Chronique du crime et de l'innocence, tome 6/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
FILS
CALOMNIEUSEMENT ACCUSÉ DU MEURTRE
DE SON PÈRE.
Dans la nuit du 10 au 11 avril 1811, le sieur Pettangue, propriétaire, domicilié à Rochecave, commune d’Azais-sur-Cher, fut assassiné entre onze heures et minuit, dans sa chambre à coucher. Il y eut, en même temps, tentative d’homicide sur la personne de Marie-Anne Brosse qui couchait dans la même chambre.
Le sieur Pettangue fut trouvé baigné dans son sang, et mort auprès de son lit. Un coupe-marc ensanglanté était sur son cadavre. La chambre était jonchée des débris d’un pot de nuit, et l’on y trouva encore un autre coupe-marc sans manche et tout fraîchement aiguisé, mais non ensanglanté.
On conjectura que les assassins s’étaient introduits dans la maison par une porte à deux venteaux dont l’un était ordinairement fixé à l’intérieur par une barre de fer se levant et s’abaissant sur un crampon. Cette porte communiquait du dehors au pressoir; du pressoir on avait dû passer dans la cave; de la cave à un escalier sombre, étroit et rapide qui menait à un corridor dans lequel on avait décroché un instrument appelé coupe-marc qui avait servi à commettre le crime. Il fut constaté que le sieur Pettangue avait reçu plusieurs coups de cet instrument sur la tête et un sur la main droite. Marie-Anne Brosse avait été frappée de trois coups sur la tête; de plus, elle avait été blessée à la cuisse avec un instrument tranchant, et on lui avait porté un autre coup au-dessus de l’œil gauche avec un instrument contondant; mais soit que les coups qu’on lui avait portés n’eussent pas été aussi forts, soit que sa tête eût été garantie de leur violence par le nœud du mouchoir qui l’enveloppait, elle survécut à cet assassinat, et les prompts secours qu’on lui administra ne tardèrent pas à la rétablir.
Le crime bien constaté, il s’agissait d’en connaître les auteurs. La déposition de Marie-Anne Brosse fut le principal guide de la justice dans cette affaire, et amena les magistrats à former une accusation de parricide.
Suivant cette déposition, deux individus s’étaient introduits dans la chambre, et au moment où ils se disposaient à frapper le sieur Pettangue, celui-ci avait dit à l’un d’eux: Ah! mon fils, laisse moi la vie et celle de ma chère amie; demande-moi ce que tu voudras, je te le donnerai. Mais loin d’être attendri par cette prière, l’assassin avait porté plusieurs coups au vieillard qui alors s’était écrié: Donne-moi encore un coup; je t’ai donné la vie et tu me donnes la mort! La fille Marie-Anne Brosse s’étant levée de son lit pour aller au secours de Pettangue, l’un des deux assassins l’avait frappée avec un pot de nuit et l’autre lui avait asséné sur la tête plusieurs coups qui l’avaient renversée.
La déposante ajouta que celui qui était armé du coupe-marc avait des bottes, un grand chapeau rond, une blouse bleue, et qu’elle l’avait reconnu pour être Pettangue fils, non seulement à la faveur du clair de lune, mais encore à la voix, parce qu’en se retirant, il avait dit à son complice: Elle est bien.
Sur cette déclaration qui devait nécessairement exciter l’attention de la justice, Pettangue fils fut aussitôt arrêté, et l’on se livra à une instruction longue et minutieuse. Nous allons mettre le lecteur au courant des principales circonstances qu’on parvint à recueillir.
Le sieur Pettangue père, devenu veuf en 1806, et se trouvant dans un isolement qui pouvait nuire à sa santé, à cause d’une infirmité grave qui lui causait parfois des crises violentes pendant la nuit, avait choisi Marie-Anne Brosse, âgée de trente ans, pour veiller à ses besoins et lui servir même de garde-malade. Cette fille avait pris bientôt sur l’esprit du vieillard un ascendant qui donna de l’ombrage et de l’inquiétude à Pettangue, son fils unique. Ce dernier ne put s’empêcher d’en témoigner son mécontentement à son père et il en résulta des scènes très-pénibles dans lesquelles Marie Brosse ne fut pas épargnée. En rapportant une de ces scènes à quelqu’un, Pettangue fils aurait dit: Je crois que si j’avais eu des pistolets, j’aurais brûlé la cervelle à mon père et je me la serais brûlée après.
Pettangue fils avait dissipé sa dot, et il lui revenait peu de chose du bien de sa mère. D’un autre côté, le père aliénait des biens provenant de la communauté, et, pour qu’il ne pût toucher le prix des aliénations, son fils avait fait prendre des inscriptions au bureau des hypothèques. Il s’agissait d’obtenir main-levée de ces inscriptions, pour toucher le prix de la vente d’un domaine. Pettangue fils avait promis cette main-levée à son père; mais il ne la donnait pas. C’était dans ces circonstances que Marie Brosse avait écrit, le 24 mars, dix-sept jours avant l’assassinat, à Pettangue, en lui reprochant de manquer de parole à son père; elle le menaçait d’une alliance qui pourrait être très-préjudiciable à lui et à ses enfans. Postérieurement à la réception de cette lettre, Pettangue fils avait dit au père d’une domestique de la maison: Mon père se marie; il y aura sous peu du vacarme à la maison: dites à votre fille qu’elle ne descende pas la première.
Le dimanche des Rameaux, 7 avril, le mariage du sieur Pettangue et de Marie Brosse avait été publié dans la commune; le même jour, Pettangue fils s’était trouvé à Tours, dans un café; et, à l’occasion de ce prochain mariage, plusieurs personnes lui avaient tenu des propos très-mortifians contre son père et sa future belle-mère.
Le même jour, Pettangue fils avait vu, à Tours, Pierre Rousseau, tourneur. Le mardi, veille de l’assassinat, Rousseau partit de Tours, à pied, par un très-mauvais temps, et se rendit au cabaret du Chêne-Pendu, maison isolée, située sur la route, à moitié chemin de Tours et de Commery. Arrivé dans ce cabaret, il s’informa si Pettangue fils était venu le demander. Peu de temps après, celui-ci arriva. Il était parti, le matin, de Caugey, son domicile, par un temps affreux, et était venu déjeûner à Rochecave. Là, il avait demandé à son père des nouvelles de sa santé. Celui-ci lui avait répondu: «Tu ne t’en occupes guère.» Pettangue fils annonça qu’il voulait aller à Montbazon. Il pleuvait; on lui prêta un manteau, et il partit. Chemin faisant, ayant rencontré le père du jardinier de Rochecave, il lui demanda s’il venait du Chêne-Pendu; il lui demanda aussi si son fils couchait toujours à Rochecave, et l’engagea à lui dire de ne pas y coucher davantage, parce qu’il pourrait lui arriver quelque accident. On a vu plus haut qu’une recommandation à peu près semblable avait été faite par Pettangue fils au père d’une domestique de Rochecave. D’un côté, cette domestique ne descendit pas la première aux cris du vieillard assassiné; de l’autre, le jardinier n’avait pas couché à Rochecave, et s’était retiré chez son père, la nuit où le crime fut commis.
Quant à Pettangue fils et Rousseau, on prétendait qu’au Chêne-Pendu, ils avaient eu une conférence dans l’écurie, et étaient rentrés dans le cabaret, où ils burent une bouteille de vin avec un étranger. Ils sortirent ensuite tous les trois, et prirent ensemble la route de Tours. Le soir, Pettangue fils était revenu au Chêne-Pendu, et avait couché chez son père. Le lendemain, mercredi 10 avril, il se présenta, à cinq heures du matin, à la chambre à coucher de son père; et s’apercevant que la porte était retenue en dedans: Ah! f..., dit-il, vous n’aviez pas coutume de vous renfermer.—Il y a commencement à tout, lui répondit-on; et on lui ouvrit. Il entra, et n’eut pas de peine à reconnaître que la porte se fermait en dedans avec une targette poussée dans un crampon. Il annonça à son père qu’il viendrait le prendre, le lendemain matin, jeudi 11, pour aller à Tours. On l’invita à rester pour déjeûner, il accepta; il descendit ensuite à la cave, et en rapporta du vin; puis, après le déjeûner, renouvelant à son père la promesse qu’il lui avait faite de venir le prendre le lendemain, pour aller à Tours, il partit.
On observa que Pettangue fils, lorsqu’il descendit à la cave, y était resté fort long-temps; ce qui donna d’abord lieu de croire que, pendant cet intervalle, il avait retiré plusieurs pièces de bois, appelées madriers, qu’on avait eu le soin d’appuyer à la porte à deux venteaux, dont on avait perdu la clé, et par laquelle les assassins avaient dû s’introduire.
On fit aussi la remarque que Pettangue fils n’était point venu chercher son père dans la matinée du jeudi 11, et que pourtant il ne lui avait pas fait dire qu’il ne viendrait pas. Cependant trois circonstances semblaient nécessiter ce voyage de la part de Pettangue fils. D’abord, il devait donner main-levée d’une inscription qui empêchait son père de recevoir le prix d’un domaine qu’il avait vendu; il devait ensuite toucher de son père une somme de mille francs, pour payer ses dettes criardes; enfin, il était convenu qu’il se rendrait chez M. Bidaut, notaire, pour y entendre la lecture du contrat de mariage de son père et de Marie Brosse.
La nouvelle de l’assassinat commis à Rochecave s’était répandue sur-le-champ dans les communes environnantes. Ce ne fut qu’à cinq heures du soir que Pettangue fils fut arrêté à Mont-Louis, où il était venu deux fois dans la journée, et il déclara qu’il ignorait, au moment de son arrestation, la mort de son père.
Quand Pettangue fils avait été reconnu au moment de l’assassinat, il était vêtu d’une blouse et redingotte bleue; il en fut trouvé une dans la chambre occupée par Lazare-François Pettangue, son cousin, et elle fut gardée comme pièce de conviction; mais il n’en fut pas trouvé chez Pettangue fils.
Plusieurs personnes de la maison de Caugey déclarèrent avoir vu Pettangue fils, le mercredi soir à neuf heures, dans sa cour, et avoir été appelées par lui le jeudi, à trois heures du matin; mais depuis, ces mêmes personnes prétendirent que c’était à dix heures du soir, au lieu de neuf, que Pettangue était dans la cour, et que c’était à deux heures du matin qu’il avait appelé un de ses domestiques.
Tels furent les élémens fournis par l’instruction, et d’après lesquels Pettangue fils et Rousseau furent mis en accusation. Mais ce dernier, qu’on n’avait pas cru devoir arrêter, parvint à se soustraire aux poursuites de la justice.
Pettangue parut donc seul devant la cour d’assises de Tours, sous le poids d’une accusation horrible. Il est vrai que tous les détails que nous avons donnés relativement à l’assassinat n’étaient garantis que par un seul témoin, et que ce témoin était la fille Brosse. Aussi, le défenseur du jeune Pettangue ne manqua-t-il pas de tirer avantage de cette circonstance. Afin de faire connaître jusqu’à quel point on pouvait avoir foi en la moralité de ce témoin, il fouilla sa vie, et en présenta les phases les plus remarquables. D’abord fille publique à Tours, non contente de se prostituer à tout venant, elle volait et escroquait, lorsqu’elle en trouvait l’occasion, et faisait des faux pour des sommes considérables. Pour plusieurs de ses méfaits, elle avait été condamnée, le 11 vendémiaire an IV, par la police correctionnelle de Tours, à six mois de détention; et plus tard, à Angers, à six années de réclusion et six heures d’exposition. Après avoir subi ces divers jugemens, la fille Brosse avait fait la connaissance du sieur Pettangue père, l’avait séduit par de trompeuses apparences et de perfides caresses. Il est d’ailleurs si aisé à une femme adroite de capter l’esprit d’un vieillard! La fille Brosse avait fini par s’établir en souveraine dans la maison du sieur Pettangue. Mais bientôt ce ne fut point assez de s’approprier la meilleure et la plus grande partie du linge, en le dépouillant de la marque du maître, pour y substituer la sienne, elle osa s’emparer de la presque totalité de l’argenterie, sans compter l’argent, qu’il lui fut si facile de mettre de côté. Elle se fit faire aussi par le sieur Pettangue un legs de six cents francs de rente viagère, et se fit vendre un domaine que l’acte mentionnait payé comptant par elle en un billet de dix mille francs que, disait-on, lui avait souscrit le sieur Pettangue père. Bien plus, après avoir envahi tout le patrimoine du fils de son maître, elle amena ce dernier à consentir à la nommer son épouse.
Peindre la fille Brosse sous de telles couleurs, c’était plus qu’affaiblir, c’était détruire entièrement sa déclaration; car quelle confiance pouvait inspirer une créature aussi avilie! D’après les lois romaines, on pouvait rejeter le témoignage de la fille Brosse: d’abord à cause de sa qualité de prostituée, ensuite à cause des deux jugemens qu’elle avait subis: d’ailleurs la déclaration de la fille Brosse se trouvait nécessairement atténuée par le plus péremptoire de tous les reproches, celui de l’intérêt personnel qui l’avait dictée; et comment méconnaître cet intérêt, quand il était évident que cette fille ne pouvait espérer de jouir paisiblement des libéralités qu’elle avait arrachées au sieur Pettangue père, tant que le fils existerait. C’en était trop, sans doute, pour qu’on pût craindre que le jury voulût puiser les élémens de sa conviction dans une source aussi impure, et cependant on va voir que ce n’était pas encore tout.
En effet, la fille Brosse avait prétendu s’être levée d’un lit qu’elle occupait particulièrement dans la chambre, pour aller au secours du sieur Pettangue, tandis qu’il était certain, d’après la déposition d’un des témoins, que cette nuit-là la fille Brosse n’avait pas couché dans son lit.
Ce mensonge, il faut en convenir, n’était pas d’une grande importance, et pouvait s’excuser par la répugnance qu’avait eue la fille Brosse, malgré son extrême dépravation, à avouer qu’elle avait partagé le lit de son maître; mais ce n’était pas le seul: elle avait allégué que le sieur Pettangue avait manifesté à M. Jephet, juge, des inquiétudes sur les intentions de son fils, et ce magistrat avait donné le démenti le plus formel à cette assertion.
D’un autre côté, elle avait fixé l’heure du crime, tantôt à dix heures, tantôt à minuit, et, après avoir d’abord signalé le fils Pettangue comme un des assassins, elle avait fini par dire un jour que c’était dans un moment de révolution qu’elle l’avait chargé; qu’elle voudrait, pour cent louis, ne l’avoir pas assuré; qu’elle ne pouvait croire qu’il fût coupable. Ces impostures, ces variations, qui auraient suffi pour faire suspecter la déclaration d’un témoin, même irréprochable, étaient bien plus propres encore à faire repousser le témoignage d’un individu noté d’infamie.
Les propos menaçans, attribués à Pettangue fils, et qui ont été cités précédemment, étaient aussi de l’invention de la fille Brosse. Les témoins qui les avaient rapportés déclarèrent qu’ils ne les avaient répétés qu’à l’instigation de cette fille.
Enfin le défenseur de l’accusé prouva victorieusement son alibi, et donna les explications les plus satisfaisantes sur les diverses rencontres qui avaient eu lieu entre Pettangue fils et Rousseau. Parmi les conjectures qu’il émit sur l’assassinat, il en était une qui atteignait la fille Brosse, et qui montrait que, ayant eu intérêt à la mort du père ainsi qu’à celle du fils, il n’était pas impossible qu’elle eût fait commettre le crime, pour en charger ensuite le fils Pettangue. On pouvait supposer aussi que ce meurtre avait pu être l’effet d’une vengeance particulière. Le sieur Pettangue père, emporté par un faux zèle, s’était antérieurement lancé dans le torrent révolutionnaire. Il avait fait, à cette triste époque, partie d’une commission militaire qui n’avait pas épargné les victimes. De plus, il était acquéreur de biens nationaux, et l’on sait que la plupart de ces propriétés étaient les dépouilles de ceux que l’on égorgeait. De nombreux et vifs ressentimens avaient poursuivi depuis le sieur Pettangue, l’avaient même contraint de s’expatrier, et l’étaient venu chercher jusqu’en Touraine, où il s’était retiré. Dans les rues même, en plein jour, il avait été menacé, attaqué plusieurs fois; il n’aurait donc pas été étonnant que son assassinat n’eût été le résultat d’un complot de ce genre.
Quoi qu’il en soit, l’innocence du fils fut reconnue. Le 12 décembre 1811, le jury déclara que Pettangue n’était ni auteur ni complice du crime, et en conséquence ce jeune homme fut acquitté.
Quant à Rousseau, comme son absence pourrait laisser des nuages dans quelques esprits, nous croyons devoir dire qu’il fut arrêté depuis, mis en jugement, et reconnu innocent.
LA FEMME FERRET.
Pierre Ferret, ancien maçon, âgé de soixante-deux ans, avait épousé Marguerite-Aubierge Parez, qui était de trente-quatre ans plus jeune que lui. Cette disproportion fut la cause première des désordres qui éclatèrent bientôt dans ce ménage, et préparèrent l’attentat dont nous allons parler.
Ferret avait loué, depuis le mois d’octobre 1811, un logement à Puteaux, canton de Nanterre. Sa femme habitait ce local avec Denise Lavé, qui leur servait de domestique; quant à Ferret, il ne venait à Puteaux que le samedi ou le dimanche de chaque semaine; il passait le reste de son temps à Paris, où il était retenu par ses travaux journaliers.
Le 17 février 1812, la fille Lavé vint trouver Ferret à Paris, et lui fit, de la part de sa femme, des reproches amers sur ce qu’il n’était venu à Puteaux ni le samedi, ni le dimanche précédent. Elle lui dit aussi que sa femme était malade, et se trouvait sans argent. Ferret, qui n’avait qu’une pièce de quinze sols, la remit à cette fille, et lui annonça qu’il se rendrait à Puteaux le soir même.
Il s’y rendit effectivement comme il l’avait promis; il arriva peu d’instans avant la fille Lavé, et un peu avant la nuit. Sa femme le reçut avec une extrême froideur, et se plaignit, en termes très-indécens, de ce qu’il ne lui fournissait pas assez d’argent. Elle dit ensuite à la fille Lavé de faire le feu dans le poële, et pour l’éloigner de la maison, lui ordonna d’aller chercher de la chandelle; quelques instans après, elle sortit elle-même, sous prétexte d’aller porter au nommé Lenormand un pantalon qu’elle lui avait raccommodé. Ferret resta donc seul. Mais bientôt s’impatientant de ne voir rentrer ni sa femme, ni la fille Lavé, il se détermina à aller au-devant d’elles; en traversant le logement pour sortir, il entendit ouvrir la porte d’un cabinet, et fut saisi par un individu qui lui asséna plusieurs coups de marteau sur la tête. Ferret reconnut, à la voix, cet homme pour être le nommé Homo, qui lui avait été signalé comme le corrupteur de sa femme; il le reconnut encore à sa casquette garnie de trois rangs de fourrures, sur laquelle il porta la main en se défendant.
Une lutte s’engagea entre l’assassin et sa victime; Ferret criait de toutes ses forces, en appelant à son secours. Homo, pour étouffer ses cris, appuya avec effort son poing sur la bouche de Ferret qui lui fit une morsure à la main. L’assassin chercha alors à étrangler sa victime; mais il ne put y parvenir, grâce à une cravatte que portait Ferret, et qui faisait trois fois le tour de son cou. Les cris de ce malheureux ayant été enfin entendus du sieur Pouthaux, propriétaire de la maison, qui connaissait les habitudes criminelles de la femme Ferret avec Homo, il présuma qu’elles avaient été pour Ferret une occasion de maltraiter sa femme, et il engagea sa femme et sa fille à aller s’assurer si ses conjectures étaient fondées.
En montant l’escalier qui conduisait au domicile de Ferret, la femme Pouthaux, sa fille et le sieur Meunier, qui les accompagnait, entendirent très-distinctement une voix partant de la chambre de Ferret, qui s’écriait: Je te demande grâce, mon ami: tu feras tout ce que tu voudras chez moi: laisse-moi la vie. La femme Pouthaux, arrivée à la porte du logement, adressa des reproches à Ferret: C’est une chose indigne, lui dit-elle, de maltraiter ainsi votre femme, et elle entendit, ainsi que sa fille et le sieur Meunier, cette réponse de Ferret: Je ne bats pas ma femme, c’est le fils Homo qui m’assassine.
A ces mots, le sieur Meunier enfonça la porte, qui était fermée au verrou. Le marteau dont s’était servi Homo, se trouva embarrassé sous cette porte, et ne permit pas qu’elle s’ouvrît assez pour qu’on pût entrer dans la chambre; mais à la clarté du flambeau que portait la femme Pouthaux, le sieur Meunier aperçut un homme escaladant une fenêtre, et fuyant sur les toits.
Enfin, après de nouveaux efforts, la porte fut enfoncée, et Ferret fut trouvé couvert de sang, à genoux auprès d’une tablette au-dessous de laquelle il s’était traîné pour se mettre à l’abri des nouveaux coups que lui portait l’assassin. Pendant que ce crime horrible s’exécutait, la femme Ferret était chez le sieur Lenormand, où elle prolongeait sa visite, sans motif, puisqu’il ne lui fallait qu’un moment pour remettre le pantalon qui avait été le prétexte de son absence. Lenormand lui demanda des nouvelles de son mari. Elle lui répondit qu’il n’était pas à Puteaux; et pendant tout le temps qu’elle resta dans cette maison, elle parut pâle, tremblante, et l’on remarqua qu’elle cherchait à déguiser son trouble et son émotion. La fille Lavé vint la trouver, et elles sortirent ensemble pour rentrer à leur logis. Plusieurs personnes rassemblées à la porte dirent à la femme Ferret d’aller chez le maire, où elle verrait son mari couvert de blessures. Elle s’y rendit; Ferret, en la voyant, lui reprocha ses désordres avec Homo, et lui imputa même de n’être sortie et de n’avoir éloigné la fille Lavé, que pour laisser l’assassin libre de faire son coup.
Ces reproches, l’indignation qui se peignait sur tous les visages, la vue des blessures sanglantes de son mari, produisirent une vive impression sur la femme Ferret; elle s’évanouit. Quand on lui eut fait reprendre l’usage de ses sens, elle et son mari furent conduits à leur domicile par le maire, qui examina l’état des lieux, et fit visiter par un homme de l’art les blessures de Ferret. Le maire ordonna ensuite l’arrestation de sa femme et de la fille Lavé.
L’homme qui avait exécuté la tentative d’assassinat, et que Ferret avait reconnu pour être Homo, celui qui avait été vu par le sieur Meunier, fuyant sur les toits; cet individu devait nécessairement avoir cherché une issue par une maison voisine. A la même heure, où toutes ces circonstances avaient eu lieu, la femme Guilbert, demeurant dans une maison voisine de celle habitée par Ferret, rentra chez elle avec de la lumière dans une lanterne, rencontra Homo sur le palier de son logement. A cette rencontre imprévue, elle poussa un cri de frayeur. Homo, lui dit: Paix! Paix! et disparut. Il était alors six heures et demie du soir.
Homo se rendit à Suresne et y arriva vers sept heures et un quart ou sept heures et demie. Il affecta de se montrer d’abord chez le nommé Lortin, perruquier, ensuite, chez le nommé Fortier, marchand de vin, où il trouva Cuillerée, dit Manceau, qui lui donna asile pour la nuit. Le lendemain matin, Homo, ouvrier couvreur, voulut travailler à la forge, avec Cuillerée, chez le sieur Daniel, maréchal-ferrant. Mais il était déjà recherché par la gendarmerie; il fut arrêté ce même jour, 18 février. Au moment de son arrestation, on remarqua qu’il avait plusieurs empreintes de dents sur le dos de la main gauche, et une blessure sur le doigt du milieu de la main.
La fille Lavé, interrogée sur ce qui était à sa connaissance, relativement aux liaisons criminelles de la femme Ferret avec Homo, fit des révélations dont l’obscénité nous empêche de reproduire les détails. Elle déclara aussi qu’elle avait entendu dire à sa maîtresse que son mari, âgé de soixante-deux ans, était trop vieux pour elle, qui n’en avait que vingt-huit; que, puisqu’on la soupçonnait de vivre avec Homo, il valait autant qu’elle le fit, et qu’elle l’épouserait quand son mari serait mort. Elle ajouta même qu’ayant été arrêtée le 17 février, et, se trouvant détenue avec la femme Ferret, celle-ci l’avait menacée dans la prison, de la maltraiter et même de la tuer, si elle parlait à qui que ce fût de sa liaison avec Homo.
Homo se défendit devant le juge d’instruction, en alléguant un alibi. Il prétendit qu’il ne pouvait pas être l’auteur du crime, puisque, le jour même qu’il avait été commis, il était parti de Puteaux, à cinq heures et demie, pour se rendre à Suresne, où il était arrivé vers six heures, et où il s’était couché à sept heures, avec Manceau.
Mais la déposition de la femme Guilbert, qui l’avait rencontré, comme on l’a vu, dans sa maison à six heures et demie du soir, ne pouvait se concilier avec cette allégation du prévenu. Du reste, après avoir fait l’aveu de sa liaison criminelle avec la femme Ferret, il s’était retracté; et sa complice, qui d’abord avait fait les mêmes aveux, avait suivi son exemple.
