← Retour

Cinq-Mars; ou, Une conjuration sous Louis XIII (Tome 1 of 2)

16px
100%

LA MORT.

Ah! comme du butin ces guerriers trop jaloux
Courent bride abattue au-devant de mes coups.
Agitez tous leurs sens d’une rage insensée.
Tambour, fifre, trompette, ôtez-leur la pensée.

N. Lemercier, Panhypocrisiade.

«Pour assouvir le premier emportement du chagrin royal, avait dit Richelieu; pour ouvrir une source d’émotions qui détourne de la douleur cette âme incertaine, que cette ville soit assiégée, j’y consens; que Louis parte, je lui permets de frapper quelques pauvres soldats des coups qu’il voudrait et n’ose me donner; que sa colère s’éteigne dans ce sang obscur, je le veux; mais ce caprice de gloire ne dérangera pas mes immuables desseins, cette ville ne tombera pas encore, elle ne sera française pour toujours que dans deux ans, elle viendra dans mes filets seulement au jour marqué dans ma pensée. Tonnez, bombes et canons: méditez vos opérations, savants capitaines; précipitez-vous, jeunes guerriers; je ferai taire votre bruit, évanouir vos projets, avorter vos efforts; tout finira par une vaine fumée, et je vais vous conduire pour vous égarer.»

Voilà à peu près ce que roulait sous sa tête chauve le Cardinal-Duc avant l’attaque dont on vient de voir une partie. Il s’était placé à cheval au nord de la ville sur une des montagnes de Salces; de ce point il pouvait voir la plaine du Roussillon, devant lui, s’inclinant jusqu’à la Méditerranée; Perpignan, avec ses remparts de brique, ses bastions, sa citadelle et son clocher, y formait une masse ovale et sombre sur des prés larges et verdoyants, et les vastes montagnes l’enveloppaient avec la vallée comme un arc énorme courbé du nord au sud, tandis que, prolongeant sa ligne blanchâtre à l’orient, la mer semblait en être la corde argentée. A sa droite s’élevait ce mont immense que l’on appelle le Canigou, dont les flancs épanchent deux rivières dans la plaine. La ligne française s’étendait jusqu’au pied de cette barrière de l’occident. Une foule de généraux et de grands seigneurs se tenaient à cheval derrière le ministre, mais à vingt pas de distance et dans un silence profond. Il avait commencé par suivre au plus petit pas la ligne d’opérations, et ensuite était revenu se placer immobile sur cette hauteur, d’où son œil et sa pensée planaient sur les destinées des assiégeants et des assiégés. L’armée avait les yeux sur lui, et de tout point on pouvait le voir. Chaque homme portant les armes le regardait comme son chef immédiat, et attendait son geste pour agir. Dès longtemps la France était ployée à son joug, et l’admiration en avait exclu de toutes ses actions le ridicule auquel un autre eût été quelquefois soumis. Ici, par exemple, il ne vint à l’esprit d’aucun homme de sourire ou même de s’étonner que la cuirasse revêtit un prêtre, et la sévérité de son caractère et de son aspect réprima toute idée de rapprochements ironiques ou de conjectures injurieuses. Ce jour-là le Cardinal parut revêtu d’un costume entièrement guerrier: c’était un habit couleur de feuille morte, bordé en or; une cuirasse couleur d’eau; l’épée au côté des pistolets à l’arçon de sa selle, et un chapeau à plumes qu’il mettait rarement sur sa tête, où il conservait toujours la calotte rouge. Deux pages étaient derrière lui: l’un portait ses gantelets, l’autre son casque, et le capitaine de ses gardes était à son côté.

Comme le Roi l’avait nouvellement nommé généralissime de ses troupes, c’était à lui que les généraux envoyaient demander des ordres; mais lui, connaissant trop bien les secrets motifs de la colère actuelle de son maître, affecta de renvoyer à ce prince tous ceux qui voulaient avoir une décision de sa bouche. Il arriva ce qu’il avait prévu, car il réglait et calculait les mouvements de ce cœur comme ceux d’une horloge, et aurait pu dire avec exactitude par quelles sensations il avait passé. Louis XIII vint se placer à ses côtés, mais il vint comme vient l’élève adolescent forcé de reconnaître que son maître a raison. Son air était hautain et mécontent, ses paroles étaient brusques et sèches. Le Cardinal demeura impassible. Il fut remarquable que le Roi employait, en consultant, les paroles du commandement, conciliant ainsi sa faiblesse et son pouvoir, son irrésolution et sa fierté, son impéritie et ses prétentions, tandis que son ministre lui dictait ses lois avec le ton de la plus profonde obéissance.

—Je veux que l’on attaque bientôt, Cardinal, dit le prince en arrivant; c’est-à-dire, ajouta-t-il avec un air d’insouciance, lorsque tous vos préparatifs seront faits et à l’heure dont vous serez convenu avec nos maréchaux.

—Sire, si j’osais dire ma pensée, je voudrais que Votre Majesté eût pour agréable d’attaquer dans un quart d’heure, car, la montre en main, il suffit de ce temps pour faire avancer la troisième ligne.

—Oui, oui, c’est bon, monsieur le Cardinal; je le pensais aussi; je vais donner mes ordres moi-même; je veux faire tout moi-même. Schomberg, Schomberg! dans un quart d’heure je veux entendre le canon du signal, je le veux!

En partant pour commander la droite de l’armée, Schomberg ordonna, et le signal fut donné.

Les batteries disposées depuis longtemps par le maréchal de La Meilleraie commencèrent à battre en brèche, mais mollement, parce que les artilleurs sentaient qu’on les avait dirigés sur deux points inexpugnables, et qu’avec leur expérience, et surtout le sens droit et la vue prompte du soldat français, chacun d’eux aurait pu indiquer la place qu’il eût fallu choisir.

Le Roi fut frappé de la lenteur des feux.

—La Meilleraie, dit-il avec impatience, voici des batteries qui ne vont pas; vos canonniers dorment.

Le maréchal, les mestres de camp d’artillerie étaient présents, mais aucun ne répondit une syllabe. Ils avaient jeté les yeux sur le Cardinal, qui demeurait immobile comme une statue équestre, et ils l’imitèrent. Il eût fallu répondre que la faute n’était pas aux soldats, mais à celui qui avait ordonné cette fausse disposition de batteries; et c’était Richelieu lui-même qui, feignant de les croire plus utiles où elles se trouvaient, avait fait taire les observations des chefs.

Le Roi fut étonné de ce silence, et, craignant d’avoir commis, par cette question, quelque erreur grossière dans l’art militaire, rougit légèrement, et, se rapprochant du groupe des princes qui l’accompagnaient, leur dit pour prendre contenance:

—D’Angoulême, Beaufort, c’est bien ennuyeux, n’est-il pas vrai? nous restons là comme des momies.

Charles de Valois s’approcha et dit:

—Il me semble, Sire, que l’on n’a pas employé ici les machines de l’ingénieur Pompée-Targon.

—Parbleu, dit le duc de Beaufort en regardant fixement Richelieu, c’est que nous aimions beaucoup mieux prendre la Rochelle que Perpignan, dans le temps où vint cet Italien. Ici pas une machine préparée, pas une mine, un pétard sous ces murailles, et le maréchal de La Meilleraie m’a dit ce matin qu’il avait proposé d’en faire approcher pour ouvrir la tranchée. Ce n’était ni le Castillet, ni ces six grands bastions de l’enveloppe, ni la demi-lune qu’il fallait attaquer. Si nous allons ce train, le grand bras de pierre de la citadelle nous montrera le poing longtemps encore.

Le Cardinal, toujours immobile, ne dit pas une seule parole, il fit seulement signe à Fabert de s’approcher; celui-ci sortit du groupe qui le suivait, et rangea son cheval derrière celui de Richelieu, près du capitaine de ses gardes.

Le duc de La Rochefoucault, s’approchant du Roi, prit la parole:

—Je crois, Sire, que notre peu d’action à ouvrir la brèche donne de l’insolence à ces gens-là, car voici une sortie nombreuse qui se dirige justement vers Votre Majesté; les régiments de Biron et de Ponts se replient en faisant leurs feux.

—Eh bien, dit le Roi tirant son épée, chargeons-les, et faisons rentrer ces coquins chez eux; lancez la cavalerie avec moi, d’Angoulême. Où est-elle, Cardinal?

—Derrière cette colline, Sire, sont en colonne six régiments de dragons et les carabins de la Roque; vous voyez en bas mes Gens d’armes et mes Chevau-légers, dont je supplie Votre Majesté de se servir, car ceux de sa garde sont égarés en avant par le marquis de Coislin, toujours trop zélé. Joseph, va lui dire de revenir.

Il parla bas au capucin, qui l’avait accompagné affublé d’un habit militaire qu’il portait gauchement, et qui s’avança aussitôt dans la plaine.

Cependant les colonnes serrées de la vieille infanterie espagnole sortaient de la porte Notre-Dame comme une forêt mouvante et sombre, tandis que par une autre porte une cavalerie pesante sortait aussi et se rangeait dans la plaine. L’armée française, en bataille au pied de la colline du Roi, sur des forts de gazon et derrière des redoutes et des fascines, vit avec effroi les Gens d’armes et les Chevau-légers pressés entre ces deux corps dix fois supérieurs en nombre.

—Sonnez donc la charge! cria Louis XIII, ou mon vieux Coislin est perdu.

Et il descendit la colline avec toute sa suite, aussi ardente que lui; mais, avant qu’il fût au bas et à la tête de ses Mousquetaires, les deux Compagnies avaient pris leur parti; lancées avec la rapidité de la foudre et au cri de vive le Roi! elles fondirent sur la longue colonne de la cavalerie ennemie comme deux vautours sur les flancs d’un serpent, et, faisant une large et sanglante trouée, passèrent au travers pour aller se rallier derrière le bastion espagnol, comme nous l’avons vu, et laissèrent les cavaliers si étonnés, qu’ils ne songèrent qu’à se reformer et non à les poursuivre.

L’armée battit des mains; le Roi étonné s’arrêta; il regarda autour de lui, et vit dans tous les yeux le brûlant désir de l’attaque; toute la valeur de sa race étincela dans les siens; il resta encore une seconde comme en suspens, écoutant avec ivresse le bruit du canon, respirant et savourant l’odeur de la poudre; il semblait reprendre une autre vie et redevenir Bourbon; tous ceux qui le virent alors se crurent commandés par un autre homme, lorsque, élevant son épée et ses yeux vers le soleil éclatant, il s’écria:

—Suivez-moi, braves amis! c’est ici que je suis roi de France!

Sa cavalerie, se déployant, partit avec une ardeur qui dévorait l’espace, et, soulevant des flots de poussière du sol qu’elle faisait trembler, fut dans un instant mêlée à la cavalerie espagnole, engloutie comme elle dans un nuage immense et mobile.

—A présent, c’est à présent! s’écria de sa hauteur le Cardinal avec une voix tonnante: qu’on arrache ces batteries à leur position inutile. Fabert, donnez vos ordres: qu’elles soient toutes dirigées sur cette infanterie qui va lentement envelopper le Roi. Courez, volez, sauvez le Roi!

Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable, s’agite en tous sens; les généraux donnent leurs ordres, les aides de camp disparaissent et fondent dans la plaine, où, franchissant les fossés, les barrières et les palissades, ils arrivent à leur but presque aussi promptement que la pensée qui les dirige et que le regard qui les suit. Tout à coup les éclairs lents et interrompus qui brillaient sur les batteries découragées deviennent une flamme immense et continuelle, ne laissant pas de place à la fumée qui s’élève jusqu’au ciel en formant un nombre infini de couronnes légères et flottantes; les volées du canon, qui semblaient de lointains et faibles échos, se changent en un tonnerre formidable dont les coups sont aussi rapides que ceux du tambour battant la charge; tandis que, de trois points opposés, les rayons larges et rouges des bouches à feu descendent sur les sombres colonnes qui sortaient de la ville assiégée.

Cependant Richelieu, sans changer de place, mais l’œil ardent et le geste impératif, ne cessait de multiplier les ordres en jetant sur ceux qui les recevaient un regard qui leur faisait entrevoir un arrêt de mort s’ils n’obéissaient pas assez vite.

—Le Roi a culbuté cette cavalerie; mais les fantassins résistent encore; nos batteries n’ont fait que tuer et n’ont pas vaincu. Trois régiments d’infanterie en avant, sur-le-champ, Gassion, la Meilleraie et Lesdiguières! qu’on prenne les colonnes par le flanc. Portez l’ordre au reste de l’armée de ne plus attaquer et de rester sans mouvement sur toute la ligne. Un papier! que j’écrive moi-même à Schomberg.

Un page mit pied à terre et s’avança tenant un crayon et du papier. Le ministre, soutenu par quatre hommes de sa suite, descendit de cheval péniblement et en jetant quelques cris involontaires que lui arrachaient ses douleurs; mais il les dompta et s’assit sur l’affût d’un canon: le page présenta son épaule comme pupitre en s’inclinant, et le Cardinal écrivit à la hâte cet ordre, que les manuscrits contemporains nous ont transmis, et que pourront imiter les diplomates de nos jours, qui sont plus jaloux, à ce qu’il semble, de se tenir parfaitement en équilibre sur la limite de deux pensées que de chercher ces combinaisons qui tranchent les destinées du monde, trouvant le génie trop grossier et trop clair pour prendre sa marche.

«Monsieur le maréchal, ne hasardez rien, et méditez bien avant d’attaquer. Quand on vous mande que le Roi désire que vous ne hasardiez rien, ce n’est pas que Sa Majesté vous défende absolument de combattre, mais son intention n’est pas que vous donniez un combat général, si ce n’est avec une notable espérance de gain pour l’avantage qu’une favorable situation vous pourrait donner, la responsabilité du combat devant naturellement retomber sur vous.»

