée de la bonté de son père, avoua ses torts, le commerce de lettres qu’elle avait entretenu avec Dehap, remit quelques-unes de celles qu’elle en avait reçues et promit de renoncer à cette liaison; mais la malheureuse promettait plus qu’elle ne pouvait tenir; sa jeune âme était séduite; son repentir n’était qu’une feinte.
Conformément à l’ordre de son père, elle écrivit à Dehap pour lui réclamer ses lettres; mais en même temps elle le prévint, par un billet au crayon, que sa démarche était l’effet de la contrainte. Dehap refusa d’abord la restitution de ces lettres; enfin, au bout d’un mois, il se détermina à envoyer au sieur Ponterie un paquet contenant quelques billets de Cécile, et une lettre pour elle, dans laquelle il lui disait que, puisque ses parens s’opposaient à leur union, leur devoir à tous deux était de se résigner, de se taire et d’attendre.
Le sieur Ponterie, fort rassuré par cette démarche du jeune homme, et ne soupçonnant aucune dissimulation de la part des deux amans, rentra dans son ancienne sécurité; mais Dehap n’avait cherché à inspirer de la confiance aux parens de Cécile, que pour mieux se ménager les moyens de continuer ses relations avec elle.
Le sieur Ponterie quitta Bergerac pour retourner dans une maison de campagne, située à deux lieues de cette ville, et où il passait la plus grande partie de l’année. Bientôt le caractère de Cécile, se conformant à la situation de son âme, devint sombre et difficile; ses goûts changèrent; tout excitait son humeur, son impatience; elle ne prenait plus part aux plaisirs bruyans et naïfs de son âge. Dès neuf heures du soir, elle se retirait dans sa chambre, située au rez-de-chaussée et éclairée par deux croisées donnant, l’une sur le jardin, l’autre sur un chemin public.
Le 29 février 1806, vers le déclin du jour, un coup de feu se fait entendre; il semblait avoir été tiré dans un petit bois au-delà d’une petite prairie contiguë à la maison. C’est sans doute un chasseur qui tire des oies sauvages, dit Cécile à son frère qui se promenait alors avec elle dans le jardin. Ce propos resta sans suite, et personne ne fit attention au coup de fusil. Après souper, à neuf heures, selon le nouveau système adopté par elle, Cécile se retire dans sa chambre. Le reste de la famille continue ses jeux ordinaires jusqu’à dix heures et demie. Ponterie fils se retire le premier; deux de ses sœurs étaient occupées, dans la salle à manger, à fermer quelques armoires; le père y était aussi, et se disposait à aller se coucher. Dans ce moment, la dame Ponterie a besoin de quelques linges qui se trouvaient dans la chambre de Cécile; elle prend un flambeau, et cherche à y entrer; mais la porte résiste, et, contre l’ordinaire, se trouve fermée en dedans; elle heurte, elle appelle Cécile; Cécile hésite; elle répond enfin à sa mère, et vient lui ouvrir. En entrant, la dame Ponterie voit les rideaux du lit s’agiter; elle porte ses regards vers la ruelle, elle aperçoit la tête d’un homme.... La surprise et l’horreur lui arrachent un cri perçant; ses autres fils, alarmés, accourent; le père s’élance lui-même du salon, arrive à la chambre de sa fille, et voit un homme nu (c’était Dehap) qui, sautant du lit de Cécile, saisit un pistolet sur le lit voisin et le dirige sur la poitrine du vieillard, en s’écriant, avec un accent de bravade et d’ironie: Eh bien!
L’indignation, le désespoir, la rage doublent les forces de ce malheureux père; il détourne l’arme du hardi séducteur, le saisit à la gorge, le presse d’une main qu’égare la fureur, et le fait tomber, sans sentiment, sur le carreau. Les femmes s’agitent, éplorées, éperdues; Cécile s’évanouit, on la porte dans une autre chambre. Le sieur Ponterie père, un peu plus calme, sent le besoin de faire avertir l’autorité; il charge son jeune fils de se rendre auprès du juge de paix, qui résidait à une distance d’une demi-lieue, et de requérir sa présence au Meynard. Pendant que le jeune Ponterie fait ses apprêts pour partir, le malheureux Dehap donne quelques signes de vie, commence à s’agiter, à se débattre. Ponterie père, craignant qu’il ne recouvrât ses forces, et qu’il ne s’en servît pour quelque nouvelle violence, se détermina à s’assurer de sa personne, en l’attachant sur un lit; puis, il le laissa sous la surveillance d’un vieux domestique.
Pendant ce temps, le fils était allé en toute hâte chez le juge de paix du canton; mais ce magistrat avait renvoyé sa descente sur les lieux au lendemain.
Dehap paraissait souffrir beaucoup; alors le cœur du sieur Ponterie s’ouvrit à la pitié, et il donna sur-le-champ des ordres pour qu’on allât chercher, à Bergerac, le chirurgien qui jouissait de la confiance de la famille de ce jeune homme.
La nuit se passa ainsi dans les angoisses les plus diverses et les plus pénibles. Enfin le jour parut, et peu après arrivèrent successivement le juge de paix, son greffier, les parens, les amis prévenus de cette fatale catastrophe, et le chirurgien.
On délia Dehap, on l’approcha du feu; il eut la force de se soutenir pendant quelques instans. On lui fit une saignée; cette opération parut lui procurer un peu de soulagement; mais il ne put proférer un seul mot, et bientôt après sa faiblesse augmenta. Procès-verbal fut dressé des lieux où l’événement s’était passé, des circonstances qui l’avaient accompagné, de l’état dans lequel se trouvait Dehap. L’existence du pistolet chargé à balles, fut exactement constatée.
Le même jour, à trois heures de l’après-midi, d’après l’avis du chirurgien, le malade fut transporté au chef-lieu du canton. Dès le lendemain, sa mère et ses amis accoururent de Bergerac. Mais tous les soins qu’on lui prodigua, furent impuissans. Ce jeune homme expira le 1er mars, à deux heures du matin, sans avoir recouvré la connaissance, ni la parole.
A peine avait-il fermé les yeux, qu’une dénonciation, signée par les sieurs Mazère et Lacoste, ses parens, fut déposée entre les mains du directeur du jury de Bergerac. On affirmait dans cette pièce que Dehap avait été massacré, mutilé, chez le sieur Ponterie. Le même jour, le directeur du jury et le magistrat de sûreté se présentèrent au bourg de la Force, où Dehap avait été transporté. Quatre chirurgiens procédèrent, en leur présence, à l’ouverture du cadavre; et leur déclaration portait que la principale cause de la mort, était l’interruption de la respiration et de la circulation, occasionée par une pression forte et long-temps continuée au cou.
Après ces investigations, on procéda à l’inhumation du malheureux défunt. Il ne devait pas être enterré dans la commune où il était mort, mais à Bergerac. En traversant la ville, le cortége s’arrêta avec affectation devant la maison du sieur Ponterie; et là, on vomit des imprécations et des menaces contre ce malheureux vieillard et l’on promit vengeance à l’ombre du jeune Dehap.
La cérémonie funèbre était à peine terminée qu’il circula par la ville un libelle atroce et calomnieux, intitulé: La mort de Dehap. Des stances en forme de complainte furent chantées sur des tréteaux dans toutes les communes du département. En un mot, on employa les plus hideuses manœuvres pour appeler l’exécration publique sur la famille Ponterie.
Cependant une procédure s’instruisait. Le 2 mars, un mandat de dépôt fut lancé contre le sieur Ponterie père, et un mandat d’amener contre le fils. Ils se disposaient l’un et l’autre à se présenter devant les magistrats; mais un billet du sieur Ponterie, leur frère et oncle, les ayant prévenus qu’un attroupement considérable s’était formé, que leur maison avait été sur le point d’être incendiée, que la fureur contre eux était au comble, et qu’il était probable qu’on irait les attaquer, cette nuit même, à la campagne, ils prirent le parti de sortir de leur maison, mais de s’en tenir cependant à une distance telle que rien de ce qui s’y passerait ne pût leur échapper.
Quelques heures après, ils aperçoivent un falot: ils s’approchent; c’était le sieur Ponterie, auteur du billet, qui venait les avertir qu’ils ne seraient pas attaqués dans leur domicile; mais que la gendarmerie arriverait de grand matin pour leur notifier les mandats de dépôt et d’amener. Il leur apprit aussi que les esprits étaient dans un tel état d’exaspération, qu’il y aurait pour eux danger imminent, s’ils paraissaient à Bergerac, même sous la protection des gendarmes.
Sur cet avis, ces deux infortunés s’éloignèrent de leur habitation. Leurs ennemis ne manquèrent pas de se prévaloir de cette circonstance, et de les présenter comme coupables, puisqu’ils avaient pris la fuite au premier avis des poursuites dirigées contre eux.
Au surplus, la fuite des sieurs Ponterie n’était que momentanée; ils ne prétendaient pas se soustraire aux regards de la justice, mais seulement aux poignards de leurs ennemis. Ils avaient également à craindre, s’ils étaient jugés dans leur département, la fatale influence des préventions dont ils avaient été l’objet. Il leur semblait entendre les cris de la multitude, toujours si facile à égarer, appelant avec rage la vengeance des lois sur des victimes du soupçon; comme si le soupçon suffisait seul pour légitimer un arrêt de mort! Cette pensée, qui avait déterminé leur éloignement les conduisit à s’adresser à la cour suprême, pour lui demander d’autres juges.
La cour de cassation comprit facilement tout ce qu’il y avait de légitime et de moral dans cette requête. Un arrêt du 24 juin 1807, rendu sur les conclusions du procureur-général, ordonna le renvoi de la cause devant la Cour criminelle de Bordeaux. A peine le sieur Ponterie et son fils en eurent-ils connaissance, qu’ils s’empressèrent, en se constituant prisonniers dans les prisons de cette ville, de remplir l’engagement qu’ils avaient contracté avec la Cour de cassation.
Deux accusations étaient dirigées contre eux: celle d’assassinat et celle d’attentat à la liberté individuelle; leurs accusateurs, pour justifier la première, disaient que Dehap n’avait pas été surpris dans la chambre de Cécile; que le sieur Ponterie, informé de son arrivée, l’avait attendu dans le jardin; que là, il l’avait assailli, puis traîné dans l’appartement de sa fille, pour l’y montrer coupable d’un attentat dont il était innocent, et que ce qui prouvait que ce jeune homme avait été saisi tout habillé, c’est que son habit, son gilet, sa chemise avaient été violemment déchirés, et que son chapeau avait été trouvé froissé.
M. Denucé, avocat du principal accusé, n’eut pas de peine à faire écrouler tout l’échafaudage de cette double accusation dressée par la haine et par le désir de la vengeance. Il traita, avec une lumineuse habileté, la partie des faits et, avec une courageuse éloquence, les questions morales qui naissaient en foule de la cause; enfin, il prouva que la mort de Dehap avait été un grand malheur, et que la justice ne pouvait y trouver un crime.
Le succès couronna les efforts de la défense. Le 31 août 1807, après huit jours de débats et sur la déclaration unanime du jury, les sieurs Ponterie furent acquittés sur les deux chefs; mais la Cour, outre les questions relatives à l’assassinat et à l’attentat à la liberté individuelle, ayant cru pouvoir en proposer d’autres sur les excès ou violences, Ponterie père fut déclaré coupable sur ce point, et, en conséquence, condamné à la peine correctionnelle d’un an d’emprisonnement, en 1000 francs d’amende; en 25,090 francs de dommages, applicables à l’hospice de Bergerac et aux dépens.
MARI
FAUSSEMENT ACCUSÉ D’AVOIR EMPOISONNÉ
SA FEMME.
Louis Levalley, né d’honnêtes agriculteurs, fils unique, n’avait d’autre ambition que de partager les travaux de ses parens et de vivre auprès d’eux. Cette famille respectable était domiciliée aux environs de Bayeux.
Louis Levalley ayant connu la demoiselle Marie-Anne-Françoise Guérin, connut aussi le sentiment de l’amour, et s’estima heureux d’avoir pu l’inspirer à la personne qu’il aimait. Cette demoiselle jeune, jolie, et douée d’excellentes qualités, était comme son amant, fille de simples cultivateurs, mais ses parens étaient bien moins riches que ceux de Louis Levalley.
Cependant l’amour, qui ne consulte jamais Barême, rapprochait de plus en plus les deux jeunes gens, dont les cœurs étaient trop pénétrés de leur douce ivresse pour être un seul moment intéressés. Mais bientôt leurs fréquentes entrevues furent suivies de la grossesse de la demoiselle Guérin, et les inquiétudes les plus vives succédèrent aux jouissances de l’amour. La jeune personne avait tout à redouter de la part de ses parens; le mariage pouvait seul couvrir sa faute. Louis Levalley craignait des obstacles de la part de sa famille, à cause de la disproportion des fortunes. Extrêmement timide, il n’osait prendre aucune résolution décisive. Mais la grossesse de la demoiselle Guérin augmentait de manière à ne pas hésiter plus long-temps.
On résolut, en conséquence, de députer vers le sieur Levalley père et sa femme, l’homme qui paraissait le plus propre à assurer le succès de cette négociation, le sieur Guérin, prêtre, oncle de la demoiselle. Ce respectable ecclésiastique se chargea de cette mission épineuse, alla trouver les parens du jeune homme, les pria d’adhérer au mariage qu’il venait leur proposer, et offrit, au-delà de la dot que son frère donnerait à sa fille, de donner dix mille francs comptant. Le sieur Levalley adhéra à tout ce qu’on exigeait de lui, et bientôt les deux familles s’occupèrent de régler les clauses du contrat de mariage. Il fut stipulé, sur les instances formelles du sieur Guérin, prêtre, sous le prétexte qu’il y avait dix causes de mort pour une femme et qu’il n’en était pas de même des hommes, que la dot de deux mille francs, promise par le père de la demoiselle, lui serait restituée, si elle venait à mourir dans deux ans. Il voulait aussi appliquer la même clause de réversibilité aux dix mille francs qu’il avait promis d’ajouter à cette modique dot; mais ses prétentions sur ce point furent rejetées.
Le 5 novembre 1807, l’acte de mariage fut reçu par l’officier public; et, huit jours après, les nouveaux époux reçurent la bénédiction nuptiale.
Par une bizarrerie singulière, Levalley fils et sa femme vécurent après leur union comme ils avaient fait auparavant. On se voyait, on dînait les uns chez les autres; mais les parens de la demoiselle Guérin voulaient la garder chez eux jusqu’après ses couches. Il paraît que le véritable motif de cette étrange mesure était de cacher au mari une maladie dartreuse dont elle était atteinte, et pour laquelle on lui faisait subir un traitement.
