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Cinq-Mars; ou, Une conjuration sous Louis XIII (Tome 1 of 2)

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La torture interroge et la douleur répond.

Les Templiers.

L’intérêt non suspendu de ce demi-procès, son appareil et ses interruptions, tout avait tenu l’esprit public si attentif, que nulle conversation particulière n’avait pu s’engager. Quelques cris avaient été jetés, mais simultanément, mais sans qu’aucun spectateur se doutât des impressions de son voisin, ou cherchât même à les deviner ou à communiquer les siennes. Cependant, lorsque le public fut abandonné à lui-même, il se fit comme une explosion de paroles bruyantes. On distinguait plusieurs voix, dans ce chaos, qui dominaient le bruit général, comme un chant de trompettes domine la basse continue d’un orchestre.

Il y avait encore à cette époque assez de simplicité primitive dans les gens du peuple pour qu’ils fussent persuadés par les mystérieuses fables des agents qui les travaillaient, au point de n’oser porter un jugement d’après l’évidence, et la plupart attendirent avec effroi la rentrée des juges, se disant à demi-voix ces mots prononcés avec un certain air de mystère et d’importance qui sont ordinairement le cachet de la sottise craintive:—On ne sait qu’en penser, monsieur!—Vraiment, madame, voilà des choses extraordinaires qui se passent!—Nous vivons dans un temps bien singulier!—Je me serais bien douté d’une partie de tout ceci; mais, ma foi, je n’aurais pas prononcé, et je ne le ferais pas encore!—Qui vivra verra, etc. Discours idiots de la foule, qui ne servent qu’à montrer qu’elle est au premier qui la saisira fortement. Ceci était la basse continue; mais du côté du groupe noir on entendait d’autres choses:—Nous laisserons-nous faire ainsi? Quoi! pousser l’audace jusqu’à brûler notre lettre au Roi! Si le roi le savait!—Les barbares! les imposteurs! avec quelle adresse leur complot est formé! le meurtre s’accomplira-t-il sous nos yeux? aurons-nous peur de ces archers?—Non, non, non. C’étaient les trompettes et les dessus de ce bruyant orchestre.

On remarquait le jeune avocat, qui, monté sur un banc, commença par déchirer en mille pièces un cahier de papier; ensuite, élevant la voix: Oui, s’écria-t-il, je déchire et jette au vent le plaidoyer que j’avais préparé en faveur de l’accusé; on a supprimé les débats: il ne m’est pas permis de parler pour lui; je ne peux parler qu’à vous, peuple, et je m’en applaudis; vous avez vu ces juges infâmes: lequel peut encore entendre la vérité? lequel est digne d’écouter l’homme de bien? lequel osera soutenir son regard? Que dis-je? ils la connaissent tout entière, la vérité, ils la portent dans leur sein coupable; elle ronge leur cœur comme un serpent; ils tremblent dans leur repaire, où ils dévorent sans doute leur victime; ils tremblent parce qu’ils ont entendu les cris de trois femmes abusées. Ah! qu’allais-je faire? j’allais parler pour Urbain Grandier! Quelle éloquence eût égalé celle de ces infortunées? quelles paroles vous eussent fait mieux voir son innocence? Le ciel s’est armé pour lui en les appelant au repentir et au dévoûment, le ciel achèvera son ouvrage.

Vade retrò, Satanas! prononcèrent des voix entendues par une fenêtre assez élevée.

Fournier s’interrompit un moment:

—Entendez-vous, reprit-il, ces voix qui parodient le langage divin. Je suis bien trompé, ou ces instruments d’un pouvoir infernal préparent par ce chant quelque nouveau maléfice.

—Mais, s’écrièrent tous ceux qui l’entouraient, guidez-nous: que ferons-nous? qu’ont-ils fait de lui?

—Restez ici, soyez immobiles, soyez silencieux, répondit le jeune avocat; l’inertie d’un peuple est toute-puissante, c’est là sa sagesse, c’est là sa force. Regardez en silence, et vous ferez trembler.

—Ils n’oseront sans doute pas reparaître, dit le comte du Lude.

—Je voudrais bien revoir ce grand coquin rouge, dit Grand-Ferré, qui n’avait rien perdu de tout ce qu’il avait vu.

—Et ce bon monsieur le curé, murmura le vieux père Guillaume Leroux en regardant tous ses enfants irrités qui se parlaient bas en mesurant et comptant les archers. Ils se moquaient même de leur habit, et commençaient à les montrer au doigt.

Cinq-Mars, toujours adossé au pilier derrière lequel il s’était placé d’abord, toujours enveloppé dans son manteau noir, dévorait des yeux tout ce qui se passait, ne perdait pas un mot de ce que l’on disait, et remplissait son cœur de fiel et d’amertume; de violents désirs de meurtre et de vengeance, une envie indéterminée de frapper, le saisissaient malgré lui; c’est la première impression que produise le mal sur l’âme d’un jeune homme; plus tard, la tristesse remplace la colère; plus tard c’est l’indifférence et le mépris; plus tard encore, une admiration calculée pour les grands scélérats qui ont réussi; mais c’est lorsque, des deux éléments de l’homme, la boue l’emporte sur l’âme.

Cependant, à droite de la salle, et près de l’estrade élevée pour les juges, un groupe de femmes semblait fort occupé à considérer un enfant d’environ huit ans, qui s’était avisé de monter sur une corniche, à l’aide des bras de sa sœur Martine que nous avons vue plaisantée à toute outrance par le jeune soldat Grand-Ferré. Cet enfant, n’ayant plus rien à voir après la sortie du tribunal, s’était élevé, à l’aide des pieds et des mains, jusqu’à une petite lucarne qui laissait passer une lumière très faible, et qu’il pensa renfermer un nid d’hirondelles ou quelque autre trésor de son âge; mais, quand il se fut bien établi les deux pieds sur la corniche du mur et les mains attachées aux barreaux d’une ancienne châsse de saint Jérôme, il eût voulu être bien loin et cria:

—Oh! ma sœur, ma sœur, donne-moi la main pour descendre!

—Qu’est-ce que tu vois donc? s’écria Martine.

—Oh! je n’ose pas le dire; mais je veux descendre. Et il se mit à pleurer.

—Reste, reste, dirent toutes les femmes, reste, mon enfant, n’aie pas peur, et dis-nous bien ce que tu vois.

—Eh bien, c’est qu’on a couché le curé entre deux grandes planches qui lui serrent les jambes, il y a des cordes autour des planches.

—Ah! c’est la question, dit un homme de la ville. Regarde bien, mon ami, que vois-tu encore?

L’enfant, rassuré, se remit à la lucarne avec plus de confiance, et, retirant sa tête, il reprit:

—Je ne vois plus le curé, parce que tous les juges sont autour de lui à le regarder, et que leurs grandes robes m’empêchent de voir. Il y a aussi des capucins qui se penchent pour lui parler tout bas.

La curiosité assembla plus de monde aux pieds du jeune garçon, et chacun fit silence, attendant avec anxiété sa première parole, comme si la vie de tout le monde en eût dépendu.

—Je vois, reprit-il, le bourreau qui enfonce quatre morceaux de bois entre les cordes, après que les capucins ont béni les marteaux et les clous... Ah! mon Dieu! ma sœur, comme ils ont l’air fâché contre lui, parce qu’il ne parle pas... Maman, maman, donne-moi la main, je veux descendre.

Au lieu de sa mère, l’enfant, en se retournant, ne vit plus que des visages mâles qui le regardaient avec une avidité triste et lui faisaient signe de continuer. Il n’osa pas descendre, et se remit à la fenêtre en tremblant.

—Oh! je vois le père Lactance et le père Barré qui enfoncent eux-mêmes d’autres morceaux de bois qui lui serrent les jambes. Oh! comme il est pâle! il a l’air de prier Dieu; mais voilà sa tête qui tombe en arrière comme s’il mourait. Ah! ôtez-moi de là...

Et il tomba dans les bras du jeune avocat, de M. du Lude et de Cinq-Mars, qui s’étaient approchés pour le soutenir.

Deus stetit in synagoga deorum: in medio autem Deus dijudicat..., chantèrent des voix fortes et nasillardes qui sortaient de cette petite fenêtre; elles continuèrent longtemps un plain-chant de psaumes entrecoupé par des coups de marteau, ouvrage infernal qui marquait la mesure des chants célestes. On aurait pu se croire près de l’antre d’un forgeron; mais les coups étaient sourds et faisaient bien sentir que l’enclume était le corps d’un homme.

—Silence! dit Fournier, il parle; les chants et les coups s’interrompent.

Une faible voix en effet dit lentement: —O mes pères! adoucissez la rigueur de vos tourments, car vous réduiriez mon âme au désespoir, et je chercherais à me donner la mort.

Ici partit et s’élança jusqu’aux voûtes l’explosion des cris du peuple; les hommes, furieux, se jettent sur l’estrade et l’emportent d’assaut sur les archers étonnés et hésitants; la foule sans armes les pousse, les presse, les étouffe contre les murs, et tient leurs bras sans mouvement; ses flots se précipitent sur les portes qui conduisent à la chambre de la question, et, les faisant crier sous leur poids, menacent de les enfoncer; l’injure retentit par mille voix formidables et va épouvanter les juges.

—Ils sont partis, ils l’ont emporté! s’écrie un homme.

Tout s’arrête aussitôt, et, changeant de direction, la foule s’enfuit de ce lieu détestable et s’écoule rapidement dans les rues. Une singulière confusion y régnait.

La nuit était venue pendant la longue séance, et des torrents de pluie tombaient du ciel. L’obscurité était effrayante; les cris des femmes glissant sur le pavé ou repoussées par le pas des chevaux des gardes, les cris sourds et simultanés des hommes rassemblés et furieux, et le tintement continuel des cloches qui annonçaient le supplice avec les coups répétés de l’agonie, les roulements d’un tonnerre lointain, tout s’unissait pour le désordre. Si l’oreille était étonnée, les yeux ne l’étaient pas moins; quelques torches funèbres allumées au coin des rues et jetant une lumière capricieuse montraient des gens armés et à cheval qui passaient au galop en écrasant la foule: ils couraient se réunir sur la place de Saint-Pierre; des tuiles les frappaient quelquefois dans leur passage, mais, ne pouvant atteindre le coupable éloigné, ces tuiles tombaient sur le voisin innocent. La confusion était extrême, et devint plus grande encore lorsque, débouchant par toutes les rues sur cette place nommée Saint-Pierre-le-Marché, le peuple la trouva barricadée de tous côtés et remplie de gardes à cheval et d’archers. Des charrettes liées aux bornes des rues en fermaient toutes les issues, et des sentinelles armées d’arquebuses étaient auprès. Sur le milieu de la place s’élevait un bûcher composé de poutres énormes posées les unes sur les autres de manière à former un carré parfait; un bois plus blanc et plus léger le recouvrait; un immense poteau s’élevait au centre de cet échafaud. Un homme vêtu de rouge et tenant une torche baissée était debout près de cette sorte de mât, qui s’apercevait de loin. Un réchaud énorme, recouvert de tôle à cause de la pluie, était à ses pieds.

A ce spectacle la terreur ramena partout un profond silence; pendant un instant on n’entendit plus que le bruit de la pluie qui tombait par torrents, et du tonnerre qui s’approchait.

Cependant Cinq-Mars, accompagné de MM. du Lude et Fournier, et de tous les personnages les plus importants, s’était mis à l’abri de l’orage sous le péristyle de l’église de Sainte-Croix, élevé sur vingt degrés de pierre. Le bûcher était en face, et de cette hauteur on pouvait voir la place dans toute son étendue. Elle était entièrement vide, et l’eau seule des larges ruisseaux la traversait; mais toutes les fenêtres des maisons s’éclairaient peu à peu, et faisaient ressortir en noir les têtes d’hommes et de femmes qui se pressaient aux balcons. Le jeune d’Effiat contemplait avec tristesse ce menaçant appareil; élevé dans des sentiments d’honneur, et bien loin de toutes ces noires pensées que la haine et l’ambition peuvent faire naître dans le cœur de l’homme, il ne comprenait pas que tant de mal pût être fait sans quelque motif puissant et secret; l’audace d’une telle condamnation lui sembla si incroyable, que sa cruauté même commençait à la justifier à ses yeux; une secrète horreur se glissa dans son âme, la même qui faisait taire le peuple; il oublia presque l’intérêt que le malheureux Urbain lui avait inspiré, pour chercher s’il n’était pas possible que quelque intelligence secrète avec l’enfer eût justement provoqué de si excessives rigueurs; et les révélations publiques des religieuses et les récits de son respectable gouverneur s’affaiblirent dans sa mémoire, tant le succès est puissant, même aux yeux des êtres distingués! tant la force en impose à l’homme, malgré la voix de sa conscience! Le jeune voyageur se demandait déjà s’il n’était pas probable que la torture eût arraché quelque monstrueux aveu à l’accusé, lorsque l’obscurité dans laquelle était l’église cessa tout à coup; ses deux grandes portes s’ouvrirent, et à la lueur d’un nombre infini de flambeaux parurent tous les juges et les ecclésiastiques entourés de gardes; au milieu d’eux s’avançait Urbain, soulevé ou plutôt porté par six hommes vêtus en pénitents noirs, car ses jambes unies et entourées de bandages ensanglantés, semblaient rompues et incapables de le soutenir. Il y avait tout au plus deux heures que Cinq-Mars ne l’avait vu, et cependant il eut peine à reconnaître la figure qu’il avait remarquée à l’audience: toute couleur, tout embonpoint en avaient disparu; une pâleur mortelle couvrait une peau jaune et luisante comme l’ivoire; le sang paraissait avoir quitté toutes ses veines; il ne restait de vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient être devenus deux fois plus grands, et dont il promenait les regards languissants autour de lui; ses cheveux bruns étaient épars sur son cou, et sur une chemise blanche qui le couvrait tout entier; cette sorte de robe à larges manches avait une teinte jaunâtre et portait avec elle une odeur de soufre; une longue et forte corde entourait son cou et tombait sur son sein. Il ressemblait à un fantôme, mais à celui d’un martyr.

Urbain s’arrêta, ou plutôt fut arrêté sur le péristyle de l’église: le capucin Lactance lui plaça dans la main droite et y soutint une torche ardente, et lui dit avec une dureté inflexible:—Fais amende honorable, et demande pardon à Dieu de ton crime de magie.

Le malheureux éleva la voix avec peine, et dit, les yeux au ciel:

—Au nom du Dieu vivant, je t’ajourne à trois ans, Laubardemont, juge prévaricateur! On a éloigné mon confesseur, et j’ai été réduit à verser mes fautes dans le sein de Dieu même, car mes ennemis m’entourent: j’en atteste ce Dieu de miséricorde, je n’ai jamais été magicien; je n’ai connu de mystères que ceux de la religion catholique, apostolique et romaine, dans laquelle je meurs: j’ai beaucoup péché contre moi, mais jamais contre Dieu et Notre-Seigneur...

—N’achève pas! s’écria le capucin, affectant de lui fermer la bouche avant qu’il prononçât le nom du Sauveur; misérable endurci, retourne au démon qui t’a envoyé!

Il fit signe à quatre prêtres, qui, s’approchant avec des goupillons à la main exorcisèrent l’air que le magicien respirait, la terre qu’il touchait et le bois qui devait le brûler. Pendant cette cérémonie, le lieutenant criminel lut à la hâte l’arrêt, que l’on trouve encore dans les pièces de ce procès, en date du 18 août 1639, déclarant Urbain Grandier dûment atteint et convaincu du crime de magie, maléfice, possession, ès personnes d’aucunes religieuses ursulines de Loudun, et autres, séculiers, etc.

Le lecteur, ébloui par un éclair, s’arrêta un instant, et, se tournant du côté de M. de Laubardemont, lui demanda si, vu le temps qu’il faisait, l’exécution ne pouvait pas être remise au lendemain; celui-ci répondit:

—L’arrêt porte exécution dans les vingt-quatre heures: ne craignez point ce peuple incrédule, il va être convaincu...

Toutes les personnes les plus considérables et beaucoup d’étrangers étaient sous le péristyle et s’avancèrent, Cinq-Mars parmi eux.

—... Le magicien n’a jamais pu prononcer le nom du Sauveur et repousse son image.

Lactance sortit en ce moment du milieu des pénitents, ayant dans sa main un énorme crucifix de fer qu’il semblait tenir avec précaution et respect; il l’approcha des lèvres du patient, qui, effectivement, se jeta en arrière, et réunissant toutes ses forces, fit un geste du bras qui fit tomber la croix des mains du capucin.

—Vous le voyez, s’écria celui-ci, il a renversé le crucifix!

Un murmure s’éleva dont le sens était incertain.

—Profanation! s’écrièrent les prêtres.

On s’avança vers le bûcher.