Tous ces ordres donnés, le vieux ministre, toujours assis sur l’affût, appuyant ses deux bras sur la lumière du canon, et son menton sur ses bras, dans l’attitude de l’homme qui ajuste et pointe une pièce, continua en silence et en repos à regarder le combat du Roi, comme un vieux loup qui, rassasié de victimes et engourdi par l’âge, contemple dans la plaine le ravage du lion sur un troupeau de bœufs qu’il n’oserait attaquer; de temps en temps son œil se ranime, l’odeur du sang lui donne de la joie, et pour n’en pas perdre le goût, il passe une langue ardente sur sa mâchoire démantelée.

Ce jour-là, il fut remarqué par ses serviteurs (c’étaient à peu près tous ceux qui l’approchaient) que, depuis son lever jusqu’à la nuit, il ne prit aucune nourriture, et tendit tellement toute l’application de son âme sur les événements nécessaires à conduire, qu’il triompha des douleurs de son corps, et sembla les avoir détruites à force de les oublier. C’était cette puissance d’attention et cette présence continuelle de l’esprit qui le haussaient presque jusqu’au génie. Il l’aurait atteint s’il ne lui eût manqué l’élévation native de l’âme et la sensibilité généreuse du cœur.

Tout s’accomplit sur le champ de bataille comme il l’avait voulu, et sa fortune du cabinet le suivit près du canon. Louis XIII prit d’une main avide la victoire que lui faisait son ministre, et y ajouta seulement cette part de grandeur et de bravoure qu’un homme apporte dans son triomphe.

Le canon avait cessé de frapper lorsque les colonnes de l’infanterie furent rejetées brisées dans Perpignan; le reste avait eu le même sort, et l’on ne vit plus dans la plaine que les escadrons étincelants du Roi qui le suivaient en se reformant.

Il revenait au pas et contemplait avec satisfaction le champ de bataille entièrement nettoyé d’ennemis; il passa fièrement sous le feu même des pièces espagnoles, qui, soit par maladresse, soit par une secrète convention avec le premier ministre, soit pudeur de tuer un Roi de France, ne lui envoyèrent que quelques boulets qui, passant à dix pieds sur sa tête, vinrent expirer devant les lignes du camp et ajouter à sa réputation de bravoure.

Cependant à chaque pas qu’il faisait vers la butte où l’attendait Richelieu, sa physionomie changeait d’aspect et se décomposait visiblement: il perdait cette rougeur du combat, et la noble sueur du triomphe tarissait sur son front. A mesure qu’il s’approchait, sa pâleur accoutumée s’emparait de ses traits comme ayant droit de siéger seule sur une tête royale; son regard perdait ses flammes passagères et enfin, lorsqu’il l’eut joint, une mélancolie profonde avait entièrement glacé son visage. Il retrouva le Cardinal comme il l’avait laissé. Remonté à cheval, celui-ci, toujours froidement respectueux, s’inclina, et, après quelques mots de compliment, se plaça près de Louis pour suivre les lignes et voir les résultats de la journée, tandis que les princes et les grands seigneurs, marchant devant et derrière à quelque distance, formaient comme un nuage autour d’eux.

L’habile ministre eut soin de ne rien dire et de ne faire aucun geste qui pût donner le soupçon qu’il eût la moindre part aux événements de la journée, et il fut remarquable que de tous ceux qui vinrent rendre compte, il n’y en eut pas un qui ne semblât deviner sa pensée et ne sût éviter de compromettre sa puissance occulte par une obéissance démonstrative; tout fut rapporté au Roi. Le Cardinal traversa donc, à côté de ce prince, la droite du camp qu’il n’avait pas eue sous les yeux de la hauteur où il s’était placé, et vit avec satisfaction que Schomberg, qui le connaissait bien, avait agi précisément comme le maître avait écrit, ne compromettant que quelques troupes légères, et combattant assez pour ne pas encourir de reproche d’inaction et pas assez pour obtenir un résultat quelconque. Cette conduite charma le ministre et ne déplut point au Roi, dont l’amour-propre caressait l’idée d’avoir vaincu seul dans la journée. Il voulut même se persuader et faire croire que tous les efforts de Schomberg avaient été infructueux, et lui dit qu’il ne lui en voulait pas, qu’il venait d’éprouver par lui-même qu’il avait en face des ennemis moins méprisables qu’on ne l’avait cru d’abord.

—Pour vous prouver que vous n’avez fait que gagner à nos yeux, ajouta-t-il, nous vous nommons chevalier de nos ordres et nous vous donnons les grandes et petites entrées près de notre personne.

Le Cardinal lui serra affectueusement la main en passant, et le maréchal, étonné de ce déluge de faveurs, suivit le prince la tête baissée, comme un coupable, ayant besoin pour s’en consoler de se rappeler toutes les actions d’éclat qu’il avait faites durant sa carrière, et qui étaient demeurées dans l’oubli, leur attribuant mentalement ces récompenses non méritées pour se réconcilier avec sa conscience.

Le Roi était prêt à revenir sur ses pas, quand le duc de Beaufort, le nez au vent et l’air étonné, s’écria:

—Mais, Sire, ai-je encore du feu dans les yeux, ou suis-je devenu fou d’un coup de soleil? Il me semble que je vois sur ce bastion des cavaliers en habits rouges qui ressemblent furieusement à vos Chevau-légers que nous avons crus morts.

Le Cardinal fronça le sourcil.

—C’est impossible, monsieur, dit-il; l’imprudence de M. de Coislin a perdu les Gens d’armes de Sa Majesté et ces cavaliers; c’est pourquoi j’osais dire au Roi tout à l’heure que si l’on supprimait ces corps inutiles, il pourrait en résulter de grands avantages, militairement parlant.

—Pardieu, Votre Éminence me pardonnera, reprit le duc de Beaufort: mais je ne me trompe point, et en voici sept ou huit à pied qui poussent devant eux des prisonniers.

—Eh bien, allons donc visiter ce point, dit le Roi avec nonchalance; si j’y retrouve mon vieux Coislin, j’en serai bien aise.

Il fallut suivre.

Ce fut avec de grandes précautions que les chevaux du Roi et de sa suite passèrent à travers le marais et les débris, mais ce fut avec un grand étonnement qu’on aperçut en haut les deux Compagnies Rouges en bataille comme un jour de parade.

—Vive Dieu! cria Louis XIII, je crois qu’il n’en manque pas un. Eh bien, marquis, vous tenez parole, vous prenez des murailles à cheval.

—Je crois que ce point a été mal choisi, dit Richelieu d’un air de dédain; il n’avance en rien la prise de Perpignan et a dû coûter du monde.

—Ma foi, vous avez raison, dit le Roi (adressant pour la première fois la parole au Cardinal avec un air moins sec, depuis l’entrevue qui suivit la nouvelle de la mort de la Reine), je regrette le sang qu’il a fallu verser ici.

—Il n’y a eu, Sire, que deux de nos jeunes gens blessés à cette attaque, dit le vieux Coislin, et nous y avons gagné de nouveaux compagnons d’armes dans les volontaires qui nous ont guidés.

—Qui sont-ils? dit le prince.

—Trois d’entre eux se sont retirés modestement, Sire; mais le plus jeune, que vous voyez, était le premier à l’assaut, et m’en a donné l’idée. Les deux Compagnies réclament l’honneur de le présenter à Votre Majesté.

Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux capitaine, ôta son chapeau, et découvrit sa jeune et pâle figure, ses grands yeux noirs et ses grands cheveux bruns.

—Voilà des traits qui me rappellent quelqu’un, dit le Roi; qu’en dites-vous, Cardinal?

Celui-ci avait déjà jeté un coup d’œil pénétrant sur le nouveau venu, et dit:

—Je me trompe, ou ce jeune homme est...

—Henry d’Effiat, dit à haute voix le volontaire en s’inclinant.

—Comment donc, Sire, c’est lui-même que j’avais annoncé à Votre Majesté, et qui devait lui être présenté de ma main, le second fils du maréchal.

—Ah! dit Louis XIII avec vivacité, j’aime à le voir présenté par ce bastion. Il y a bonne grâce, mon enfant, à l’être ainsi quand on porte le nom de notre vieil ami. Vous allez nous suivre au camp, où nous avons beaucoup à vous dire. Mais que vois-je! vous ici, monsieur de Thou! qui êtes-vous venu juger?

—Je crois, Sire, répondit Coislin, qu’il a plutôt condamné à mort quelques Espagnols, car il est entré le second dans la place.

—Je n’ai frappé personne, monsieur, interrompit de Thou en rougissant; ce n’est point mon métier; ici je n’ai aucun mérite, j’accompagnais M. de Cinq-Mars mon ami.

—Nous aimons votre modestie autant que cette bravoure, et nous n’oublierons pas ce trait. Cardinal, n’y a-t-il pas quelque présidence vacante?

Richelieu n’aimait pas M. de Thou; et, comme ses haines avaient toujours une cause mystérieuse, on en cherchait la cause vainement; elle se dévoila par un mot cruel qui lui échappa. Ce motif d’inimitié était une phrase des Histoires du président de Thou, père de celui-ci, où il flétrit aux yeux de la postérité un grand-oncle du Cardinal, moine d’abord, puis apostat, souillé de tous les vices humains.

Richelieu, se penchant à l’oreille de Joseph, lui dit:

—Tu vois bien cet homme, c’est lui dont le père a mis mon nom dans son histoire; eh bien! je mettrai son nom dans la mienne.

En effet, il l’inscrivit plus tard avec du sang. En ce moment, pour éviter de répondre au Roi, il feignit de ne pas avoir entendu sa question et d’appuyer sur le mérite de Cinq-Mars et le désir de le voir placé à la cour.

—Je vous ai promis d’avance de le faire capitaine dans mes gardes, dit le prince; faites-le nommer dès demain. Je veux le connaître davantage, et je lui réserve mieux que cela par la suite, s’il me plaît. Retirons-nous; le soleil est couché, et nous sommes loin de notre armée. Dites à mes deux bonnes Compagnies de nous suivre.

Le ministre, après avoir fait donner cet ordre, dont il eut soin de supprimer l’éloge, se mit à la droite du Roi, et toute l’escorte quitta le bastion confié à la garde des Suisses, pour retourner au camp.

Les deux Compagnies Rouges défilèrent lentement par la trouée qu’elles avaient faite avec tant de promptitude; leur contenance était grave et silencieuse.

Cinq-Mars s’approcha de son ami.

—Voici des héros bien mal récompensés, lui dit-il; pas une faveur, pas une question flatteuse!

—En revanche, répondit le simple de Thou, moi qui vins un peu malgré moi, je reçois des compliments. Voilà les cours et la vie; mais le vrai juge est en haut, que l’on n’aveugle pas.

—Cela ne nous empêchera pas de nous faire tuer demain s’il le faut, dit le jeune Olivier en riant.

CHAPITRE XI

LES MÉPRISES

Quand vint le tour de saint Guilin,
Il jeta trois dés sur la table.
Ensuite il regarda le diable,
Et lui dit d’un air très-malin:
Jouons donc cette vieille femme!
Qui de nous deux aura son âme!

Anciennes légendes.

Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars avait été forcé de monter le cheval de l’un des Chevau-légers blessés dans l’affaire, ayant perdu le sien au pied du rempart. Pendant l’espace de temps assez long qu’exigea la sortie des deux Compagnies, il se sentit frapper sur l’épaule et vit en se retournant le vieux Grandchamp tenant en main un cheval gris fort beau.

—Monsieur le marquis veut-il bien monter un cheval qui lui appartienne? dit-il. Je lui ai mis la selle et la housse de velours brodée en or qui étaient restées dans le fossé. Hélas! mon Dieu! quand je pense qu’un Espagnol aurait fort bien pu la prendre, ou même un Français; car, dans ce temps-ci, il y a tant de gens qui prennent tout ce qu’ils trouvent comme leur appartenant; et puis, comme dit le proverbe: Ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat. Ils auraient pu prendre aussi, quand j’y pense, ces quatre cents écus en or que M. le Marquis, soit dit sans reproche, avait oubliés dans les fontes de ses pistolets. Et les pistolets, quels pistolets! Je les avais achetés en Allemagne, et les voici encore aussi bons et avec une détente aussi parfaite que dans ce temps-là. C’était bien assez d’avoir fait tuer le pauvre petit cheval noir qui était né en Angleterre, aussi vrai que je le suis à Tours en Touraine; fallait-il encore exposer des objets précieux à passer à l’ennemi?

Tout en faisant ses doléances, ce brave homme achevait de seller le cheval gris; la colonne était longue à défiler, et, ralentissant ses mouvements, il fit une attention scrupuleuse à la longueur des sangles et aux ardillons de chaque boucle de la selle, se donnant par là le temps de continuer ses discours.

—Je vous demande bien pardon, monsieur, si je suis un peu long, c’est que je me suis foulé tant soit peu le bras en relevant M. de Thou, qui lui-même relevait monsieur le marquis pendant la grande culbute.

—Comment! tu es venu là, vieux fou! dit Cinq-Mars: ce n’est pas ton métier; je t’ai dit de rester au camp.