Toutefois leurs dénégations étaient contredites par leurs premières déclarations et par la notoriété publique. Aussi Homo, sentant qu’il lui serait impossible de détruire les preuves qui s’élevaient contre lui, se détermina-t-il, la veille même des assises à faire appeler le président du tribunal à qui il dit: Monsieur, je vous ai fait venir pour vous dire que j’ai menti jusqu’à présent, c’est moi qui ai commis l’assassinat.—Savez-vous la conséquence de votre aveu? lui répondit ce magistrat. Il y va de votre tête, et aurez-vous le courage de le soutenir?—Monsieur, répliqua Homo, il arrivera ce qui pourra; je ne puis plus supporter le poids de la vérité, et je soutiendrai mon dire partout où besoin sera.» En effet, il persista, pendant les débats, à confesser son crime, et il déclara formellement qu’il avait été excité à le commettre par la femme Ferret qui l’avait enivré, et lui avait remis le fatal instrument dont il s’était servi. Cette franchise attestait déjà un repentir sincère; cette disposition de l’accusé fut encore bien mieux exprimée par le torrent de larmes qui s’échappa de ses yeux, lorsqu’il entendit l’avocat-général proférer ces mots foudroyans: Charles Homo qui, dans quelques momens, aura cessé d’appartenir à la justice humaine.
L’avocat de l’assassin prétendit que Homo, subjugué par l’ascendant que la femme Ferret avait usurpé sur lui, et, enivré par elle, n’avait pas été véritablement libre: que, par conséquent, il n’y avait pas eu de préméditation de sa part. La défense de la femme Ferret fut présentée avec talent par un jeune avocat, M. Mérilhou, qui débutait alors dans une carrière qu’il devait parcourir avec gloire; mais son éloquence échoua contre la conviction du jury, qui, après cinq heures de délibération, déclara que Charles Homo avait commis avec préméditation et de guet-à-pens une tentative d’assassinat sur la personne de Pierre Ferret; mais qu’il avait été dominé par une influence étrangère; et, quant à la femme, qu’elle avait été complice de cette tentative, en fournissant sciemment des instructions, et facilitant l’exécution; mais qu’elle n’avait pas fourni le marteau. En conséquence, il furent condamnés l’un et l’autre par arrêt du 22 mai 1812, à la peine de mort.
Cet arrêt ayant été cassé par la cour suprême, le 12 juin suivant, pour un vice de formes, l’affaire fut renvoyée devant la cour d’assises de Versailles. Le jury de ce tribunal fut unanime, comme celui de Paris, sur la culpabilité des deux accusés, et la cour de Versailles les condamna, en conséquence, le 27 juillet 1812, à la peine de mort.
Ces deux misérables, en montant sur l’échafaud, offrirent un nouvel exemple des lamentables suites de la débauche et du libertinage; tant il est vrai que, lorsqu’on en est venu à briser un des anneaux de la chaîne sociale, il est quelquefois bien difficile de ne pas chercher à briser les autres. Souvent la coquetterie ou l’amour du plaisir signale le début; l’adultère suit de près; l’adultère, qui entraîne après lui l’oubli de tous les devoirs; l’adultère, enfin, qui sait manier le couteau ou préparer le poison, quand il s’agit de s’affranchir de l’odieuse présence d’un mari outragé, ou de prévenir une vengeance trop bien méritée.
Le forfait dont la femme Ferret fut l’instigatrice doit aussi ouvrir les yeux sur le danger des unions mal assorties, surtout sous le rapport de l’âge.
VOL ET MEURTRE,
COMMIS PAR UNE FILLE DE TREIZE ANS,
SUR AUTRE PETITE FILLE AGÉE DE CINQ ANS.
Il est des êtres tristement privilégiés, qui semblent apporter, en naissant, le crime tout développé. Ordinairement c’est par de lentes et insensibles gradations que le cœur de l’homme se déprave et finit par se blaser sur toute espèce de mal à faire ou d’attentat à commettre. Dans ce cas, si l’on rencontre, dès les premières fautes, un ami sage et zélé, qui se hâte de montrer avec effroi l’abîme vers lequel on se précipite, alors, il en est temps encore; avec de bons conseils et une ferme volonté de vertu, non seulement on peut s’arrêter au milieu de cette pente entraînante et perfide, mais encore il est possible de rétrograder, et de rentrer dans les limites du bien. Au moins, le mal n’est pas toujours irrémédiable; sans quoi, le moraliste ne pourrait jeter que des regards de désespoir sur la malheureuse humanité. En effet, tous les raisonnemens sont confondus, toute la sagesse de l’homme se trouve en défaut, quand il se présente quelques-uns de ces monstres chez qui le crime n’attend pas le nombre des années, qui en parcourent toutes les périodes avec une rapidité effrayante, et arrivent au forfait le plus exécrable avant même d’être sortis de la folâtre enfance, et avec le sang-froid de la scélératesse la plus consommée. Ainsi l’on voit quelquefois des maladies aiguës saisir, torturer, faire succomber la personne la mieux organisée, avant même qu’on ait pu appeler le médecin pour la secourir. De tels symptômes, quelque tendre que soit l’âge des criminels, ne laissent aucune espérance de guérison; alors le devoir de la justice n’est pas douteux; elle doit sévir; sa tâche est de retrancher du corps social tout membre gangréné, dont une plus longue conservation mettrait tout le reste en péril.
Rose Buisson, le triste sujet de cet article, était née sous de fâcheux auspices. Ses parens, que l’on ne connaissait point, l’abandonnèrent de bonne heure à la pitié publique. Elle paraissait avoir environ quatre ans, lorsqu’elle fut amenée dans la commune de Saint-Maurice-sur-Aveyron, arrondissement de Montargis, par des mendians, qui ne fournirent que des notions très-vagues sur sa naissance. Cette malheureuse créature, recueillie par des habitans de cette commune qui étaient fort pauvres eux-mêmes, ne put recevoir qu’une éducation très-grossière. On l’employait aux travaux des champs.
Ainsi livrée à son mauvais naturel, Rose Buisson ne tarda pas à manifester des inclinations vicieuses, que des corrections fréquentes et sévères ne purent réprimer. Le vol était devenu son habitude journalière; et son audace croissait chaque jour avec l’impunité.
Enfin, le 25 avril 1812, la cupidité la poussa à commettre le forfait qui la fit traduire devant la justice. Elle était alors dans sa treizième année.
Elle était occupée à faire de l’herbe auprès d’une mare assez considérable, lorsqu’elle vit venir une petite fille, nommée Anne Pogé, dont les parens habitaient la commune de Saint-Maurice. Cette enfant, âgée de cinq ans, allait, avec son âne, rejoindre son père et sa mère, qui travaillaient à une assez grande distance. Elle était vêtue fort simplement, comme le sont les enfans de journaliers peu fortunés. Cependant ses vêtemens tentèrent la cupidité de Rose Buisson, et lui inspirèrent l’idée d’un crime horrible.
Elle s’approche donc de la petite Marie-Anne, et, la voyant isolée de tout secours, elle lui demande son fichu et sa jupe; l’enfant les lui refuse; Rose Buisson s’en empare de vive force; l’enfant se met à pleurer et menace d’appeler son papa; alors Rose Buisson la prend à bras-le-corps et la précipite dans la mare. Quelques minutes après cet attentat, un jeune frère de la petite Pogé, âgé de dix ans, vient auprès de Rose Buisson et lui demande si elle n’a pas vu sa petite sœur. «Oui, répond-t-elle, elle s’est enfoncée dans le bois où elle cherche son âne. Et, en parlant ainsi, la misérable était assise sur les habits dont elle venait de dépouiller sa victime.
Le jeune Pogé, sur cette indication, court dans le bois, et ne trouvant point sa sœur, revient à la mare. Rose Buisson n’y était plus: mais il aperçoit sur l’eau le cadavre flottant de sa petite sœur. Cette vue le remplit d’effroi; il court en avertir son père, qui arrive à l’instant sur cette scène de douleur. Il retire de l’eau, en versant des torrens de larmes, le corps de sa malheureuse enfant, qu’il trouva, disait-il dans sa déposition, le visage tourné vers le ciel, et qu’il rapporta chez lui où la désolation de toute sa famille fut à son comble.
Cependant Rose Buisson était revenue dans son domicile et avait caché sous un tas de paille le bonnet et le jupon qui faisaient partie du vol; mais on la trouva saisie du fichu, et cet indice ne laissa plus de doute sur le reste.
Le cadavre de Marie-Anne Pogé, examiné par un officier de santé, présenta non-seulement tous les signes de la submersion, mais encore des meurtrissures sur plusieurs parties du corps, ce qui attestait la violence dont on avait usé pour précipiter l’enfant dans l’eau.
Rose Buisson nia d’abord effrontément le double crime dont toutes les circonstances faisaient peser la prévention sur elle. Mais à la fin, vaincue soit par ses remords, soit par les menaces qu’on lui faisait, elle consentit à faire des aveux, et sa culpabilité parut dans toute son affreuse évidence.
Elle fut traduite devant la cour d’assises d’Orléans, le 7 juillet 1812. La seule question à résoudre était celle du discernement de l’accusée. Le jury la résolut affirmativement, à l’unanimité, et par suite de cette décision, Rose Buisson fut condamnée à un emprisonnement de vingt ans dans une maison de correction, à une surveillance de dix autres années et à un cautionnement fixé à la somme de trois cents francs.
LOUIS LOMONT,
ASSASSIN DE SA BELLE-MÈRE.
Une vie dont les plus jeunes ans ont été flétris par le crime du vol, et qui ensuite, faute d’un amendement sincère, se continue au milieu d’infidélités et de rapines de tous genres, doit, presque à coup sûr, avoir un triste dénouement; le bagne ou l’échafaud, tel doit être son dernier théâtre. L’histoire des grands scélérats est là pour prouver cette vérité.
Louis Lomont eut le malheur de devoir le jour à une femme qui ne pouvait que lui donner de dangereux exemples. Quelques années avant l’horrible attentat de son fils, elle avait été accusée d’avoir tenté d’incendier une maison; on l’avait surprise tenant en main une torche enflammée, et elle avait été punie pour cette criminelle entreprise.
Quant à Louis Lomont, élevé par une telle mère, il n’est pas étonnant que, jeune encore, il se livrât déjà à des actions coupables. Il fut convaincu de vol, de complicité avec son frère; et s’il ne subit pas une peine, ce ne fut qu’à cause de son âge; on supposa qu’il avait agi sans discernement. Bientôt, encouragé par l’impunité, il détourna, à son profit, des marchandises qui avaient été confiées à son père par un négociant de province. Dans une autre occasion, il falsifia la signature des mêmes particuliers pour voler à son père une somme de trois mille livres. Plus tard, étant marié, il dérobait à sa belle-mère, quand il allait la voir, tantôt une chose, tantôt une autre; et, ayant été placé chez un commissaire de police en qualité de secrétaire, durant le seul jour qu’il y demeura, il y enleva des feuilles de papier destinées à des passeports. Avec une cupidité aussi permanente, aussi désordonnée, avec un caractère emporté, violent et même cruel, comme l’était celui de Lomont, il était presque impossible que, dans l’occasion, il ne devînt pas assassin.
Il avait épousé une des filles de la veuve Barberis, logeuse et herboriste, rue de Verneuil. Les deux époux vécurent long-temps avec leur mère; mais, vers 1809, ils firent l’acquisition du fonds de l’hôtel de Russie, maison garnie, située rue Tiquetonne, no 11. Pour en payer le prix convenu, Lomont emprunta une somme de huit mille francs, pour laquelle sa belle-mère s’obligea comme caution, et dont le remboursement devait avoir lieu le 15 juillet 1812.
Le terme fatal de l’échéance approchait. Lomont et sa femme n’avaient pas de quoi faire face à leurs engagemens: leur établissement était dans un état de détresse qui ne leur permettait pas d’espérer le moindre atermoiement. Il paraît que Lomont avait sollicité plusieurs fois sa belle-mère de lui prêter de l’argent, mais qu’il n’avait pu l’obtenir, et qu’elle avait seulement consenti à chercher un acquéreur pour le fonds de l’hôtel garni. Peut-être avait-elle l’intention de l’acheter elle-même: ce qui autorise du moins à le présumer, c’est qu’elle avait demandé à son gendre un état détaillé des meubles qui garnissaient cet hôtel, et qu’elle désirait l’avoir promptement.
Le dimanche 11 juillet, la demoiselle Louise Barberis était allée dîner en ville; elle rentra vers dix heures du soir; sa mère lui demanda si elle avait passé chez son beau-frère pour y prendre l’état des meubles de son hôtel que celui-ci lui avait promis. «Maman, dit Louise, j’irai demain le voir, je n’en ai pas eu le temps aujourd’hui.—Non, ma fille, il faut y aller à présent.—Ah! ma bonne maman, il est bien tard, et je suis si fatiguée!—Soit, mon enfant; mais, demain, ne manque pas d’aller de bonne heure chez Lomont, entends-tu? Je veux le voir absolument.—Oui, maman, je te le promets.» Alors Louise laissa sa mère dans sa boutique, et, accompagnée de la fille Esther Cassaude, jeune domestique à leur service, elle monta, pour se coucher, à sa chambre, située au troisième étage de la maison.
La demoiselle Barberis, en se couchant, avait eu la précaution d’ôter la clé de sa chambre et de la placer sur sa commode. Quand elle fut couchée, la fille Esther se retira; elle ferma la porte en la tirant à elle avec force, poussa aussi celle du corridor qui conduisait à la chambre, et descendit aussitôt dans la boutique, où elle soupa avec la fille Marguerite Luïdel, autre domestique de la maison. Après leur repas, elles allèrent se coucher l’une et l’autre. La veuve Barberis prit soin de les éclairer, et leur dit qu’elle se chargeait de fermer la porte de l’allée.
A onze heures et demie environ, la demoiselle Barberis, plongée dans un profond sommeil, est tout à coup réveillée par des coups violens qu’on lui portait sur la tête, sur le cou, sur la poitrine et au poignet gauche. Elle jette des cris de douleur et d’effroi. Des voisins arrivent tout effarés; ils trouvent la porte de la chambre ouverte sans aucune effraction. A la faveur de l’obscurité, l’assassin s’était enfui, sans avoir été aperçu par sa victime.
Malgré l’état affreux dans lequel elle se trouvait, la demoiselle Barberis pense aussitôt à sa mère, qui couchait ordinairement au rez-de-chaussée. Toute couverte du sang qui jaillit de ses blessures, elle a encore le courage d’y descendre. Elle entre; quelle est sa douleur! quel est son effroi! Sa malheureuse mère s’offre à ses regards, étendue dans son arrière-boutique, baignée dans son sang, expirante! Elle appelle elle-même les deux domestiques, et court en toute hâte chercher le sieur Marquais, officier de santé de la mairie du 10me arrondissement. Le commissaire de police arrive au même instant; on prodigue à la dame Barberis tous les secours possibles; mais ils furent infructueux: quelques instans après, elle rendit le dernier soupir. On s’occupa ensuite de donner des soins à sa fille, dont les blessures, moins graves, furent guéries au bout de quelque temps.
Une perquisition exacte ayant été faite dans la maison, on n’y trouva point l’instrument du crime; on ne remarqua non plus aucune trace de vol ni dans la boutique, ni dans la chambre de la demoiselle Barberis; mais ce qui frappa l’attention, c’est que l’on trouva sur une table, à côté du cadavre, un cahier de papier en six feuillets, contenant l’état des meubles de l’hôtel de Russie, lequel état était écrit en entier de la main de Lomont, gendre de la veuve Barberis.
Cette circonstance, jointe à plusieurs autres indices, fit naître des soupçons contre Lomont. Rien n’ayant été soustrait, on devait en conclure que ce n’étaient point des voleurs qui avaient commis ce double attentat. Par la mort de la veuve Barberis et de sa fille, Louise, la femme de Lomont, serait devenue seule héritière de sa famille; Lomont seul avait donc eu intérêt à commettre ce crime, puisque lui seul devait en recueillir le fruit; et la circonstance du double assassinat commis presque au même instant, rapprochée de cet autre fait, que les affaires de Lomont se trouvaient fort embarrassées, et qu’il avait huit mille francs à payer dans quatre jours, donnait encore plus de force aux soupçons.
Le lendemain, 12 juillet, à cinq heures du matin, on envoie chercher Lomont par la fille Esther, à qui l’on avait défendu d’ouvrir la bouche de ce qui s’était passé. Il arrive avec elle; mais, en entrant dans la maison, il pâlit et paraît saisi d’un trouble qu’il ne peut dissimuler. Il est introduit dans la chambre de sa belle-sœur, et, quoiqu’il voie l’état affreux dans lequel elle se trouve, il ne fait aucune question, ne s’informe nullement des circonstances du fatal événement. Il demande des nouvelles de sa belle-mère; on lui dit qu’elle se porte bien et qu’elle est sortie. Alors il répond d’un air embarrassé: En êtes-vous bien sûr?
Il se retire ensuite, et revient, à sept heures du matin, avec sa femme. Tous deux comparaissent devant le commissaire de police; Lomont est interrogé sur l’emploi qu’il avait fait de son temps la veille. Il déclare être venu chez sa belle-mère, pour lui porter l’état des meubles de l’hôtel qu’elle lui avait demandé; mais il dit en même temps qu’il a fait cette visite à dix heures du soir, qu’elle n’a duré que cinq minutes, et qu’il est rentré aussitôt chez lui, où il est arrivé à onze heures.
Son intention était d’établir un alibi et de prouver qu’il était rentré chez lui au moment où le crime avait dû être commis. Mais sa déclaration sur ce point fut contredite et démentie par toute l’information; car il était constant qu’à dix heures du soir, Lomont n’était pas encore venu apporter l’état de ses meubles à sa belle-mère, puisqu’à cette même heure la dame Barberis voulait que sa fille allât le lui demander; et d’un autre côté, il n’était pas moins certain qu’il n’était pas encore venu à onze heures, puisque les deux domestiques, qui s’étaient couchées précisément à cette heure, déclaraient ne pas l’avoir aperçu. Il n’avait donc pu venir dans la maison que vers onze heures et demie, c’est-à-dire, à l’instant même du crime; et cela était d’autant plus vraisemblable, qu’il résultait de l’instruction, qu’au lieu de rentrer chez lui à onze heures, il n’y était rentré que de minuit à une heure.
On verra plus tard l’accusé se trahir plusieurs fois lui-même, au milieu de ses constantes dénégations. C’est de sa bouche, et bien malgré lui, que sortiront les preuves les plus fortes de son forfait.
Lors de sa première comparution devant le commissaire de police, on avait remarqué des taches de sang sur sa manche droite et au bas du côté droit de sa redingotte. On avait remarqué aussi dans l’intérieur de la redingotte sous le bras gauche, et auprès de la poche du portefeuille, une tache qui paraissait être de sang fraîchement lavé, et une déchirure à la doublure qui semblait avoir été faite avec un instrument tranchant qui aurait été placé sous le bras gauche et aurait glissé transversalement. Il fut constaté et Lomont avoua que c’était le même vêtement qu’il portait la veille, jour de l’assassinat. Dans la perquisition qui fut faite à son domicile, on trouva le pantalon et les souliers qu’il portait la veille. On remarqua une tache de sang au bas du gousset gauche et quelques gouttes au bas de la jambe droite et sur l’un des souliers. Ces divers objets furent soumis à la vérification d’experts chimistes. Tous déclarèrent que ces différentes taches étaient effectivement du sang. L’un deux déclara que la tache qu’on voyait au gousset gauche du pantalon paraissait avoir été faite par l’approche d’un corps ensanglanté, et que les gouttes de sang qui étaient à la jambe droite paraissaient provenir de sang qui aurait jailli de bas en haut. Tous ces détails s’accordaient avec la position dans laquelle avait été trouvé le cadavre de la veuve Barberis.
Interrogé plusieurs fois sur la cause de ces diverses taches, Lomont varia souvent et donna des raisons plus ou moins vagues. Il s’attacha principalement à dire qu’elles provenaient de sangsues qu’on lui avait posées quelque temps auparavant; mais il fut constaté dans l’instruction que c’était à la fin de l’hiver qu’on lui avait posé les sangsues, qu’il était alors dans son lit, et que, ce jour-là, il n’avait pas mis sa redingotte.
Dans la même perquisition faite au domicile de Lomont, le commissaire de police avait constaté qu’une grande quantité d’eau avait été récemment jetée dans la cuisine, ce qui fit présumer que Lomont y était entré après l’assassinat, pour se laver du sang dont il était couvert. Lomont nia toutes les circonstances qui se rattachaient à cette observation.
Mais jusque là, l’instrument du crime avait échappé à toutes les recherches. Il résultait du rapport du chirurgien que les blessures de la veuve et de la demoiselle Barberis avaient été faites avec un instrument tout à la fois tranchant et contondant, ce qui s’appliquait bien à une hache ou hachette.
Lomont convenait avoir eu chez lui une hachette, mais elle n’avait pu être retrouvée dans les perquisitions faites à son domicile. Dans le cours de l’instruction, on saisit deux lettres écrites par Lomont à sa mère, dans lesquelles il l’engageait à venir déclarer au juge d’instruction qu’elle avait emporté cette hachette depuis plusieurs mois à la campagne. Cette circonstance qui semblait indiquer l’importance que mettait Lomont à faire perdre la trace de cette hachette, fut un motif de plus pour activer les recherches à cet égard.
Lomont avait déclaré être passé sur le pont des Tuileries en sortant de chez sa belle-mère. On pensa qu’il avait pu se débarrasser de l’instrument du crime, en le jetant dans la rivière, et l’on en fit fouiller le lit par des plongeurs, mais inutilement.
On fit aussi vider la fosse d’aisance de la maison de la dame Barberis, pour savoir si l’assassin ne l’y aurait pas jeté; mais ces recherches ne furent pas plus fructueuses.
Enfin, le 15 août, plus d’un mois après l’assassinat, le hasard fit découvrir une hachette cachée au fond d’une fontaine de grès placée dans la cuisine de Lomont. Cette hachette fut représentée à Lomont; il la reconnut pour lui appartenir, et manifesta alors le plus grand trouble. Il fut constaté qu’elle avait été fraîchement aiguisée, qu’elle n’avait même depuis coupé aucun corps dur, et qu’elle avait été récemment emmanchée. Ah! la voilà, dit Lomont en la voyant et en composant son visage; oui, c’est elle, c’est bien elle. Il prit la hache dans ses mains et promena sur cet instrument des regards curieux et inquiets, cherchant avec anxiété à voir si la hache conservait encore quelque empreinte de sang. Le juge qui, pendant ce temps-là, examinait attentivement l’accusé, lui dit: Eh bien! vous le voyez, cette hache a été trouvée dans l’eau! et le juge ne donna aucune autre explication. Dans l’eau! dit l’accusé, non, certainement, elle aura été trouvée enfoncée en terre, elle est couverte de boue desséchée.—Non, Lomont, non, je vous déclare que cette hache a été trouvée dans l’eau, regardez, elle est toute rouillée.—Dans l’eau! continua Lomont, oh! mon Dieu non! D’ailleurs, qu’on fasse venir le porteur d’eau...
Après un tel propos qui le condamnait, l’accusé pouvait-il prétendre qu’il avait ignoré le lieu où la hache avait été découverte?
Des chirurgiens rapprochèrent la hachette des plaies de la demoiselle Barberis, de la déchirure du mouchoir dont elle avait la tête enveloppée lors de l’assassinat, ainsi que de la description des blessures de la veuve Barberis dans le rapport de M. Marquais; et ils déclarèrent que cet instrument avait pu faire toutes ces plaies.
On soumit à l’analyse chimique les substances étrangères dont la hachette était empreinte, et toutes celles qu’on put remarquer dans l’eau qui se trouvait alors dans la fontaine. Le résultat des expériences attestait la présence d’une matière animale analogue à celle du sang. Ainsi, tout concourait à faire penser que cette hachette était bien l’instrument du double crime commis sur la personne de la dame Barberis et sur celle de sa fille.
D’un autre côté, le soin qu’avait pris Lomont de la faire aiguiser et d’y mettre un manche neuf, l’attention prévoyante et nécessairement criminelle avec laquelle elle avait été cachée dans un lieu aussi extraordinaire qu’une fontaine, enfin le trouble qu’il avait manifesté lorsqu’on lui avait représenté cet instrument, toutes ces circonstances fournissaient autant d’indices de sa culpabilité.
Quant à sa femme, qui avait d’abord été enveloppée dans les soupçons dirigés contre lui, en se disculpant elle-même, elle chercha dans un premier interrogatoire, à justifier son mari, en affirmant, comme lui, qu’il était rentré à onze heures du soir le jour de l’assassinat; mais ensuite, pressée par la force de la vérité, elle déclara spontanément qu’il n’était effectivement rentré qu’à minuit et demi; qu’il avait, à son retour, l’air pâle et abattu; qu’il n’avait pas dormi de la nuit, qu’il paraissait très-oppressé, se plaignait d’un violent mal de poitrine, et que le lendemain matin, elle l’avait vu plongé dans de profondes réflexions.
Du reste, la femme Lomont se trouva d’accord avec tous les témoins sur toutes les circonstances de l’affaire; aucune charge ne s’élevait contre elle; elle fut mise en liberté.
Lomont, traduit devant la Cour d’assises de la Seine, fut défendu par Me Maugeret, qui remplit cette tâche difficile avec beaucoup d’adresse et de talent. Mais que pouvait-il contre tant et de si accablantes preuves? Il était impossible de réfuter les charges qui résultaient de l’absence de Lomont de son domicile, au moment où le crime avait été commis; de l’impossibilité où il était d’édifier la justice sur l’emploi de son temps; de la découverte de l’état des meubles de son hôtel, auprès du cadavre de sa belle-mère, du trouble qu’il éprouva lorsqu’il fut appelé sur les lieux. Comment expliquer surtout ces taches de sang dont les vêtemens de l’accusé étaient empreints; cette déchirure produite par l’instrument de mort; et la découverte de cet instrument dans la fontaine?
Le jury déclara Lomont convaincu du crime, et la cour d’assises le condamna, le 12 octobre 1812, à la peine de mort.
LA SŒUR HOSPITALIÈRE
DE CHINON.