Cependant Cinq-Mars, se glissant derrière un pilier, avait tout observé d’un œil avide; il vit avec étonnement que le crucifix, en tombant sur les degrés, plus exposés à la pluie que la plate-forme, avait fumé et produit le bruit du plomb fondu jeté dans l’eau. Pendant que l’attention publique se portait ailleurs, il s’avança et y porta une main qu’il sentit vivement brûlée. Saisi d’indignation et de toute la fureur d’un cœur loyal, il prend le crucifix avec les plis de son manteau, s’avance vers Laubardemont, et le frappant au front:

—Scélérat, s’écrie-t-il, porte la marque de ce fer rougi!

La foule entend ce mot et se précipite.

—Arrêtez cet insensé! dit en vain l’indigne magistrat.

Il était saisi lui-même par des mains d’hommes qui criaient:—Justice! au nom du Roi!

—Nous sommes perdus! dit Lactance, au bûcher! au bûcher!

Les pénitents traînent Urbain vers la place, tandis que les juges et les archers rentrent dans l’église et se débattent contre des citoyens furieux; le bourreau, sans avoir le temps d’attacher la victime, se hâta de la coucher sur le bois et d’y mettre la flamme. Mais la pluie tombait par torrents, et chaque poutre à peine enflammée, s’éteignait en fumant. En vain Lactance et les autres chanoines eux-mêmes excitaient le foyer, rien ne pouvait vaincre l’eau qui tombait du ciel.

Cependant le tumulte qui avait lieu au péristyle de l’église s’était étendu tout autour de la place. Le cri de justice se répétait et circulait avec le récit de ce qui s’était découvert; deux barricades avaient été forcées, et, malgré trois coups de fusil, les archers étaient repoussés peu à peu vers le centre de la place. En vain faisaient-ils bondir leurs chevaux dans la foule, elle les pressait de ses flots croissants. Une demi-heure se passa dans cette lutte, où la garde reculait toujours vers le bûcher, qu’elle cachait en se resserrant.

—Avançons, avançons, disait un homme, nous le délivrerons; ne frappez pas les soldats, mais qu’ils reculent: Voyez-vous, Dieu ne veut pas qu’il meure. Le bûcher s’éteint; amis, encore un effort.—Bien.—Renversez ce cheval.—Poussez, précipitez-vous.

La garde était rompue et renversée de toutes parts, le peuple se jette en hurlant sur le bûcher; mais aucune lumière n’y brillait plus: tout avait disparu, même le bourreau. On arrache, on disperse les planches: l’une d’elles brûlait encore, et sa lueur fit voir sous un amas de cendre et de boue sanglante une main noircie, préservée du feu par un énorme bracelet de fer et une chaîne. Une femme eut le courage de l’ouvrir; les doigts serraient une petite croix d’ivoire et une image de sainte Madeleine.

—Voilà ses restes! dit-elle en pleurant.

—Dites les reliques du martyr, répondit un homme.

CHAPITRE VI

LE SONGE

Le bien de la fortune est un bien périssable.
Quand on bastit sur elle, on bastit sur le sable;
Plus on est élevé, plus on court de dangers.
Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste..

Racan.

Les vergers languissants, altérés de chaleurs,
Balancent des rameaux dépourvus de feuillage,
Il semble que l’hiver ne quitte pas les cieux.

Maria, Jules Lefèvre.

Cependant Cinq-Mars, au milieu de la mêlée que son emportement avait provoquée, s’était senti saisir le bras gauche par une main aussi dure que le fer, qui, le tirant de la foule jusqu’au bas des degrés, le jeta derrière le mur de l’église, et lui fit voir la figure noire du vieux Grandchamp, qui dit d’une voix brusque:—Monsieur, ce n’était rien que d’attaquer trente mousquetaires dans un bois à Chaumont, parce que nous étions à quelques pas de vous sans que vous l’ayez su, que nous vous aurions aidé au besoin, et que d’ailleurs vous aviez affaire à des gens d’honneur; mais ici c’est différent. Voici vos chevaux et vos gens au bout de la rue: je vous prie de monter à cheval et de sortir de la ville, ou bien de me renvoyer chez madame la maréchale, parce que je suis responsable de vos bras et de vos jambes, que vous exposez bien lestement.

Cinq-Mars, quoique un peu étourdi de cette manière brusque de rendre service, ne fut pas fâché de sortir d’affaire ainsi, ayant eu le temps de réfléchir au désagrément d’être reconnu pour ce qu’il était, après avoir frappé le chef de l’autorité judiciaire et l’agent du Cardinal même qui allait le présenter au Roi. Il remarqua aussi qu’il s’était assemblé autour de lui une foule de gens de la lie du peuple, parmi lesquels il rougissait de se trouver. Il suivit donc sans raisonner son vieux domestique, et trouva en effet les trois autres serviteurs qui l’attendaient. Malgré la pluie et le vent, il monta à cheval et fut bientôt sur la grand’route avec son escorte, ayant pris le galop pour ne pas être poursuivi.

A peine sorti de Loudun, le sable du chemin, sillonné par de profondes ornières que l’eau remplissait entièrement, le força de ralentir le pas. La pluie continuait à tomber par torrents, et son manteau était presque traversé. Il en sentit un plus épais recouvrir ses épaules; c’était encore son vieux valet de chambre qui l’approchait et lui donnait ces soins maternels.

—Eh bien, Grandchamp, à présent que nous voilà hors de cette bagarre, dis-moi donc comment tu t’es trouvé là, dit Cinq-Mars, quand je t’avais ordonné de rester chez l’abbé.—Parbleu! monsieur, répondit d’un air grondeur le vieux serviteur, croyez-vous que je vous obéisse plus qu’à M. le Maréchal? Quand feu mon maître me disait de rester dans sa tente et qu’il me voyait derrière lui dans la fumée du canon, il ne se plaignait pas, parce qu’il avait un cheval de rechange quand le sien était tué, et il ne me grondait qu’à la réflexion. Il est vrai que pendant quarante ans que je l’ai servi, je ne lui ai jamais rien vu faire de semblable à ce que vous avez fait depuis quinze jours que je suis avec vous. Ah! ajouta-t-il en soupirant, nous allons bien, et, si cela continue, je suis destiné à en voir de belles, à ce qu’il paraît.

—Mais sais-tu, Grandchamp, que ces coquins avaient fait rougir le crucifix, et qu’il n’y a pas d’honnête homme qui ne se fût mis en fureur comme moi?

—Excepté M. le Maréchal votre père, qui n’aurait point fait ce que vous faites, monsieur.

—Et qu’aurait-il donc fait?

—Il aurait laissé brûler très tranquillement ce curé par les autres curés, et m’aurait dit: «Grandchamp, aie soin que mes chevaux aient de l’avoine, et qu’on ne la retire pas;» ou bien: «Grandchamp, prends bien garde que la pluie ne fasse rouiller mon épée dans le fourreau et ne mouille l’amorce de mes pistolets»; car M. le Maréchal pensait à tout et ne se mêlait jamais de ce qui ne le regardait pas. C’était son grand principe; et, comme il était, Dieu merci, aussi bon soldat que général, il avait toujours soin de ses armes comme le premier lansquenet venu, et il n’aurait pas été seul contre trente jeunes gaillards avec une petite épée de bal.

Cinq-Mars sentait fort bien les pesantes épigrammes du bonhomme, et craignait qu’il ne l’eût suivi plus loin que le bois de Chaumont; mais il ne voulait pas l’apprendre, de peur d’avoir des explications à donner, ou un mensonge à faire, ou le silence à ordonner, ce qui eût été un aveu et une confidence; il prit le parti de piquer son cheval et de passer devant son vieux domestique; mais celui-ci n’avait pas fini, et, au lieu de marcher à la droite de son maître, il revint à sa gauche et continua la conversation.

—Croyez-vous, monsieur, par exemple, que je me permette de vous laisser aller où vous voudrez sans vous suivre? Non, monsieur, j’ai trop avant dans l’âme le respect que je dois à madame la marquise pour me mettre dans le cas de m’entendre dire: «Grandchamp, mon fils a été tué d’une balle ou d’un coup d’épée; pourquoi n’étiez-vous pas devant lui?» ou bien: «Il a reçu un coup de stylet d’un Italien, parce qu’il allait la nuit sous la fenêtre d’une grande princesse; pourquoi n’avez-vous pas arrêté l’assassin?» Cela serait fort désagréable pour moi, monsieur, et jamais on n’a rien eu de ce genre à me reprocher. Une fois M. le Maréchal me prêta à son neveu, M. le Comte, pour faire une campagne dans les Pays-Bas, parce que je sais l’espagnol; eh bien, je m’en suis tiré avec honneur, comme je le fais toujours. Quand M. le Comte reçut son boulet dans le bas-ventre, je ramenai moi seul ses chevaux, ses mulets, sa tente et tout son équipage sans qu’il manquât un mouchoir, monsieur; et je puis vous assurer que les chevaux étaient aussi bien pansés et harnachés, en rentrant à Chaumont, que si M. le Comte eût été prêt à partir pour la chasse. Aussi n’ai-je reçu que des compliments et des choses agréables de toute la famille, comme j’aime à m’en entendre dire.

—C’est très bien, mon ami, dit Henri d’Effiat; je te donnerai peut-être un jour des chevaux à ramener; mais, en attendant, prends donc cette grande bourse d’or que j’ai pensé perdre deux ou trois fois, et tu payeras pour moi partout; cela m’ennuie tant!...

—M. le Maréchal ne faisait pas cela, monsieur. Comme il avait été surintendant des finances, il comptait son argent de sa main; et je crois que vos terres ne seraient pas en si bon état et que vous n’auriez pas tant d’or à compter vous-même s’il eût fait autrement; ayez donc la bonté de garder votre bourse, dont vous ne savez sûrement pas le contenu exactement.

—Ma foi non!

Grandchamp fit entendre un profond soupir à cette exclamation dédaigneuse de son maître.

—Ah! monsieur le marquis! monsieur le marquis! quand je pense que le grand roi Henri, devant mes yeux, mit dans sa poche ses gants de chamois parce que la pluie les gâtait; quand je pense que M. de Rosny lui refusait de l’argent, quand il en avait trop dépensé; quand je pense...

—Quand tu penses, tu es bien ennuyeux, mon ami, interrompit son maître, et tu ferais mieux de me dire ce que c’est que cette figure noire qui me semble marcher dans la boue derrière nous.

—Je crois que c’est quelque pauvre paysanne qui veut demander l’aumône; elle peut nous suivre aisément, car nous n’allons pas vite avec ce sable où s’enfoncent les chevaux jusqu’aux jarrets. Nous irons peut-être aux Landes un jour, monsieur, et vous verrez alors un pays comme celui-ci, des sables et de grands sapins tout noirs; c’est un cimetière continuel à droite et à gauche de la route, et en voici un petit échantillon. Tenez, à présent que la pluie a cessé et qu’on y voit un peu, regardez toutes ces bruyères et cette grande plaine sans un village ni une maison. Je ne sais pas trop où nous passerons la nuit; mais, si monsieur me croit, nous couperons des branches d’arbres, et nous bivouaquerons; vous verrez comme je sais faire une baraque avec un peu de terre: on a chaud là-dessous comme dans un bon lit.

—J’aime mieux continuer jusqu’à cette lumière que j’aperçois à l’horizon, dit Cinq-Mars; car je me sens, je crois, un peu de fièvre, et j’ai soif. Mais va-t’en derrière, je veux marcher seul; rejoins les autres, et suis-moi.

Grandchamp obéit, et se consola en donnant à Germain, Louis et Étienne, des leçons sur la manière de reconnaître le terrain la nuit.

Cependant son jeune maître était accablé de fatigue. Les émotions violentes de la journée avaient remué profondément son âme; et ce long voyage à cheval, ces deux derniers jours, presque sans nourriture, à cause des événements précipités, la chaleur du soleil, le froid glacial de la nuit, tout contribuait à augmenter son malaise, à briser son corps délicat. Pendant trois heures il marcha en silence devant ses gens, sans que la lumière qu’il avait vue à l’horizon parût s’approcher; il finit par ne plus la suivre des yeux, et sa tête, devenue plus pesante, tomba sur sa poitrine; il abandonna les rênes à son cheval fatigué, qui suivit de lui-même la grand’route, et, croisant les bras, il se laissa bercer par le mouvement monotone de son compagnon de voyage, qui buttait souvent contre de gros cailloux jetés par les chemins. La pluie avait cessé, ainsi que la voix des domestiques, dont les chevaux suivaient à la file celui du maître. Le jeune homme s’abandonna librement à l’amertume de ses pensées: il se demanda si le but éclatant de ses espérances ne le fuirait pas dans l’avenir et de jour en jour, comme cette lumière phosphorique le fuyait dans l’horizon de pas en pas. Etait-il probable que cette jeune Princesse, rappelée presque de force à la cour galante d’Anne d’Autriche, refusât toujours les mains, peut-être royales, qui lui seraient offertes? Quelle apparence qu’elle se résignât à renoncer au trône pour attendre qu’un caprice de la fortune vînt réaliser des espérances romanesques et saisir un adolescent presque dans les derniers rangs de l’armée, pour le porter à une telle élévation avant que l’âge de l’amour fût passé! Qui l’assurait que les vœux mêmes de Marie de Gonzague eussent été bien sincères?—Hélas! se disait-il, peut-être est-elle parvenue à s’étourdir elle-même sur ses propres sentiments; la solitude de la campagne avait préparé son âme à recevoir des impressions profondes. J’ai paru, elle a cru que j’étais celui qu’elle avait rêvé; notre âge et mon amour ont fait le reste. Mais lorsqu’à la cour elle aura mieux appris, par l’intimité de la Reine, à contempler de bien haut les grandeurs auxquelles j’aspire, et que je ne vois encore que de bien bas; quand elle se verra tout à coup en possession de tout son avenir, et qu’elle mesurera d’un coup d’œil sûr le chemin qu’il me faut faire; quand elle entendra, autour d’elle, prononcer des serments semblables aux miens par des voix qui n’auraient qu’un mot à dire pour me perdre et détruire celui qu’elle attend pour son mari, pour son seigneur, ah! insensé que j’ai été! elle verra toute sa folie et s’irritera de la mienne.

C’était ainsi que le plus grand malheur de l’amour, le doute, commençait à déchirer son cœur malade; il sentait son sang brûlé se porter à la tête et l’appesantir; souvent il tombait sur le cou de son cheval ralenti, et un demi-sommeil accablait ses yeux; les sapins noirs qui bordaient la route lui paraissaient de gigantesques cadavres qui passaient à ses côtés; il vit ou crut voir la même femme vêtue de noir qu’il avait montrée à Grandchamp s’approcher de lui jusqu’à toucher les crins de son cheval, tirer son manteau, et s’enfuir en ricanant; le sable de la route lui parut une rivière qui coulait sur lui en voulant remonter vers sa source: cette vue bizarre éblouit ses yeux affaiblis; il les ferma et s’endormit sur son cheval.

Bientôt il se sentit arrêté; mais le froid l’avait saisi. Il entrevit des paysans, des flambeaux, une masure, une grande chambre où on le transportait, un vaste lit dont Grandchamp fermait les lourds rideaux, et se rendormit étourdi par la fièvre qui bourdonnait à ses oreilles.

Des songes plus rapides que les grains de poussière chassés par le vent tourbillonnaient sous son front; il ne pouvait les arrêter et s’agitait sur sa couche. Urbain Grandier torturé, sa mère en larmes, son gouverneur armé, Bassompierre chargé de chaînes, passaient en lui faisant un signe d’adieu; il porta la main sur sa tête en dormant et fixa le rêve, qui sembla se développer sous ses yeux comme un tableau de sable mouvant.

Une place publique couverte d’un peuple étranger, un peuple du Nord qui jetait des cris de joie, mais des cris sauvages; une haie de gardes, de soldats farouches; ceux-ci étaient Français.

—Viens avec moi, dit d’une voix douce Marie de Gonzague en lui prenant la main. Vois-tu, j’ai un diadème; voici ton trône, viens avec moi.

Et elle l’entraînait, et le peuple criait toujours.

Il marcha, il marcha longtemps.

—Pourquoi donc êtes-vous triste, si vous êtes reine? disait-il en tremblant. Mais elle était pâle, et sourit sans parler. Elle monta et s’élança sur les degrés, sur un trône, et s’assit:—Monte, disait-elle en tirant sa main avec force.

Mais ses pieds faisaient crouler toujours de lourdes solives, et il ne pouvait monter.

—Rends grâce à l’amour, reprit-elle.

Et la main, plus forte, le souleva jusqu’en haut. Le peuple cria.

Il s’inclinait pour baiser cette main secourable, cette main adorée... c’était celle du bourreau!

—O ciel! cria Cinq-Mars en poussant un profond soupir.

Et il ouvrit les yeux: une lampe vacillante éclairait la chambre délabrée de l’auberge; il referma sa paupière, car il avait vu, assise sur son lit, une femme, une religieuse, si jeune, si belle! Il crut rêver encore, mais elle serrait fortement sa main. Il rouvrit ses yeux brûlants et les fixa sur cette femme.