—Oh! quant à ce qui est de rester au camp, c’est différent, je ne sais pas rester là; et, quand il se tire un coup de mousquet, je serais malade si je n’en voyais pas la lumière. Pour mon métier, c’est bien le mien d’avoir soin de vos chevaux, et vous êtes dessus, monsieur. Croyez-vous que, si je l’avais pu, je n’aurais pas sauvé les jours de cette pauvre petite bête noire qui est là-bas dans le fossé. Ah! comme je l’aimais, monsieur! un cheval qui a gagné trois prix de course dans sa vie! Quand j’y pense, cette vie-là a été trop courte pour tous ceux qui savaient l’aimer comme moi. Il ne se laissait donner l’avoine que par son Grandchamp, et il me caressait avec sa tête dans ce moment-là; et la preuve, c’est le bout de l’oreille gauche qu’il m’a emporté un jour, ce pauvre ami; mais ce n’était pas qu’il voulût me faire du mal, au contraire. Il fallait voir comme il hennissait de colère quand un autre l’approchait; il a cassé la jambe à Jean à cause de cela, ce bon animal; je l’aimais tant! Aussi, quand il est tombé, je le soutenais d’une main, M. de Locmaria de l’autre. J’ai bien cru d’abord que lui et ce monsieur allaient se relever; mais malheureusement il n’y en a qu’un qui soit revenu en vie, et c’était celui que je connaissais le moins. Vous avez l’air d’en rire, de ce que je dis sur votre cheval, monsieur; mais vous oubliez qu’en temps de guerre le cheval est l’âme du cavalier, oui, monsieur, son âme, car, qui est-ce qui épouvante l’infanterie! c’est le cheval. Ce n’est certainement point l’homme qui, une fois lancé, n’y fait guère plus qu’une botte de foin. Qui est-ce qui fait bien des actions que l’on admire! c’est encore le cheval! Et quelquefois son maître voudrait être bien loin, qu’il se trouve malgré lui victorieux et récompensé, tandis que le pauvre animal n’y gagne que des coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la course? c’est le cheval, qui ne soupe guère mieux qu’à l’ordinaire, tandis que son maître met l’or dans sa poche, et il est envié de ses amis et considéré de tous les seigneurs comme s’il avait couru lui-même. Qui est-ce qui chasse le chevreuil et qui n’en met pas un pauvre petit morceau sous sa dent? c’est encore le cheval! tandis qu’il arrive quelquefois qu’on le mange lui-même, ce pauvre animal; et, dans une campagne avec M. le maréchal, il m’est arrivé... Mais qu’avez-vous donc, monsieur le marquis? vous pâlissez...

—Serre-moi la jambe avec quelque chose, un mouchoir, une courroie, ou ce que tu voudras, car je sens une douleur brûlante; je ne sais ce que c’est.

—Votre botte est coupée, monsieur, et ce pourrait bien être quelque balle; mais le plomb est ami de l’homme.

—Il me fait cependant bien mal!

—Ah! qui aime bien châtie bien, monsieur: ah! le plomb! il ne faut pas dire du mal du plomb; qui est-ce qui...

Tout en s’occupant de lier la jambe de Cinq-Mars au-dessous du genou, le bonhomme allait commencer l’apologie du plomb aussi sottement qu’il avait fait celle du cheval, quand il fut forcé, ainsi que son maître, de prêter l’oreille à une dispute vive et bruyante entre plusieurs soldats suisses restés très près d’eux après le départ de toutes les troupes; ils se parlaient en gesticulant beaucoup, et semblaient s’occuper de deux hommes que l’on voyait au milieu de trente soldats environ.

D’Effiat tendant toujours son pied à son domestique et appuyé sur la selle de son cheval, chercha, en écoutant attentivement, à comprendre leurs paroles; mais il ignorait absolument l’allemand, et ne put rien deviner de leur querelle. Grandchamp tenait toujours sa botte et écoutait aussi très sérieusement, et tout à coup se mit à rire de tout son cœur, se tenant les côtes, ce que l’on ne lui avait jamais vu faire.

—Ah! ah! monsieur, voilà deux sergents qui se disputent pour savoir lequel on doit pendre des deux Espagnols qui sont là; car vos camarades rouges ne se sont pas donné la peine de le dire; l’un de ces Suisses prétend que c’est l’officier; l’autre assure que c’est le soldat, et voilà un troisième qui vient de les mettre d’accord.

—Et qu’a-t-il dit?

—Il a dit de les pendre tous les deux.

—Doucement! doucement! s’écria Cinq-Mars en faisant des efforts pour marcher.

Mais il ne put s’appuyer sur sa jambe.

—Mets-moi à cheval, Grandchamp.

—Monsieur, vous n’y pensez pas, votre blessure...

—Fais ce que je te dis, et montes-y toi-même ensuite.

Le vieux domestique, tout en grondant, obéit et courut, d’après un autre ordre très absolu, arrêter les Suisses, déjà dans la plaine, prêts à suspendre leurs prisonniers à un arbre, ou plutôt à les laisser s’y attacher; car l’officier, avec le sang-froid de son énergique nation, avait passé lui-même autour de son cou le nœud coulant d’une corde, et montait, sans en être prié, à une petite échelle appliquée à l’arbre pour y nouer l’autre bout. Le soldat, avec le même calme insouciant, regardait les Suisses se disputer autour de lui, et tenait l’échelle.


Jeanniot del.
Héliogr. Dujardin.

Cinq-Mars arriva à temps pour les sauver, se nomma au bas officier suisse, et, prenant Grandchamp pour interprète, dit que ces deux prisonniers étaient à lui, et qu’il allait les faire conduire à sa tente; qu’il était capitaine aux gardes, et s’en rendait responsable. L’Allemand, toujours discipliné, n’osa répliquer; il n’y eut de résistance que de la part du prisonnier. L’officier, encore au haut de l’échelle, se retourna, et parlant de là comme d’une chaire, dit avec un rire sardonique:

—Je voudrais bien savoir ce que tu viens faire ici? Qui t’a dit que j’aime à vivre?

—Je ne m’en informe pas, dit Cinq-Mars, peu m’importe ce que vous deviendrez après; je veux dans ce moment empêcher un acte qui me paraît injuste et cruel. Tuez-vous ensuite si vous voulez.

—C’est bien dit, reprit l’Espagnol farouche; tu me plais, toi. J’ai cru d’abord que tu venais faire le généreux pour me forcer d’être reconnaissant, ce que je déteste. Eh bien, je consens à descendre; mais je te haïrai autant qu’auparavant, parce que tu es Français, je t’en préviens, et je ne te remercierai pas, car tu ne fais que t’acquitter envers moi: c’est moi-même qui t’ai empêché ce matin d’être tué par ce jeune soldat, quand il te mit en joue, et il n’a jamais manqué un isard dans les montagnes de Léon.

—Soit, dit Cinq-Mars, descendez.

Il entrait dans son caractère d’être toujours avec les autres tel qu’ils se montraient dans leurs relations avec lui, et cette rudesse le rendit de fer.

—Voilà un fier gaillard, monsieur, dit Grandchamp; à votre place certainement M. le maréchal l’aurait laissé sur son échelle. Allons, Louis, Étienne, Germain, venez garder les prisonniers de monsieur et les conduire; voilà une jolie acquisition que nous faisons là; si cela nous porte bonheur, j’en serai bien étonné.

Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement de son cheval, se mit en marche assez lentement pour ne pas dépasser ces hommes à pied; il suivit de loin la colonne des Compagnies qui s’éloignaient à la suite du Roi, et songeait à ce que ce prince pouvait lui vouloir dire. Un rayon d’espoir lui fit voir l’image de Marie de Mantoue dans l’éloignement, et il eut un instant de calme dans les pensées. Mais tout son avenir était dans ce seul mot: plaire au Roi; il se mit à réfléchir à tout ce qu’il a d’amer.

En ce moment il vit arriver son ami de Thou, qui, inquiet de ce qu’il était resté en arrière, le cherchait dans la plaine, et accourait pour le secourir s’il l’eût fallu.

—Il est tard, mon ami, la nuit s’approche; vous vous êtes arrêté bien longtemps; j’ai craint pour vous. Qui amenez-vous donc? Pourquoi vous êtes-vous arrêté? Le Roi va vous demander bientôt.

Telles étaient les questions rapides du jeune conseiller, que l’inquiétude avait fait sortir de son calme accoutumé, ce que n’avait pu faire le combat.

—J’étais un peu blessé; j’amène un prisonnier, et je songeais au Roi. Que peut-il me vouloir, mon ami? Que faut-il faire s’il veut m’approcher du trône? il faudra plaire. A cette idée, vous l’avouerai-je? je suis tenté de fuir, et j’espère que je n’aurai pas l’honneur fatal de vivre près de lui. Plaire! que ce mot est humiliant! obéir ne l’est pas autant. Un soldat s’expose à mourir, et tout est dit. Mais que de souplesse, de sacrifices de son caractère, que de compositions avec sa conscience, que de dégradations de sa pensée dans la destinée d’un courtisan! Ah! de Thou, mon cher de Thou! je ne suis pas fait pour la cour, je le sens, quoique je ne l’aie vue qu’un instant; j’ai quelque chose de sauvage au fond du cœur, que l’éducation n’a poli qu’à la surface. De loin, je me suis cru propre à vivre dans ce monde tout-puissant, je l’ai même souhaité, guidé par un projet bien chéri de mon cœur; mais je recule au premier pas; la vue du Cardinal m’a fait frémir; le souvenir du dernier de ses crimes auquel j’assistai m’a empêché de lui parler; il me fait horreur, je ne le pourrai jamais. La faveur du Roi a aussi je ne sais quoi qui m’épouvante, comme si elle devait m’être funeste.

—Je suis heureux de vous voir cet effroi: il vous sera salutaire peut-être, reprit de Thou en cheminant. Vous allez entrer en contact et en commerce avec la Puissance; vous ne la sentirez pas, vous allez la toucher; vous verrez ce qu’elle est, et par quelle main la foudre est portée. Hélas! fasse le ciel qu’elle ne vous brûle pas! Vous assisterez peut-être à ces conseils où se règle la destinée des nations; vous verrez, vous ferez naître ces caprices d’où sortent les guerres sanglantes, les conquêtes et les traités; vous tiendrez dans votre main la goutte d’eau qui enfante les torrents. C’est d’en haut qu’on apprécie bien les choses humaines, mon ami; il faut avoir passé sur les points élevés pour connaître la petitesse de celles que nous voyons grandes.

—Eh! si j’en étais là, j’y gagnerais du moins cette leçon dont vous parlez, mon ami; mais ce Cardinal, cet homme auquel il me faut avoir une obligation, cet homme que je connais trop par son œuvre, que sera-t-il pour moi?

—Un ami, un protecteur, sans doute, répondit de Thou.

—Plutôt la mort mille fois que son amitié! J’ai tout son être et jusqu’à son nom même en haine; il verse le sang des hommes avec la croix du Rédempteur.

—Quelles horreurs dites-vous, mon cher! Vous vous perdrez si vous montrez au roi ces sentiments pour le Cardinal.

—N’importe, au milieu de ces sentiers tortueux, j’en veux prendre un nouveau, la ligne droite. Ma pensée entière, la pensée de l’homme juste, se dévoilera aux regards du Roi même s’il l’interroge, dût-elle me coûter la tête. Je l’ai vu enfin ce Roi, que l’on m’avait peint si faible; je l’ai vu, et son aspect m’a touché le cœur malgré moi; certes, il est bien malheureux, mais il ne peut être cruel, il entendrait la vérité...

—Oui, mais il n’oserait la faire triompher, répondit le sage de Thou. Garantissez-vous de cette chaleur de cœur qui vous entraîne souvent par des mouvements subits et bien dangereux. N’attaquez pas un colosse tel que Richelieu sans l’avoir mesuré.

—Vous voilà comme mon gouverneur, l’abbé Quillet; mon cher et prudent ami, vous ne me connaissez ni l’un ni l’autre; vous ne savez pas combien je suis las de moi-même, et jusqu’où j’ai jeté mes regards. Il me faut monter ou mourir.

—Quoi! déjà ambitieux! s’écria de Thou avec une extrême surprise.

Son ami inclina la tête sur ses mains en abandonnant les rênes de son cheval, et ne répondit pas.

—Quoi! cette égoïste passion de l’âge mûr s’est emparée de vous, à vingt ans, Henri! L’ambition est la plus triste des espérances.

—Et cependant elle me possède à présent tout entier, car je ne vis que par elle, tout mon cœur en est pénétré.

—Ah! Cinq-Mars, je ne vous reconnais plus! que vous étiez différent autrefois! Je ne vous le cache pas, vous me semblez bien déchu: dans ces promenades de notre enfance, où la vie et surtout la mort de Socrate faisaient couler de nos yeux des larmes d’admiration et d’envie; lorsque, nous élevant jusqu’à l’idéal de la plus haute vertu, nous désirions pour nous dans l’avenir ces malheurs illustres, ces infortunes sublimes qui font les grands hommes; quand nous composions pour nous des occasions imaginaires de sacrifices et de dévouement; si la voix d’un homme eût prononcé entre nous deux, tout à coup, le mot seul d’ambition, nous aurions cru toucher un serpent...

De Thou parlait avec la chaleur de l’enthousiasme et du reproche. Cinq-Mars continuait à marcher sans rien répondre, et la tête dans ses mains; après un instant de silence, il les ôta et laissa voir des yeux pleins de généreuses larmes; il serra fortement la main de son ami et lui dit avec un accent pénétrant:

—Monsieur de Thou, vous m’avez rappelé les plus belles pensées de ma première jeunesse; croyez que je ne suis pas déchu, mais un secret espoir me dévore que je ne puis confier même à vous: je méprise autant que vous l’ambition qui paraîtra me posséder; la terre entière le croira, mais que m’importe la terre? Pour vous, noble ami, promettez-moi que vous ne cesserez pas de m’estimer, quelque chose que vous me voyiez faire. Je jure par le ciel que mes pensées sont pures comme lui.

—Eh bien, dit de Thou, je jure par lui que je vous en crois aveuglément; vous me rendez la vie!

Ils se serraient encore la main avec effusion de cœur, lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils étaient arrivés presque devant la tente du Roi.

