Chronique du crime et de l'innocence, tome 6/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
LES FRÈRES MAGAGNOS,
ACCUSÉS FAUSSEMENT DE MEURTRE PAR LES
FRÈRES BAGARRIS.
Le sieur Joseph Magagnos, après un long séjour dans les Etats-Unis, revint en France avec deux navires chargés de produits coloniaux.
Ayant été trompé, à son arrivée, par quelques individus avec lesquels il avait eu des relations de commerce, le dépit lui inspira le projet de retourner avec sa famille en Amérique. Il devait emmener aussi le sieur Jean-Baptiste Audry, son ami, et fit, dans ce dessein, divers achats de marchandises; mais la crainte d’une rupture entre les Etats-Unis et l’Angleterre mit obstacle à ce départ; et Joseph Magagnos se rendit à Toulon, pour y passer quelque temps auprès de sa mère.
Dans un voyage qu’il fit, peu de temps après, à Marseille, il rencontra, dans la diligence, le sieur Blanquet, propriétaire du jardin du Roi, à Toulon. Une liaison s’établit entre eux. Joseph Magagnos lui prêta d’abord une somme de quinze cents francs, puis une autre de douze mille francs, sans en exiger aucune déclaration. Le sieur Blanquet ne fut pas exact à restituer cette seconde somme, et ce ne fut que très-difficilement que Magagnos en obtint une reconnaissance, à la faveur de laquelle il parvint à assurer sa créance par une hypothèque sur le jardin du Roi. Blanquet étant poursuivi par ses créanciers, cette propriété fut mise en vente. Joseph Magagnos et son ami Audry conçurent le projet d’en faire l’acquisition, et ils en devinrent, en effet, les adjudicataires pour une somme de quarante-six mille francs, sur laquelle Audry ne lui remit à compte de sa portion que quinze mille francs. Peu de temps après cette acquisition, ce dernier tomba malade et mourut à Marseille. Des difficultés s’élevèrent entre ses héritiers et le sieur Magagnos. Les premiers vendirent leur portion de la propriété de cet immeuble à deux ex-prêtres, les frères Bagarris, qui se présentèrent chez le sieur Magagnos, pour l’en prévenir, et lui exprimer le désir d’acquérir aussi la portion qui lui appartenait. «Volontiers, leur dit-il, rendez-moi les vingt-trois mille francs qu’elle m’a coûté, et c’est une affaire terminée.» Les frères Bagarris se récrient contre sa prétention, en disant qu’ils ont acquis pour quinze mille francs la portion des héritiers Audry.
Magagnos leur propose à son tour de lui céder leurs droits, et ceux-ci y consentent, sous la condition qu’ils auront pour bénéfice de cette cession les ustensiles d’une fabrique d’eau-de-vie qui avait été établie dans la propriété. Cette condition lui paraissant trop onéreuse, Magagnos renonce à traiter, et les frères Bagarris réduisent alors leurs prétentions à mille francs, pourvu qu’il les leur paie immédiatement.
La somme est comptée sur-le-champ, et ils se rendent tous les trois chez un notaire, pour faire dresser le contrat; mais cette opération n’eut pas lieu, parce qu’il était impossible de passer un acte public d’une propriété qui n’avait été acquise que par acte sous seing privé. Le sieur Magagnos leur demanda la restitution de la somme qu’il venait de leur remettre pour la conclusion du marché; ils s’y refusèrent d’abord, en lui répondant avec humeur qu’il n’avait rien à craindre avec eux, et que, si le contrat n’avait pas été passé, il pouvait l’être incessamment; mais, après quelques jours d’attente, il renouvela sa réclamation, et, cette fois, elle fut accueillie.
Les frères Bagarris s’adressèrent aux héritiers Audry pour faire convertir en acte public l’acte privé contenant la vente de leur portion du jardin, et ce contrat fut en effet dressé.
Munis de ce titre, les Bagarris se rendent, le 16 octobre 1808, au jardin du Roi, et annoncent à Joseph Magagnos qu’ils ont terminé avec les héritiers Audry. «Puisqu’il en est ainsi, répond Magagnos, nous n’avons plus qu’à terminer ensemble à notre tour.—Volontiers, répliquèrent-ils; mais sur quel pied l’entendez-vous?—D’après nos conventions verbales, dit Magagnos, je vous donnerai seize mille francs, ce qui vous procure un bénéfice de mille francs.—Non, reprennent-ils, nous voulons aujourd’hui mille écus.—Je n’en veux pas, répond avec aigreur Magagnos; vous manquez à votre parole; vous n’êtes que des usuriers, ainsi que vous en avez la réputation. Sortez de chez moi.—De chez toi! répliquent-ils avec vivacité; nous sommes chez nous, et nous voulons les clés de la maison, pour y venir, quand bon nous semblera.—Messieurs, leur dit Magagnos, je suis chez moi, et je ne vous reconnaîtrai pour propriétaires, que lorsque vous m’aurez fait signifier vos titres de propriété; ainsi, sortez.»
A ces mots, la querelle devint plus violente; il y eut, de part et d’autre, des coups de bâton donnés; mais les agresseurs furent les plus maltraités; car ils reçurent de fortes contusions, et laissèrent, en se retirant, des traces de leur sang.
Pourtant leurs blessures n’avaient rien de dangereux, puisqu’ils eurent assez de force pour aller sur-le-champ rendre plainte chez le commissaire-général de police.
Magagnos n’était pas blessé; mais sa femme, enceinte, accourue au bruit, avait été frappée d’une telle terreur, qu’elle avait fait une fausse couche au même instant. Ce premier moment d’alarme étant passé, Magagnos écrivit au magistrat de sûreté pour l’informer de ce qui venait de se passer, et de la nécessité dans laquelle il s’était trouvé de repousser la force par la force.
Nonobstant cette précaution, il fut arrêté le lendemain matin, au point du jour, dans son domicile, et conduit dans les prisons de Toulon. Les frères Bagarris n’avaient rien négligé pour se présenter comme les victimes de la plus atroce perfidie; ils faisaient planer sur Magagnos une accusation d’assassinat. Suivant la plainte qu’ils avaient rendue, Magagnos les avait invités à venir chez lui, pour les y assassiner; il avait été aidé par son frère dans l’exécution de ce crime; la fosse avait été creusée d’avance pour les ensevelir, et on leur avait fait, souscrire une obligation de trois mille francs.
Quelle ne fut pas l’indignation de l’honnête Magagnos, en apprenant l’accusation calomnieuse fabriquée par ses lâches adversaires! Il fut mis seul en jugement; son frère André avait cru prudent de se dérober à l’action de la justice. Plusieurs témoins furent entendus; ceux produits par les plaignans ne purent rien dire, ni sur le prétendu assassinat des frères Bagarris, ni sur les obligations que ceux-ci avançaient qu’on leur avait fait souscrire par violence. Il fut prouvé, au contraire, par la déposition d’un peintre qui était allé le même jour chez André Magagnos à deux heures et demie, et n’en était sorti qu’à cinq heures et demie, que celui-ci n’avait pas quitté sa maison, et que, par conséquent, il n’avait pu assister à la scène qui avait eu lieu chez son frère. D’après d’autres témoins, les accusateurs avaient dit qu’on avait voulu leur faire signer des obligations, tandis que, dans la plainte, ils avaient affirmé positivement que ces obligations avaient été souscrites. D’un autre côté, les accusateurs eux-mêmes, qui, neuf jours après l’événement, avaient signé une plainte additionnelle, dans laquelle ils parlaient de la fosse creusée d’avance dans le cellier de Joseph Magagnos, avaient été forcés de se rétracter, et de s’excuser de ce nouveau mensonge, en disant que, alités par suite de leurs blessures, et privés de leurs facultés physiques et morales, ils avaient signé de confiance cette déclaration.
Me de Gastaud, avocat très-distingué, fit ressortir toutes ces contradictions, toutes ces impostures, en plaidant la cause de Joseph Magagnos. M. Alby, jeune négociant de Marseille, qui était lié à l’accusé par une étroite amitié, avait, à la première nouvelle de son arrestation, offert un cautionnement de cent mille francs pour obtenir sa liberté provisoire; mais, la loi n’admettant pas de caution en matière de crime, Alby ne balança pas à abandonner sa famille et ses affaires, pour venir s’associer à la défense de son malheureux ami. Il plaida avec tant de talent et d’émotion, qu’il fit passer dans l’âme des jurés et des juges la conviction dont il était pénétré lui-même, celle de l’innocence de Magagnos.
Les efforts de la défense l’emportèrent. Le 25 avril 1809, la Cour de justice criminelle de Draguignan, sur la déclaration du jury, prononça l’acquittement de l’accusé. M. Alby reçut alors la récompense de son noble dévoûment; et sa conduite excita une telle admiration à Draguignan, que, depuis cette époque, un ami dit ordinairement à son ami malheureux: Sois tranquille, je serai ton Alby.
Le procureur-général se pourvut contre cet arrêt d’acquittement: mais Joseph Magagnos obtint le même succès devant la Cour suprême.
Alors André Magagnos se détermina à se constituer prisonnier; et les jurés ayant déclaré que, puisqu’il n’y avait pas eu crime de la part de son frère, il ne pouvait y avoir de complice, il fut également acquitté, et obtint, depuis un jugement qui condamna les frères Bagarris à lui payer une somme de trois mille francs, à titre de dommages et intérêts.
LE FAUX AUGUSTE VOYNEAU,
OU LES PÈRE ET MÈRE INJUSTEMENT ACCUSÉS
DE DÉSAVOUER LEUR ENFANT.
Tel est le cri de la nature, exprimé par l’un de nos plus aimables auteurs, et confirmé par l’histoire du cœur humain, dans tous les temps, dans tous les pays, sous toutes les formes de gouvernement. Comment se fait-il cependant qu’il y ait, parfois, des mères assez barbares pour repousser de leur sein ceux à qui elles ont donné le jour? Quelle passion, quel intérêt peuvent avoir assez de puissance pour éteindre dans un cœur de femme le sentiment si vif, si plein de charmes ineffables, si passionné lui-même, qui est le plus précieux apanage de la maternité? Déjà, toutes les femmes, et principalement toutes les mères qui ont lu les premiers volumes de notre recueil, ont vu avec une louable indignation, mêlée d’incrédulité, l’histoire de l’intéressante Marie Cognot, repoussée du sein de sa mère par de vils motifs d’intérêt. En lisant le fait que nous allons rapporter, elles ne seront pas moins indignées de l’odieuse imposture qui osait affirmer et prétendait prouver que des parens, qu’une mère surtout, méconnaissaient sciemment un enfant qui, disait-on, n’avait trouvé que des ennemis implacables dans ceux-là même qui étaient appelés à le chérir et à le protéger. Pour refuser de croire à des phénomènes aussi anti-naturels, il ne faut que se rappeler la courageuse et infatigable tendresse de la marquise de Saint-Géran, réclamant devant les tribunaux le fils qu’une intrigue horrible lui avait enlevé, et menaçant les juges d’épouser le jeune homme dont elle se disait justement la mère, s’ils se refusaient encore à le reconnaître pour son fils! On peut se rappeler également l’héroïsme d’amour maternel que manifestèrent, dans leurs touchans débats, la femme Noiseu et la veuve Labri, se disputant, comme un précieux trésor, un enfant que toutes deux réclamaient avec un acharnement également digne d’admiration! De tels exemples protestent hautement contre les accusateurs de la mère du prétendu Auguste Voyneau, et doivent élever de puissantes présomptions contre leur trame calomnieuse.
Le 9 novembre 1789, la dame Voyneau donna le jour à un fils, qui reçut les noms de Louis-René-Auguste. Elle avait déjà une fille, nommée Benjamine, sur laquelle s’était concentrée toute son affection. La calomnie prétendit que, par un de ces travers inexplicables qui se voient assez communément, ce fils avait été, avant sa naissance, l’objet des malédictions de sa mère. Elle avait même dit, ajoutait-on, qu’elle ne pourrait jamais aimer ce second enfant, s’il était du sexe masculin, parce qu’il dépouillerait sa fille bien-aimée d’une trop grande partie de sa fortune. Ces propos d’ailleurs ne pouvaient être prouvés.
Auguste était âgé de deux ans, lorsqu’il fut conduit, avec sa sœur, à Fontenay-le-Comte, chez les dames Voyneau, leurs tantes. Là, il fit une chûte qui lui laissa une cicatrice au front.
Au mois de mars 1793, la Vendée étant devenue le théâtre d’une horrible guerre civile, les dames Voyneau conçurent des inquiétudes sur le sort de ces deux enfans, et, dans l’espoir de mettre plus sûrement leur vie à l’abri de tout danger, elles les firent habiller en paysans, et les confièrent aux soins d’une fermière, nommée Pellegrin, qui demeurait sur la route de Fontenay à Fougères.
Ils y restèrent cinq mois. La dame Voyneau les retira au mois de juillet 1793, et les emmena avec elle à Roche-sur-Yon; mais au bout d’un mois, les troubles de la guerre la mirent dans la nécessité d’abandonner cette retraite.
Après le passage de la Loire par les insurgés, la dame Voyneau reparut avec sa fille, sans que l’on sût ce qu’était devenu son fils, qu’elle avait emmené cependant avec elle. On rapportait à ce sujet qu’Auguste avait été laissé entre les mains d’une fille nommée Rose Seguin, ancienne femme de chambre de sa mère, et que tous les deux avaient été égorgés, le 27 février 1794, à la Fauconnière. Il était constant en effet, que ce jour-là, ce village avait été pillé, incendié, ravagé; que tous les habitans en avaient été massacrés. Mais rien d’abord n’attestait positivement qu’Auguste eût été du nombre des victimes.
Cependant, des commissaires aux subsistances de la ville de Nantes, en parcourant la Vendée avec une escorte, avaient trouvé à Sainte-Pezanne trois enfans respirant encore au milieu des cadavres sanglans et des décombres enflammés. Touchés de pitié à la vue de ces trois intéressantes créatures, les commissaires les avaient fait mettre sur un chariot, et conduire à Nantes. La dame Clavier, qui les vit arriver, tendrement émue de leur sort, en prit un avec elle, et lui prodigua tous les soins d’une mère.
Le 14 août 1796, Jean Martineau, homme d’affaires du sieur et de la dame Voyneau, étant allé, par hazard, dans la ville de Nantes, vit, chez la dame Clavier, l’enfant qu’elle avait adopté, le reconnut pour le fils de ses patrons, et s’empressa d’annoncer cette nouvelle à sa maîtresse: il y avait de quoi faire bondir de joie et de saisissement le cœur d’une mère ordinaire; mais celle-ci demeura toujours, suivant l’accusation, froide, indifférente, prétendant que son fils n’existait plus. On ajoutait même qu’elle ne fit aucune démarche pour s’assurer de la vérité.
La demoiselle d’Orioux, tante de l’enfant, ne partageant pas cette insensibilité, vola aussitôt à Nantes, se rendit chez la dame Clavier, reconnut son neveu, le pressa sur son sein, et protesta qu’elle ne l’abandonnerait jamais. Elle était accompagnée d’une dame Constantin, qui avait vu habituellement Auguste à Fontenay, et qui le reconnut aussi sans peine.
Bientôt le bruit de cette découverte devient la nouvelle de toute la ville de Fontenay; l’opinion publique, qui, comme l’on sait, se passionne si facilement pour tout ce qui est extraordinaire, se prononce avec énergie contre l’insouciance inexcusable de la dame Voyneau, qui se voit enfin forcée de faire le voyage de Nantes. Elle y arrive, se présente chez la dame Clavier, voit l’enfant, l’examine, et persiste à dire que ce n’est pas le sien, tandis qu’un vieux domestique, dont elle était accompagnée venait, a-t-on dit, d’être reconnu spontanément et nommé par cet enfant, qu’il avait reconnu lui-même.
La demoiselle d’Orioux et la dame Clavier réunirent leurs efforts en faveur d’Auguste. On lui nomma un tuteur, en l’absence du sieur Voyneau, qui était émigré depuis long-temps; un procès s’engage contre la mère.