—O Jeanne de Belfiel! est-ce vous? La pluie a mouillé votre voile et vos cheveux noirs: que faites-vous ici, malheureuse femme?

—Tais-toi, ne réveille pas mon Urbain; il est dans la chambre voisine qui dort avec moi. Oui, ma tête est mouillée, et mes pieds, regarde-les; mes pieds étaient si blancs autrefois! Vois comme la boue les a souillés. Mais j’ai fait un vœu, je ne les laverai que chez le Roi, quand il m’aura donné la grâce d’Urbain. Je vais à l’armée pour le trouver; je lui parlerai, comme Grandier m’a appris à lui parler, et il lui pardonnera; mais écoute, je lui demanderai aussi ta grâce; car j’ai lu sur ton visage que tu es condamné à mort. Pauvre enfant! tu es bien jeune pour mourir, tes cheveux bouclés sont beaux; mais cependant tu es condamné, car tu as sur le front une ligne qui ne trompe jamais. L’homme que tu as frappé te tuera. Tu t’es trop servi de la croix, c’est là ce qui te porte malheur; tu as frappé avec elle, et tu la portes au cou avec des cheveux... Ne cache pas ta tête sous tes draps! T’aurais-je dit quelque chose qui t’afflige? ou bien est-ce que vous aimez, jeune homme? Ah, soyez tranquille, je ne dirai pas tout cela à votre amie; je suis folle, mais je suis bonne, bien bonne, et il y a trois jours encore que j’étais bien belle. Est-elle belle aussi? Oh! comme elle pleurera un jour! Ah! si elle peut pleurer, elle sera bien heureuse.

Et Jeanne se mit tout à coup à réciter l’office des morts d’une voix monotone, avec une volubilité incroyable, toujours assise sur le lit, et tournant dans ses doigts les grains d’un long rosaire.

Tout à coup la porte s’ouvre; elle regarde et s’enfuit par une entrée pratiquée dans une cloison.

—Que diable est-ce que ceci? Est-ce un lutin ou un ange qui dit la messe des morts sur vous, monsieur? et vous voilà sous vos draps comme dans un linceul.

C’était la grosse voix de Grandchamp, qui fut si étonné, qu’il laissa tomber un verre de limonade qu’il apportait. Voyant que son maître ne lui répondait pas, il s’effraya encore plus et souleva les couvertures. Cinq-Mars était fort rouge et semblait dormir; mais son vieux domestique jugeait que le sang lui portant à la tête l’avait presque suffoqué, et, s’emparant d’un vase plein d’eau froide, il le lui versa tout entier sur le front. Ce remède militaire manque rarement son effet, et Cinq-Mars revint à lui en sautant.

—Ah! c’est toi, Grandchamp! quels rêves affreux je viens de faire!

—Peste! monsieur, vos rêves sont fort jolis, au contraire: j’ai vu la queue du dernier, vous choisissez très-bien.

—Qu’est-ce que tu dis, vieux fou?

—Je ne suis pas fou, monsieur; j’ai de bons yeux, et j’ai vu ce que j’ai vu. Mais certainement, étant malade comme vous l’êtes, monsieur le Maréchal ne...

—Tu radotes, mon cher; donne-moi à boire, car la soif me dévore. O ciel! quelle nuit! je vois encore toutes ces femmes.

—Toutes ces femmes, monsieur? Et combien y en a-t-il ici?

—Je te parle d’un rêve, imbécile! Quand tu resteras là immobile au lieu de me donner à boire!

—Cela me suffit, monsieur; je vais demander d’autre limonade.

Et, s’avançant à la porte, il cria du haut de l’escalier:

—Eh! Germain? Étienne! Louis!

L’aubergiste répondit d’en bas:

—On y va, monsieur, on y va; c’est qu’ils viennent de m’aider à courir après la folle.

—Quelle folle? dit Cinq-Mars s’avançant hors de son lit.

L’aubergiste entra, et ôtant son bonnet de coton, dit avec respect:

—Ce n’est rien, monsieur le marquis; c’est une folle qui est arrivée à pied ici cette nuit, et qu’on avait fait coucher près de cette chambre; mais elle vient de s’échapper: on n’a pas pu la rattraper.

—Comment, dit Cinq-Mars comme revenant à lui et passant la main sur ses yeux, je n’ai donc pas rêvé? Et ma mère, où est-elle? et le maréchal, et... Ah! c’est un songe affreux. Sortez tous.

En même temps il se retourna du côté du mur, et ramena encore les couvertures sur sa tête.

L’aubergiste, interdit, frappa trois fois de suite sur son front avec le bout du doigt en regardant Grandchamp, comme pour lui demander si son maître était aussi en délire.

Celui-ci fit signe de sortir en silence; et pour veiller pendant le reste de la nuit près de Cinq-Mars, profondément endormi, il s’assit seul dans un grand fauteuil de tapisserie, en exprimant des citrons dans un verre d’eau, avec un air aussi grave et aussi sévère qu’Archimède calculant les flammes de ses miroirs.

CHAPITRE VII

LE CABINET

Les hommes ont rarement le courage d’être tout à fait bons ou tout à fait méchants.

Machiavel.

Laissons notre jeune voyageur endormi. Bientôt il va suivre en paix une grande et belle route. Puisque nous avons la liberté de promener nos yeux sur tous les points de la carte, arrêtons-les sur la ville de Narbonne.

Voyez la Méditerranée, qui étend, non loin de là, ses flots bleuâtres sur des rives sablonneuses. Pénétrez dans cette cité semblable à celle d’Athènes; mais pour trouver celui qui y règne, suivez cette rue inégale et obscure, montez les degrés du vieux archevêché, et entrons dans la première et la plus grande des salles.

Elle était fort longue, mais éclairée par une suite de hautes fenêtres en ogive, dont la partie supérieure seulement avait conservé les vitraux bleus, jaunes et rouges, qui répandaient une lueur mystérieuse dans l’appartement. Une table ronde énorme la remplissait dans toute sa largeur, du côté de la grande cheminée; autour de cette table, couverte d’un tapis bariolé et chargée de papiers et de portefeuilles, étaient assis et courbés sous leurs plumes huit secrétaires occupés à copier des lettres qu’on leur passait d’une table plus petite. D’autres hommes debout rangeaient les papiers dans les rayons d’une bibliothèque, que les livres reliés en noir ne remplissaient pas tout entière, et ils marchaient avec précaution sur le tapis dont la salle était garnie.

Malgré cette quantité de personnes réunies, on eût entendu les ailes d’une mouche. Le seul bruit qui s’élevât était celui des plumes qui couraient rapidement sur le papier, et une voix grêle qui dictait, en s’interrompant pour tousser. Elle sortait d’un immense fauteuil à grands bras, placé au coin du feu, allumé en dépit des chaleurs de la saison et du pays. C’était un de ces fauteuils qu’on voit encore dans quelques vieux châteaux, et qui semblent faits pour s’endormir en lisant sur eux, quelque livre que ce soit, tant chaque compartiment est soigné: un croissant de plumes y soutient les reins; si la tête se penche, elle trouve ses joues reçues par des oreillers couverts de soie, et le coussin du siège déborde tellement les coudes, qu’il est permis de croire que les prévoyants tapissiers de nos pères avaient pour but d’éviter que le livre ne fît du bruit et ne les réveillât en tombant.

Mais quittons cette digression pour parler de l’homme qui s’y trouvait et qui n’y dormait pas. Il avait le front large et quelques cheveux fort blancs, des yeux grands et doux, une figure pâle et effilée à laquelle une petite barbe blanche et pointue donnait cet air de finesse que l’on remarque dans tous les portraits du siècle de Louis XIII. Une bouche presque sans lèvres, et nous sommes forcé d’avouer que Lavater regarde ce signe comme indiquant la méchanceté à n’en pouvoir douter; une bouche pincée, disons-nous, était encadrée par deux petites moustaches grises et par une royale, ornement alors à la mode, et qui ressemble assez à une virgule par sa forme. Ce vieillard avait sur la tête une calotte rouge et était enveloppé dans une vaste robe de chambre et portait des bas de soie pourprée, et n’était rien moins qu’Armand Duplessis, cardinal de Richelieu.

Il avait très près de lui, autour de la plus petite table dont il a été question, quatre jeunes gens de quinze à vingt ans: ils étaient pages ou domestiques, selon l’expression du temps, qui signifiait alors familier, ami de la maison. Cet usage était un reste de patronage féodal demeuré dans nos mœurs. Les cadets gentilshommes des plus hautes familles recevaient des gages des grands seigneurs, et leur étaient dévoués en toute circonstance, allant appeler en duel le premier venu au moindre désir de leur patron. Les pages dont nous parlons rédigeaient des lettres dont le Cardinal leur avait donné la substance; et, après un coup d’œil du maître, ils les passaient aux secrétaires, qui les mettaient au net. Le Cardinal-duc, de son côté, écrivait sur son genou des notes secrètes sur de petits papiers, qu’il glissait dans presque tous les paquets avant de les fermer de sa propre main.

Il y avait quelques instants qu’il écrivait, lorsqu’il aperçut, dans une glace placée en face de lui, le plus jeune de ses pages traçant quelques lignes interrompues, sur une feuille d’une taille inférieure à celle du papier ministériel; il se hâtait d’y mettre quelques mots, puis la glissait rapidement sous la grande feuille qu’il était chargé de remplir à son grand regret; mais, placé derrière le Cardinal, il espérait que sa difficulté à se retourner l’empêcherait de s’apercevoir du petit manège qu’il semblait exercer avec assez d’habitude. Tout à coup, Richelieu, lui adressant la parole sèchement, lui dit:

—Venez ici, monsieur Olivier.

Ces deux mots furent comme un coup de foudre pour ce pauvre enfant, qui paraissait n’avoir que seize ans. Il se leva pourtant très vite, et vint se placer debout devant le ministre, les bras pendants et la tête baissée.

Les autres pages et les secrétaires ne remuèrent pas plus que des soldats lorsque l’un d’eux tombe frappé d’une balle, tant ils étaient accoutumés à ces sortes d’appels. Celui-ci pourtant s’annonçait d’une manière plus vive que les autres.

—Qu’écrivez-vous là?

—Monseigneur... ce que Votre Éminence me dicte.

—Quoi?

—Monseigneur... la lettre à don Juan de Bragance.

—Point de détours, monsieur, vous faites autre chose.

—Monseigneur, dit alors le page les larmes aux yeux, c’était un billet à une de mes cousines.

—Voyons-le.

Alors un tremblement universel l’agita, et il fut obligé de s’appuyer sur la cheminée en disant à demi-voix:

—C’est impossible.

—Monsieur le vicomte Olivier d’Entraigues, dit le ministre sans marquer la moindre émotion, vous n’êtes plus à mon service.

Et le page sortit, il savait qu’il n’y avait pas à répliquer; il glissa son billet dans sa poche, et, ouvrant la porte à deux battants, justement assez pour qu’il y eût place pour lui, il s’y glissa comme un oiseau qui s’échappe de sa cage.

Le ministre continua les notes qu’il traçait sur son genou.

Les secrétaires redoublaient de silence et d’ardeur, lorsque la porte s’ouvrant rapidement de chaque côté, on vit paraître, entre les deux battants, un capucin qui, s’inclinant les bras croisés sur la poitrine, semblait attendre l’aumône ou l’ordre de se retirer. Il avait un teint rembruni, profondément sillonné par la petite vérole; des yeux assez doux, mais un peu louches et toujours couverts par des sourcils qui se joignaient au milieu du front; une bouche dont le sourire était rusé, malfaisant et sinistre; une barbe plate et rousse à l’extrémité, et le costume de l’ordre de Saint-François dans toute son horreur, avec des sandales et des pieds nus qui paraissaient fort indignes de s’essuyer sur un tapis.

Tel qu’il était, ce personnage parut faire une grande sensation dans toute la salle; car, sans achever la phrase, la ligne ou le mot commencé, chaque écrivain se leva et sortit par la porte, où il se tenait toujours debout, les uns le saluant en passant, les autres détournant la tête, les jeunes pages se bouchant le nez, mais par derrière lui, car ils paraissaient en avoir peur en secret. Lorsque tout le monde eut défilé, il entra enfin, faisant une profonde révérence, parce que la porte était encore ouverte; mais, sitôt qu’elle fut fermée, marchant sans cérémonie, il vint s’asseoir auprès du Cardinal, qui, l’ayant reconnu au mouvement qui se faisait, lui fit une inclination de tête sèche et silencieuse, le regardant fixement comme pour attendre une nouvelle, et ne pouvant s’empêcher de froncer le sourcil, comme à l’aspect d’une araignée ou de quelque autre animal désagréable.

Le Cardinal n’avait pu résister à ce mouvement de déplaisir, parce qu’il se sentait obligé, par la présence de son agent, à rentrer dans ces conversations profondes et pénibles dont il s’était reposé pendant quelques jours dans un pays dont l’air lui était favorable, et dont le calme avait un peu ralenti les douleurs de la maladie; elle s’était changée en une fièvre lente; mais ses intervalles étaient assez longs pour qu’il pût oublier, pendant son absence, qu’elle devait revenir. Donnant donc un peu de repos à son imagination jusqu’alors infatigable, il attendait sans impatience, pour la première fois de ses jours peut-être, le retour des courriers qu’il avait fait partir dans toutes les directions, comme les rayons d’un soleil qui donnait seul la vie et le mouvement à la France. Il ne s’attendait pas à la visite qu’il recevait alors, et la vue d’un de ces hommes qu’il trempait dans le crime, selon sa propre expression, lui rendit toutes les inquiétudes habituelles de sa vie plus présentes, sans dissiper le nuage de mélancolie qui venait d’obscurcir ses pensées.

Le commencement de sa conversation fut empreint de la couleur sombre de ses dernières rêveries; mais bientôt il en sortit plus vif et plus fort que jamais, quand la vigueur de son esprit rentra forcément dans le monde réel.

Son confident, voyant qu’il devait rompre le silence le premier, le fit assez brusquement.

—Eh bien! monseigneur, à quoi pensez-vous?

—Hélas! Joseph, à quoi devons-nous penser tous tant que nous sommes, sinon à notre bonheur futur dans une vie meilleure que celle-ci? Je songe, depuis plusieurs jours, que les intérêts humains m’ont trop détourné de cette unique pensée: et je me repens d’avoir employé quelques instants de loisir à des ouvrages profanes, tels que mes tragédies d’Europe et de Mirame, malgré la gloire que j’en ai tirée déjà parmi nos plus beaux esprits, gloire qui se répandra dans l’avenir.

Le père Joseph, plein des choses qu’il avait à dire, fut d’abord surpris de ce début; mais il connaissait trop son maître pour en rien témoigner, et sachant bien par où il le ramènerait à d’autres idées, il entra dans les siennes sans hésiter.

—Le mérite en est pourtant bien grand, dit-il avec un air de regret, et la France gémira de ce que ces œuvres immortelles ne sont pas suivies de productions semblables.

—Oui, mon cher Joseph, c’est en vain que des hommes tels que Boisrobert, Claveret, Colletet, Corneille, et surtout le célèbre Mairet, ont proclamé ces tragédies les plus belles de toutes celles que les temps présents et passés ont vu représenter; je me les reproche, je vous jure, comme un vrai péché mortel, et je ne m’occupe, dans mes heures de repos, que de ma Méthode des controverses et du livre sur la Perfection du chrétien. Je songe que j’ai cinquante-six ans et une maladie qui ne pardonne guère.

—Ce sont des calculs que vos ennemis font aussi exactement que Votre Éminence, dit le père, à qui cette conversation commençait à donner de l’humeur, et qui voulait en sortir au plus vite.

Le rouge monta au visage du Cardinal.

—Je le sais, je le sais bien, dit-il, je connais toute leur noirceur, et je m’attends à tout. Mais qu’y a-t-il donc de nouveau?

—Nous étions convenus déjà, monseigneur, de remplacer mademoiselle d’Hautefort; nous l’avons éloignée comme mademoiselle de La Fayette, c’est fort bien; mais sa place n’est pas remplie, et le Roi...

—Eh bien?

—Le Roi a des idées qu’il n’avait pas eues encore.

—Vraiment? et qui ne viennent pas de moi? Voilà qui va bien, dit le ministre avec ironie.

—Aussi, monseigneur, pourquoi laisser six jours entiers la place de favori vacante? Ce n’est pas prudent, permettez que je le dise.

—Il a des idées, des idées! répétait Richelieu avec une sorte d’effroi; et lesquelles?

—Il a parlé de rappeler la Reine-Mère, dit le Capucin à voix basse, de la rappeler de Cologne.

—Marie de Médicis! s’écria le Cardinal en frappant sur les bras de son fauteuil avec ses deux mains. Non, par le Dieu vivant! elle ne rentrera pas sur le sol de France, d’où je l’ai chassée pied par pied! L’Angleterre n’a pas osé la garder exilée par moi; la Hollande a craint de crouler sous elle, et mon royaume la recevrait! Non, non, cette idée n’a pu lui venir par lui-même. Rappeler mon ennemie, rappeler sa mère, quelle perfidie! non, il n’aurait jamais osé y penser...