Le jour était entièrement tombé, mais on aurait pu croire qu’un jour plus doux se levait, car la lune sortait de la mer dans toute sa splendeur; le ciel transparent du Midi ne se chargeait d’aucun nuage, et semblait un voile d’un bleu pâle semé de paillettes argentées: l’air encore enflammé n’était agité que par le rare passage de quelques brises de la Méditerranée, et tous les bruits avaient cessé sur la terre. L’armée fatiguée reposait sous les tentes dont les feux marquaient la ligne, et la ville assiégée semblait accablée du même sommeil; on ne voyait, sur ses remparts, que le bout des armes des sentinelles qui brillaient aux clartés de la lune, ou le feu errant des rondes de nuit; on n’entendait que quelques cris sombres et prolongés de ces gardes qui s’avertissaient de ne pas dormir.

C’était seulement autour du Roi que tout veillait, mais à une assez grande distance de lui. Ce prince avait fait éloigner toute sa suite; il se promenait seul devant sa tente, et, s’arrêtant quelquefois à contempler la beauté du ciel, il paraissait plongé dans une mélancolique méditation. Personne n’osait l’interrompre, et ce qui restait de seigneurs dans le quartier royal s’était approché du Cardinal, qui, à vingt pas du Roi, était assis sur un petit tertre de gazon façonné en banc par les soldats; là, il essuyait son front pâle; fatigué des soucis du jour et du poids inaccoutumé d’une armure, il congédiait par quelques mots précipités, mais toujours attentifs et polis, ceux qui venaient le saluer en se retirant; il n’avait déjà plus près de lui que Joseph, qui causait avec Laubardemont. Le Cardinal regardait du côté du Roi si, avant de rentrer, ce prince ne lui parlerait pas, lorsque le bruit des chevaux de Cinq-Mars se fit entendre; les gardes du Cardinal le questionnèrent et le laissèrent s’avancer sans suite, et seulement avec de Thou.

—Vous êtes arrivé trop tard, jeune homme, pour parler au Roi, dit d’une voix aigre le Cardinal-Duc; on ne fait pas attendre Sa Majesté.

Les deux amis allaient se retirer, lorsque la voix même de Louis XIII se fit entendre. Ce prince était en ce moment dans une de ces fausses positions qui firent le malheur de sa vie entière. Irrité profondément contre son ministre, mais ne se dissimulant pas qu’il lui devait le succès de la journée, ayant d’ailleurs besoin de lui annoncer son intention de quitter l’armée et de suspendre le siège de Perpignan, il était combattu entre le désir de lui parler et la crainte de faiblir dans son mécontentement; de son côté, le ministre n’osait lui adresser la parole le premier, incertain sur les pensées qui roulaient dans la tête de son maître, et craignant de mal prendre son temps, mais ne pouvant non plus se décider à se retirer; tous deux se trouvaient précisément dans la situation de deux amants brouillés qui voudraient avoir une explication, lorsque le Roi saisit avec joie la première occasion d’en sortir. Le hasard fut fatal au ministre; voilà à quoi tiennent ces destinées qu’on appelle grandes.

—N’est-ce pas M. de Cinq-Mars? dit le Roi d’une voix haute; qu’il vienne, je l’attends.

Le jeune d’Effiat s’approcha à cheval, et à quelques pas du Roi voulut mettre pied à terre; mais à peine sa jambe eut-elle touché le gazon qu’il tomba à genoux.

—Pardon, Sire, je crois que je suis blessé.

Et le sang sortit violemment de sa botte.

De Thou l’avait vu tomber, et s’était approché pour le soutenir; Richelieu saisit cette occasion de s’avancer aussi avec un empressement simulé.

—Otez ce spectacle des yeux du Roi, s’écria-t-il; vous voyez bien que ce jeune homme se meurt.

—Point du tout, dit Louis, le soutenant lui-même, un Roi de France sait voir mourir et n’a point peur du sang qui coule pour lui. Ce jeune homme m’intéresse; qu’on le fasse porter près de ma tente, et qu’il ait auprès de lui mes médecins; si sa blessure n’est pas grave, il viendra avec moi à Paris, car le siège est suspendu, monsieur le Cardinal, j’en ai vu assez. D’autres affaires m’appellent au centre du royaume; je vous laisserai ici commander en mon absence; c’est ce que je voulais vous dire.

A ces mots, le Roi rentra brusquement dans sa tente, précédé par ses pages et ses officiers tenant des flambeaux.

Le pavillon royal était fermé, Cinq-Mars emporté par de Thou et ses gens, que le duc de Richelieu, immobile et stupéfait, regardait encore la place où cette scène s’était passée; il semblait frappé de la foudre et incapable de voir ou d’entendre ceux qui l’observaient.

Laubardemont, encore effrayé de sa mauvaise réception de la veille, n’osait lui dire un mot, et Joseph avait peine à reconnaître en lui son ancien maître; il sentit un moment le regret de s’être donné à lui, et crut que son étoile pâlissait; mais, songeant qu’il était haï de tous les hommes et n’avait de ressource qu’en Richelieu, il le saisit par le bras, et, le secouant fortement, lui dit à demi-voix, mais avec rudesse:

—Allons donc, monseigneur, vous êtes une poule mouillée; venez avec nous.

Et, comme s’il l’eût soutenu par le coude, mais en effet l’entraînant malgré lui, aidé de Laubardemont, il le fit rentrer dans sa tente comme un maître d’école fait coucher un écolier pour lequel il redoute le brouillard du soir: Ce vieillard prématuré suivit lentement les volontés de ses deux acolytes, et la pourpre du pavillon retomba sur lui.

CHAPITRE XII

LA VEILLÉE

O coward conscience, how dost thou afflict me!
—The lights burn blue.—It is now dead midnight
Cold fearful drops stand on my trembling flesh.
—What do I fear? myself?...
—I love myself!...

Shakspeare.

A peine le cardinal fut-il dans sa tente qu’il tomba, encore armé et cuirassé, dans un grand fauteuil; et là, portant son mouchoir sur sa bouche et le regard fixe, il demeura dans cette attitude, laissant ses deux noirs confidents chercher si la méditation ou l’anéantissement l’y retenait. Il était mortellement pâle, et une sueur froide ruisselait sur son front. En l’essuyant avec un mouvement brusque, il jeta en arrière sa calotte rouge, seul signe ecclésiastique qui lui restât, et retomba la bouche sur ses mains. Le capucin d’un côté, le sombre magistrat de l’autre, le considéraient en silence, et semblaient, avec leurs habits noirs et bruns, le prêtre et le notaire d’un mourant.

Le religieux, tirant du fond de sa poitrine une voix qui semblait plus propre à dire l’office des morts qu’à donner des consolations, parla cependant le premier:

—Si monseigneur veut se souvenir de mes conseils donnés à Narbonne, il conviendra que j’avais un juste pressentiment des chagrins que lui causerait un jour ce jeune homme.

Le maître des requêtes reprit:

—J’ai su par le vieil abbé sourd qui était à dîner chez la maréchale d’Effiat, et qui a tout entendu, que ce jeune Cinq-Mars montrait plus d’énergie qu’on ne l’imaginait, et qu’il tenta de délivrer le maréchal de Bassompierre. J’ai encore le rapport détaillé du sourd, qui a très bien joué son rôle; l’éminentissime Cardinal doit en être satisfait.

—J’ai dit à monseigneur, recommença Joseph, car ces deux séides farouches alternaient leurs discours comme les pasteurs de Virgile; j’ai dit qu’il serait bon de se défaire de ce petit d’Effiat, et que je m’en chargerais, si tel était son bon plaisir; il serait facile de le perdre dans l’esprit du Roi.

—Il serait plus sûr de le faire mourir de sa blessure, reprit Laubardemont; si Son Eminence avait la bonté de m’en donner l’ordre, je connais intimement le médecin en second, qui m’a guéri d’un coup au front, et qui le soigne. C’est un homme prudent, tout dévoué à monseigneur le Cardinal-duc, et dont le brelan a un peu dérangé les affaires.

—Je crois, repartit Joseph avec un air de modestie mêlé d’un peu d’aigreur, que si Son Eminence avait quelqu’un à employer à ce projet utile, ce serait plutôt son négociateur habituel, qui a eu quelque succès autrefois.

—Je crois pouvoir en énumérer quelques-uns assez marquants, reprit Laubardemont, et très nouveaux, dont la difficulté était grande.

—Ah! sans doute, dit le père avec un demi-salut et un air de considération et de politesse, votre mission la plus hardie et la plus habile fut le jugement d’Urbain Grandier, le magicien. Mais, avec l’aide de Dieu, on peut faire d’aussi bonnes et fortes choses. Il n’est pas sans quelque mérite, par exemple, ajouta-t-il en baissant les yeux comme une jeune fille, d’extirper vigoureusement une branche royale de Bourbon.

—Il n’était pas bien difficile, reprit avec amertume le maître des requêtes, de choisir un soldat aux gardes pour tuer le comte de Soissons; mais présider, juger...

—Et exécuter soi-même, interrompit le capucin échauffé, est moins difficile certainement que d’élever un homme, dès l’enfance, dans la pensée d’accomplir de grandes choses avec discrétion, et de supporter, s’il le fallait, toutes les tortures pour l’amour du ciel, plutôt que de révéler le nom de ceux qui l’ont armé de leur justice, ou de mourir courageusement sur le corps de celui qu’on a frappé, comme l’a fait celui que j’envoyai; il ne jeta pas un cri au coup d’épée de Riquemont, l’écuyer du prince; il finit comme un saint: c’était mon élève.

—Autre chose est d’ordonner ou de courir les dangers.

—Et n’en ai-je pas couru au siège de la Rochelle?

—D’être noyé dans un égout, sans doute? dit Laubardemont.

—Et vous, dit Joseph, vos périls ont-ils été de vous prendre les doigts dans les instruments de torture? et tout cela parce que l’abbesse des Ursulines est votre nièce.

—C’était bon pour vos frères de Saint-François, qui tenaient les marteaux; mais moi, je fus frappé au front par ce même Cinq-Mars, qui guidait une populace effrénée.

—En êtes-vous bien sûr? s’écria Joseph charmé; osa-t-il bien aller ainsi contre les ordres du Roi?

La joie qu’il avait de cette découverte lui faisait oublier sa colère.

—Impertinents! s’écria le Cardinal, rompant tout à coup le silence et ôtant de ses lèvres son mouchoir taché de sang, je punirais votre sanglante dispute, si elle ne m’avait appris bien des secrets d’infamie de votre part. On a dépassé mes ordres: je ne voulais point de torture, Laubardemont; c’est votre seconde faute; vous me ferez haïr pour rien, c’était inutile. Mais vous, Joseph, ne négligez pas les détails de cette émeute où fut Cinq-Mars; cela peut servir par la suite.

—J’ai tous les noms et signalements, dit avec empressement le juge secret, inclinant jusqu’au fauteuil sa grande taille et son visage olivâtre et maigre, que sillonnait un rire servile.

—C’est bon, c’est bon, dit le ministre, le repoussant; il ne s’agit pas encore de cela. Vous, Joseph, soyez à Paris avant ce jeune présomptueux qui va être favori, j’en suis certain; devenez son ami, tirez-en parti pour moi, ou perdez-le; qu’il me serve ou qu’il tombe. Mais, surtout, envoyez-moi des gens sûrs, et tous les jours, pour me rendre compte verbalement; jamais d’écrits à l’avenir. Je suis très mécontent de vous, Joseph; quel misérable courrier avez-vous choisi pour venir de Cologne! Il ne m’a pas su comprendre; il a vu le Roi trop tôt, et nous voilà encore avec une disgrâce à combattre. Vous avez manqué me perdre entièrement. Vous allez voir ce qu’on va faire à Paris; on ne tardera pas à y tramer une conspiration contre moi; mais ce sera la dernière. Je reste ici pour les laisser tous plus libres d’agir. Sortez tous deux, envoyez-moi mon valet de chambre dans deux heures seulement: je veux être seul.

On entendait encore les pas de ces deux hommes, et Richelieu, les yeux attachés sur l’entrée de sa tente, semblait les poursuivre de ses regards irrités.

—Misérables! s’écria-t-il lorsqu’il fut seul, allez encore accomplir quelques œuvres secrètes, et ensuite je vous briserai vous-mêmes, ressorts impurs de mon pouvoir! Bientôt le roi succombera sous la lente maladie qui le consume; je serai régent alors, je serai roi de France moi-même; je n’aurai plus à redouter les caprices de sa faiblesse; je détruirai sans retour les races orgueilleuses de ce pays; j’y passerai un niveau terrible et la baguette de Tarquin; je serai seul sur eux tous, l’Europe tremblera, je...

Ici le goût du sang qui remplissait de nouveau sa bouche le força d’y porter son mouchoir.

—Ah! que dis-je? malheureux que je suis! Me voilà frappé à mort; je me dissous, mon sang s’écoule, et mon esprit veut travailler encore! Pour quoi? Pour qui? Est-ce pour la gloire, c’est un mot vide; est-ce pour les hommes; je les méprise. Pour qui donc, puisque je vais mourir avant deux, avant trois ans peut-être? Est-ce pour Dieu? quel nom!... je n’ai pas marché avec lui, il a tout vu...

Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et ses yeux rencontrèrent la grande croix d’or qu’il portait au cou; il ne put s’empêcher de se jeter en arrière jusqu’au fond du fauteuil; mais elle le suivait; il la prit, et, la considérant avec des regards fixes et dévorants:—Signe terrible! dit-il tout bas, tu me poursuis! Vous retrouverai-je encore ailleurs... divinité et supplice! que suis-je? qu’ai-je fait?...