Le jour qui devait commencer les infortunes du sieur Levalley, le dimanche 13 décembre 1807, ce jeune homme alla chercher sa femme et son beau-père, qu’il avait invités à dîner. On se mit à table; le repas fut assez gai. La jeune femme mangea, avec un appétit plus qu’ordinaire, de différens mets malheureusement indigestes qui convenaient peu à son état. C’était du cochon de lait rôti, du boudin noir, et un foie de veau lardé. Enfin comme cette réunion était en quelque sorte une petite fête de famille, le repas se termina par du café, que chacun prit, en y mêlant un peu d’eau-de-vie.
Au moment de se séparer, le sieur Levalley père, qui tenait sa bru dans ses bras, par un mouvement de joie et d’expansion, voulut renvoyer seul Guérin père, en disant qu’il gardait sa fille chez lui; Levalley témoigna le même désir; mais le père Guérin ne voulut jamais y consentir.
Levalley fils conduisit sa femme et son beau-père jusque chez eux, où ils arrivèrent à six ou sept heures du soir. Le lendemain, à dix heures du matin, la jeune femme, qui, jusqu’à ce moment, n’avait éprouvé aucune indisposition, se réveilla avec des douleurs assez vives dans l’estomac. Croyant se procurer quelque soulagement, en quittant le lit, elle se leva et s’habilla; mais l’indigestion, si fatale aux femmes enceintes, prit un caractère extrêmement grave; des convulsions violentes se manifestèrent, et, le danger augmentant de moment en moment, on alla chez le sieur Levalley, pour l’inviter à venir auprès de sa femme. Levalley s’empresse de s’y rendre; il trouve son épouse en proie aux douleurs et aux convulsions les plus affreuses. Revenue un peu à elle-même, elle l’aperçoit, lui tend les bras comme pour l’embrasser pour la dernière fois. Levalley s’y précipite. Marianne! ma chère Marianne! sont les seuls mots que sa langue puisse articuler; l’étonnement et la douleur l’avaient anéanti.
Deux chirurgiens, mandés pour secourir la malade, regardent les accidens dont ils sont témoins comme les effets d’une forte indigestion; ils prescrivent des vomitifs; les convulsions continuent et se succèdent d’une manière effrayante. Un troisième chirurgien arrive; on administre de nouveaux remèdes; on pratique des saignées; tout est inutile. Enfin les symptômes devenant plus alarmans, on éloigne de l’appartement le malheureux Levalley. Un chirurgien veut tenter l’accouchement avec le forceps; une hémorragie considérable l’oblige d’y renoncer; il entreprend ensuite l’opération césarienne, et retire du sein de la mère un enfant mort. La jeune femme Levalley avait cessé de souffrir et de vivre.
Quelques jours s’étaient à peine écoulés depuis ce malheureux événement, lorsque le sieur abbé Guérin, dans une entrevue qu’il eut avec le sieur Levalley père, lui déclara que le paiement des dix mille francs qu’il avait donnés à sa nièce l’avait beaucoup gêné, et le pressa d’en rendre au moins une partie. Apparemment qu’il n’eut pas lieu d’être satisfait de la réponse de Levalley, car il ne lui en reparla plus, et insensiblement les deux familles cessèrent de se voir.
Les trente jours qui suivaient la mort de la dame Levalley allaient expirer; le mari donne les ordres nécessaires pour la célébration d’un service, et en fait part à la famille Guérin. Celle-ci, sous prétexte que l’abbé Guérin ne pourrait y assister ce jour-là, contremande le service, sans même daigner consulter Levalley, ni l’en prévenir.
Bientôt une rumeur affreuse se répand; on annonce que la jeune femme est morte empoisonnée; on accuse son mari; on va jusqu’à dire que le désir de s’approprier les dix mille francs de dot l’a poussé à ce crime.
Le public, avide d’événemens extraordinaires, accueille cette odieuse accusation, et la propage avec fureur. Le magistrat de sûreté, informé de tous ces propos, crut devoir faire intervenir son ministère. Il se transporta sur les lieux avec des chirurgiens; le corps de la défunte fut exhumé; on tira de la tombe un cadavre déjà gangréné par la putréfaction; il y avait quarante-deux jours que le décès avait eu lieu. On en enleva l’estomac et plusieurs autres viscères que l’on déposa dans un vase, et que l’on apporta à la mairie d’Asnière. Dans le même temps, un huissier se présenta au domicile de Levalley, pour lui ordonner, de la part du magistrat, de se rendre à la mairie. Levalley était absent quand cette intimation fut notifiée. Mais le lendemain il se rendit à Bayeux, dans l’intention de se présenter devant le magistrat de sûreté. Il répondit avec franchise à toutes les questions de ce juge, et requit qu’on appelât, à ses frais, six, douze chirurgiens s’il le fallait, pour examiner l’état du cadavre.
Touché de son énergie et de sa sécurité, le magistrat lui observa que ce n’était pas comme prévenu qu’il avait été appelé, mais seulement comme témoin, et que par conséquent il ne pouvait obtempérer à sa demande. Ceci se passait le 27 janvier 1808, et les opérations des chirurgiens experts n’étaient pas encore commencées. Levalley revint chez lui, fort de son innocence, et croyant bien être à l’abri de toutes poursuites.
Deux jours après, au milieu de leurs opérations, les experts imaginent avoir fait de grandes découvertes, et déclarent sans hésiter au magistrat, qu’ils ont trouvé dans les intestins une quantité considérable de poison, et que ce poison est du verre pilé.
Levalley fils est arrêté, traîné en prison, plongé dans un cachot; peu d’instans après, on l’en extrait en plein jour pour le conduire au tribunal devant le directeur du jury; on le garrotte comme un criminel avéré; on lui fait traverser plusieurs rues, suivi d’une nombreuse populace soulevée contre lui, qui l’accable d’outrages. «Arrachons-lui son crêpe, disent les uns; non, qu’on le pende, qu’on le guillotine,» disaient les autres. Des femmes furieuses ramassent des pierres, elles veulent les lui lancer, et il eût été assassiné sans les gendarmes qui l’escortaient. Après avoir comparu devant le directeur du jury, il fut remis aux mains de la force armée, et reconduit dans son cachot, salle basse, impénétrable aux rayons du soleil, où il demeura plusieurs mois au secret.
Cependant les célèbres médecins Baudelocque et Chaussier, dont on avait requis les lumières et l’expérience, pour éclaircir cette affaire, donnèrent une consultation médico-légale toute favorable à l’innocence de l’accusé, en ce qu’elle prouvait que la mort de la jeune femme, dans son état de grossesse, pouvait n’être que le résultat naturel d’une indigestion, et que le verre pilé n’avait pas les propriétés du poison. Il résultait donc bien évidemment de cette consultation que la femme de Levalley n’avait point été empoisonnée; et dès lors, on pouvait déjà se former une idée du résultat de l’instruction.
La cour criminelle de Caen, sur la déclaration unanime du jury, acquitta complètement le jeune Levalley.
MANETTE BOUHOURT,
OU LA FILLE ASSASSIN.
Ce n’est pas la première fois, sans doute, que ce Recueil montre une femme trempant ses mains dans le sang de ses victimes; déjà un grand nombre de furies, l’opprobre du sexe auquel elles ne méritaient pas d’appartenir, nous ont fourni des scènes d’horreurs et d’atrocités. Mais on a pu remarquer que la plupart de ces misérables avaient été entraînées au crime, par quelques-unes de ces passions violentes dont le cœur humain ne peut plus s’affranchir, dès qu’il s’est laissé dominer par elles; elles subissaient, en quelque sorte, le joug de cette puissance irrésistible, que les anciens nommaient la fatalité. Jamais le crime ne saurait être excusable, mais, dans des cas semblables, il est permis du moins de plaindre quelquefois les coupables. Il n’en est pas de même pour le monstre dont nous allons parler. Comment pourrait-on s’intéresser à une jeune fille de vingt ans, qui, parvenue dès cet âge si tendre, au dernier degré de la perversité, fait métier de l’assassinat, et emploie l’attrait de la débauche, pour attirer dans le piége et immoler plus sûrement ses victimes?
Le 30 novembre 1807, vers neuf heures du matin, le commissaire de police de la division de l’Observatoire, fut requis de se transporter dans une maison de la rue du Pot-de-Fer, pour recevoir les déclarations de la veuve Marye, sur qui l’on venait de faire une tentative d’assassinat.
Arrivé dans une chambre au troisième, il vit une femme couverte de sang et de blessures, sur lesquelles un chirurgien mettait le premier appareil. Quand cette femme eut recouvré ses esprits, elle déclara qu’il y avait environ deux ans qu’elle avait eu occasion de faire la connaissance de la nommée Manette, qui prenait aussi le nom d’Auguste; que cette fille exerçait la profession de perruquier, et était ordinairement travestie en homme; que ladite Manette était venue chez elle, le matin même, vêtue d’une redingotte couleur puce, et coiffée d’un chapeau rond; que, la trouvant encore au lit, Manette s’était d’abord assise sur une chaise; mais que tout-à-coup elle s’était élancée sur elle, la main droite armée d’un marteau, et lui avait asséné plusieurs coups de cet instrument sur la tête; que ce n’était qu’après une lutte longue et acharnée de part et d’autre, qu’elle, plaignante, avait pu s’échapper des mains de la féroce Manette, ouvrir une fenêtre, et crier à l’assassin! qu’à ce cri, Manette s’était sauvée, laissant dans la chambre le marteau dont elle s’était servie et son chapeau rond.
La femme Marye ajouta qu’elle était fondée à croire que l’intention de la fille Manette, en l’attaquant de la sorte, avait été de la voler.
Il paraît que la fille Manette ne retourna pas dans son logement habituel, et qu’elle se réfugia, après son crime, chez une femme Doisy, rue et maison des Filles-Saint-Thomas, laquelle femme l’avait connue dix mois auparavant dans la prison des Madelonnettes. La fille Bouhourt ne fut arrêtée que le 18 janvier 1808.
Interrogée sur les faits relatifs à sa tentative criminelle, Manette chercha à établir, que la femme Marye, emportée vers elle par des désirs effrénés, avait conçu une violente jalousie, et lui avait fait de vifs reproches, en l’accusant de lui préférer d’autres femmes; qu’elle avait été d’abord insensible à ce reproche, et qu’elle se disposait même à se dépouiller de ses vêtemens pour entrer dans le lit de la femme Marye, lorsque celle-ci s’y opposa et proféra contre elle des injures qui la portèrent à donner un soufflet à ladite Marye, qui la prit aussitôt aux cheveux, et la jeta par terre; que dans cette lutte, et pendant qu’elle était renversée, elle trouva sous des mottes à brûler, dans un coin, un marteau qu’elle jeta à la tête de la femme Marye, et se sauva ensuite.
Mais la fille Manette, au lieu de sortir sur-le-champ de la maison, s’était réfugiée dans un corridor du second étage, dont elle avait fermé la porte sur elle. On vit, le lendemain, que les murs de ce corridor étaient souillés de sang; on y remarquait même l’empreinte d’une main ensanglantée.
Le vol, d’ailleurs, n’était pas étranger à la fille Manette, puisque l’instruction prouva qu’elle avait été condamnée, le 25 septembre 1806, à six années d’emprisonnement pour vol.
Pendant le cours de l’instruction de la procédure, deux autres chefs d’accusation vinrent se joindre au premier: il s’agissait de deux assassinats consommés, suivis de vol.
L’un de ces assassinats devait avoir été commis dans la nuit du 25 décembre 1805, sur la personne de Gabriel-Pierre Boyssou, âgé de 54 ans. Cet homme jouissait d’une pension sur l’État d’environ mille livres. Il avait été curé à Mont-l’Hury et professeur dans un séminaire. Quelque modique que fût sa fortune, il avait des économies en réserve. Quand les scellés furent apposés chez lui, on trouva des papiers qui apprirent qu’il traitait, à l’époque de sa mort, de l’acquisition d’une petite maison située près de Vincennes. Le sieur Boyssou habitait, depuis trois ans environ, un petit appartement au premier étage, rue Neuve Sainte-Geneviève. Vers le 21 décembre, on vit avec lui un jeune homme d’environ 18 ans, vêtu d’une redingotte bleue, coiffé d’un chapeau rond, et portant des bottes. Le sieur Boyssou le faisait passer pour son neveu. Plusieurs personnes virent ce même jeune homme chez le sieur Boyssou. On remarqua que cet individu évitait le plus possible de laisser voir sa figure.
Le 24 décembre, veille de Noël, le sieur Boyssou et son neveu prétendu disparurent, sans que l’on sût ce qu’ils étaient devenus. Cette absence était remarquée depuis près de quinze jours, lorsque le propriétaire de la maison où demeurait le sieur Boyssou fit une déclaration devant le commissaire de police du quartier. Le commissaire arrive, il frappe à la porte à plusieurs reprises; on ne lui répond pas. Un serrurier est appelé. On reconnaît que la porte d’entrée, donnant sur la rue, n’est fermée qu’au pêne; la clé de sûreté était dans la serrure, et une seconde clé sur la troisième marche de l’escalier; on entre dans une chambre au premier étage; on trouve dans le lit un cadavre dont la figure était couverte de sang, et la tête fracassée en plusieurs endroits. Le lit et le carreau étaient teints de sang. L’état de putréfaction du cadavre annonçait que le crime avait été commis depuis plusieurs jours. Le chirurgien chargé de l’examen du cadavre, annonça que toutes les blessures tendaient à prouver que les coups avaient été portés avec un corps contondant, tel qu’un fort marteau.
On remarqua qu’une foule d’objets de quelque valeur avaient disparu; que le secrétaire avait été enfoncé, et l’argent qu’il contenait, enlevé; on ne trouva que des sacs vides.
Tout annonçait que ce crime atroce avait été commis la nuit, et que l’assassin, ayant un libre accès dans la maison, dont les portes n’offraient aucune trace d’effraction, avait saisi l’instant où le sieur Boyssou était livré au sommeil, pour l’assommer à coups de marteau portés sur la tête et sur la poitrine.
Quelques personnes reconnurent dans la personne de Manette Bouhourt toujours vêtue en homme, le neveu du sieur Boyssou, quoiqu’il y eût déjà deux ans que celui-ci eût été assassiné; or ce neveu, à l’époque du crime, avait été fortement soupçonné d’en être l’auteur.
On parvint à découvrir dans quelles maisons de prêt la fille Bouhourt allait déposer ses effets, et l’on y retrouva plusieurs des objets qui avaient été volés chez le sieur Boyssou. La fille Manette convint bien que tous ces effets avaient été engagés par elle, mais qu’elle les tenait d’un de ses amans nommé Duplaidois, qui n’était qu’un personnage imaginaire.