Puis, après avoir rêvé un instant, il ajouta en fixant un regard pénétrant et encore plein du feu de sa colère sur le père Joseph:

—Mais... dans quels termes a-t-il exprimé ce désir? Dites-moi les mots précis.

—Il a dit assez publiquement, et en présence de Monsieur: «Je sens bien que l’un des premiers devoirs d’un chrétien est d’être bon fils, et je ne résisterai pas longtemps aux murmures de ma conscience.»

—Chrétien! conscience! ce ne sont pas ses expressions; c’est le père Caussin, c’est son confesseur qui me trahit! s’écria le Cardinal. Perfide jésuite! je t’ai pardonné ton intrigue de La Fayette mais je ne te passerai pas tes conseils secrets. Je ferai chasser ce confesseur, Joseph, il est l’ennemi de l’État, je le vois bien. Mais aussi j’ai agi avec négligence depuis quelques jours; je n’ai pas assez hâté l’arrivée de ce petit d’Effiat, qui réussira, sans doute: il est bien fait et spirituel, dit-on. Ah! quelle faute! je mériterais une bonne disgrâce moi-même. Laisser près du Roi ce renard jésuite, sans lui avoir donné mes instructions secrètes, sans avoir un otage, un gage de sa fidélité à mes ordres! quel oubli! Joseph, prenez une plume et écrivez vite ceci pour l’autre confesseur que nous choisirons mieux. Je pense au père Sirmond...

Le père Joseph se mit devant la grande table, prêt à écrire, et le Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, que, peu de temps après, il osa faire remettre au Roi, qui les reçut, les respecta, et les apprit par cœur comme les commandements de l’Église. Ils nous sont demeurés comme un monument effrayant de l’empire qu’un homme peut arracher à force de temps, d’intrigues et d’audace:

I. Un prince doit avoir un premier ministre, et ce premier ministre trois qualités: 1o qu’il n’ait pas d’autre passion que son prince; 2o qu’il soit habile et fidèle; 3o qu’il soit ecclésiastique.

II. Un prince doit parfaitement aimer son premier ministre.

III. Ne doit jamais changer son premier ministre.

IV. Doit lui dire toutes choses.

V. Lui donner libre accès auprès de sa personne.

VI. Lui donner une souveraine autorité sur le peuple.

VII. De grands honneurs et de grands biens.

VIII. Un prince n’a pas de plus riche trésor que son premier ministre.

IX. Un prince ne doit pas ajouter foi à ce qu’on dit contre son premier ministre, ni se plaire à en entendre médire.

X. Un prince doit révéler à son premier ministre tout ce qu’on a dit contre lui, quand même on aurait exigé du prince qu’il garderait le secret.

XI. Un prince doit non seulement préférer le bien de son État, mais son premier ministre à tous ses parents.

Tels étaient les commandements du dieu de la France, moins étonnants encore que la terrible naïveté qui lui fait léguer lui-même ses ordres à la postérité, comme si, elle aussi, devait croire en lui.

Tandis qu’il dictait son instruction, en lisant sur un petit papier écrit de sa main, une tristesse profonde paraissait s’emparer de lui à chaque mot; et, lorsqu’il fut au bout, il tomba au fond de son fauteuil, les bras croisés et la tête penchée sur son estomac.

Le père Joseph, interrompant son écriture, se leva, et allait lui demander s’il se trouvait mal, lorsqu’il entendit sortir du fond de sa poitrine ces paroles lugubres et mémorables:

—Quel ennui profond! quelles interminables inquiétudes! Si l’ambitieux me voyait, il fuirait dans un désert. Qu’est-ce que ma puissance? Un misérable reflet du pouvoir royal; et que de travaux pour fixer sur mon étoile ce rayon qui flotte sans cesse! Depuis vingt ans je le tente inutilement. Je ne comprends rien à cet homme! il n’ose pas me fuir; mais on me l’enlève: il me glisse entre les doigts... Que de choses j’aurais pu faire avec ses droits héréditaires, si je les avais eus! Mais employer tant de calculs à se tenir en équilibre! que reste-t-il de génie pour les entreprises? J’ai l’Europe dans ma main, et je suis suspendu à un cheveu qui tremble. Qu’ai-je affaire de porter mes regards sur les cartes du monde, si tous mes intérêts sont renfermés dans mon étroit cabinet? Ses six pieds d’espace me donnent plus de peine à gouverner que toute la terre. Voilà donc ce qu’est un premier ministre! Enviez-moi mes gardes à présent!

Ses traits étaient décomposés de manière à faire craindre quelque accident, et il lui prit une toux violente et longue qui finit par un léger crachement de sang. Il vit que le père Joseph, effrayé, allait saisir une clochette d’or posée sur la table, et, se levant tout à coup avec la vivacité d’un jeune homme, il l’arrêta et lui dit:

—Ce n’est rien, Joseph, je me laisse quelquefois aller au découragement; mais ces moments sont courts, et j’en sors plus fort qu’avant. Pour ma santé, je sais parfaitement où j’en suis; mais il ne s’agit pas de cela. Qu’avez-vous fait à Paris? Je suis content de voir le Roi arrivé dans le Béarn comme je le voulais: nous le veillerons mieux. Que lui avez-vous montré pour le faire partir?

—Une bataille à Perpignan.

—Allons, ce n’est pas mal. Eh bien, nous pouvons la lui arranger: autant vaut cette application qu’une autre à présent. Mais la jeune Reine, la jeune Reine, que dit-elle?

—Elle est encore furieuse contre vous. Sa correspondance découverte, l’interrogatoire que vous lui fîtes subir!

—Bah! un madrigal et un moment de soumission lui feront oublier que je l’ai séparée de sa maison d’Autriche et du pays de son Buckingham. Mais que fait-elle?

—D’autres intrigues avec Monsieur. Mais, comme toutes ses confidentes sont à nous, en voici les rapports jour par jour.

—Je ne me donnerai pas la peine de les lire: tant que le duc de Bouillon sera en Italie, je ne crains rien de là; elle peut rêver de petites conjurations avec Gaston au coin du feu; il s’en tient toujours aux aimables intentions qu’il a quelquefois, et n’exécute bien que ses sorties du royaume; il en est à la troisième. Je lui procurerai la quatrième quand il voudra; il ne vaut pas le coup de pistolet que tu fis donner au comte de Soissons. Ce pauvre comte n’avait cependant guère plus d’énergie.

Ici le cardinal, se rasseyant dans son fauteuil, se mit à rire assez gaîment pour un homme d’État.

—Je rirai toute ma vie de leur expédition d’Amiens. Ils me tenaient là tous les deux. Chacun avait bien cinq cents gentilshommes autour de lui, armés jusqu’aux dents, et tout prêts à m’expédier comme Concini: mais le grand Vitry n’était plus là; ils m’ont laissé parler une heure fort tranquillement avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu, et ni l’un ni l’autre n’a osé faire un signe à tous ces coupe-jarrets. Nous avons su depuis par Chavigny, qu’ils attendaient depuis deux mois cet heureux moment. Pour moi, en vérité, je ne remarquai rien du tout, si ce n’est ce petit brigand d’abbé de Gondi qui rôdait autour de moi et avait l’air de cacher quelque chose dans sa manche; ce fut ce qui me fit monter en carrosse.

—A propos, monseigneur, la reine veut le faire coadjuteur absolument.

—Elle est folle! il la perdra si elle s’y attache: c’est un mousquetaire manqué, un diable en soutane; lisez son Histoire de Fiesque, vous l’y verrez lui-même. Il ne sera rien tant que je vivrai.

—Eh quoi! vous jugez si bien et vous faites venir un autre ambitieux de son âge?

—Quelle différence! Ce sera une poupée, mon ami, une vraie poupée, que ce jeune Cinq-Mars; il ne pensera qu’à sa fraise et à ses aiguillettes; sa jolie tournure m’en répond, et je sais qu’il est doux et faible. Je l’ai préféré pour cela à son frère aîné; il fera ce que nous voudrons.

—Ah! monseigneur, dit le père d’un air de doute, je ne me suis jamais fié aux gens dont les formes sont si calmes, la flamme intérieure en est plus dangereuse. Souvenez-vous du maréchal d’Effiat, son père.

—Mais, encore une fois, c’est un enfant, et je l’élèverai; au lieu que le Gondi est déjà un factieux accompli, un audacieux que rien n’arrête; il a osé me disputer madame de La Meilleraie, concevez-vous cela? est-ce croyable, à moi? Un petit prestolet, qui n’a d’autre mérite qu’un mince babil assez vif et un air cavalier. Heureusement que le mari a pris soin lui-même de l’éloigner.

Le père Joseph, qui n’aimait pas mieux son maître lorsqu’il parlait de ses bonnes fortunes que de ses vers, fit une grimace qu’il voulait rendre fine et qui ne fut que laide et gauche; il s’imagina que l’expression de sa bouche, tordue comme celle d’un singe, voulait dire: Ah! qui peut résister à monseigneur? mais monseigneur y lut: Je suis un cuistre qui ne sais rien du grand monde, et, sans transition, il dit tout à coup, en prenant sur la table une lettre de dépêches:

—Le duc de Rohan est mort, c’est une bonne nouvelle; voilà les huguenots perdus. Il a eu bien du bonheur: je l’avais fait condamner par le parlement de Toulouse à être tiré à quatre chevaux, et il meurt tranquillement sur le champ de bataille de Rheinfeld. Mais qu’importe? le résultat est le même. Voilà encore une grande tête par terre! Comme elles sont tombées depuis celle de Montmorency! Je n’en vois plus guère qui ne s’incline devant moi. Nous avons déjà à peu près puni toutes nos dupes de Versailles; certes, on n’a rien à me reprocher: j’exerce contre eux la loi du talion, et je les traite comme ils ont voulu me traiter au conseil de la reine-mère. Le vieux radoteur de Bassompierre en sera quitte pour la prison perpétuelle, ainsi que l’assassin maréchal de Vitry, car ils n’avaient voté que cette peine pour moi. Quant au Marillac, qui conseilla la mort, je la lui réserve au premier faux pas, et te recommande, Joseph, de me le rappeler; il faut être juste avec tout le monde. Reste donc encore debout ce duc de Bouillon, à qui son Sedan donne de l’orgueil; mais je le lui ferai bien rendre. C’est une chose merveilleuse que leur aveuglement! ils se croient tous libres de conspirer, et ne voient pas qu’ils ne font que voltiger au bout des fils que je tiens d’une main, et que j’allonge quelquefois pour leur donner de l’air et de l’espace. Et pour la mort de leur cher duc, les huguenots ont-ils bien crié comme un seul homme?

—Moins que pour l’affaire de Loudun, qui s’est pourtant terminée heureusement.

—Quoi! heureusement? J’espère que Grandier est mort?

—Oui; c’est ce que je voulais dire. Votre Eminence doit être satisfaite; tout a été fini dans les vingt-quatre heures; on n’y pense plus. Seulement Laubardemont a fait une petite étourderie, qui était de rendre la séance publique; c’est ce qui a causé un peu de tumulte; mais nous avons les signalements des perturbateurs que l’on suit.

—C’est bien, c’est très bien. Urbain était un homme trop supérieur pour le laisser là; il tournait au protestantisme; je parierais qu’il aurait fini par abjurer; son ouvrage contre le célibat des prêtres me l’a fait conjecturer; et, dans le doute, retiens ceci, Joseph: il faut toujours mieux couper l’arbre avant que le fruit soit poussé. Ces huguenots, vois-tu, sont une vraie république dans l’Etat: si une fois ils avaient la majorité en France, la monarchie serait perdue; ils établiraient quelque gouvernement populaire qui pourrait être durable.

—Et quelles peines profondes ils causent tous les jours à notre saint-père le pape! dit Joseph.

—Ah! interrompit le cardinal, je te vois venir: tu veux me rappeler son entêtement à ne pas te donner le chapeau. Sois tranquille, j’en parlerai aujourd’hui au nouvel ambassadeur que nous envoyons. Le maréchal d’Estrées obtiendra en arrivant ce qui traîne depuis deux ans que nous t’avons nommé au cardinalat; je commence aussi à trouver que la pourpre t’irait bien, car les taches de sang ne s’y voient pas.

Et tous deux se mirent à rire, l’un comme un maître qui accable de tout son mépris le sicaire qu’il paye, l’autre comme un esclave résigné à toutes les humiliations par lesquelles on s’élève.

Le rire qu’avait excité la sanglante plaisanterie du vieux ministre durait encore, lorsque la porte du cabinet s’ouvrit, et un page annonça plusieurs courriers qui arrivaient à la fois de divers points; le père Joseph se leva, et, se plaçant debout, le dos appuyé contre le mur, comme une momie égyptienne, ne laissa plus paraître sur son visage qu’une stupide contemplation. Douze messagers entrèrent successivement, revêtus de déguisements divers: l’un semblait un soldat suisse; un autre un vivandier; un troisième, un maître maçon; on les faisait entrer dans le palais par un escalier et un corridor secrets, et ils sortaient du cabinet par une porte opposée à celle qui les introduisait, sans pouvoir se rencontrer ni se communiquer rien de leurs dépêches. Chacun d’eux déposait un paquet de papiers roulés ou pliés sur la grande table, parlait un instant au Cardinal dans l’embrasure d’une croisée, et partait. Richelieu s’était levé brusquement dès l’entrée du premier messager, et, attentif à tout faire par lui-même, il les reçut tous, les écouta et referma de sa main sur eux la porte de sortie. Il fit signe au père Joseph quand le dernier fut parti, et, sans parler, tous deux ouvrirent ou plutôt arrachèrent les paquets des dépêches, et se dirent, en deux mots, le sujet des lettres.

—Le duc de Weimar poursuit ses avantages; le duc Charles est battu; l’esprit de notre général est assez bon, voici de bons propos qu’il a tenus à dîner. Je suis content.

—Monseigneur, le vicomte de Turenne a repris les places de Lorraine; voici ses conversations particulières...

—Ah! passez, passez cela; elles ne peuvent pas être dangereuses. Ce sera toujours un bon et honnête homme, ne se mêlant point de politique; pourvu qu’on lui donne une petite armée à disposer comme une partie d’échecs, n’importe contre qui, il est content; nous serons toujours bons amis.

—Voici le Long-Parlement qui dure encore en Angleterre. Les communes poursuivent leur projet: voici des massacres en Irlande... Le comte de Strafford est condamné à mort.

—A mort! quelle horreur!

—Je lis: «Sa Majesté Charles Ier n’a pas eu le courage de signer l’arrêt, mais il a désigné quatre commissaires...»

—Roi faible, je t’abandonne. Tu n’auras plus notre argent. Tombe, puisque tu es ingrat!... Oh malheureux Wentworth!

Et une larme parut aux yeux de Richelieu; ce même homme qui venait de jouer avec la vie de tant d’autres, pleura un ministre abandonné de son prince. Le rapport de cette situation à la sienne l’avait frappé, et c’était lui-même qu’il pleurait dans cet étranger. Il cessa de lire à haute voix les dépêches qu’il ouvrait, et son confident l’imita. Il parcourut avec une scrupuleuse attention tous les rapports détaillés des actions les plus minutieuses et les plus secrètes de tout personnage un peu important; rapports qu’il faisait toujours joindre à ses nouvelles par ses habiles espions. On attachait ces rapports secrets aux dépêches du Roi, qui devaient toutes passer par les mains du Cardinal, et être soigneusement repliées, pour arriver au prince épurées et telles qu’on voulait les lui faire lire. Les notes particulières furent toutes brûlées avec soin par le Père, quand le Cardinal en eut pris connaissance; et celui-ci cependant ne paraissait point satisfait: il se promenait fort vite en long et en large dans l’appartement avec des gestes d’inquiétude, lorsque la porte s’ouvrit et un treizième courrier entra. Ce nouveau messager avait l’air d’un enfant de quatorze ans à peine; il tenait sous le bras un paquet cacheté de noir pour le Roi, et ne donna au Cardinal qu’un petit billet sur lequel un regard dérobé de Joseph ne put entrevoir que quatre mots. Le Duc tressaillit, le déchira en mille pièces, et, se courbant à l’oreille de l’enfant, lui parla assez longtemps sans réponse; tout ce que Joseph entendit fut, lorsque le Cardinal le fit sortir de la salle: Fais-y bien attention, pas avant douze heures d’ici.

Pendant cet a parte du Cardinal, Joseph était occupé à soustraire de sa vue un nombre infini de libelles qui venaient de Flandre et d’Allemagne, et que le ministre voulait voir, quelque amers qu’ils fussent pour lui. Il affectait à cet égard une philosophie qu’il était loin d’avoir, et, pour faire illusion à ceux qui l’entouraient, il feignait quelquefois de trouver que ses ennemis n’avaient pas tout à fait tort, et de rire de leurs plaisanteries; cependant ceux qui avaient une connaissance plus approfondie de son caractère démêlaient une rage profonde sous cette apparente modération, et savaient qu’il n’était satisfait que lorsqu’il avait fait condamner par le Parlement le livre ennemi à être brûlé en place de Grève, comme injurieux au Roi en la personne de son ministre l’illustrissime Cardinal, comme on le voit dans les arrêts du temps, et que son seul regret était que l’auteur ne fût pas à la place de l’ouvrage: satisfaction qu’il se donnait quand il le pouvait, comme il le fit pour Urbain Grandier.