Le pistolet d’un brigand, le stilet d’un lâche assassin, sont bien moins à craindre que la calomnie, poignard invisible, à double tranchant, dont les coups sont inévitables, et qui laisse dans les blessures qu’il fait, un venin infernal dont les effets peuvent être comparés à ceux de la sanglante chemise du centaure Nessus. Que l’on soit attaqué sur un grand chemin, ou la nuit, au détour d’une rue, par un homme devenu scélérat par vengeance ou par cupidité, du moins a-t-on quelquefois la possibilité de se défendre avec avantage; ou, si l’on succombe, c’est avec la certitude d’être l’objet de la commisération générale, tandis que l’auteur du forfait sera maudit et exécré. Mais les résultats de la calomnie sont bien autrement déplorables, surtout quand elle triomphe. Non seulement ses victimes expirent sous ses coups, mais encore leur mémoire est flétrie, et elles transmettent à leurs descendans un nom injustement déshonoré. Quelque éclatantes que puissent être les réparations tardives que leur ménage la providence, rien ne saurait entièrement cicatriser les plaies faites par l’arme empoisonnée; et d’ailleurs n’est-il pas des malheurs qui, bien qu’un peu adoucis, n’en sont pas moins irréparables? Nous devons le dire à la louange de notre siècle, les exemples de tant de calamités domestiques, causées par suite d’accusations reconnues calomnieuses après le jugement, c’est-à-dire lorsqu’il n’était plus temps de sauver l’innocence, n’ont pas été perdus pour les magistrats, organes de la justice. Nous ne pouvons qu’admirer leur prudente circonspection; aussi, n’a-t-on plus, comme sous l’ancienne législation, à déplorer de ces malheureuses erreurs qui, dans d’autres temps, pouvaient faire regarder comme une tyrannie effroyable, la justice qui doit être, au contraire, la protectrice naturelle de la société. C’est à cet heureux changement, introduit dans l’application des lois et dans l’exercice de la pénalité, qu’il faut attribuer la favorable issue de l’affaire qui nous a suggéré ces réflexions. Certes, sous l’ancien ordre de choses, encore plus malheureuse que l’abbé des Brosses et que le curé de Chazelles, dont nous avons fait connaître l’innocence, la sœur Charlotte Nautonnier, accusée d’empoisonnement, eût péri sous les coups de ses calomniateurs. On pourra juger de l’énormité des charges accumulées contre elle par ses secrets ennemis, en parcourant l’extrait de l’acte d’accusation qui en fut le triste résumé.
Le 27 février 1812, la dame Grandmaison, âgée de soixante-dix-huit ans, et la dame Prost-de-l’Isle, âgée de soixante, toutes deux religieuses hospitalières de l’hospice de Chinon, mangèrent à leur souper une soupe grasse, qui avait été réservée pour elles sur la soupe du dîner. A peine eurent-elles mangé cette soupe, qu’elles éprouvèrent des maux de cœur, des vomissemens et des convulsions qui exigèrent de prompts secours. Le premier médecin qui arriva trouva ces dames en proie à des vomissemens énormes, accompagnés de déjections de bas-ventre, fréquentes et considérables, et dans un état d’anxiété et d’angoisses qui lui inspira des craintes pour leur vie. Jugeant que cet état pouvait provenir de quelque substance nuisible, il s’empressa de leur administrer une potion huileuse, des boissons mucilagineuses et du lait, pour atténuer l’effet du poison.
Ces remèdes produisirent une amélioration momentanée, dont on profita pour transporter les malades dans une chambre et les mettre au lit. Les vomissemens successifs, le froid et les tremblemens qu’elles éprouvaient, les crispations nerveuses qu’elles ressentaient dans les cuisses et dans les jambes, leur accablement et leur faiblesse extrême, confirmèrent les soupçons d’empoisonnement. On remarqua en outre dans les déjections des malades des lambeaux assez considérables de matières muqueuses et sanguinolentes, connues sous le nom de velouté de l’estomac et des intestins.
Le lendemain, on fit l’examen du plat qui avait contenu la soupe, et du vase dans lequel les malades avaient rendu les alimens. On trouva, sur les bords et au fond, des particules de substances minérales, qu’on présuma être du sublimé corrosif ou de l’arsenic.
Cependant les soins prodigués à la dame Grandmaison furent inutiles; les symptômes devinrent de plus en plus alarmans; elle succomba, le 29, à midi. Dans la soirée du même jour, il fut procédé à l’autopsie cadavérique. On trouva, dans la partie supérieure de l’estomac, deux pouces environ au-dessus de l’orifice cordiaque, une scarre gangréneuse de dix-huit lignes de long, sur six de large, entourée d’un cercle inflammatoire, et percée de deux trous. La membrane extérieure de l’estomac était enflammée en quelques endroits, et percée également de deux trous correspondant à ceux dont nous venons de parler. Les intestins étaient très-enflammés. La trop petite quantité de substance qui s’était trouvée sur les bords du plat ne permit pas de faire les expériences suffisantes pour en déterminer la nature; on ne put pas affirmer que ce fût de l’arsenic ou du sublimé corrosif; mais la perforation de l’estomac, l’inflammation des intestins, convainquirent les gens de l’art que l’empoisonnement avait été occasioné par une substance corrosive.
La dame Prost-de-l’Isle fut traitée plus efficacement que la dame Grandmaison; elle avait été soulagée par des vomissemens plus fréquens, et avait pris avec constance tous les remèdes qui lui étaient indiqués. Peut-être aussi avait-elle pris une moindre quantité de soupe.
Ces deux dames ne furent pas les seules victimes de l’empoisonnement. La fille Nadreau, dite Fermé, domestique, qui avait goûté la soupe avant de la servir, éprouva des accidens que l’on attribua à la même cause; mais le lait et l’huile qu’on lui administra neutralisèrent complètement les effets du poison.
Le crime était bien constaté; mais comment et par qui avait-il été commis?
Le 27 février, jour du fatal événement, une soupe grasse et une soupe maigre furent servies au dîner des dames hospitalières et pensionnaires de l’hospice de Chinon. Les dames Grandmaison, Prost-de-l’Isle, et Marthe Nodeau furent du nombre de celles qui mangèrent de la soupe grasse, qui avait été trouvée excellente. Il était d’usage, lorsque la soupe était bonne, d’en réserver pour le souper de la dame Grandmaison. Cette dame manifestait son intention, et alors, ou elle en tirait elle-même, ou elle en faisait tirer par la domestique; et cela se faisait, soit à table, après avoir mangé la soupe, soit immédiatement après le repas.
La dame Charlotte Nautonnier de Castelfranc, qui n’était pas chargée de ce soin habituellement, mit de côté de la soupe grasse pour le souper des dames Grandmaison et Prost-de-l’Isle, et porta le plat qui la contenait dans un petit buffet qui lui appartenait, lequel était placé dans le réfectoire, à deux mètres de la porte d’entrée, et où l’on n’avait pas coutume d’enfermer des alimens. On remarqua que, ce jour-là, quoique la soupe eût été trouvée fort bonne, la dame Grandmaison n’avait nullement manifesté le désir qu’on lui en gardât, et que Charlotte Nautonnier n’avait pris le soin d’en réserver que de son propre mouvement, et contre son usage.
La substance nuisible qui avait causé l’empoisonnement n’avait pu être placée que dans la soupe réservée par Charlotte Nautonnier; et depuis le moment où cette dame la mit dans le petit plat jusqu’à celui où elle fut servie à la dame Grandmaison, c’est-à-dire depuis deux heures et demie jusqu’à environ sept heures, non seulement le réfectoire n’était pas resté vide un seul instant, mais on ne vit personne s’approcher du buffet où était la soupe. On pensa aussi que le poison n’avait pu être mis dans la soupe que par une personne de la maison, et que le crime ne pouvait être l’effet que de l’intérêt, de la haine, de la jalousie ou de l’ambition.
Mais qui donc avait retiré la soupe du buffet pour la faire chauffer et pour la servir? c’était la fille Fermé. Qui lui avait appris qu’elle y était? Ce ne pouvait être que la dame Nautonnier puisque la domestique ignorait l’endroit où on l’avait mise, et la personne à qui elle était destinée.
Quant à la fille Fermé, elle déclara que c’était Charlotte Nautonnier, qui l’en avait prévenue, en lui disant qu’elle avait placé d’abord la soupe dans l’office, puis dans son buffet, de crainte qu’à son retour elle ne la mît dans la bassine des malades; et elle ajouta qu’elle n’avait pu deviner le motif qui avait déterminé la dame Nautonnier à ne pas serrer ce plat dans l’endroit où se mettent ordinairement les alimens.
L’acte d’accusation qui fut dressé contre la dame Nautonnier, retraçait, expliquait et commentait la conduite de cette sœur. Soit lorsque les effets du poison se manifestèrent, soit après, on avait remarqué qu’elle n’était point restée auprès des malades au réfectoire pour leur donner des secours; qu’elle était troublée, qu’elle se désespérait, qu’elle allait partout criant qu’elle était bien malheureuse d’avoir gardé de la soupe pour la mère Grandmaison, qu’elle était la cause de sa mort, etc. On signala comme de l’affectation et de l’hypocrisie les marques de douleur qu’elle donna pendant la cérémonie de l’enterrement.
Il y avait une question importante à résoudre, celle de savoir comment on s’était procuré du poison. On acquit la certitude que, depuis cinq à six ans, il existait dans la pharmacie de l’hospice un paquet qui contenait du sublimé corrosif. L’une des dames apothicaires déclara qu’elle avait caché ce paquet dans une boîte placée dans une armoire; que ce paquet, séparé des autres médicamens, était difficile à trouver; et elle assura que, depuis cette époque de cinq à six ans, il n’en avait été fait aucun usage. Cette dame détruisait, par cette déclaration, l’idée qu’il eût été pris du sublimé corrosif dans l’apothicairerie, et éloignait le soupçon que quelqu’un de l’hospice s’en fût servi pour l’empoisonnement. Mais on était déjà informé qu’un chirurgien de l’hospice avait fait quelques mois auparavant, dans l’apothicairerie, une dissolution de quinze grains de sublimé corrosif, et qu’il les avait pris dans un paquet que lui avait remis la même dame qui prétendait qu’on n’en avait point employé depuis cinq ou six ans. Au reste, ce paquet fut trouvé composé de trois enveloppes de papier. Sur la seconde et la troisième étaient écrits ces mots: sublimé corrosif; sur la première, qui renfermait la substance, on lisait: sublimé corrosif, deux onces demi gros. La substance fut pesée, et il ne s’en trouva qu’une once deux gros soixante-dix grains. Il en avait été extrait par le chirurgien quinze grains; il devait en rester deux onces vingt-un grains. Il en manquait donc cinq gros vingt-trois grains.
Charlotte Nautonnier prétendit que jamais elle n’avait touché de poison, et qu’elle ne savait que du jour même ou de la veille de l’interrogatoire qu’elle subissait, qu’il y avait dans l’apothicairerie du suble ou subli corrosif. On prétendit à ce sujet qu’il y avait affectation bien marquée de sa part à ne pas se rappeler le nom de cette substance.
Enfin l’acte d’accusation présentait la dame Charlotte Nautonnier comme ayant un caractère difficile, ambitieux et jaloux. On lui prêtait des moyens tortueux qu’elle aurait employés pour tâcher de se faire élire supérieure. Le crime, ajoutait-on, n’a pu être commis que par quelqu’un qui y eût intérêt; et, puisqu’il est démontré que Charlotte Nautonnier était la seule à laquelle la mort des dames Grandmaison et de l’Isle pût profiter; puisqu’elle avait déclaré qu’elle ne connaissait point les auteurs de l’empoisonnement; qu’elle ne pouvait dénoncer personne, parce qu’elle serait un monstre, il fallait bien se résoudre à la considérer comme coupable.
Ainsi, une femme, plus que sexagénaire, dont la vie entière avait été vouée au soulagement de l’humanité; une femme, dont toutes les actions avaient attesté jusqu’alors la sensibilité et la bienfaisance; une femme généralement estimée et chérie de toutes les personnes avec lesquelles elle avait eu des rapports; une femme comblée des bénédictions de tous les malheureux dont elle avait été la consolation, se vit tout à coup signalée à la justice comme l’auteur du forfait le plus exécrable.
Cette longue série d’actions vertueuses semblait annoncer que l’accusation était le fruit de la calomnie; l’opinion publique était toute en faveur de l’accusée.
La cour d’assises d’Indre-et-Loire fut saisie de cette affaire criminelle, et bientôt Charlotte Nautonnier comparut devant ce tribunal; elle y fut défendue avec talent par un jeune avocat, nommé Bernazais, qui s’attacha à démontrer qu’aucun des faits contenus dans l’acte d’accusation n’était prouvé. Appuyé de l’autorité de plusieurs médecins distingués, il déclara que la substance qui avait été mise dans la soupe était de l’arsenic et non du sublimé. Cette seule considération faisait évanouir tous les raisonnemens qui avaient été faits sur l’emploi du sublimé corrosif de la pharmacie, sur la vraisemblance que l’accusée s’y fût introduite pour extraire du paquet la quantité dont elle avait besoin pour commettre son crime. Or, il n’existait point d’arsenic dans cette apothicairerie: comment aurait-elle pu s’en procurer, elle qui ne quittait jamais son cloître?
Passant ensuite à l’examen du caractère de l’accusée, le défenseur s’exprimait ainsi: «Racontons et ne discutons plus; c’est au seul exposé des faits à prouver. Le caractère de l’accusée est égal; la nature la fit douce et bonne; elle la fit comme il importait au sort des pauvres qu’elle était appelée à soulager. Ses mœurs sont simples; elle n’a jamais cru avoir assez d’intelligence pour commander; elle s’est vouée à l’obéissance. Je suis la moindre des moindres: telle est l’opinion qu’elle a d’elle.
«Elle était unie depuis trente-cinq ans à la dame Grandmaison; jamais amitié ne fut ni plus vive ni plus tendre. La dame Grandmaison était pauvre; la dame Nautonnier a de l’aisance; celle-ci consacrait sa petite fortune à faire le bonheur de son amie; elle observait tous ses besoins pour lui éviter des privations. Vous avez entendu les neveux de la dame Grandmaison rendre hommage à l’accusée, arracher à la modestie son secret, et vous dire avec quelle délicatesse la dame Nautonnier faisait offrir un vêtement ou un meuble à leur tante chérie. L’orfèvre Bonhommaux vous a appris un trait qui peint l’âme de l’accusée. La dame Grandmaison désirait un meuble; mais elle ne pouvait en faire la dépense; la dame Nautonnier va chez cet orfèvre, lui remet de l’argenterie pour payer le meuble que désire son amie, et le prie d’aller l’offrir à celle qui l’attache à la vie. La dame Nautonnier peut mourir; elle veut laisser à la dame Grandmaison un témoignage de son affection; par-devant Lenoir, notaire à Chinon, elle lui constitue une petite rente de soixante-quinze francs. Et voilà l’assassin de la dame Grandmaison! et l’on veut faire croire que le poison est sorti des mains de l’amitié et de la bienfaisance! le cœur se soulève d’indignation.»
Cette belle défense obtint le succès qu’elle méritait. La dame Nautonnier fut acquittée le 11 septembre 1812, sur la déclaration unanime du jury, et la joie universelle qu’excita le triomphe de son innocence fut égale au vif intérêt qu’avait inspiré son infortune.
Il demeura évident que les magistrats avaient été trompés par de faux rapports; que des êtres pervers, seuls auteurs de l’empoisonnement, avaient employé toutes sortes de criminelles manœuvres pour faire tomber sur l’infortunée Charlotte Nautonnier les soupçons du crime qu’ils avaient commis, dans le but de se soustraire eux-mêmes aux poursuites de la justice. A la première nouvelle de l’empoisonnement, la rumeur publique avait signalé, comme auteur du forfait, la dame Ruelle, femme du receveur de l’hospice. Certainement ce n’était pas suffisant pour attester sa culpabilité: quelquefois le peuple se trompe cruellement. Sans remonter bien haut dans notre histoire, on pourrait en citer plus d’un déplorable exemple. Mais ici la clameur publique avait pour fondement la mauvaise réputation de la dame Ruelle, ainsi que le reconnut formellement le procureur impérial dans son résumé; et la justice, pressée par ce cri accusateur, avait été obligée de prendre toutes les précautions nécessaires pour s’assurer si ces soupçons étaient fondés. La fille Fermé, domestique de l’hospice, fut aussi enveloppée dans les premières poursuites, mais il paraît que l’instruction de la procédure fut favorable à toutes deux, puisqu’un arrêt de la cour d’Orléans ordonna leur mise en liberté. Cependant, puisque c’était sur de simples indices que l’on avait porté, contre la dame Nautonnier, une accusation capitale, pourquoi rendre la liberté à la fille Fermé, contre qui s’élevaient des présomptions bien plus fortes? Il était prouvé au procès que la fille Fermé tenait deux cuillères à la main, lorsqu’elle faisait chauffer la soupe, et qu’elle la tournait dans le plat, ce qui n’était pas son usage; il était prouvé qu’elle avait éteint la lumière, ce qu’elle ne faisait pas ordinairement, et ce qui l’avait rendue suspecte aux dames hospitalières; il était prouvé que toutes les fois qu’elle entrait dans la chambre de la dame Grandmaison, pendant ses derniers momens, celle-ci retournait la tête avec un sentiment douloureux, et faisait signe de la main qu’on l’éloignât; enfin, il était encore prouvé que la fille Fermé, chassée de l’hospice, était allée consulter le sieur Ruelle, et qu’elle avait constamment nié cette démarche, quoiqu’elle eût été vue. Il sera bon aussi de faire remarquer que le bureau du receveur de l’hospice était situé près de la porte du réfectoire; il était à moins de six pieds du buffet dans lequel la soupe avait été déposée; on pouvait entendre de là tout ce qui se disait, on pouvait voir, si l’on voulait, tout ce qui se faisait dans le réfectoire. Il pouvait donc être bien facile à des ennemis de l’accusée et de la maison de jeter du poison dans le plat, sans être aperçus. Tous ces indices ne prouvent rien sans doute; d’ailleurs, notre intention n’est pas de récriminer contre la chose jugée. Mais, dans l’intérêt de l’innocence, nous avons cru devoir rappeler ces diverses circonstances, pour faire voir quelle fatale légèreté avait présidé à la première instruction de cette affaire.
HELLER,
PRÉVENU D’ASSASSINAT,
ACQUITTÉ FAUTE DE PREUVES SUFFISANTES.
Le 25 février 1813, vers neuf heures du soir, Marcelin Dousse, associé avec ses père et mère, marchands de beurre, et demeurant chez eux, rue de la Lingerie, no 1, à Paris, revenant d’une maison où il avait passé la soirée, entra dans une chambre au second étage pour y changer d’habit et reprendre son tablier de travail. S’apercevant qu’il venait d’y être commis un vol à l’aide d’effraction, il redescendit aussitôt pour en avertir sa mère, qui était dans sa boutique. L’un et l’autre remontèrent ensemble, et ouvrirent la porte de leur cuisine attenant à la chambre du second étage, où Dousse fils était entré; mais, à la vue de traces d’un assassinat récent, ils se retirèrent avec effroi et sans autre examen.
Instruit de cet événement, le commissaire de police se transporta aussitôt sur les lieux, accompagné d’un médecin et d’un chirurgien. On trouva dans la cuisine le cadavre de Cécile Normand, domestique de la maison. L’assassin lui avait fait sept blessures, tant au visage qu’à la tête et au cou, la plupart mortelles. Une hachette, dont le fer, ainsi que la moitié du manche étaient teints de sang, fut trouvée sur le carreau. Il n’était pas douteux que cette hachette, inconnue à toutes les personnes de la maison, ne fût l’instrument du crime.
On put juger qu’au moment où le meurtre avait été commis, Cécile Normand était assise auprès de la cheminée, et occupée, selon son usage, à faire des sacs de papier. Sa mort devait être encore toute récente, car ses membres avaient conservé de la chaleur et de la souplesse. L’inspection de la pièce contiguë à la cuisine fit remarquer plusieurs effractions; le panneau de rabattement d’un secrétaire avait été brisé; on avait ouvert une armoire en placard à laquelle se trouvait la clé, et on en avait retiré un coffret qu’on avait brisé à l’aide d’un instrument tranchant.
Dousse père et fils déclarèrent que, dans les meubles fracturés, il leur avait été volé une somme de quatre cents francs; mais diverses pièces d’argenterie, placées dans le tiroir du milieu de l’armoire en placard, et parfaitement en évidence, n’avaient pas été distraites. Plusieurs remarques que l’on fit donnèrent lieu de soupçonner que les auteurs du crime connaissaient les localités et les habitudes de la famille Dousse. La porte de l’allée était habituellement fermée, et ne s’ouvrait qu’à l’aide d’un secret. Il paraissait qu’à six heures du soir, une personne l’avait vue fermée, et qu’au contraire, vers huit heures une autre l’avait trouvée ouverte. Tous les soirs Dousse père et son fils sortaient, et ne rentraient qu’assez tard; la femme Dousse restait constamment à sa boutique, et la fille Normand travaillait seule dans la cuisine.
Dousse fils avait exercé le métier de menuisier: il avait conservé, en le quittant, ses outils et son établi, qui étaient placés dans la cuisine. C’était là qu’on avait pris un ciseau et un maillet qui paraissaient avoir été les instrumens des effractions commises dans la chambre voisine. Dousse fils avait construit lui-même le coffret que l’on avait brisé. Ce coffret était destiné à renfermer une somme de six mille francs qu’il en avait retirée quelque temps avant le crime, pour la prêter à son père. Il existait à ce coffret une sorte de secret consistant en ce qu’une fausse ouverture avait été figurée, tandis que la ferrure et la véritable ouverture étaient assez adroitement cachées. Il est à remarquer que les auteurs du crime, sans s’attacher à la fausse ouverture, par laquelle l’effraction était, en apparence, très-facile, avaient dirigé tous leurs efforts du côté du secret.
Ainsi, le corps du délit était parfaitement constaté; il n’était pas aussi facile de découvrir les assassins. On savait que la fille Normand n’avait aucune liaison, et que très-peu de personnes fréquentaient l’appartement de la famille Dousse. Les nommés Chevalier, Guenot, Prudhomme et Heller, camarades de Dousse fils, étaient les seuls qui y vinssent habituellement; dès le 26 février, ils furent tous arrêtés; mais, l’instruction ne présentant aucune charge contre les trois premiers, qui justifièrent d’ailleurs de l’emploi qu’ils avaient fait de leur temps, pendant la soirée du 25, on les remit en liberté. Heller était celui dont la liaison avec Dousse était la plus intime; ils avaient fait connaissance, quelques années avant, dans un atelier où ils travaillaient ensemble. L’instruction apprit que Heller connaissait la construction du coffre et le secret qui y avait été ménagé; que même un jour, il avait dit à Dousse: Ton secret n’est pas bien malin; que, quatre jours avant l’assassinat, il était venu voir Dousse, qui s’habillait dans la chambre contiguë à la cuisine, qu’il avait vu l’armoire ouverte, et avait pu remarquer où était le coffret; que, la veille, il était revenu encore, voulant, disait-il, emprunter à Dousse un outil appelé guillaume de côté, qu’il n’avait trouvé que la mère, qui lui avait dit de chercher lui-même cet outil; que, d’après cette invitation, il était resté une demi-heure en haut.
On savait, de plus, qu’à l’époque du 25 février, Heller relevait d’une longue maladie qui avait épuisé toutes ses ressources. Il se plaignait, à ce sujet, de la situation dans laquelle il se trouvait, et de la dureté de ses parens, qui l’avaient forcé de leur rembourser jusqu’aux moindres avances qu’ils avaient faites pour lui. Il avait toujours eu un goût très-prononcé pour le spectacle et pour la toilette.
Le 17 mars, la hachette ensanglantée, trouvée dans la cuisine de Dousse, fut soumise à l’examen de deux experts taillandiers. Ils déclarèrent qu’elle avait été emmanchée récemment; qu’elle ne l’avait pas été par une personne ayant l’habitude de ce genre de travail; qu’elle l’avait été par un menuisier, les gens de cet état emmanchant leurs outils d’une manière tout-à-fait semblable; enfin, le manche n’avait pas été tourné, mais façonné avec varloppe. Le 19, le juge d’instruction, assisté d’un maître menuisier, fit perquisition dans le logement de Heller. On y trouva un morceau de bois de hêtre, de la longueur de vingt-deux pouces six lignes, semblable à du bois de falourde, et paraissant fraîchement scié.
Deux fois, et par des experts différens, le manche de la hachette fut comparé avec ce morceau de bois. Ils prononcèrent unanimement que ces deux morceaux n’en avaient fait qu’un, et ils fondèrent leur opinion sur la similitude parfaite de la nature du bois, de la situation du cœur, du nombre de couches ligneuses, des rayons de croissance, surtout d’un accident produit par la gélivure. Ils observèrent, au surplus, qu’il paraissait qu’avant la séparation, l’un et l’autre ne se joignaient pas immédiatement, et, qu’il manquait, entre deux, une petite portion de la longueur d’un pouce environ. Le 6 avril, nouvelle perquisition fut faite chez Heller, et l’on y trouva une grande quantité de copeaux, qui, par leur nature, les nœuds qui y étaient marqués, leur longueur et leur largeur, se rapportaient très-bien au manche de la hachette, et paraissaient venir des coups de varloppe au moyen desquels il avait été poli. On saisit, de plus, quatre petits morceaux de bois de la longueur d’un pouce et quelques lignes, qui, précédemment, n’en avaient fait qu’un, et avaient été fendus à l’aide d’un ciseau. Ces quatre fractions réunies présentèrent un tout d’une dimension et d’une forme exactement semblable à celle de l’extrémité du manche de la hache opposée au fer. Il fut reconnu que le tranchant du ciseau dont elles portaient la marque visible, se rapportait parfaitement à un ciseau que l’on trouva dans la même perquisition; et, sur l’une d’elles, on remarqua l’empreinte d’un coup de marteau, en sorte qu’il parut que la hache avait été emmanchée chez Heller, que l’on avait frappé le manche à coups de marteau pour le faire entrer dans le fer, et qu’ensuite, ce manche ayant paru trop long, on en avait scié une petite portion que l’on avait fendue en quatre, soit par distraction, soit par amusement.