Pour repousser cette première attaque, la dame Voyneau produisit un acte de décès, rédigé par le juge de paix de La Gaubretière, le 18 février 1795, duquel il résultait que plusieurs habitans avaient déclaré qu’un enfant du nom d’Auguste, accompagné d’une gouvernante nommée Rose Seguin, avait été massacré par des soldats, le 28 février 1794. Elle soutint, en outre, que l’enfant qu’on voulait la forcer de reconnaître, était fils d’un nommé Pasti, meunier dans le département de la Vendée.
La femme Pasti et une de ses parentes furent appelées; la première ne reconnut pas l’enfant d’une manière très-positive; la seconde se prononça plus formellement.
Mais on opposait à ces déclarations l’hésitation de la prétendue mère, l’indifférence qu’elle avait montrée en voyant l’enfant, son refus de le réclamer d’une manière expresse, et enfin la certitude que l’enfant de Pasti avait les cheveux très-noirs, tandis qu’Auguste les avait très-blonds. Quant à l’acte de mort du 18 février 1795, on allégua qu’il avait été fait un an après le massacre de La Gaubretière; qu’il avait été rédigé sur la déclaration de plusieurs témoins qui n’avaient pas connu le jeune Voyneau; et que cette pièce méritait, d’ailleurs, d’autant moins de confiance, que l’enfant à qui ils avaient donné le nom d’Auguste était désigné comme ayant les cheveux noirs, ce qui excluait l’identité, puisqu’il était constant que la chevelure de celui-ci était blonde. Il fut prouvé d’ailleurs que la femme Pasti et sa parente avaient passé la journée entière qui précéda leur comparution, chez la dame Voyneau, et qu’elle avait eu une très-longue conférence avec ses conseils.
Après une instruction longue et minutieuse, un jugement du tribunal de Fontenay, en date du 24 nivose an 6 (13 janvier 1798) proclama l’enfant fils de la dame Voyneau. L’appel de cette décision ayant été porté devant le tribunal du département des Deux-Sèvres, à Niort; elle fut confirmée, après quinze audiences de plaidoiries.
Tout paraissait donc irrévocablement terminé pour l’état de ce jeune enfant, lorsque le sieur Voyneau père, rentré en France, à la faveur de l’amnistie accordée aux émigrés, indigné de se voir forcément le père d’un enfant qui lui était étranger, protesta contre les deux jugemens rendus.
En partant pour la terre d’exil, il avait laissé un fils nommé Auguste, âgé d’environ deux ans; il trouvait à son retour un enfant du même nom; mais, instruit par sa femme de ce qui s’était passé en son absence, et jaloux de faire rendre hommage à la vérité, il attaqua le jugement souverain du tribunal de Niort par la voie de la tierce-opposition; de sorte que la cour de Poitiers eut à juger si la résurrection du père, frappé de mort civile jusqu’à l’amnistie, devait ravir au fils, s’il était vrai qu’il ne fût pas mort, son existence sociale.
Par arrêt du 23 juillet 1806, la cour de Poitiers déclara le sieur Voyneau non recevable dans sa tierce-opposition. Il était facile de présumer que cet arrêt ne mettrait pas un terme aux justes prétentions du sieur Voyneau, il se détermina donc à dénoncer au tribunal suprême la décision de la cour de Poitiers. Le ministère public conclut encore en faveur de l’enfant, et se fonda principalement sur l’indivisibilité de la chose jugée; mais la cour, après en avoir délibéré dans ses séances des 5 et 6 janvier 1809, prononça dans le sens contraire. La décision de la cour de Poitiers fut annulée, et les parties furent renvoyées devant la cour d’Orléans.
Au moment où fut rendu cet arrêt, le prétendu Auguste Voyneau était sous nos victorieux étendards; il venait de se couvrir de gloire dans une bataille encore récente; il donnait les plus grandes espérances. Il n’était pas vraisemblable que le sieur Voyneau eût voulu se dépouiller de tous les sentimens de la nature, de l’amour-propre même, qui est ordinairement la dernière chose qui s’éteigne en nous, et ne se fût pas empressé de reconnaître pour son fils ce jeune homme, couronné des lauriers de la victoire, si de puissantes raisons ne l’eussent pas repoussé de son sein, comme lui étant tout à fait étranger.
Cette affaire, portée devant la cour d’Orléans, ne tarda pas à prendre une face tout-à-fait opposée à celle qu’elle avait eue jusqu’à ce moment aux yeux du public. M. Moreau, avocat du sieur Voyneau, s’attacha d’abord à faire ressortir les jeux cruels et bizarres de la crédulité populaire. Il fit voir que, lorsque la dame Voyneau avait succombé sous le poids des préventions du vulgaire, ces préventions étaient portées à ce degré d’exaltation qui laisse si peu d’empire à la raison, à la morale et à la justice. C’était alors une sorte de vertu de mépriser les droits du sang et la distribution des rangs dans la société. Il convenait d’ailleurs au système de nivellement et d’égalité qui dominait alors, que l’enfant d’une maison distinguée pût être remplacé par l’enfant égaré d’un paysan, et que celui-ci passât brusquement de la misère à une honorable aisance.
«Voilà, disait l’avocat, les dispositions qui ont fait naître et favorisé l’odieux projet de substituer Grégoire Pasti à Auguste Voyneau, et de le jeter dans les bras de la dame Voyneau, à la place du fils qu’elle avait perdu.
«M. Voyneau était absent; il se trouvait inscrit sur la liste des émigrés; on eut la coupable pensée qu’on n’avait rien à ménager avec lui ni les siens.
«Ce projet intéressait la dame Clavier, qui, croyant pouvoir choisir entre deux mères, rejette celle qui n’a rien, et adopte celle avec laquelle elle peut mettre à très-haut prix les soins qu’elle a donnés à l’élève dont elle veut se débarrasser.»
L’avocat parla ensuite des manœuvres employées pour faire réussir devant les premiers juges cette singulière et criminelle entreprise.
«C’est alors, dit-il, que des meneurs échauffèrent les esprits: on donna cet enfant en spectacle; on l’endoctrina pour l’accomplissement des desseins qu’on avait sur lui; on trouva des témoins bénévoles, on en instruisit de crédules, qui se dévouèrent; et à ceux qui résistaient en faveur de la vérité, on leur disait: Si vous croyez que ce n’est pas le petit Voyneau, ne le dites pas; vous feriez tort à cet innocent.»
Vint ensuite l’explication de l’illusion de la demoiselle d’Orioux. Cette illusion sur l’existence de son neveu était si forte d’abord, qu’entraînée par un caractère ardent et impétueux, cette demoiselle aurait voulu la faire passer dans tous les esprits; et cette séduction, tout à la fois innocente et funeste, avait commencé par les domestiques de sa maison. La demoiselle d’Orioux avait bien remarqué des différences notables entre son neveu et l’enfant qu’on lui présentait; mais, comme ce que le cœur approuve l’esprit l’adopte par entraînement, elle s’était laissée surprendre par quelques traits communs à tous les enfans du même âge. Elle conserva cette erreur jusqu’à ce que, dans les villages de La Gaubretière et de La Fauconnière, elle eut soigneusement recueilli, de la bouche d’une foule de témoins irrécusables, les détails de la mort et de la sépulture de son neveu. C’est alors qu’elle eut la noble franchise de désavouer une reconnaissance qui n’avait jamais été exempte de doute, et qui fut toujours l’erreur d’une imagination exaltée. Alors elle avait rendu hommage à la courageuse et noble résistance de la dame Voyneau, sa belle-sœur, en se reprochant à elle-même d’avoir trop légèrement cédé aux premiers mouvemens d’une fausse sensibilité.
Il était prouvé que c’étaient les servantes de cette demoiselle qui, sur la foi de leur maîtresse, avaient reconnu, dans la personne d’Auguste, le fils Voyneau, qu’elles n’avaient vu que momentanément à un intervalle de quatre années. C’étaient ces mêmes servantes qui, assistées de la veuve Clavier et de quelques autres femmes d’un esprit faible et d’une tête exaltée, avaient promené cet enfant dans les lieux jadis habités, pendant quelques mois, par le fils Voyneau; et qui, après lui avoir attribué des reconnaissances locales que leur aveugle prévention avait provoquées par des demandes faites de manière à commander les réponses, les avaient racontées comme autant de merveilles, à d’autres personnes associées par elles à la cause de leur protégé.
Le sieur Voyneau fournit également la preuve que l’acte mortuaire de son fils, dressé dans une forme probante, avait été extrait d’un registre reconnu comme public, et devait prévaloir contre les preuves testimoniales et les exclure, tant qu’on n’avait pas fait prononcer la nullité de l’acte contenant, par écrit, la preuve contraire.
On mit en regard le signalement des deux enfans, tel qu’il avait été présenté aux premiers juges, et tel qu’il avait été justifié par les enquêtes.
D’après ce signalement, les sourcils d’Auguste étaient très-peu garnis, et ses yeux petits, roux et enfoncés. Voyneau avait, au contraire, des sourcils épais et de grands yeux bleus à fleur de tête. Cette différence essentielle était reconnue par tous les témoins. Auguste portait au front, du côté droit, à la racine des cheveux, une cicatrice occasionée par une chûte. Voyneau avait au front une cicatrice, suite d’un pareil accident, mais elle était à gauche, et se perdait dans le sourcil. Des témoins irrécusables attestaient aussi cette dissemblance. Auguste portait, dit-on, un signe au-dessous du sein droit. Ce signe n’existait pas sur Voyneau, qui n’en avait aucun. Les nourrices et les habitués de la maison paternelle le déclaraient.
Enfin, Voyneau avait eu la petite vérole au mois d’octobre 1793; les ravages de cette maladie avaient laissé sur son visage des traces ineffaçables; elles étaient apparentes pour tout le village de La Fauconnière, à l’époque du mois de février 1794, peu de jours avant qu’il pérît. Auguste, au contraire, n’avait pas le moindre vestige de cette maladie, lorsqu’il était entré chez la veuve Clavier, et qu’il avait paru devant les premiers juges. Il n’avait eu la petite vérole que depuis les jugemens attaqués, et dans la maison de son tuteur. Tels étaient les deux individus que l’on voulait identifier et confondre.
Pour achever de convaincre les juges, on produisit une déposition d’un grand poids; c’était celle d’Anne Pasti, nièce de la meunière dont nous avons parlé. Cette fille avait déclaré que l’enfant qui se disait Voyneau n’était autre que son cousin Grégoire Pasti; qu’il avait été arraché de ses bras dans un chemin qui conduit de La Chesnaye à Sainte-Pezanne, par un volontaire faisant partie de la troupe qui escortait un convoi; que cet enfant avait été placé dans une charrette avec deux autres petits enfans qui étaient de la métairie de Champ-Blanc; qu’elle avait plus tard reconnu cet enfant chez la veuve Clavier, et qu’après l’avoir examiné bien attentivement, elle persistait à dire que c’était Grégoire Pasti.
Éclairée par la discussion lumineuse de l’avocat, et par la production de témoignages nombreux et irrécusables, la Cour d’Orléans rendit, le 29 juin 1810, un arrêt par lequel, après avoir rappelé tous les vices de l’enquête faite en faveur de l’enfant, elle fit défense au réclamant de se dire et qualifier Louis-Auguste-René Voyneau, fils de Louis-Athanase-François Voyneau et de Marie Honorée Monsorbier, son épouse; ordonna que ladite qualification de Voyneau serait rayée de tous actes et registres où elle aurait pu être prise et donnée, et le condamna à rendre et restituer au sieur Voyneau les sommes qui seraient justifiées avoir été payées à titre de provision ou autrement, en vertu des jugemens rétractés.
Cette décision, rendue après une longue délibération et sur les conclusions conformes du ministère public, dut donc effacer jusqu’à la plus légère trace des soupçons outrageans qui s’étaient élevés sur le compte des sieur et dame Voyneau. Ils avaient eu long-temps à souffrir de toute l’influence des deux jugemens qui, en introduisant un étranger dans leur famille, les avaient signalés comme des violateurs des lois les plus saintes de la nature. L’arrêt de la cour d’Orléans les affranchit de cette tyrannie de l’opinion, ce fut, en même temps, un solennel hommage rendu à l’excellence des sentimens attachés à la maternité. C’était presque déclarer, d’une manière implicite, qu’une mère était incapable de désavouer son enfant, et que, d’un autre côté, il était impossible, même à la plus parfaite ressemblance, de tromper ses yeux ni son cœur.
COMPLOT D’EMPOISONNEMENT
FORMÉ PAR LA DAME LEVAILLANT CONTRE SA
BELLE-MÈRE ET LE MARI DE SA BELLE-MÈRE.
La révolution française, ce formidable et sanglant cataclysme, qui devait produire, avec le temps, tant d’améliorations importantes, avait commencé par confondre tous les rangs et toutes les classes. Cette confusion, œuvre de la violence et du débordement général des idées, ne pouvait manquer de donner naissance à bien des désordres. Le mépris des anciennes croyances religieuses, la violation des plus saintes lois de la morale, la théorie des droits de l’homme exploitée par quelques-uns, sans égard pour les droits d’un grand nombre, le déplacement et la dispersion des fortunes, avaient jeté dans tous les esprits une sorte de frénésie qui devait y laisser des traces de longue durée. Un des résultats les plus immédiats de cet état de choses, résultat qui est une des plaies de la société actuelle, c’était le désir universel de s’enrichir, comme par enchantement; comme si la richesse (nous parlons de celle qui est légitimement acquise) n’était pas d’ordinaire le fruit du temps, du travail et de l’économie. Vint ensuite un système général d’éducation qui, pour les femmes surtout, produisit les effets les plus nuisibles. Il n’y eut plus de fille de si petit bourgeois qui, avec ses talens et ses arts d’agrément, ne se crût digne de briller dans le monde, et de devenir la femme de quelque grand personnage. Toutes les jeunes têtes de nos demoiselles de pensionnats, rougissant de l’obscurité de leurs parens, séduites par le clinquant des honneurs et de la gloriole, entretenues dans ces idées par de dangereuses lectures, ne rêvaient de bonheur possible que dans l’éclat d’une haute condition; de là tant de honteuses passions dont les exemples ne manquent pas; de là tant de malheurs domestiques qui ont agité la société et attristé l’observateur. Telle fut aussi la principale source des criminels égaremens de la dame Levaillant et de l’odieuse flétrissure qui demeure attachée à son nom.
Lors de la formation du fameux camp de Boulogne, Levaillant fut attaché, comme capitaine-adjoint, à l’état-major général de l’armée. Étant en garnison à Saint-Omer, il fut logé chez Brutinel, ancien marchand retiré du commerce, et ne tarda pas à être épris des charmes de sa fille. Il écrivit sur-le-champ à sa mère, mariée en secondes noces à M. Chénié, receveur des contributions à Paris, pour la prier de consentir à son mariage avec la demoiselle Brutinel.
La dame Chénié prit des renseignemens sur la famille Brutinel, et ceux qu’elle reçut ne l’ayant pas satisfaite, elle refusa son consentement. Vainement Levaillant renouvela ses instances; elles furent toutes infructueuses: malheureusement les représentations, les ordres de sa mère ne le furent pas moins. Levaillant, se trouvant âgé de vingt-cinq ans, usa de la faculté que lui accordait la loi, il fit faire à sa mère trois sommations respectueuses, et se maria le 10 thermidor an XII.
Il paraît que les illusions de bonheur que s’étaient faites les deux époux s’évanouirent presqu’aussitôt qu’ils furent unis. D’ailleurs, Levaillant eut à se plaindre de son beau-père. Puis la demoiselle Brutinel, déçue dans ses espérances, parce que son mari, qui avait trompé la confiance de ses chefs, n’était plus en activité de service, et ne jouissait plus que d’un traitement de réforme très-modique, vint joindre ses reproches aux mauvais procédés de son père. Voici ce qu’elle écrivait à son mari, à la date du 11 janvier 1808:
«Tu me donnes un exposé de ta situation qui n’est guère brillante; je ne vois que dix-sept cents francs de réel. Tu supposes ensuite quinze cents francs pour une place; ce sont les appointemens d’un commis: je n’y consentirai jamais. Je ne veux pas bien décidément être la femme d’un être aussi subalterne: je préférerais renoncer à l’existence. Tu comptes sur douze cents francs de mon père, que nous n’aurons jamais, sans que tu cherches à te distinguer en ayant un état honorable; il s’est expliqué là-dessus ouvertement. Il faut, Levaillant, que je t’aime bien fortement pour pouvoir te pardonner le malheur dans lequel tu me réduis. En vérité, j’en perdrai la tête, si l’espoir ne renaît dans mon cœur; car j’ai l’âme bien grande, souviens-t-en, et je ne saurais supporter un état abject. Combien tu es loin de me ressembler!... Pour obtenir la plus petite faveur qui me fera distinguer d’un être vulgaire, je me jetterais dix fois à genoux, s’il le fallait: ce n’est que l’espoir que je tiendrai un jour un rang sur la terre qui fait que mon cœur se dilate. Avec les idées aussi peu élevées que tu les as, pourquoi m’as-tu épousée, en me berçant d’un espoir que tu ne te sentais pas en état de réaliser? Tu as fait mon malheur, et je ne fais pas ton bonheur, à mon grand regret.»