C’était son orgueil colossal qu’il vengeait ainsi sans se l’avouer à lui-même, et travaillant longtemps, un an quelquefois, à se persuader que l’intérêt de l’État y était engagé. Ingénieux à rattacher ses affaires particulières à celles de la France, il s’était convaincu lui-même qu’elle saignait des blessures qu’il recevait. Joseph, très attentif à ne pas provoquer sa mauvaise humeur dans ce moment, mit à part et déroba un livre intitulé: Mystères politiques du Cardinal de la Rochelle; un autre, attribué à un moine de Munich, dont le titre était: Questions quolibétiques, ajustées au temps présent, et Impiété sanglante du dieu Mars. L’honnête avocat Aubery, qui nous a transmis une des plus fidèles histoires de l’éminentissime Cardinal, est transporté de fureur au seul titre du premier de ces livres, et s’écrie que le grand ministre eut bien sujet de se glorifier que ces ennemis, inspirés contre leur gré du même enthousiasme qui a fait rendre des oracles à l’ânesse de Balaam, à Caïphe et autres qui semblaient plus indignes du don de la prophétie, l’appelaient à bon titre Cardinal de la Rochelle, puisqu’il avait, trois ans après leurs écrits, réduit cette ville, de même que Scipion a été nommé l’Africain pour avoir subjugué cette PROVINCE. Peu s’en fallut que le père Joseph, qui était nécessairement dans les mêmes idées, n’exprimât dans les mêmes termes son indignation; car il se rappelait avec douleur la part de ridicule qu’il avait prise dans le siége de la Rochelle, qui, tout en n’étant pas une province comme l’Afrique, s’était permis de résister à l’éminentissime Cardinal, quoique le père Joseph eût voulu faire passer les troupes par un égout, se piquant d’être assez habile dans l’art des sièges. Cependant il se contint, et eut encore le temps de cacher le libelle moqueur dans la poche de sa robe brune avant que le ministre eût congédié son jeune courrier et fût revenu de la porte à la table.

—Le départ, Joseph, le départ! dit-il. Ouvre les portes à toute cette cour qui m’assiège, et allons trouver le Roi, qui m’attend à Perpignan; je le tiens cette fois pour toujours.

Le capucin se retira, et bientôt les pages, ouvrant les doubles portes dorées, annoncèrent successivement les plus grands seigneurs de cette époque, qui avaient obtenu du Roi la permission de le quitter pour venir saluer le ministre; quelques-uns même, sous prétexte de maladie ou d’affaires de service, étaient partis à la dérobée pour ne pas être les derniers dans son antichambre, et le triste monarque s’était trouvé presque tout seul, comme les autres rois ne se voient d’ordinaire qu’à leur lit de mort; mais il semblait que le trône fût sa couche funèbre aux yeux de la cour, son règne une continuelle agonie, et son ministre un successeur menaçant.

Deux pages des meilleures maisons de France se tenaient près de la porte où les huissiers annonçaient chaque personnage qui, dans le salon précédent, avait trouvé le père Joseph. Le Cardinal, toujours assis dans son grand fauteuil, restait immobile pour le commun des courtisans, faisait une inclination de tête aux plus distingués, et pour les princes seulement s’aidait de ses deux bras pour se soulever légèrement; chaque courtisan allait le saluer profondément, et, se tenant debout devant lui près de la cheminée, attendait qu’il lui adressât la parole; ensuite, selon le signe du Cardinal, il continuait à faire le tour du salon pour sortir par la même porte par où l’on entrait, restait un moment à saluer le père Joseph, qui singeait son maître et que l’on avait pour cela nommé l’Éminence grise, et sortait enfin du palais, ou bien se rangeait debout derrière son fauteuil, si le ministre l’y engageait, ce qui était une marque de la plus grande faveur.

Il laissa passer d’abord quelques personnages insignifiants et beaucoup de mérites inutiles, et n’arrêta cette procession qu’au maréchal d’Estrées, qui, partant pour l’ambassade de Rome, venait lui faire ses adieux: tout ce qui suivait cessa d’avancer. Ce mouvement avertit dans le salon précédent qu’une conversation plus longue s’engageait, et le père Joseph, paraissant, échangea avec le Cardinal un regard qui voulait dire d’une part: Souvenez-vous de la promesse que vous venez de me faire; de l’autre: Soyez tranquille. En même temps, l’adroit capucin fit voir à son maître qu’il tenait sous le bras une de ses victimes qu’il préparait à être un docile instrument: c’était un jeune gentilhomme qui portait un manteau vert très court et une veste de même couleur, un pantalon rouge fort serré, avec de brillantes jarretières d’or dessous, habit des pages de Monsieur. Le père Joseph lui parlait bien en secret, mais point dans le sens de son maître; il ne pensait qu’à être cardinal, et se préparait d’autres intelligences en cas de défection de la part du premier ministre.

—Dites à Monsieur qu’il ne se fie pas aux apparences, et qu’il n’a pas de plus fidèle serviteur que moi. Le Cardinal commence à baisser; et je crois de ma conscience d’avertir de ses fautes celui qui pourrait hériter du pouvoir royal pendant la minorité. Pour donner à votre grand prince une preuve de ma bonne foi, dites-lui qu’on veut faire arrêter Puy-Laurens, qui est à lui; qu’il le fasse cacher, ou bien le Cardinal le mettra aussi à la Bastille.

Tandis que le serviteur trahissait ainsi son maître, le maître ne restait pas en arrière et trahissait le serviteur. Son amour-propre et un reste de respect pour les choses de l’Église le faisaient souffrir à l’idée de voir le méprisable agent couvert du même chapeau qui était une couronne pour lui, et assis aussi haut que lui-même, à cela près de l’emploi passager de ministre. Parlant donc à demi-voix au maréchal d’Estrées:

—Il n’est pas nécessaire, lui dit-il, de persécuter plus longtemps Urbain VIII en faveur de ce capucin que vous voyez là-bas; c’est bien assez que Sa Majesté ait daigné le nommer au cardinalat, nous concevons les répugnances de Sa Sainteté à couvrir ce mendiant de la pourpre romaine.

Puis, passant de cette idée aux choses générales:

—Je ne sais vraiment pas ce qui peut refroidir le Saint-Père à notre égard; qu’avons-nous fait qui ne fût pour la gloire de notre sainte mère l’Église catholique? J’ai dit moi-même la première messe à la Rochelle, et vous le voyez par vos yeux, monsieur le maréchal, notre habit est partout, et même dans vos armées; le cardinal de La Valette vient de commander glorieusement dans le Palatinat.

—Et vient de faire une très belle retraite, dit le maréchal, appuyant légèrement sur le mot retraite.

Le ministre continua, sans faire attention à ce petit mot de jalousie de métier et en élevant la voix:

—Dieu a montré qu’il ne dédaignait pas d’envoyer l’esprit de victoire à ses Lévites, car le duc de Weimar n’aida pas plus puissamment à la conquête de la Lorraine que ce pieux cardinal, et jamais une armée navale ne fut mieux commandée que par notre archevêque de Bordeaux à la Rochelle.

On savait que dans ce moment le ministre était assez aigri contre ce prélat, dont la hauteur était telle et les impertinences si fréquentes, qu’il y avait eu deux affaires assez désagréables dans Bordeaux. Il y avait quatre ans, le duc d’Épernon, alors gouverneur de la Guyenne, suivi de tous ses gentilshommes et de ses troupes, le rencontrant au milieu de son clergé dans une procession, l’appela insolent et lui donna deux coups de canne très vigoureux; sur quoi l’archevêque l’excommunia; et tout récemment encore, malgré cette leçon, il avait eu une querelle avec le maréchal de Vitry, dont il avait reçu vingt coups de canne ou de bâton, comme il vous plaira, écrivait le Cardinal-duc au cardinal de La Valette, et je crois qu’il veut remplir la France d’excommuniés. En effet, il excommunia encore le bâton du maréchal, se souvenant qu’autrefois le pape avait forcé le duc d’Epernon à lui demander pardon; mais Vitry, qui avait fait assassiner le maréchal d’Ancre, était trop bien en cour pour cela, et l’archevêque fut battu et de plus grondé par le ministre.

M. d’Estrées pensa donc avec assez de tact qu’il pouvait y avoir un peu d’ironie dans la manière dont le Cardinal vantait les talents guerriers et maritimes de l’archevêque, et lui répondit avec un sang-froid inaltérable:

—En effet, monseigneur, personne ne peut dire que ce soit sur mer qu’il ait été battu.

Son Eminence ne peut s’empêcher de sourire; mais, voyant que l’expression électrique de ce sourire en avait fait naître d’autres dans la salle, et des chuchotements et des conjectures, il reprit toute sa gravité sur-le-champ, et prenant le bras familièrement au maréchal:

—Allons, allons, monsieur l’ambassadeur, dit-il, vous avez la répartie bonne. Avec vous, je ne craindrais pas le cardinal Albornos, ni tous les Borgia du monde, ni tous les efforts de leur Espagne près du Saint-Père.

Puis, élevant la voix et regardant tout autour de lui comme pour s’adresser au salon silencieux et captivé:

—J’espère, continua-t-il, qu’on ne nous persécutera plus comme l’on fit autrefois pour avoir fait une juste alliance avec l’un des plus grands hommes de notre temps; mais Gustave-Adolphe est mort, le roi catholique n’aura plus de prétexte pour solliciter l’excommunication du roi très chrétien. N’êtes-vous pas de mon avis, mon cher seigneur? dit-il en s’adressant au cardinal de La Valette qui s’approchait et n’avait heureusement rien entendu sur son compte. Monsieur d’Estrées, restez près de notre fauteuil: nous avons encore bien des choses à vous dire, et vous n’êtes pas de trop dans toutes nos conversations, car nous n’avons pas de secrets; notre politique est franche et au grand jour: l’intérêt de Sa Majesté et de l’Etat, voilà tout.

Le maréchal fit un profond salut, se rangea derrière le siège du ministre, et laissa sa place au cardinal de La Valette, qui, ne cessant de se prosterner, et de flatter et de jurer dévouement et totale obéissance au Cardinal, comme pour expier la roideur de son père le duc d’Epernon, n’eut aussi de lui que quelques mots vagues et une conversation distraite et sans intérêt, pendant laquelle il ne cessa de regarder à la porte quelle personne lui succédait. Il eut même le chagrin de se voir interrompu brusquement par le Cardinal-duc, qui s’écria, au moment le plus flatteur de son discours mielleux:

—Ah! c’est donc vous enfin, mon cher Fabert! Qu’il me tardait de vous voir pour vous parler du siège!

Le général salua d’un air brusque et assez gauchement le Cardinal généralissime, et lui présenta les officiers venus du camp avec lui. Il parla quelque temps des opérations du siège, et le Cardinal semblait lui faire, en quelque sorte, la cour pour le préparer à recevoir plus tard ses ordres sur le champ de bataille même; il parla aux officiers qui le suivaient, les appelant par leurs noms et leur faisant des questions sur le camp.

Ils se rangèrent tous pour laisser approcher le duc d’Angoulême; ce Valois, après avoir lutté contre Henri IV, se prosternait devant Richelieu. Il sollicitait un commandement qu’il n’avait eu qu’en troisième au siège de la Rochelle. A sa suite parut le jeune Mazarin, toujours souple et insinuant, mais déjà confiant dans sa fortune.

Le duc d’Halluin vint après eux: le Cardinal interrompit les compliments qu’il leur adressait pour lui dire à haute voix:

—Monsieur le duc, je vous annonce avec plaisir que le Roi a créé en votre faveur un office de maréchal de France; vous signerez Schomberg, n’est-il pas vrai? A Leucate, délivrée par vous, on le pense ainsi. Mais pardon, voici M. de Montauron qui a sans doute quelque chose d’important à me dire.

—Oh! mon Dieu, non, monseigneur, je voulais seulement vous dire que ce pauvre jeune homme, que vous avez daigné regarder comme à votre service, meurt de faim.

—Ah! comment, dans ce moment-ci, me parlez-vous de choses semblables? Votre petit Corneille ne veut rien faire de bon; nous n’avons vu que le Cid et les Horaces encore; qu’il travaille, qu’il travaille, on sait qu’il est à moi, c’est désagréable pour moi-même. Cependant, puisque vous vous y intéressez, je lui ferai une pension de cinq cents écus sur ma cassette.

Et le trésorier de l’épargne se retira, charmé de la libéralité du ministre, et fut chez lui recevoir, avec assez de bonté, la dédicace de Cinna, où le grand Corneille compare son âme à celle d’Auguste, et le remercie d’avoir fait l’aumône à quelques Muses.

Le Cardinal, troublé par cette importunité, se leva en disant que la matinée s’avançait et qu’il était temps de partir pour aller trouver le Roi.

En cet instant même, et comme les plus grands seigneurs s’approchaient pour l’aider à marcher, un homme en robe de maître des requêtes s’avança vers lui en saluant avec un sourire avantageux et confiant qui étonna tous les gens habitués au grand monde; il semblait dire: Nous avons des affaires secrètes ensemble; vous allez voir comme il sera bien pour moi; je suis chez moi dans son cabinet. Sa manière lourde et gauche trahissait pourtant un être très inférieur: c’était Laubardemont.

Richelieu fronça le sourcil en le voyant en face de lui, et lança un regard de feu à Joseph; puis, se tournant vers ceux qui l’entouraient, il dit avec un rire amer:

—Est-ce qu’il y a quelque criminel autour de nous?

Puis, lui tournant le dos, le Cardinal le laissa plus rouge que sa robe; et, précédé de la foule des personnages qui devaient l’escorter en voiture ou à cheval, il descendit le grand escalier de l’archevêché.

Tout le peuple de Narbonne et ses autorités regardèrent avec stupéfaction ce départ royal.

Le Cardinal seul entra dans une ample et spacieuse litière de forme carrée, dans laquelle il devait voyager jusqu’à Perpignan, ses infirmités ne lui permettant ni d’aller en voiture, ni de faire toute cette route à cheval. Cette sorte de chambre nomade renfermait un lit, une table, et une petite chaise pour un page qui devait écrire ou lui faire la lecture. Cette machine, couverte de damas couleur de pourpre, fut portée par dix-huit hommes qui, de lieue en lieue, se relevaient; ils étaient choisis dans ses gardes, et ne faisaient ce service d’honneur que la tête nue, quelle que fût la chaleur ou la pluie. Le duc d’Angoulême, les maréchaux de Schomberg et d’Estrées, Fabert et d’autres dignitaires étaient à cheval aux portières. On distinguait le cardinal de La Valette et Mazarin parmi les plus empressés, ainsi que Chavigny et le maréchal de Vitry, qui cherchait à éviter la Bastille, dont il était menacé, disait-on.

Deux carrosses suivaient pour les secrétaires du Cardinal, ses médecins et son confesseur; huit voitures et quatre chevaux pour ses gentilshommes, et vingt-quatre mulets pour ses bagages; deux cents mousquetaires à pied l’escortaient de très près; sa compagnie de gens d’armes de la garde et ses chevau-légers, tous gentilshommes, marchaient devant et derrière ce cortège, sur de magnifiques chevaux.

Ce fut dans cet équipage que le premier ministre se rendit en peu de jours à Perpignan. La dimension de la litière obligea plusieurs fois de faire élargir les chemins et abattre les murailles de quelques villes et villages où elle ne pouvait entrer; en sorte, disent les auteurs des manuscrits du temps, tous pleins d’une sincère admiration pour ce luxe, en sorte qu’il semblait un conquérant qui entre par la brèche. Nous avons cherché en vain avec beaucoup de soin quelque manuscrit des propriétaires ou habitants des maisons qui s’ouvraient à son passage où la même admiration fût témoignée, et nous avouons ne l’avoir pu trouver.

CHAPITRE VIII

L’ENTREVUE

Mon génie étonné tremble devant le sien.

Le pompeux cortège du Cardinal s’était arrêté à l’entrée du camp; toutes les troupes sous les armes étaient rangées dans le plus bel ordre, et ce fut au bruit du canon et de la musique successive de chaque régiment que la litière traversa une longue haie de cavalerie et d’infanterie, formée depuis la première tente jusqu’à celle du ministre, disposée à quelque distance du quartier royal, et que la pourpre dont elle était couverte faisait reconnaître de loin. Chaque chef de corps obtint un signe ou un mot du Cardinal, qui, enfin rendu sous sa tente, congédia sa suite, s’y enferma, attendant l’heure de se présenter chez le Roi. Mais, avant lui, chaque personnage de son escorte s’y était porté individuellement, et, sans entrer dans la demeure royale, tous attendaient dans de longues galeries couvertes de coutil rayé et disposées comme des avenues qui conduisaient chez le prince. Les courtisans s’y rencontraient et se promenaient par groupes, se saluaient et se présentaient la main, ou se regardaient avec hauteur, selon leurs intérêts ou les seigneurs auxquels ils appartenaient. D’autres chuchotaient longtemps et donnaient des signes d’étonnement, de plaisir ou de mauvaise humeur, qui montraient que quelque chose d’extraordinaire venait de se passer. Un singulier dialogue, entre mille autres, s’éleva dans un coin de la galerie principale.