Le troisième chef d’accusation qui pesait sur la fille Manette était l’assassinat du nommé Antoine-François Prévost, occupant depuis deux mois une chambre, rue Hyacinthe, n. 5.
Plusieurs personnes virent ce Prévost à diverses reprises, et notamment le 27 septembre, accompagné d’un jeune homme âgé de vingt ans environ, moins grand que lui, vêtu d’une redingotte brune. On les vit ce jour-là prendre ensemble des cerises à l’eau-de-vie dans un café de la rue de la Harpe. Ils se retirèrent à onze heures et demie du soir. Prévost était gai et entre deux vins. Quelques jours auparavant, Prévost avait dit à un témoin que, s’il avait des femmes, on ne s’en apercevrait pas, parce qu’il les ferait habiller en homme.
Prévost ne reparut plus depuis le 27 septembre; on ne le vit plus, on ne l’entendit plus rentrer chez lui. Les voisins s’aperçurent qu’il s’exhalait de sa chambre une odeur fétide. Sa mère en fut prévenue. Le 12 octobre, elle chargea une personne de s’assurer si Prévost n’était point dans sa chambre. On monta, à l’aide d’une échelle, à la croisée de cette chambre, et l’on aperçut, à travers les vitres, le cadavre de Prévost près de son lit. Le commissaire de police et le magistrat de sûreté furent appelés. La porte de sa chambre était fermée à double tour, mais sans verroux en dedans. Le corps de Prévost était assis sur une chaise; il n’était couvert que d’une chemise et d’un gilet de travail. Le lit était dans un grand désordre: les draps, le traversin, le matelas, étaient teints de sang. Le cadavre avait à la tête une plaie transversale faite par un instrument tranchant. On trouva à terre une hachette couverte d’un torchon; elle était tout ensanglantée; on la rapprocha des blessures, elle s’y adaptait parfaitement. Les deux chirurgiens, appelés pour constater l’état du cadavre, pensèrent que les coups avaient été portés avec cet instrument.
La fille Bouhourt fut confrontée avec plusieurs témoins qui la reconnurent pour l’avoir vue chez Prévost; on la reconnut même à sa voix. La fille Bouhourt soutint qu’elle n’avait pas connu le sieur Prévost, qu’elle n’avait jamais été chez lui, et qu’on n’avait pu la voir avec lui.
Après les plaidoiries du ministère public et du défenseur nommé d’office, les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations, et, cinq heures après, déclarèrent, à l’unanimité, que l’accusée était convaincue d’une attaque à dessein de tuer, effectuée sur la personne de la femme Marye; qu’elle l’avait fait avec préméditation; mais que, relativement à l’assassinat de Boyssou et Prévost, elle ne leur paraissait pas convaincue.
En conséquence de cette déclaration, elle fut condamnée à la peine de mort. Manette Bouhourt se pourvut en cassation; mais la cour suprême ayant confirmé l’arrêt, elle subit son supplice.
Lors de ce procès, beaucoup d’avocats et un grand nombre de personnes dans le public ne furent pas de l’avis du jury. On ne concevait pas que l’on eût pu douter de la culpabilité de Manette, après les dépositions de nombreux témoins, après la découverte des effets volés dans la maison de prêt, après l’identité des moyens employés pour la consommation des trois crimes, après la conduite indécemment atroce de l’accusée pendant les débats; car on l’avait vue sourire lorsqu’il était question de l’état des cadavres de ses victimes. Nul doute que cette sirène de bas étage ne se fût servie de l’appât de honteux plaisirs pour attirer Boyssou et Prévost dans ses filets, et n’eût employé la débauche et les liqueurs spiritueuses comme auxiliaires pour l’exécution de ses projets criminels.
ACCUSATION D’ASSASSINAT,
SUITE D’UN MAUVAIS MÉNAGE.
L’accusation la plus fausse a souvent en sa faveur des préjugés qui naissent du hasard ou de la fatalité des circonstances.
Cette belle pensée de M. Delrieu ne devrait jamais cesser d’être présente au cœur de tous ceux qui sont appelés à manier le terrible glaive de la justice. Plus les ministres de la loi seront circonspects, moins ils seront exposés à commettre des erreurs, erreurs presque toujours irréparables; et alors aussi, plus leurs sentences seront vénérables et sacrées. Si nous revenons souvent sur ce sujet, c’est que nous y sommes ramenés par des faits malheureusement trop nombreux qui ne prouvent que trop bien l’importance de nos réflexions.
Jean-Charles Burat-Dubois, notaire à Saint-Gauthier, arrondissement du Blanc, département de l’Indre, avait épousé Anne Bachelier; cette union ne fut pas heureuse, et les deux époux s’empressèrent d’invoquer le divorce, dès qu’il eut été introduit dans notre législation. Burat-Dubois contracta un nouveau mariage; mais il ne tarda pas à le faire dissoudre pour former de nouveaux liens avec sa première femme. Toutefois ce rapprochement ne ramena pas la paix dans le ménage; une discorde permanente régnait entre les deux époux, et, si cette fois ils n’eurent pas recours au divorce, ce ne fut pas faute de motifs et d’occasions. Le mari se plaignait hautement de sa femme, et s’était même adressé, tant au maire de la commune qu’au procureur impérial, pour la faire arrêter. De son côté, la femme disait qu’elle n’était point en sûreté avec son mari, et parlait d’une tentative faite sur sa personne, dans son domicile et pendant la nuit, par deux individus dont l’un était François Patural, journalier fort mal famé dans tout le pays.
Le 28 décembre 1807, à onze heures du soir, la femme Dubois, déjà couchée depuis une heure, entend du bruit à la porte de sa chambre; elle se lève précipitamment, ouvre sa porte, et se trouve saisie violemment par un homme qu’elle reconnaît être François Patural. Une lutte violente s’engage; la dame Dubois terrasse d’abord son adversaire qui, se relevant furieux, la blesse à la gorge et à la figure, lui fait plusieurs morsures aux doigts, la traîne vers la porte de la cuisine, où, l’ayant renversée, il lui foule la poitrine avec ses genoux.
La dame Dubois, extrêmement forte et courageuse, fait de nouveaux efforts pour se dégager, y parvient, et repousse son ennemi dans la cuisine, où elle l’enferme.
Cependant, aux cris de la dame Dubois, les domestiques, les voisins étaient accourus; on veut saisir le malfaiteur; mais on s’aperçoit bientôt qu’il s’est évadé en rompant un des barreaux de fer de la croisée qui donnait dans la cour, et qu’il est sorti par le jardin, en franchissant une balustrade auprès de laquelle on trouve un mauvais mouchoir, un soulier et des linges qui enveloppaient une blessure que le fugitif avait au pied.
Les gendarmes étant arrivés quelques instans après, la dame Dubois leur raconta la scène qui venait de se passer, ajoutant qu’on avait vainement appelé son mari, qui couchait dans son étude; qu’il n’avait pas même répondu. Sur cette observation, les gendarmes allèrent frapper à coups redoublés à la porte de l’étude, appelant le sieur Dubois à plusieurs reprises; mais celui-ci ne répondit que par quelques mots mal articulés, et n’ouvrit point. Il fallut que l’adjoint de la commune se présentât lui-même, et le sommât d’ouvrir. Dubois céda alors, et, sur le reproche qu’on lui adressa de n’avoir pas ouvert plus tôt, on prétendit qu’il avait répondu: Il est bien vrai que j’ai entendu; mais malheureusement on sait que je vis mal avec ma femme, et je craignais de me compromettre.
Le lendemain matin, les gendarmes arrêtèrent François Patural, qui s’était réfugié, à peu de distance, sous la charpente de l’écurie. Burat-Dubois le fils, qui les accompagnait, ayant apostrophé ce misérable, en lui disant: Ah! coquin, on te tient, Patural lui répondit: Tais-toi, ton père est plus coupable que moi: c’est lui qui m’a fait entrer dans la maison.
Traduit devant le juge-de-paix, Patural déclara que, le 28 décembre, il était entré, sur les six heures du soir, chez Burat-Dubois, qui l’avait invité à boire avec lui une bouteille de vin; que celui-ci l’avait introduit ensuite dans un cabinet, pour qu’il ne fût pas vu de sa mère ou de sa femme, pour qu’on ne sût pas qu’ils avaient bu ensemble et qu’il était resté.
On avait vu, le jour même de l’événement, le sieur Dubois causant familièrement avec Patural, et se promenant avec lui dans une chenevière; cette circonstance, combinée avec les propos tenus par Patural, lors de son arrestation, et fortifiée encore par la mésintelligence connue des époux Dubois et par la lenteur qu’avait mise le mari à ouvrir sa porte, détermina le magistrat à faire arrêter Dubois.
Interrogé par le magistrat de sûreté, il avoua qu’il s’était promené avec Patural dans la chenevière, mais qu’il n’avait d’autre but que de lui ordonner quelques travaux. Il affirma qu’il ignorait absolument que cet homme se fût introduit dans sa maison. Patural, interrogé de nouveau, persista à soutenir que c’était Dubois qui l’avait fait placer dans le cabinet voisin de la chambre de sa femme, mais qu’il ne lui avait fait part d’aucun projet criminel; qu’il lui avait dit seulement de n’en sortir que lorsque le moment serait favorable pour n’être point aperçu. Il ajouta qu’il n’avait fait aucune tentative pour ouvrir la porte de la dame Dubois; que c’était elle qui, l’ayant peut-être entendu, s’était imaginé qu’il voulait s’introduire chez elle, et s’était précipitée sur lui, mais qu’il ne lui avait porté aucun coup, et que, si elle avait quelques blessures, elle se les était faites elle-même. Enfin il déclara qu’il était sorti librement par la porte de la cour, et non par la fenêtre de la cuisine: déclaration évidemment fausse et démentie par les linges trouvés et par la rupture d’un des barreaux de fer de la fenêtre de la cuisine.
Mais bientôt la scène changea; Patural, qui jusque là s’était obstiné à dire que Burat-Dubois ne lui avait commandé aucun crime, annonça l’intention de faire des révélations importantes au directeur du jury. Il prétendit que Dubois l’avait expressément chargé d’étrangler sa femme, avec promesse de lui donner, à titre de récompense, une somme de cent écus.
Pendant cette nouvelle déclaration, Patural paraissait être dans un état voisin de l’ivresse. Le magistrat le lui fit observer; mais il persista, en disant qu’il sentait toute l’importance de sa déclaration. Le lendemain, il la réitéra en versant des larmes et en ajoutant qu’ayant dit à Dubois qu’il n’aurait peut-être pas le courage d’exécuter un pareil attentat, celui-ci lui avait donné du vin pour ranimer ses forces.
En conséquence, les deux prévenus furent mis en accusation et traduits devant la cour de justice criminelle du département de l’Indre, qui, par arrêt du 19 juin 1808, condamna Dubois à la peine de mort, et prononça l’acquittement de Patural.
Le sieur Dubois se pourvut en cassation contre son étrange condamnation, et la cour suprême cassa l’arrêt attaqué ainsi que la disposition relative à Patural; de sorte que celui-ci profita de l’acquittement singulier prononcé en sa faveur.
Burat-Dubois fut donc mis seul en jugement devant la cour criminelle de Tours. Là, sa cause prit une nouvelle face; là, il n’eut plus à redouter les préventions de pays, les haines de voisinage. L’avocat, chargé de sa défense, aborda franchement son sujet, et démontra qu’il n’était pas même constant qu’il eut été commis une attaque, à dessein de tuer, sur la personne de la dame Burat-Dubois, dans la nuit du 28 au 29 décembre 1807. Il raconta, preuves en main, ce que Dubois avait fait dans cette même soirée. Il avait reçu à six heures du soir l’huissier Beauduit; à sept, il s’était rendu à son tour chez ce voisin, avec les enfans duquel il avait joué long-temps; ce qui n’annonçait guère les préparatifs d’un meurtre. Avant de se coucher, il était entré dans la chambre de sa femme, avait couvert son feu, selon son habitude, et lui avait adressé un bon soir amical en la quittant.
Le défenseur termina son plaidoyer, en faisant un tableau de la désolation de la famille Dubois, au moment où la condamnation de celui-ci avait été prononcée à Châteauroux. Sa femme était prête à expirer..... Sa fille voulait se précipiter par une croisée..... Son fils fut sur le point de se noyer.
Le 18 décembre 1808, la cour, sur la déclaration unanime du jury qu’il n’était pas constant qu’il y eût eu une attaque à dessein de tuer, proclama l’innocence du sieur Dubois. On voit, par cette décision, que les jurés pensèrent que Patural ne s’était introduit dans la maison que dans l’intention de voler, et c’est en effet la seule opinion raisonnable à laquelle on puisse s’arrêter.
D’où procédait cependant cette terrible accusation articulée par Patural? Uniquement de la mésintelligence qui divisait les deux époux Dubois. Bien plus, sans cette circonstance, Patural n’aurait peut-être pas osé se hasarder à s’introduire la nuit dans cette maison; mais, connaissant la désunion qui y régnait, il bâtit là-dessus sa première déclaration; puis il en vint à imaginer la proposition du meurtre et la récompense promise à l’exécuteur du crime. Certes, une pareille accusation n’aurait pu jamais avoir prise sur des époux bien unis et donnant l’exemple de la concorde; la clameur publique aurait sur-le-champ fait justice de l’imposteur; au lieu que Dubois, tout innocent qu’il était, se vit à deux doigts d’une mort infamante, accusé d’un crime auquel sa conduite privée semblait donner quelque probabilité.
ASSASSINAT
DE LÉONARD GOUJON,
INDICES PUISSANS CONTRE SA FAMILLE,
IMPUNITÉ DU CRIME.
«Quand les preuves sont indépendantes l’une de l’autre, dit Beccaria, c’est-à-dire, quand chaque indice se prouve à part, plus ces indices sont nombreux, plus le délit est probable, parce que la fausseté d’une preuve n’influe en rien sur la certitude des autres.»
On peut faire l’application de ces réflexions judicieuses aux détails du crime dont nous allons rendre compte, pour juger plus sainement de l’issue du procès qu’il fit naître, procès dans lequel la justice rencontra des embarras inextricables.
Léonard Goujon faisait le commerce des vins et des eaux-de-vie dans la commune de Gauriaguet, village des Gueynards, aux environs de Bordeaux. Sa fortune s’élevait à peu près à soixante mille francs; il était très-réglé dans ses affaires, économe et fidèle à ses engagemens; on ne lui connaissait aucune dette; il était estimé et aimé de tous ses voisins.