Nous pourrions citer d’autres lettres à peu près semblables pour le fond des idées: celle-ci suffira pour donner la mesure de l’ambition vaniteuse de la fille d’un petit marchand. Toutes les lettres transcrites dans l’acte d’accusation, ou lues à l’audience, expriment les mêmes regrets, les mêmes sentimens, le même besoin de changer de situation et de rang.
Levaillant revint à Paris après la campagne de 1809, et sa femme partit aussitôt de Saint-Omer pour venir le rejoindre. Elle sollicita alors et elle obtint d’être présentée à la famille de son mari; elle en fut accueillie avec bonté. Mais madame Chénié était heureuse, tant par sa propre fortune que par la place de son mari. Le spectacle de ce bonheur irritait d’autant plus la femme Levaillant, qu’il lui faisait sentir plus vivement sa propre médiocrité, qui déjà la désespérait.
Aussi la haine de cette femme pour madame Chénié croissait-elle chaque jour, et elle arriva enfin à ce point, que le 15 décembre, elle osa déclarer à la fille Magnien, sa femme de chambre, qu’elle voulait faire avaler quelque chose à sa belle-mère.
Si l’on en croit la fille Magnien, elle fit tous ses efforts pour amener la dame Levaillant à renoncer à ce projet criminel; mais tous ses efforts à cet égard furent inutiles; et sa maîtresse, en lui annonçant qu’elle persistait dans sa résolution, lui dit: Je ne vois qu’Adolphe qui puisse me seconder; parlez-lui-en, mais comme si cela venait de vous.
Cet Adolphe était un domestique, l’amant de la fille Magnien, et que, sans doute, à la recommandation de celle-ci, Levaillant avait placé lui-même, depuis peu de temps, auprès de sa mère. Dès le lendemain de cette communication, la fille Magnien fit part à Adolphe de ce que lui avait dit la dame Levaillant. Celui-ci, si toutefois on veut bien ajouter foi à sa déposition, fut d’abord indigné d’une semblable proposition, et crut devoir en prévenir la dame Chénié, qui, dans le premier moment, manifesta le doute qu’il dit avoir exprimé lui-même.
Cependant, le même jour 19 décembre, la femme Levaillant, toujours occupée de son affreux projet, se présenta, avec sa femme de chambre, chez quatre pharmaciens, pour acheter de l’arsenic. Tous refusèrent de lui en vendre; un seul lui vendit de la noix vomique, propre à détruire les rats. La femme Levaillant demanda si cette drogue pouvait faire périr une personne: on lui répondit que non; que d’ailleurs l’amertume et le mauvais goût de cette substance préviendraient les personnes qui seraient exposées à en prendre.
Alors elle essaya de fabriquer elle-même du poison, en faisant infuser de la monnaie de cuivre dans du vinaigre et du sel, et dit à la fille Magnien, à qui elle fit part de ce procédé, qu’elle était déjà parvenue à rendre aussi blanc que l’arsenic le vert-de-gris qu’elle en retirait. Elle lui témoigna ses craintes au sujet de l’insuffisance de ce poison, et ajouta: Si je pouvais m’en procurer, j’emploierais du sublimé corrosif; c’est le poison qu’employait la Brinvilliers dans ses grandes expéditions.
Quelques jours après, pour essayer la force de celui qu’elle avait fabriqué, elle en mit dans un plat de haricots qu’elle avait fait prendre chez le traiteur. Elle n’y toucha point, non plus que son mari; mais la fille Magnien en ayant mangé, elle fut très-incommodée. Selon sa déclaration, elle avait remarqué que l’assaisonnement de ces légumes était extrêmement âcre; qu’il prenait à la gorge, et semblait y allumer un feu dévorant, ainsi que dans l’estomac. Elle éprouva, après le dîner un malaise général; il lui prit des éblouissemens, une grande faiblesse et des mouvemens convulsifs dans les bras et dans les doigts; il se manifesta, en outre, de l’enflure à l’estomac et au nombril; puis des évanouissemens eurent lieu. Enfin, la fille Magnien, se rappelant que sa maîtresse avait fabriqué du poison, soupçonna qu’on avait voulu en faire l’essai sur elle. Dès le premier moment de son indisposition, elle avait pris du vin, de l’eau-de-vie et de l’eau de Cologne; mais ses douleurs n’ayant fait qu’augmenter avec de pareils remèdes, elle but beaucoup de lait, ce qui lui procura un grand soulagement. Peu après, elle vomit tout ce qu’elle avait mangé, et s’aperçut que les alimens qu’elle rendait étaient d’une amertume extrême, et lui picotaient le palais et la bouche; cependant, elle ne parla point de cet accident, ce jour-là, aux sieur et dame Levaillant; et elle eut encore avec eux la même réserve, elle garda le même silence, lorsque, quelques jours après, elle les entendit se disputer, parce que la femme Levaillant voulait recommencer l’épreuve du poison sur elle, en en mettant sur une carpe frite, et que son mari s’y opposait. Mais un autre jour que la fille Magnien causait avec sa maîtresse et que celle-ci lui parlait de poison, elle lui dit: Ne me croyez pas assez imbécille pour ne m’être pas aperçue qu’on avait mis quelque chose dans les haricots qu’on m’a donnés, il m’ont rendu très-malade. Cette observation fit rougir de confusion la femme Levaillant, qui se cacha dans son schall, et répondit: cela vient sans doute de la malpropreté du traiteur.—Non, répliqua la fille Magnien; je me suis informée si d’autres personnes avaient été incommodées, et cela n’est arrivé qu’à moi seule. La conversation changea; mais, la fille Magnien ayant reparlé, quelque temps après, du vert-de-gris, la femme Levaillant lui répondit: Voyez si une très-petite quantité de vert-de-gris vous a fait tant de mal, ce que doit faire une forte dose.
Que de choses invraisemblables dans ce récit de la fille Magnien! Est-il croyable qu’ayant soupçonné d’avoir été empoisonnée, elle n’ait pas parlé de cet accident? Qui pourra croire qu’avec de semblables motifs, elle ne sortit pas sur-le-champ de cette maison? Toute autre n’aurait-elle pas abandonné sa maîtresse, et porté plainte? Ces objections n’affaiblissent pas sans doute la principale accusation portée contre la dame Levaillant; mais quelle idée peut-on se former de la moralité de la fille Magnien?
Il paraît, au surplus, et toujours d’après la déclaration de la fille Magnien, que c’était à Saint-Omer même que la femme Levaillant avait conçu son projet d’empoisonnement; car un sieur Marescot lui ayant un jour demandé quel était le but de son voyage, elle lui avait répondu: C’est mon secret.
Quoi qu’il en soit, Adolphe, à qui la femme Levaillant avait fait écrire de venir chez elle le 22, s’y rendit. Seule avec lui et la fille Magnien, elle lui communiqua ses intentions, et lui dit qu’elle comptait sur lui pour les remplir. Adolphe appuya sa tête sur sa main, comme s’il eût voulu réfléchir. La dame Levaillant dit alors à sa femme de chambre: Voilà Adolphe qui réfléchit; il a raison, car, s’il n’a pas assez de courage pour exécuter ce que je lui propose, j’attendrai la saison des fraises, et j’empoisonnerai la dame Chénié au moyen de ce fruit. Adolphe, voyant que, s’il n’avait pas l’air de se prêter à ses vues, il ne pourrait en arrêter l’exécution, dit: Oui, je réfléchis; mais j’aurai le courage de faire ce que vous voudrez. Ensuite, et toujours dans l’intention de l’en détourner, il prétendait qu’il lui avait fait observer qu’elle ne retirerait qu’un médiocre bénéfice de cet empoisonnement, la dame Chénié ayant donné tout son bien à son mari. La dame Levaillant répondit que, les choses étant ainsi, il faudrait aussi empoisonner M. Chénié, et demanda à Adolphe s’il se sentirait le courage de le faire. Celui-ci répliqua que, l’ayant bien pour un individu, il l’aurait également pour deux.
Satisfaite de cette réponse, la femme Levaillant parla alors du mode d’exécution et de ses suites; elle voulait que, le soir du 1er janvier, Adolphe jetât le poison qu’elle lui donnerait dans l’eau tirée à clair qui aurait servi à faire bouillir le marc de café, afin que cette substance eût le temps de se dissoudre, et d’opérer l’effet qu’elle en attendait, lorsqu’on ferait, avec cette eau, le café pour le lendemain. Elle ajouta qu’elle choisissait ce jour-là, parce que les demoiselles Lucotte, petites-filles de la dame Chénié, viendraient voir leur grand’mère, et que, comme la dame Chénié avait des difficultés très-grandes avec leur mère, on pourrait soupçonner ses petites-filles de l’empoisonnement.
Ensuite, elle fit observer à Adolphe qu’il pourrait être incarcéré; mais qu’il n’avait qu’à se tenir ferme, et toujours nier, qu’il ne lui en arriverait aucun mal. Elle ajouta que, lorsque la cuisinière aurait terminé son service, il fallait qu’il passât du vinaigre dans les casseroles, afin qu’en y apercevant du vert-de-gris, on pût imputer encore à la négligence l’empoisonnement des sieur et dame Chénié; que, sans doute, lorsque l’effet du poison se ferait sentir, on l’enverrait, lui Adolphe, chercher un médecin; qu’il faudrait bien qu’il y allât, mais qu’il ferait un grand tour dans la ville, afin de laisser au poison le temps d’agir. Elle termina, en disant à Adolphe qu’elle ne pourrait lui remettre le poison que le 29 décembre. Elle comptait, en effet, en recevoir à cette époque; car, suivant ses confidences à la fille Magnien, elle avait écrit au sieur Brutinel, son père, à Saint-Omer, pour le prier de lui envoyer huit ou dix grains d’arsenic, en lui annonçant que c’était pour se défaire de deux têtes qui la rendaient bien malheureuse. Le 27, la femme Levaillant reçut de Saint-Omer deux lettres contenant deux petits paquets, l’un d’arsenic, l’autre d’opium. Elle les confia à sa femme de chambre, pour les garder jusqu’au 29, jour fixé pour les remettre à Adolphe.
La déclaration de la fille Magnien portait encore que la femme Levaillant, tout occupée de son projet, lui dit qu’aussitôt qu’elle apprendrait la mort des sieur et dame Chénié, elle prendrait le cabriolet du sieur d’Argenvillers, et le prierait de l’accompagner dans les démarches qu’elle ferait pour solliciter, en faveur de son mari, la place du sieur Chénié. Un autre jour, elle dit à la même fille que, si son mari ne la rendait pas heureuse, elle trouverait bien le moyen de s’en défaire, et qu’alors son père serait avec elle.
Que la plupart de ces propos atroces aient été tenus par la dame Levaillant, ou qu’ils soient de l’invention de la fille Magnien, ils n’en révoltent pas moins; on ne peut croire à tant de perversité; on frémit malgré soi, en examinant tous ces calculs, toutes ces combinaisons, toutes ces prévisions du crime.
Le 29, la femme Levaillant remit les paquets de poison à Adolphe; ils étaient dans une petite boîte d’argent. Elle renouvela ses instructions à son agent, lui donna sept pièces de cinq francs, lui promit en outre deux cents louis et cent à la fille Magnien. Adolphe lui ayant demandé si son mari était du complot, elle répondit que non, mais qu’on ne devait pas le craindre, parce qu’il donnerait bien cent louis de récompense à celui qui l’aurait exécuté.
A peine Adolphe fut-il rentré chez la dame Chénié, qu’il lui rendit compte de tout ce qui venait de se passer, et lui remit les sept pièces de cinq francs, ainsi que la boîte qui renfermait le poison. Cette dame alla le lendemain même faire sa déclaration à la préfecture de police, et le 31, elle y envoya Adolphe pour faire aussi la sienne.
Le 1er janvier, la femme Levaillant, après avoir été faire visite à sa belle-mère, dit à la fille Magnien: Ces petites mâtines (en parlant des demoiselles Lucotte), ne sont pas venues, et cela me gêne dans l’exécution de mon projet; mais, comme une chose retardée manque souvent, il faut que cela aille. Au surplus, j’ai aperçu un moyen d’exécution dont je pourrai user par moi-même, si celui-ci manque.
Le même jour, après s’être concertée avec la police, la dame Chénié reçut à dîner chez elle son fils et sa femme. Cette dernière avait annoncé à Adolphe qu’elle avait encore à lui parler; et il avait été convenu entre eux que, quand il entrerait dans le salon sous un prétexte quelconque, et qu’il frapperait sur le fauteuil de la dame Levaillant, cela voudrait dire qu’elle pouvait sortir et s’entretenir avec lui. Après le dîner, le signal convenu fut en effet donné; la femme Levaillant sortit, et Adolphe la conduisit dans une pièce près de laquelle la dame Chénié avait fait cacher deux personnes: les sieurs Bouvard et Beaupoil-Saint-Aulaire.
Adolphe dit à la femme Levaillant: «Vous voyez, madame, que les demoiselles Lucotte ne sont pas venues et ne viendront pas.—Il faut, répondit-elle, suspendre l’exécution et la remettre à un autre jour.» Adolphe lui dit ensuite: «Madame, votre argent et vos promesses ne pourront pas me dédommager de ce que vous avez fait à ma bonne amie; vous l’avez empoisonnée.—Pourquoi en a-t-elle mangé? répondit la femme Levaillant; d’ailleurs il n’y avait rien à craindre pour ses jours, la dose était trop faible; ce n’était qu’un simple essai, afin de m’assurer de l’effet du poison.»
En ce moment, une des personnes cachées dans la pièce voisine, ayant fait un mouvement, la femme Levaillant fut épouvantée et voulut sortir; mais voyant que la porte était fermée, elle se jeta aux genoux d’Adolphe, en lui disant: Vous me perdez, rendez-moi la boîte; je renonce à tout. Adolphe toussa; les deux personnes apostées sortirent à ce signal, et parurent dans la chambre. La femme Levaillant se remit aussitôt, et demanda au sieur Saint-Aulaire ce qu’il lui voulait: «Rien, répondit-il.»
Alors elle retourna dans le salon, puis en sortit quelques instans après, alla chercher Adolphe dans la salle à manger, l’emmena aux lieux d’aisances, et lui reprocha de l’avoir perdue. Ce fut dans cet instant que la police s’empara de sa personne.
Interrogée plusieurs fois, tant à la préfecture de police que par le magistrat de sûreté et le juge d’instruction, elle varia dans tous ses interrogatoires et souvent dans le même.
D’abord elle avait présenté Adolphe comme le premier instigateur du complot, et comme voulant le mettre à exécution, quoique elle eût fait tous ses efforts pour l’en détourner; mais elle ne persista pas long-temps dans cette accusation; car, le même jour, elle fit une déclaration que nous allons transcrire comme pièce à l’appui des faits articulés jusqu’ici, lesquels, sans cette précaution, pourraient paraître invraisemblables. La voici:
«Il est inutile ici de vous dissimuler la vérité. Si j’ai été coupable, je dois avoir le courage d’en faire l’aveu; j’aurai moins à souffrir, lorsque je l’aurai fait; et j’ose espérer que M. le conseiller d’état préfet voudra bien avoir la bonté d’avoir pitié de moi et de ma jeunesse, à laquelle seule je dois attribuer la conception du projet d’empoisonner monsieur et madame Chénié.