—Puis-je savoir, monsieur l’abbé, pourquoi vous me regardez d’une manière si assurée?

—Parbleu! monsieur de Launay, c’est que je suis curieux de voir ce que vous allez faire. Tout le monde abandonne votre Cardinal-duc depuis votre voyage en Touraine; vous n’y pensez pas, allez donc causer un moment avec les gens de Monsieur ou de la Reine; vous êtes en retard de dix minutes sur la montre du cardinal de La Valette, qui vient de toucher la main à Rochepot et à tous les gentilshommes du feu comte de Soissons, que je pleurerai toute ma vie.

—Voilà qui est bien, monsieur de Gondi, je vous entends assez; c’est un appel que vous me faites l’honneur de m’adresser.

—Oui, monsieur le comte, reprit le jeune abbé en saluant avec toute la gravité du temps; je cherchais l’occasion de vous appeler au nom de M. d’Attichi, mon ami, avec qui vous eûtes quelque chose à Paris.

—Monsieur l’abbé, je suis à vos ordres; je vais chercher mes seconds, cherchez les vôtres.

—Ce sera à cheval, avec l’épée et le pistolet, n’est-il pas vrai? ajouta Gondi, avec le même air dont on arrangerait une partie de campagne, en époussetant la manche de sa soutane avec le doigt.

—Si tel est votre bon plaisir, reprit l’autre.

Et ils se séparèrent pour un instant en se saluant avec grande politesse et de profondes révérences.

Une foule brillante de jeunes gentilshommes passait et repassait autour d’eux dans la galerie. Ils s’y mêlèrent pour chercher leurs amis. Toute l’élégance des costumes du temps était déployée par la cour dans cette matinée: les petits manteaux de toutes les couleurs, en velours, en satin, brodés d’or ou d’argent, des croix de Saint-Michel et du Saint-Esprit, les fraises, les plumes nombreuses des chapeaux, les aiguillettes d’or, les chaînes qui suspendaient de longues épées, tout brillait, tout étincelait, moins encore que le feu des regards de cette jeunesse guerrière, que ses propos vifs, ses rires spirituels et éclatants. Au milieu de cette assemblée passaient lentement des personnages graves et de grands seigneurs suivis de leurs nombreux gentilshommes.

Le petit abbé de Gondi, qui avait la vue très basse, se promenait parmi la foule, fronçant les sourcils, fermant à demi les yeux pour mieux voir, et relevant sa moustache, car les ecclésiastiques en portaient alors. Il regardait chacun sous le nez pour reconnaître ses amis, et s’arrêta enfin à un jeune homme d’une fort grande taille, vêtu de noir de la tête aux pieds, et dont l’épée même était d’acier bronzé fort noir. Il causait avec un capitaine des gardes, lorsque l’abbé de Gondi le tira à part:

—Monsieur de Thou, lui dit-il, j’aurai besoin de vous pour second dans une heure, à cheval, avec l’épée et le pistolet, si vous voulez me faire cet honneur...

—Monsieur, vous savez que je suis des vôtres tout à fait et à tout venant. Où nous trouverons-nous?

—Devant le bastion espagnol, s’il vous plaît.

—Pardon si je retourne à une conversation qui m’intéressait beaucoup; je serai exact au rendez-vous.

Et de Thou le quitta pour retourner à son capitaine. Il avait dit tout ceci avec une voix fort douce, le plus inaltérable sang-froid, et même quelque chose de distrait.

Le petit abbé lui serra la main avec une vive satisfaction, et continua sa recherche.

Il ne lui fut pas si facile de conclure le marché avec les jeunes seigneurs auxquels il s’adressa, car ils le connaissaient mieux que M. de Thou, et, du plus loin qu’ils le voyaient venir, ils cherchaient à l’éviter, ou riaient de lui-même avec lui, et ne s’engageaient point à le servir.

—Eh! l’abbé, vous voilà encore à chercher; je gage que c’est un second qu’il vous faut? dit le duc de Beaufort.

—Et moi, je parie, ajouta M. de La Rochefoucauld, que c’est contre quelqu’un du Cardinal-duc.

—Vous avez raison tous deux, messieurs; mais depuis quand riez-vous des affaires d’honneur?

—Dieu m’en garde! reprit M. de Beaufort; des hommes d’épée comme nous sommes vénèrent toujours tierce, quarte et octave; mais, quant aux plis de la soutane, je n’y connais rien.

—Parbleu, monsieur, vous savez bien qu’elle ne m’embarrasse pas le poignet, et je le prouverai à qui voudra. Je ne cherche du reste qu’à jeter ce froc aux orties.

—C’est donc pour le déchirer que vous vous battez si souvent? dit La Rochefoucauld. Mais rappelez-vous, mon cher abbé, que vous êtes dessous.

Gondi tourna le dos en regardant à une pendule et ne voulant pas perdre plus de temps à de mauvaises plaisanteries; mais il n’eut pas plus de succès ailleurs, car, ayant abordé deux gentilshommes de la jeune Reine, qu’il supposait mécontents du Cardinal, et heureux par conséquent de se mesurer avec ses créatures, l’un lui dit fort gravement:

—Monsieur de Gondi, vous savez ce qui vient de se passer? Le Roi a dit tout haut: «Que notre impérieux Cardinal le veuille ou non, la veuve de Henri-le-Grand ne restera pas plus longtemps exilée.» Impérieux, monsieur l’abbé, sentez-vous cela? Le Roi n’avait encore rien dit d’aussi fort contre lui. Impérieux! c’est une disgrâce complète. Vraiment, personne n’osera plus lui parler; il va quitter la cour aujourd’hui certainement.

—On m’a dit cela, monsieur; mais j’ai une affaire...

—C’est heureux pour vous, qu’il arrêtait tout court dans votre carrière.

—Une affaire d’honneur...

—Au lieu que Mazarin est pour vous...

—Mais voulez-vous, ou non, m’écouter?

—Ah! s’il est pour vous, vos aventures ne peuvent lui sortir de la tête, votre beau duel avec M. de Coutenan et la jolie petite épinglière; il en a même parlé au Roi. Allons, adieu, cher abbé, nous sommes fort pressés; adieu, adieu...

Et, reprenant le bras de son ami, le jeune persifleur, sans écouter un mot de plus, marcha vite dans la galerie et se perdit dans la multitude des passants.

Le pauvre abbé restait donc fort mortifié de ne pouvoir trouver qu’un second, et regardait tristement s’écouler l’heure et la foule, lorsqu’il aperçut un jeune gentilhomme qui lui était inconnu, assis près d’une table et appuyé sur son coude d’un air mélancolique. Il portait des habits de deuil qui n’indiquaient aucun attachement particulier à une grande maison ou à un corps; et, paraissant attendre sans impatience le moment d’entrer chez le Roi, il regardait d’un air insouciant ceux qui l’entouraient et semblait ne les pas voir et n’en connaître aucun.

Gondi, jetant les yeux sur lui, l’aborda sans hésiter.

—Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n’ai pas l’honneur de vous connaître; mais une partie d’escrime ne peut jamais déplaire à un homme comme il faut; et, si vous voulez être mon second, dans un quart d’heure nous serons sur le pré. Je suis Paul de Gondi, et j’ai appelé M. de Launay, qui est au Cardinal, fort galant homme d’ailleurs.

L’inconnu, sans être étonné de cette apostrophe, lui répondit sans changer d’attitude:

—Et quels sont ses seconds?

—Ma foi, je n’en sais rien; mais que vous importe qui le servira? On n’en est pas plus mal avec ses amis pour leur avoir donné un petit coup de pointe.

L’étranger sourit nonchalamment, resta un instant à passer sa main dans ses longs cheveux châtains, et lui dit enfin avec indolence et regardant à une grosse montre ronde suspendue à sa ceinture:

—Au fait, monsieur, comme je n’ai rien de mieux à faire et que je n’ai pas d’amis ici, je vous suis: j’aime autant faire cela qu’autre chose.

Et, prenant sur la table son large chapeau à plumes noires, il partit lentement, suivant le martial abbé, qui allait vite devant lui et revenait le hâter, comme un enfant qui court devant son père, ou un jeune carlin qui va et revient vingt fois avant d’arriver au bout d’une allée.

Cependant, deux huissiers, vêtus de livrées royales, ouvrirent les grands rideaux qui séparaient la galerie de la tente du roi, et le silence s’établit partout. On commença à entrer successivement et avec lenteur dans la demeure passagère du prince. Il reçut avec grâce toute sa cour, et c’était lui-même qui le premier s’offrait à la vue de chaque personne introduite.

Devant une très petite table entourée de fauteuils dorés, était debout le roi Louis XIII, environné des grands officiers de la couronne; son costume était fort élégant: une sorte de veste couleur chamois, avec les manches ouvertes et ornées d’aiguillettes et de rubans bleus, le couvrait jusqu’à la ceinture. Un haut-de-chausse large et flottant ne lui tombait qu’aux genoux, et son étoffe jaune et rayée de rouge était ornée en bas de rubans bleus. Ses bottes à l’écuyère, ne s’élevant guère à plus de trois pouces au-dessus de la cheville du pied, étaient doublées d’une profusion de dentelles, et si larges, qu’elles semblaient les porter comme un vase porte des fleurs. Un petit manteau de velours bleu, où la croix du Saint-Esprit était brodée, couvrait le bras gauche du roi, appuyé sur le pommeau de son épée.

Il avait la tête découverte, et l’on voyait parfaitement sa figure pâle et noble éclairée par le soleil que le haut de sa tente laissait pénétrer. La petite barbe pointue que l’on portait alors augmentait encore la maigreur de son visage, mais en accroissait aussi l’expression mélancolique; à son front élevé, à son profil antique, à son nez aquilin, on reconnaissait un prince de la grande race des Bourbons; il avait tout de ses ancêtres, hormis la force du regard; ses yeux semblaient rougis par les larmes et voilés par un sommeil perpétuel, et l’incertitude de sa vue lui donnait l’air un peu égaré.

Il affecta en ce moment d’appeler autour de lui et d’écouter avec attention les plus grands ennemis du Cardinal, qu’il attendait à chaque minute, en se balançant un peu d’un pied sur l’autre, habitude héréditaire de sa famille; il parlait avec assez de vitesse, mais s’interrompant pour faire un signe de tête gracieux ou un geste de la main à ceux qui passaient devant lui en le saluant profondément.

Il y avait deux heures pour ainsi dire que l’on passait devant le Roi sans que le Cardinal eût paru, toute la cour était accumulée et serrée derrière le prince et dans les galeries tendues qui se prolongeaient derrière sa tente; déjà un intervalle de temps plus long commençait à séparer les noms des courtisans que l’on annonçait.

—Ne verrons-nous pas notre cousin le Cardinal, dit le Roi en se retournant et regardant Montrésor, gentilhomme de Monsieur, comme pour l’encourager à répondre.

—Sire, on le croit fort malade en cet instant, répartit celui-ci.

—Et je ne vois pourtant que Votre Majesté qui le puisse guérir, dit le duc de Beaufort.

—Nous ne guérissons que les écrouelles, dit le Roi; et les maux du Cardinal sont toujours si mystérieux, que nous avouons n’y rien connaître.

Le prince s’essayait aussi de loin à braver son ministre, prenant des forces dans la plaisanterie pour rompre mieux son joug insupportable, mais si difficile à soulever. Il croyait presque y avoir réussi, et, soutenu par l’air de joie de tout ce qui l’environnait, il s’applaudissait déjà intérieurement d’avoir su prendre l’empire suprême et jouissait en ce moment de toute la force qu’il se croyait. Un trouble involontaire au fond du cœur lui disait bien que, cette heure passée, tout le fardeau de l’Etat allait retomber sur lui seul; mais il parlait pour s’étourdir sur cette pensée importune, et se dissimulant le sentiment intime qu’il avait de son impuissance à régner, il ne laissait plus flotter son imagination sur le résultat des entreprises, se contraignant ainsi lui-même à oublier les pénibles chemins qui peuvent y conduire. Des phrases rapides se succédaient sur ses lèvres.

—Nous allons bientôt prendre Perpignan, disait-il de loin à Fabert.—Eh bien, Cardinal, la Lorraine est à nous, ajoutait-il pour La Valette.

Puis touchant le bras de Mazarin:

—Il n’est pas si difficile que l’on croit de mener tout un royaume, n’est-ce pas?

L’Italien, qui n’avait pas autant de confiance que le commun des courtisans dans la disgrâce du Cardinal, répondit sans se compromettre:

—Ah! Sire, les derniers succès de Votre Majesté, au dedans et au dehors, prouvent assez combien elle est habile à choisir ses instruments et à les diriger, et...

Mais le duc de Beaufort, l’interrompant avec cette confiance, cette voix élevée et cet air qui lui méritèrent par la suite le surnom d’Important, s’écria tout haut de sa tête:

—Pardieu, sire, il ne faut que le vouloir; une nation se mène comme un cheval avec l’éperon et la bride; et comme nous sommes tous de bons cavaliers, on n’a qu’à prendre parmi nous tous.

Cette belle sortie du fat n’eut pas le temps de faire son effet, car deux huissiers à la fois crièrent:—Son Eminence!

Le Roi rougit involontairement, comme surpris en flagrant délit; mais bientôt, se raffermissant, il prit un air de hauteur résolue qui n’échappa point au ministre.

Celui-ci, revêtu de toute la pompe du costume de cardinal, appuyé sur deux jeunes pages et suivi de son capitaine des gardes et de plus de cinq cents gentilshommes attachés à sa maison, s’avança vers le Roi lentement, et s’arrêtant à chaque pas, comme éprouvant des souffrances qui l’y forçaient, mais en effet pour observer les physionomies qu’il avait en face. Un coup d’œil lui suffit.

Sa suite resta à l’entrée de la tente royale, et, de tous ceux qui la remplissaient, pas un n’eut l’assurance de le saluer ou de jeter un regard sur lui; La Valette même feignait d’être fort occupé d’une conversation avec Montrésor; et le Roi, qui voulait le mal recevoir, affecta de le saluer légèrement et de continuer un a parte à voix basse avec le duc de Beaufort.

Le Cardinal fut donc forcé, après le premier salut, de s’arrêter et de passer du côté de la foule des courtisans, comme s’il eût voulu s’y confondre; mais son dessein était de les éprouver de plus près; ils reculèrent tous, comme à l’aspect d’un lépreux; le seul Fabert s’avança vers lui avec l’air franc et brusque qui lui était habituel, et, employant dans son langage les expressions de son métier:

—Eh bien! monseigneur, vous faites une brèche au milieu d’eux comme un boulet de canon; je vous en demande pardon pour eux.

—Et vous tenez ferme devant moi comme devant l’ennemi, dit le Cardinal-duc; vous n’en serez pas fâché par la suite, mon cher Fabert.

Mazarin s’approcha aussi, mais avec précaution, du Cardinal, et, donnant à ses traits mobiles l’expression d’une tristesse profonde, lui fit cinq ou six révérences fort basses et tournant le dos au groupe du Roi, de sorte que l’on pouvait les prendre de là pour ces saluts froids et précipités que l’on fait à quelqu’un dont on veut se défaire, et du côté du Duc pour des marques de respect, mais d’une discrète et silencieuse douleur.

Le ministre, toujours calme, sourit avec dédain; et, prenant ce regard fixe et cet air de grandeur qui paraissait en lui dans les dangers imminents, il s’appuya de nouveau sur ses pages, et, sans attendre un mot ou un regard de son souverain, prit tout à coup son parti et marcha directement vers lui en traversant la tente dans toute sa longueur. Personne ne l’avait perdu de vue, tout en faisant paraître le contraire, et tout se tut, ceux mêmes qui parlaient au Roi; tous les courtisans se penchèrent en avant pour voir et écouter.

Louis XIII étonné se retourna, et, la présence d’esprit lui manquant totalement, il demeura immobile et attendit avec un regard glacé, qui était sa seule force, force d’inertie très grande dans un prince.

Le Cardinal, arrivé près du monarque, ne s’inclina pas; mais, sans changer d’attitude, les yeux baissés et les deux mains posées sur l’épaule des deux enfants à demi courbés, il dit:

—Sire, je viens supplier Votre Majesté de m’accorder enfin une retraite après laquelle je soupire depuis longtemps. Ma santé chancelle; je sens que ma vie est bientôt achevée; l’éternité s’approche pour moi, et, avant de rendre compte au Roi éternel, je vais le faire au Roi passager. Il y a dix-huit ans, Sire, que vous m’avez remis entre les mains un royaume faible et divisé; je vous le rends uni et puissant. Vos ennemis sont abattus et humiliés. Mon œuvre est accomplie. Je demande à Votre Majesté la permission de me retirer à Cîteaux, où je suis abbé-général, pour y finir mes jours dans la prière et la méditation.