Lors de la première perquisition, et dans l’intervalle qui s’écoula entre celle-ci et la seconde, Heller nia positivement que le manche de la hache qui lui fut représenté eût jamais fait partie du morceau de bois dont le reste avait été trouvé chez lui. Il déclara qu’il avait employé la portion manquante à faire divers ouvrages, et notamment deux manches d’outils qui depuis avaient été brisés et brûlés; qu’enfin il avait donné un morceau de ce bois à un compagnon menuisier dont il ignorait le nom et la demeure.
Cependant, après la seconde perquisition, et lorsque la justice fut en possession des fragmens provenant de la fabrication du manche de la hache, il convint que ce manche avait été scié et varlopé chez lui; mais il prétendit qu’il l’avait été par le même compagnon menuisier, auquel antérieurement il avait donné de quoi faire un manche d’outil; que cet homme, l’ayant rencontré, lui avait demandé un morceau du même bois pour faire un manche de marteau; que lui Heller l’avait invité à monter chez lui, et que là, il avait façonné ce morceau de bois. Il ajouta que le fer auquel ce manche était destiné n’avait pas été apporté chez lui, et que, sur l’observation qu’il fit à son camarade que peut-être la longueur du bois était trop considérable, celui-ci en scia une petite portion qu’il fendit ensuite sans y songer, ce qui fit les quatre petits morceaux de bois trouvés depuis dans son domicile. Il dit qu’il croyait que le compagnon menuisier dont il parlait portait le nom et le surnom de Picard; qu’il avait travaillé chez le nommé Bouillé; que, depuis ce temps, il avait été trois ans sans le revoir; que dernièrement il l’avait rencontré deux fois; que, la première, il lui avait donné le morceau de bois destiné à faire un manche d’outil, et, la seconde, le morceau avec lequel avait été fabriqué le manche de la hache. Enfin il déclara que, lors de ses premiers interrogatoires, il avait entièrement oublié toutes ces circonstances, qui depuis s’étaient représentées à sa mémoire.
On lui objecta qu’il paraissait peu vraisemblable que le manche eût été façonné en l’absence du fer auquel il devait servir. Il répondit que lui même en avait fait la réflexion en présence de Picard, et que celui-ci lui avait dit qu’il avait pris, autant que possible, la mesure du fer avec son doigt. On lui objecta encore que le coup de marteau, dont l’empreinte existait sur les quatre morceaux de bois, annonçait que la hache avait été emmanchée dans son domicile. Il répondit que cette empreinte pouvait provenir d’un coup donné avec le bout d’une varlope.
Il paraît, tant d’après la déclaration de Heller que d’après divers documens, que le morceau de bois saisi chez lui et le manche de la hache avaient originairement fait partie d’un bâton nommé garot, instrument à l’usage des voituriers porteurs de marée.
Au surplus, les recherches faites dans l’instruction ne purent faire découvrir quel était l’individu que Heller avait désigné sous le nom de Picard, et donnèrent lieu de supposer que c’était un être imaginaire.
Heller, cherchant à rendre compte de l’emploi de son temps pendant la soirée du 25 février, ne le fit pas d’une manière satisfaisante. Il était constant que, ce jour-là, Heller était resté depuis midi jusqu’à quatre heures avec un nommé Colignon et deux autres jeunes gens; qu’à quatre heures, il les quitta à la porte Saint-Martin, en prenant pour prétexte qu’il devait se rendre chez une personne qui voulait lui commander de l’ouvrage; qu’il leur promit d’aller les rejoindre, à la chûte du jour, dans un cabaret de la Courtille; qu’ils l’y attendirent en vain jusqu’à huit heures moins un quart, et se retirèrent. Dans son interrogatoire à la préfecture de police, Heller prétendit qu’après avoir quitté ses camarades, il était rentré chez lui; qu’à six heures et demie, il en était sorti pour aller faire un tour sur le boulevard; qu’il était rentré sur-le-champ; que, plus tard, il était sorti encore pour rejoindre ses camarades; qu’étant arrivé à la Courtille après leur départ, il était revenu à huit heures un quart chez lui, d’où il était allé souper chez un traiteur, rue du Caire.
Dans ses interrogatoires devant le juge d’instruction, il ajouta à ce récit une autre circonstance, savoir qu’en revenant de la Courtille, à huit heures un quart, il était entré chez le nommé Delamotte, son beau-frère, demeurant rue du Temple, y était resté quelques instans, et n’était revenu chez lui qu’à huit heures et demie. Cette déclaration tardive fut confirmée par Delamotte; mais le récit de Heller ne s’accorda pas avec les dépositions du portier et de la portière de la maison. Ils déclarèrent qu’ils l’avaient vu rentrer chez lui vers quatre heures après midi; qu’il sortit ensuite, probablement avant la nuit, sans qu’ils l’eussent aperçu; qu’enfin, à huit heures et demie, il était rentré, puis sorti encore, sans doute pour aller souper. Ils ajoutèrent qu’à la chûte du jour, la porte de la maison était toujours fermée, et que, si depuis six heures et demie jusqu’à huit heures et demie, Heller fût sorti deux fois et rentré une, ainsi qu’il le prétendait, ils auraient été obligés de lui tirer le cordon, et l’auraient infailliblement aperçu.
Heller convint que le prétexte qu’il avait allégué, en quittant ses camarades, était faux, et qu’il n’avait personne à aller voir. Il prétendit s’être servi de cette défaite pour éviter la dépense à laquelle il aurait été entraîné en se rendant au cabaret avec eux.
Diverses taches rouges furent trouvées sur les vêtemens de Heller; on en remarqua une, notamment, à la manche de sa redingotte; mais des gens de l’art décidèrent qu’elle ne pouvait être l’effet d’un jet de sang. Quant à lui, il prétendit que cette tache provenait d’une coupure qu’il s’était faite au doigt.
Dans la nuit du 9 au 10 avril, Heller chercha à se donner la mort, en se frappant la tête contre les murs de sa prison. Pour le contenir, on fut forcé de lui mettre la camisole dont on fait usage en pareil cas. Ayant été interrogé sur les motifs qui l’avaient porté à attenter à sa vie, il répondit qu’il ne pouvait rendre compte de la position dans laquelle il s’était trouvé.
Heller fut traduit devant la cour d’assises de la Seine. M. Gohier Duplessis, son avocat, le défendit avec talent, mais ne porta pas sa conviction dans l’esprit de tous les jurés. Heller fut déclaré coupable par le jury, à la majorité de sept voix contre cinq. Mais la cour adopta l’avis de la minorité des jurés, et l’accusé fut acquitté. Cette décision excita l’étonnement universel, tant étaient fortes les charges que s’élevaient contre le prévenu, mais qui cependant ne suffisaient pas pour sa condamnation.
FRATRICIDE DE CHARLES DAUTUN.
Le crime de Caïn, cet horrible forfait qui, le premier, souilla la terre de sang humain, du sang d’un frère massacré par un frère, nous fait voir, dès les premiers jours du monde, un exemple effrayant des sombres fureurs de la jalousie, passion de désespoir et de rage, furie implacable qui dévore et déchire sans relâche le cœur du malheureux qui en est atteint, jette le trouble et la mort dans sa pensée, et lui souffle un féroce instinct de carnage. L’histoire, depuis ce premier meurtre, qui ouvrit violemment à la mort les portes de son vaste domaine, eut à retracer plus d’une fois des drames du même genre, œuvres lugubres de l’ambition et de la rivalité, passions souvent terribles et sanguinaires, filles d’un égoïsme qui se déborde, prêt à renverser tout ce qui pourrait lui faire obstacle ou lui porter ombrage. Mais de telles scènes, bien qu’épouvantables, ne laissent pas d’intéresser en faveur du coupable; on approuve les lois justes qui le punissent, et l’on donne des larmes à ses malheurs; on aime à penser qu’il n’eût manqué au criminel qu’une direction utile et sage, pour qu’une passion exaltée pût être changée en une émulation louable.
Bien au contraire, le cœur demeure sans pitié pour le scélérat qui, mû par une vile et basse cupidité, non seulement trempe ses mains dans le sang de son frère, mais encore exerce sa férocité sur ses membres dispersés, et, en même temps qu’il cherche à cacher son attentat, semble vouloir frapper d’horreur toute une capitale, en ménageant à plusieurs quartiers le hideux spectacle de quelques lambeaux de sa victime. Tel se présente à nous Charles Dautun. Son crime répandit la stupeur dans tout Paris; sa scélératesse inouïe souleva tous les cœurs d’indignation; et, quand il ne fut plus permis de douter de son abominable culpabilité, il ne se trouva personne qui n’apprît avec une sorte de satisfaction l’arrêt qui devait venger une atroce violation des droits de la nature et de la société.
Le 9 novembre 1814, entre dix et onze heures du matin, des bateliers trouvèrent dans la Seine, au bas de l’escalier du quai Desaix, une tête d’homme fraîchement coupée, et portant plusieurs contusions. Cette tête était enveloppée dans un torchon marqué A. D. On pêcha près de là deux serviettes marquées L. S. et D.
Le même jour, à neuf heures du soir, entre les fiacres et les planches qui se trouvaient alors devant la colonnade du Louvre, on trouva un tronc d’homme, percé de plusieurs coups dans la poitrine, enveloppé de deux draps marqués P. C., A. D., et d’une chemise marquée A. D.
A onze heures du soir, également le même jour, aux Champs-Élysées, près des fossés qui bordent la place Louis XV, deux cuisses et deux jambes furent trouvées dans un drap marqué A. D., avec une redingotte noisette, percée de deux coups, et deux serviettes ensanglantées. Ces divers restes furent reconnus pour appartenir au même individu. Il y avait à la poitrine et auprès du cou, trois plaies faites à l’aide d’un instrument à deux tranchans.
Il était constant, par suite de diverses observations, que la personne assassinée boitait; mais on ne put d’abord recueillir aucun renseignement propre à mettre sur la trace des auteurs de ce meurtre. Un mois s’écoula ainsi; on s’était borné à faire modeler le buste de la victime, qu’une foule immense avait été voir à la Morgue.
Cependant la femme Calamar, blanchisseuse, entendant parler du crime atroce qui occupait tous les esprits, et, ayant appris que l’individu exposé à la Morgue avait une verrue au menton et qu’il avait dû boiter, s’écria aussitôt: Ah! vous me faites le portrait d’Auguste Dautun!
Cette femme court aussitôt à la rue Saint-Germain-l’Auxerrois, n. 79, où Auguste Dautun s’était choisi un modeste domicile, dans une maison habitée par un grand nombre de locataires; elle interroge le propriétaire; on lui répond que depuis long-temps on n’a pas vu Auguste; elle monte chez lui, frappe inutilement à sa porte; de là, elle court à la Morgue, donne le signalement d’Auguste, et acquiert la douloureuse certitude que c’était bien celui de l’infortuné dont on cherchait le nom. A la préfecture de police, on lui montra le buste de la victime; la femme Calamar ne pouvait plus douter que ce ne fût Auguste Dautun. Sur sa déclaration, la police se transporta aussitôt dans la chambre qui lui fut indiquée; on enfonça la porte; tout fut trouvé dans le plus grand désordre; partout on remarquait des traces de sang. On apprit par des voisins que, depuis le dépôt du cadavre à la Morgue, plusieurs effets d’un très-gros volume avaient été enlevés successivement de cette chambre. Déjà la justice était sur la trace du crime.
Le 16 décembre, pendant que le commissaire de police constatait l’état des lieux dans la chambre qu’avait occupée Auguste, Charles Dautun se présente, et dit qu’il ignore ce qui est arrivé à son frère. Conduit à la préfecture de police, il est interrogé, et déclare demeurer rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. On s’y transporte; on fait perquisition chez lui, on n’y trouve rien. Charles ajoute qu’il était à Paris depuis le mois de mai; qu’Auguste était venu dîner chez lui à la fin d’octobre ou de novembre 1814; qu’il n’était allé le voir qu’une seule fois; que, depuis, ne l’ayant pas rencontré, il crut qu’il était à la campagne.
Mais, avant de passer outre, et pour l’intelligence des faits, il est indispensable de reprendre les choses de plus haut.
Claude-Jean-Charles Dautun, était né à Sedan, en 1780. Son père, honnête industriel, était parvenu à réunir une petite fortune qui lui avait permis de donner une éducation solide à ses enfans. Pendant son séjour à la pension, Charles se lia d’une manière intime avec Girouard, son cousin. On va voir tout à l’heure pourquoi nous signalons cette particularité.
Charles Dautun perdit ses parens, et, à sa sortie de pension, il fut, par décision d’un conseil de famille, confié aux soins du docteur Vaume, son oncle et beau-frère de son père. Le docteur forma le projet d’enseigner à son pupille les préceptes de son art, et, pour qu’il en profitât mieux, il ne négligea rien de tout ce qui était en son pouvoir. Pendant quelque temps, le jeune Dautun parut docile aux volontés de son tuteur; mais bientôt il se livra avec une ardeur inconcevable à tous les genres de dissipation, cherchant dans le tumulte des passions un remède aux inquiétudes vagues et douloureuses qui résultaient de son oisiveté. Dès ce moment, il perdit les bonnes grâces de son oncle, et le fit renoncer à l’espoir de mettre à exécution les projets qu’il avait sur lui. Ainsi, par un funeste aveuglement, Charles Dautun s’était placé dans une position si fausse, qu’il lui devenait presque impossible de revenir aux principes de la saine raison. Le désœuvrement et la nécessité le forcèrent de prendre du service dans un régiment. Il y avait long-temps qu’il était séparé de Girouard, son ami d’enfance; il le retrouva dans les camps, et leur liaison reprit une nouvelle intimité. Le sort des armes les sépara de nouveau, et, ce ne fut qu’en 1814, qu’ils se revirent et déplorèrent ensemble l’événement qui leur fermait une carrière qui aurait pu leur être profitable et glorieuse: Charles Dautun était parvenu au grade de lieutenant; Girouard s’était attaché aux administrations nombreuses que nécessitait l’état permanent de guerre où se trouvait la France, et avait acquis dans les postes un emploi assez lucratif.
Mais, peu après, Girouard perdit cet emploi; et Dautun, se trouvant également sans occupation, tous deux, réduits à l’oisiveté, se lièrent plus étroitement que jamais; ils usèrent leurs dernières ressources, vendirent leur patrimoine, et allèrent l’engloutir dans les maisons de jeu, gouffres impurs d’où surgissent tant de calamités sociales.
On connaît la vie habituelle des joueurs de profession; on connaît leurs désordres, leurs alternatives de gain et de perte, leurs folles dépenses quand la fortune leur sourit, leurs accès de désespoir lorsqu’elle les trompe, les actions honteuses auxquelles ils sont trop souvent poussés par la détresse. Telle était la position que s’étaient faite les deux amis Charles Dautun et Girouard, lorsqu’on apprit le meurtre de la dame Jeanne-Marie Dautun, femme du docteur Vaume, dont il a été parlé plus haut.
Cette dame, âgée de cinquante-trois ans, vivait, depuis plusieurs années, séparée de son mari; elle occupait seule et sans domestique, un petit appartement situé rue Grange-Batelière, no 7. Craintive et soupçonneuse, elle n’ouvrait sa porte qu’après avoir reconnu la voix des personnes qui venaient pour la voir; elle vivait fort retirée. Le 19 juillet 1814, son portier, inquiet de ne l’avoir pas vue depuis trois jours, et apercevant les croisées de son appartement ouvertes, l’appela à plusieurs reprises; mais, personne ne lui répondant, il appliqua une échelle à l’une des fenêtres, monta et vit, non sans effroi, le cadavre de la dame Vaume étendu dans la cuisine. Informé de cet événement, le commissaire de police arriva. Il fut procédé sur-le-champ à l’examen du corps et des lieux où le meurtre avait été commis. La dame Vaume était percée de plusieurs coups à la poitrine; elle était en déshabillé du matin; rien ne paraissait dérangé sur elle; on constata même qu’elle tenait encore une petite tabatière à la main. Ce point parut important, en ce sens qu’il annonçait que la victime, immolée sans crainte comme sans résistance, n’avait dû nécessiter aucun effort de la part de l’assassin. De l’argent et une reconnaissance d’une assez forte somme n’avaient pas été enlevés. Quelques bijoux, plusieurs couverts d’argent étaient les seuls objets qui eussent disparu. On trouva derrière un buffet un cordon ensanglanté, avec un nœud; cependant le cadavre ne portait aucune marque de strangulation.
On avait vu la dame Vaume le 15 juillet au soir; elle avait demandé, pour le lendemain, plus de lait qu’à l’ordinaire, parce qu’elle devait avoir, disait-elle, quelqu’un à déjeûner. Le 16 au matin, la laitière était montée chez elle vers neuf heures, et personne ne lui avait répondu.
Cependant Auguste Dautun, objet de l’affection de sa tante, madame Vaume, était parti au commencement de juillet pour la Belgique; et Charles Dautun, ayant rencontré, au mois d’août suivant, la femme Calamar, blanchisseuse, ancienne domestique de la dame Vaume, témoigna la plus vive douleur, quand elle lui apprit la mort tragique de sa tante, qu’il assurait avoir ignorée. Malgré les instances de cette femme, il ne voulut pas être présent à la levée des scellés, alléguant qu’il aurait trop à souffrir, en y rencontrant son oncle, qu’il supposait être l’auteur du crime. Cette perfide insinuation n’avait rien de bien dangereux pour le docteur Vaume; heureusement sa moralité, bien connue, le mettait à l’abri de tout soupçon; aussi ne dirigea-t-on contre lui aucune poursuite.
Comme on vient de le voir, l’assassinat de la tante avait précédé de quelques mois celui du neveu, qui fut commis dans les premiers jours de novembre. Charles Dautun, lors de son premier interrogatoire, avait adopté un système d’ignorance complète sur le sort de son frère. Le lendemain, il avoua qu’il l’avait assassiné, de complicité avec Girouard, le 8 novembre, à huit heures du matin. Suivant lui, Girouard était venu le trouver, s’était exhalé en imprécations contre Auguste, et lui avait proposé de l’assassiner. Charles ajoutait qu’il avait eu le malheur d’accompagner Girouard, qui était assisté d’un autre individu. Auguste, à la voix de son frère, avait ouvert la porte de sa chambre; mais, au même instant, il avait été saisi à bras-le-corps par Girouard, qui l’avait tué, sur-le-champ, d’un coup de couteau. Enfin Charles Dautun déclara que c’était Girouard, qui avait séparé la tête du tronc; et que lui, Charles, avait porté cette tête sur le quai Desaix et l’avait jetée dans la rivière.
Sur cette déclaration, Girouard fut arrêté; mais il nia tous les faits qui lui étaient imputés, et prétendit qu’au moment de l’événement, il était couché avec sa femme. Ce n’était que postérieurement, c’est-à-dire, vers le 15 ou le 16 novembre, que son épouse, avec qui il vivait en mauvaise intelligence, ayant déménagé furtivement, il avait été obligé d’aller demander un asile à Charles Dautun.
Ce dernier, dans son cinquième interrogatoire, disculpa entièrement Girouard, et assuma entièrement sur lui l’horrible responsabilité du meurtre de son frère. Jusqu’alors, souvent interrogé sur l’assassinat de la dame Vaume, il avait formellement repoussé les soupçons qui planaient sur lui, et avait cherché à les rejeter sur le sieur Vaume, son oncle. Tout à coup, c’est à-dire le 24 décembre, il déclara que, le 16 juillet, vers onze heures du matin, il avait assassiné sa tante chez elle; qu’après avoir été frappée, elle n’avait pas jeté un seul cri; que son projet, en commettant ce crime, avait été de voler l’argent et les effets de sa tante, pour aller au jeu; qu’il n’avait pris qu’une petite montre d’or, une cuillère à ragoût, deux couverts, deux cuillères à bouche, deux cuillères à café, et pas autre chose; que, saisi de remords, il n’avait pas eu le courage d’en prendre davantage. Il convint, en outre, qu’il avait vendu la montre d’or, moyennant une somme de soixante-neuf francs. Il fit aussi connaître l’orfèvre qui lui avait acheté les effets précieux dérobés à son frère, et dont il avait tiré la misérable somme de cent quatre-vingt-quatorze francs.
Girouard, soumis à de nombreux interrogatoires, persista dans un système de dénégation que semblaient favoriser les rétractations de Charles Dautun; mais, lors du procès, le plan de défense adopté par ce dernier fit naître des péripéties bien pénibles et bien douloureuses pour Girouard, qui se vit tantôt accusé, tantôt excusé par son ancien ami, selon que ce dernier le croyait nécessaire à sa cause.
Les deux accusés, Charles Dautun et Girouard, comparurent devant la cour d’assises de la Seine, le 13 février 1815. Une affluence considérable de personnes de toutes les classes encombrait la salle. On voyait parmi les pièces de conviction, les vêtemens ensanglantés dont étaient revêtus les membres épars de la victime; près de ces vêtemens était un vase de grès, où le meurtrier avait recueilli le sang de l’infortuné Auguste Dautun, avec l’eau dont il s’était servi pour laver la chambre; enfin, par une singularité qui n’appartient qu’à ce procès, les traits de la victime, modelés en plâtre, dominaient cet effrayant faisceau.
Quand les accusés furent introduits, on remarqua que Charles Dautun affectait une sorte de tranquillité qui donnait à sa physionomie, naturellement farouche, un aspect vraiment sinistre. Girouard portait sur ses traits l’empreinte de la douleur; il ne marchait qu’avec peine et soutenu par deux gendarmes.
Charles Dautun était accusé du meurtre de la dame Vaume, sa tante; et l’acte d’accusation le signalait en outre comme ayant assassiné, de complicité avec Girouard, Auguste Dautun, ex-receveur de l’enregistrement à Bruxelles.
Dans le nouvel interrogatoire qu’il eut à subir, Charles Dautun rétracta ses précédens aveux, dit qu’il les avait faits dans un moment de désordre; qu’il s’était dévoué pour Girouard; qu’il soupçonnait celui-ci d’être le coupable; que, quant à lui, il persistait à soutenir qu’il était innocent. Interpellé sur la manière dont il s’était procuré les divers effets, appartenant à son frère, qu’il avait vendus à des orfèvres; il répondit que c’était Girouard qui lui avait remis la clé de l’appartement d’Auguste Dautun. Quant aux deux assassinats, il déclara ne rien connaître des circonstances de ces deux crimes.
Confronté deux fois avec Girouard, Dautun détourna les yeux, en disant qu’il ne pouvait voir cet homme sans horreur. «C’est toi, répondit Girouard, qui me fais horreur, monstre, et tu veux me perdre.»
Après l’audition des témoins, qui n’ajouta que peu de chose aux lumières déjà recueillies par la justice, mais qui fit connaître l’immoralité des prévenus, l’avocat-général prononça son réquisitoire; et la parole fut accordée successivement aux défenseurs des accusés. Comme aucun avocat n’avait voulu se charger volontairement de la cause de Charles Dautun, la cour avait nommé d’office Me Dumolard, qui sut remplir sa pénible tâche avec un talent remarquable. Le principal argument que le défenseur de Girouard fit valoir en faveur de son client, fut relatif à la prétendue remise de la clé. «Charles Dautun soutient, dit-il, que c’est Girouard qui lui a remis la clé de l’appartement, de son frère, le 14 novembre, et dès le 10, le 11 et le 12, il avait enlevé les meubles et effets de cet appartement; vous voyez donc que l’imposture est palpable. Je recommande ces réflexions à votre sagesse, et Girouard à votre justice.»
Après les plaidoiries et avant de clore les débats, le président tenta un dernier effort pour obtenir de Dautun des aveux sincères. «Dautun, lui dit-il, les débats vont être fermés; vous pouvez encore éclairer la justice; recueillez vos idées. Pourquoi avez-vous accusé Girouard d’avoir coopéré à cet assassinat?—Comme Girouard m’avait remis la clé, j’ai craint qu’il ne fût compromis.—Vous persistez donc à dire qu’il vous a remis la clé?—J’y persiste.—Dautun, tâchez de désarmer, non pas la justice de l’homme, mais celle de l’Éternel; et songez que vous seriez bien plus coupable encore, si vous laissiez planer le soupçon sur l’innocence. Je vous le demande encore une fois, êtes-vous coupable de l’assassinat de votre frère?—Non.—Vous n’en êtes pas coupable?—Non.—Et vous, Girouard?—Je n’ai commis aucun crime.—C’est pour la dernière fois, Dautun, je le répète, il est peut-être encore un moyen de fléchir le courroux céleste; dites la vérité.—Je n’ai point tué mon frère.»
Après ces pressantes et inutiles exhortations, le président ferma les débats et présenta le résumé de cet odieux procès, qu’il termina en ces termes: «Charles Dautun, qui paraît aujourd’hui devant vous, et qui a essayé son bras sur sa tante, sur sa bienfaitrice, sur sa seconde mère, avant de poignarder son frère, n’aurait peut-être jamais eu l’idée du crime, s’il n’avait pas nourri dans son cœur la funeste passion du jeu; et peut-être ne l’aurait-il jamais éprouvée, s’ils avaient été fermés pour jamais ces lieux ouverts à tous les citoyens, où l’amour de l’or, irrité par les calculs de l’espérance, exalte d’abord les idées, et finit par déshonorer les âmes. Oh! quand viendra donc le jour où l’on fermera ces salons du vice et de la perversité, où des pères barbares jouent le pain de leur famille, où des fils avilis consomment la ruine de leur fortune et la honte de leur nom!»