«Je déclare donc que nous étions abreuvés, mon mari et moi d’amertume de la part de madame Chénié. Que, chaque fois que nous la voyons, il n’est sorte de désagrémens qu’elle ne nous fît éprouver, joint au refus qu’elle a constamment fait de venir à notre secours, afin de nous procurer des moyens d’existence; je déclare, dis-je, que toutes ces choses ayant irrité mon mari et moi contre madame Chénié, et nous l’ayant fait détester l’un et l’autre, dans des momens d’exaspération, et je pourrais même dire, de délire, nous avons conçu le fatal projet d’attenter à ses jours et à ceux de son mari. En conséquence, je déclare que c’est moi qui me suis placée à la tête de ce détestable projet, et qui l’ai conduit jusqu’au moment où j’ai été arrêtée. Il est vrai que j’ai mis la fille Magnien dans ma confidence, qui, au lieu de m’en détourner, à été la première à l’approuver, et à alimenter ma haine contre madame Chénié et contre son mari. Il est vrai que je lui ai dit que je ne connaissais qu’Adolphe, cocher chez madame Chénié, capable d’exécuter le projet d’empoisonnement dont il est question, et que je priai cette fille de lui en parler comme d’une chose qu’elle avait conçue elle-même, d’autant mieux qu’elle m’avait offert de tâcher d’entrer comme femme de chambre chez madame Chénié, afin de servir mes projets.
«Elle en parla véritablement à Adolphe, qui, le 22, s’est rendu chez moi, où étant dans ma chambre à coucher, je lui ai dit qu’il était vrai que j’avais dit à Mimi (la fille Magnien) que j’avais conçu le projet d’empoisonner madame Chénié, et que, pour cet effet, j’avais l’intention que du poison fût mis dans la crème destinée au déjeûner de cette dame. Adolphe accepta la proposition que je lui fis de se charger de verser ce poison dans la crème de madame Chénié; et cependant il m’observa que cela ne me rendrait pas plus heureuse, parce que M. Chénié s’était fait tout donner par son épouse, au détriment de ses enfans, et qu’alors j’aurais avec lui et mon mari de grandes discussions.
«J’avoue qu’alors M. Chénié partagea toute la haine que j’avais contre sa femme, et que je dis à Adolphe qu’il fallait aussi empoisonner M. Chénié. Au lieu de me détourner de ce détestable projet, Adolphe le nourrit et m’a fortifiée dans ma conception, puisqu’à ma proposition il m’a répondu, qu’il ne lui coûterait pas plus d’empoisonner M. Chénié, qui, comme madame, prenait du café le matin.
«En conséquence, je déclarai à Adolphe que je lui procurerais le poison nécessaire pour mettre à exécution mon projet. En conséquence, je fus avec Mimi chez plusieurs apothicaires pour m’en procurer; mais aucun n’a voulu m’en vendre, à l’exception d’un seul, demeurant dans une rue dont je ne me rappelle pas le nom, qui me vendit pour quatre sous de mort aux rats. Il est faux que j’aie mis cette mort aux rats dans des haricots, ainsi que l’a prétendu Mimi, car elle est encore chez moi. Il est faux que j’aie mis dans ces mêmes haricots aucun poison quelconque; et assurément, si Mimi, qui en a mangé, a été indisposée, et si du poison a été mis dans ce légume, cela ne venait pas de moi.
«Ne pouvant me procurer la dose de poison convenable pour exécuter mon projet, j’écrivis à mon père, et je lui demandai cinq ou six grains d’arsenic, sans lui dire quel était le motif qui me les faisait désirer. Seulement je l’assurai que ce n’était pas pour nuire à quelqu’un; mais bien pour une cause qui ferait mon bonheur. Mon père m’a envoyé cet arsenic, et y a joint de l’opium pour me guérir des douleurs de dents que j’éprouve assez souvent. Il me les fit parvenir sous enveloppe de papier cacheté, poste restante.
«Le 27 du mois dernier, jour pour lequel j’avais demandé le poison à mon père, je fus à la poste avec Mimi, où je retirai le paquet qui le contenait. De retour chez moi, je le remis à Mimi pour le garder. Le même jour, le soir, Adolphe vint chez moi, et je le lui donnai dans une petite boîte d’argent, faisant partie de mon nécessaire, pour en faire usage le premier du mois courant, le soir, c’est-à-dire pour verser le poison dans le café qui devait servir au déjeûner du lendemain de monsieur et de madame Chénié. Par mon interrogatoire de ce matin, je vous ai rendu compte de ce qui s’y est passé, et notamment de l’observation que j’ai faite à Adolphe qu’il n’était pas encore temps d’exécuter le projet, et que je demandai le poison et la boîte qui le contenait, mon intention alors étant changée, et ne voulant plus qu’il fût exécuté.
«Comme j’entends faire un aveu sincère, je termine ma déclaration par dire qu’il est de toute vérité que j’avais promis à Adolphe et à Mimi de les récompenser pour la part que l’un et l’autre prenaient dans l’exécution de mon projet; et j’avoue que ledit jour 2 décembre, je donnai à Adolphe sept pièces de cinq francs, parce qu’il me dit qu’il n’avait pas d’argent, et non, comme il l’a prétendu, pour l’aider à vivre dans les prisons, si, relativement à l’exécution du crime dont il s’était chargé, il venait à être arrêté.»
Le lendemain, la prévenue dit qu’elle persistait dans sa déclaration de la veille. Seulement elle ajouta quelques mots tendant à disculper entièrement son mari et son père. Dans plusieurs autres interrogatoires qu’elle eut à subir, on remarqua plusieurs contradictions au sujet de l’envoi de poison qui lui avait été fait de Saint-Omer. Elle disait qu’elle ne pouvait croire que ce fût son père qui le lui eût envoyé.
Dans l’intervalle qui s’était écoulé entre ces interrogatoires, Levaillant avait été arrêté, en allant visiter sa femme. L’autorité devait chercher à savoir s’il avait été réellement étranger au crime dont on recherchait les auteurs. Interrogé sur les faits de l’accusation, il répondit qu’il n’avait eu aucune connaissance du complot formé contre sa mère et contre M. Chénié, et le lendemain, il se donna la mort, en se suspendant à l’espagnolette d’une croisée par le moyen d’un mouchoir passé autour de son cou.
On trouva sur la table de la chambre qu’il occupait une grande feuille de papier, sur laquelle il avait écrit une espèce de testament de mort, dont nous allons extraire les fragmens les plus importans.
«Plutôt mille mort que de vivre sans honneur; et ma seule arrestation est une tache qui ne s’effacera jamais.
«C’est par toi, c’est pour toi, que je suis ici, mon Adèle; mais je te pardonne de bon cœur: car, au moment de l’événement affreux qui nous a séparés pour jamais, j’avais déjà pris mon parti, et j’étais décidé à ne pas survivre à ta perte. L’espoir seul de t’être encore utile, d’intéresser quelques amis à ton sort, de te procurer quelques secours indispensables dans ta position affreuse, m’a retenu quelques heures de plus à la vie. Tu as dû recevoir de l’argent et des effets qui te prouvent ce que j’avance.»
Voici ce que Levaillant adressait au préfet de police: «Que va-t-on conclure de ma mort? tout ce qu’on voudra. Qu’on me croie coupable et me condamne comme tel, si cela peut être utile à quelqu’un, surtout à la malheureuse Adèle.
«C’est à genoux que j’écris ces deux lignes.
«Je prie en grâce M. le préfet d’avoir pitié d’une malheureuse créature égarée, sans doute, par la démence.
«Je lui ai toujours connu malgré son caractère violent et emporté, un excellent cœur; je prie M. le préfet de penser à deux familles respectables.
«Je parle de celle de mon père qui a huit enfans encore, et de celle de madame Chénié.
«Cette dernière, avec un peu d’humanité, de cordialité, de générosité, nous aurait épargné bien des maux, et se serait fait adorer, à bien peu de frais, de la malheureuse femme égarée qui l’a si cruellement outragée.»
Dans l’article destiné à la fille Magnien et à Adolphe, il souhaite que leur prochaine union soit heureuse. «Mais j’en doute, ajoute-t-il, elle est formée sous de trop funestes auspices....... Si vous m’eussiez averti, dès le principe, vous eussiez évité de grands malheurs, et n’auriez pas fait des malheureux de ceux qui ne vous avaient, du moins jusqu’ici, jamais fait que du bien.»
Venaient ensuite un article pour M. Chénié, un autre pour madame Chénié, un troisième pour la mère de sa femme, tous trois pleins de sens, de sentimens honnêtes et louables, de reproches respectueux et mérités, et surtout empreints d’une résignation mélancolique et vraiment touchante. Il est impossible d’être plus doux envers la mort.
Le dernier article était réservé à sa femme. Il était ainsi conçu: «Ma première pensée fut pour mon Adèle, et la dernière est encore pour elle. Je lui dis mon dernier adieu. Elle est là, tout près de moi, couchée sans doute; elle ne sait pas que je suis si près d’elle. Affreux verroux! sans eux, j’aurais été imprimer un dernier baiser sur ses lèvres.
«Jamais femme ne fut aimée comme toi. Je devais être plus heureux. Je ne vivais, je ne respirais que pour toi; c’est pour toi que je meurs!..... Mon avant-dernière prière à la Divinité est pour moi, la dernière est pour toi, ainsi que ma dernière pensée.
«Si les dernières volontés d’un malheureux, qui sont respectées partout, sont comptées pour quelque chose dans cet asile de douleurs et de larmes, on transmettra à chaque personne que cet écrit concerne ce qui lui est relatif.
«Minuit sonne..... Adieu, mon Adèle. Si je m’en souviens bien, ton nom est au coin du mouchoir de batiste qui..... mais ne t’afflige pas; adieu.....»
En marge on lisait: «Dans le fond de mon âme, je me crois encore digne de la décoration dont je fus honoré. On la trouvera sur mon cœur après mon dernier soupir. J’ai toujours été faible, mais jamais criminel. Dieu, devant qui je vais paraître, sera mon juge, et je ne crains point sa sévérité.
Et plus bas:
«Quand je l’aurais vu de mes deux yeux, je ne pourrais encore croire au tissu d’horreurs qu’on m’a débité. La chose pourtant existe, peut-être; mais on n’en connaît pas, j’en suis sûr, les ramifications. Je supplie encore M. le préfet de se faire bien instruire de toutes les moindres particularités qui peuvent y être relatives, de ne rien négliger pour y parvenir, et peut-être découvrira-t-il des choses qui le ramèneront à l’indulgence naturelle qu’on dit être la base de son caractère humain, généreux et bienfaisant.»
Dès que la femme Levaillant fut instruite de la mort tragique de son mari, comme si elle eût voulu prendre à tâche de se montrer indigne des sentimens tendres, passionnés et remplis de sollicitude dont il venait de lui adresser la dernière expression, elle chercha à échapper au châtiment dont elle se voyait menacée, en faisant décidément retomber sur lui tout le poids de l’accusation dirigée contre elle. Mais ce nouveau système de défense se trouvait détruit à l’avance par une lettre qu’elle avait écrite à Levaillant, le lendemain du jour où elle avait été arrêtée, et dans laquelle, pour se justifier aux yeux de son mari, elle s’efforçait de lui persuader que c’était Adolphe qui avait tout fait.
Le sieur Brutinel, père de la principale accusée, fut arrêté et mis en accusation comme complice de sa fille, quoiqu’il affirmât ne lui avoir point envoyé de poison.
Après les débats, qui furent animés et intéressans, et où les défenseurs des accusés firent de généreux efforts pour sauver leurs cliens, les jurés, après avoir délibéré, déclarèrent à l’unanimité que la femme Levaillant n’était pas coupable d’avoir tenté un empoisonnement sur la fille Magnien; qu’elle était coupable d’avoir commis volontairement une tentative d’homicide par poison sur la personne des sieur et dame Chénié; que cette tentative avait été manifestée par des actes extérieurs, mais qu’elle n’avait pas été suivie d’un commencement d’exécution; qu’elle n’avait pas été suspendue par des circonstances fortuites, indépendantes de la volonté de la femme Levaillant; que le sieur Brutinel n’était pas coupable de s’être rendu complice de la tentative d’empoisonnement sur les sieur et dame Chénié, en procurant à sa fille sciemment et dans le dessein de nuire, le poison destiné à commettre ce double homicide.
En conséquence de cette déclaration, la cour acquitta les deux prévenus.
Mais le président, avant de prononcer l’ordonnance d’absolution, adressa à la femme Levaillant les paroles suivantes:
«Le jury vous déclare coupable de la tentative d’un crime horrible. Si cette tentative n’est pas suffisamment caractérisée, vous le devez à la fortune. La cour ne peut prononcer contre vous aucune peine; je suis forcé de vous acquitter. Je vous livre à vos remords, si vous êtes capable d’en éprouver; puissent-ils vous inspirer la vertu, dont vous vous êtes si criminellement écartée!»
Telle fut l’issue de ce procès fameux qui occupa long-temps l’attention du public. Cependant il est vrai de le dire, tout le monde en avait parlé, sans en connaître les circonstances principales, qui présentent, comme on l’a vu, un épouvantable, un affligeant tableau: une procédure criminelle, dirigée par la propre famille de la prévenue; les manœuvres perfides de quelques méprisables valets; enfin l’emploi de moyens peu délicats pour constater le crime. Une seule pensée offre quelque chose de consolant: au milieu de machinations aussi perverses, combinées avec tant de sang-froid, et encouragées par des subalternes aussi infâmes, c’est qu’il ne fut pas prouvé que l’inexécution du crime ne pouvait qu’être attribuée au repentir. Il est bien certain que la femme Levaillant témoigna plusieurs fois, après la remise du poison, le désir de revoir Adolphe, et que celui-ci affecta de l’éviter. Cette considération, qui dicta l’opinion du jury, suffit pour qu’il soit permis de penser que la haine et le désir du crime avaient déjà fait place au repentir.
LES ASSASSINS
DU SIEUR COTTENTIN.
Le 28 mars 1810, deux particuliers passant, entre six et sept heures du matin, dans la rue des Moulins, à Paris, aperçurent un panier propre à contenir du vin; ils s’en approchèrent, le soulevèrent, et, remarquant qu’il en découlait du sang, ils s’empressèrent d’aller instruire de cette découverte le commissaire du quartier.
Ce magistrat s’étant transporté sur les lieux, on fit l’ouverture du panier, qui était attaché avec une corde ensanglantée, et on y trouva le cadavre d’un homme bien vêtu, ainsi qu’un chapeau dans l’intérieur duquel était écrit le nom de Cottentin. Des officiers de santé, mandés sur-le-champ, constatèrent que le cadavre avait, autour du cou, une forte pression, et une contusion au côté droit de la tête. Ils conclurent de là que l’homme assassiné avait été frappé avec un instrument contondant, et qu’ensuite il avait été étranglé, à l’aide d’une corde semblable à celle qui avait servi à lier le panier.
Le commissaire se rendit au domicile de Cottentin, que ses agens avaient découvert sans peine. Les employés, les domestiques du mort furent appelés; tous reconnurent leur patron et leur maître, et déclarèrent qu’il était sorti de chez lui le 27 mars, à neuf ou dix heures du matin, et n’avait pas reparu depuis. Le domestique Joseph dit qu’en sortant, le sieur Cottentin avait pris sa montre en or à répétition, avec sa chaîne également en or, et son portefeuille de maroquin vert, dans lequel il y avait, outre beaucoup de papiers, quatre à cinq billets de la banque de France. Tous ces objets avaient disparu; on n’avait trouvé sur le cadavre qu’un mouchoir, une cravate négligemment nouée, une petite épingle en or, une pièce de six liards et un centime; il n’était donc pas douteux que le malheureux Cottentin n’eût été assassiné par des gens qui voulaient le voler; mais rien encore ne pouvait mettre sur la piste des coupables.
Le magistrat de sûreté employa tous ses soins à obtenir des renseignemens sur les personnes que Cottentin fréquentait le plus assiduement; il apprit bientôt qu’il avait pour ami intime le nommé Lepeley-des-Longs-Champs; qu’il avait mis toute sa confiance en cet homme; qu’il allait le voir plusieurs fois par jour, et qu’il avait déposé chez lui son argenterie et ses papiers les plus précieux.