Le Roi, choqué de quelques expressions hautaines de ces paroles, ne donna aucun des signes de faiblesse qu’attendait le Cardinal, et qu’il lui avait vus toutes les fois qu’il l’avait menacé de quitter les affaires. Au contraire, se sentant observé par toute sa cour, il le regarda en roi et dit froidement:

—Nous vous remercions donc de vos services, monsieur le Cardinal, et nous vous souhaitons le repos que vous demandez.

Richelieu fut ému au fond, mais d’un sentiment de colère qui ne laissa nulle trace sur ses traits. «Voilà bien cette froideur, se dit-il en lui-même, avec laquelle tu laissas mourir Montmorency; mais tu ne m’échapperas pas ainsi.» Il reprit la parole en s’inclinant:

—La seule récompense que je demande de mes services, est que Votre Majesté daigne accepter de moi, en pur don, le Palais-Cardinal, élevé de mes deniers dans Paris.

Le Roi étonné fit un signe de tête consentant. Un murmure de surprise agita un moment la cour attentive.

—Je me jette aussi aux pieds de Votre Majesté pour qu’elle veuille m’accorder la révocation d’une rigueur que j’ai provoquée (je l’avoue publiquement), et que je regardai peut-être trop à la hâte comme utile au repos de l’État. Oui, quand j’étais de ce monde, j’oubliais trop mes plus anciens sentiments de respect et d’attachement pour le bien général; à présent que je jouis déjà des lumières de la solitude, je vois que j’ai eu tort; et je me repens.

L’attention redoubla, et l’inquiétude du Roi devint visible.

—Oui, il est une personne, Sire, que j’ai toujours aimée, malgré ses torts envers vous et l’éloignement que les affaires du royaume me forcèrent à lui montrer; une personne à qui j’ai dû beaucoup, et qui vous doit être chère, malgré ses entreprises à main armée contre vous-même; une personne enfin que je vous supplie de rappeler de l’exil: je veux dire la Reine Marie de Médicis, votre mère.

Le Roi laissa échapper un cri involontaire, tant il était loin de s’attendre à ce nom. Une agitation tout à coup réprimée parut sur toutes les physionomies. On attendait en silence les paroles royales. Louis XIII regarda longtemps son vieux ministre sans parler, et ce regard décida du destin de la France. Il se rappela en un moment tous les services infatigables de Richelieu, son dévouement sans bornes, sa surprenante capacité, et s’étonna d’avoir voulu s’en séparer; il se sentit profondément attendri à cette demande, qui allait chercher sa colère au fond de son cœur pour l’en arracher, et lui faisait tomber des mains la seule arme qu’il eût contre son ancien serviteur; l’amour filial amena le pardon sur ses lèvres et les larmes dans ses yeux; heureux d’accorder ce qu’il désirait le plus au monde, il tendit la main au Duc avec toute la noblesse et la bonté d’un Bourbon. Le Cardinal s’inclina, la baisa avec respect; et son cœur, qui aurait dû se briser de repentir, ne se remplit que de la joie d’un orgueilleux triomphe.

Le prince, touché, lui abandonnant sa main, se retourna avec grâce vers sa cour, et dit d’une voix très émue:

—Nous nous trompons souvent, messieurs, et surtout pour connaître un aussi grand politique que celui-ci; il ne nous quittera jamais, j’espère, puisqu’il a un cœur aussi bon que sa tête.

Aussitôt le cardinal de La Valette s’empara du bas du manteau du Roi pour le baiser avec l’ardeur d’un amant, et le jeune Mazarin en fit presque autant au Duc de Richelieu lui-même, prenant un visage rayonnant de joie et d’attendrissement avec l’admirable souplesse italienne. Deux flots d’adulateurs fondirent, l’un sur le Roi, l’autre sur le ministre: le premier groupe, non moins adroit que le second, quoique moins direct, n’adressait au prince que les remercîments que pouvait entendre le ministre, et brûlait aux pieds de l’un l’encens qu’il destinait à l’autre. Pour Richelieu, tout en faisant un signe de tête à droite et donnant un sourire à gauche, il fit deux pas, et se plaça debout à la droite du Roi, comme à sa place naturelle. Un étranger en entrant eût plutôt pensé que le Roi était à sa gauche.—Le maréchal d’Estrées et tous les ambassadeurs, le duc d’Angoulême, le duc d’Halluin (Schomberg), le maréchal de Châtillon et tous les grands officiers de l’armée et de la couronne l’entouraient, et chacun d’eux attendait impatiemment que le compliment des autres fût achevé pour apporter le sien, craignant qu’on ne s’emparât du madrigal flatteur qu’il venait d’improviser, ou de la formule d’adulation qu’il inventait. Pour Fabert, il s’était retiré dans un coin de la tente, et ne semblait pas avoir fait grande attention à toute cette scène. Il causait avec Montrésor et les gentilshommes de Monsieur, tous ennemis jurés du Cardinal, parce que, hors de la foule qu’il fuyait, il n’avait trouvé qu’eux à qui parler. Cette conduite eût été d’une extrême maladresse dans tout autre moins connu; mais on sait que, tout en vivant au milieu de la cour, il ignorait toujours ses intrigues; et on disait qu’il revenait d’une bataille gagnée comme le cheval du Roi de la chasse, laissant les chiens caresser leur maître et se partager la curée, sans chercher à rappeler la part qu’il avait eue au triomphe.

L’orage semblait donc entièrement apaisé, et aux agitations violentes de la matinée succédait un calme fort doux; un murmure respectueux interrompu par des rires agréables, et l’éclat des protestations d’attachement, étaient tout ce qu’on entendait dans la tente. La voix du Cardinal s’élevait de temps à autre pour s’écrier:—Cette pauvre Reine! nous allons donc la revoir! je n’aurais jamais osé espérer ce bonheur avant de mourir! Le Roi l’écoutait avec confiance et ne cherchait pas à cacher sa satisfaction:—C’est vraiment une idée qui lui est venue d’en haut, disait-il; ce bon Cardinal, contre lequel on m’avait tant fâché, ne songeait qu’à l’union de ma famille; depuis la naissance du Dauphin, je n’ai pas goûté de plus vive satisfaction qu’en ce moment. La protection de la sainte Vierge est visible pour le royaume.

En ce moment un capitaine des gardes vint parler à l’oreille du prince.

—Un courrier de Cologne? dit le Roi; qu’il m’attende dans mon cabinet.

Puis, n’y tenant pas:—J’y vais, j’y vais, dit-il. Et il entra seul dans une petite tente carrée attenante à la grande. On y vit un jeune courrier tenant un portefeuille noir, et les rideaux s’abaissèrent sur le Roi.

Le Cardinal, resté seul maître de la cour, en concentrait toutes les adorations; mais on s’aperçut qu’il ne les recevait plus avec la même présence d’esprit; il demanda plusieurs fois quelle heure il était, et témoigna un trouble qui n’était pas joué; ses regards durs et inquiets se tournaient vers le cabinet: il s’ouvrit tout à coup; le Roi reparut seul, et s’arrêta à l’entrée. Il était plus pâle qu’à l’ordinaire et tremblait de tout son corps; il tenait à la main une large lettre couverte de cinq cachets noirs.

—Messieurs, dit-il avec une voix haute mais entrecoupée, la Reine-mère vient de mourir à Cologne, et je n’ai peut-être pas été le premier à l’apprendre, ajouta-t-il en jetant un regard sévère sur le Cardinal impassible; mais Dieu sait tout. Dans une heure, à cheval, et l’attaque des lignes. Messieurs les Maréchaux, suivez-moi.

Et il tourna le dos brusquement, et rentra dans son cabinet avec eux.

La cour se retira après le ministre, qui, sans donner un signe de tristesse ou de dépit, sortit aussi gravement qu’il était entré, mais en vainqueur.

CHAPITRE IX

LE SIÈGE

Il papa alzato le mani e fattomi un patente crocione supra la mia figura, mi disse, che mi benediva e che mi perdonava tutti gli omicidii che io avevo mai fatti, e tutti quelli che mai io farei in servizio della Chiesa apostolica.

Benvenuto Cellini.

Il est des moments dans la vie où l’on souhaite avec ardeur les fortes commotions pour se tirer des petites douleurs; des époques où l’âme, semblable au lion de la fable et fatiguée des atteintes continuelles de l’insecte, souhaite un plus fort ennemi, et appelle les dangers de toute la puissance de son désir. Cinq-Mars se trouvait dans cette disposition d’esprit, qui naît toujours d’une sensibilité maladive des organes et d’une perpétuelle agitation du cœur. Las de retourner sans cesse en lui-même les combinaisons d’événements qu’il souhaitait et celles qu’il avait à redouter; las d’appliquer à des probabilités tout ce que sa tête avait de force pour les calculs, d’appeler à son secours tout ce que son éducation lui avait fait apprendre de la vie des hommes illustres pour le rapprocher de sa situation présente; accablé de ses regrets, de ses songes, des prédictions, des chimères, des craintes et de tout ce monde imaginaire dans lequel il avait vécu pendant son voyage solitaire, il respira en se trouvant jeté dans un monde réel presque aussi bruyant, et le sentiment de deux dangers véritables rendit à son sang la circulation, et la jeunesse à tout son être.

Depuis la scène nocturne de son auberge près de Loudun, il n’avait pu reprendre assez d’empire sur son esprit pour s’occuper d’autre chose que de ses chères et douloureuses pensées; et une sorte de consomption s’emparait déjà de lui, lorsque heureusement il arriva au camp de Perpignan, et heureusement encore eut occasion d’accepter la proposition de l’abbé de Gondi; car on a sans doute reconnu Cinq-Mars dans la personne de ce jeune étranger en deuil, si insouciant et si mélancolique, que le duelliste en soutane avait pris pour témoin.

Il avait fait établir sa tente comme volontaire dans la rue du camp assignée aux jeunes seigneurs qui devaient être présentés au Roi et servir comme aides de camp des généraux; il s’y rendit promptement, fut bientôt armé, à cheval et cuirassé selon la coutume qui subsistait encore alors, et partit seul pour le bastion espagnol, lieu du rendez-vous. Il s’y trouva le premier, et reconnut qu’un petit champ de gazon caché par les ouvrages de la place assiégée avait été fort bien choisi par le petit abbé pour ses projets homicides; car, outre que personne n’eût soupçonné des officiers d’aller se battre sous la ville même qu’ils attaquaient, le corps du bastion les séparait du camp français, et devait les voiler comme un immense paravent. Il était bon de prendre ces précautions, car il n’en coûtait pas moins que la tête alors pour s’être donné la satisfaction de risquer son corps.

En attendant ses amis et ses adversaires, Cinq-Mars eut le temps d’examiner le côté du sud de Perpignan, devant lequel il se trouvait. Il avait entendu dire que ce n’était pas ces ouvrages que l’on attaquerait, et cherchait en vain à se rendre compte de ces projets. Entre cette face méridionale de la ville, les montagnes de l’Albère et le col du Perthus, on aurait pu tracer des lignes d’attaque et des redoutes contre le point accessible; mais pas un soldat de l’armée n’y était placé; toutes les forces semblaient dirigées sur le nord de Perpignan, du côté le plus difficile, contre un fort de brique nommé le Castillet, qui surmonte la porte de Notre-Dame. Il vit qu’un terrain en apparence marécageux, mais très solide, conduisait jusqu’au pied du bastion espagnol; que ce poste était gardé avec toute la négligence castillane, et ne pouvait avoir cependant de force que par ses défenseurs, car ses créneaux et ses meurtrières étaient ruinés et garnis de quatre pièces de canon d’un énorme calibre, encaissées dans du gazon, et par là rendues immobiles et impossibles à diriger contre une troupe qui se précipiterait rapidement au pied du mur.

Il était aisé de voir que ces énormes pièces avaient ôté aux assiégeants l’idée d’attaquer ce point, et aux assiégés celle d’y multiplier les moyens de défense. Aussi, d’un côté, les postes avancés et les vedettes étaient fort éloignés; de l’autre, les sentinelles étaient rares et mal soutenues. Un jeune Espagnol, tenant une longue escopette avec sa fourche suspendue à son côté, et la mèche fumante dans la main droite, se promenait nonchalamment sur le rempart, et s’arrêta à considérer Cinq-Mars, qui faisait à cheval le tour des fossés et du marais.

Senor Caballero, lui dit-il, est-ce que vous voulez prendre le bastion à vous seul et à cheval, comme don Quixote-Quixada de la Mancha?

Et en même temps il détacha la fourche ferrée qu’il avait au côté, la planta en terre, et y appuyait le bout de son escopette pour ajuster, lorsqu’un grave Espagnol plus âgé, enveloppé dans un sale manteau brun, lui dit dans sa langue:

Ambrosio de demonio, ne sais-tu pas bien qu’il est défendu de perdre la poudre inutilement jusqu’aux sorties ou aux attaques, pour avoir le plaisir de tuer un enfant qui ne vaut pas ta mèche! C’est ici même que Charles-Quint a jeté et noyé dans le fossé la sentinelle endormie. Fais ton devoir, ou je l’imiterai.

Ambrosio remit son fusil sur son épaule, son bâton fourchu à son côté, et reprit sa promenade sur le rempart.

Cinq-Mars avait été fort peu ému de ce geste menaçant, et s’était contenté d’élever les rênes de son cheval et de lui approcher les éperons, sachant que d’un saut de ce léger animal il serait transporté derrière un petit mur d’une cabane qui s’élevait dans le champ où il se trouvait, et serait à l’abri du fusil espagnol avant que l’opération de la fourche et de la mèche fût terminée. Il savait d’ailleurs qu’une convention tacite des deux armées empêchait que les tirailleurs ne fissent feu sur les sentinelles, ce qui eût été regardé comme un assassinat de chaque côté. Il fallait même que le soldat qui s’était disposé ainsi à l’attaque fût dans l’ignorance des consignes pour l’avoir fait. Le jeune d’Effiat ne fit donc aucun mouvement apparent: et lorsque le factionnaire reprit sa promenade sur le rempart, il reprit la sienne sur le gazon, et aperçut bientôt cinq cavaliers qui se dirigeaient vers lui. Les deux premiers qui arrivèrent au plus grand galop ne le saluèrent pas; mais, s’arrêtant presque sur lui, se jetèrent à terre, et il se trouva dans les bras du conseiller de Thou, qui le serrait tendrement, tandis que le petit abbé de Gondi, riant de tout son cœur, s’écriait:

—Voici encore un Oreste qui retrouve son Pylade, et au moment d’immoler un coquin qui n’est pas de la famille du Roi des rois, je vous assure!

—Eh quoi! c’est vous, cher Cinq-Mars! s’écriait de Thou; quoi! sans que j’aie su votre arrivée au camp? Oui, c’est bien vous; je vous reconnais, quoique vous soyez plus pâle. Avez-vous été malade, cher ami? je vous ai écrit bien souvent; car notre amitié d’enfance m’est demeurée bien avant dans le cœur.

—Et moi, répondit Henri d’Effiat, j’ai été bien coupable envers vous: mais je vous conterai tout ce qui m’étourdissait; je pourrai vous en parler, et j’avais honte de vous l’écrire. Mais que vous êtes bon! votre amitié ne s’est point lassée.

—Je vous connais trop bien, reprenait de Thou; je savais qu’il ne pouvait y avoir d’orgueil entre nous, et que mon âme avait un écho dans la vôtre.

Avec ces paroles, ils s’embrassaient les yeux humides de ces larmes douces que l’on verse si rarement dans la vie, et dont il semble cependant que le cœur soit toujours chargé, tant elles font de bien en coulant.

Cet instant fut court; et, pendant ce peu de mots, Gondi n’avait cessé de les tirer par leur manteau en disant:

—A cheval! à cheval! messieurs. Eh! pardieu, vous aurez le temps de vous embrasser, si vous êtes si tendres; mais ne vous faites pas arrêter, et songeons à en finir bien vite avec nos bons amis qui arrivent. Nous sommes dans une mauvaise position, avec ces trois gaillards-là en face, les archers pas loin d’ici, et les Espagnols là-haut; il faut tenir tête à trois feux.

Il parlait encore lorsque M. de Launay, se trouvant à soixante pas de là avec ses seconds, choisis dans ses amis plutôt que dans les partisans du Cardinal, embarqua son cheval au petit galop, selon les termes du manège, et, avec toute la précision des leçons qu’on y reçoit, s’avança de très bonne grâce vers ses jeunes adversaires et les salua gravement:

—Messieurs, dit-il, je crois que nous ferions bien de nous choisir et de prendre du champ; car il est question d’attaquer les lignes et il faut que je sois à mon poste.