Le président posa ensuite les questions soumises à la délibération du jury. Les deux premières étaient relatives à la complicité d’assassinat et de vol qui pesait sur Girouard. Elles furent résolues négativement, et le président, en prononçant l’acquittement de Girouard, lui adressa l’allocution suivante: «Girouard, il est doux pour moi, dans un jour aussi triste, de pouvoir vous rendre à la liberté: si de violens soupçons ont pesé sur vous, ne vous en prenez qu’à vous-même; si votre conduite avait toujours été bonne, elle aurait suffi pour vous mettre à l’abri de l’accusation. Réprimez les penchans honteux qui ont failli vous perdre pour jamais. Travaillez, et tâchez de reconquérir l’estime publique que vous avez depuis si long-temps perdue.»
La transition brusque de la crainte de la mort à la certitude de la liberté produisit un si violent ébranlement sur les facultés de Girouard, déjà affaibli par de longues souffrances, qu’il s’évanouit. Vainement il essaya de parler, il n’eut pas la force de proférer une seule parole. Il se retira, soutenu par quatre personnes, et une jeune dame, aussi remarquable par les grâces de sa figure que par la bonté de son cœur, fit pour ce malheureux une quête destinée à subvenir à ses premiers besoins.
Il restait à prononcer sur le sort de Charles Dautun. La réponse du jury fut affirmative sur tous les chefs d’accusation. Pendant la lecture de la décision des jurés, l’abattement de Dautun augmentait par degré, et, chaque fois qu’il entendait répéter: Oui, Charles Dautun est coupable, il indiquait, par un signe de tête, qu’il ne l’était pas.
Lorsque le président, faisant l’application de la loi, prononça la peine de mort, à ce dernier mot, Dautun tomba dans une profonde stupeur, sa tête roula sur sa poitrine, puis il s’écria: Je suis perdu; je n’ai pas commis ce crime; je ne suis coupable que d’avoir enlevé les effets. «Dautun, lui dit le président, il ne vous reste plus qu’une seule ressource: jetez-vous dans les bras de la religion. Les crimes que vous avez commis sont bien grands, sans doute; mais la miséricorde de Dieu est plus grande encore; implorez sa miséricorde. Je vous préviens que vous avez trois jours pour vous pourvoir en cassation.»
En entendant ces mots, le condamné sembla reprendre un peu d’assurance, et, dans le trajet du tribunal à la prison, il s’écria plusieurs fois: Oui, j’en appellerai! j’en appellerai.
En effet, le 27 février, Charles Dautun se pourvut en cassation; mais, son pourvoi ayant été rejeté par la cour suprême, le 29 mars, à deux heures et demie, on vint l’avertir de se préparer à la mort. Cette terrible nouvelle l’accabla à tel point qu’il put à peine proférer ces mots entrecoupés: Mon Dieu!.... quel sort!.... un soldat!... Je me recommande à la clémence de l’empereur. Il refusa les secours de la religion, mais sans rudesse ni bravade.
A l’instant où la fatale toilette fut achevée, un officier public lui dit: «Il est encore temps de déclarer la vérité: avez-vous quelques révélations à faire? profitez d’un dernier moment.» Dautun répondit d’une voix faible et très-altérée: «J’ai dit la vérité au tribunal, c’est Girouard qui m’a remis la clé; d’après, jugez du reste.»
Dautun conserva le même abattement jusqu’au lieu du supplice; néanmoins le prêtre qui l’avait accompagné ne put vaincre son obstination. A quatre heures et demie, il avait subi son arrêt.
ASSASSINS DE FUALDÈS.
Fualdès!... ce nom seul réveille le souvenir d’un forfait qui, par le voile mystérieux dont il est resté long-temps enveloppé, et par les circonstances inouïes qui l’accompagnèrent, s’est acquis une déplorable célébrité. L’intérêt bien mérité qu’inspirait la victime, la position sociale des principaux meurtriers, la complication des incidens, la monstrueuse atrocité de quelques détails, les révélations et les réticences de la dame Manson, les débats qui eurent lieu devant deux Cours d’assises et qui finirent par jeter quelques rayons de clarté sur cet attentat ténébreux, rangent l’horrible assassinat de Fualdès parmi les événemens le plus éminemment dramatiques. Quinze années ont passé sur ce meurtre sans exemple, et ce laps de temps n’en a point affaibli l’horreur. Quoique le crime eût été commis dans une ville éloignée de la capitale; quoique les tribunaux, chargés de prononcer sur le sort des coupables, fussent également à de très-grandes distances; néanmoins, sur tous les points de la France, on s’en souvient encore, tous les esprits vivement préoccupés par les réponses énigmatiques d’une femme qui, comme témoin jouait le principal rôle dans cette affaire attendaient de jour en jour des révélations décisives, s’indignaient même contre la dame Manson, à cause de ses demi-aveux suivis immédiatement d’un profond silence, et faisaient éclater leur impatience de connaître l’issue de ce mémorable procès. Enfin l’attente et l’anxiété du public furent à peu près satisfaites; nous disons à peu près; car si plusieurs des assassins tombèrent sous le glaive des lois, la vérité demeura encore obscure, malgré des recherches actives et des débats solennels.
Nous allons essayer de retracer les circonstances les plus intéressantes de cette tragique histoire, de manière à en présenter un tableau qui ne laisse rien à désirer sous le rapport de l’exactitude, et qui soit de nature à satisfaire également et ceux qui connaissent déjà ces faits, et ceux pour qui ces détails seront entièrement nouveaux.
Le 20 mars 1817, la ville de Rodez apprit avec un sentiment d’horreur qu’un forfait inouï venait d’être commis dans ses murs. Dès le matin même, un cadavre fut trouvé flottant sur les eaux de l’Aveyron; c’était celui de M. Fualdès, ancien magistrat; toute idée de suicide fut à l’instant écartée; une large blessure faite au cou de la victime ne permettait pas de douter qu’elle n’eût succombé sous les coups de lâches assassins.
Ce triste événement fit naître une foule de conjectures. Jouissant de l’estime générale et de la considération publique, M. Fualdès s’était toujours conduit de manière à ne point se faire d’ennemis particuliers; du moins on ne lui en connaissait pas. Ses principes politiques bien prononcés en faveur de la liberté, mais sages et tolérans, étaient trop inoffensifs pour exciter la fureur des fanatiques les plus ardens; sa fortune était en apparence trop peu considérable pour tenter la cupidité d’un assassin.
Quels étaient donc et la cause et les auteurs du crime? Telle était la question que l’on s’adressait mutuellement, et chacun y répondait diversement. Les habitans de Rodez, éperdus, regardaient autour d’eux avec effroi. Une voix trompeuse répandait à dessein que des gens flétris par la justice avaient assouvi leur rage sur le magistrat inflexible qui avait provoqué leur juste punition. Une autre rumeur circulait aussi, rumeur qui répandit en un instant le trouble et la terreur dans tout le pays. On cherchait à accréditer sourdement que Fualdès avait été assassiné en haine de ses opinions politiques par les nobles de Rodez; on désignait ce crime comme le prélude de nouveaux attentats; on le regardait comme le signal d’une nouvelle Saint-Barthélemy. Dans un moment où les esprits étaient encore en fermentation, quels malheurs pouvaient causer des idées aussi alarmantes répandues dans les masses! Cependant ces bruits étaient l’œuvre d’infâmes calomniateurs dont le but était de soustraire les vrais coupables à l’œil vigilant de la justice. Heureusement ces craintes chimériques furent bientôt dissipées, l’effroi général disparut, et l’intérêt, se reportant tout entier sur le malheureux Fualdès, s’accrut encore, lorsqu’on parvint à saisir quelques particularités du crime.
Bientôt les recherches de l’autorité produisirent des indices certains. On avait su que, le 18 mars, M. Fualdès avait reçu de M. Seguret, en effets de commerce, une somme considérable, à compte sur le prix d’un domaine qu’il lui avait vendu; que, dans l’après-midi du 19, un rendez-vous pour la négociation de ces effets lui avait été donné et fixé à huit heures du soir. En effet, M. Fualdès sortit de chez lui vers cet instant, après avoir pris sous sa redingotte quelque chose qu’il soutenait avec son bras gauche, et, une demi-heure après, un individu trouva, dans la rue du Terral, sur le prolongement de la rue des Hebdomadiers, une canne reconnue depuis pour être celle de M. Fualdès, et non loin de la maison Bancal, un mouchoir usé, récemment tordu dans toute sa longueur. Ces premiers renseignemens en amenèrent de plus concluans, et enfin il fut reconnu qu’un homme avait été aposté près de la maison de M. Fualdès, et que, au moment où celui-ci était sorti, cet individu avait quitté son poste, et était descendu en grande hâte dans la rue de l’Ambergue-droite, qui aboutit à celle des Hebdomadiers par la petite rue qui traverse celle de Saint-Vincent. On avait remarqué que d’autres hommes étaient également postés au coin des maisons de François Valat et de Missonnier, de la rue dite des Frères-de-l’École-Chrétienne, et sur la porte de la maison Vergnes, habitée par Bancal. L’infortuné Fualdès, se rendant au rendez-vous qu’on lui avait donné, marchait avec sécurité; mais, à peine arrivé près de la maison Missonnier, il est saisi par plusieurs scélérats, à un signal convenu; on lui met un bâillon sur la bouche, et on l’entraîne violemment dans la maison Bancal, lieu infâme, repaire de la débauche et de la prostitution; c’est là que la scène horrible du meurtre avait été préparée. Le malheureux vieillard est jeté sur une table; les assassins rugissent autour de lui. Vainement il demande un instant pour se recommander à Dieu; on le repousse avec ironie. Il se débat, la table est renversée; les bourreaux la relèvent. L’un tient les pieds de la victime; un autre, armé d’un couteau, essaie de lui porter le coup mortel, mais sa main tremble. Un troisième reproche à son complice son défaut d’assurance, et, lui arrachant le couteau des mains, le plonge dans la gorge de la victime. O scène digne de cannibales! détails dégoûtans d’horreur! Le sang qui coule de la blessure est reçu dans un baquet, et donné ensuite en nourriture à un porc. Après la consommation de cet odieux sacrifice, le corps de Fualdès est placé sur deux barres, enveloppé dans un drap et dans une couverture de laine, lié comme une balle de cuir avec des cordes, et porté, vers les dix heures du soir, dans la rivière d’Aveyron, par quatre individus précédés d’un homme à haute taille armé d’un fusil, et suivi de deux autres, dont un seulement était aussi armé d’un fusil.
Ces renseignemens, quoique incomplets, provenaient d’aveux faits à des tiers par la femme Bancal, ou sortis de la bouche naïve des enfans de cette femme. C’était à peu de distance de la maison Bancal qu’on avait trouvé la canne et le mouchoir tordu; cette circonstance, coïncidant parfaitement avec les faits déjà articulés, Bancal, sa femme et sa fille aînée furent aussitôt arrêtés, et leurs autres enfans en bas âge, placés à l’hôpital de Rodez. Une visite, faite à leur domicile, fit découvrir une couverture de laine et plusieurs linges ensanglantés qui avaient servi à envelopper le corps de Fualdès. On trouva également une veste que portait Bancal le jour de l’assassinat; cette veste était tachée de sang qu’on avait essayé d’enlever, en le râclant avec un couteau. Des propos tenus par la femme Bancal dans sa prison ne manquèrent pas d’être recueillis; ainsi elle dit à une autre prisonnière, la femme Lacroix, après avoir vomi les plus grossières injures contre M. Fualdès, qu’il avait été bâillonné avec un mouchoir; qu’on l’avait saigné avec un mauvais couteau; qu’il avait sur le corps une chemise qui ressemblait à une aube; qu’elle avait pris une bague qu’il portait au doigt, mais que le lendemain elle avait été forcée de la rendre, et qu’on lui avait donné six francs à titre de compensation. Elle ajouta que, si on lui demandait au tribunal ce qui s’était passé chez elle, elle dirait aux juges qu’ils devaient bien le savoir, puisqu’ils y étaient eux-mêmes; qu’elle avait reçu trois écus de cinq francs et quelques autres pièces de monnaie qu’on avait trouvées dans les poches du sieur Fualdès; qu’une clé, qui fut également trouvée sur lui, fut donnée à un monsieur de la campagne; qu’enfin ces messieurs avaient dit qu’ils ne tuaient pas pour de l’argent.
Les enfans Bancal, séparés de leurs parens, et soustraits par conséquent à leur influence, avaient raconté d’autres détails. Madelaine, une des filles, ne cachait point que son père et sa mère étaient en prison, parce qu’on avait tué un monsieur chez eux. Elle disait avoir été témoin du crime. Le soir qu’il avait été commis, sa mère l’avait menée coucher dans une chambre au second étage de la maison qu’ils habitaient; mais, excitée par la crainte ou par la curiosité, à peine avait-elle été laissée seule, qu’elle se leva, descendit au rez-de-chaussée, et, passant derrière une armoire, se glissa dans le lit de son père et de sa mère; bientôt les assassins entrèrent dans la chambre, y traînant leur victime. A travers un trou du rideau du lit, elle vit étendre le monsieur sur la table. Pendant qu’on le saignait, son père tenait la lampe, et sa mère recevait le sang. Elle ajoutait avec son jeune frère qu’il y avait des messieurs qu’ils ne connaissaient pas, excepté celui de la place de la Cité; que c’étaient ces messieurs qui avaient égorgé celui qui était mort, et qu’après ils l’avaient emporté hors de la maison.
La justice obtint encore d’autres indices; si ceux qu’on vient de lire suffisaient pour déterminer le lieu où le crime avait été commis, il restait à connaître les assassins et leur nombre. La fille Anne Benoît, qui demeurait dans la maison Bancal, et depuis impliquée au procès, répéta à plusieurs personnes qu’on aurait beaucoup de peine à reconnaître les auteurs de l’assassinat. «On cherche à le savoir, disait-elle, mais on ne le saura pas, on n’a pas pris de témoins; cela ne s’est pas fait dans la maison Bancal, mais hors de la ville, dans quelque jardin. C’est pour cause d’opinion et non d’intérêt qu’on l’a tué. On l’a saigné sur une table comme un cochon. Ce sont les nobles qui ont commis le crime». Ces propos qui contredisaient en quelque sorte les circonstances déjà connues, auraient pu plonger les magistrats dans une embarrassante perplexité, si l’opinion publique, en désignant hautement les assassins, ne les avait ramenés à examiner scrupuleusement la conduite d’hommes qui d’abord avaient appelé leur attention, et qui avaient su adroitement détourner les soupçons dont ils avaient été l’objet.
Et cependant quels étaient ces hommes que des soupçons véhémens allaient atteindre? Des hommes appartenant aux familles les plus considérables du pays, admis dans les plus hautes sociétés de Rodez; bien plus, ces hommes étaient des amis, des parens de Fualdès. Bastide et Jausion, désignés comme les principaux meurtriers, semblaient, par leur fortune même, être à l’abri de la plus simple idée d’un tel attentat, qui n’aurait eu sa source que dans la cupidité. Le premier était un propriétaire-cultivateur, l’autre avait une charge d’agent de change à Rodez. Cependant on fut contraint de se rendre à l’évidence, lorsqu’à l’appui des premiers faits qui tendaient à incriminer ces deux individus, se joignirent de nouveaux élémens de conviction.
Le lendemain du crime, Jausion s’était introduit dans la maison Fualdès, vers les sept heures et demie du matin; l’affreuse nouvelle était déjà publique. Au lieu d’aller porter à la veuve les consolations que réclamait le malheur qui venait de la frapper, Jausion monte aux appartemens, les fouille, et, pénétrant dans le cabinet de M. Fualdès, y enfonce à l’aide d’une hache, un bureau d’où il soustrait un sac d’argent, un livre-journal, un grand portefeuille de maroquin à fermoir et plusieurs effets de commerce, que Fualdès avait reçus la veille de M. Séguret. Il se garde bien de faire part à la veuve de ce qu’il vient de faire, et se contente de dire à un domestique qui lui voit le sac dans les mains: Je prends ce sac, parce qu’on doit mettre le scellé; il ne faut rien dire à personne. Le même jour, à dix heures du matin, Bastide Gramont frappa rudement à la porte, et demanda, d’un air égaré, si Fualdès y était. Remarquez bien qu’à cette heure, la mort tragique de cet ancien magistrat était connue de toute la ville.—«Que dites-vous? répondit la fille à qui il s’adressait.» Bastide, passant sa main sur sa figure, reprit: «Ah! je me trompe! il faut aller tout fermer.» Il monta rapidement à la chambre du maître de la maison sans demander à être accompagné; la fille le suivit; il courut à l’armoire où Fualdès tenait certains papiers, y mit la main, en ferma la porte et en ôta la clé: il ferma aussi la chambre; mais, dans ce moment, la servante de la maison se présenta pour retirer les draps du lit, et Bastide rouvrit cette chambre; il se plaça d’un côté du lit; la servante tira la couverture pour la rouler; alors il tomba aux pieds de Bastide quelque chose qu’il ramassa aussitôt en manifestant beaucoup d’étonnement: «C’est une clé, dit-il, nous la mettrons avec les autres.» Cette clé était précisément celle du bureau de Fualdès, et celui-ci la portait toujours sur lui.
Les dépositions de nombreux témoins attestaient tous ces faits. On avait vu Jausion, le 20 mars, dans la maison Fualdès, avec son épouse, sœur de Bastide; des domestiques et un ami de Fualdès l’affirmaient. Avant de s’y rendre, et lorsqu’on lui apprit l’effrayante nouvelle dont toute la ville retentissait, il ne témoigna ni surprise, ni émotion; au contraire, rencontré sur la place de la Cité par une personne qui lui parla du funeste événement, il avait répondu: Ah f.....! que voulez-vous que j’y fasse? Quant à Bastide, sa présence à Rodez, dans la soirée du 19 mars, était démontrée d’une manière incontestable: nombre d’habitans l’y avaient vu, et plusieurs déposaient qu’ils l’avaient entendu ce jour-là même, assigner pour le soir, un rendez-vous à M. Fualdès.
Ne semblait-il pas que la providence, qui se charge souvent du châtiment du crime, voulût pousser les deux principaux coupables à devenir leurs propres accusateurs? Qui n’a remarqué que leurs premières démarches, leurs premières paroles après l’événement, étaient déjà de fortes dépositions. Ils feignent d’ignorer ce que tout le monde sait, et quand ils l’apprennent, c’est avec la plus froide indifférence. De tels indices sont rarement trompeurs.
Jausion et Bastide furent arrêtés, et avec eux les nommés Bach, Colard, Missonnier, Bousquier, et la fille Anne Benoît, que de nombreuses déclarations firent regarder comme complice du crime.
Cependant la justice instruisait, et chaque jour semblait jeter de nouvelles lumières sur les circonstances de l’assassinat de M. Fualdès. Un mendiant, nommé Laville, couché dans une écurie dépendant de la maison de Missonnier, déclara avoir entendu qu’on se débattait dans la rue, près de la porte de l’écurie où il était couché. «On poussa, dit-il, deux fois la porte. Le malheureux qu’on traînait, arrivé devant la maison Bancal, fit deux ou trois cris, dont le dernier était étouffé, comme celui d’une personne qui suffoquerait. Pendant ce temps, des joueurs de vielle, placés devant la maison Bancal, firent entendre, pendant une heure environ, le son de leurs instrumens.» Ces joueurs de vielle, signalés dans cette déposition, avaient disparu le lendemain matin, et toutes les recherches faites pour les retrouver furent inutiles. Un autre témoin, le sieur Brast, raconta que, vers les huit heures un quart, il entendit marcher dans la rue plusieurs personnes, qui paraissaient porter une balle ou paquet, qu’elles s’arrêtèrent devant la maison Bancal; qu’une porte s’ouvrit et se ferma; mais que le son de la vielle l’empêcha de distinguer si c’était celle de Bancal; que, peu de temps après, il entendit des sifflets et des Hem! Les personnes qui marchaient ne faisaient pas de bruit et paraissaient avoir des escarpins.
Cette déclaration, corroborée de plusieurs autres, établissait les faits qui avaient précédé l’entrée des assassins chez Bancal; l’instruction recueillit d’autres détails sur ce qu’ils avaient fait ensuite. La fille Monteil, locataire dans la maison Bancal, déclara que, le 25 mars, la jeune Madeleine Bancal lui avait tout conté. Cette petite fille lui fit voir les deux trous du rideau du lit par lesquels elle avait tout vu. Elle demanda du pain, la fille Monteil prit un couteau pour lui en couper; mais Madeleine s’opposa à ce qu’on en fît usage, en lui disant: C’est avec ce couteau qu’on a tué le monsieur.
Jusque là, il n’existait en réalité à l’appui de la prévention contre Bastide et Jausion, que leurs démarches dans la matinée du 20 mars, et les déclarations d’un enfant de huit ans, qui ne pouvaient suffire pour servir de base à une accusation aussi terrible. Mais bientôt un éclair imprévu vint jeter une lueur nouvelle sur les faits les plus importans de l’affaire.
On répétait dans la ville, qu’une dame appartenant à une des familles les plus considérables du département de l’Aveyron s’était trouvée, par un motif que chacun expliquait à sa manière, dans la maison Bancal, au jour et à l’heure que l’assassinat avait été commis, et qu’elle avait été témoin du crime. On faisait, à ce sujet, mille histoires romanesques et mystérieuses. On citait plusieurs femmes des meilleures familles de Rodez. Voici comment cessèrent toutes les incertitudes à cet égard:
Un officier nommé Clémendot, se trouvant temporairement à Rodez, et déjeûnant un jour avec plusieurs personnes de cette ville, la conversation roula sur l’assassinat de M. Fualdès, et comme, à l’occasion de l’étrange circonstance relative à la dame qui avait été présente à l’exécution du crime, on citait une demoiselle de Rodez, l’officier, entraîné par un sentiment de justice, s’écria hautement: Cela est faux, car je sais qui c’est. Sur cette exclamation, M. Clémendot fut appelé, le jour même, devant le juge d’instruction, et fit une déclaration d’où il résultait que, le 28 juillet 1817, au soir, étant à la promenade avec la dame Manson, il lui avait dit que le bruit courait dans la ville que, le soir de l’assassinat de Fualdès, une dame ou une demoiselle s’était trouvée dans la maison Bancal, où l’on soupçonnait que le crime avait été commis; qu’elle y était restée, malgré elle, pendant tout le temps de cette horrible exécution; qu’elle n’était allée dans cette maison que par suite d’un rendez-vous donné; que l’on citait plusieurs personnes de la ville; et qu’elle, dame Manson, était du nombre. Suivant le récit de Clémendot, madame Manson ne rejeta pas cette déclaration avec assez de chaleur; alors il l’accabla de questions tellement pressantes, que cette dame finit par lui avouer que c’était elle-même qui s’était trouvée dans la maison Bancal. Il serait difficile de peindre l’émotion qu’éprouva M. Clémendot, en recevant une pareille confidence. Il pressa de nouveau madame Manson, la priant de ne lui rien cacher, et l’assurant qu’il prenait un vif intérêt à sa position. Elle lui dit alors qu’étant entrée dans cette maison, et parlant avec la femme Bancal, elle entendit au-dehors un bruit occasionné par plusieurs personnes qui semblaient se disputer l’entrée; qu’en entendant ce bruit, la femme Bancal la poussa dans un cabinet attenant, où elle l’enferma; que la vivacité avec laquelle ce mouvement fut exécuté la jeta dans une grande frayeur; que son effroi redoubla, lorsqu’il ne lui fut pas possible de douter qu’on venait de commettre un crime affreux; et plus encore, lorsque, malgré son trouble, elle put entendre que sa propre vie était menacée; qu’enfin on la fit sortir du cabinet, et qu’on la reconduisit, en lui faisant promettre le plus grand secret sur tout ce qu’elle avait pu voir et entendre, et en lui disant qu’elle paierait de sa vie la moindre indiscrétion. Elle ajouta qu’elle avait été long-temps à se remettre de sa frayeur; que, pendant dix jours, elle avait fait coucher avec elle une petite fille de chez la dame Pal, où elle demeurait, et que, chaque soir, en rentrant, elle visitait tous les coins et recoins de son appartement.
M. Clémendot dit à madame Manson que, puisqu’elle s’était trouvée dans la maison Bancal, elle devait connaître les assassins. «Avez-vous reconnu, ajouta-t-il, Bastide Gramont?» Elle répondit que, ne l’ayant vu qu’une seule fois, elle n’avait pu le reconnaître. «Et Jausion?—Ah! dit-elle, je ne l’ai vu que deux ou trois fois, et je ne pourrais que très-difficilement le distinguer d’avec son frère.» M. Clémendot lui témoigna son étonnement de ce qu’étant du pays, elle n’en connaissait pas mieux les habitans; à quoi elle répondit qu’elle avait été long-temps absente.
La déclaration de M. Clémendot se terminait ainsi: «Il est une foule de petits détails qui ont échappé à ma mémoire. Ce que je puis dire avec vérité, c’est que la faiblesse des raisonnemens de madame Manson, et l’embarras que lui causaient mes pressantes questions sur ces deux personnages (Bastide et Jausion) me convainquirent qu’elle connaissait tous les acteurs de cette horrible scène. Ma conviction était si forte, que je lui dis: «Madame, tout ce que vous venez de me dire présente comme un des principaux coupables un homme qu’on ne croyait coupable que du vol commis chez M. Fualdès, le lendemain de son assassinat.—Qui donc? me dit-elle alors.—Jausion,» lui dis-je. A l’instant, elle se couvrit le visage, et dit: Ne parlons plus de cela; ce que je pris pour un aveu tacite. Je ramenai sans cesse la conversation sur cette affaire; et, lui ayant dit, d’après le bruit qui courait dans la ville, que Bastide et Jausion n’étaient sans doute pas les seuls machinateurs de cet assassinat, elle me répondit qu’en effet il en était encore deux autres qui jouaient un rôle, et qui n’étaient point arrêtés, ajoutant qu’elle ne les connaissait pas. Je lui demandai pourquoi elle n’avait point fait de révélations à la justice. «Ces gens-là, me dit-elle, tiennent à tant de familles! Tôt ou tard, je paierais bien cher mon imprudence; d’ailleurs, les visites que j’ai reçues de madame Pons et de madame Bastide m’en ont empêchée.»