Ce Lepeley-des-Longs-Champs demeurait, depuis environ trois mois, dans une maison garnie, rue Neuve-des-Bons-Enfans, au troisième, au-dessus de l’entresol. Son logement était composé d’une antichambre longue et obscure, et d’une chambre à coucher avec alcôve.
Le commissaire se présenta chez lui le 28 mars, vers quatre heures du soir, et l’invita à le suivre chez le magistrat de sûreté. Lepeley se rendit à son invitation, et, ce qui ne laisse pas d’être frappant, c’est que, à peine fut-il entré, avant même que le magistrat lui eût adressé aucune question, il s’empressa de lui dire que, la veille, il lui était arrivé un singulier événement. Il rendit compte alors des relations qui existaient entre Cottentin et lui, du dépôt de papiers et autres objets que celui-ci lui avait confiés, et il s’exprima ensuite en ces termes: «Le 27 mars, vers les onze heures du matin, Cottentin vint chez moi, et me remit un projet de compromis entre lui et ses coassociés, qu’il me pria d’examiner. Peu de temps après, il sortit en m’annonçant qu’il reviendrait vers les quatre heures. A une heure environ, il est revenu, et m’a demandé ce que je pensais de l’acte qu’il m’avait remis; je lui répondis que, l’écrit ayant été rédigé par des hommes de loi qui connaissaient mieux les affaires que moi, je n’avais rien à dire.
«Deux minutes après, j’entends sonner à la porte de mon antichambre; je l’ouvre: deux hommes se présentent, et me demandent si le sieur Cottentin n’est pas chez moi. Sur ma réponse affirmative, ils entrent dans ma chambre, où était Cottentin. L’un d’eux, s’adressant à lui, l’interpella, pour savoir s’il comptait bientôt terminer l’affaire qu’ils avaient ensemble. Cottentin ayant répondu qu’il s’occupait d’un arrangement avec ses créanciers, l’individu lui répliqua qu’il y avait des dettes sacrées qui devaient être mises hors de ligne. Cottentin lui observa alors qu’il n’était pas chez lui. Sur quoi, le même homme lui dit que, puisqu’on ne l’y trouvait pas, il fallait bien qu’on vînt le chercher dans la maison où on l’avait vu entrer. Au même instant, et sans autre réflexion, il porta, avec la crosse d’un pistolet (autant que le trouble où j’étais a pu me permettre de le remarquer), un violent coup sur la tête de mon ami Cottentin, qui, étourdi et tremblant, se jeta dans mes bras, en s’écriant: Ah! mon ami! Aussitôt l’autre particulier, qui n’avait pas dit un mot, s’arma de deux pistolets, et me les présenta, en disant que, si je faisais un mouvement, il me brûlerait la cervelle; que je voulais aussi faire tort aux créanciers de Cottentin; que mon tour n’était pas encore venu, mais qu’il viendrait.
«Celui qui avait porté le premier coup à Cottentin lui passa aussitôt une corde au cou, et l’étrangla. Quatre minutes après, les deux individus se retirèrent, en me défendant de rien dire de ce qui venait de se passer. Ils n’ont rien pris à leur victime.
«Anéanti par ce fatal événement, je n’eus pas la force de faire aucun mouvement, ni de dire un mot pour faire arrêter les assassins de mon ami.
«Environ un quart-d’heure après, j’entendis de nouveau sonner à la porte. Craignant que ce ne fussent les mêmes hommes, j’allai regarder par la croisée qui donne sur l’escalier, et j’aperçus Héluin, avec lequel j’étais en relation d’affaires. Je lui ouvris la porte; il entra dans ma chambre à coucher, où je lui fis voir le cadavre de Cottentin étendu sur le carreau; et, après lui avoir raconté la déplorable scène qui venait de se passer chez moi, je lui demandai des conseils sur le parti que je devais prendre. J’avais parlé d’une déclaration devant le commissaire de police; mais Héluin n’adopta pas cette idée, et nous arrêtâmes d’acheter un grand panier propre à contenir des bouteilles de vin, de le faire remplir, porter ensuite chez moi, d’en retirer les bouteilles, de mettre à la place le cadavre de Cottentin, et de le faire déposer dans un endroit quelconque. Tout cela fut exécuté. J’appris depuis, par Héluin, que le panier renfermant le cadavre avait été porté chez la femme Thubry, sa sœur, rue des Moulins. J’avais remis à Héluin de l’argent pour fournir aux dépenses nécessaires à cette opération.»
Nous avons cru devoir mettre textuellement sous les yeux des lecteurs cette déclaration singulière, pour nous servir de l’expression si singulièrement employée ci-dessus par Lepeley. Elle servira à faire voir jusqu’où peut aller l’effronterie du crime, et à faire ressortir en même temps l’esprit de vertige et de maladresse dont le ciel frappe quelquefois les coupables, quelque rusés qu’ils soient d’ailleurs. Il fallait que Lepeley eût une bien grande confiance dans l’effet que devait produire cette fable si artistement combinée, pour oser, de son propre mouvement, sans être interrogé, venir la débiter devant un magistrat chargé de poursuivre les auteurs de l’assassinat. Et cependant, qui ne serait frappé de l’invraisemblance de ce récit, jusque dans ses moindres circonstances?
Après avoir reçu cette déclaration, le magistrat de sûreté se transporta sur les lieux où s’était commis le crime, et constata que le carreau de la chambre à coucher de Lepeley avait été lavé tout récemment, mais que des taches de sang y étaient encore empreintes. Il en remarqua aussi sur la redingotte et le pantalon que portait alors Lepeley, et qui avaient été également lavés.
On s’assura de la personne de Lepeley, et comme sa déclaration exigeait la même mesure à l’égard d’Héluin, on l’arrêta aussi, dans la nuit du 28 au 29 mars, dans une maison de jeu. Interrogé par le magistrat de sûreté, il fit des réponses à peu près conformes au récit de Lepeley, avec cette différence néanmoins qu’il prétendait avoir d’abord conseillé à celui-ci de se présenter chez un commissaire de police pour lui rendre compte de l’événement. Mais, tout en avouant qu’il avait reçu de l’argent de Lepeley, et remis cent cinquante francs à sa sœur, la femme Thubry, il soutint que cette femme ignorait que le panier renfermât un cadavre; «je lui avais déclaré, dit-il, qu’il contenait du vin, que dans une heure je l’enverrais reprendre pour le faire porter à Passy, et ensuite embarquer pour Rouen.»
Thubry et sa femme furent également interrogés. Il résulta de leurs déclarations qu’en effet Héluin avait fait porter dans leur loge (ils étaient portiers) un panier qu’il avait dit contenir du vin; mais que, l’ayant déplacé pour faciliter l’arrangement du lit de leurs enfans, et ayant remarqué du sang, Thubry était allé aussitôt dans la maison de jeu où il avait laissé Héluin, pour le prévenir de cette découverte, et lui signifier qu’ils ne voulaient pas garder un pareil dépôt; qu’alors Héluin avait manifesté de l’étonnement, et dit: Ah! le scélérat! il m’a trompé! mais que, lui ayant proposé de se rendre chez le commissaire de police, il s’y était opposé, en disant qu’ils seraient perdus; et qu’alors ils avaient transporté le panier de l’autre côté de la rue, à l’endroit où on l’avait trouvé le lendemain matin.
La veuve Thubry dit aussi que son frère, qui l’avait quittée après avoir fait déposer le panier dans sa loge, était revenu dans la même soirée, paraissant ivre; qu’il lui avait montré une montre à répétition avec une chaîne en or, qu’il disait valoir quinze louis, et qu’il avait aussi étalé des pièces d’or, en annonçant qu’il avait fait dans la journée une affaire qui lui valait plus de deux mille francs. Elle annonça aussi que sachant que son frère était joueur, elle lui avait demandé quelque argent, et qu’il lui avait donné cent cinquante francs, mais que ce n’était nullement pour prix de sa complaisance.
Héluin avait indiqué une fausse demeure; la police découvrit qu’il habitait un cabinet dépendant d’un local loué par une veuve Delaulne, avec laquelle il y a tout lieu de croire qu’il était en relation de concubinage. On fit perquisition dans le domicile de cette veuve, et l’on découvrit, entre la sangle et les matelas de son lit, deux portefeuilles verts, vides, l’un petit, ayant une serrure; l’autre, plus grand, sans serrure. La femme Delaulne déclara que ces portefeuilles lui appartenaient. Joseph, le domestique de Cottentin, et plusieurs employés de sa maison, reconnurent le plus grand de ces portefeuilles pour être tout semblable à celui de Cottentin. Héluin prétendit qu’il l’avait acheté depuis quatre ans, mais il ne put indiquer la personne qui le lui avait vendu.
La montre à répétition, avec sa chaîne, fut retrouvée entre les mains du sieur Béraud, employé dans les jeux, qui avait prêté cinq louis à Héluin sur ce nantissement.
On savait que Cottentin, par mesure de sûreté et en vertu d’un permis de port d’armes, ne marchait jamais sans avoir sur lui une paire de pistolets. On trouva ces armes dans la fosse de la maison garnie où demeurait Lepeley, ainsi que la clé du bureau de Cottentin, celle d’une malle déposée chez Lepeley et dans laquelle il renfermait ses papiers et une petite fiole contenant une liqueur blanche dont il faisait continuellement usage.
Tant de charges réunies contre Lepeley et Héluin les signalaient à la justice comme les auteurs du meurtre de Cottentin, ainsi que du vol de ses effets; mais il était présumable qu’un aussi mince intérêt n’avait pas été l’unique mobile d’un aussi grand attentat.
Divers renseignemens donnèrent lieu de croire que Cottentin, gêné dans ses opérations, convaincu que sa maison ne pouvait pas se soutenir et que bientôt elle serait obligée de déclarer sa faillite, s’occupait, depuis quelque temps, des moyens de mettre sa fortune à l’abri des poursuites de ses créanciers. Son ami Lepeley n’avait pas été étranger à tous les tripotages usités en pareille circonstance. Plusieurs comptes ouverts sur les registres de la maison Cottentin ne permettaient pas d’en douter. Différens effets pour des valeurs considérables, qui avaient été vus dans le portefeuille de Cottentin, la veille de sa mort, n’avaient pas été retrouvés après l’événement. Des actes importans avaient aussi disparu. Enfin, on apprit aussi que Lepeley avait déterminé Cottentin à lui vendre, pour dix-huit mille francs, une propriété qu’il avait à Marigny, évaluée quarante mille francs. Le contrat portait quittance; mais, n’en ayant pas payé le prix, il en avait souscrit, au profit de Cottentin, une reconnaissance sous signature privée. Cette reconnaissance avait été remise par celui-ci à un sieur Marguerit, qui, à la nouvelle de sa mort, était venu la déposer, en déclarant qu’il pensait que l’infortuné Cottentin était venu chez lui quelques heures avant sa fin tragique pour la retirer.
La justice, pour s’éclaircir sur le compte de Lepeley, objet d’aussi violens soupçons, crut devoir fouiller dans sa vie passée. Elle apprit que, quoiqu’ayant une épouse et deux filles estimables, cet homme avait vécu en concubinage, à Coutances, avec trois femmes; que le mari de l’une d’elles avait demandé le divorce, et était mort bientôt après, victime du chagrin qu’il en avait éprouvé. Un autre mari, moins offensé de la conduite de sa femme, prêta à Lepeley dix-huit cents francs. Quelque temps après, il reçut quarante mille francs; Lepeley en fut instruit, il convoita cette somme, et voulut se libérer sans argent. Pour y parvenir, il dit à la femme: ton mari nous ennuie, il faut nous en défaire. Tu m’as dit qu’il avait le sommeil profond: laisse ce soir ta porte ouverte; j’entrerai dans ta maison, je m’introduirai dans sa chambre, je l’étranglerai, je l’attacherai ensuite sur l’escalier: je t’attacherai aussi. Je me retirerai aussitôt, tu crieras à l’assassin: on viendra et tu diras que ce sont des voleurs qui ont fait tout cela. Heureusement la femme, toute libertine qu’elle était, repoussa cette révoltante proposition.
Lepeley, poursuivi de toutes parts par ses nombreux créanciers, fut obligé de s’éloigner de Coutances, où il laissa sa famille sans ressources, et vint à Paris, vers le mois de mai 1809, étant lui-même dans un dénûment absolu. Bientôt après, on le vit mieux vêtu, et toutes les personnes de la maison Cottentin pensèrent que celui-ci fournissait à toutes ses dépenses. Six semaines environ avant la mort de ce dernier, Joseph étant allé, de la part de son maître, chez Lepeley, celui-ci le fit déjeûner, et, dans la conversation, lui demanda s’il ne songeait pas à s’établir. Je le voudrais bien, répondit Joseph, mais je n’en ai pas les moyens. Alors Lepeley lui dit: «Si tu veux, je pourrai te faire avoir vingt mille francs.—Eh! qui voulez-vous, répliqua Joseph, qui me donne cette somme?—Moi, répondit Lepeley, mais il faut tuer un homme.—Non, monsieur, j’aimerais mieux mendier mon pain toute ma vie. Ce langage d’honnête homme ne déconcerta pas le scélérat, qui lui dit: «Si le fait n’est pas connu, tu jouiras de la somme.» Joseph se retira, en répondant à Lepeley que tôt ou tard les coupables étaient reconnus.
Tous ces faits, toutes ces découvertes, toutes ces révélations, résultats d’une minutieuse instruction, étaient plus que suffisans pour accabler Lepeley. Cependant il persistait toujours obstinément à nier. Son complice Héluin vint encore ajouter ses propres aveux aux notions déjà acquises par la justice. Héluin, effrayé sans doute de la découverte de la montre et du portefeuille de Cottentin, se détermina, le 19 avril, à faire une confession complète devant le directeur du jury. Il sera curieux de rapprocher cette déclaration de celle déjà donnée par Lepeley; c’est pourquoi nous la donnons dans son intégrité.
«Depuis deux mois et demi, dit Héluin, je connaissais Lepeley; il m’avait chargé plusieurs fois de lui négocier des effets.
«Le 26 mars dernier, je me rendis chez lui dans la matinée, pour lui faire part que j’avais eu le malheur de perdre au jeu deux mille francs provenant d’un effet qu’il m’avait remis pour en faire la négociation, et lui proposer de lui souscrire des billets pour la sûreté de cette somme. Lepeley me dit qu’il était occupé d’un objet bien plus important, qui ne lui laissait de repos ni le jour ni la nuit; qu’un particulier refusait de lui remettre un écrit qui compromettait la moitié de sa fortune. Je lui demandai si ce n’était pas de M. Cottentin qu’il me parlait; il me répondit que non; que celui dont il s’agissait était un coquin, un lâche et un poltron, et me demanda si j’étais homme à l’aider dans cette circonstance. Imaginant qu’il n’était question que de contraindre cet individu à se dessaisir d’un écrit qu’il retenait injustement, je lui promis de ne pas l’abandonner.
«Lepeley me dit alors: Demain matin il doit venir chez moi; trouvez-vous-y à dix heures.
«Je me rendis, en effet, chez Lepeley. Un instant après, Cottentin, que je connaissais, arrive; je lui cédai le fauteuil dans lequel j’étais assis. Je vis, par un signe que me fit Lepeley, que c’était là celui dont il m’avait parlé. Mais l’impression que fait toujours l’homme estimable sur un cœur qui n’était pas né pour le crime, me déconcerta à un tel point, que je sentis mon courage abattu. Lepeley, qui s’en aperçut, ne demanda pas l’écrit à Cottentin, qui sortit peu de temps après.
«Alors, Lepeley me dit: «Vous êtes un enfant; si Cottentin vous avait regardé, il vous aurait demandé ce que vous aviez. Allons, venez déjeûner; car je vois bien qu’il faut vous remettre.»
«Nous nous rendîmes chez un traiteur, où nous déjeûnâmes. Lepeley, qui avait soin de me verser à boire, me demanda si je me sentais le courage de lui porter secours. Je lui répondis que oui, que je ne l’abandonnerais pas. «Si vous saviez, me dit-il, combien cet homme est perfide! Songez qu’il y va de la vie à la mort.» Étourdi par l’état d’ivresse dans lequel il m’avait mis, je promis à Lepeley tout ce qu’il exigea. Je lui dis pourtant: «Si Cottentin vous remet l’écrit, tout sera fini?—Oui, me répondit-il; mais, s’il s’y refuse, m’abandonnerez-vous?» Je protestai que non. «Cottentin, ajouta Lepeley, doit revenir à une heure, je lui demanderai l’écrit; et, si vous voyez qu’il résiste, avec votre tabatière, que vous tiendrez à la main, vous lui porterez un coup sur la tempe, pour l’étourdir, et alors j’aurai mon écrit. Soyez certain, mon cher Héluin, de ma reconnaissance.»