—Nous sommes prêts, monsieur, dit Cinq-Mars; et, quant à nous choisir, je serai bien aise de me trouver en face de vous; car je n’ai point oublié le maréchal de Bassompierre et le bois de Chaumont; vous savez mon avis sur votre insolente visite chez ma mère.

—Vous êtes jeune, monsieur; j’ai rempli chez madame votre mère les devoirs d’homme du monde; chez le maréchal, ceux de capitaine des gardes; ici, ceux de gentilhomme avec monsieur l’abbé qui m’a appelé; et ensuite j’aurai cet honneur avec vous.

—Si je vous le permets, dit l’abbé déjà à cheval.

Ils prirent soixante pas de champ, et c’était tout ce qu’offrait d’étendue le pré qui les renfermait; l’abbé de Gondi fut placé entre de Thou et son ami, qui se trouvait le plus rapproché des remparts, où deux officiers espagnols et une vingtaine de soldats se placèrent, comme au balcon, pour voir ce duel de six personnes, spectacle qui leur était assez habituel. Ils donnaient les mêmes signes de joie qu’à leurs combats de taureaux, et riaient de ce rire sauvage et amer que leur physionomie tient du sang arabe.

A un signe de Gondi, les six chevaux partirent au galop, et se rencontrèrent sans se heurter au milieu de l’arène; à l’instant six coups de pistolet s’entendirent presque ensemble, et la fumée couvrit les combattants.

Quand elle se dissipa, on ne vit, des six cavaliers et des six chevaux, que trois hommes et trois animaux en bon état. Cinq-Mars était à cheval, donnant la main à son adversaire aussi calme que lui; à l’autre extrémité, de Thou s’approchait du sien, dont il avait tué le cheval, et l’aidait à se relever; pour Gondi et de Launay, on ne les voyait plus ni l’un ni l’autre. Cinq-Mars, les cherchant avec inquiétude, aperçut en avant le cheval de l’abbé qui sautait et caracolait, traînant à sa suite le futur cardinal, qui avait le pied pris dans l’étrier et jurait comme s’il n’eût jamais étudié autre chose que le langage des camps: il avait le nez et les mains tout en sang de sa chute et de ses efforts pour s’accrocher au gazon, et voyait avec assez d’humeur son cheval, que son pied chatouillait bien malgré lui, se diriger vers le fossé rempli d’eau qui entourait le bastion, lorsque heureusement Cinq-Mars, passant entre le bord du marécage et le cheval, le saisit par la bride et l’arrêta.

—Eh bien! mon cher abbé, je vois que vous n’êtes pas bien malade, car vous parlez énergiquement.

—Par la corbleu! criait Gondi en se débarbouillant de la terre qu’il avait dans les yeux, pour tirer un coup de pistolet à la figure de ce géant, il a bien fallu me pencher en avant et m’élever sur l’étrier; aussi ai-je un peu perdu l’équilibre; mais je crois qu’il est à terre aussi.

—Vous ne vous trompez guère, monsieur, dit de Thou, qui arriva; voilà son cheval qui nage dans le fossé avec son maître, dont la cervelle est emportée; il faut songer à nous évader.

—Nous évader? c’est assez difficile, messieurs, dit l’adversaire de Cinq-Mars survenant, voici le coup de canon, signal de l’attaque; je ne croyais pas qu’il partît si tôt: si nous retournons, nous rencontrerons les Suisses et les lansquenets qui sont en bataille sur ce point.

—M. de Fontrailles a raison, dit de Thou; mais, si nous ne retournons pas, voici les Espagnols qui courent aux armes et nous feront siffler des balles sur la tête.

—Eh bien! tenons conseil, dit Gondi; appelez donc M. de Montrésor, qui s’occupe inutilement de chercher le corps de ce pauvre de Launay. Vous ne l’avez pas blessé, monsieur de Thou?

—Non, monsieur l’abbé, tout le monde n’a pas la main si heureuse que la vôtre, dit amèrement Montrésor, qui venait boitant un peu à cause de sa chute; nous n’aurons pas le temps de continuer avec l’épée.

—Quant à continuer, je n’en suis pas, messieurs, dit Fontrailles; M. de Cinq-Mars en a agi trop noblement avec moi: mon pistolet avait fait long feu, et, ma foi, le sien s’est appuyé sur ma joue, j’en sens encore le froid; il a eu la bonté de l’ôter et de le tirer en l’air; je ne l’oublierai jamais, et je suis à lui à la vie à la mort.

—Il ne s’agit pas de cela, messieurs, interrompit Cinq-Mars; voici une balle qui m’a sifflé à l’oreille; l’attaque est commencée de toutes parts, et nous sommes enveloppés par les amis et les ennemis.

En effet, la canonnade était générale; la citadelle, la ville et l’armée étaient couvertes de fumée; le bastion seul qui leur faisait face n’était pas attaqué; et ses gardes semblaient moins se préparer à le défendre qu’à examiner le sort des fortifications.

—Je crois que l’ennemi a fait une sortie, dit Montrésor, car la fumée a cessé dans la plaine, et je vois des masses de cavaliers qui chargent pendant que le canon de la place les protège.

—Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n’avait cessé d’observer les murailles, nous pourrions prendre un parti: ce serait d’entrer dans ce bastion mal gardé.

—C’est très bien dit, monsieur, dit Fontrailles; mais nous ne sommes que cinq contre trente au moins, et nous voilà bien découverts et faciles à compter.

—Ma foi, l’idée n’est pas mauvaise, dit Gondi: il vaut mieux être fusillé là-haut que pendu là-bas, si l’on vient à nous trouver; car ils doivent déjà s’être aperçus que M. de Launay manque à sa compagnie, et toute la cour sait notre affaire.

—Parbleu! messieurs, dit Montrésor, voilà du secours qui nous vient.

Une troupe nombreuse à cheval, mais fort en désordre, arrivait sur eux au plus grand galop; des habits rouges les faisaient voir de loin; ils semblaient avoir pour but de s’arrêter dans le champ même où se trouvaient nos duellistes embarrassés, car à peine les premiers chevaux y furent-ils, que les cris de halte se répétèrent et se prolongèrent par la voix des chefs mêlés à leurs cavaliers.

—Allons au-devant d’eux, ce sont les gens d’armes de la garde du Roi, dit Fontrailles; je les reconnais à leurs cocardes noires. Je vois aussi beaucoup de chevau-légers avec eux; mêlons-nous à leur désordre, car je crois qu’ils sont ramenés.

Ce mot est un terme honnête qui voulait dire et signifie encore en déroute dans le langage militaire. Tous les cinq s’avancèrent vers cette troupe vive et bruyante, et virent que cette conjecture était très juste. Mais, au lieu de la consternation qu’on pourrait attendre en pareil cas, ils ne trouvèrent qu’une gaieté jeune et bruyante, et n’entendirent que des éclats de rire de ces deux compagnies.

—Ah! pardieu, Cahuzac, disait l’un, ton cheval courait mieux que le mien; je crois que tu l’as exercé aux chasses du Roi.

—C’est pour que nous soyons plus tôt ralliés que tu es arrivé le premier ici, répondait l’autre.

—Je crois que le marquis de Coislin est fou de nous faire charger quatre cents contre huit régiments espagnols.

—Ah! ah! ah! Locmaria, votre panache est bien arrangé! il a l’air d’un saule pleureur. Si nous suivons celui-là, ce sera à l’enterrement.

—Eh! messieurs, je vous l’ai dit d’avance, répondait d’assez mauvaise humeur ce jeune officier; j’étais sûr que ce capucin de Joseph, qui se mêle de tout, se trompait en nous disant de charger de la part du Cardinal. Mais auriez-vous été contents si ceux qui ont l’honneur de vous commander avaient refusé la charge?

—Non! non! non! répondirent tous ces jeunes gens en reprenant rapidement leurs rangs.

—J’ai dit, reprit le vieux marquis de Coislin, qui, avec ses cheveux blancs, avait encore le feu de la jeunesse dans les yeux, que si l’on vous ordonnait de monter à l’assaut à cheval, vous le feriez.

—Bravo! bravo! crièrent tous les gens d’armes en battant des mains.

—Eh bien, monsieur le marquis, dit Cinq-Mars en s’approchant, voici l’occasion d’exécuter ce que vous avez promis; je ne suis qu’un simple volontaire, mais il y a déjà un instant que ces messieurs et moi examinons ce bastion, et je crois qu’on en pourrait venir à bout.

—Monsieur, au préalable, il faudrait sonder le gué pour...

En ce moment, une balle partie du rempart même dont on parlait vint casser la tête au cheval du vieux capitaine.

—Locmaria, de Mouy, prenez le commandement, et l’assaut, l’assaut! crièrent les deux compagnies nobles, le croyant mort.

—Un moment, un moment, messieurs, dit le vieux Coislin en se relevant, je vous y conduirai, s’il vous plaît; guidez-nous, monsieur le volontaire, car les Espagnols nous invitent à ce bal, et il faut répondre poliment.

A peine le vieillard fut-il sur un autre cheval que lui amenait un de ses gens, et eut-il tiré son épée, que, sans attendre son commandement, toute cette ardente jeunesse, précédée par Cinq-Mars et ses amis, dont les chevaux étaient poussés en avant par les escadrons, se jeta dans les marais, où, à son grand étonnement et à celui des Espagnols, qui comptaient trop sur sa profondeur, les chevaux ne s’enfoncèrent que jusqu’aux jarrets, et malgré une décharge à mitraille des deux plus grosses pièces, tous arrivèrent pêle-mêle sur un petit terrain de gazon au pied des remparts à demi ruinés. Dans l’ardeur du passage, Cinq-Mars et Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent leurs chevaux sur le rempart même; mais une vive fusillade tua et renversa ces trois animaux, qui roulèrent avec leurs maîtres.

—Pied à terre, messieurs! cria le vieux Coislin; le pistolet et l’épée, et en avant! abandonnez vos chevaux.

Tous obéirent rapidement et vinrent se jeter en foule à la brèche.

Cependant de Thou, que son sang-froid n’abandonnait jamais non plus que son amitié, n’avait pas perdu de vue son jeune Henri, et l’avait reçu dans ses bras lorsque son cheval était tombé. Il le remit debout, lui rendit son épée échappée, et lui dit avec le plus grand calme, malgré les balles qui pleuvaient de tous côtés:

—Mon ami, ne suis-je pas bien ridicule au milieu de toute cette bagarre, avec mon habit de conseiller au Parlement?

—Parbleu, dit Montrésor qui s’avançait, voici l’abbé qui vous justifie bien.

En effet, le petit Gondi, repoussant des coudes les chevau-légers, criait de toutes ses forces:—Trois duels et un assaut! J’espère que j’y perdrai ma soutane, enfin!

Et, en disant ces mots, il frappait d’estoc et de taille sur un grand Espagnol.

La défense ne fut pas longue. Les soldats castillans ne tinrent pas longtemps contre les officiers français, et pas un d’eux n’eut le temps ni la hardiesse de recharger son arme.

—Messieurs, nous raconterons cela à nos maîtresses, à Paris! s’écria Locmaria en jetant son chapeau en l’air.

Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de Mouy, Londigny, officiers des compagnies rouges, et tous ces jeunes gentilshommes, l’épée dans la main droite, le pistolet dans la gauche, se heurtant, se poussant et se faisant autant de mal à eux-mêmes qu’à l’ennemi par leur empressement, débordèrent enfin sur la plate-forme du bastion, comme l’eau versée d’un vase dont l’entrée est trop étroite jaillit par torrents au dehors.

Dédaignant de s’occuper des soldats vaincus qui se jetaient à leurs genoux, ils les laissèrent errer dans le fort sans même les désarmer, et se mirent à courir dans leur conquête comme des écoliers en vacances, riant de tout leur cœur comme après une partie de plaisir.

Un officier espagnol, enveloppé dans son manteau brun, les regardait d’un air sombre.

—Quels démons est-ce là, Ambrosio? disait-il à un soldat. Je ne les ai pas connus autrefois en France. Si Louis XIII a toute une armée ainsi composée, il est bien bon de ne pas conquérir l’Europe.

—Oh! je ne les crois pas bien nombreux; il faut que ce soit un corps de pauvres aventuriers qui n’ont rien à perdre et tout à gagner par le pillage.

—Tu as raison, dit l’officier; je vais tâcher d’en séduire un pour m’échapper.

Et, s’approchant avec lenteur, il aborda un jeune chevau-léger, d’environ dix-huit ans, qui était à l’écart assis sur le parapet; il avait le teint blanc et rose d’une jeune fille, sa main délicate tenait un mouchoir brodé dont il essuyait son front et ses cheveux d’un blond d’argent; il regardait l’heure à une grosse montre ronde couverte de rubis enchâssés et suspendue à sa ceinture par un nœud de rubans.

L’Espagnol étonné s’arrêta. S’il ne l’eût vu renverser ses soldats, il ne l’aurait cru capable que de chanter une romance couché sur un lit de repos. Mais, prévenu par les idées d’Ambrosio, il songea qu’il se pouvait qu’il eût volé ces objets de luxe au pillage des appartements d’une femme; et, l’abordant brusquement, lui dit:

Hombre! je suis officier; veux-tu me rendre la liberté et me faire revoir mon pays?

Le jeune Français le regarda avec l’air doux de son âge, et, songeant à sa propre famille, lui dit:

—Monsieur, je vais vous présenter au marquis de Coislin, qui vous accordera sans doute ce que vous demandez; votre famille est-elle de Castille ou d’Aragon?

—Ton Coislin demandera une autre permission encore, et me fera attendre une année. Je te donnerai quatre mille ducats si tu me fais évader.

Cette figure douce, ces traits enfantins, se couvrirent de la pourpre de la fureur; ces yeux bleus lancèrent des éclairs, et, en disant: De l’argent, à moi! va-t’en, imbécile! le jeune homme donna sur la joue de l’Espagnol un bruyant soufflet. Celui-ci, sans hésiter, tira un long poignard de sa poitrine, et, saisissant le bras du Français, crut le lui plonger facilement dans le cœur: mais, leste et vigoureux, l’adolescent lui prit lui-même le bras droit, et, l’élevant avec force au-dessus de sa tête, le ramena avec le fer sur celle de l’Espagnol frémissant de rage.

—Eh! eh! eh! doucement, Olivier! Olivier! crièrent de toutes parts ses camarades accourant: il y a assez d’Espagnols par terre.

Et ils désarmèrent l’officier ennemi.

—Que ferons-nous de cet enragé? disait l’un.

—Je n’en voudrais pas pour mon valet de chambre, répondait l’autre.

—Il mérite d’être pendu, disait un troisième; mais, ma foi, messieurs, nous ne savons pas pendre; envoyons-le à ce bataillon de Suisses qui passe dans la plaine.

Et cet homme sombre et calme, s’enveloppant de nouveau dans son manteau, se mit en marche de lui-même, suivi d’Ambrosio, pour aller joindre le bataillon, poussé par les épaules et hâté par cinq ou six de ces jeunes fous.

Cependant la première troupe d’assiégeants, étonnée de son succès, l’avait suivi jusqu’au bout. Cinq-Mars, conseillé par le vieux Coislin, avait fait le tour du bastion, et ils virent tous deux avec chagrin qu’il était entièrement séparé de la ville, et que leur avantage ne pouvait se poursuivre. Ils revinrent donc sur la plate-forme, lentement et en causant, rejoindre de Thou et l’abbé de Gondi, qu’ils trouvèrent riant avec les jeunes chevau-légers.

—Nous avions avec nous la Religion et la Justice, messieurs, nous ne pouvions pas manquer de triompher.

—Comment donc? mais c’est qu’elles ont frappé aussi fort que nous!

Ils se turent à l’approche de Cinq-Mars, et restèrent un instant à chuchoter et à demander son nom, puis tous l’entourèrent et lui prirent la main avec transport.

—Messieurs, vous avez raison, dit le vieux capitaine; c’est, comme disaient nos pères, le mieux faisant de la journée. C’est un volontaire qui doit être présenté aujourd’hui au Roi par le Cardinal.

—Par le Cardinal! nous le présenterons nous-mêmes, ah! qu’il ne soit pas Cardinaliste[4], il est trop brave garçon pour cela, disaient avec vivacité tous ces jeunes gens.

—Monsieur, je vous en dégoûterai bien, moi, dit Olivier d’Entraigues en s’approchant, car j’ai été son page, et je le connais parfaitement. Servez plutôt dans les Compagnies Rouges; allez, vous aurez de bons camarades.

Le vieux marquis évita l’embarras de la réponse à Cinq-Mars en faisant sonner les trompettes pour rallier ses brillantes compagnies. Le canon avait cessé de se faire entendre, et un Garde était venu l’avertir que le Roi et le Cardinal parcouraient la ligne pour voir les résultats de la journée; il fit passer tous les chevaux par la brèche, ce qui fut assez long, et ranger les deux compagnies à cheval en bataille dans un lieu où il semblait impossible qu’une autre troupe que l’infanterie eût jamais pu pénétrer.

CHAPITRE X

LES RÉCOMPENSES

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