Sa maison se composait de quatre pièces séparées par une allée. Au milieu de cette allée, et dans un lieu très-obscur, était un caveau où Goujon tenait son vin et les provisions de son ménage. Il y avait un premier étage. Au midi de la maison, et sur l’alignement de la grande route, s’élevaient des bâtimens qui n’appartenaient point à Goujon; à côté de ces bâtimens, un petit chemin conduisait à un lac, au bord duquel se trouvaient un arbre et un buisson éloignés de trois cents pas de la maison de Goujon. Il y avait aussi, du même côté, une ruelle où se trouvait l’écurie de Goujon, attenante au derrière de ses bâtimens. Après cette ruelle, en suivant la grande route vers le nord, on rencontrait deux maisons voisines d’un emplacement sur lequel était un bâtiment destiné à la fabrication des eaux-de-vie, et l’on voyait, au-devant de ce bâtiment, un puits et un monceau de pierres.
Cette statistique des localités était nécessaire pour bien faire saisir aux lecteurs tous les détails de l’accusation.
Le 12 février 1808, à sept heures du matin, un homme du village, passant auprès du lac, vit le cheval de Goujon attaché à un arbre qui y était planté, et son manteau jeté sur un buisson; il en avertit le fils de Favereau, domestique de Goujon, et ils allèrent ensemble détacher le cheval et prendre le manteau. La femme Goujon dit que son mari était parti pour Bordeaux une heure avant le jour. Favereau, qui couchait dans l’écurie avec le fils de Goujon, prétendit qu’en effet son maître était venu seller son cheval, qu’il lui avait donné l’avoine, et qu’il était parti.
Le maire, instruit de l’événement, se transporta sur les lieux, et, persuadé, comme paraissait l’être la famille de Goujon, que ce malheureux, attaqué par des voleurs sur le grand chemin, avait été assassiné, il pensa que son cadavre avait été jeté dans le lac.
On se mit aussitôt à la recherche du corps; mais, pendant ce temps, Favereau vint annoncer qu’il avait vu dans le puits placé au-devant de la brûlerie un chapeau qui surnageait; on s’y rendit sur-le-champ, et l’on y trouva en effet le corps de Goujon. On lui avait attaché autour du corps et sous les aisselles, avec une corde, un sac contenant deux pierres qui pesaient ensemble cent cinquante livres. Le procès-verbal et le rapport des officiers de santé constataient que les parties génitales étaient meurtries, et que le cou présentait de chaque côté des traces d’une compression très-forte qui avait altéré la trachée-artère; ce qui prouvait aux hommes de l’art que Goujon avait été étranglé.
Le maire interrogea les personnes de la famille; elles répondirent toutes que Goujon était parti à cheval une heure avant le jour; qu’il avait mis de l’avoine dans le sac qu’ils reconnurent; que, pendant la nuit, on avait entendu aboyer les chiens du village, et qu’un cheval avait été long-temps arrêté devant la maison. Elles déclarèrent au surplus ne pas connaître la corde trouvée autour du corps de Goujon, et affirmèrent même, sans qu’on le leur demandât, qu’il n’y en avait pas de semblable dans la maison. Elles ne doutaient point qu’il n’eût été assassiné; mais elles ne soupçonnaient personne, et assuraient que Goujon n’avait point d’ennemi.
Les voisins, interpellés, ne purent donner aucun éclaircissement. Dès que M. de Lafourcade, l’un des magistrats de sûreté de Bordeaux, eut reçu le procès-verbal, il se rendit sur les lieux, on exhuma le cadavre, et l’on procéda à une nouvelle vérification. On ne reconnut point alors d’altération aux parties sexuelles; mais il fut attesté qu’il y avait eu strangulation, luxation d’une des vertèbres cervicales; de plus, la mort du défunt avait eu lieu avant que le corps n’eût été précipité dans le puits, car les poumons ne contenaient aucune particule d’eau.
Le magistrat visita la maison tout entière avec le plus grand soin, mais sans rien découvrir qui pût le mettre sur la trace des coupables. Le lendemain de son arrivée, passant à huit heures du matin dans l’allée de la maison, il aperçut la porte du caveau qu’il n’avait pas encore vue. Il se la fit ouvrir, et trouva, sur une pièce de vin, un panier qui contenait des cordes absolument pareilles à celle qui liait le sac et les pierres autour du corps de Goujon. Il crut s’apercevoir que ces deux bouts de corde avaient été séparés par une coupure récente; et, ce qui le confirma dans ce soupçon, c’est que la coupure faite à trois reprises avait laissé des inégalités qui se raccordaient facilement. Deux experts cordiers furent appelés; ils déclarèrent que la matière, l’ouvrage, la forme de la corde étaient les mêmes, et que les deux bouts inégalement coupés n’avaient composé récemment qu’une seule corde.
Jusque là les soupçons n’avaient point atteint la famille de Goujon; mais la découverte de cette corde coupée, la déclaration des cordiers experts, commencèrent à la rendre suspecte. Le soir, à cinq heures, pendant que le magistrat interrogeait la veuve et Favereau, son domestique, Bonnecaze, frère de la femme Goujon, se présenta à lui, et lui déclara qu’après la mort de son beau-frère, ayant demandé à sa sœur de voir son livre de raison, il y avait trouvé quatre pages d’écriture, annonçant que Goujon, effrayé d’une demande en dommages et intérêts dont il était menacé, s’était déterminé à se donner la mort en se noyant. Bonnecaze ajouta que, pour que la honte d’un suicide ne pesât pas sur la famille, sa sœur et lui avaient cru qu’il convenait d’arracher ces deux feuillets, qu’il les avait gardés et qu’il les lui représentait.
Ces deux feuillets faisaient mention d’un incendie qui, neuf mois auparavant, avait consumé une grange et une écurie appartenant à deux des voisins de Goujon. Il y était question des soupçons qui s’étaient élevés à cette époque contre quelques particuliers que l’on ne nommait pas. Ce récit paraissait écrit de la main de Goujon; mais, à la fin de la troisième page, on était frappé de la différence de l’écriture, et c’est là seulement qu’étaient manifestées les craintes de Goujon et sa volonté de se détruire. Les vingt-et-une dernières lignes, divisées en trois articles, portaient, à la fin de chacune, la date du 12 février et la signature Goujon. La différence des caractères se faisait remarquer plus particulièrement à ces signatures et à ces dates.
Sur ces indices, le magistrat de sûreté ordonna l’arrestation de la veuve Goujon, de Bonnecaze et du domestique Favereau.
La veuve Goujon était d’un caractère froid et sombre: nulle sensibilité ne se manifestait sur les traits de son visage. Du reste, personne ne déposait contre ses mœurs, et l’intérieur de son ménage avait toujours paru paisible.
Il n’en était pas de même de Bonnecaze, son frère; sa moralité était fort suspecte; depuis quelques années, il avait fait une faillite considérable, n’avait payé qu’une très-faible partie du dividende promis, et avait retenu tous ses biens. Ce n’était jamais qu’avec lui que Goujon avait des discussions; il l’avait même assigné en nouveau partage des biens de sa femme. Cette contestation avait été soumise à l’arbitrage. Cependant les deux beaux-frères ne se voyaient pas depuis quatre années.
Quant au domestique Favereau, il avait été soupçonné autrefois de plusieurs vols de peu d’importance; mais rien n’annonçait qu’il eût manqué de fidélité à l’égard de son maître, qui, dit-on, l’aimait beaucoup.
La découverte de la corde dans un lieu secret de la maison, et la production soudaine de ce testament de mort dont on n’avait pas encore parlé, qui offrait plusieurs apparences de fausseté, et que l’on pouvait croire fabriqué après coup pour se procurer un moyen de justification, déterminèrent le magistrat à ordonner l’arrestation de ces trois personnes.
La procédure s’instruisit devant le directeur du jury. Le procureur-général considéra que le sort des accusés pouvait dépendre de la fausseté ou de la sincérité de cette espèce de testament. S’il était vrai, l’accusation tombait d’elle-même; s’il était faux, les prévenus avaient eu seuls intérêt à le fabriquer; et alors quelle présomption terrible contre eux! Il porta, devant la cour spéciale, une accusation de faux contre la veuve Goujon et Bonnecaze. Une nouvelle instruction produisit de nouveaux indices, et les écrivains experts, qui furent appelés, confirmèrent les soupçons résultans du seul examen de la pièce. La cour spéciale, statuant sur sa compétence, déclara qu’il y avait prévention de faux, mais que les prévenus n’ayant fait usage de cette pièce que pour se préserver de l’accusation d’assassinat, il n’y avait pas intention de nuire à autrui, et que, par conséquent, ils ne devaient pas être mis en jugement. Cet arrêt fut confirmé par la cour suprême.
Cependant on faisait des recherches, dans l’arrondissement de Blaye, sur l’auteur du faux et sur les complices de l’assassinat.
Un nommé Martin, dont le domicile était très-voisin de Gauriaguet, est appelé devant M. Dufourc, substitut de procureur-général. Il est interrogé d’abord sur quelques vols dont il était soupçonné; le magistrat lui parle ensuite de l’assassinat de Goujon; cet homme se trouble; on le presse de questions; Martin tombe dans quelques contradictions; enfin déconcerté, il fait le récit dont voici l’analyse.
«Je connais, dit-il, Bonnecaze depuis long-temps. Le 7 ou le 8 de février, je le rencontrai sur la grande route: après quelques instans de conversation, il me proposa de l’aider à faire un coup. Je lui demandai de s’expliquer; il me dit qu’il s’agissait de tuer Goujon, son beau-frère. Ah! bon Dieu, lui répondis-je, ce serait dommage, Goujon est un si bon homme! Il insista, me promit de l’argent; je suis si pauvre! Je succombai. Il me donna rendez-vous pour onze heures du soir, le 12 février, sur une prairie voisine de la maison de Goujon. Je m’y rendis, j’y trouvai Bonnecaze et Favereau. Il faisait un temps affreux: nous nous mîmes un instant à l’abri sous un appentis de la maison de Goujon; Bonnecaze heurte doucement à la porte; elle fut ouverte, je ne sais par qui. Nous entrâmes dans la chambre où Goujon dormait dans son lit; la femme Goujon alluma une chandelle, on ne fit aucun bruit, on ne dit pas une seule parole. La femme Goujon et Favereau se placèrent dans la ruelle, Bonnecaze passa du côté opposé. Au même instant, Goujon fut saisi à la gorge et aux parties sexuelles par Bonnecaze, qui, couché sur lui, contenait son bras gauche avec le genou; la femme Goujon et Favereau lui tenaient le bras droit, et moi, je le tenais par les pieds, faiblement et peu de chose. Il ne proféra que ces mots: Ah! mon Dieu, je suis perdu! à l’aide! Dans cinq ou six minutes, il fut étouffé.
«Dès qu’il fut mort, sa femme, son beau-frère et son domestique l’habillèrent sur son lit. Ensuite ils l’attirèrent vers le pied, l’assirent à terre, lui mirent ses bas et ses bottes, et nous le portâmes auprès du puits de la brûlerie. On avait porté un sac et une corde; deux grosses pierres furent mises dans le sac; j’en apportai une, on attacha le sac autour du corps, la corde nouée sur la poitrine, et on le précipita dans le puits.
«Dès que tout cela fut fait, je me retirai dans mon domicile; mais, en passant devant la maison de Goujon, Bonnecaze me donna cinq à six livres de pain, et je vis Favereau qui sortait de l’écurie, menant avec lui le cheval de Goujon; j’ignore dans quel lieu il le conduisait.
«Depuis, et cinq ou six jours après l’assassinat, Bonnecaze m’a donné vingt-quatre livres.»
Cet affreux récit concordait parfaitement avec les faits déjà connus; cependant le magistrat de sûreté de Blaye, désirant s’assurer de la véracité de Martin, avant de prendre aucune mesure contre lui, le renvoya libre, et se transporta le lendemain chez lui, pour interroger sa femme et ses enfans. Tous lui dirent que Martin avait passé la nuit du 11 février hors de sa maison, et qu’il était rentré extrêmement mouillé une ou deux heures avant le jour. Deux jours après, Martin répéta le récit qu’il avait déjà fait, en présence du maire de sa commune, du magistrat de sûreté, de deux ecclésiastiques respectables et d’une autre personne.
Arrêté bientôt après, Martin fut conduit devant le directeur du jury de Blaye, où il raconta les mêmes faits et de la même manière. Renvoyé devant le magistrat de sûreté de Bordeaux, il persista dans ses déclarations; il y persista encore, sans la moindre variation, devant le directeur du jury de Bordeaux.
Lors de sa confrontation avec les accusés, ceux-ci déclarèrent qu’ils ne le connaissaient pas. Alors Martin rappela un grand nombre de circonstances qui établissaient des liaisons anciennes et récentes; il raconta les horribles particularités de l’assassinat, en présence de chaque prévenu, et leur soutint, malgré leurs dénégations, la vérité de ses assertions.
La procédure était terminée, lorsque Martin tomba dangereusement malade et fut transféré à l’hôpital. Il était à l’extrémité, quand le jury d’accusation rendit sa déclaration affirmative. Le président de la cour de justice criminelle se transporta près du malade pour lui demander s’il persistait dans ses premières déclarations. Martin lui répondit qu’il y persistait.
Le débat public s’ouvrit le 16 novembre. Les nombreux témoins entendus, ne déposèrent que sur les faits accessoires; au grand étonnement des magistrats et du public, deux des écrivains experts revinrent sur leur premier rapport qu’ils avaient eu pourtant le temps de peser mûrement, et affirmèrent que les dates et les signatures étaient bien de l’écriture de Goujon. Martin interrogé de nouveau dans la première séance, confirma toutes ses réponses. Les trois autres accusés confondus ne montrèrent aucune émotion: A peine opposèrent-ils à ses assertions un désaveu sans énergie.
Mais bientôt se produit un incident inattendu qui plonge les juges dans la plus pénible perplexité. A la troisième séance, Martin vient déclarer que toutes ses révélations antérieures sont autant d’impostures; qu’il n’avait rien fait, rien vu, rien appris; que le magistrat de sûreté de Blaye l’avait trompé par des menaces et des promesses; qu’il lui avait donné dix-huit sous pour l’engager à trahir la vérité.
L’étrange rétractation de ce misérable remettait tout en question. On ne négligea aucun moyen pour découvrir la vérité; mais on ne put rien obtenir de Martin.
A la séance suivante, le procureur-général discuta et soutint l’accusation avec énergie et lucidité; il taxa de pusillanimité la rétractation des écrivains experts; il établit que la première déclaration de Martin était un récit sincère, démontra que le suicide n’était ni probable ni possible, et releva les indices et les présomptions puissantes qui, indépendamment des déclarations de Martin, devaient suffire pour opérer la conviction des juges.