«Après avoir déjeûné, nous retournâmes chez Lepeley, où bientôt arriva Cottentin. Lepeley le prit par le corps, et me dit: Vous voyez bien qu’il ne veut pas me le rendre. Aussitôt je portai, avec ma tabatière, un coup sur la tête de Cottentin, qui l’étourdit et le renversa. Alors Lepeley m’ordonna d’aller chercher une corde qui était derrière la malle placée dans l’antichambre; j’obéis; je remis cette corde à Lepeley, qui la passa autour du cou de Cottentin, et l’étrangla.
«Je vis ensuite Lepeley fouiller dans les poches de Cottentin, en retirer un portefeuille rouge foncé, et un papier plié en quatre qu’il me montra, en me disant: «Le voilà cet écrit si précieux!» Il prit aussi la montre, qu’il me remit, ainsi qu’un billet de banque de cinq cents francs qui a servi à payer tant le panier que les bouteilles. Il m’avait aussi autorisé à remettre deux cents francs à ma sœur, je lui en ai donné cent cinquante.»
Héluin convint, en outre, que c’était lui qui avait fait toutes les démarches pour faire disparaître le cadavre de Cottentin.
Le directeur du jury communiqua à Lepeley les révélations que venait de faire Héluin. Lepeley répondit d’abord: Je suis altéré. Il demanda un verre d’eau, qu’on lui servit; et, après l’avoir bu, et repris ses sens, il dit qu’il ne pouvait concevoir les motifs qui avaient pu déterminer Héluin à faire une révélation aussi contraire à la vérité.
L’acte d’accusation fut dressé contre Lepeley, Héluin, Thubry et sa femme; le premier, comme prévenu d’avoir commis avec préméditation un homicide sur la personne de Cottentin, lequel homicide avait été suivi de vol; le second, comme prévenu d’avoir assisté et aidé Lepeley dans les faits qui avaient préparé et facilité l’exécution de l’homicide, et dans l’acte même qui l’avait consommé, ainsi que dans le vol qui en avait été la suite; les deux derniers, comme ayant sciemment recélé le cadavre d’un homme homicidé.
Cet acte, soumis au jury d’accusation, fut admis, et, en conséquence, les accusés furent traduits devant la Cour criminelle. Là, Lepeley et Héluin persistèrent, le premier dans le système de dénégation qu’il avait adopté, le second dans les révélations qu’il avait faites au jury. Les débats apprirent une circonstance jusqu’alors ignorée. Lepeley, dépositaire d’une partie de l’argenterie de Cottentin, l’avait fait porter au mont-de-piété par le sieur Sanfourche-Laporte, qui en avait retiré huit cents francs, sur lesquels il s’en était fait prêter deux cents par Lepeley. Thubry et sa femme alléguèrent encore dans les débats leur parfaite ignorance de ce que contenait le panier déposé chez eux par leur beau-frère.
Me Lebon, qui, d’abord s’était chargé de la défense de Lepeley, et qui ne l’avait acceptée, sans doute, que parce qu’il le croyait innocent, l’abandonna, dès qu’il eut reconnu, par les débats, toute la scélératesse de ce misérable. Lepeley se vit alors forcé de se défendre lui-même; une heure de recueillement lui suffit pour remplir cette tâche avec une méthode, avec un calme, avec un ton de sensibilité, qui auraient pu le faire triompher, si les charges de l’instruction eussent été moins accablantes.
Le 1er juillet 1810, sur la déclaration unanime du jury, la Cour rendit un arrêt qui acquittait Thubry et sa femme, et condamnait Lepeley et Héluin à la peine de mort, avec injonction de conduire les coupables au lieu de l’exécution, revêtus d’une robe rouge.
Les condamnés dénoncèrent cet arrêt à la Cour suprême, mais leur pourvoi fut rejeté comme il devait l’être, et ils subirent, en conséquence, la peine due à leur forfait.
LE FRÈRE ANTOINE, OU L’ERMITE DE LOT-ET-GARONNE.
Les charlatans en tous genres, et il est peu de genres qui n’aient les leurs et en plus ou moins grand nombre, peuvent être généralement regardés comme des individus hostiles à la société, qu’ils semblent considérer comme une vaste exploitation à leur bénéfice. Mais de tous ces imposteurs, les plus dangereux, sans contredit, sont les saltimbanques de dévotion et de sainteté, personnages patelins et pervers, qui, doublement criminels, outragent et décréditent la religion par les sacriléges cagoteries qu’ils mettent en œuvre pour piper et voler le crédule vulgaire.
Dans des temps reculés, lorsque la foi avait un empire absolu sur les âmes, il n’était ni rare, ni surprenant de voir des ermites en imposer à la populace ignorante par des dehors pieux, et se procurer, avec une feinte humilité, une puissance quelquefois supérieure à celle des magistrats. Notre chronique en offre plusieurs exemples. Alors, cela n’avait rien d’extraordinaire; c’était une des conséquences des mœurs et des croyances de ces époques. Mais, au dix-neuvième siècle, où l’indifférence en matière de religion ne craint pas de s’ériger en système et ne s’est que trop malheureusement infiltrée dans toutes les classes de la société, comment se trouve-t-il des gens assez stupides pour se laisser duper par de pareils jongleurs? Vraiment, plus on examine l’homme, plus on le trouve inexplicable; il se rit de la religion, il se moque de ses ministres, et se jette aveuglément entre les bras d’hommes sans aveu comme sans mission, qui, au nom et avec les pratiques dévotieuses de cette même religion, finissent quelquefois par les actions les plus criminelles. Ainsi la cour de justice criminelle de Bruges condamna, le 22 septembre 1809, à onze années de fers, un misérable qui, à la faveur de l’habit religieux qu’il portait, s’était introduit dans un pensionnat et y avait enlevé une jeune fille de onze ans, pour en faire la victime de sa brutalité.
Le fait dont nous allons rendre compte n’est pas moins affligeant, et peut-être offre-t-il un plus révoltant exemple d’hypocrisie et de perversité.
Un individu, connu sous le nom de frère Antoine, avait attiré, depuis plusieurs années, l’attention publique, dans le département de Lot-et-Garonne. Il faisait mystère de son origine; mais il avait soin d’insinuer qu’il était issu d’une grande famille, et qu’il avait fait le sacrifice des plaisirs mondains et des richesses pour se résigner à la vie des solitaires. Il fixa pendant quelque temps son séjour à Hauterive, dans des grottes isolées de toute habitation, et se transporta ensuite dans un petit ermitage taillé dans le roc, au lieu de Nicole, où il vécut avec toutes les apparences de l’humilité et du dénûment recommandés par l’Évangile.
Le frère Antoine affectait de ne savoir ni lire ni écrire, de fuir les femmes et même de faire des extravagances, quand il en apercevait. Mais, ayant été admis dans quelques maisons, il y prouva qu’il connaissait parfaitement la musique, et qu’il touchait assez bien du clavecin, ce qui annonçait qu’il avait reçu une éducation soignée.
Pendant la révolution, il quitta Nicole, pour courir les campagnes, tantôt comme marchand de mouchoirs et de montres, tantôt comme mendiant, et affichant, suivant les lieux et les personnes, une piété fervente qui édifiait les gens simples et crédules. Il se procurait par ce moyen, diverses lettres de recommandation qui lui servaient à faire de nouvelles dupes.
Lorsque le rétablissement du culte vint ranimer un peu de ferveur dans le cœur des fidèles, le frère Antoine se fixa dans la commune de Penne, arrondissement de Villeneuve. Il y acheta un petit terrain où il y avait eu autrefois une petite chapelle en grande vénération dans le pays, et parvint à se procurer, sans faire le moindre sacrifice, les matériaux et les ouvriers nécessaires pour y construire un ermitage. Le local qu’il fit construire, et auquel il donna le nom de chapelle, ne présentait qu’une seule chambre, où il eut l’impudence de placer même son lit.
Bientôt sa vie licencieuse appela les regards de l’autorité. Le maire le fit arrêter et conduire dans les prisons de Villeneuve. Avant d’y arriver, il voulut se révolter; les gendarmes furent obligés de le garrotter, et, lorsqu’ils lui demandèrent les motifs de sa résistance, il répondit qu’il y avait été déterminé par l’espoir que le peuple, voyant le frère Antoine garrotté, le délivrerait.
Conduit devant le sous-préfet, ce magistrat le pressa de lui faire connaître sa famille. Il déclara qu’il était fils naturel de M. le duc de Nivernais; qu’ayant été fait officier, à l’âge de dix ans, dans le régiment de Bourbonnais, il avait eu, à seize ans, un duel avec l’un de ses camarades, à Strasbourg; qu’il l’avait tué dans ce combat singulier, et que, épouvanté des suites de ce meurtre, il s’était réfugié au grand Saint-Bernard, d’où il était allé à Rome, de là à Notre-Dame de Lorette, ensuite à Avignon, à Nîmes et à Toulouse, jusqu’au moment où il était venu dans l’Angoumois.
Le sous-préfet l’ayant fait remettre en liberté, cet intrigant reprit le commerce et fit même l’infâme métier d’usurier. Il prêtait à certaines personnes, empruntait à d’autres, et donnait en nantissement à celles-ci les lettres de change des premières.
Après avoir emprunté de cette manière plusieurs petites sommes, qu’il rendit exactement, il en obtint de plus considérables, et donna aux prêteurs, pour gages de leurs créances, trois lettres de change fausses.
Traduit, pour ce crime, devant la cour d’Agen, lorsque l’accusé parut devant ses juges, il chercha, comme il l’avait fait chez le juge instructeur, à se disculper par des mensonges. Il avait laissé croître sa barbe, et portait une espèce de soutane avec un manteau de voyage. Il scandalisa l’auditoire, par son costume, par ses gestes extravagans, dont tout annonçait qu’il avait fait une étude, afin de faire croire qu’il était atteint de démence, et surtout par son obstination à refuser les éclaircissemens qu’on lui demandait sur son origine.
Par arrêt de la cour spéciale d’Agen, en date du mois de mars 1811, le frère Antoine fut condamné à six années de fers.
MEURTRE
DU PRÊTRE JEAN FABIANI,
DANS L’ILE DE CORSE.
ACCUSÉS D’ABORD CONDAMNÉS, ENSUITE
RECONNUS INNOCENS ET ACQUITTÉS.
La position géographique de la Corse, ses montagnes couvertes de forêts, son affinité avec certains peuples de l’Italie, en isolant les habitans de cette île au milieu de la civilisation européenne, leur ont conservé jusqu’ici un caractère original avec des mœurs qui tiennent encore des tristes époques de la barbarie. Là, quand une fois la division éclate entre plusieurs familles ou même au sein d’une seule, on ne connaît plus d’autres lois que celle de la vengeance, d’autre médiateur que l’assassinat. Une haine toujours vivace, toujours héréditaire, sépare pour jamais ces individus, qui, marchant sans cesse armés d’un fusil, se trouvent tout préparés pour tirer sur l’ennemi que l’occasion leur amène. Cette disposition constante à en appeler de leurs débats au jugement des armes, a donné lieu, dans tous les temps, à une multitude effrayante de crimes; et, malgré les efforts des gouvernemens pour établir chez les Corses l’empire des lois, ces scènes de carnage et de meurtres se sont encore renouvelées plusieurs fois dans ces dernières années, ainsi que nos lecteurs auront déjà pu le voir dans la Gazette des Tribunaux.
Ces réflexions sont, pour ainsi dire, le récitatif obligé du fait que nous allons rapporter.
Le sieur Jean Fabiani, prêtre, domicilié à Aregno, dépendant alors du département du Golo, était âgé de soixante-dix-huit ans. Il avait eu autrefois des discussions d’intérêt avec Dominico Fabiani, son cousin-germain; mais une transaction, conclue en 1792, avait mis fin à ces débats.
Plus de quinze ans après, une clause de cet acte fit naître une légère difficulté. Il s’agissait de savoir de quelle manière devait être payé le fermage d’un fonds de terre dont l’usufruit avait été laissé à titre de bail à Dominico, par cette même transaction de 1792. Ce fermage ne s’élevait pas à quarante francs.
Dominico Fabiani, mort depuis cette convention, avait laissé deux fils, Joseph et Guerino. La nouvelle contestation avait donc lieu entre eux et Jean Fabiani. Les parties convinrent de transiger, sous la médiation du sieur Delarosa, juge de paix du canton d’Aregno, et du sieur Moretti de Lambio, oncle maternel des deux frères Joseph et Guerino. La maison du sieur Delarosa était le lieu où l’on devait se réunir le 15 du mois de mai 1810.
Joseph Fabiani, entièrement livré à la culture des terres et aux soins de sa maison, ne s’était jamais mêlé d’affaires contentieuses. Il pria son frère Guerino de se rendre chez le sieur Delarosa pour la conciliation projetée. Guerino ayant accepté la mission, invita son oncle Moretti à s’y rendre de son côté. Les choses étant, ainsi réglées, Joseph Fabiani alla ce jour-là même, deux heures avant le point du jour, à la Paratella, pour y confectionner du charbon.
Guerino était chez le sieur Delarosa vers dix heures du matin; il y attendait son oncle Moretti et le sieur Jean Fabiani, lorsqu’une jeune fille vint annoncer que ce dernier venait de mourir, en tombant de cheval, au lieu nommé Aggioli, à peu de distance d’Algaiola.
A cette nouvelle, Guerino sortit de la maison du sieur Delarosa, pour aller à la rencontre du sieur Moretti, et l’engager à retourner sur ses pas. Après avoir rencontré son oncle, il retourna à Lavatoggio, où il arriva en plein jour; il rentra chez lui, et se coucha à l’heure accoutumée. Peu d’instans après, le sieur Negretti, neveu de Jean Fabiani, arriva chez le sieur Delarosa, et confirma la mort de son oncle, en en donnant une version nouvelle.
Ce vieillard était tombé de son cheval, blessé d’un coup d’arme à feu, qui avait été tiré de derrière un mur; l’assassin s’était montré à la distance de douze pas, la figure couverte d’un masque; il avait fait à Negretti un geste menaçant et s’était retiré à pas lents. Il fut désigné par la couleur de la veste qu’il portait, et Negretti déclara ne l’avoir pas reconnu; mais, peu de temps après, il dit que cet homme ressemblait à un particulier qu’il nomma.
Joseph Fabiani revint chez lui, le même soir, de la Paratella, où il était allé faire du charbon. Mais il paraît que le sieur Negretti, bien qu’il eut annoncé n’avoir pas reconnu l’assassin, se concerta ensuite avec le sieur Delarosa, qui était aussi son oncle, pour accuser du crime les frères Fabiani; Joseph comme auteur, et Guerino comme complice.
Le sieur Delarosa, en sa qualité de juge de paix, devait commencer par procéder à la visite et à la levée du cadavre; mais il jugea plus convenable de s’occuper de l’accusation qu’il voulait provoquer contre les frères Fabiani. A cet effet, au lieu de dénoncer le crime au magistrat de sûreté, il écrivit au sieur Ginbeca, sous-préfet de l’arrondissement de Calvi, autre oncle de ce même Negretti, pour l’informer de ce triste événement et des mesures qu’il allait prendre pour s’assurer des deux frères Fabiani, qui, disait-il, lui étaient dénoncés par la voix publique, l’un comme auteur, et l’autre, comme complice de l’assassinat. Il ajoutait: «Que déjà il en avait rendu compte au commandant militaire, et l’avait invité à mettre la force armée en mouvement pour arrêter les coupables, qu’il serait difficile de rencontrer chez eux, mais qu’on trouverait probablement à Calenzana, où ils avaient des parens et des amis, et où, sans doute, ils s’étaient retirés, notamment Joseph, qui avait tiré le coup de fusil.»