Pour la première fois, une terreur singulière et inconnue le pénétra; il trembla, glacé et brûlé par un frisson invincible; il n’osait lever les yeux, de crainte de rencontrer quelque vision effroyable; il n’osait appeler, de peur d’entendre le son de sa propre voix; il demeura profondément enfoncé dans la méditation de l’éternité, si terrible pour lui, et il murmura cette sorte de prière:

—Grand Dieu, si tu m’entends, juge-moi donc, mais ne m’isole pas pour me juger. Regarde-moi entouré des hommes de mon siècle; regarde l’ouvrage immense que j’avais entrepris; fallait-il moins qu’un énorme levier pour remuer ces masses? et si ce levier écrase en tombant quelques misérables inutiles, suis-je bien coupable? Je semblerai méchant aux hommes; mais toi, juge suprême, me verras-tu ainsi? Non; tu sais que c’est le pouvoir sans borne qui rend la créature coupable envers la créature; ce n’est pas Armand de Richelieu qui fait périr, c’est le premier ministre. Ce n’est pas pour ses injures personnelles, c’est pour suivre un système. Mais un système... qu’est-ce que ce mot? M’était-il permis de jouer ainsi avec les hommes, et de les regarder comme des nombres pour accomplir une pensée, fausse peut-être? Je renverse l’entourage du trône. Si, sans le savoir, je sapais ses fondements et hâtais sa chute! Oui, mon pouvoir d’emprunt m’a séduit. O dédale! ô faiblesse de la pensée humaine!... Simple foi! pourquoi ne suis-je pas seulement un simple prêtre? Si j’osais rompre avec l’homme et me donner à Dieu, l’échelle de Jacob descendrait encore dans mes songes!

En ce moment son oreille fut frappée d’un grand bruit qui se faisait au dehors; des rires de soldats, des huées féroces et des jurements se mêlaient aux paroles, assez longtemps soutenues, d’une voix faible et claire; on eût dit le chant d’un ange entrecoupé par des rires de démons. Il se leva, et ouvrit une sorte de fenêtre en toile pratiquée sur un des côtés de sa tente carrée. Un singulier spectacle se présentait à sa vue; il resta quelques instants à le contempler, attentif aux discours qui se tenaient.

—Écoute, écoute, La Valeur, disait un soldat à un autre, la voilà qui recommence à parler et à chanter; fais-la placer au milieu du cercle, entre nous et le feu.

—Tu ne sais pas, tu ne sais pas, disait un autre, voici Grand-Ferré qui dit qu’il la connaît.

—Oui, je te dis que je la connais, et, par Saint-Pierre de Loudun, je jurerais que je l’ai vue dans mon village, quand j’étais en congé, et c’était à une affaire où il faisait chaud, mais dont on ne parle pas, surtout à un Cardinaliste comme toi.

—Et pourquoi n’en parle-t-on pas, grand nigaud? reprit un vieux soldat en relevant sa moustache.

—On n’en parle pas parce que cela brûle la langue, entends-tu cela?

—Non, je ne l’entends pas.

—Eh bien! ni moi non plus; mais ce sont les bourgeois qui me l’ont dit.

Ici un éclat de rire général l’interrompit.

—Ah! ah! est-il bête! disait l’un; il écoute ce que disent les bourgeois.

—Ah bien! si tu les écoutes bavarder, tu as du temps à perdre, reprenait un autre.

—Tu ne sais donc pas ce que disait ma mère, blanc-bec? reprenait gravement le plus vieux en baissant les yeux d’un air farouche et solennel pour se faire écouter.

—Et! comment veux-tu que je le sache, La Pipe? Ta mère doit être morte de vieillesse avant que mon grand-père fût au monde.

—Eh bien! blanc-bec, je vais te le dire. Tu sauras d’abord que ma mère était une respectable Bohémienne, aussi attachée au régiment des Carabins de la Roque que mon chien Canon que voilà; elle portait l’eau-de-vie à son cou, dans un baril, et la buvait mieux que le premier de chez nous; elle avait eu quatorze époux, tous militaires, et morts sur le champ de bataille.

—Voilà ce qui s’appelle une femme! interrompirent les soldats pleins de respect.

—Et jamais de sa vie elle ne parla à un bourgeois, si ce n’est pour lui dire en arrivant au logement: «Allume-moi une chandelle et fais chauffer ma soupe».

—Eh bien, qu’est-ce qu’elle te disait ta mère? dit Grand-Ferré.

—Si tu es pressé, tu ne le sauras pas, blanc-bec; elle disait habituellement dans sa conversation: Un soldat vaut bien mieux qu’un chien; mais un chien vaut mieux qu’un bourgeois.

—Bravo! bravo! c’est bien dit! crièrent les soldats pleins d’enthousiasme à ces belles paroles.

—Et ça n’empêche pas, dit Grand-Ferré, que les bourgeois qui m’ont dit que ça brûlait la langue avaient raison; d’ailleurs, ce n’était pas tout à fait des bourgeois, car ils avaient des épées, et ils étaient fâchés de ce qu’on brûlait un curé, et moi aussi.

—Et qu’est-ce que cela te faisait qu’on brûlât ton curé, grand innocent? reprit un sergent de bataille appuyé sur la fourche de son arquebuse; après lui un autre; tu aurais pu prendre à sa place un de nos généraux, qui sont tous curés à présent; moi, qui suis Royaliste, je le dis franchement.

—Taisez-vous donc! cria La Pipe: laissez parler cette fille. Ce sont tous ces chiens de Royalistes, qui viennent nous déranger quand nous nous amusons.

—Qu’est-ce que tu dis? reprit Grand-Ferré; sais-tu seulement ce que c’est que d’être Royaliste, toi?

—Oui, dit La Pipe, je vous connais bien tous, allez: vous êtes pour les anciens soi-disant Princes de la paix, avec les Croquants, contre le Cardinal et la gabelle; là! ai-je raison ou non?

—Eh bien, non, vieux Bas-rouge! un Royaliste est celui qui est pour un roi: voilà ce que c’est. Et comme mon père était valet des émérillons du Roi, je suis pour le Roi; voilà. Et je n’aime pas les Bas-rouges, c’est tout simple.

—Ah! tu m’appelles Bas-rouge! reprit le vieux soldat: tu m’en feras raison demain matin. Si tu avais fait la guerre dans la Valteline, tu ne parlerais pas comme ça; et si tu avais vu l’Eminence se promener sur la digue de la Rochelle, avec le vieux marquis de Spinola, pendant qu’on lui envoyait des volées de canon, tu ne dirais rien des Bas-rouges, entends-tu?

—Allons, amusons-nous au lieu de nous quereller, dirent les autres soldats.

Les braves qui discouraient ainsi étaient debout autour d’un grand feu qui les éclairait plus que la lune, toute belle qu’elle était, et au milieu d’eux se trouvait le sujet de leur attroupement et de leurs cris. Le Cardinal distingua une jeune femme vêtue de noir et couverte d’un long voile blanc; ses pieds étaient nus: une corde grossière serrait sa taille élégante, un long rosaire tombait de son cou presque jusqu’aux pieds, ses mains délicates et blanches comme l’ivoire en agitaient les grains et les faisaient tournoyer rapidement sous ses doigts. Les soldats, avec une joie barbare, s’amusaient à préparer de petits charbons sur son chemin pour brûler ses pieds nus; le plus vieux prit la mèche fumante de son arquebuse, et, l’approchant du bas de sa robe, lui dit d’une voix rauque:

—Allons, folle, recommence-nous ton histoire, ou bien je te remplirai de poudre, et je te ferai sauter comme une mine; prends-y garde, parce que j’ai déjà joué ce tour-là à d’autres que toi dans les vieilles guerres des Huguenots. Allons, chante!

La jeune femme, les regardant avec gravité, ne répondit rien et baissa son voile.

—Tu t’y prends mal, dit Grand-Ferré avec un rire bachique; tu vas la faire pleurer, tu ne sais pas le beau langage de la cour; je vais lui parler, moi.

Et lui prenant le menton:

—Mon petit cœur, lui dit-il, si tu voulais, ma mignonne, recommencer la jolie petite historiette que tu racontais tout à l’heure à ces messieurs, je te prierais de voyager avec moi sur le fleuve de Tendre, comme disent les grandes dames de Paris, et de prendre un verre d’eau-de-vie avec ton chevalier fidèle, qui t’a rencontrée autrefois à Loudun quand tu jouais la comédie pour faire brûler un pauvre diable...

La jeune femme croisa ses bras, et regardant autour d’elle d’un air impérieux, s’écria:

—Retirez-vous, au nom du Dieu des armées: retirez-vous, hommes impurs! il n’y a rien de commun entre nous. Je n’entends pas votre langue, et vous n’entendriez pas la mienne. Allez vendre votre sang aux princes de la terre à tant d’oboles par jour, et laissez-moi accomplir ma mission. Conduisez-moi vers le Cardinal...

Un rire grossier l’interrompit.

—Crois-tu, dit un carabin de Maurevert, que son Éminence le généralissime te reçoive chez lui avec tes pieds nus? Va les laver.

—Le Seigneur a dit: «Jérusalem, lève ta robe et passe les fleuves», répondit-elle les bras toujours en croix. Que l’on me conduise chez le Cardinal!

Richelieu cria d’une voix forte:

—Qu’on m’amène cette femme, et qu’on la laisse en repos!

Tout se tut; on la conduisit au ministre.—Pourquoi, dit-elle en le voyant, m’amener devant un homme armé?

On la laissa seule devant lui sans répondre.

Le Cardinal avait l’air soupçonneux en la regardant.

—Madame, dit-il, que faites-vous au camp à cette heure; et, si votre esprit n’est pas égaré, pourquoi ces pieds nus?

—C’est un vœu, c’est un vœu, répondit la jeune religieuse avec un air d’impatience en s’asseyant près de lui brusquement: j’ai fait aussi celui de ne pas manger que je n’aie rencontré l’homme que je cherche.

—Ma sœur, dit le Cardinal étonné et radouci en s’approchant pour l’observer, Dieu n’exige pas de telles rigueurs dans un corps faible, et surtout à votre âge, car vous me semblez fort jeune.

—Jeune? oh! oui, j’étais bien jeune il y a peu de jours encore; mais depuis j’ai passé deux existences au moins, j’ai tant pensé et tant souffert: regardez mon visage.

Et elle découvrit une figure parfaitement belle; des yeux noirs très réguliers y donnaient la vie; mais sans eux on aurait cru que ces traits étaient ceux d’un fantôme, tant elle était pâle; ses lèvres étaient violettes et tremblaient, un grand frisson faisait entendre le choc de ses dents.

—Vous êtes malade, ma sœur, dit le ministre ému en lui prenant la main, qu’il sentit brûlante. Une sorte d’habitude d’interroger sa santé et celle des autres, lui fit toucher le pouls sur son bras amaigri: il sentit les artères soulevées par les battements d’une fièvre effrayante.

—Mais, continua-t-il avec plus d’intérêt, vous vous êtes tuée avec des rigueurs plus grandes que les forces humaines; je les ai toujours blâmées, et surtout dans un âge tendre. Qui a donc pu vous y porter? est-ce pour me le confier que vous êtes venue? Parlez avec calme et soyez sûre d’être secourue.

—Se confier aux hommes! reprit la jeune femme, oh! non, jamais! Ils m’ont tous trompée; je ne me confierais à personne, pas même à M. de Cinq-Mars, qui cependant doit bientôt mourir.

—Comment! dit Richelieu en fronçant le sourcil, mais avec un rire amer; comment! vous connaissez ce jeune homme? est-ce lui qui a fait vos malheurs?

—Oh! non, il est bon, et il déteste les méchants, c’est ce qui le perdra. D’ailleurs, dit-elle en prenant tout à coup un air dur et sauvage, les hommes sont faibles, et il y a des choses que les femmes doivent accomplir. Quand il ne s’est plus trouvé de vaillants dans Israël, Déborah s’est levée.

—Eh! comment savez-vous toutes ces belles choses? continua le Cardinal en lui tenant toujours la main.

—Oh! cela, je ne puis vous l’expliquer, reprit avec un air de naïveté touchante et une voix très douce la jeune religieuse, vous ne me comprendriez pas; c’est le démon qui m’a tout appris et qui m’a perdue.

—Eh! mon enfant, c’est toujours lui qui nous perd; mais il nous instruit mal, dit Richelieu avec l’air d’une protection paternelle et d’une pitié croissante. Quelles ont été vos fautes? dites-les moi; je peux beaucoup.

—Ah! dit-elle d’un air de doute, vous pouvez beaucoup sur des guerriers, sur des hommes braves et généreux; sous votre cuirasse doit battre un noble cœur; vous êtes un vieux général, qui ne savez rien des ruses du crime.

Richelieu sourit, cette méprise le flattait.

—Je vous ai entendu demander le Cardinal; que lui voulez-vous enfin? Qu’êtes-vous venue chercher?

La religieuse se recueillit et mit un doigt sur son front.

—Je ne m’en souviens plus, dit-elle, vous m’avez trop parlé... J’ai perdu cette idée, c’était pourtant une grande idée... C’est pour elle que je suis condamnée à la faim qui me tue; il faut que je l’accomplisse, ou je vais mourir avant. Ah! dit-elle en portant sa main sous sa robe dans son sein, où elle parut prendre quelque chose, la voilà, cette idée...

Elle rougit tout à coup, et ses yeux s’ouvrirent extraordinairement; elle continua en se penchant à l’oreille du Cardinal:

—Je vais vous le dire: Urbain Grandier, mon amant Urbain, m’a dit cette nuit que c’était Richelieu qui l’avait fait périr; j’ai pris un couteau dans une auberge, et je viens ici pour le tuer, dites-moi où il est.

Le Cardinal, effrayé et surpris, recula d’horreur. Il n’osait appeler ses gardes, craignant les cris de cette femme et ses accusations; et cependant un emportement de cette folle pouvait lui devenir fatal.

—Cette histoire affreuse me poursuivra donc partout! s’écria-t-il en la regardant fixement, cherchant dans son esprit le parti qu’il devait prendre.

Ils demeurèrent en silence l’un en face de l’autre dans la même attitude, comme deux lutteurs qui se contemplent avant de s’attaquer, ou comme le chien d’arrêt et sa victime pétrifiés par la puissance du regard.