Après les plaidoiries des défenseurs, le jury de jugement délibéra pendant quatre heures, et déclara à l’unanimité, le 19 novembre 1808, qu’il n’était pas constant que Léonard Goujon eût été étranglé dans sa maison, et, par suite de cette déclaration, les accusés furent acquittés.
FRATRICIDE.
Le 15 mai 1808, Barbe Guilhelme, servante à Chaumont, étant venue voir son amie Élisabeth Olivier, domestique chez Jean-Baptiste Sollier, propriétaire de la même commune, toutes deux causaient paisiblement, lorsque l’une d’elles, saisie d’effroi fit remarquer à sa compagne qu’il découlait du sang du plancher de la grange; elles y montèrent aussitôt avec inquiétude: et à peine eurent elles retiré sept à huit bottes de paille, qu’un bras ensanglanté s’offrit à leurs regards.
A cette vue, la frayeur s’empare d’elles, et les empêche de pousser plus loin leurs recherches. Barbe Guilhelme va en toute hâte informer de cet événement sa maîtresse, qui, à son tour, en fait avertir le maire à l’instant même. Sur cet avis, ce magistrat se rend aussitôt sur les lieux; il découvre le cadavre, et le reconnaît pour celui de François Sollier, fils du maître de la maison. Il le fait garder pendant la nuit; et sur son invitation, le juge de paix de Suze vint le lendemain matin, pour constater le fait.
Le cadavre nu était enfoncé dans la paille. On remarqua à la tête trois grandes blessures qui, d’après l’avis des gens de l’art, étaient le résultat de coups de pierre et de bâton. On s’aperçut aussi que les extrémités des doigts de la main droite étaient ensanglantées; ce qui donna lieu de penser que François Sollier, en se sentant frapper, avait porté la main à sa figure.
Quels pouvaient être les auteurs de ce meurtre? Rien encore, dans ce premier moment, ne pouvait servir à diriger les soupçons. Les personnes de la maison cherchaient à insinuer que ce crime avait été commis par quelque rival, en amour, de François Sollier. On fit même remarquer au juge de paix qu’il était facile de s’introduire du dehors dans la grange par le moyen d’une treille dont les bois paraissaient, en effet, avoir été forcés; mais, bientôt après, des indices frappans réduisirent la justice à la triste nécessité de chercher les coupables parmi les plus proches parens de la victime.
La famille Sollier ne jouissait pas d’une bonne réputation; elle s’était rendue redoutable à tous ses voisins. On savait que la discorde y était permanente. Il s’y élevait fréquemment de violentes contestations d’intérêt; chacun des enfans paraissait craindre que son père ne favorisât les autres à ses dépens; et dans une dispute qui avait éclaté le soir du vendredi 13 mai, François, sans respect pour l’auteur de ses jours, sans égard pour ses cheveux blancs, l’avait jeté à la renverse en gesticulant.
On savait aussi que Joseph-Thomas, l’un des fils du sieur Sollier, était extrêmement irascible et brutal; que, cinq ou six ans auparavant, il avait lancé à la tête de Pierre Bacon, dont il n’avait pu empêcher le mariage avec une de ses sœurs, une pierre du poids de douze livres; que, quelque temps après, il avait tiré un coup de fusil chargé à plomb sur la femme de son frère Jean-Baptiste, sans avoir autre chose à lui reprocher que de s’être permis de cueillir un peu d’herbe dans le jardin de la maison paternelle; enfin, on disait qu’il en voulait à François, parce que la liaison scandaleuse de celui-ci avec une femme de mauvaises mœurs avait été un obstacle au mariage qu’il avait eu, lui, le projet de conclure avec la fille d’un sieur Joannes.
Quant à Marguerite Sollier, outre qu’on la regardait comme le principal moteur de toutes les dissensions qui troublaient sa famille, on avait découvert qu’elle avait fortement réprimandé la servante pour avoir révélé les traces du sang.
Jusque là les soupçons ne planaient que sur le frère et la sœur; mais bientôt ils s’étendirent jusque sur le père. On avait apprit qu’averti par la servante de la découverte du sang répandu, il s’était contenté de répondre avec calme: Tantôt que c’était du vin, tantôt que c’était le sang de quelque gros rat ou d’une poule. Lorsque le maire s’était présenté, il s’était laissé appeler à plusieurs reprises, affectant de dormir sur son lit. Enfin, lorsque le meurtre de son fils avait été constaté, il s’était montré insensible, et n’avait versé quelques larmes, que lorsque le maire lui avait refusé de laisser inhumer le corps, sans avertir le juge de paix.
En conséquence de ces indices, le frère, la sœur et le père furent arrêtés. On fit ensuite les recherches les plus exactes dans la maison; et l’on découvrit, caché soigneusement sous l’escalier, dans la cuisine, le manche d’une hache, couvert de sang; on trouva aussi au même endroit un habit court couleur café, que François portait habituellement; à l’épaule droite de cet habit, on remarqua une touffe de cheveux châtains avec du sang et un seul cheveu gris. Cet habit et ce manche de hache, cachés ainsi dans l’intérieur de la maison, ne permettaient pas de soupçonner des étrangers: ils concentraient, de plus en plus, les présomptions du crime sur les trois personnes déjà en état de prévention.
Dans l’interrogatoire qu’on lui fit subir, Sollier père déclara que son fils François, le soir du 14, c’est-à-dire la veille de la découverte de son cadavre, ayant dit qu’il voulait aller le lendemain à Suze, pour y recevoir le prix d’une livraison de plâtre, il avait cru, ne le voyant pas le dimanche, qu’il avait fait effectivement ce voyage. Du reste, il s’obstina à tout nier, jusqu’aux instances qu’il avait faites au maire pour obtenir la permission de faire inhumer le cadavre, sans avertir le juge de paix de cet événement.
La fille Sollier, interrogée à son tour, se plaignit beaucoup des mauvais traitemens que son frère François lui faisait subir. Elle soutint qu’elle n’avait presque point paru à la maison dans la journée du dimanche, et qu’elle n’y était rentrée qu’après la découverte du cadavre de son frère. Elle ajouta qu’elle n’avait fait à la servante d’autre reproche que de n’avoir pas prévenu son père plutôt que des étrangers.
Joseph-Thomas se retrancha dans une dénégation absolue, lors de ses premières réponses, et prétendit même qu’il n’y avait point de hache à la maison; mais, dans un autre interrogatoire, il avoua que, le samedi, à minuit, revenant de chez le sieur Joannes, son frère François, caché derrière un mur près de l’écurie, lui avait jeté à la poitrine une énorme pierre, et l’avait traîné ensuite par les cheveux, en lui disant qu’à titre de son aîné, il voulait se marier avant lui; que, malgré cette attaque violente et inattendue, il avait trouvé le moyen de se sauver dans la grange; que, son frère l’y ayant poursuivi et frappé de nouveau, il s’était défendu avec une pierre, et l’avait tué sur la paille. Il affirma d’ailleurs que son père n’en savait rien.
Dans une seconde séance, pressé sans doute par ses remords, il fit l’horrible aveu qu’il avait attendu que son frère fût endormi pour l’assassiner, et qu’il était allé cacher de suite son habit!
Pendant la procédure, Sollier père mourut dans la prison. Alors le fils, rétractant ses premiers aveux, signala ce vieillard comme l’auteur de l’homicide; selon lui, son père, attiré par ses cris, au moment où François l’avait attaqué, était venu à son secours; tous deux ils avaient pris son frère aux cheveux, et l’avaient entraîné dans la maison. Là, François avait eu une nouvelle altercation avec leur père, qu’il accusait d’avoir fait des dispositions contraires à ses intérêts, et lui avait lancé dans le bas-ventre un coup de pied, qui était la cause de sa mort. Joseph-Thomas affirmait qu’il avait fait tous ses efforts pour les calmer; que, lorsque François se fut retiré, son père lui avait confié qu’il voulait le tuer, mais qu’il attendrait pour cela qu’il fût endormi. Ne pouvant pas croire que cette menace fût sérieuse, il était allé se coucher dans l’écurie de la mule, d’où ayant entendu, quelque temps après, son père crier au secours, il s’était empressé d’accourir à la grange, et l’avait vu aux prises avec son frère. Mais ni sa présence, ni ses conseils, ni ses efforts, n’avaient pu empêcher son père de frapper François sur la tête, à grands coups de bâton, jusqu’à ce qu’il l’eût tué.
Joseph-Thomas terminait cette version nouvelle, en disant que, depuis leur arrestation, son père avait exigé de lui qu’il s’avouât l’auteur du meurtre, en lui faisant entendre que, par ce moyen, ils pourraient se tirer d’affaire l’un et l’autre.
Ce plan de défense ne pouvait en imposer à la justice. Était-il possible qu’un vieillard seul, et à la suite d’une longue lutte, eût pu parvenir à se défaire de son fils, nécessairement plus vigoureux que lui? Il faudrait, pour se prêter à une telle idée, supposer, dans ce fils, un grand fonds de vénération pour son père, et l’on ne sait que trop qu’il n’en était rien.
Au reste, l’instruction avait fourni la preuve que l’accusé, dans la soirée du dimanche, après la découverte du cadavre, s’était présenté chez la fille Joannes, dont il recherchait la main, et, la tirant à l’écart, parce qu’elle était en société, l’avait priée de déclarer, lorsque le juge de paix arriverait, qu’il ne l’avait pas quittée pendant toute la nuit du 14 au 15.
La cour de Turin, par arrêt du 9 septembre 1808, déclara Joseph-Thomas Sollier convaincu du meurtre de son frère, et le condamna à la peine de mort. Marguerite Sollier, sa sœur, contre laquelle il ne s’était élevé, dans les débats, aucune preuve de la complicité dont on l’avait soupçonnée, fut acquittée.
Si le père de cette malheureuse fille était innocent du meurtre de son fils, combien n’était-il pas coupable d’avoir élevé ses enfans avec tant de négligence! Nul doute que toutes les horribles catastrophes, dont on vient de voir les détails, ne fussent les fruits amers d’une mauvaise éducation. L’inimitié qui divisait les frères et les sœurs, le mépris qu’ils témoignaient à leur père, les mauvais traitemens dont ils osaient l’accabler, la terreur qu’ils inspiraient à leurs voisins, tout cela était l’œuvre d’une faiblesse, d’une insouciance sans excuse, et devait être couronné par le meurtre d’un frère et par un échafaud, sanglant!
On remarquera sans doute que Turin n’est plus France aujourd’hui, et que nous sortons du cercle que nous nous sommes tracé; mais, à l’époque où ce fratricide fut commis, le Piémont faisait encore partie de notre territoire; c’est ce qui nous a donné lieu d’admettre la tragédie de la famille Sollier dans notre recueil. Les amis de notre gloire contemporaine se souviendront volontiers, tout en leur donnant peut-être un regret, des anciennes limites de l’empire français.
SUICIDE D’UNE FEMME,
DEVENU LA CAUSE D’UNE ACCUSATION
D’ASSASSINAT CONTRE SON MARI.
Claude Vuillaume, né à Crésille, arrondissement de Toul, servait comme garçon de labourage, à Bulligny, village voisin de son lieu natal. Son maître, satisfait de ses services, le maria avec Madeleine Poirot, veuve de Maurice Dally, qui jouissait, soit comme tutrice, soit à titre de douaire, de biens que l’on pouvait évaluer à quinze ou vingt mille francs. Sous le rapport de la fortune, ce mariage était fort avantageux pour Vuillaume, qui ne possédait rien; mais la grande disproportion d’âge qui se trouvait entre les deux époux devait inévitablement établir bientôt une guerre permanente dans leur ménage. Madeleine Poirot avait plus de quarante ans, et deux enfans de son premier mari. Claude Vuillaume n’était âgé que de vingt-deux ans.
Les premiers momens de leur union furent assez paisibles, et la naissance d’un enfant fut le fruit de cet accord; mais ce calme intérieur ne tarda pas à faire place aux discordes domestiques. Vuillaume était naturellement franc, libre, ouvert, enclin à la gaîté; Madeleine Poirot, au contraire, avait un caractère sombre, rêveur et mélancolique, que la légèreté de son jeune époux n’eut pas de peine à faire tourner à la jalousie. Cette malheureuse maladie n’était pas toujours, chez Madeleine Poirot, le résultat d’idées chimériques et ombrageuses; la conduite volage de Vuillaume ne lui prouvait que trop bien que ses soupçons ne la trompaient point: de là les explications, les reproches, les querelles, les débats animés; de là aussi les plaintes continuelles de Madeleine Poirot, aigries par l’amertume, exagérées par le ressentiment, et devenues, par la suite, en passant par les bouches envenimées des commères du village, un puissant auxiliaire pour les persécuteurs acharnés de Vuillaume.
Quatre années s’écoulèrent ainsi, et la funeste passion dont Madeleine Poirot était obsédée, n’avait fait que s’aggraver par la réflexion et par le temps. Chaque jour, de nouveaux reproches amenaient des contestations nouvelles. Pour sortir enfin de cette situation violente, Madeleine Poirot manifesta l’intention de solliciter une séparation de corps; mais Vuillaume, qui répugnait à aller discuter devant les tribunaux les griefs de sa femme, combattait cette résolution de toutes ses forces et déclarait sa préférence pour le divorce, dont l’idée seule était capable de retenir pour jamais sa femme dans les liens du mariage.
Claude Vuillaume venait d’être condamné à trois jours de prison, par jugement du tribunal correctionnel de Toul, le 31 janvier, pour quelques voies de fait dont il s’était rendu coupable; mais l’exécution du jugement était restée suspendue pendant les dix jours que la loi accorde au condamné pour interjeter appel. Le délai expirait le 10 février 1809, et le lendemain Vuillaume devait se constituer prisonnier, sous peine d’être conduit en prison par la force armée.
En conséquence, le 10 février, vers le soir, Vuillaume sortit de Bulligny; il se rendit à Crésille, qui n’en est qu’à une petite distance, passa la nuit chez sa mère, et le lendemain, accompagné d’un habitant du lieu, il se rendit à Toul, où il arriva à dix heures du matin. Lui et son compagnon de voyage s’arrêtèrent chez Martin, guichetier de la prison, occupant une maison en face de la porte d’entrée, et tenant aussi une petite auberge. Claude Vuillaume portait sur son bras une roulière, dont il se débarrassa en entrant chez Martin.