Ces révélations étaient d’une trop haute gravité pour que l’on ne s’empressât pas d’acquérir la preuve qu’elles reposaient sur la vérité. La dame Manson était fille d’un magistrat recommandable, épouse d’un ancien officier; elle avait été admise dans les meilleures sociétés de Rodez. Sa conduite, extrêmement légère, sa tournure d’esprit tout-à-fait romanesque, son goût bien connu pour les aventures extraordinaires, firent douter d’abord qu’elle eût été témoin de l’assassinat de Fualdès. Toutefois, sur les révélations de M. Clémendot, elle fut appelée devant la justice. Mais, en présence des magistrats, elle nia tout. Cependant il était impossible de croire que M. Clémendot, homme d’honneur, eût inventé malignement les faits qu’il avait allégués. Ses allégations compromettaient la réputation de madame Manson, puisqu’elles signalaient sa présence dans une maison de débauche. M. Enjalran, père de cette dame, s’adressa au comte d’Estourmel, préfet du département, et le pria d’interroger sa fille, dans l’espoir qu’il l’amènerait à dire la vérité.
Dès ce moment, toute l’attention publique se porta sur madame Manson; on semblait pressentir que c’était par elle seule que l’on pourrait connaître la vérité touchant l’assassinat de Fualdès. Mais on verra qu’il n’était nullement facile d’arracher le secret de ce témoin mystérieux.
Le 31 juillet, M. le comte d’Estourmel, pour obtempérer au désir de M. Enjalran, manda chez lui madame Manson. Cette dame assura d’abord qu’elle connaissait à peine M. Clémendot, et nia lui avoir jamais rien confié au sujet de l’assassinat de M. Fualdès. Le lendemain, dans une nouvelle entrevue qu’elle eût avec M. le préfet, elle commença par reconnaître qu’elle avait en effet raconté à M. Clémendot la plupart des choses contenues dans sa déposition; mais, en même temps, elle soutint qu’elle avait cherché à l’intriguer par une histoire faite à plaisir. Mise en présence de M. Clémendot, madame Manson reconnut que cet officier n’avait réellement rien répété que ce qu’elle lui avait dit dans leur conversation. Cette assertion parut dénuée de fondement; on n’invente pas de gaîté de cœur une semblable histoire. M. Enjalran menaça sa fille de toute son indignation, si elle ne disait pas la vérité; elle était fort émue. Elle disait souvent: Mais pourquoi veut-on que je témoigne? N’en sait-on pas assez sur cette affaire? Je n’ai rien vu, rien entendu. Je n’ai connu personne. La veille, elle avait dit: Je n’ai point été chez Bancal, mais dans le cas contraire, la mort ne m’en ferait pas convenir.
Elle consentit enfin à faire ses aveux devant son père, mais elle y mit pour condition qu’on ne la séparerait pas de son enfant, et qu’on lui assurerait les moyens de pourvoir à son existence. M. Enjalran s’y engagea, et madame Manson répéta devant lui, qu’elle s’était en effet trouvée chez Bancal, dans la soirée du 19 mars, mais qu’elle n’avait connu personne.
A la suite de cette conférence, madame Manson fut menée dans la maison Bancal pour reconnaître les lieux. Elle signala le cabinet où elle avait été jetée; on se convainquit que de cet endroit, il était facile d’entendre ce qui se disait dans la salle. La vue de ces lieux causait à madame Manson une agitation impossible à décrire.
Le lendemain 2 août, le préfet eut un nouvel entretien avec cette dame, dont l’anxiété était visible; on voyait sur ses traits altérés, qu’un violent combat tourmentait sa conscience. Ce fut alors qu’elle compléta sa déposition dont elle consacra la vérité en y apposant sa signature. Nous allons mettre cette pièce importante textuellement sous les yeux des lecteurs, elle était ainsi conçue:
«A l’entrée de la nuit, le 19 mars 1817, je passai dans la rue des Hebdomadiers. Étant près de la maison de M. Vainettes, j’entendis venir plusieurs personnes; pour les éviter, j’entrai dans une porte que je trouvai ouverte, et que j’ai su depuis être celle de la maison Bancal. Comme je traversais le passage, je fus saisie par un homme qui venait soit du dehors, soit de l’intérieur de la maison; le trouble où j’étais ne me permit pas de distinguer. On me transporta rapidement dans un cabinet; «Tais-toi,» me dit une voix; on ferma la porte et je restai comme évanouie.
«Je ne sais pas le temps que je suis restée dans le cabinet: j’entendais de temps en temps parler et marcher dans la pièce à côté, mais sans distinguer ce qu’on pouvait dire. Un silence d’un quart-d’heure succéda au bruit que j’avais entendu. J’essayai d’ouvrir une porte ou une fenêtre dont la serrure se trouva sous ma main, et je me donnai un coup violent à la tête.
«Bientôt un homme entre dans le cabinet, me prend fortement par le bras, me fait traverser une salle où je crus entrevoir une faible clarté, et nous sortons dans la rue. Cet homme m’entraîna rapidement jusqu’à la place de la Cité, du côté du puits; il s’arrêta, et me dit à voix basse: «Me connais-tu?—Non, lui répondis-je, sans oser lever les yeux sur lui. J’avoue que je ne cherchai pas à le reconnaître..... «Sais-tu d’où tu viens?—Non.—N’as-tu rien entendu?—Non.—Si tu parles, tu périras.» Et en me serrant violemment le bras: «Va-t’en» me dit-il, et il me poussa; je fis quelques pas sans oser me retourner. Après être un peu remise du trouble excessif que j’éprouvais, je fus frapper chez Victoire, ancienne femme de chambre de maman. On ne m’entendit pas. Je descendis l’Ambergue droite et je fus me cacher sous l’escalier de la maison de l’Annonciade que je savais être abandonné. Je m’aperçus qu’un homme me suivait; je le reconnus pour le même qui m’avait conduite précédemment. Il s’approcha, et me dit: «Est-il bien vrai que vous ne me connaissez pas?—Non.—Je vous connais bien, moi.—Cela est possible; tant de personnes peuvent me connaître de vue que je ne connais pas!—Nous l’avons échappée belle l’un et l’autre; j’étais entré dans cette maison pour voir une fille. Je ne suis pas du nombre des assassins; au moment où je vous ai saisie, voyant que vous étiez une femme, j’ai eu pitié de vous, et je vous ai mise à l’abri du danger. Mais que veniez-vous faire dans cette maison?—J’y avais vu entrer quelqu’un que j’ai cru reconnaître, et je voulais m’en assurer.—Est-il bien sûr que vous ne me connaissez pas? S’il vous échappe la moindre chose concernant cette affaire..... Jurez que vous ne parlerez jamais de moi. Sur la place il ne faisait pas si noir qu’ici: me reconnaîtriez-vous en me voyant au jour? Je lui répondis que non. Il me quitta au bout d’une demi-heure, et me dit: Ne rentrez qu’au jour, et ne me suivez pas.» Je l’assurai que je n’en avais pas envie.
«Au point du jour, je regagnai ma demeure, je me couchai; on ignora que j’avais passé la nuit dehors. Peu d’heures après, la nouvelle de l’assassinat se répandit dans la ville, et j’éprouvai une telle frayeur, que pendant long-temps je fis coucher une petite fille dans ma chambre.»
Signé E. Manson.
Il faut ajouter ici un aveu que madame Manson avait fait précédemment, et qui se trouve omis dans sa déclaration écrite. Elle avait dit à M. Clémendot qu’elle était habillée en homme lorsqu’elle fut chez Bancal. Le costume dont elle s’était servi se composait d’une veste qu’elle avait encore, et d’un pantalon, qu’elle dit avoir brûlé. Interrogée sur le motif de cette action, elle garda le silence; voyant qu’elle se troublait, le préfet, qui lui avait fait cette question, ajouta, en la regardant fixement: Vous avez brûlé ce pantalon parce qu’il était taché de sang. Elle répondit: «C’est vrai; au moment où je me sentis saisie et transportée dans le cabinet, je m’écriai: Je suis une femme! Ce fut alors qu’on me répondit: Tais-toi..... En me jetant dans ce cabinet, j’ai heurté, je crois, contre le loquet d’une fenêtre, et il n’en fallut pas davantage pour me procurer un saignement de nez; j’y suis d’ailleurs sujette. Mon pantalon fut tout ensanglanté; je m’en aperçus plus tard, et quand je fus à l’Annonciade, je me r’habillai en femme; ce qui me fut d’autant plus facile, que j’avais conservé ma robe sous mes habits d’homme.»
Madame Manson avait bien dit la vérité, mais pas toute la vérité; bientôt, adoptant un système de variations qu’on ne saurait concevoir, elle déclara mensongère la déclaration qu’elle avait faite le 2 août; cependant il était impossible de douter que cette dame n’eût pas été témoin de l’affreuse catastrophe; et ce qui donnait encore plus de poids à cette présomption, c’étaient les démarches que faisaient auprès d’elle les parens et les amis des accusés Bastide et Jausion. Néanmoins madame Manson se refusait à lever le voile qui s’opposait encore à la conviction des magistrats, lorsque les révélations d’un des complices de l’assassinat de Fualdès dissipèrent presque tous les nuages qui empêchaient la vérité de paraître au grand jour.
Ce complice était le nommé Bousquier. Les circonstances principales de l’assassinat nous sont connues; maintenant nous allons apprendre comment avaient été préparés à l’avance les moyens de se débarrasser de la victime, après que le meurtre aurait été commis, et comment en effet les assassins transportèrent le cadavre du théâtre du crime aux eaux de l’Aveyron. Écoutons le récit de Bousquier.
«Je n’avais pas connu, dit Bousquier, l’accusé Bach, avant la foire de la mi-carême dernière (17 mars 1817), lorsque je le rencontrai ce jour-là dans Rodez; il me demanda où je demeurais; je lui indiquai mon domicile; alors Bach me demanda si je ne lui aiderais pas à porter une balle de tabac de contrebande; je lui répondis que je le ferais, et, de son côté, il me promit de bien payer ma course, ajoutant que, tous les quinze jours, il pourrait m’employer à un semblable travail. Je dois dire que Bach me demanda le secret lorsqu’il me parla de cette balle de tabac. Il revint chez moi, et me dit que cette balle n’était pas encore prête. Il vint encore dans la matinée du jour suivant, mercredi 19 mars, me redemander chez moi; il ne m’y trouva point; j’étais occupé à travailler sur la place. Il revint le soir, et me pria de lui donner vingt-quatre sous que je lui remis. Bach me donna alors en gage un mouchoir que j’ai encore, et que voilà, en disant qu’il me rendrait mon argent lorsque je lui aurais porté le tabac. Il prétendit avoir besoin de ces vingt-quatre sous pour préparer et apprêter le tabac avec quelques drogues qu’il lui fallait acheter. Bach sortit en disant qu’il allait revenir; il ne tarda pas, en effet, à rentrer; il me dit qu’on apprêtait le tabac, et que, en attendant, il fallait aller boire une bouteille de vin. Nous sortîmes de chez moi un peu avant huit heures; nous nous dirigeâmes vers la place de la Cité; Bach me quitta au milieu de cette place, m’invitant à aller faire tirer le vin, et qu’il allait, lui, voir si le tabac était prêt. J’entrai, pour lors, dans la maison de la nommée Rose Ferral, où je trouvai Baptiste Colard. Le nommé Palayret vint bientôt; et j’avais commencé à boire avec lui, lorsque Bach revint; il but quelques coups et ressortit. Il revint, et s’assit avec nous, fit quelque temps la conversation, et sortit de nouveau. Bach rentra, et ressortit une ou deux fois. Lorsque j’eus fini de boire avec Palayret, nous payâmes notre écot, et nous sortîmes tous deux. Je trouvai Bach dans la rue, posté à l’angle de la maison Ramon; il me dit alors: Venez actuellement, le tabac est prêt. Je le suivis; il me mena dans la rue des Hebdomadiers, dans la maison habitée par Bancal. Nous entrâmes tous deux; Bach me disait de faire doucement. Arrivés dans la cuisine, au rez-de-chaussée, j’y trouvai Bancal, sa femme, Baptiste Colard, Joseph Missonnier, Anne Benoît, et encore une autre fille que je ne pus distinguer. Je trouvai encore, dans ladite cuisine de Bancal, deux messieurs que je ne connaissais pas de nom. Bach me dit ensuite que l’un des deux était Bastide Gramont, de Gros; Bach ne me nomma point l’autre; il n’était pas d’une taille aussi haute que le premier: ces deux messieurs défendirent de parler. Le monsieur de haute taille, c’est-à-dire, Bastide, fut le premier à dire que, si quelqu’un parlait de ce qui se passait, il ne vivrait pas long-temps. Nous promîmes tous de ne rien dire, quoi qu’il arrivât. J’avais vu, en entrant dans la cuisine, un grand paquet étendu sur la table; Bach me dit que c’était un mort, et qu’il fallait aller le porter quelque part. Alors je fus saisi d’effroi, je frissonnai; mais je n’osai rien dire, après les menaces qui venaient d’être faites. Le mort était plié dans une couverture de laine, et attaché avec une corde grosse comme le doigt: il y avait deux petites barres par-dessous pour servir à le porter.
«Nous partîmes de la maison Bancal, Baptiste Colard et Bancal étaient les premiers; Bach et moi, nous étions sur les derrières. Le monsieur de haute taille, Bastide, nous précédait, armé d’un fusil double. L’autre monsieur et Missonnier marchaient à la suite ou à côté; ce monsieur avait aussi un fusil, mais simple. Nous allâmes d’abord de la maison Bancal dans la rue du Terral; de là nous descendîmes cette dernière rue; nous passâmes le long de l’hôtel de la préfecture, et sortîmes par le portail dit de l’Évêché. Nous suivîmes le boulevard d’Estourmel jusqu’à la ruelle qui va au jardin du Bourguet; arrivés dans cet endroit, nous nous détournâmes dans cette petite rue, et nous posâmes là le mort pendant quelques instans; alors j’entendis un homme passant sur le boulevard, qui prononça un f..... prolongé. Nous reprîmes notre paquet, et le portâmes, en suivant toujours le boulevard, jusqu’au travers qui se trouve au fond de l’Ambergue; nous nous arrêtâmes encore ici quelques momens, après quoi nous descendîmes dans ledit travers par un chemin de charrette. Lorsque la pente fut trop rapide, Bancal et Colard prirent le corps à eux deux, parce qu’il n’était plus possible de marcher à quatre. Arrivés sur le bord de l’Aveyron, on délia les cordes, on retira la couverture, et on jeta le corps dans la rivière. Les deux messieurs et Missonnier ne nous avaient pas quittés.
«Après cela, les deux messieurs réitérèrent la recommandation de garder le secret, avec menace que le premier qui lâcherait un mot serait puni de mort. Nous nous séparâmes; le monsieur à haute taille s’en alla du côté de la Guioude, l’autre vers le moulin de Bessès; Bancal, Colard et Missonnier remontèrent par où nous étions descendus. Bach et moi, nous allâmes joindre le chemin du monastère, et nous nous retirâmes chez moi vers minuit. Bach me donna alors deux écus de cinq francs: c’est aussi après être rentré dans ma chambre que Bach me dit que le monsieur de haute taille était Bastide, de Gros.»
Cette déposition, que nous avons cru devoir donner dans tous ses détails, achevait de dévoiler les auteurs et les complices du crime; on en connaissait assez pour les poursuivre avec toute la rigueur des lois; mais le véritable motif de leur forfait demeurait encore ignoré: était-ce la vengeance ou la cupidité?
On se souvint que, quelques jours avant l’assassinat, M. Fualdès et Jausion avaient eu ensemble une querelle très-animée, dans laquelle le premier avait menacé Jausion de faire revivre des pièces relatives à une affaire criminelle dont celui-ci s’était tiré par suite de soustraction de papiers importans. On se rappela les détails de cette affaire depuis long-temps assoupie. Jausion, séducteur, adultère, avait assassiné son enfant! Nous allons donner les principaux traits de cet épisode, digne en tout de l’ensemble.
Un riche négociant de Rodez, lié d’intérêt avec Jausion, avait épousé en secondes noces une jeune fille pauvre, mais honnête et vertueuse. Bientôt Jausion jeta sur cette jeune femme des regards adultères. Sans respect pour l’amitié qui l’unissait au mari, ou plutôt profitant de cette amitié même, il employa tous les genres de séduction pour satisfaire ses désirs impudiques. La malheureuse femme devint coupable. Son mari, infirme et valétudinaire, ne quittait presque jamais son appartement, séparé de celui de son épouse. On se vit bientôt forcé de lui dissimuler une grossesse; un médecin, gagné par Jausion, déclara que la femme du négociant avait une hydropisie; et l’époux, trompé, crut aux paroles de l’homme de l’art. Enfin l’heure de l’enfantement arriva; Jausion était présent. La patiente ne put étouffer les cris que lui arrachaient les douleurs. Son mari alarmé, s’efforce de quitter le fauteuil où le retenait une longue maladie; il se traîne à la chambre de sa femme; il frappe, il veut absolument entrer. La jeune femme, pendant ce temps, suppliait Jausion de faire disparaître l’enfant, d’étouffer ses cris. Jausion l’emporte; il sort par une issue dérobée, une fosse d’aisance se trouve sur son passage, et il y précipite l’innocente créature. Cependant les vagissemens de l’enfant avaient été entendus par quelques voisins. La police, prévenue, fit des perquisitions; on retira l’enfant qui venait d’expirer, et une procédure criminelle s’instruisit. Jausion cependant ne fut pas mis en accusation; mais on croit qu’il le dut à la bienveillance de M. Fualdès, alors procureur impérial, chargé de l’instruction. La malheureuse femme comparut seule devant la justice; elle fut acquittée mais elle ne tarda pas à mourir en démence; tandis que son lâche complice, à l’ombre de l’impunité et à l’aide de l’hypocrisie, consolida sa réputation un moment ébranlée.
Les reproches que M. Fualdès avait pu adresser à Jausion dans la chaleur de la dispute pouvaient donc être pour quelque chose dans les causes de l’assassinat. Mais la ligue criminelle formée entre Jausion et Bastide avait un autre motif que la vengeance; c’était la vile soif de l’or.
On apprit que Fualdès, entraîné par ses rapports avec Jausion, lui fournissait des signatures de complaisance que celui-ci négociait à son profit personnel; c’est-à-dire que Jausion empruntait au nom de Fualdès, et sur des effets de lui, des fonds qu’il retenait pour les faire valoir à son profit, de sorte que Fualdès n’était emprunteur que de nom. Il était impossible de supposer que le sieur Fualdès ne retirât pas une contre-lettre, une déclaration quelconque, une promesse de garantie pour les signatures qu’il fournissait ainsi. Il est à présumer que M. Fualdès, par suite de la situation de ses propres affaires, avait voulu exiger de Jausion qu’il libérât sa signature compromise. Jausion embarrassé sans doute par cette réclamation, conçut la pensée criminelle de la supprimer d’un seul coup ainsi que son auteur et toutes les traces de cette importante négociation. Ainsi, en adoptant cette affreuse supposition, Fualdès aurait été égorgé, principalement pour faire retomber sur sa succession peut-être cent ou cent cinquante mille francs de dettes qui, dans le fait, étaient celles de Jausion. C’est ce qui explique l’empressement avec lequel on enfonça le bureau de la victime, non pour prendre des lettres de change, mais pour détruire la contre-lettre, et le livre-journal qui eussent dévoilé la vérité. Or, l’enlèvement de ces papiers dans le cabinet de Fualdès a été prouvé sans réplique.
Quant à Bastide, en même temps que les promesses de Jausion avaient contribué à fixer son infâme résolution, son intérêt personnel l’avait suffisamment engagé à ce crime. Une masse irrécusable de dépositions avait affirmé que cet accusé était débiteur de Fualdès d’une somme de dix mille francs; et que, le jour même de l’assassinat, pressé par Fualdès de se libérer, il lui avait dit: Croyez-vous que je veuille vous faire du tort? Je cherche tous les moyens de vous faire votre compte ce soir. Trois heures après l’infortuné Fualdès était entre les mains de ses assassins.
Malgré la masse accablante de faits qui déposaient contre les accusés, tous, excepté Bousquier, gardèrent un silence absolu. Bancal qui, dès le moment de son arrestation, avait donné lieu d’espérer qu’il ferait d’importantes révélations, fut trouvé mort dans sa prison. Ce misérable avait obtenu, dit-on, du vert de gris, en faisant croupir des gros sous dans son urine qu’il avait recueillie dans un vieux soulier, et il s’était empoisonné. Le seul propos qu’il tint et dont pût s’appuyer l’accusation, concernait Bastide. Il avait dit, lorsqu’il apprit que celui-ci venait d’être arrêté, que c’était un de ceux qui avaient tué Fualdès, qu’il y en avait bien d’autres et qu’on les aurait tous.
La justice étant suffisamment éclairée, la Cour royale de Montpellier renvoya les accusés devant la Cour d’assises de Rodez. Jausion, Bastide, Bach, Colard, Bousquier, Missonnier, la femme et la fille Bancal, et la fille Anne Benoît, étaient poursuivis comme auteurs ou complices de l’assassinat de Fualdès et de la noyade de son corps dans l’Aveyron; et en outre, Jausion, Bastide, Victoire Bastide (femme Jausion), et Françoise Bastide (veuve Galtier) étaient accusés de vols commis dans la matinée du 20 mars, le lendemain du crime, dans la maison de Fualdès.
Les débats s’ouvrirent devant la cour d’assises de Rodez, le 19 avril 1817. Plusieurs circonstances concoururent à les rendre éminemment intéressans. M. Fualdès, fils de la victime, venait demander à la justice de venger les mânes de son père; ses accens inspirèrent plus d’une fois une vive admiration pour sa piété filiale, et la plus violente indignation contre les meurtriers de son père. Les hypocrites réponses de Jausion, l’assurance effrontée de Bastide, la froide impassibilité de la Bancal, redoublaient l’horreur qu’ils inspiraient. Auprès d’eux, Colard et Anne Benoît, sa maîtresse, ne paraissaient se souvenir qu’ils étaient sur les bancs du crime que pour prendre la défense l’un de l’autre, et pour faire éclater les sollicitudes d’un amour exalté, qui cependant avait pris naissance au sein du vice. Enfin, les scènes dramatiques où parut madame Manson tenaient tous les esprits en suspens, et les faisaient passer d’une émotion vive à une émotion plus vive encore.
Deux cent quarante-trois témoins furent entendus à charge; soixante-dix-sept à décharge avaient été assignés, à la requête des accusés. Quand on appela madame Manson à faire sa déclaration, il se fit un profond silence. «Madame, lui dit le président, le public est convaincu que vous avez été poussée dans la maison Bancal par accident et malgré vous. On vous regarde comme un ange destiné par la providence à éclairer un mystère horrible. Quand même il y aurait eu quelque faiblesse de votre part, la déclaration que vous allez faire, le service immense que vous allez rendre à la société, en effaceraient le souvenir.» Puis, s’adressant à la femme Bancal: «Connaissez-vous cette dame?» Madame Manson se tourna alors vivement du côté de la femme Bancal, leva son voile, et, d’un ton ferme: «Me connaissez-vous?—Non.»
Ici il nous est impossible de donner une juste idée des choses autrement qu’en reproduisant textuellement une partie des divers interrogatoires. Les moindres réponses ont souvent une si grande portée dans cette mémorable affaire, que leur suppression serait une infidélité; l’analyse décolorerait entièrement ces débats si animés.
Le président exhorte de nouveau madame Manson à dire la vérité. Cette dame lance un regard expressif sur les accusés, et tombe évanouie. On l’emporte aussitôt sur une terrasse voisine de la salle. Quand elle revient à elle, après de fortes convulsions, elle s’écrie à plusieurs reprises, avec un accent de terreur: Otez de ma vue ces assassins. Ramenée sur son siége, le président lui adresse la parole avec douceur.
Le président. Allons, madame, tâchez de calmer votre imagination; n’ayez aucune crainte; vous êtes dans le sanctuaire de la justice, en présence des magistrats qui vous protègent. Faites connaître la vérité, courage. Qu’avez-vous à nous dire? Ne vous êtes-vous pas trouvée à l’assassinat de M. Fualdès?
Mme Manson. Je n’ai jamais été chez la femme Bancal. (Après un moment de silence.) Je crois que Jausion et Bastide y étaient.
Le président. Si vous n’y étiez pas présente, comment le croyez-vous?
Mme Manson. Par des billets anonymes que j’ai reçus, par les démarches que l’on a faites auprès de moi.
Madame Manson explique qu’après sa déclaration du 2 août, faite entre les mains du préfet, madame Pons, sœur de Bastide, vint la trouver, et qu’elle promit à cette dame de rétracter sa déclaration, parce qu’elle était fausse.
Le président. Vous nous assurez que votre première déclaration est fausse: vous ne savez donc rien sur le compte de Jausion et Bastide? Comment avez-vous pu dire que vous les regardiez comme coupables?
Mme Manson. C’est par conjecture. (Elle se tourne vers Jausion.) Quand on tue ses enfans, on peut bien tuer son ami.