Cependant Laubardemont et Joseph étaient sortis ensemble, et, avant de se séparer, ils se parlèrent un moment devant la tente du Cardinal, parce qu’ils avaient besoin de se tromper mutuellement; leur haine venait de prendre des forces dans leur querelle, et chacun avait résolu de perdre son rival près du maître. Le juge commença le dialogue, que chacun d’eux avait préparé en se prenant le bras, comme d’un seul et même mouvement:

—Ah! révérend père, que vous m’avez affligé en ayant l’air de prendre en mauvaise part quelques légères plaisanteries que je vous ai faites tout à l’heure!

—Eh! mon Dieu, non, cher seigneur, je suis bien loin de là. La charité, où serait la charité? J’ai quelquefois une sainte chaleur dans le propos, pour ce qui est du bien de l’État et de monseigneur, à qui je suis tout dévoué.

—Ah! qui le sait mieux que moi, révérend père? mais vous me rendez justice, vous savez aussi combien je le suis à l’éminentissime Cardinal-Duc, auquel je dois tout. Hélas! je n’ai mis que trop de zèle à le servir, puisqu’il me le reproche.

—Rassurez-vous, dit Joseph, il ne vous en veut pas; je le connais bien, il conçoit qu’on fasse quelque chose pour sa famille; il est fort bon parent aussi.

—Oui, c’est cela, reprit Laubardemont, voilà mon affaire à moi; ma nièce était perdue tout à fait avec son couvent si Urbain eût triomphé; vous sentez cela comme moi, d’autant plus qu’elle ne nous avait pas bien compris, et qu’elle a fait l’enfant quand il a fallu paraître.

—Est-il possible? en pleine audience! Ce que vous me dites là me fâche véritablement pour vous! Que cela dut être pénible!

—Plus que vous ne l’imaginez! Elle oubliait tout ce qu’on lui disait dans la possession, faisait mille fautes de latin que nous avons raccommodées comme nous avons pu; et même elle a été cause d’une scène désagréable le jour du procès; fort désagréable pour moi et pour les juges: un évanouissement, des cris. Ah! je vous jure que je l’aurais bien chapitrée, si je n’eusse été forcé de quitter précipitamment cette petite ville de Loudun. Mais, voyez-vous, il est tout simple que j’y tienne, c’est ma plus proche parente; car mon fils a mal tourné, on ne sait ce qu’il est devenu depuis quatre ans. La pauvre petite Jeanne de Belfiel! je ne l’avais faite religieuse, et puis abbesse, que pour conserver tout à ce mauvais sujet-là. Si j’avais pu prévoir sa conduite, je l’aurais réservée pour le monde.

—On la dit d’une fort grande beauté, reprit Joseph; c’est un don très précieux pour une famille; on aurait pu la présenter à la cour, et le Roi... Ah! ah!... Mlle de La Fayette... Eh!... eh!... Mlle d’Hautefort... vous entendez... il serait même possible encore d’y penser.

—Ah! que je vous reconnais bien là... monseigneur, car nous savons qu’on vous a nommé au cardinalat; que vous êtes bon de vous souvenir du plus dévoué de vos amis!

Laubardemont parlait encore à Joseph, lorsqu’ils se trouvèrent au bout de la rue du camp qui conduisait au quartier des volontaires.

—Que Dieu vous protège et sa sainte Mère pendant mon absence, dit Joseph s’arrêtant; je vais partir demain pour Paris; et, comme j’aurai affaire plus d’une fois à ce petit Cinq-Mars, je vais le voir d’avance et savoir des nouvelles de sa blessure.

—Si l’on m’avait écouté, dit Laubardemont, à l’heure qu’il est vous n’auriez pas cette peine.

—Hélas! vous avez bien raison, répondit Joseph avec un soupir profond et levant les yeux au ciel; mais le Cardinal n’est plus le même homme; il n’accueille pas les bonnes idées, il nous perdra s’il se conduit ainsi.

Et, faisant une profonde révérence au juge, le capucin entra dans le chemin qu’il lui avait montré.

Laubardemont le suivit quelque temps des yeux, et, quand il fut bien sûr de la route qu’il avait prise, il revint ou plutôt accourut jusqu’à la tente du ministre.—Le Cardinal l’éloigne, s’était-il dit; donc il s’en dégoûte; je sais des secrets qui peuvent le perdre. J’ajouterai qu’il est allé faire sa cour au futur favori; je remplacerai ce moine dans la faveur du ministre. L’instant est propice, il est minuit; il doit encore rester seul pendant une heure et demie. Courons.

Il arrive à la tente des gardes qui précède le pavillon.

—Monseigneur reçoit quelqu’un, dit le capitaine hésitant, on ne peut pas entrer.

—N’importe, vous m’avez vu sortir il y a une heure; il se passe des choses dont je dois rendre compte.

—Entrez, Laubardemont, cria le ministre, entrez vite et seul! Il entra. Le Cardinal, toujours assis, tenait les deux mains d’une religieuse dans une des siennes, et de l’autre fit signe de garder le silence à son agent stupéfait, qui resta sans mouvement, ne voyant pas encore le visage de cette femme; elle parlait avec volubilité, et les choses étranges qu’elle disait contrastaient horriblement avec la douceur de sa voix. Richelieu semblait ému.

—Oui, je le frapperai avec un couteau; c’est un couteau que le démon Béhérith m’a donné à l’auberge; mais c’est le clou de Sisara. Il a un manche d’ivoire, voyez-vous, et j’ai beaucoup pleuré dessus. N’est-ce pas singulier, mon bon général? Je le retournerai dans la gorge de celui qui a tué mon ami, comme il a dit lui-même de faire, et ensuite je brûlerai le corps, c’est la peine du talion, la peine que Dieu a permise à Adam... Vous avez l’air étonné, mon brave général... mais vous le seriez bien plus si je vous disais sa chanson... la chanson qu’il m’a chantée encore hier au soir, quand il est venu me voir à l’heure du bûcher, vous savez bien?... l’heure où il pleut, l’heure où mes mains commencent à brûler comme à présent; il m’a dit: «Ils sont bien trompés, les magistrats, les magistrats rouges... j’ai onze démons à mes ordres, et je reviens te voir quand la cloche sonne... sous un dais de velours pourpré, avec des torches, des torches de résine qui nous éclairent; ah! c’est de toute beauté!» Voilà, voilà ce qu’il chante.

Et, sur l’air du De profundis, elle chanta elle-même:

Je vais être prince d’Enfer,
Mon sceptre est un marteau de fer,
Ce sapin brûlant est mon trône.
Et ma robe est de soufre jaune;
Mais je veux t’épouser demain:
Viens, Jeanne, donne-moi la main.

N’est-ce pas singulier, mon bon général? Et moi je lui réponds tous les soirs; écoutez bien ceci, oh! écoutez bien...

Le juge a parlé dans la nuit,
Et dans la tombe on me conduit,
Pourtant j’étais ta fiancée!
Viens... la pluie est longue et glacée;
Mais tu ne dormiras pas seul,
Je te prêterai mon linceul.

Ensuite il parle, et parle comme les esprits et comme les prophètes. Il dit: «Malheur, malheur à celui qui a versé le sang! les juges de la terre sont-ils des dieux? Non, ce sont des hommes qui vieillissent et souffrent, et cependant ils osent dire à haute voix: Faites mourir cet homme! La peine de mort! la peine de mort! Qui a donné à l’homme le droit de l’exercer sur l’homme? Est-ce le nombre deux?... Un seul serait assassin, vois-tu! Mais compte bien, un, deux, trois... Voilà qu’ils sont sages et justes, ces scélérats graves et stipendiés! O crime! l’horreur du ciel! Si tu les voyais d’en haut, comme moi, Jeanne, combien tu serais plus pâle encore! La chair détruire la chair! elle qui vit de sang faire couler le sang! froidement et sans colère! comme Dieu qui a créé!»

Les cris que jetait la malheureuse fille en disant rapidement ces paroles épouvantèrent Richelieu et Laubardemont au point de les tenir immobiles longtemps encore. Cependant le délire et la fièvre l’emportaient toujours.

—Les juges ont-ils frémi? m’a dit Urbain Grandier, frémissent-ils de se tromper? On agite la mort du juste.

—La question!—On serre ses membres avec des cordes pour le faire parler; sa peau se coupe, s’arrache et se déroule comme un parchemin; ses nerfs sont à nu, rouges et luisants; ses os crient; la moelle en jaillit... Mais les juges dorment. Ils rêvent de fleurs et de printemps. Que la grand’salle est chaude! dit l’un en s’éveillant; cet homme n’a point voulu parler! Est-ce que la torture est finie! Et, miséricordieux enfin, il accorde la mort. La mort! seule crainte des vivants! la mort! le monde inconnu! il y jette avant lui une âme furieuse qui l’attendra. Oh! ne l’a-t-il jamais vu, le tableau vengeur! ne l’a-t-il jamais vu avant son sommeil, le prévaricateur écorché?

Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue et le chagrin, le Cardinal, saisi d’horreur et de pitié, s’écria:

—Ah! pour l’amour de Dieu! finissons cette affreuse scène; emmenez cette femme, elle est folle!

L’insensée se retourna, et jetant tout à coup de grands cris:

—Ah! le juge, le juge!... dit-elle en reconnaissant Laubardemont.

Celui-ci, joignant les mains et s’humiliant devant le ministre, disait avec effroi:

—Hélas! monseigneur, pardonnez-moi, c’est ma nièce qui a perdu la raison: j’ignorais ce malheur-là, sans quoi elle serait enfermée depuis longtemps. Jeanne, Jeanne... allons, madame, à genoux; demandez pardon à monseigneur le Cardinal-Duc...

—C’est Richelieu! cria-t-elle. Et l’étonnement sembla entièrement paralyser cette jeune et malheureuse beauté; la rougeur qui l’avait animée d’abord fit place à une mortelle pâleur, ses cris à un silence immobile, ses regards égarés à une fixité effroyable de ses grands yeux, qui suivaient constamment le ministre attristé.

—Emmenez vite cette malheureuse enfant, dit celui-ci hors de lui-même; elle est mourante et moi aussi; tant d’horreurs me poursuivent depuis cette condamnation, que je crois que tout l’enfer se déchaîne contre moi!

Il se leva en parlant. Jeanne de Belfiel, toujours silencieuse et stupéfaite, les yeux hagards, la bouche ouverte, la tête penchée en avant, était restée sous le coup de sa double surprise, qui semblait avoir éteint le reste de sa raison et de ses forces. Au mouvement du Cardinal, elle frémit de se voir entre lui et Laubardemont, regarda tour à tour l’un et l’autre, laissa échapper de sa main le couteau qu’elle tenait, et se retira lentement vers la sortie de la tente, se couvrant tout entière de son voile, et tournant avec terreur ses yeux égarés derrière elle, sur son oncle qui la suivait, comme une brebis épouvantée qui sent déjà sur son dos l’haleine brûlante du loup prêt à la saisir.

Ils sortirent tous deux ainsi, et à peine en plein air, le juge furieux s’empara des mains de sa victime, les lia par un mouchoir, et l’entraîna facilement, car elle ne poussa pas un cri, pas un soupir, mais le suivit, la tête toujours baissée sur son sein et comme plongée dans un profond somnambulisme.

CHAPITRE XIII

L’ESPAGNOL

Qu’un ami véritable est une douce chose
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur,
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.

La Fontaine.

Cependant une scène d’une autre nature se passait sous la tente de Cinq-Mars; les paroles du Roi, premier baume de ses blessures, avaient été suivies des soins empressés des chirurgiens de la cour; une balle morte, facilement extraite, avait causé seule son accident: le voyage lui était permis, tout était près pour l’accomplir. Le malade avait reçu jusqu’à minuit des visites amicales et intéressées; dans les premières furent celles du petit Gondi et de Fontrailles, qui se disposaient aussi à quitter Perpignan pour Paris; l’ancien page Olivier d’Entraigues s’était joint à eux pour complimenter l’heureux volontaire que le Roi semblait avoir distingué; la froideur habituelle du prince envers tout ce qui l’entourait ayant fait regarder, à tous ceux qui en furent instruits, le peu de mots qu’il avait dits comme des signes assurés d’une haute faveur, tous étaient venus le féliciter.

Enfin il était seul, sur son lit de camp; M. de Thou, près de lui, tenait sa main, et Grandchamp, à ses pieds, grondait encore de toutes les visites qui avaient fatigué son maître blessé et prêt à partir pour un long voyage. Pour Cinq-Mars, il goûtait enfin un de ces instants de calme et d’espoir qui viennent en quelque sorte refraîchir l’âme en même temps que le sang; la main qu’il ne donnait pas à son ami pressait en secret la croix d’or attachée sur son cœur, en attendant la main adorée qui l’avait donnée, et qu’il allait bientôt presser elle-même. Il n’écoutait qu’avec le regard et le sourire les conseils du jeune magistrat, et rêvait au but de son voyage, qui était aussi le but de sa vie. Le grave de Thou lui disait d’une voix calme et douce:

—Je vous suivrai bientôt à Paris. Je suis heureux plus que vous-même de voir le Roi vous y mener avec lui; c’est un commencement d’amitié qu’il faut ménager, vous avez raison. J’ai réfléchi bien profondément aux causes secrètes de votre ambition, et je crois avoir deviné votre cœur. Oui, ce sentiment d’amour pour la France, qui le faisait battre dans votre jeunesse, a dû y prendre des forces plus grandes; vous voulez approcher le Roi pour servir votre pays, pour mettre en action ces songes dorés de nos premiers ans. Certes, la pensée est vaste et digne de vous! je vous admire; je m’incline! Abordez le monarque avec le dévouement chevaleresque de nos pères, avec un cœur plein de candeur et prêt à tous les sacrifices. Recevoir les confidences de son âme, verser dans la sienne celles de ses sujets, adoucir les chagrins du Roi en lui apprenant la confiance de son peuple en lui, fermer les plaies du peuple en les découvrant à son maître, et, par l’entremise de votre faveur, rétablir ainsi ce commerce d’amour du père aux enfants, qui fut interrompu pendant dix-huit ans par un homme au cœur de marbre: s’exposer pour cette noble entreprise à toutes les horreurs de sa vengeance, et, bien plus encore, braver les calomnies perfides qui poursuivent le favori jusque sur les marches du trône: ce songe était digne de vous. Poursuivez, mon ami, ne soyez jamais découragé; parlez hautement au Roi du mérite et des malheurs de ses plus illustres amis que l’on écrase; dites-lui sans crainte que sa vieille noblesse n’a jamais conspiré contre lui; et que, depuis le jeune Montmorency jusqu’à cet aimable comte de Soissons, tous avaient combattu le ministre et jamais le monarque; dites-lui que les vieilles races de France sont nées avec sa race, qu’en les frappant il remue toute la nation, et que, s’il les éteint, la sienne en souffrira, qu’elle demeurera seule exposée au souffle du temps et des événements, comme un vieux chêne frissonne et s’ébranle au vent de la plaine, lorsque l’on a renversé la forêt qui l’entoure et le soutient.—Oui, s’écria de Thou en s’animant, ce but est noble et beau: marchez dans votre route d’un pas inébranlable, chassez même cette honte secrète, cette pudeur qu’une âme noble éprouve avant de se décider à flatter, à faire ce que le monde appelle sa cour. Hélas! les rois sont accoutumés à ces paroles continuelles de fausse admiration pour eux; considérez-les comme une langue nouvelle qu’il faut apprendre, langue bien étrangère à vos lèvres jusqu’ici, mais que l’on peut parler noblement, croyez-moi, et qui saurait exprimer de belles et généreuses pensées.