Après avoir dîné dans cette maison, Vuillaume fit ses dispositions pour entrer en prison dès le soir même. D’abord, il alla s’annoncer au concierge, prit avec lui le sieur Gaudeaux, écrivain de la prison, et, conduit par ce dernier, se présenta successivement à l’huissier Duval, chargé de l’exécution du jugement qui l’avait condamné, et au receveur de l’enregistrement, entre les mains de qui il acquitta le montant des frais auxquels il était condamné. Dans la même soirée, il visita encore l’avoué qui l’avait défendu en police correctionnelle. Après avoir terminé toutes ces courses, il rentra chez Martin avec le sieur Gaudeaux pour s’y rafraîchir. Là, l’huissier Duval vint lui donner avis qu’il avait prévenu le concierge, et qu’il serait reçu en prison aussitôt qu’il s’y présenterait. Bientôt le concierge lui-même arriva, prit place à la table, et accepta un verre de vin qu’on lui offrait; et le même soir, 11 février, à sept heures, Claude Vuillaume entra en prison, suivi du sieur Gaudeaux, de Martin et du concierge. A huit heures, quelques prisonniers se réunirent pour souper; Vuillaume fut du nombre des convives. Après le souper, on proposa de jouer aux cartes, et Vuillaume fut aussi de la partie. Une contestation s’éleva parmi les joueurs; le concierge fit cesser le jeu, et ordonna aux prisonniers de se retirer. Alors Claude Vuillaume fut enfermé, lui sixième, dans une chambre dite la pistole, tenant immédiatement à une autre pièce qui faisait partie du logement du concierge et de sa femme.
Dans cette chambre de la pistole, il y avait trois lits; l’un fut occupé par Claude Vuillaume et par Jean-Baptiste Boileau, de Barsey-la-Côte; l’autre par Jean-Baptiste Masson, de Bicqueley et par Charles Gris; le dernier par Gérard Jacquot et Charles Maignet. Vuillaume ne dormit pas d’un sommeil paisible; il souffrait beaucoup d’une douleur dans les reins. Au milieu de la nuit, il éleva la voix pour demander quelle heure il était; quelqu’un répondit à cette question. Il crut reconnaître la voix de Charles Gris, qui couchait dans la même chambre. Vuillaume se leva avant le jour, se promena pour se distraire, et vers six heures, pressé de sortir, il frappa à la porte, en demandant qu’elle lui fût ouverte. Ce fut à ce moment qu’il quitta la chambre dans laquelle il avait passé la nuit.
Nous rapportons avec minutie toutes les actions de Vuillaume avant et pendant son séjour en prison; nous relevons les moindres circonstances, nous énonçons les noms de toutes les personnes qui se sont trouvées avec lui à cette même époque; mais ces détails, indifférens ou fastidieux partout ailleurs, ici sont essentiellement liés au récit; et l’on verra combien ils étaient importans pour amener, après bien des obstacles, l’heureux dénoûment de cette intéressante affaire.
Revenons à Bulligny que Claude Vuillaume avait quitté depuis le 10 février.
Le 11, Madeleine Poirot se rendit, suivant l’usage des femmes de la campagne, à la veillée qui se tenait dans une maison contiguë à la sienne. La veillée finit à onze heures; chacun alors se retira, et Madeleine Poirot rentra chez elle avec sa fille.
Le lendemain, l’alarme se répandit en un instant dans le village: on ne savait ce qu’était devenue Madeleine Poirot. Sa jeune fille, Barbe Dally, déclara qu’elle s’était mise au lit, qu’elle avait demandé ensuite à sa mère si elle allait l’y suivre, et que celle-ci avait répondu: «Tout-à-l’heure.» Aucun bruit ne vint troubler le sommeil de Barbe Dally; mais, à son réveil, ne voyant pas sa mère à ses côtés, elle voulut sortir pour la chercher au-dehors. Elle trouva, dit-elle, la porte du devant de la maison fermée comme elle l’avait été la veille, la clé placée sur la barre.
On fit des recherches dans le voisinage; on aperçut une coëffe qui surnageait dans le puits de la maison voisine; et sur cet indice trop certain, on en retira le corps inanimé de Madeleine Poirot. Elle portait une blessure à la gorge: elle était revêtue de ses habillemens, et l’on vit retomber les sabots chargés d’eau qu’elle avait encore à ses pieds.
Des cris confus annoncèrent à Bulligny ce tragique événement. On s’interrogeait sur la cause de cette mort. Les uns criaient au suicide; les autres, à l’assassinat. Cette dernière opinion l’emporta. On ignorait que Claude Vuillaume fût retenu dans une prison; ses dissentions domestiques étaient connues de tout le monde; il n’en fallut pas davantage pour qu’on le désignât comme le coupable.
Le maire de Bulligny avertit le magistrat de sûreté de l’arrondissement de Toul. Il termina sa missive par ces expressions remarquables: «J’espère que vous voudrez bien faire faire les poursuites contre ledit Vuillaume, car le crime ne peut être imputé à sa femme, vu le coup qu’elle a reçu.»
Le jour suivant, le magistrat de sûreté se trouva sur les lieux, accompagné du sieur Leclerc, docteur en médecine.
Le cadavre avait une tuméfaction considérable à la face; à la partie antérieure du cou, une incision transversale de deux pouces d’étendue, sur deux lignes de profondeur, provenant d’un instrument tranchant. Du reste, le médecin reconnut que cette incision n’intéressait que les tégumens du cou; que le larynx et la trachée-artère avaient été respectés, et que toutes les autres parties du corps étaient dans un état sain. La mort n’avait été occasionnée que par l’asphyxie, suite inévitable de l’immersion de cette femme dans le puits où elle avait été trouvée.
Lors de la visite que l’on fit dans toute la maison, on trouva un grand couteau appelé taille-pain, offrant sur l’un des deux côtés de la lame deux petites taches de sang, l’une à deux pouces environ de la pointe, l’autre près du taillant. On remarqua dans la grange un petit tas de paille d’avoine; plusieurs pailles étant ensanglantées, on remua le tout, et l’on trouva dessous de l’avoine non vannée, sous laquelle on découvrit, en différens endroits, des places d’environ sept pouces de diamètre, couvertes de sang frais et non encore coagulé.
Cependant la nouvelle de la mort tragique de Madeleine Poirot avait pénétré, dès le 12 février, dans les prisons de Toul. Claude Vuillaume, en l’apprenant, avait fait éclater tous les transports de la douleur la plus vraie. Pour le consoler, on lui fit observer qu’il devait s’estimer heureux d’avoir été en prison au moment de cette catastrophe, et que s’il eût été libre, on n’aurait pas manqué de lui imputer la mort de sa femme. Vuillaume fit à peine attention à cette réflexion pleine de sens.
On lui permit de se rendre sur-le-champ à Bulligny. Il sortit de la prison vers deux heures, et se mit en route, après avoir repris la roulière qu’il avait laissée la veille dans la maison de Martin.
Arrivé à Crésille, lieu de sa naissance, on l’entoure, on lui parle avec intérêt; on lui apprend que déjà l’opinion publique est soulevée contre lui, et que tout Bulligny le désigne hautement comme le meurtrier de sa femme. Accablé de ce coup imprévu, il n’a plus le courage de poursuivre sa route; et les sollicitations de sa famille le déterminent à passer la nuit à Crésille. Le lendemain cependant, il se rend à Bulligny, accompagné de deux de ses parens. Il se présente à la porte de sa maison; il en est repoussé par la garde qui y est établie. A peine est-il retiré dans la maison d’un de ses voisins, qu’un gendarme paraît, porteur d’un mandat d’amener décerné contre lui. Vuillaume obéit sans murmurer; c’est alors qu’il est traîné au milieu d’une foule curieusement stupide, avec tout l’appareil de la justice, pour être mis en présence du cadavre de Madeleine Poirot.
Il subit ensuite son premier interrogatoire, sa réponse fut décisive; il avait passé la nuit du 11 au 12 février dans les prisons de Toul; il y était entré à sept heures du soir, et n’en était sorti que le lendemain à sept heures après-midi, comment pouvait-il être soupçonné du crime dont on cherchait l’auteur? Le magistrat de sûreté, d’après cette réponse, devait, aux termes de la loi, mettre sur-le-champ le prévenu en liberté, ou bien il devait approfondir la vérité de cette assertion. Jamais alibi n’avait été plus circonstancié et plus facile à vérifier. Vingt témoins pouvaient à l’instant même déposer du fait, et toutes leurs déclarations auraient été à la décharge du prévenu. Mais il semblait que l’on s’occupât moins de s’enquérir du crime que de trouver un coupable.
L’instruction s’ouvrit. Le directeur du jury se transporta à Bulligny, et reçut les dépositions de dix-neuf témoins qui ne firent que rapporter les plaintes que Madeleine Poirot avait faites sur les procédés de son mari. Les informations se continuèrent pendant le cours des mois de février, mars et avril. Plus de soixante-dix témoins furent entendus. On recueillit des bruits vagues, de misérables ouï-dire. Beaucoup de gens désignaient par leurs noms des gens qui avaient rencontré Vuillaume dans la nuit du 11 au 12 février, entre Toul et Bulligny. On en citait d’autres qui l’avaient vu à Bulligny même. On allait même jusqu’à dire qu’on avait aperçu de la lumière dans sa grange; mais tous ces récits mensongers tombaient d’eux-mêmes dès qu’on essayait de remonter à leur source.
Parmi ces nombreux témoins, il en est deux qu’il faut distinguer: Jean-Baptiste Boileau, qui avait partagé le lit de Vuillaume pendant la nuit du 11 au 12, et Jean-Baptiste Masson, qui avait couché, comme eux, dans la chambre de la pistole.
Croira-t-on que ces deux hommes qui avaient partagé la prison de Vuillaume, aient pu devenir ses deux plus terribles accusateurs? Dans les premiers momens, Boileau avait publié hautement l’innocence de Claude Vuillaume; mais plus tard, appelé à déposer, il dit que Vuillaume était sorti de la pistole pendant la nuit. Selon Masson, qui allait encore bien plus loin, Vuillaume ne s’était pas couché, ce qui était contredit par la déposition de Boileau; il l’avait vu sortir entre dix et onze heures; quelqu’un était venu lui ouvrir la porte fermée en dehors, et Claude Vuillaume n’était rentré qu’à six heures du matin.
On sait que cinq personnes avaient occupé, en même temps que l’accusé, la chambre de la pistole. Comment se faisait-il que l’on jugeât à propos de n’en entendre que deux?
Les débats ont fourni la preuve que Boileau et Masson avaient été vivement sollicités par un ennemi de Vuillaume, de faire des déclarations qui pussent le perdre. On reçut aussi les déclarations de trois prisonniers qui disaient avoir entendu ouvrir, le 12 février, vers quatre heures du matin, la grande porte qui ferme la prison sur la rue, en avant de la porte d’entrée. Par la réunion de ces prétendues preuves, on jugea que l’instruction était complète, et l’accusation fut admise le 10 mai.
Cependant Claude Vuillaume, languissant au fond d’un cachot froid et malsain, fut attaqué d’une maladie violente qui mit ses jours en danger. Il était dans les accès de cette maladie et en proie au délire de la fièvre, lorsqu’il fut appelé pour subir son quatrième interrogatoire. On le porta, à force de bras, dans la salle d’instruction; mais il lui fut impossible de répondre aux questions qui lui furent adressées. On prétendit, à cause du délire qui lui dictait ses paroles, qu’il feignait d’être en démence. Cependant, comme le dit le zélé défenseur de Vuillaume, qu’était-il besoin de feindre? Toute la défense de Vuillaume ne se réduisait-elle pas à ces mots: «J’étais en prison.»
Le 16 juillet, les débats s’ouvrirent devant la cour de justice criminelle de Nancy, et se continuèrent pendant trois jours entiers. Vuillaume soutint cette cruelle épreuve avec toute la fermeté qui convient à l’innocence. De leur côté, ses ennemis ne négligèrent rien pour assurer leur triomphe. A leur tête se faisait remarquer le nommé Habémont, adjoint au maire de Bulligny, lâche instigateur des lâches témoins Boileau et Masson. Soixante-quatre témoins à charge furent entendus. Les jurés, ignorant la haine qui poursuivait sourdement l’accusé, entraînés par tant de témoignages, déclarèrent Vuillaume coupable; c’était le condamner à mort. Le malheureux, après avoir entendu la fatale sentence, fut replongé dans son cachot, qui ne devait peut-être se rouvrir pour lui que le jour de son supplice.
Ce jugement présentait quelque chose de monstrueux. Certes, nous ne voulons point entacher la conscience des jurés qui l’avaient fait prononcer, encore moins faire le procès à la grande et généreuse institution du jury; mais encore est-il pour le moins fort étrange qu’un homme ait été condamné à mort sur les dépositions de témoins qui, ayant varié, ne méritaient aucune confiance. Le plus sévère de nos criminalistes, Muyart de Vouglans, dit qu’on ne doit avoir aucun égard à des dépositions qui seraient fondées sur le faux ou sur la calomnie, comme sont celles des témoins qui varient ou se contredisent dans leurs dépositions. Dans d’autres temps, quelquefois il n’en fallait pas davantage pour faire retomber sur les accusateurs tout le poids de l’indignation et de la vengeance publique.
Heureusement pour Vuillaume que la cour suprême accueillit son pourvoi, cassa, pour vice de forme, par arrêt du 7 septembre 1809, le jugement rendu par la cour criminelle de Nancy, et renvoya l’accusé devant la cour criminelle de Metz.
Déjà l’opinion publique avait été éclairée par un lumineux mémoire de M. Bresson, avocat de Vuillaume; la justice et la raison avaient succédé aux fureurs de la prévention; les jurés de Nancy voyaient eux-mêmes avec satisfaction que leur décision allait être livrée à un nouvel examen. L’avocat avait prouvé qu’il n’y avait pas de corps de délit; que la mort de Madeleine Poirot était le résultat d’un suicide, et non d’un assassinat; et que même, dans la supposition où cette femme aurait été assassinée, il eût fallu forcément chercher un autre coupable que son mari.
Les jurés de Metz apprécièrent facilement tout ce qu’il y avait d’inique et d’absurde dans le premier jugement. Leur réponse fut unanime: ils déclarèrent Vuillaume innocent, et la cour de Metz s’empressa de prononcer son acquittement.
Nous avons déjà désigné le misérable qui avait suscité les deux témoins dont les dépositions avaient été sur le point de faire traîner Vuillaume à l’échafaud. Notre récit serait incomplet si nous ne le faisions pas mieux connaître à nos lecteurs. Cet Habémont, adjoint du maire de Bulligny, avait été domestique à Paris. Il était venu à Bulligny avec une réputation suspecte. Il avait été zélé partisan du système de la terreur pendant la révolution, et se faisait encore redouter de ses concitoyens par son caractère haineux et vindicatif.