Jausion jette les yeux sur madame Manson; celle-ci continue d’un ton ferme: Actuellement je vous regarde.
Le président. Comment a-t-il tué ses enfans?
Mme Manson. C’est une affaire arrangée; mais le public n’est pas dupe.
Le président. N’avez-vous pas d’autre motif de votre conjecture que cette affaire arrangée?
Mme Manson. Je n’ai point été chez la femme Bancal; non, je n’y ai point été; (en élevant la voix) je le soutiendrai jusqu’au pied de l’échafaud.
Le président fait de nouveaux efforts pour triompher du silence obstiné de madame Manson. «Parlez, fille d’Enjalran, lui dit-il; parlez, fille d’un magistrat..... Pendant cette allocution touchante, la figure de madame Manson s’est altérée par degrés; à ces derniers mots, elle tombe de nouveau évanouie. En revenant à elle, elle aperçoit à ses côtés M. le général Desperriers; et, le repoussant d’une main, et portant l’autre sur l’épée du général, elle s’écrie: Vous avez un couteau! et elle s’évanouit encore: peu à peu elle reprend ses sens, et dit au président: Demandez à Jausion s’il n’a pas sauvé la vie à une femme chez Bancal?
Jausion. Je ne sache point avoir sauvé la vie à personne; j’ai rendu beaucoup de services, je l’ai fait avec plaisir, mais je n’en ai pas d’idée..... Alors les yeux de l’accusé rencontrent ceux de madame Manson; celle-ci détourne les siens, et s’écrie: «O Dieu! (puis avec force) il y avait une femme chez Bancal; elle y avait un rendez-vous: elle ne fut pas sauvée par Bastide.»
Le président. Par qui? il y avait Jausion et Bastide?
Mme Manson. Je vous dis qu’il y avait une femme chez Bancal. Bastide voulait la tuer, Jausion la sauva.
Le président. Mais Bastide et Jausion nient d’avoir été chez Bancal.
Mme Manson. Bastide et Jausion n’ont pas été chez Bancal! Demandez à Bousquier s’il me connaît.
Le président. Accusés Jausion et Bastide, vous étiez chez Bancal; qui de vous deux a voulu sauver.....
Mme Manson (d’une voix forte). Non, pas Bastide! non, pas Bastide!
Le président, à Mme Manson. Si vous n’étiez pas chez Bancal, qui vous a dit qu’il y avait une femme qu’on a sauvée?
Mme Manson. Beaucoup de monde. Blanc des Bourines.
Le président. Connaissez-vous la femme qui a été sauvée chez Bancal?
Mme Manson. Plût à Dieu que je la connusse! Le moment n’est pas loin peut-être où cette femme se montrera! C’est M. Blanc des Bourines qui m’a assuré qu’on disait qu’il y avait une femme chez Bancal, à qui Jausion avait sauvé la vie: on a parlé de E.... et de M. (Enjalran-Manson). Ce sont mes noms.
Madame Manson tombe de nouveau en syncope: elle revient peu à peu à elle.
Le président. Où se cacha cette femme? n’est-ce pas dans un cabinet?
Mme Manson (d’une voix entrecoupée et les larmes aux yeux.) Oui; on dit qu’elle fut cachée dans un cabinet.
Le président. Cette femme ne s’est-elle pas trouvée mal dans ce cabinet?
Mme Manson. Ce n’était pas moi qui étais chez Bancal; j’ignore si cette femme se trouva mal dans ce cabinet; mais je sais que Bastide voulait la tuer, et que Jausion la sauva, et la reconduisit jusqu’au puits de Cité.
Le président. En passant dans la cuisine de Bancal, cette femme ne vit-elle pas un cadavre?
Mme Manson. Je répète que je n’ai jamais été chez Bancal.
Le président. Comment pouvez-vous savoir tant de choses, si vous n’avez pas été dans la maison Bancal?
Mme Manson. Ce sont des conjectures, d’après les billets que j’ai reçus et les démarches que les accusés ont faites auprès de moi. On m’a dit que depuis que j’avais fait ma première déclaration à la Préfecture, M. Jausion avait demandé des poignards: mais lorsque madame Pons est venue me voir, elle m’a assuré que cela n’était pas vrai, et que Jausion était tranquille. On m’a envoyé plusieurs billets qui n’étaient que de simples adresses de maisons où l’on m’invitait à me rendre; je ne me suis jamais rendue dans ces maisons, parce que je craignais d’y trouver des personnes de la maison Bastide.
Après ces paroles, madame Manson ayant prononcé avec embarras et à voix basse le mot serment, M. le président lui demande si l’on ne fit pas prêter un serment à la femme sauvée par Jausion. A cette question, elle essaie de reprendre toute son assurance, et, lançant un regard courroucé sur les accusés, elle répond: On dit qu’on fit faire un serment terrible sur le cadavre. Demandez à M. Jausion s’il n’a pas cru que cette femme à qui il a sauvé la vie fût madame Manson. Celui-ci nie avoir sauvé la vie à personne.
Le président, à Bastide. Vous le voyez, Bastide, vous étiez dans la maison de Bancal au moment de l’assassinat: est-ce vous qui avez proposé...—Bastide (l’interrompant.) J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que je n’avais jamais eu de rapport avec la maison Bancal, quoique dise madame Manson.
Cette dernière se lève aussitôt, et frappant avec force du pied, s’écrie, avec l’accent de l’indignation: Avoue donc, malheureux! A ces mots, un mouvement d’horreur saisit tout l’auditoire, un silence plus morne règne dans la salle: les accusés eux-mêmes paraissent consternés.
Le président. Comment pouvez-vous accuser aussi fortement les prévenus, et ne pas avouer que vous avez été dans la maison Bancal?
Mme Manson. Comment peuvent-ils le contester? il y a tant de témoins qui le déposent.
Bastide, interrogé, soutient qu’il est innocent, et le président presse instamment madame Manson de dire la vérité. «Je ne puis pas la dire, réplique-t-elle.—Mais pourquoi frémissez-vous, lorsque vous entendez la voix de Bastide? Pourquoi vous troublez-vous lorsqu’on parle du cadavre de M. Fualdès et d’un couteau?—Je ne puis pas dire que j’ai été chez Bancal, et cependant tout est vrai..... Appelez les témoins à qui j’en ai parlé, je ne nierai rien.....»
M. Rodat, cousin de madame Manson, introduit comme témoin, rapporte que sa cousine lui parla à diverses reprises de l’assassinat de Fualdès, sans jamais dire un mot qui pût faire présumer l’innocence des accusés; comme aussi elle n’a jamais dit positivement qu’elle fût certaine de leur culpabilité. Un jour, elle lui dit: «Si vous connaissiez toute la vérité relativement aux assassins de M. Fualdès, que feriez-vous? Si vous aviez été chez Bancal? Si vous aviez tout vu?» M. Rodat rapporte les réponses qu’il fit à madame Manson. Cette dame lui adressa de nouvelles questions, entr’autres celle-ci: «Quand on est lié par un serment? que feriez-vous si l’un des coupables vous avait sauvé la vie? Peut-on porter la hache sur celui qui nous aurait sauvé la vie?»
On entend aussi Victoire Redoulez, ancienne servante de madame Manson, qui rapporte que cette dame lui avoua qu’elle avait réellement été chez Bancal, et qu’ensuite elle le nia. Madame Manson, interpellée par le président, dit, en parlant du témoin: «Cette femme est incapable de mentir.»
Malgré des instances réitérées, madame Manson persiste à nier qu’elle se soit trouvée dans la maison Bancal, et ait été témoin de l’assassinat; elle soutient que tout ce qu’elle a dit ailleurs est fabuleux, et que devant la cour elle dit la vérité, parce qu’elle est libre. Pendant tout le cours des débats de Rodez, madame Manson persista dans le système qu’elle avait adopté, et le procureur-général se vit forcé de prendre contre elle des mesures pour la poursuivre en faux témoignage.
Les défenseurs des accusés ne manquèrent pas de chercher à faire tourner à l’avantage de leurs cliens les étranges dépositions de madame Manson. Me Romiguières, avocat de Bastide, l’apostropha elle-même avec la plus grande énergie. La sommant de dire la vérité, il s’écria: «Qui pourrait vous empêcher de la dire? c’est au nom même des accusés que je la réclame. Qu’auriez-vous à craindre de leur vengeance? ils sont dans les fers....» Aussi madame Manson répliqua: Ah! tous les coupables ne sont pas dans les fers.—Nommez-les, reprit l’avocat. On attendait avec impatience une réponse franche et décisive; mais madame Manson, fidèle à son système, prononça ces mots désespérans: La vérité ne sortira pas de ma bouche. Puis elle prétendit qu’une autre dame s’était trouvée chez Bancal, et elle désigna la demoiselle Rose Pierret, qui la convainquit presque d’imposture.
Après de longues plaidoiries, la cour de Rodez, sur la décision du jury, prononça son arrêt le 12 septembre 1817. Bastide, Jausion, Bach, Colard et la veuve Bancal furent condamnés à la peine de mort; Anne Benoît et Missonnier, à celle des travaux forcés à perpétuité et à la flétrissure; Bousquier, à un an de prison. Les dames Jausion, Galtier et Marianne Bancal furent acquittées.
Les condamnés adressèrent leur pourvoi à la cour de cassation qui, le 9 octobre suivant, annula l’arrêt de la cour d’assises de Rodez, pour vices de formes; et, plus tard, l’affaire fut renvoyée devant la cour d’Albi.
Pendant que l’on procédait à une nouvelle instruction avec la sage lenteur que réclamait une cause aussi épineuse, les condamnés attendaient, dans les cachots de Rodez, le moment où ils comparaîtraient devant de nouveaux juges. Madame Manson était aussi détenue, non-seulement comme accusée de faux témoignage, mais encore comme complice de l’assassinat de Fualdès; elle s’entourait toujours du même mystère, et s’obstinait à poursuivre un rôle qui évidemment l’accablait.
Bastide forma un projet d’évasion auquel il avait intéressé tous ses compagnons de captivité. Il s’était occupé, pour distraire, disait-il, les ennuis de sa prison, à faire des paniers en tresses de paille, et, sous prétexte de fabriquer des nasses pour la pêche, il avait eu la faculté de se procurer de la corde et de l’osier. Les autres prisonniers travaillaient, par son ordre, à des chaînes de paille, et chaque tissu d’une certaine longueur leur était payé un sou; mais le geôlier ne tarda pas à s’apercevoir que, outre la paille qu’il fournissait, celle des lits commençait à être secrètement employée; il en avertit le maire de la ville, et redoubla de surveillance. Le 3 décembre était le jour fixé pour l’évasion. A minuit, le geôlier, qui avait pénétré le complot, entra brusquement dans le grand cachot des prisonniers; ils étaient tous levés, à l’exception de Jausion. Une échelle de trente pieds de long était achevée; Bastide avait déjà un porte-manteau sur les épaules. D’abord il voulut regagner son lit; mais il ne put donner le change. Interrogé à l’instant par le lieutenant de gendarmerie, il fit cette étrange réponse: «Vous n’ignorez point, Monsieur, que j’ai quelques affaires; on me retient long-temps ici, et ma petite fortune en souffre. J’allais à Gros, voir ma femme, et je me serais ensuite rendu à Albi, la veille de l’ouverture des assises.»
Enfin les accusés furent transportés de Rodez à Albi, sous une nombreuse escorte. Madame Manson y fut conduite à cheval, accompagnée par la gendarmerie; alors le procès prit un nouveau développement. Les révélations de l’accusé Bach provoquèrent beaucoup d’arrestations; entre autres, celle de M. Constant, ancien commissaire de police à Rodez, et celle des sieurs Louis Bastide, Yence d’Ystournet, et Bessières-Veynac, qui furent fortement incriminés.
L’instruction était sur le point d’être achevée, lorsqu’une scène entre Bastide et Jausion vint occuper l’attention publique. Ces deux accusés avaient eu ensemble, le 21 février 1818, vers les cinq et six heures du soir, une altercation extrêmement vive; ils en étaient venus aux mains, et on les avait séparés. A neuf heures, la querelle recommença avec plus de chaleur, et continua jusqu’à minuit. Le concierge, n’ayant pu parvenir à les apaiser, eut recours à la gendarmerie; et, au moment où il rentrait, avec les agens de la force publique, dans le cachot, Jausion disait à Bastide: Scélérat! que n’as-tu parlé? que ne parles-tu? c’est toi qui es la cause que je suis dans les fers. Conduits aussitôt au tribunal, ils furent inutilement interrogés. On fit de vains efforts pour obtenir des aveux que leur colère mutuelle aurait pu les engager à faire; ils persistèrent dans leurs dénégations.
Les débats commencèrent, devant la cour d’Albi, le 25 mars 1818. Près de trois cents témoins avaient été assignés. Madame Manson figurait sur les bancs des accusés. L’homme à la taille gigantesque, le farouche Bastide, affectait la plus grande tranquillité; Jausion, au contraire, paraissait accablé. M. Fualdès, fils, qui portait sur ses traits la douleur la plus profonde, était placé, à l’audience, presque en face de Bastide. Privé, par le même coup, de son père et de sa fortune, ce malheureux fils avait fait notifier à chacun des accusés qu’il se constituait partie civile dans son intérêt et dans celui des créanciers de son infortuné père.
On entend un grand nombre de témoins dont les dépositions ne font que répéter ou confirmer les faits qui sont déjà à notre connaissance. Le témoin Françoise Garribal dit qu’elle a entendu rapporter un propos tenu par la servante de Jausion, le lendemain de l’assassinat. L’accusé aurait dit à sa femme, en rentrant dans sa chambre: Victoire, nous sommes perdus, le cadavre surnage. Jausion nie; le témoin insiste, et l’accusé s’assied, en essuyant ses yeux remplis de larmes.
Pendant que le président interrogeait l’accusé Bach sur des révélations qu’il avait faites, et dans lesquelles il désignait nominativement Bastide et Jausion, ce dernier rappelle au président qu’il lui a écrit pour le prier de faire ses efforts pour obtenir que Bach dît la vérité. «Si j’avais craint, ajoute-t-il, quelque chose de ses aveux, me serais-je déterminé à les provoquer? Je ne le sais que trop, mes malheurs, je ne les dois qu’à des ennemis qui en veulent à ma tête et à ma fortune.» Bastide, voulant calmer Jausion, qui s’est un peu emporté, lui dit: «Eh! mon dieu, laissons cela, tout s’éclaircira; patience!» Madame Manson, qui avait la tête appuyée sur ses mains, se relève, et regarde Bastide avec des yeux d’étonnement.
Un sieur Jean dépose que Bastide lui avait dit un jour que, sans Jausion, madame Manson ne déposerait plus contre lui, qu’elle ne serait plus en vie. Cette déposition fait reprendre à madame Manson le rôle important qu’elle avait joué aux assises de Rodez. Le président l’invite à dire ce qu’elle sait de l’assassinat de Fualdès.
Mme Manson. Dans la soirée du 19 mars, à huit heures un quart, je passais dans la rue des Hebdomadiers; j’entendis du bruit; j’entrai dans une maison que je trouvai ouverte; j’ai su depuis que c’était la maison Bancal. Je fus poussée par quelqu’un dans un cabinet; j’entendis du tumulte; la frayeur me causa un évanouissement. Quand je revins à moi, le bruit avait redoublé. Il me sembla qu’on traînait quelqu’un de force; j’entendis parler mais confusément et sans distinguer les voix.
(Ici, madame Manson tombe évanouie.) Quand elle a repris ses sens, sur l’invitation du président, elle continue ainsi:
J’entendis des gémissemens.... des cris étouffés..... Le sang coulait dans un baquet comme une fontaine... Je compris qu’on égorgeait quelqu’un; je craignis pour ma vie. Je tâchai d’ouvrir une fenêtre qui était dans le cabinet; je me donnai un coup qui occasiona une hémorragie abondante. Je m’évanouis encore. Un homme vint bientôt me chercher et me conduisit sur la place de Cité. Il me demanda d’où je venais; je lui répondis que je n’en savais rien. «Me connaissez-vous? ajouta-t-il.—Non,» lui répondis-je. Il me quitta un moment, et j’allai frapper chez Victoire, pour passer le reste de la nuit avec elle. N’ayant pu me faire entendre, je retournai sur mes pas, et le même homme me suivit; il me répéta sa dernière question, et j’y fis la même réponse, en ajoutant que je ne désirais pas le connaître.
Le président. Un témoin vient de déclarer qu’il a entendu dire à Bastide que, si Jausion avait voulu le croire, vous n’existeriez plus.
Mme Manson. Bastide a dit cela; je ne le contredis pas.
Le procureur-général saisit cette occasion pour faire connaître à la Cour et au public les moyens employés pour corrompre ou effrayer les témoins. Ces efforts ont été aussi dirigés contre madame Manson; mais elle a repoussé les offres qui lui ont été faites; on a cherché ensuite à l’intimider; on l’a alarmée sur le compte de son fils. Le procureur-général donne lecture de deux billets adressés, à cet effet, à madame Manson. Le premier, qu’elle a trouvé en se promenant dans le jardin de la prison, est ainsi conçu: «Tu as parlé; mais tremble encore; ils ne sont pas tous dans les fers; nous saurons t’atteindre tôt ou tard. Tu périras, toi et ton fils, par le fer ou par le poison. La mort vous attend tous deux.» Le second billet avait été glissé dans la chaise à porteur qui transportait madame Manson de la prison au palais. Il portait: «Écoute un dernier avis: tais-toi. Le jour où tu déposeras sera le dernier pour toi et pour ton fils; dis que le président t’a menacée, souviens-toi de tes sermens et de ton fils..... Le fer est prêt, tu périras.»
En achevant cette lecture, le magistrat fait tous ses efforts pour rassurer madame Manson, et la conjure, au nom de la justice, au nom de Dieu, d’achever sa déposition.
Mme Manson. Il y avait beaucoup de monde dans la maison Bancal: je ne reconnus personne.
Le président. Traversâtes-vous la cuisine?
Mme Manson. Oui, je n’aperçus rien sur la table, la lampe éclairait faiblement. Quand je sortis, il y avait peu de monde; on parlait bas, et je n’entendis rien. J’étais habillée en homme, je portais un pantalon bleu; je l’ai brûlé parce qu’il était teint du sang que j’avais perdu; je n’ai prêté aucun serment.
Le président. Comment savez-vous qu’il y avait du sang dans le baquet?
Mme Manson. Parce que j’avais entendu des gémissemens qui me firent penser qu’on égorgeait quelqu’un.
Le président. Celui qui vous conduisit était-il jeune? Comment était-il habillé?
Mme Manson. Je n’en sais rien, je ne fus pas curieuse, je ne le regardai pas.
Le président. La loi et les magistrats veillent sur vous; Clarisse, parlez.
Mme Manson. Je ne sais plus rien.
A la séance suivante, M. Fualdès prie le président de demander au témoin Fabri si Jausion, après avoir interpellé Bach de dire la vérité, n’interpella pas aussi la veuve Bancal. Jausion se lève aussitôt, et s’adressant à M. Fualdès avec l’accent de la colère: «Monsieur, lui dit-il, je suis étonné de l’acharnement que vous mettez à me poursuivre après tout ce que j’ai fait pour votre père. Pour vous, je le sais, vous voulez ma fortune et ma vie.....» Cette apostrophe véhémente fournit à M. Fualdès un mouvement d’éloquence que la piété filiale pouvait seule inspirer. «Ce reproche de l’accusé Jausion, s’écrie-t-il avec l’accent de la douleur, est bien cruel pour moi. Eh! malheureux, ta fortune, je la méprise, je n’en veux point. Garde ton or, il est teint du sang de mon père. Il fallait lui laisser la vie et prendre tout ce que je possède, cruel! mais tu étais altéré du sang de ce malheureux. Un avocat a eu un tort affreux envers moi, c’est Romiguières; il m’a accusé devant la Cour de Rodez d’une basse cupidité, mais je ne viens point récriminer; Romiguières, je vous pardonne. Je n’avais d’autre but que celui de venger mon père: la cupidité n’est jamais entrée dans mon âme; et puisque je me trouve forcé de me justifier, je vous dirai que j’avais pour ami, depuis l’enfance, un jeune avocat du barreau de Paris; il mourut dans mes bras et me laissa, par un testament olographe, maître de toute sa fortune; mais il avait des sœurs que ses biens pouvaient rendre heureuses; j’annulai l’acte qui m’en constituait légataire universel. Cette action ne décèle pas la cupidité dont on m’accuse. Je vous ai dénoncé, Jausion, pour votre fortune! Eh! quelle fortune vous reste-t-il donc? N’est-il pas constant que vos parens, vos partisans ont tout ravi, tout mis à l’abri de mes poursuites?.... Je viens remplir ici le devoir sacré que la nature a gravé dans mon cœur. Jausion a tort de prétendre que je suis acharné à sa perte; je ne veux point de sang innocent, je ne cherche que la vérité; c’est son flambeau qui m’éclaire, lorsque, dans toutes les manœuvres séductrices qu’on fait jouer, j’aperçois que Jausion seul est l’objet de toutes les sollicitudes; Bastide est abandonné à l’échafaud qui l’attend..... (à ces mots, Bastide relève sa tête et regarde M. Fualdès avec une audacieuse fierté; Jausion paraît accablé; madame Manson est violemment agitée.) Mais la Providence veille, Jausion; nous obtiendrons toute justice».
Cette improvisation pathétique produit la plus vive émotion sur tout l’auditoire. Des larmes coulent de tous les yeux. M. Fualdès demande que Jausion, qui interroge tout le monde sur son innocence, veuille bien interpeller madame Manson. Jausion, troublé, hésite un instant, puis se tourne vers madame Manson, et lui dit avec un rire dont l’affectation est remarquable: «Madame, on me charge de vous interpeller.» Madame Manson détourne les yeux, laisse tomber sa tête sur ses mains, reste quelques instans sans parler, et dit enfin: Je n’ai rien à dire. Cette réponse excite quelques murmures dans l’assemblée. Madame Manson, pressée par le président, persiste à ne rien dire.
On poursuit l’audition des témoins. Marianne Marty, celle qui a reçu des confidences de la petite Bancal, rapporte que cet enfant lui avait dit que son père et sa mère avaient tué M. Fualdès: tandis qu’on saignait le monsieur, maman, disait la petite, tenait la chandelle et le baquet. C’est M. Jausion qui porta le premier coup. Va-t-en, lui dit Bastide, tu ne sais pas faire cela, et il acheva.—Avec ces propos, tu feras guillotiner ton père et ta mère, dit le témoin à l’enfant.—Tant pis, pourquoi le faisaient-ils?
La séance du 1er avril offrit encore un incident remarquable. Jausion prétendit que les affaires de M. Fualdès étaient fort dérangées, et qu’il était son créancier de quatre-vingt mille francs. «Je croyais, ajoute-t-il, que M. Fualdès ne devait qu’à moi, et sans cela je n’aurais pas fait mes efforts pour marier son fils, qui me poursuit maintenant, avec une de mes parentes, riche de plus de deux cent mille francs; qu’il réponde s’il l’ose.» M. Fualdès, aussi vivement interpellé, accabla de nouveau Jausion, sous le poids de son infamie. «L’accusé, dit-il, veut parler de mon mariage, je n’en dirai rien; car s’il est, lui, dans cette situation de ne plus pouvoir se compromettre, je ne veux pas donner encore plus à rougir aux miens. Jausion a tort de prétendre que je m’acharne contre lui; je ne lui en veux pas plus que je n’en veux à tout autre; je n’en veux qu’aux assassins de mon père. Oui, Jausion, prouvez-moi votre innocence, et mes bras s’ouvriront pour vous recevoir».
Le témoin Théron qui n’avait point paru aux assises de Rodez, fait une déposition de la plus grande importance. «Le 19 mars, dit-il, c’était le jour de Saint-Joseph, je revenais de l’Aveyron où j’avais été tendre des crochets pour pêcher. Lorsque je fus au chemin du pré de Gombert, je montai sur le tertre de ce pré, parce que le chemin était plus aisé. J’avais été à la rivière tendre une corde garnie de crochets, avec lesquels on prend des poissons: ce genre de pêche ne se pratique que la nuit. Lorsque je fus arrivé jusqu’à la cime du pré, j’entendis plusieurs personnes qui descendaient par le même chemin. Je crus que c’étaient des gens de la Laguiroule, et je m’arrêtai. Ces gens qui s’approchaient, m’ayant présenté un objet effrayant, je me cachai derrière un buisson, et je vis passer un cortége, précédé par Bastide, que j’ai parfaitement reconnu, qui portait un fusil dont il avait tourné le canon vers la terre. Il était suivi par quatre hommes qui portaient, sur deux barres, un cadavre enveloppé dans une couverture. Parmi ces quatre hommes, je reconnus un soldat du train, nommé Colard, et Bancal, qui étaient l’un et l’autre sur le devant; par derrière, je reconnus Bach, qui portait une des barres; mais je ne reconnus pas celui qui occupait la quatrième place. A côté de Bach et de l’inconnu, qui portaient ce cadavre, je vis par derrière un autre individu que je ne pus point reconnaître; et, enfin, à la distance tout au plus d’un pas de ces trois derniers individus, je reconnus positivement Jausion, qui portait, comme Bastide, un fusil, dont le canon était tourné vers la terre. Je le reconnus, parce que je l’avais vu fort souvent, quoique dans le moment que je vous parle, il eût sous son chapeau rond une espèce de mouchoir blanchâtre qui lui tombait sur les yeux. De la place où je m’étais tapis, je suivis des yeux ce cortège qui parcourut les sinuosités du parc. Lorsqu’il fut arrivé au milieu, les individus qui le composaient s’arrêtèrent pour respirer; alors je pris mes souliers à la main, et je pris subitement la fuite.»