Pendant le discours enflammé de son ami, Cinq-Mars ne put se défendre d’une rougeur subite, et il tourna son visage sur l’oreiller, du côté de la tente, et de manière à ne pas être vu. De Thou s’arrêta.

—Qu’avez-vous, Henri? vous ne me répondez pas; me serais-je trompé?

Cinq-Mars soupira profondément et se tut encore.

—Votre cœur n’est-il pas ému de ces idées que je croyais devoir le transporter!

Le blessé regarda son ami avec moins de trouble et lui dit:

—Je croyais, cher de Thou, que vous ne deviez plus m’interroger, et que vous vouliez avoir une aveugle confiance en moi. Quel mauvais génie vous pousse donc à vouloir sonder ainsi mon âme? Je ne suis pas étranger à ces idées qui vous possèdent. Qui vous dit que je ne les aie pas conçues! Qui vous dit que je n’aie pas formé la ferme résolution de les pousser plus loin dans l’action que vous n’osez le faire même dans vos paroles! L’amour de la France, la haine vertueuse de l’ambitieux qui l’opprime et brise ses antiques mœurs avec la hache du bourreau, la ferme croyance que la vertu peut être aussi habile que le crime, voilà mes dieux, les mêmes que les vôtres. Mais, quand vous voyez un homme à genoux dans une église, lui demandez-vous quel saint ou quel ange protège et reçoit sa prière? Que vous importe, pourvu qu’il y tombe martyr, s’il le faut? Eh! lorsque nos pères s’acheminaient pieds nus vers le saint sépulcre, un bourdon à la main, s’informait-on du vœu secret qui les conduisait à la terre sainte? Ils frappaient, ils mouraient, et les hommes et Dieu même peut-être, n’en demandaient pas plus; le pieux capitaine qui les guidait ne faisait pas dépouiller leurs corps pour voir si la croix rouge et le cilice ne cachaient pas quelque autre signe mystérieux; et, dans le ciel, sans doute, ils n’étaient pas jugés avec plus de rigueur pour avoir aidé la force de leurs résolutions sur la terre par quelque espoir permis au chrétien, quelque seconde et secrète pensée, plus humaine et plus proche du cœur mortel.

De Thou sourit et rougit légèrement en baissant les yeux.

—Mon ami, reprit-il avec gravité, cette agitation peut vous faire mal; ne continuons pas sur ce sujet; ne mêlons pas Dieu et le ciel dans nos discours, parce que cela n’est pas bien, et mettez vos draps sur votre épaule, parce qu’il fait froid cette nuit. Je vous promets, ajouta-t-il en recouvrant son jeune malade avec un soin maternel, je vous promets de ne plus vous mettre en colère par mes conseils.

—Ah! s’écria Cinq-Mars malgré la défense de parler, moi je vous jure, par cette croix d’or que vous voyez, et par sainte Marie, de mourir plutôt que de renoncer à ce plan même que vous avez tracé le premier; vous serez peut-être un jour forcé de m’arrêter; mais il ne sera plus temps.

—C’est bon, c’est bon, dormez, répéta le conseiller; si vous ne vous arrêtez pas, alors je continuerai avec vous, quelque part que cela me conduise.

Et, prenant dans sa poche un livre d’heures, il se mit à lire attentivement; un instant après, il regarda Cinq-Mars, qui ne dormait pas encore; il fit signe à Grandchamp de changer la lampe de place pour la vue du malade: mais ce soin nouveau ne réussit pas mieux; celui-ci, les yeux toujours ouverts, s’agitait sur sa couche étroite.

—Allons, vous n’êtes pas calme, dit de Thou en souriant; je vais faire quelque lecture pieuse qui vous remette l’esprit en repos. Ah! mon ami, c’est là qu’il est le repos véritable, c’est dans ce livre consolateur! car, ouvrez-le où vous voudrez, et toujours vous y verrez, d’un côté l’homme dans le seul état qui convienne à sa faiblesse: la prière et l’incertitude de sa destinée; et, de l’autre, Dieu lui parlant lui-même de ses infirmités. Quel magnifique et céleste spectacle! quel lien sublime entre le ciel et la terre! la vie, la mort et l’éternité sont là: ouvrez-le au hasard.

—Ah! oui, dit Cinq-Mars, se levant encore avec une vivacité qui avait quelque chose d’enfantin, je le veux bien, laissez-moi l’ouvrir; vous savez la vieille superstition de notre pays? quand on ouvre un livre de messe avec une épée, la première page que l’on trouve à gauche est la destinée de celui qui la lit, et le premier qui entre quand il a fini doit influer puissamment sur l’avenir du lecteur.

—Quel enfantillage! Mais je le veux bien. Voici votre épée; prenez la pointe... voyons...

—Laissez-moi lire moi-même, dit Cinq-Mars, prenant du bord de son lit un côté du livre. Le vieux Grandchamp avança gravement sa figure basanée et ses cheveux gris sur le pied du lit pour écouter. Son maître lut, s’interrompit à la première phrase, mais, avec un sourire un peu forcé peut-être, poursuivit jusqu’au bout:

I. Or c’était dans la cité de Mediolanum qu’ils comparurent.

II. Le grand-prêtre leur dit: Inclinez-vous et adorez les dieux.

III. Et le peuple était silencieux, regardant leurs visages, qui parurent comme les visages des anges.

IV. Mais Gervais, prenant la main de Protais, s’écria, levant les yeux au ciel, et tout rempli du Saint-Esprit.

V. O mon frère! je vois le fils de l’homme qui nous sourit; laisse-moi mourir le premier.

VI. Car si je voyais ton sang, je craindrais de verser des larmes indignes du Seigneur notre Dieu.

VII. Or Protais lui répondit ces paroles:

VIII. Mon frère, il est juste que je périsse après toi, car j’ai plus d’années et des forces plus grandes pour te voir souffrir.

IX. Mais les sénateurs et le peuple grinçaient des dents contre eux.

X. Et, les soldats les ayant frappés, leurs têtes tombèrent ensemble sur la même pierre.

XI. Or c’est en ce lieu même que le bienheureux saint Ambroise trouva la cendre des deux martyrs, qui rendit la vue à un aveugle.

—Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant son ami lorsqu’il eut fini, que répondez-vous à cela?

—La volonté de Dieu soit faite; mais nous ne devons pas la sonder.

—Ni reculer dans nos desseins pour un jeu d’enfant, reprit d’Effiat avec impatience et s’enveloppant d’un manteau jeté sur lui. Souvenez-vous des vers que nous récitions autrefois: Justum et tenacem propositi virum... ces mots de fer se sont imprimés dans ma tête. Oui, que l’univers s’écroule autour de moi, ses débris m’emporteront inébranlable.

—Ne comparons pas les pensées de l’homme à celles du ciel, et soumettons-nous, dit de Thou gravement.

Amen, dit le vieux Grandchamp, dont les yeux s’étaient remplis de larmes qu’il essuyait brusquement.

—De quoi te mêles-tu, vieux soldat? tu pleures! lui dit son maître.

Amen, dit à la porte de la tente une voix nasillarde.

—Parbleu, monsieur, faites plutôt cette question à l’Éminence grise qui vient chez vous, répondit le fidèle serviteur en montrant Joseph, qui s’avançait les bras croisés en saluant d’un air caressant.

—Ah! ce sera donc lui! murmura Cinq-Mars.

—Je viens peut-être mal à propos? dit Joseph doucement.

—Fort à propos, peut-être, dit Henri d’Effiat en souriant avec un regard à de Thou. Qui peut vous amener, mon père, à une heure du matin? Ce doit être quelque bonne œuvre?

Joseph se vit mal accueilli; et, comme il ne marchait jamais sans avoir au fond de l’âme cinq ou six reproches à se faire vis-à-vis des gens qu’il abordait, et autant de ressources dans l’esprit pour se tirer d’affaire, il crut ici que l’on avait découvert le but de sa visite, et sentit que ce n’était pas le moment de la mauvaise humeur qu’il fallait prendre pour préparer l’amitié. S’asseyant donc assez froidement près du lit:

—Je viens, dit-il, monsieur, vous parler de la part du Cardinal généralissime des deux prisonniers espagnols que vous avez faits; il désire avoir des renseignements sur eux le plus promptement possible; je dois les voir et les interroger. Mais je ne comptais pas vous trouver veillant encore; je voulais seulement les recevoir de vos gens.

Après un échange de politesses contraintes, on fit entrer dans la tente les deux prisonniers, que Cinq-Mars avait presque oubliés. Ils parurent, l’un jeune et montrant à découvert une physionomie vive et un peu sauvage: c’était le soldat; l’autre, cachant sa taille sous un manteau brun, et ses traits sombres, mais ambigus dans leur expression, sous l’ombre de son chapeau à larges bords, qu’il n’ôta pas: c’était l’officier; il parla seul et le premier:

—Pourquoi me faites-vous quitter ma paille et mon sommeil? est-ce pour me délivrer ou me pendre?

—Ni l’un ni l’autre, dit Joseph.

—Qu’ai-je à faire avec toi, homme à longue barbe? je ne t’ai pas vu à la brèche.

Il fallut quelque temps, d’après cet exorde aimable, pour faire comprendre à l’étranger les droits qu’avait un capucin à l’interroger.

—Eh bien, dit-il enfin, que veux-tu?

—Je veux savoir votre nom et votre pays.

—Je ne dis pas mon nom; et quant à mon pays, j’ai l’air d’un Espagnol; mais je ne le suis peut-être pas, car un Espagnol ne l’est jamais.

Le père Joseph, se retournant vers les deux amis, dit:

—Je suis bien trompé, ou j’ai entendu ce son de voix quelque part: cet homme parle français sans accent; mais il me semble qu’il veut nous donner des énigmes comme dans l’Orient.

—L’Orient? c’est cela, dit le prisonnier, un Espagnol est un homme de l’Orient, c’est un Turc catholique; son sang languit ou bouillonne, il est paresseux ou infatigable; l’indolence le rend esclave; l’ardeur, cruel; immobile dans son ignorance, ingénieux dans sa superstition, il ne veut qu’un livre religieux, qu’un maître tyrannique; il obéit à la loi du bûcher, il commande par celle du poignard, il s’endort le soir dans sa misère sanglante, cuvant le fanatisme et rêvant le crime. Qui est-ce là, messieurs? est-ce l’Espagnol ou le Turc? devinez. Ah! ah! vous avez l’air de trouver que j’ai de l’esprit parce que je rencontre un rapport. Vraiment, messieurs, vous me faites bien de l’honneur, et cependant l’idée pourrait se pousser plus loin, si l’on voulait; si je passais à l’ordre physique, par exemple, ne pourrais-je pas vous dire: Cet homme a les traits graves ou allongés, l’œil noir et coupé en amande, les sourcils durs, la bouche triste et mobile, les joues basanées, maigres et ridées; sa tête est rasée, et il la couvre d’un mouchoir noué en turban; il passe un jour entier couché ou debout sous un soleil brûlant, sans mouvement, sans parole, fumant un tabac qui l’enivre. Est-ce un Turc ou un Espagnol? Êtes-vous contents, messieurs? Vraiment, vous en avez l’air, vous riez; et de quoi riez-vous? Moi qui vous ai présenté cette seule idée, je n’ai pas ri; voyez, mon visage est triste. Ah! c’est peut-être parce que le sombre prisonnier est devenu bavard, et parle vite? Ah! ce n’est rien; je pourrais vous en dire d’autres, et vous rendre quelques services, mes braves amis. Si je me mettais dans les anecdotes, par exemple, si je vous disais que je connais un prêtre qui avait ordonné la mort de quelques hérétiques avant de dire la messe, et qui, furieux d’être interrompu à l’autel durant le saint sacrifice, cria à ceux qui lui demandaient ses ordres: Tuez tout! tuez tout! ririez-vous bien tous, messieurs? Non, pas tous. Monsieur que voilà, par exemple, mordrait sa lèvre et sa barbe. Oh! il est vrai qu’il pourrait répondre qu’il a fait sagement, et qu’on avait tort d’interrompre sa pure prière. Mais si j’ajoutais qu’il s’est caché pendant une heure derrière la toile de votre tente, monsieur de Cinq-Mars, pour vous écouter parler, et qu’il est venu pour vous faire quelque perfidie, et non pour moi, que dirait-il? Maintenant, messieurs, êtes-vous contents? Puis-je me retirer après cette parade?