Il faut remarquer que le sieur Delarosa n’avait point vu le cadavre, qui, cependant, n’était qu’à un quart de lieue de sa maison; il n’avait entendu que Negretti sur les circonstances de l’assassinat; ce Negretti avait vu l’assassin, et ne l’avait pas reconnu pour être Joseph Fabiani; il ignorait quelle était l’arme qui avait donné la mort. Comment le sieur Delarosa pouvait-il donc invoquer la voix publique, qui n’avait pu encore se faire entendre? Comment pouvait-il avoir la certitude que l’assassin eût employé un fusil plutôt qu’un pistolet?
Au reste, après avoir bâti cette accusation, il procéda, en qualité d’officier de police judiciaire, à la visite et à la levée du cadavre, mais il n’entendit, pour tous témoins, que le sieur Negretti, par qui il fit déclarer que l’auteur de l’assassinat ne pouvait être un autre que Joseph Fabiani, de complicité avec son frère Guerino, vu qu’il existait entre eux et le défunt de grands intérêts de famille qui les divisaient.
Le procès-verbal dressé dans cette circonstance, constatait la découverte de deux balles de plomb dans le ventre du défunt; elles furent jointes à l’acte et déposées au greffe, avec une tabatière et un morceau de papier qui fut trouvé, deux jours après, à cinquante pas du lieu du délit.
Au milieu de la même nuit, la maison des deux frères Fabiani fut cernée par la gendarmerie: effrayés de cet appareil, ils prirent la fuite; mais, peu de jours après, Joseph y fut arrêté; et c’était peut-être la preuve la plus forte de son innocence, car, si sa conscience lui eût reproché un crime, il n’est pas vraisemblable qu’il fût rentré dans son domicile.
Un second procès-verbal fut dressé par le sieur Delarosa, dans lequel il supposa que le papier trouvé à cinquante pas du lieu du meurtre était un fragment du masque de l’assassin, et que la tabatière était tombée de sa poche. On joignit ensuite au procès une autre pièce de conviction; c’était un projet d’assignation que l’on prétendait avoir été écrit de la main du défunt contre les frères Fabiani. Par le moyen de cette pièce, on voulait constater qu’il y avait, entre le vieillard et les deux frères, des divisions d’intérêt qui avaient pu motiver l’assassinat.
Des témoins déclarèrent que la tabatière trouvée était celle de Joseph Fabiani, ou que, du moins, il en avait une semblable; mais ces témoins avaient été indiqués au magistrat de sûreté par le sieur Delarosa lui-même, dans une lettre du 25 mai, où il disait qu’André Allegrini reconnaîtrait jusqu’au tabac dont la boîte était remplie. Il fallait que cet André Allegrini eût une faculté bien singulière pour reconnaître le tabac, ou qu’il fût bien dévoué aux volontés du juge de paix. Dans la même lettre, Delarosa nommait une foule de témoins qui, selon lui, pourraient instruire la justice de l’opinion qu’on devait avoir des frères Fabiani; il recommandait de les interroger sur toute la conduite de l’assassin, sur ses pas, ses mouvemens, sur les mauvais propos que lui et son frère avaient tenus, dans tous les temps, contre le défunt, et sur les menaces qu’ils lui avaient adressées; sur le jugement porté par la voix publique contre eux et toute leur famille.
Il terminait en présentant leur fuite comme une preuve de leur culpabilité, et en alléguant que, quelques jours avant l’assassinat, Guerino avait retiré son fusil des mains d’un particulier qui le lui avait emprunté.
L’information ne put présenter d’autres faits que ceux relatés par les procès-verbaux et par les lettres de Delarosa. Tous les témoins entendus déposèrent avoir ouï dire que la voix publique accusait les frères Fabiani; ce qui prouve que le sieur Delarosa composait, à lui tout seul, la voix publique. Afin de suivre cette affaire avec plus de succès, le juge de paix avait abandonné momentanément son domicile et ses fonctions, et s’était transporté à Bastia, siége de la cour spéciale. Plusieurs magistrats de cette ville, et notamment le président de la cour, étaient parens ou alliés des accusateurs. Joseph Fabiani présenta requête pour les récuser comme juges; mais cette requête fut rejetée, et les débats s’ouvrirent le 30 mai.
Les principales charges dirigées contre les accusés roulaient sur les discussions d’intérêt qui s’étaient élevées entre eux et le défunt, sur l’indifférence avec laquelle Guerino avait appris la mort de son parent, sur la fuite des deux frères, lors de l’arrivée de la gendarmerie. On alléguait aussi, d’après la déclaration d’un témoin, que Dominico, leur père, avait toujours eu l’idée d’assassiner Jean Fabiani, et devait avoir inspiré ce dessein à ses fils. A-t-on jamais vu accusation de meurtre appuyée sur des motifs aussi misérables? Jusqu’où peuvent aller la prévention et la mauvaise foi? Comment un accusateur a-t-il l’impudeur et l’effronterie de produire, dans une circonstance aussi grave, des raisons de ce genre? Comment des magistrats éclairés pouvaient-ils les entendre avec faveur, et leur donner gain de cause?
Joseph Fabiani, seul traduit devant la cour, puisque son frère était en fuite, se défendit en alléguant un alibi qu’il prouva par le témoignage de plusieurs personnes recommandables, qui attestèrent l’avoir vu, le jour même de l’assassinat, à neuf heures du matin, à la Paratella, c’est-à-dire, à sept lieues d’Aggioli, où le crime avait été commis. D’un autre côté, il fit entendre un témoin, Jean Petrucci, qui déclara que Negretti lui avait avoué avoir vu la figure de l’assassin, qu’elle était horrible; et que, si Augustin, fils de Pierre-Jean d’Aregno, eût été dans le canton, il aurait pensé que ce particulier était l’auteur du crime. Enfin Negretti, lui-même, vivement interpellé par l’accusé, fut forcé de convenir que l’assassin lui avait paru beaucoup plus haut de taille que lui.
Quant à la tabatière, personne ne la reconnut aux débats pour être celle de Joseph; et il prouva, au contraire, par des témoins sans reproche, que, depuis un an, il n’en avait pas d’autre que celle qu’il présentait aux magistrats et au public.
Il se présenta un témoin, nommé Jean-François Vincentelli, qui déposa que l’accusé et son frère avaient assailli, de nuit, il y avait environ douze ans, la maison du défunt, à Lavatoggio, où il demeurait alors. Il n’y avait, dans cette déposition, qu’erreur volontaire de dates et de personnes. La rixe bruyante dont Vincentelli voulait parler, et à laquelle il donnait les couleurs d’une tentative de meurtre, avait eu lieu avant 1792, entre Jean Fabiani et le père des accusés. Depuis 1792, les parties étaient restées en paix, et n’avaient cessé de bien vivre ensemble. Cette bonne intelligence fut attestée par l’ancien et le nouveau curé de Lavatoggio, hommes intègres et vénérés dans toute la Corse.
Cependant la cour spéciale, par arrêt du 30 décembre 1810, condamna Joseph Fabiani à la peine de mort et acquitta Guerino, contumace.
Cette décision excita dans l’assemblée un murmure prolongé; tous les assistans montraient, sur leur visage, une indignation mêlée d’une douleur profonde. Joseph Fabiani appela de cette sentence, à la cour suprême, qui annula le fatal arrêt, pour violation de formes légales, le 14 mars 1811. La cause fut en même temps renvoyée devant la cour spéciale du Liamone, séante à Ajaccio; et l’innocence de Joseph Fabiani y fut formellement reconnue, par arrêt du 7 juin 1811, rendu à l’unanimité, sur les conclusions du ministère public.
Loin de nous l’intention d’incriminer les intentions des premiers juges. En condamnant à mort un innocent, ils avaient en vue le châtiment d’un grand crime. Mais ne peut-on pas leur reprocher une bien funeste légèreté? Des magistrats qui tiennent dans leurs mains la vie des accusés et la sûreté de tous les citoyens, devraient-ils jamais oublier que des indices éloignés, des analogies, des présomptions vagues, ne suffisent pas pour motiver une condamnation.
«Souvent une première impression, dit l’illustre d’Aguesseau, peut décider de la vie et de la mort. Un amas fatal de circonstances, qu’on dirait que la fortune a rassemblées exprès pour faire périr un malheureux, déposent contre l’innocence; le juge se prévient; l’indignation s’allume, et son zèle même le séduit. Moins juge qu’accusateur, il ne voit que ce qui sert à le condamner, et il sacrifie aux raisonnemens de l’homme celui qu’il aurait sauvé, s’il n’avait admis que les preuves de la loi. Un événement imprévu fait quelquefois éclater dans la suite l’innocence accablée sous le poids des conjectures, et dément les indices trompeurs dont la fausse lumière avait ébloui l’esprit du magistrat. La vérité sort du nuage de la vraisemblance; mais elle en sort trop tard: le sang de l’innocence demande vengeance contre la prévention de son juge, et le magistrat est réduit à pleurer toute sa vie un malheur que son repentir ne peut réparer.»
LA VEUVE MORIN
ET SA FILLE.
C’est un spectacle bien déplorable que celui d’une mère initiant sa propre fille, à peine âgée de seize ans, aux manœuvres les plus criminelles, et se l’associant pour l’exécution d’un complot dont la noire férocité surpasse la plupart des odieuses combinaisons de la scélératesse. Cet attentat, qui heureusement ne put être consommé, était une de ces machinations sataniques de la nature de celle dont la ville de Rodez fut le théâtre quelques années plus tard. Les détails que nous allons mettre sous les yeux des lecteurs, quelque révoltans qu’ils soient, pourront faire naître plus d’une réflexion dans l’intérêt de la morale.
Voici les faits qui servent comme d’avant-scène au drame dans lequel la veuve Morin et sa fille jouèrent les principaux rôles.
Au commencement de 1806, la vente par expropriation de la maison dite l’hôtel Saint-Phar, située à Paris, boulevard Poissonnière, était poursuivie au tribunal de première instance du département de la Seine. Le sieur Ragouleau et la veuve Morin se présentaient comme acquéreurs. Cette dernière en resta adjudicataire le 3 avril suivant, moyennant la somme de quatre-vingt-seize mille francs.
Avant cette circonstance, Ragouleau et la veuve Morin ne se connaissaient pas; des relations d’intérêt s’établirent entre eux à cette époque. La veuve Morin n’avait pas les fonds nécessaires pour payer son acquisition. Ragouleau lui prêta cent mille francs, par acte du 19 juillet 1806, à rente viagère, à raison de dix pour cent, 1o sur sa tête; 2o sur celle de la femme Ragouleau; 3o sur celles de chacun de leurs deux enfans. Cette somme fut employée à acquitter environ soixante mille francs du prix de la vente, et le surplus à des constructions auxquelles la veuve Morin faisait travailler dans sa nouvelle propriété pour y établir un hôtel garni. Cette dame, par son contrat d’acquisition, s’était chargée de servir trois rentes viagères hypothéquées sur l’hôtel Saint-Phar, et d’en rembourser les capitaux à d’autres créanciers utilement colloqués, à mesure d’extinction desdites rentes viagères.
L’un de ces rentiers viagers étant mort, la veuve Morin eut à rembourser dix-neuf mille deux cent vingt francs à un sieur Simon. Celui-ci sollicita le paiement de sa créance, consentant à faire une remise à la veuve Morin; mais, peu après, il rompit avec elle la négociation entamée, parce que, séduit par des propositions qui lui avaient été faites par le notaire de Ragouleau, il était décidé à vendre sa créance à ce dernier. Par suite de ce dernier arrangement, Ragouleau se trouva subrogé aux droits du sieur Simon.
La veuve Morin ne servait pas exactement la rente viagère due à Ragouleau. D’abord le créancier crut devoir mettre l’hôtel Saint-Phar en expropriation; il consentit ensuite que la vente fût convertie en adjudication volontaire, poursuivie à la requête de la veuve Morin; et lors de cette poursuite, il se rendit adjudicataire, au prix de cent soixante mille francs. La veuve Morin proposa alors à Ragouleau d’acheter la maison sur la vente qu’elle lui en ferait. De nouvelles conférences eurent lieu chez le notaire, et il fut convenu que la veuve Morin vendrait l’hôtel Saint-Phar, moyennant cent soixante-cinq mille francs, à Ragouleau, qui paierait en outre, par forme de pot-de-vin, une somme de neuf mille francs pour les frais de poursuite et de vente. Ces cent soixante-cinq mille francs se trouvèrent absorbés, soit par les créances de Ragouleau, soit par les charges qui lui étaient imposées par le contrat de vente; en sorte que la veuve Morin n’eut rien à recevoir du prix de la vente, et qu’elle ne toucha que trois mille sept cent cinquante francs, sur les neuf mille francs de pot-de-vin. Cet acte de vente fut rédigé et signé le 18 avril 1811.
Tout semblait terminé à la satisfaction des parties. La veuve Morin paraissait n’avoir qu’à se louer de ce nouvel arrangement; elle félicita même les locataires de l’hôtel Saint-Phar d’avoir à traiter à l’avenir avec Ragouleau, devenu propriétaire de la maison.
Mais ces témoignages cachaient la haine et le désir de la vengeance qui couvaient au fond du cœur de la veuve Morin. Elle regardait Ragouleau comme l’artisan de sa ruine, et le ressentiment qu’elle en éprouvait, devait augmenter de jour en jour. Elle s’était persuadée que, pour l’empêcher de louer avantageusement sa maison, cet homme avait, par toutes sortes de moyens artificieux, éloigné les locataires qui se présentaient et détourné de même les personnes qui avaient manifesté l’intention de faire l’acquisition de l’immeuble, le tout pour la forcer à le lui vendre au prix qu’il voudrait en donner.
Ce fut donc à dater de cette vente qu’elle nourrit le dessein de reprendre ce dont elle se persuadait qu’elle avait été dépouillée, et de se venger de Ragouleau.
La veuve Morin avait une fille d’un premier mariage contracté avec Pierre-Edme Delaporte, lequel mariage avait été rompu par le divorce. Cette fille, nommée Angélique Delaporte, était âgée de seize ans. Elle demeurait avec sa mère, qui lui avait fait donner une éducation qui ne pouvait porter que les plus tristes fruits. La musique, la danse et la déclamation, tels avaient été les principaux objets des études d’Angélique. Des romans propres à fausser l’esprit et à gâter le cœur, étaient son unique lecture. Il en était résulté, chose presque inévitable, une grande exaltation dans les idées, le goût de la parure et de la vanité, une ignorance complète des devoirs que la société impose au sexe destiné à fournir des épouses et des mères; de plus, les mauvais exemples de sa mère ne pouvaient qu’éloigner Angélique du chemin de la vertu. Il ne fut pas difficile à la veuve Morin de se faire une complice de sa fille. Elle s’était emparée de bonne heure de l’esprit de cet enfant, et lui avait fait partager toutes les rêveries de son imagination. Ainsi, sur la foi de sa mère, Angélique croyait bien fermement que leur fortune avait été spoliée par Ragouleau; cette croyance n’était pas de nature à lui faire combattre les suggestions vindicatives de la veuve Morin; et la cupidité, attisée encore par la crainte de la misère, la porta sans peine à seconder tous les projets de sa mère.
Elles imaginèrent donc de concert divers plans dont elles combinèrent ensemble tous les moyens d’exécution, et qu’elles rejetèrent successivement. L’important, pour parvenir au but qu’elles se proposaient, était de ne pas perdre de vue l’homme dont elles voulaient tirer vengeance. Il fallait entretenir avec lui des rapports d’intimité. Aussi, fidèle à ce système de conduite, la veuve Morin cajolait le sieur Ragouleau, lui manifestait la plus entière confiance, et le conjurait souvent de ne pas lui refuser ses conseils. Tantôt, elle prétendait avoir des fonds dont elle pouvait disposer, et disait qu’elle ne s’en rapporterait qu’à lui seul pour leur placement; tantôt, elle supposait l’intention d’acheter une maison de campagne; mais elle voulait qu’il visitât cet immeuble, et qu’il lui en dît son sentiment, avant de conclure cette acquisition.