Claude Vuillaume avait eu avec cet homme plusieurs différens. Comme tuteur des mineurs Dally, depuis son mariage avec Madeleine Poirot, il l’avait forcé à rendre une portion de leur héritage qu’il avait envahie. Habémont n’avait échappé à une condamnation juridique qu’en souscrivant une transaction dans laquelle il s’engageait à restituer le fonds et les fruits perçus, et à payer les intérêts.
D’autres querelles avaient été la conséquence de ce premier débat, et Habémont n’avait laissé échapper aucune occasion de faire sentir à Vuillaume son crédit et sa haine. C’était à l’instigation de ce même Habémont qu’avait été rendu, en police correctionnelle, le jugement pour l’exécution duquel Vuillaume s’était constitué prisonnier le 11 février. Cet implacable ennemi avait eu l’adresse de se faire remettre, par l’adjoint de Bagneux, une plainte rendue contre Claude Vuillaume, il y avait plus de deux ans, et à laquelle personne n’avait songé à donner suite.
Aussitôt que la mort de Madeleine Poirot fut connue, on vit Habémont travailler sur-le-champ à satisfaire sa vengeance. Il souleva l’opinion publique contre Vuillaume, trompa l’autorité par de faux rapports, circonvint des témoins, et leur inspira ses fureurs; enfin, il osa déposer lui-même, devant la cour de Nancy, que, suivant le rapport de Madeleine Poirot, Claude Vuillaume devait donner la mort, non-seulement à elle, mais encore à son père, et enfin à Nicolas Habémont lui-même, dont il était l’ennemi capital.
Lequel était le plus digne du dernier supplice, ou de cet adjoint d’un maire, qui, pour assouvir ses passions haineuses, ne craignait pas de faire mourir son semblable par la main infamante du bourreau, et qui, pour parvenir à ses exécrables fins, employait sans remords la calomnie et le faux témoignage; ou bien de ce jeune homme à qui l’on ne pouvait reprocher que sa légèreté et un mariage mal assorti, torts graves sans doute, surtout par leurs conséquences, mais qui n’ont jamais été justiciables de l’échafaud? Il n’y a pas à hésiter entre l’étourderie et la perversité.
ASSASSIN
TOMBÉ EN DÉMENCE APRÈS SON CRIME.
La démence, qu’il ne faut pas confondre avec cette monomanie si fréquemment alléguée par les avocats dans l’intérêt de la défense, a soustrait plus d’un coupable à la vindicte des lois, et ici l’impunité doit nous sembler un acte de justice. L’humanité défend de juger un homme qui, privé de sa raison, se trouve ainsi dans l’impuissance de produire ses moyens de justification. Mue par un sentiment généreux, la société ne peut se résoudre à sévir contre un ennemi sans défense: aussi, toutes les fois que des accès de folie se sont manifestés pendant l’instruction de la procédure ou après la condamnation du prévenu, on a cru devoir surseoir aux poursuites ou à l’exécution.
Jean Marcheix, cultivateur au village de Chavaigne, commune d’Aureil, canton de Saint-Léonard, nourrissait des sentimens de haine et de vengeance contre Nicolas Bonpeix, son beau-frère, par suite d’une contestation judiciaire qu’ils avaient eue ensemble depuis plusieurs années.
Dans la nuit du 25 au 26 juin 1809, Marcheix, pour satisfaire l’animosité qui le dominait, forma le projet d’assassiner Bonpeix, et, soit qu’il fût déjà en démence, soit dans l’espoir d’échapper plus aisément aux poursuites, il passa une chemise par-dessus son habit, et se couvrit la tête d’une étoffe noire à laquelle il pratiqua des ouvertures comme à un masque, pour respirer et pour voir.
Ainsi travesti, et armé d’un bâton à la pointe duquel était fixée une fourche de fer, et de deux pistolets chargés à balles, il se dirigea vers le moulin du Bost, où demeurait son beau-frère, et qui se trouvait éloigné de Chavaigne d’environ deux lieues. Il y arriva vers minuit. L’aboiement des chiens l’empêcha d’abord de s’introduire dans le moulin; mais bientôt après il parvint à y entrer par l’ouverture du conduit destiné à cette usine, et pénétra dans la chambre où Bonpeix était couché. Le bruit qu’il fit en ouvrant la porte réveilla ce dernier, qui, imbu des opinions stupides accréditées à la campagne, crut, dans le premier moment, qu’il s’agissait de l’apparition d’un spectre. Marcheix, profitant de cet instant de trouble, se jeta avec impétuosité sur lui, en dirigeant contre sa poitrine un pistolet dont l’amorce ne prit pas fort heureusement; puis il lui porta un coup de fourche à l’estomac. Bonpeix cependant s’était aperçu qu’il n’avait pas affaire à un vain fantôme; il saisit son adversaire, lutta avec lui, et parvint à lui arracher le second pistolet dont il se disposait à faire usage. Un second coup de fourche le blessa grièvement à la cuisse; les gens de la maison, attirés par ses cris, munis de bâtons, fondirent sur Marcheix, qui ne songeait plus qu’à se défendre et à retenir sur sa figure le voile qui la couvrait.
Enfin, après une lutte opiniâtre, on parvint à démasquer l’assassin. Les magistrats accoururent; ils interrogèrent Marcheix, qui convint des faits, en disant que le diable l’avait tenté de faire peur à son beau-frère, mais qu’il ne voulait pas lui faire du mal. Cependant on trouva dans sa poche un paquet d’allumettes et six balles.
On instruisit la procédure; l’accusé répondit avec ordre, mais toujours en parlant de la tentation du diable. Ce ne fut qu’au dernier interrogatoire qu’il balbutia, et donna, sur sa physionomie, des signes non équivoques d’aliénation.
L’accusation admise, il fut traduit devant la cour criminelle de Limoges. Le président l’interrogea; pour réponse, Marcheix se borna à dire: Les scélérats! ils m’ont bien battu. Bonaparte, mon ami. On remarqua de l’égarement dans ses yeux, et un mouvement continuel d’une main dans l’autre. On interpella le geôlier; il déclara que, depuis la visite qu’avait faite à Marcheix un de ses frères, le 20 juillet, il avait donné les mêmes signes de démence; qu’il prenait son pain et mangeait sa soupe, quand on les lui présentait; mais qu’il ne demandait jamais rien.
Le procureur-général, présumant que le prévenu affectait cet état de folie pour éviter son jugement, demanda que la cour continuât la procédure. Conformément à ces conclusions, le président interpella trois fois Marcheix de déclarer son nom. Le prévenu lui fit la même réponse avec le même mouvement des mains. Dans l’impossibilité de continuer la séance, on la renvoya au lendemain, en invitant l’accusé à faire ses réflexions, et en l’avertissant que sa feinte ne l’empêcherait pas d’être jugé.
Le lendemain, ayant été ramené à l’audience et interrogé de nouveau, le résultat fut encore le même, et l’on remarqua que la figure de Marcheix était plus décomposée que la veille. L’avocat demanda que le jugement fût ajourné. Le procureur-général, revenu de sa première opinion, appuya ses conclusions, et la cour rendit, en conséquence, un arrêt par lequel elle suspendit indéfiniment le jugement de Marcheix, et ordonna qu’il serait visité de quinzaine en quinzaine par un de ses membres, assisté de deux médecins et d’un chirurgien, pour être statué ce qu’il appartiendrait.
CONDAMNATION
D’UN INNOCENT PAR SUITE DE
FAUX TÉMOIGNAGE.
La prévention, l’intérêt; la haine, l’esprit de parti: voilà les principales sources des faux témoignages; ce sont ces passions viles qui trop souvent ont égaré la sagesse des tribunaux, et fait substituer l’innocent au coupable; là est un des plus dangereux écueils de la justice humaine.
«Il est important, dans toute bonne législation, dit Beccaria, de déterminer, d’une manière exacte, le degré de confiance que l’on doit aux témoins... On doit accorder aux témoins plus ou moins de confiance, à proportion de la haine ou de l’amitié qu’ils portent à l’accusé, et des autres relations plus ou moins étroites qu’ils ont ensemble... On doit accorder aux témoins une confiance d’autant plus circonspecte, que les crimes sont plus atroces et les circonstances de ces crimes plus invraisemblables.»
On a vu, par l’histoire de la Pivardière jusqu’où pouvait aller la prévention dans certains esprits. Deux servantes attestaient que leur maître avait été assassiné. Une procédure s’instruit contre les auteurs prétendus de l’assassinat. La Pivardière reparaît; il se présente aux juges de la province, qui poursuivaient la vengeance de sa mort. Les juges ne veulent pas perdre leur procédure; ils lui soutiennent qu’il est mort. Ce procès criminel dure dix-huit mois avant que ce pauvre gentilhomme puisse obtenir un arrêt constatant qu’il est encore en vie.
Voici encore un exemple propre à éveiller la surveillance des magistrats et à les prémunir contre les surprises et les erreurs où peuvent les entraîner de faux témoignages. Le 11 juin 1761, le parlement de Rouen condamna François Fourré, fils aîné, à être rompu vif, comme convaincu d’avoir volé, avec effraction extérieure et intérieure, la veuve Fourré, dans la nuit du 13 au 14 octobre précédent. Le lendemain, le père du jeune homme et son second fils, furent condamnés aux galères à perpétuité, et le troisième enfant Fourré, à être fouetté sous la custode, comme complice du même crime. Bientôt une bande de voleurs qui avaient exécuté ce vol, prouva la fatale erreur des juges. Le roi ordonna la révision du procès de ces infortunés. Un arrêt du 4 novembre 1765 proclama leur innocence; et Marie-Anne Vasselin, convaincue d’avoir inconsidérément, et par un esprit de prévention, déposé, contre vérité, dans cette affaire, fut condamnée à faire amende honorable, et au bannissement perpétuel hors de l’étendue de la province.
Le fait que nous allons rapporter, offre un affligeant exemple des effets de la haine.
Le 14 mai 1808, à dix heures du soir, une heure quarante-trois minutes avant le lever de la lune, dans la commune de Foulognes, canton de Balleroy, département du Calvados, pendant une nuit fort obscure, un coup de fusil fut tiré de derrière une masse de fossé, large de deux mètres, et à travers une haie touffue, épaisse de trois mètres. Le sieur Labbé, maire de cette commune, fut atteint de ce coup de fusil, qui le blessa aux mains. Il passait alors à cheval dans le chemin parallèle à cette haie, revenant de Thorigny. Il était suivi à quelques pas par sa servante, la veuve Beaujean, qui était à pied.
Le sieur Labbé et la veuve Beaujean, quoique placés à des distances et sous des directions différentes, au moment de l’explosion du fusil, prétendirent avoir aperçu l’un et l’autre trois individus derrière la haie. Le sieur Labbé attesta en avoir distingué et reconnu un à la lueur du coup de fusil. Sa servante dit en avoir reconnu deux de la même manière. Elle était allée d’abord jusqu’à déclarer qu’elle les avait reconnus tous les trois.
Sur ces déclarations, on arrêta Pierre Fourey et Le Brethon. Mais ce dernier recouvra sa liberté, après avoir subi l’épreuve d’un jury spécial d’accusation.
Pierre Fourey fut donc mis seul en jugement. Dans la perquisition faite le 22 mai dans sa maison, on n’avait pas trouvé un seul instrument qui eût pu servir au délit. Cet homme n’avait pas même un seul fusil en sa possession depuis plusieurs années. Il désavoua le fait qu’on lui imputait, alléguant qu’à l’heure du crime il était couché chez lui. Ce fait même fut certifié par un nommé Delaunay, fermier du sieur Labbé, qui l’avait trouvé au lit, à l’heure indiquée.
Mais les déclarations du sieur Labbé et de sa servante, corroborées par la connaissance de quelques contestations qui avaient eu lieu précédemment entre l’accusateur et l’accusé, servirent à former la conviction des jurés; et Pierre Fourey fut condamné à la peine de mort, le 18 août 1808, par la cour de justice criminelle de Caen.
Le condamné se pourvut en cassation, et ce fut Me Caille qui se chargea de sa défense. Cet avocat jugea utile à son client de soumettre à M. Lefèvre-Gineau, professeur de physique au collége de France, la question de savoir, s’il était possible qu’une amorce, en s’enflammant, produisît une lueur capable d’éclairer et de faire reconnaître le visage de la personne qui tire un coup de fusil pendant la nuit. Cette consultation, dont les conclusions étaient absolument négatives, fut revêtue de la signature de plusieurs savans distingués qui tous avaient assisté à l’expérience faite à ce sujet.
L’avocat fit aussi valoir plusieurs moyens de cassation, et la cour suprême, par arrêt du 13 janvier 1809, annula toute la procédure, et renvoya Fourey devant la cour de justice criminelle du département le plus voisin.
Il paraît que la haine seule avait ourdi toute cette accusation; peut-être même que le coup de fusil était aussi de l’invention du maire et de sa servante. Le sieur Labbé était l’ennemi déclaré de Pierre Fourey, depuis que celui-ci avait gagné contre lui, en 1782, un procès très-important.
MARI
EMPOISONNÉ PAR SA FEMME,
AGÉE DE DIX-NEUF ANS.
Le cœur humain présente parfois des anomalies si extraordinaires, des phénomènes si inexplicables, que la raison de l’homme, si superbe, si outrecuidante d’ailleurs, qui veut tout embrasser, tout analyser, tout comprendre, se trouve forcée de s’humilier et de reconnaître sa chétive impuissance. Qu’une femme adultère attente aux jours d’un époux dont l’aspect seul est devenu pour elle un reproche insupportable; qu’un homme, le cœur déchiré par les vipères de la jalousie, enfonce le poignard dans le sein de sa compagne; que la vile cupidité inspire à des misérables la soif de l’homicide; que l’implacable haine, que la vengeance au regard sanguinaire, arment quelquefois parens contre parens, frères contre frères; en apprenant d’aussi funestes événemens, on est frappé d’horreur, sans doute; on gémit de ces attentats, on les déplore amèrement, mais on les conçoit: les hideuses passions qui les ont enfantés les expliquent. On sait que ce ne sont pas des effets sans causes, et l’on connaît ces terribles causes; le cœur est contristé, épouvanté, mais la raison se rend un fidèle compte de tout ce qui est arrivé. Il n’en sera pas de même, si une jeune femme, à peine entrée dans l’adolescence, âge si peu enclin au crime, heureuse en ménage autant qu’il est possible de l’être avec un homme sans éducation, n’ayant pour mobile aucune des passions que nous venons d’énumérer, a l’atrocité d’attenter, de sang-froid, et pour des motifs frivoles, à la vie de son mari, et de multiplier, pendant cinq jours, les épreuves du poison sur sa victime, en empoisonnant les remèdes mêmes qu’on lui administrait; alors l’esprit demeure confondu, le mystère du crime lui échappe; il erre dans un doute inextricable: tel est le fond de l’épouvantable aventure dont nous allons narrer les détails.