Pendant ce récit, on pouvait remarquer sur la figure du jeune pêcheur, encore quelques traces de la frayeur dont il avait été saisi, en voyant passer, au milieu de la nuit, cette mystérieuse troupe. Bastide entendit la déposition de Théron comme il entendait tout, avec un grand sang-froid, une indifférence tout-à-fait impassible. Jausion était dans un état bien différent; le trouble de son âme se peignait sur sa physionomie. Théron affirme qu’il avait bien reconnu les accusés qu’il venait de nommer. L’accusé Bach qui avait été reconnu par le témoin, dit que le cortège était en effet composé comme il l’a raconté. Après quelques débats relatifs à cette déposition, madame Manson est interpellée de nouveau à l’occasion d’une assertion de M. Blanc, autre témoin. Il rapporte qu’un jour cette dame lui a dit ces paroles remarquables: «Je ne voulais pas être témoin; je suis un témoin trop important; ma déposition les tuerait.» Madame Manson nie ce propos. La femme Bancal la priant de dire la vérité, madame Manson jette sur elle un regard plein de dédain et de mépris, et garde le silence. Un des avocats des accusés, la conjure de parler; elle se tait encore; on insiste; même silence. Enfin, Bastide qui, depuis quelques instans semblait moins calme, se retourne vivement, et s’adressant à madame Manson: «Oui, dites la vérité! Parlez!—Malheureux! répond l’accusée.—Allons, plus de monosyllabes, parlez!.....—Malheureux! tu ne me connais pas, et tu as voulu m’égorger!» A ces mots, prononcés avec emportement, la salle retentit d’applaudissemens. Madame Manson tombe évanouie, et, par intervalles, reprenant ses sens, éprouve une agitation convulsive. Lorsque le trouble a cessé et que l’accusée a repris ses sens, M. Fualdès la supplie de dire toute la vérité; mais elle tombe de nouveau évanouie.
Le nuage se dissipait par degrés. Le mot de l’énigme errait sur les lèvres de madame Manson; chaque parole qui s’échappait de sa bouche tendait à faire faire un pas vers le dénouement du drame. Mais toute la vérité ne suivra pas immédiatement le premier aveu qu’elle a fait; elle doit encore tergiverser plus d’une fois, faire naître des incidens, et retarder, par de nouvelles péripéties, le triomphe de la vérité.
Le lendemain de la séance dont nous venons de parler, le président demandant à madame Manson si l’homme qui lui a sauvé la vie ne serait pas parmi les accusés. C’est possible, Monsieur, répond-elle aussitôt: puis quelques instans après, pressée de nouveau, elle déclare n’avoir rien à dire, ne pouvoir ni sauver ni condamner Jausion. Bastide l’interrompt, et après quelques sarcasmes, s’écrie que sa conscience ne lui reproche rien.—Votre conscience ne vous reproche rien! réplique avec force madame Manson: Que M. Bastide prouve son innocence, et je monterai sur l’échafaud à sa place.—Prouver mon innocence! reprend Bastide, ce n’est pas difficile, madame Manson croit nous intimider; elle se trompe; elle en a fait d’autres à Rodez; cela ne nous touche plus.
Passons maintenant à une déposition qui doit apprendre plusieurs détails demeurés inconnus jusqu’ici. M. France de Lorné s’exprime en ces termes: «Le dimanche après la condamnation de Rodez, avec M. de Sufren, Henri et Auguste de Bonald, Frayssinet de Valady et Adolphe Dubosc, nous eûmes la curiosité d’aller voir la petite Madelaine Bancal dans l’hospice où elle était déposée. Voici les détails que j’ai recueillis de sa bouche.
«Le 19 mars au soir, sa mère la fit coucher, au second étage de la maison, dans une chambre où elle ne couchait ordinairement pas.
«Avant de s’aller coucher, et dans la soirée, il s’était réuni des messieurs et d’autres personnes qui avaient soupé avec une poule et des poulets, et avaient trinqué ensemble. Lorsqu’elle fut dans la chambre où on l’avait conduite, elle entendit un grand bruit dans la rue, qui lui fit peur, elle descendit en chemise et sans souliers, elle se glissa dans le lit qui se trouve près de la porte de la cuisine. Ce fut au moyen d’un petit trou qui était au rideau, qu’elle vit entrer une bande d’individus entraînant un monsieur. Elle reconnut dans cette bande Bastide qu’elle connaissait déjà, et fit connaissance avec Jausion, qui fut interpellé par son nom par une dame qui, conjointement avec une autre, était occupée à fermer la porte; l’une de ces dames était plus grande et plus forte que madame Manson, et portait un chapeau blanc avec des plumes vertes. Après que la porte fût fermée, elle se trouva mal; on la fit revenir avec de l’eau-de-vie, et on les fit sortir l’une et l’autre par une fenêtre qui donne sur la rue. Ce fut alors qu’on fit asseoir ce monsieur près de la table, qu’on lui présenta des lettres de change à signer, en lui disant: Il faut faire des lettres de change, et mourir..... Ce furent Bastide et Jausion qui lui présentèrent ces lettres de change. Cela fait, on l’étendit sur une table, et avec un grand couteau à gaîne (semblable à ceux avec lesquels on égorge les cochons, et que Bastide avait apporté sous son habit), on l’égorgea. Ce fut Jausion qui porta le premier coup, mais il éprouva un mouvement d’horreur qui le fit retirer. Bastide continua, et enfin on lui fit porter plusieurs coups par Missonnier.
«Colard et Bancal tenaient les pieds, Anne Benoît le baquet, et la femme Bancal remuait le sang avec sa main à mesure qu’il tombait. (Mouvement d’horreur dans l’auditoire.) Un monsieur boiteux, avec des favoris noirs, tenait la lumière. Au moment où il venait d’être égorgé, Bastide entendit du bruit dans un petit cabinet qui est au bout de la cuisine. Il demanda s’il y avait quelqu’un dans la maison; la femme Bancal répondit qu’il y avait une femme dans le cabinet: Bastide dit qu’il fallait la tuer. Madame Manson sortit alors, et se jeta aux genoux de Bastide; elle était venue le même jour, à neuf heures du matin, parler à la femme Bancal; le soir elle était revenue dans cette maison avant que les enfans fussent couchés, ayant un grand voile noir qui lui tombait jusqu’aux genoux. On se borna à lui faire placer la main sur le ventre du cadavre. Bastide voulut aussi s’assurer s’il y avait quelqu’un dans le lit; la petite Madelaine fit semblant de dormir. Bastide lui passa deux fois la main sur la figure, et dit à la femme Bancal qu’il fallait se défaire de cette enfant; celle-ci y consentit moyennant une somme de quatre cents francs. Le projet avait été formé de porter le cadavre dans son lit, en plaçant un rasoir au cou. Jausion, Bastide et d’autres sortirent pour aviser à l’exécution de ce projet. Ils rentrèrent ensuite en disant qu’il était impossible, parce qu’il y avait quelqu’un à la fenêtre. On se détermina alors à porter ce cadavre à la rivière; alors la femme Bancal lava la table et tout ce qui pouvait être couvert de sang. Bancal ne rentra pas de toute la nuit.
«La femme Bancal envoya le lendemain matin cette enfant à son père, dans les champs, lui porter la soupe: elle lui avait recommandé de dire à son père de faire ce qu’il savait. Elle trouva celui-ci occupé à faire un trou; elle crut qu’il lui était destiné; elle s’acquitta de sa commission, son père l’embrassa en pleurant, et lui dit: Non; sois toujours bonne fille, et va-t-’en.
«Bastide était revenu le lendemain de grand matin chez la femme Bancal, revêtu d’une lévite verte.
«Le trou creusé par Bancal fut employé à enterrer un des deux cochons à qui l’on avait fait boire le sang, et qui en était mort.»
Dans une audience postérieure, M. Amans Rodat, parent de madame Manson, reproduit les faits qu’il a déposés devant la Cour d’assises de Rodez. Il ajoute que, pendant les débats qui eurent lieu devant ce tribunal, sa cousine vint lui faire une visite, et qu’elle lui rendit compte d’un entretien qu’elle avait eu avec la petite Madelaine Bancal. L’enfant lui avait rapporté tout ce qui s’était passé chez sa mère. On avait étendu Fualdès sur une table; en se débattant, il avait écarté le mouchoir qui devait servir à étouffer ses cris, et il avait demandé à faire un acte de contrition.—Tu vas aller prier avec le diable, lui avait répondu Bastide.
Le président interroge madame Manson à ce sujet. Après quelqu’hésitation: Eh bien! oui, s’écria-t-elle, j’ai entendu refuser quelques minutes à M. Fualdès pour faire sa prière. Et c’était Bastide....
Le président: Madame Manson affirmez-vous avoir reconnu Bastide dans la maison Bancal?
Mme Manson: Oui, M. le président, il est un des assassins de M. Fualdès; oui, il a voulu m’égorger; je le dis pour la cinquième fois.
Le président: Vous l’affirmez sûrement?
Mme Manson: Oui, monsieur.
Bastide récuse une affirmation faite par une femme, qui, dit-il, a abjuré tout sentiment d’honneur et de pudeur. Après des démêlés assez prolongés, un conseiller de la Cour adresse encore quelques questions à madame Manson.—Je vous demande, lui dit ce magistrat, de nous apprendre ce qui s’est passé dans la cuisine de Bancal, depuis votre sortie du cabinet jusqu’au moment où vous sortîtes dans la rue?—Je prêtai un serment.—Qui l’a demandé?—Bastide.—Où prêtâtes-vous ce serment.—Au pied d’un cadavre.—Quelles sont les personnes qui étaient autour de ce cadavre?—Il y avait d’autres personnes que Bastide.—Quelles étaient ces personnes?—Je ne puis les nommer, je suis accusée.—Madame, je vous prie, et s’il en est besoin, je vous somme de les nommer.—Je ne veux pas en nommer d’autres.
Accablés sous le poids des charges qui chaque jour s’amoncelaient sur eux, Bastide et Jausion, à la suite de l’audience dont il vient d’être question, et à peine rentrés dans leur cachot, en étaient venus aux mains. Jausion n’avait échappé à la rage de son complice qu’avec le secours de la force armée, accourue à ses cris de détresse. Les misérables!... à quoi pouvaient aboutir leur différends? La vérité ne perçait-elle pas de toute parts? et bientôt une nouvelle révélation de leurs complices allait fournir quelques preuves de plus de leur insigne scélératesse.
La femme Bancal, cédant sans doute aux reproches de sa conscience et aux sollicitations de son avocat, abandonna le système auquel elle s’était cramponné jusqu’alors, et fit les aveux suivans dans la séance du 7 avril.
«Messieurs, je dois vous dire que, si jusqu’ici j’ai menti au tribunal, c’est que j’avais peur; mais à présent, je vois bien qu’il ne peut rien m’arriver de pis que ce qui avait été prononcé contre moi à Rodez; et je me confie dans votre bonté, pour que vous me traitiez favorablement. Le 19 mars, à huit heures et demie du soir, six personnes entrèrent chez moi, tirant par les bras et par le collet un monsieur qui avait un mouchoir autour de la figure (c’était M. Fualdès.) Il y avait quatre messieurs. Je reconnus parfaitement Bastide; un des autres était, je crois, Espagnol. Mon mari ne voulut pas me dire quels étaient ceux que je ne reconnus pas; cependant il m’assura qu’un d’eux était un des neveux de Bastide.
«Bach et Colard étaient du nombre des six personnes qui entrèrent à la fois. Ce dernier ne resta dans la cuisine qu’un quart-d’heure environ; il sortit, en disant: Où m’a-t-on conduit? Il rentra quelques instans après, car je le revis dans la maison. J’entendis que M. Fualdès prononçait quelques mots, entre autres ceux-ci: Que vous ai-je fait? C’est Bastide, je crois, qui répondit; mais je n’entendis pas sa réponse; et un des six dit à M. Fualdès: Priez Dieu. Nous voulûmes sortir, Bastide s’y opposa; il nous menaça de nous tuer, si moi ou mon mari faisions un pas pour sortir. Je tombai sur une chaise, la tête appuyée sur les mains. Mon mari, qui s’aperçut que je me trouvais indisposée, me fit sortir sur l’escalier, et j’y perdis toute connaissance. Quand je sortis de la cuisine, Missonnier n’y était pas encore: il est probable qu’on l’a amené comme un imbécille qui ne savait pas où il allait. Bousquier arriva long-temps après, et j’affirme que je ne vis pas du tout Anne Benoît.»
Le désordre qui régnait dans la déposition de la femme Bancal sembla produire un grand effet sur l’esprit des jurés, qui crurent y reconnaître un caractère de vérité.
«Lorsque je fus sur l’escalier, continue la femme Bancal, on ferma toutes les portes, ce qui fait que je ne puis dire ce qui se passa; mais il me sembla qu’il y avait du monde en dehors. Le soir, dans la cour, je demandai à Madelaine ce qu’avaient fait ces messieurs qui étaient entrés chez nous. «Ah! maman, me dit cette petite, le monsieur qu’ils ont tué était bien méchant; on l’a tué comme un cochon.» Mon mari, que je questionnai aussi sur cette malheureuse affaire, me dit qu’on avait reçu le sang dans un pot; il fut porté sur un tas de fumier qui était au coin des Frères.»
En entendant cet aveu de la Bancal, Bastide conserva son impassibilité ordinaire; seulement on remarqua que le nom de son neveu avait produit sur lui une impression vive et profonde, qui se manifesta par un mouvement de colère très-prononcé, auquel succéda bientôt une gaîté forcée qui contrastait avec sa physionomie sinistre.
Lorsque l’audition des témoins fut terminée, on passa à l’examen des registres de Jausion et à celui des affaires de M. Fualdès. Cette opération était d’autant plus importante, qu’elle concourait à déterminer le motif qui avait poussé les accusés au crime. Déjà de nombreuses déclarations avaient prouvé que Jausion n’était que créancier imaginaire de l’infortuné Fualdès; le rapport que firent les commissaires chargés de la liquidation des affaires de l’un et de l’autre fit ressortir cette vérité que redoutait principalement Jausion.
Les plaidoiries commencèrent. Le fils de la victime motiva éloquemment le désir de légitime vengeance dont il était animé; son avocat prit ensuite la parole. Un incident, qui devait apporter le complément des preuves du crime, vint se placer au milieu de son éloquent plaidoyer. L’accusé Bach venait faire de nouveaux aveux.
«Quelque sort qui me soit réservé, dit-il, ma conscience m’impose le devoir de faire connaître toute la vérité à la justice; car jusqu’ici, je dois l’avouer, je ne l’ai dite qu’en partie.
«Le 18 mars 1817, vers les dix heures du matin, les nommés Yence d’Istournet, Bessières-Veinac, Louis Bastide et Réné, m’abordèrent sur la place de Cité; ils m’invitèrent à aller avec eux au Foiral, disant qu’ils avaient quelque chose de particulier à me confier; je les suivis. Arrivés aux arbres de la promenade, ils me proposèrent de prendre part au pillage par eux projeté de la maison de M. de France, qui devait avoir lieu dans la soirée. Ils m’offrirent, et ce fut Yence qui me fit cette offre, une somme de douze cents francs, si je voulais les aider dans l’accomplissement de leur projet. Je m’y refusai. Mais, concevant des inquiétudes sur les suites de cette proposition non acceptée, ils me firent des observations menaçantes; je leur promis de ne point révéler leur projet, si toutefois je n’étais point interpellé en justice. Nous nous séparâmes, et je ne les vis plus de toute la journée du 18, ainsi que je l’ai dit dans mes précédens interrogatoires. Le 19 mars, vers dix heures du matin, je fus accosté, sur la place de Cité, par le marchand de tabac que j’ai désigné sous ce nom. Le rendez-vous pour la livraison de la marchandise par moi achetée fut fixé, comme je l’ai dit, à huit heures du soir du même jour; nous fûmes ensemble à la porte de la maison Bancal; et, les indications données pour en faire ouvrir la porte, nous nous séparâmes. Je revins chez Rose Feral, je bus un coup avec Palayret et Bousquier; Colard et Missonnier sortirent, et moi-même après eux: huit heures venaient à peine de sonner.
«Je fus acheter du tabac chez la femme Anduze, au fond de l’Ambergue-gauche; de là je montai par l’Ambergue-droite, et à cet égard, je dois rapporter un fait que j’avais tu jusqu’ici. Je me rendis immédiatement chez Bancal. Il était environ huit heures et demie; la personne qui m’ouvrit la porte était, comme je l’ai dit, le marchand de tabac. Je fus introduit dans la maison Bancal; là, je reconnus Bastide-Gramont, Jausion, Bessières-Veinac, Yence d’Istournet, Louis Bastide, Réné, Bancal, Colard et la femme Bancal. Il y avait encore deux autres femmes que je ne reconnus pas; je les ai déjà signalées. Là, je vis M. Fualdès, assis sur une chaise, entouré par les individus que je viens de désigner. Je remarquai Jausion tenant un portefeuille de maroquin, sur le revers duquel j’aperçus une petite plaque jaune, au moyen de la laquelle ce portefeuille se fermait. La couleur de cet objet était bleue ou rouge; je ne puis autrement le signaler.
«Déjà M. Fualdès avait signé quelques effets, il en signa quelques autres en ma présence; il y en avait environ douze ou quinze. Cela fait, Jausion les réunit, les renferma dans le portefeuille dont je viens de parler, et mit ce portefeuille dans sa poche. A peine la signature des billets fut-elle terminée, que Bastide-Gramont annonça à M. Fualdès qu’il fallait mourir. Ce dernier fit un mouvement, se leva, et, s’adressant à Bastide, il lui dit avec force: «Eh! quoi! pourra-t-on jamais croire que mes parens et mes amis sont au nombre de mes assassins?» Pour toute réponse, Bastide Gramont saisit Fualdès, veut l’étendre sur la même table où il venait de signer les billets; les individus qui l’entouraient, le secondent; Fualdès résiste; au milieu des efforts qu’il faisait pour se défendre, je l’entendis qui demandait un moment pour se réconcilier avec Dieu.
«Bastide-Gramont fut celui qui lui répondit: Vas, tu te réconcilieras avec le diable. Enfin, Fualdès est dompté et étendu sur la table. Jausion, qui tenait un couteau à la main, lui porta le premier coup (mouvement d’horreur dans l’auditoire); j’ignore s’il le blessa. Fualdès fait un effort, la table est renversée. Il échappe des mains de ses assassins; il se dirige vers la porte; je m’y trouvais placé; je ne fis aucun mouvement pour l’arrêter. Bastide, qui s’en aperçut, me donna un soufflet, et, de concert avec les autres individus, il ressaisit Fualdès, et, de nouveau, ils l’étendent sur la même table qui avait été redressée. Dans ce moment, Bastide s’arme du couteau; il le plonge à plusieurs reprises dans la gorge de Fualdès; ce dernier poussait des gémissemens et des cris étouffés; j’ignore s’il avait été tamponné ou seulement bâillonné.
«La femme Bancal recevait le sang, non dans une cruche, mais dans un baquet. Les deux autres femmes étaient de l’autre côté de la table; elles ne prenaient aucune part à tous ces apprêts. Lorsque Fualdès eut expiré, on prit son corps, on le transporta sur deux bancs près de la croisée qui donne sur la rue. Bientôt après on replaça le corps de Fualdès sur la table. Ce fut là qu’on fouilla les poches de ses vêtemens, et qu’on en retira les objets dont j’ai parlé dans mes précédens interrogatoires. Je confirme de nouveau tout ce que j’ai dit, tant à l’égard de la chemise que de la bague et des pièces d’argent données à la femme Bancal. Je me rappelle que ce fut Jausion qui, ayant retiré d’une des poches une clé, la donna à Bastide, en lui disant: Va, ramasse le tout. Cela fait, Jausion sortit.
«Peu de temps après, on entendit du bruit dans un cabinet donnant sur la cour. Bastide demanda avec vivacité, à la femme Bancal, d’où provenait ce bruit; celle-ci répondit qu’il y avait une femme. Bastide-Gramont ouvre la porte, il saisit cette femme. Elle était travestie en homme. Il la traîne dans la cuisine, il veut l’égorger. Celle-ci lui dit: Je suis une femme, je vous demande la vie. Bastide lui porte les mains sur la poitrine, tenant encore le couteau avec lequel il venait d’égorger Fualdès. Il persiste à vouloir lui arracher la vie. Je m’oppose de tous mes moyens à ces excès.
«Dans cet intervalle, Jausion rentre dans la cuisine, fait des reproches à Bastide, et lui dit: Tu es déjà embarrassé d’un cadavre, que feras-tu de l’autre? Je me joins à ces instances pour sauver cette femme; je l’avais reconnue, quoique travestie, pour être la fille de M. Enjalran, que j’avais vue à Rodez, dans le temps que M. de Guyiou était préfet. Bastide consent enfin à lui donner la vie, mais exige d’elle un serment; on la contraint de se mettre à genoux, d’étendre la main sur le cadavre; et là, on lui fait faire le serment de ne rien dire, à peine de perdre la vie par le fer ou par le poison. Elle se relève: je m’aperçois qu’elle avait du sang à l’un des doigts de sa main.
«Jausion la prend sous sa sauvegarde, et la conduit hors de la maison Bancal. Il était alors à peu près neuf heures et demie. Je reçus l’ordre de Bastide-Gramont d’aller chercher Bousquier. Je sortis, accompagné de Bessières-Veinac, de Réné et du marchand de tabac. Arrivé dans la rue du Terral, les trois individus se portèrent au coin de Françon de Valat, moi je me dirigeai vers le puits de la place de Cité; je m’arrêtai quelques instans, et lorsque je vis passer Bousquier, je l’appelai; nous fûmes ensemble chez Bancal, où, étant arrivé, je ne vis plus dans la cuisine Louis Bastide, Yence, Bessières-Veinac, Réné et le marchand de tabac.»
Cette terrible déclaration donna lieu à un long débat. Madame Manson ne contesta point la vérité des faits qu’elle contenait. Jausion, au contraire, les nia avec fureur. On demanda à Bach s’il avait secondé les meurtriers. «Non, répondit-il; si on m’avait dit d’aider, je l’aurais fait. Il résulta de ces aveux que M. Fualdès signait en long les effets qui lui étaient présentés: ce qui devait prouver qu’il ne souscrivait que des endossemens, et indiquer la source de l’émission des nombreux billets à la charge de sa succession.
Quelques débats s’engagèrent ensuite sur de nouvelles déclarations de quelques témoins. Puis l’on reprit les plaidoiries. Me Romiguières, qui jusque-là s’était chargé de la défense de Bastide, éclairé sans doute sur la culpabilité de l’accusé, garda le silence. Son client lut une espèce de plaidoyer dont l’objet principal était de prouver qu’il n’était point à Rodez, le jour de l’assassinat; ce qui était démenti formellement par une foule de témoignages. Bastide accusa d’imposture Bousquier, Bach, la femme Bancal et madame Manson, cette femme qui, dit-il, pour n’être pas dégradée par la justice, força la justice à se dégrader pour elle. Interrompu par le président, qui lui conseillait de ne pas aggraver ses torts, de ne point ajouter encore à l’indignation qu’il excitait, il termina son apologie dans laquelle il en appelait à un prochain avenir. «L’avenir, dit-il en finissant, gravera sur ma tombe: Bastide est innocent.»
On entendit ensuite avec un vif intérêt madame Manson cherchant à expliquer elle-même les motifs du mystère qui avait présidé à la plupart de ses premières réponses. «Vous savez, messieurs, dit-elle, qu’en cherchant les moyens de fuir les assassins, j’attirai leur attention: un d’eux s’offrit à mes regards; ses mains fumaient encore du sang qu’il venait de répandre; il m’en parut couvert; son air affreux me glaça d’épouvante. Je ne vis plus rien qu’un cadavre et la mort... Un être, dirai-je bienfaisant, m’a sauvé la vie... Sans lui, j’eusse été la proie d’un tigre; sans lui, Édouard n’aurait plus de mère... La justice pourrait-elle m’adresser des reproches? suis-je donc inexcusable aux yeux du monde? Et dans la supposition que mon libérateur soit coupable, en est-il moins mon libérateur?.... Liée par un serment que je croyais irrévocable, paralysée par la crainte d’être un jour victime d’une vengeance, entraînée par un sentiment de gratitude, accablée de cette idée que mes aveux devaient me couvrir de honte alors qu’ils me feraient soupçonner d’une action infâme, tant de considérations réunies ne suffisaient-elles pas pour justifier mon silence? J’ai pu me taire... est-ce un crime? C’est aux âmes délicates que j’en appelle.»
Les plaidoiries terminées, le président posa les questions qui devaient être résolues par le jury. On attendit avec recueillement la déclaration qui devait condamner ou absoudre. Après quatre heures de délibération, le chef des jurés, la main sur le cœur, lut la réponse aux questions soumises.
La Bancal fut déclarée coupable de complicité de meurtre avec préméditation; Bastide et Jausion coupables de meurtre avec préméditation et de vol avec effraction; Colard et Bach coupables de complicité de meurtre avec préméditation; Anne Benoît coupable de complicité de meurtre sans préméditation; Missonnier, non coupable de meurtre ni de complicité dans le meurtre, mais coupable de la noyade du cadavre, ainsi que Bach, Colard, Bastide et Jausion. Madame Manson fut déclarée non coupable à l’unanimité.
Après la lecture de cette fatale déclaration, Jausion offrit un douloureux spectacle. Dans son désespoir, il prononçait des phrases qui n’avaient aucun sens. Il était surtout préoccupé de l’avenir de ses enfans, et protestait sans cesse de son innocence. «Que Bach, puisqu’il est condamné, s’écria-t-il, dise maintenant la vérité... qu’il dise si j’étais chez Bancal...» Et la voix terrible de Bach répondit: «Oui, vous y étiez.» La situation de Jausion inspirait autant de pitié que d’horreur.