Depuis long-temps la veuve Morin avait mis la fille Jonard dans sa confidence, relativement à ses projets contre Ragouleau; et, lorsque le plan définitif fut arrêté, on ne manqua pas d’en instruire cette fille. Ce projet consistait à engager Ragouleau à venir déjeûner chez la veuve Morin et à l’accompagner, ainsi que sa fille, à la maison de campagne dont le projet d’acquisition était supposé. On devait extorquer à Ragouleau, dans cette maison, par menace et par violence, pour trois cent mille francs de signatures sur des billets à ordre, et lui donner la mort, après qu’il les aurait signés.
Le samedi 21 septembre, la veuve Morin, annonça à la fille Jonard que tout était disposé pour l’exécution, qui devait, disait-elle, avoir lieu le 24; qu’elle allait inviter Ragouleau à se trouver chez elle, ce jour-là même, pour y déjeûner, et aller visiter ensuite la prétendue maison de campagne. Elle ajoutait qu’elle le solliciterait de désigner cinq mets à son choix, qui lui seraient servis au déjeûner; mais que ce seraient les derniers dont il mangerait.
La fille Jonard prit la résolution de faire connaître à Ragouleau ce qui se tramait contre lui, et, quoique malade, elle se fit conduire, à cet effet, en voiture, au domicile de Ragouleau, à Paris; mais celui-ci venait de partir pour sa terre d’Essonne. La fille Jonard lui dépêcha une de ses amies, la veuve Petit, qui avait reçu des instructions précises sur ce qu’elle devait révéler. Ragouleau reçut cette confidence, et revint sur-le-champ à Paris. Il trouva chez son portier une lettre de la veuve Morin, portant invitation de déjeûner chez elle, le mardi 24 septembre. Il se rendit dans une maison où l’attendait la fille Jonard. Elle lui dévoila, avec plus de détails que n’avait pu le faire la dame Petit, tout ce qu’elle savait du projet tramé contre sa fortune, et contre ses jours, par la dame Morin et par sa fille.
Ragouleau dénonça aussitôt à la préfecture de police les faits dont il venait d’être instruit, et la fille Jonard ne tarda pas à être appelée devant le magistrat, pour y faire une déclaration en formes.
Cette déclaration portait: que la veuve Morin avait souvent entretenu la fille Jonard de son ressentiment envers Ragouleau et des desseins de vengeance qu’elle avait formés; qu’elle l’avait priée de lui procurer deux hommes, tels que des joueurs ou des forçats libérés, propres à seconder ses desseins; que, sur la réponse de la fille Jonard qu’elle n’en connaissait pas, ladite veuve Morin avait fait le voyage de Nogent, et, à son retour, avait annoncé qu’elle avait trouvé deux anciens domestiques sur lesquels elle pouvait compter; qu’elle lui avait confié, depuis peu de temps, qu’elle avait loué une maison de campagne où elle devait attirer Ragouleau, sous prétexte que, désirant l’acheter, elle voulait avoir son avis avant d’en faire l’acquisition; qu’elle avait fait murer les soupiraux de la cave de cette maison, dans laquelle on avait ensuite tiré des coups de pistolet et jeté des cris, et, que le bruit de la voix ni celui des armes, n’avaient été entendus au-dehors; que, lorsque Ragouleau serait entré dans la maison, il serait saisi par les domestiques, et entraîné dans cette cave, lieu choisi pour l’exécution; qu’il y serait attaché à un poteau avec des chaînes fermées par des cadenas, et qu’il serait encore lié avec des cordes; qu’au pied du poteau serait une chaise sur laquelle on le ferait asseoir; qu’il y aurait devant lui une table sur laquelle on aurait placé de la lumière, une plume et de l’encre; qu’Angélique Delaporte lui présenterait des billets préparés pour une somme de trois cent mille francs, et un écrit, par lequel il lui serait ordonné de les signer, sous peine de la vie; que cette menace lui serait réitérée de vive voix, en lui montrant les pistolets, dont la mère et la fille seraient armées; qu’elles le laisseraient seul et toujours enchaîné, pendant un quart-d’heure; qu’elles rentreraient après, et compareraient l’écriture et les signatures des billets à celles de plusieurs lettres de Ragouleau qu’elles auraient eu la précaution d’apporter, comme moyen de comparaison; qu’après cette vérification, la veuve Morin lui passerait un cordon au cou et l’étranglerait; que le cadavre serait mis dans un sac, transporté de nuit hors de la maison, et jeté dans la rivière ou abandonné dans un champ; que ce transport du cadavre serait fait au moyen d’une charrette appartenant à la veuve Morin.
Enfin, la fille Jonard déclara avoir vu l’écrit qui devait être mis sous les yeux de Ragouleau, et, que cet écrit, ne respirait que haine et vengeance, sentimens qui se manifestaient par les expressions les plus furibondes et les plus inconvenantes.
Après avoir reçu cette dénonciation, le préfet de police donna des ordres pour faire arrêter la veuve Morin, sa fille et leurs complices. Ragouleau avait accepté, pour le 2 octobre, le déjeûner de la veuve Morin, à la suite duquel il devait accompagner la mère et la fille à la maison de campagne. En conséquence, il se rendit chez elles. Le déjeûner était servi; mais il refusa de l’accepter, et proposa de partir sur-le-champ pour la campagne. Un carrosse de place fut loué par Angélique Delaporte, et l’ordre fut donné au cocher de conduire à Clignancourt. A la barrière de la Villette, la voiture fut cernée par des agens de police, et l’on conduisit la veuve Morin et sa fille dans les bureaux de l’octroi, où elles furent interrogées par un commissaire de police.
Angélique Delaporte déclara qu’elle allait, avec sa mère et Ragouleau, voir une maison de campagne à vendre, située dans les environs de Montmartre. Angélique, tout en parlant, tenait son mouchoir à la main; il parut cacher quelque chose de suspect. Le commissaire s’en aperçut, et y trouva un rouleau de papiers composé 1o de quinze billets à ordre, en blanc quant aux noms, soit de celui au profit de qui ils devaient être fait, soit du souscripteur, savoir: quatorze, de la somme de vingt mille francs, et le quinzième, de dix mille francs, sur papier de timbre perfectionné, et portant tous la date du 20 août 1811; 2o d’un billet à ordre, sur papier mort, qui ne différait des premiers qu’en ce qu’il y était écrit au bas: Bon pour la somme de vingt mille francs, valeur reçue en espèces; lequel billet parut avoir servi de modèle aux premiers; 3o d’un papier sous enveloppe cachetée, sur laquelle étaient écrits ces mots: Décachetez et lisez; 4o trois lettres missives, écrites et signées par Ragouleau. On décacheta l’enveloppe, et l’on y trouva l’écrit dont la fille Jonard avait parlé dans sa déclaration. Angélique Delaporte avoua que cet écrit menaçant était son ouvrage, ainsi que les billets; que cet écrit était destiné à intimider Ragouleau, pour lui faire signer les billets; que c’était elle qui avait indiqué à sa mère ce moyen de forcer Ragouleau à une restitution qu’elle disait être légitime; elle ajouta que «l’escroquerie de ce dernier étant constante, sans qu’on pût la prouver en justice, elle avait voulu le forcer à une restitution, qui, de même, ne pût être judiciairement prouvée.»
Ce ne sera pas sans une curieuse surprise que le lecteur verra cet étrange ultimatum. Cette pièce était conçue en ces termes:
«Si dans ma vie j’ai un jour de justice, vous serez la première à qui je la rendrai. Voilà ce que vous me dîtes au Louvre, lorsque nous nous y rencontrâmes, trois jours avant que je consentisse à vous livrer de bon gré ce que vous me preniez de force par vos horribles forfaits, à la vue de tout ce qui vous connaît.
«Il est inutile d’entrer dans tous ces détails d’horreur qui me font frémir. Comment la nature a-t-elle pu vomir un tel monstre que vous. Il est donc bien décidé que c’est aujourd’hui que sera votre jour de justice ou mon jour de vengeance. Ah! quelle jouissance pour l’individu opprimé! En ma puissance mon adresse vous a mis. Choisissez..... la mort..... ou de me rendre ce qui m’appartient. Soyez redevable à mes enfans du choix que je vous donne. Si moi seule j’existais, j’explosionnerais ma rage avec toute la férocité qu’exigent toutes ces horribles monstruosités dirigées par vous contre moi. Deux cent mille francs est le montant des billets que vous allez signer. Vous mettrez sur chaque billet: Bon pour la somme de vingt mille francs, pour valeur reçue en espèces, et vous signerez. Je confronterai votre écriture; ayez soin que je la trouve semblable: je vous donne un quart-d’heure pour l’option. Si vous préférez ma vengeance, à l’instant je l’exécuterai moi-même: vous concevez que cette affaire ne peut être que d’une demi-seconde. La prudence me l’ordonne; car, si je pouvais sans crainte faire durer le plaisir, ce serait le cas de se livrer à tous les genres de barbarie que l’imagination peut fournir....»
La veuve Morin, interrogée après sa fille, soutint qu’elle allait auprès de Montmartre, voir une maison de campagne qu’elle voulait acheter; mais qu’elle n’avait aucune connaissance, ni des billets, ni de l’écrit saisi sur sa fille.
Après cet interrogatoire préliminaire, le commissaire de police fit conduire ses deux prisonnières à Clignancourt, dans une maison que la veuve Morin avait louée depuis environ quinze jours. Il fut constaté que les soupiraux de la cave, ouverts sur le jardin, avaient été bouchés par l’ordre de la locataire. On trouva, au premier étage, sur un lit de sangle, de la poudre fine à tirer et des balles pour pistolets. Il y avait dans la cave une petite table sur laquelle étaient deux flambeaux avec des chandelles allumées, un encrier, une bouteille d’encre, des plumes taillées et environ une demi-main de papier. On voyait aussi sur cette même table, une corde d’un mètre et demi de long, trois autres bouts de corde et un lacet en soie de deux lignes de large sur un mètre de long. Deux pistolets, chargés à balles et amorcés, furent trouvés cachés dans le sable. Enfin, au fond du caveau, on découvrit un poteau de deux pieds et demi de hauteur sur six pouces d’équarrissage; une chaise y était adossée, et l’on y avait fixé une chaîne qui devait être fermée au moyen de cadenas placés aux extrémités.
Avant l’arrivée du commissaire, un officier de paix avait arrêté Lucie Jacotin et Nicolas Lefèvre, tous deux domestiques au service de la veuve Morin, depuis trois semaines seulement. Interrogés l’un et l’autre sur les préparatifs que l’on avait trouvés dans la cave, ils répondirent que le tout avait été ainsi disposé par les ordres de leur maîtresse qui voulait se venger d’un homme qui lui avait volé de l’argent.
Angélique Delaporte, amenée dans la cave et interpellée d’indiquer à quel usage étaient destinés les armes, les instrumens et tous les objets qui s’y trouvaient, confessa que le tout avait été disposé pour contraindre Ragouleau à signer les billets saisis sur elle; que les pistolets et le lacet devaient servir à l’effrayer, la chaîne à l’attacher au poteau, les cordes à lui lier les jambes; mais que, du reste, on ne voulait lui faire aucun mal; que la restitution qu’on voulait exiger de lui ne devait être que de deux cent mille francs, et que, s’il avait été préparé pour deux cent quatre-vingt-dix mille francs de billets, c’était afin de pouvoir rejeter ceux dont la signature présenterait quelques indices de contrainte.
La veuve Morin, introduite à son tour dans la cave, parut étonnée de tout ce qu’elle y vit, et dit qu’elle ne savait ce que cela voulait dire. Mais, plus tard, elle revint sur cette déclaration, et se détermina à avouer que, de concert avec sa fille, elle avait formé le projet d’arracher, par violence, deux cent mille francs à Ragouleau, qu’elle regardait comme le spoliateur de sa fortune. En un mot, elle confessa tous les faits, toutes les circonstances révélées par la fille Jonard, à l’exception néanmoins de celles relatives à la préméditation de l’assassinat de Ragouleau, comme complément du complot.
Angélique Delaporte se présenta comme l’auteur du projet, et comme en ayant médité et dirigé seule les moyens d’exécution. Mais la veuve Morin, ne voulant pas profiter du dévoûment de sa fille, revendiqua l’invention de tout le projet, dit que c’était le désespoir qui lui en avait suggéré la pensée, et assuma sur sa tête tout ce qui avait été fait à cette occasion.
La mère et la fille, tout en avouant leur projet d’extorquer à Ragouleau pour deux cent mille francs de billets, soutinrent constamment qu’elles n’avaient jamais eu l’intention ni la pensée d’attenter à sa vie.
La veuve Morin, Angélique Delaporte, Nicolas Lefèvre et Lucie Jacotin furent en conséquence traduits devant la cour d’assises du département de la Seine; les deux premières, accusées d’avoir tenté, de complicité, d’extorquer, par violence, de Jean-Charles Ragouleau, des billets à ordre pour une somme de deux cent quatre-vingt-dix mille francs; et d’avoir, en outre, tenté de commettre volontairement, avec préméditation et de guet-à-pens, un homicide sur la personne du même sieur Ragouleau. Les deux domestiques étaient prévenus de complicité.
Les preuves des préparatifs du double crime formaient une masse accablante. Les dépositions des témoins et les débats ne firent que les corroborer. Angélique Delaporte se défendit elle-même, et débita son plaidoyer écrit, non pas avec le trouble que pourrait généralement éprouver une jeune fille courbée sous une accusation capitale, ni avec la timidité naturelle aux personnes de son sexe, mais avec tout l’aplomb de l’actrice la plus consommée. Le ministère public soutint l’accusation avec une impartiale énergie et réfuta l’argumentation des défenseurs des accusés, qui se fondait sur ce qu’il n’y avait pas eu commencement d’exécution.
Le jury adopta en partie les conclusions de ce magistrat; car il déclara que la veuve Morin et sa fille étaient coupables de la tentative d’extorsion dont on les accusait; que Nicolas Lefèvre et Lucie Jacotin étaient leurs complices; que cette tentative avait eu un commencement d’exécution et qu’elle n’avait été suspendue que par des circonstances fortuites, indépendantes de la volonté des accusés.
En conséquence, la cour, par arrêt du 11 janvier 1813, acquitta Nicolas Lefèvre et Lucie Jacotin, et condamna la veuve Morin et Angélique Delaporte à la peine des travaux forcés pendant vingt ans, à une heure d’exposition au carcan, et au remboursement envers l’État des frais de la procédure. Cet arrêt fut attaqué par les deux condamnées; et le ministère public en appela aussi à cause de l’absolution des deux domestiques. Le 6 février suivant, la cour de cassation rejeta le premier pourvoi; mais, adoptant le second, elle renvoya Nicolas Lefèvre et Lucie Jacotin devant la cour d’assises de Versailles, pour y être prononcé un nouvel arrêt, d’après la même déclaration du jury.
Telle fut l’issue de ce procès qui occupa pendant quelque temps la curiosité publique. On avait cru dans le premier moment que la veuve Morin et sa fille avaient été égarées par un juste ressentiment et qu’elles avaient été réellement les victimes de la rapacité de Ragouleau; mais les débats démontrèrent que les actes passés entre Ragouleau et la veuve Morin, ne contenaient que des conventions légitimes. Il résultait donc de cette démonstration, que les desseins des principales accusées contre leur prétendu spoliateur, n’avaient pour motif qu’une criminelle cupidité. En admettant même que les griefs qu’elles articulaient contre Ragouleau fussent aussi fondés qu’ils l’étaient peu, leur conduite n’en aurait pas été moins condamnable, parce que la vengeance ne saurait jamais faire excuser un crime. Si chaque particulier était libre de réparer par la force les torts dont il croirait avoir à se plaindre, alors la société, minée par sa base, croulerait infailliblement.
Quant à la fille Jonard, révélatrice de tout le complot, il paraît qu’elle joua un rôle bien odieux dans toute cette affaire; elle était la confidente intime des deux accusées principales; elle garda pendant long-temps le silence sur leur projet et les encouragea même dans son exécution. Le ministère public en parla comme d’une de ces prétendues sorcières qui abusent de la crédulité des esprits faibles et la signala comme ayant exercé un funeste ascendant sur la veuve Morin, à l’aide de la superstition. On est fondé à croire qu’elle ne s’était décidée à révéler le complot, que dans le double espoir de rentrer en grâce auprès de la police dont elle avait été autrefois l’un des agens, et d’obtenir une forte récompense de l’homme dont la fortune et la vie étaient menacées.