Le dimanche, jour de Pâques, 2 avril 1809, le sieur Pierre-Antoine Dalleux, cultivateur et marchand de porcs, demeurant à Juilly, près Dammartin, voulut, sur les neuf heures du matin, déjeûner avec sa femme. Celle-ci l’engagea fortement et avec persévérance à s’abstenir de ce repas, alléguant qu’à dîner, il ne pourrait plus faire tête à son beau-frère, le sieur Guenot, cultivateur au Plessis-l’Évêque, qui venait d’arriver. Le sieur Dalleux céda à ces raisons, et sa femme déjeûna seule.
Comme tous trois devaient aller, sur les deux heures et demie ou trois heures, au Plessis-l’Évêque, chez la veuve Guenot, mère de la femme Dalleux, et de là, coucher à Trilport, chez un de leurs oncles, la dame Dalleux prépara, sur les onze heures, un petit repas pour les deux beaux-frères. Ceux-ci se mirent à table; elle sortit d’un fournil, portant dans chaque main une assiette pleine de soupe; elle en posa une devant son frère, l’autre devant son mari, qui lui dit: «Et toi?» Elle répondit qu’elle ne mangerait pas de potage. Dalleux, trouvant sa soupe épaisse, querella sa femme sur ce qu’elle n’avait pas apporté la soupière, pour que chacun pût prendre du bouillon à son gré. Elle répondit qu’il ne fallait pas faire tant de façons entre parens, et que d’ailleurs il n’y avait ni bouillon ni soupe.
Dalleux, ayant trouvé sa soupe fort amère, n’en mangea que six ou huit cuillerées. Guenot, qui trouvait la sienne très-bonne, la mangea tout entière, et voulut même achever celle de Dalleux; mais la femme de celui-ci s’y opposa, en disant: Que chacun mange sa soupe. Et, en s’adressant à son frère, elle ajouta: Ne va pas te bourrer de soupe, tu ne pourrais plus rien manger après.
Ce qui restait sur l’assiette du sieur Dalleux fut emporté dans le fournil par sa femme. On présuma depuis que ce reste avait été mangé par un chien, parce que, ce jour-là même, cet animal avait vomi et couru dans la cour, en poussant des hurlemens plaintifs.
Dalleux mangea très-peu des mets qui composaient le repas; le goût qui lui restait de sa soupe les lui faisait trouver tous amers. Bientôt, étant encore à table, il éprouva du malaise. Pour se remettre, il demanda un peu d’eau-de-vie; sa femme lui répondit que, n’en ayant pas, elle ne pouvait en donner.
On quitta la table. Le sieur Guenot dit qu’il allait chercher un cheval à Mitry, et qu’il serait revenu à temps pour se rendre, avec son beau-frère et sa sœur, au Plessis-l’Évêque, où ils devaient dîner. Avant même de sortir de la cour pour conduire son beau-frère et le mettre dans son chemin, le sieur Dalleux eut des envies de vomir. Après avoir fait quelques pas dans la plaine, et avoir montré au sieur Guenot le clocher de Mitry, il rentra au logis, et se mit tout habillé sur son lit. Alors il s’évanouit, et s’écria: Ah! mon Dieu, je suis perdu! Bientôt les vomissemens commencèrent. Sa femme lui ôta sa cravatte, et lui tint la tête. Dalleux prit d’abord son mal pour une indigestion; mais les douleurs étant devenues plus aiguës, et les maux de cœur ayant augmenté, il fut obligé de se déshabiller et de se mettre au lit. Cependant sa femme paraissait alarmée de son état, elle lui demandait ce qu’il éprouvait, elle lui adressait des paroles consolantes, et lui faisait boire de l’eau sucrée. Elle passa la nuit entière, seule auprès de lui, et lui fit prendre plusieurs breuvages, notamment de l’eau de groseilles. Dalleux trouvait tout ce qu’on lui donnait à boire fort amer, et ne pouvait jamais l’achever. Les vomissemens étaient continuels; ils redoublaient aussitôt qu’il avait bu; alors il s’écriait: Ah! mon dieu, si tu n’étais pas ma femme, je croirais que tu m’empoisonnes.
Le lendemain, lundi 3 avril, la femme d’un des charretiers du sieur Dalleux fut appelée pour le garder. Arrivée vers midi, cette garde trouva le malade vomissant; ses évacuations étaient mousseuses et verdâtres; il se plaignait de douleurs affreuses dans l’estomac. Il refusa toute espèce de boisson, hors de l’eau chaude; l’eau sucrée lui était en horreur: il avait vomi chaque fois que sa femme lui en avait donné.
Un chirurgien de Juilly vint, sur les trois heures de l’après-midi, visiter Dalleux. Prenant le mal de celui-ci pour une indigestion, il prescrivit une potion calmante et des lavemens. La garde veilla seule auprès du malade, qui éprouvait encore des vomissemens.
Le mardi matin, la femme Dalleux donna à son mari, sur l’ordonnance du chirurgien, un bouillon de veau, cerfeuil et laitue. Il était recommandé de mettre du sel de nitre dans toutes les boissons du malade. Dalleux trouva le bouillon très-mauvais, et n’en prit qu’environ deux gorgées. Il sentit sous ses dents quelque chose qui craquait, et, dans le moment même, il éprouva une forte brûlure depuis la bouche jusque dans les entrailles.
Vers midi, la mère de Dalleux arriva, et ayant conçu de vives inquiétudes sur l’état de son fils, elle envoya chercher le sieur de la Barthe, médecin de la maison de Juilly. Venu sur les trois heures, il ordonna, entre autres choses, de l’eau de tilleul et de l’eau d’orge. Ce furent la dame Dalleux mère et sa bru qui firent boire le malade.
Quoique jusqu’alors celui-ci eût préféré d’être servi par sa femme qu’il demandait sans cesse, et qu’en termes d’amitié il appelait sa grosse, il commença à prendre plus volontiers ce que lui offrait sa mère, parce que, chaque fois que l’autre lui donnait quelque chose, il éprouvait des nausées et des vomissemens; et, à cette occasion, il lui répéta ce qu’il lui avait déjà dit à plusieurs reprises: Si tu n’étais pas ma femme, je croirais que tu m’empoisonnes.
Le même jour, à neuf heures du soir, la dame Dalleux la mère étant allée se coucher, sa bru ordonna très-impérativement à la garde d’en faire autant pour deux heures; et resta seule avec son mari, jusqu’à onze heures, qu’étant venue éveiller la garde, en allant jeter les matières que Dalleux avait vomies, elle la fit lever, en disant qu’il vomissait toujours, et qu’elle ne pouvait rester davantage. Avant d’aller se mettre au lit, la garde avait laissé devant le feu deux cafetières; l’une pour l’eau d’orge, l’autre pour l’eau de tilleul. Dans la nuit, en donnant au malade de l’eau d’orge dans un verre, elle s’aperçut que cette eau était trouble, et pensa d’abord que cela provenait de ce qu’ayant bouilli long-temps, l’orge avait crevé et fait farine. Quelques minutes après avoir pris ce breuvage, Dalleux éprouva de nouveaux vomissemens et des crises très-douloureuses. En s’agitant, en se tourmentant, il disait qu’il était à la mort. Il prit deux grands verres de pure eau chaude, en disant: Il n’y a que cela qui passe, et qui me fasse du bien.
Le mercredi matin, la dame Dalleux la mère, avant fait vider sur l’évier la cafetière d’eau de tilleul, et celle où était l’eau d’orge, on y trouva une matière blanchâtre, et d’une odeur très-fétide. Cette odeur ne cessa de se faire sentir dans les cafetières, qu’après qu’elles eurent été nettoyées plusieurs fois. Le médecin La Barthe trouva Dalleux plus accablé que la veille, et sur son ordonnance, la dame Dalleux présenta à son mari un peu de bouillon gras coupé, dans un gobelet d’argent. Après en avoir bu au plus deux cuillerées, Dalleux dit à sa femme: Cela est bien mauvais, et il répéta encore ces mots: Si tu n’étais pas ma femme, je croirais que tu m’empoisonnes. Peu après, les vomissemens et les souffrances recommencèrent.
Le même jour, le sieur La Barthe étant revenu, et ayant été témoin d’un vomissement très-abondant, contenant beaucoup de matières verdâtres, il défendit de rien donner au malade, et revint lui administrer lui-même une potion calmante. La nuit qui suivit fut assez calme. Le jeudi, le sieur La Barthe trouva Dalleux dans une situation beaucoup moins inquiétante; il concevait de grandes espérances.
Pendant la matinée du jeudi, tandis que la dame Dalleux mère était à la messe, on donna à son fils d’une potion qui était dans une bouteille ordinaire, et que jusqu’alors il avait trouvée bonne, mais très-bonne, et que cette fois, il dit être comme du poison. Ce jour-là même, la mère de Dalleux, rassurée par les paroles du médecin, partit pour retourner chez elle; et l’on rapporta qu’à cette occasion, sa bru avait dit: Ah! la voilà allée! Tant mieux: nous serons tranquilles; et qu’en tenant ce propos, elle faisait des croix à la cheminée.
On remarqua aussi que, durant les souffrances du sieur Dalleux, et lorsque trouvant amères les boissons que lui donnait sa femme, il ne voulait point achever de les boire, elle lui disait: Si tu ne bois pas ce que les médecins t’ordonnent, tu ne guériras pas; qu’elle lui mettait dans la bouche des grains de raisins secs, et que les trouvant amers, il était obligé de les jeter.
Cependant la garde ayant remarqué une substance de couleur verte au fond des cafetières, conçut des soupçons, mit l’eau de côté pour la faire voir au médecin, et en la versant dans un saladier, reconnut que ladite eau était blanchâtre et filandreuse comme l’eau de tilleul qui avait été jetée la veille.
Arriva, sur le soir le médecin La Barthe; s’étant approché de la garde, qui lui avait fait un signe, il apprit d’elle que l’eau de graine de lin, qu’il avait prescrite pour les lavemens, était toute noire; conduit par cette femme dans la cour, auprès de la rigole de l’évier, le sieur La Barthe remarqua sur une pierre et ramassa avec le doigt une crasse encore humide et d’un gris foncé qu’il examina de près et qu’il crut reconnaître pour du vert-de-gris. Un petit vacher du sieur Dalleux ayant paru au moment où l’on venait de jeter sur l’évier une partie de l’eau destinée pour les lavemens, et ayant remarqué la substance verte que cette eau avait laissée, remarqua que c’était absolument comme la poudre qu’il avait rapportée de Dammartin pour sa maîtresse. Cet enfant fut questionné par le sieur La Barthe. Enfin le médecin eut des soupçons d’empoisonnement, et il en fit part à la garde et au sieur Dalleux père; il rentra auprès du malade, et il lui défendit de rien prendre avant son retour. La garde fut prévenue de cette défense, et Dalleux père, invité à envoyer de suite chercher quelqu’un de ses enfans pour passer la nuit suivante auprès du malade. A dater de ce moment, le sieur Dalleux fils ayant été surveillé et sagement soigné, recouvra, sinon une santé excellente, mais la vie, qu’il était menacé de perdre, et donna des espérances de rétablissement prochain.
Cependant l’autorité fut prévenue. Des perquisitions furent ordonnées. On découvrit que la dame Dalleux s’était procuré du vert-de-gris, du sublimé et de l’arsenic par le moyen d’une dame Gouverneur, épicière à Dammartin, et sous le prétexte qu’elle avait besoin de mort aux rats. On produisit une lettre dans laquelle elle demandait à cette épicière des matières de la même nature. On remit entre les mains de la justice un paquet de ces drogues et autres objets pouvant et devant servir à conviction.
La femme Dalleux, interrogée par les magistrats, nia d’abord son crime, disant qu’elle avait distribué dans ses greniers les drogues qu’elle avait achetées chez la dame Gouverneur. Mais ensuite elle convint du fait de l’empoisonnement de l’eau du lavement, et d’avoir auparavant, c’est-à-dire les 2, 3, 4, 5 et 6 avril, empoisonné son mari avec une partie de ces drogues. Elle avoua explicitement qu’elle avait acheté ces drogues pour en donner à son mari; quoique, dans un autre interrogatoire, elle eût fait beaucoup d’efforts pour restreindre ses nombreux empoisonnemens à celui de la soupe qu’elle lui avait donnée le dimanche 2 avril. La force de la vérité l’entraîna bientôt, et il lui échappa de dire qu’après avoir mêlé avec cette soupe une partie des poisons qu’elle avait été chercher à Dammartin, elle en avait mis deux ou trois fois dans des boissons qu’elle avait présentées depuis à son mari.
Quant aux motifs qui avaient pu déterminer la prévenue à un forfait aussi épouvantable, on ne peut qu’être étonné de leur frivolité. Elle se plaignait que son mari grondait continuellement, quand il était à la maison, et surtout lorsqu’il revenait de ses voyages, qui étaient fréquens; qu’à son retour, il se faisait rendre compte de ce qui s’était passé durant son absence; qu’il était enclin à la jalousie, sans qu’elle y eût donné sujet. Elle convint cependant qu’il ne l’avait jamais frappée ni menacée, mais qu’elle le craignait, parce qu’il tempêtait toujours. Enfin, elle disait qu’elle était désespérée par sa nouvelle existence, si différente de celle qu’elle avait dans la maison de sa mère. Quelque temps avant son crime, elle avait dit à une personne qu’elle avait le projet de se noyer et de se jeter dans son puits.
Du reste, cette malheureuse protestait qu’elle n’avait pas eu l’intention de faire mourir son mari; qu’elle croyait que, devenu malade, il n’eût pas été si rude, et qu’il fût resté à la maison, ce qu’elle avait été d’autant plus fondée à croire, que son mari lui disait: «Vois-tu que les hommes sont bien gentils, quand ils sont pris comme cela.» Elle savait bien, disait-elle, que les drogues données par elle à son mari faisaient mourir les rats; mais elle ignorait qu’elles produisissent cet effet sur les hommes.
La femme Dalleux fut traduite devant la cour criminelle du département de Seine-et-Marne; ses défenseurs argumentèrent d’un prétendu dérangement dans les facultés intellectuelles de leur cliente; mais, sur la déclaration du jury, la Cour la condamna à la peine de mort, le 19 octobre 1809.
La Cour de cassation ayant rejeté son pourvoi, cette malheureuse femme subit, le 2 décembre suivant, la peine qu’elle n’avait que trop méritée.