Le prisonnier avait débité tout ceci avec la rapidité d’un vendeur d’orviétan, et avec une voix si haute, que Joseph en fut étourdi. Il se leva indigné à la fin, et s’adressant à Cinq-Mars:

—Comment souffrez-vous, monsieur, lui dit-il, qu’un prisonnier qui devait être pendu vous parle ainsi?

L’Espagnol, sans daigner s’occuper de lui davantage, se pencha vers d’Effiat, et lui dit à l’oreille:

—Je ne vous importe guère, donnez-moi ma liberté, j’ai déjà pu la prendre, mais je ne l’ai pas voulu sans votre consentement; donnez-la moi, ou faites-moi tuer.

—Partez si vous le pouvez, lui répondit Cinq-Mars, je vous jure que j’en serai fort aise.

Et il fit dire à ses gens de se retirer avec le soldat, qu’il voulut garder à son service.

Ce fut l’affaire d’un moment; il ne restait plus dans la tente que les deux amis, le père Joseph décontenancé et l’Espagnol, lorsque celui-ci, ôtant son chapeau, montra une figure française, mais féroce: il riait et semblait respirer plus d’air dans sa large poitrine.

—Oui, je suis Français, dit-il à Joseph; mais je hais la France, parce qu’elle a donné le jour à mon père, qui est un monstre, et à moi, qui le suis devenu, et qui l’ai frappé une fois; je hais ses habitants parce qu’ils m’ont volé toute ma fortune au jeu, et que je les ai volés et tués depuis; j’ai été deux ans Espagnol pour faire mourir plus de Français; mais à présent je hais encore plus l’Espagne; on ne saura jamais pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nation désormais; tous les hommes sont mes ennemis. Continue, Joseph, et tu me vaudras bientôt. Oui, tu m’as vu autrefois, continua-t-il en le poussant violemment par la poitrine et le renversant... je suis Jacques de Laubardemont, fils de ton digne ami.

A ces mots, sortant brusquement de la tente, il disparut comme une apparition s’évanouirait. De Thou et les laquais, accourus à l’entrée, le virent s’élancer en deux bonds par-dessus un soldat surpris et désarmé, et courir vers les montagnes avec la vitesse d’un cerf, malgré plusieurs coups de mousquet inutiles. Joseph profita du désordre pour s’évader en balbutiant quelques mots de politesse, et laissa les deux amis riant de son aventure et de son désappointement, comme deux écoliers riraient d’avoir vu tomber les lunettes de leur pédagogue, et s’apprêtant enfin à chercher un sommeil dont ils avaient besoin l’un et l’autre, et qu’ils trouvèrent bientôt, le blessé dans son lit, et le jeune conseiller dans son fauteuil.

Pour le capucin, il s’acheminait vers sa tente, méditant comment il tirerait parti de tout ceci pour la meilleure vengeance possible, lorsqu’il rencontra Laubardemont traînant par ses mains liées la jeune insensée. Ils se racontèrent leurs mutuelles et horribles aventures.

Joseph n’eut pas peu de plaisir à retourner le poignard dans la plaie de son cœur en lui apprenant le sort de son fils.

—Vous n’êtes pas précisément heureux dans votre intérieur, ajouta t-il; je vous conseille de faire enfermer votre nièce et pendre votre héritier, si par bonheur vous le retrouvez.

Laubardemont rit affreusement:—Quant à cette petite imbécile que voilà, je vais la donner à un ancien juge secret, à présent contrebandier dans les Pyrénées, à Oloron: il la fera ce qu’il voudra, servante dans sa posada, par exemple; je m’en soucie peu, pourvu que monseigneur ne puisse jamais en entendre parler.

Jeanne de Belfiel, la tête baissée, ne donna aucun signe d’intelligence; toute lueur de raison était éteinte en elle; un seul mot lui était resté sur les lèvres, elle le prononçait continuellement:—Le juge! le juge! le juge! dit-elle tout bas. Et elle se tut.

Son oncle et Joseph la chargèrent, à peu près comme un sac de blé, sur un des chevaux qu’amenèrent deux domestiques; Laubardemont en monta un, et se disposa à sortir du camp, voulant s’enfoncer dans les montagnes avant le jour.

—Bon voyage! dit-il à Joseph, faites bien vos affaires à Paris; je vous recommande Oreste et Pylade.

—Bon voyage! répondit celui-ci. Je vous recommande Cassandre et Œdipe.

—Oh! il n’a ni tué son père, ni épousé sa mère...

—Mais il est en bon chemin pour ces gentillesses.

—Adieu, mon révérend père!

—Adieu, mon vénérable ami! dirent-ils tout haut—mais tout bas:

—Adieu, assassin à robe grise: je retrouverai l’oreille du Cardinal en ton absence.

—Adieu, scélérat à robe rouge: va détruire toi-même ta famille maudite; achève de répandre ton sang dans les autres; ce qui en restera en toi, je m’en charge... Je pars à présent. Voilà une nuit bien remplie!

NOTES
ET
DOCUMENTS HISTORIQUES


Lorsque parut pour la première fois ce livre[5], il parut seul, sans notes, comme œuvre d’art, comme résumé d’un siècle. Pour qu’en toute loyauté il fût jugé par le public, l’auteur ne voulut l’entourer en nulle façon de cet éclat apparent des recherches historiques, dont il est trop facile de décorer un livre nouveau. Il voulut, selon la théorie qui sert ici de préface: Sur la vérité dans l’art, ne point montrer le vrai détaillé, mais l’œuvre épique, la composition avec sa tragédie, dont les nœuds enveloppent tous les personnages éminents du temps de Louis XIII. Bientôt cependant l’auteur s’aperçut de la nécessité d’indiquer les sources principales de son travail; et comme il avait toujours voulu remonter aux plus pures, c’est à-dire aux manuscrits, et, à leur défaut, aux éditions contemporaines, il ajouta les renseignements les plus détaillés à la seconde édition de Cinq-Mars[6], pour rectifier des erreurs répandues sur l’authenticité de quelques faits. Depuis lors il revint à la simple et primitive unité de son ouvrage. Mais aujourd’hui qu’on a multiplié, au delà de ce qu’il eût pu attendre, cette production, qu’il est loin de croire irréprochable, il veut que les esprits curieux des détails du vrai anecdotique n’aient pas à chercher ailleurs des documents qu’il avait écartés.

PAGE 178.

Une barbe plate et rousse à l’extrémité...

«Pendant sa jeunesse, dit l’historien du père Joseph, il avait les cheveux et la barbe d’un roux un peu ardent. Il s’était aperçu que Louis XIII ne pouvait souffrir cette couleur; aussi avait-il pris soin de la brunir avec des peignes de plomb et d’acier, jusqu’à ce qu’il eût trouvé le secret de la blanchir, que lui donna plus tard un empirique. L’horreur du roi était telle pour cette couleur, qu’un jour son premier gentilhomme de la chambre (dont le frère avait le plus beau gouvernement du royaume), ayant l’honneur d’accompagner Sa Majesté à Fontainebleau, dans une partie de chasse, il fit tant de pluie qu’il emporta toute la peinture dont il cachait la rousseur de ses cheveux. Le prince, l’ayant aperçue, en eut peur et lui dit:—Bon Dieu, que vois-je! ne paraissez plus devant moi. Le gentilhomme fut obligé de se défaire de sa charge.»

PAGE 180.

Son confident...

Ce trop célèbre capucin, que l’un de ses historiens appelle l’esprit auxiliaire du Cardinal, fut non seulement son confident, mais celui du Roi même. Inflexible, souple et bas, il affermissait les pas du ministre dans les voies du sang, et l’aidait à y faire descendre le faible prince. L’histoire de cet homme est partout; mais voici les détails d’une de ses manœuvres que l’on connaît peu:

M. de Montmorency était pris à Castelnaudary, Louis XIII hésitait à le faire périr. Monsieur, qui l’avait abandonné sur le champ de bataille, demandait sa grâce avec vigueur. Le Cardinal voulait sa mort, et ne savait comment obtenir cette précieuse faveur. Bullion était chargé de la négociation, et conseillait Gaston: ce fut à cet homme que Joseph s’adressa d’abord.

Il s’empare de lui avec une adresse de serpent, et, par son organe, fait conseiller à Monsieur de ne plus demander au Roi des assurances pour la grâce du jeune duc, mais de s’en remettre à la bonté seule de Louis, dont on blessait le cœur en ayant l’air d’en douter. Monsieur croit voir dans ce discours l’intention de pardonner, insinuée par son frère même, et fait son accommodement pour lui seul, sans rien stipuler pour le jeune duc, et s’en remettant à la clémence du Roi. C’est alors qu’en un conseil étroit entre le Roi, le Cardinal et Joseph, celui-ci ose prendre la parole le premier, et, concertant la fougue de ses vociférations politiques avec les flegmatiques arguments du Cardinal, arrache de Louis la promesse, trop bien tenue, d’être inflexible.

Brulart de Léon, ambassadeur à Ratisbonne avec Joseph, dit que le capucin n’avait de chrétien que le nom, et ne cherchait qu’à tromper tout le monde.

Un ouvrage de 1635, intitulé la Vérité défendue, en parle en ces termes:

«Il est le grand inquisiteur d’État, interroge les prétendus criminels, fait mettre les hommes en prison sans information, empêche que leur justification ne soit écoutée, et, par des terreurs paniques, il tire les déclarations qui servent pour couvrir l’injustice du Cardinal. Il fait indignement servir le ciel à la terre, le nom de Dieu aux tromperies, et la religion aux ruses de l’État.»

Du reste, il appartenait à une très bonne famille, dont le nom était du Tremblay.

Je renvoie à la Vie même de cet indigne religieux ceux qui le voudront mieux connaître.

PAGE 185.

Le Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, etc.

Ces insolents commandements de la religion ministérielle, fondée par Richelieu, sont extraits d’un manuscrit désigné dans l’histoire du père Joseph.

Voici comment s’exprime à ce sujet le révérend et naïf historien et généalogiste, continuateur de l’abbé Richard:

«Il composa avec le Cardinal un livre ayant pour titre: l’Unité du ministre, et les qualités qu’il doit avoir. Cet ouvrage n’a jamais vu le jour qu’entre les mains du Roi, et c’est ce traité qui détermina Sa Majesté à se reposer entièrement du gouvernement de son royaume sur Son Éminence. J’ai vu ce manuscrit in-folio, qui est très bien écrit. On n’aura pas de peine à reconnaître que le père Joseph en est l’auteur par la lecture des principales propositions qui y sont prouvées, premièrement comme vérités chrétiennes, secondement, comme vérités politiques. On pourrait intituler ce livre: Testament politique du père Joseph. Tous les grands hommes du siècle passé en ont laissé. On reconnaîtra aisément le génie du père dans l’extrait de ce testament.» (Histoire du père Joseph.) Suivent les articles tels qu’on vient de les lire.

PAGE 194.

Quant au Marillac, etc.

Le maréchal de Marillac fut privé de ses juges légitimes; les membres du Parlement, qui voulurent en vain prendre connaissance de l’affaire, virent Molé, leur procureur-général, décrété et interdit; traîné innocent de tribunaux en tribunaux, sans en trouver un assez habile pour lui découvrir un crime, le maréchal de Marillac tomba enfin sous l’arrêt des commissaires, lu par un garde des sceaux ecclésiastique (Châteauneuf), auquel il fallut une dispense de Rome, sollicitée exprès, pour condamner un homme sans reproche; et le Cardinal se prit à rire des lumières qu’il avait fait descendre forcément sur les juges. Quelle confusion! quel temps! On ne saurait trop éclairer les points principaux de l’histoire, pour éteindre les puérils regrets du passé dans quelques esprits qui n’examinent pas.

PAGE 274.

Ce jour-là, le Cardinal parut revêtu d’un costume entièrement guerrier...

Ce costume est exactement décrit dans les Mémoires manuscrits de Pontis, tel qu’on le lit ici. (Bibl. de l’Arsenal.)

PAGE 322.

D’extirper une branche royale de Bourbon...

Le comte de Soissons, assassiné à la bataille de la Marfée, qu’il gagnait sur les troupes du Cardinal. J’ai sous les yeux des relations contemporaines les plus détaillées de cette affaire. Elles renferment ce qui suit: «Le régiment de Metternich et l’infanterie de Lamboy s’estant rompus, il ne resta près dudit comte que trois ou quatre des siens; lequel, dans ce désordre, fut abordé d’un cavalier seul, que ses gens ne connurent dans cette confusion pour ennemy, qui lui donna un coup de pistolet au-dessous de l’œil, dont il fut tué tout roide... Ce grand prince, n’ayant d’autre dessein que de servir Sa Majesté et son État, et arrester les violences de celuy qui veut miner tout ce qui est au-dessus de lui:... il (le Cardinal) vient d’extirper une branche royale de Bourbon, ayant fait choisir ce prince par un de ses gardes, qui s’était mis avec ce dessein exécrable, et par son commandement, parmy les gens d’armes de ce prince, ayant été reconneu tel, après qu’il fut tué sur la place par Riquemont, escuyer du même prince défunct.» (Montglat. Fabert, etc., etc. Relation de Montrésor, t. II, p. 520.)

Il existe à la Bibliothèque de Paris un curieux autographe, qui montre quel prix mettait le Cardinal à ces sortes d’expéditions.

Billet de M. des Noyers, escrit à M. le maréchal de Châtillon après la bataille de Sedan.

Le Roy a résolu de donner un GOUVERNEMENT et une pension pour sa vie durante au gendarme qui a tué le général des ennemis. Monsieur le maréchal l’enverra à Reims trouver Sa Majesté aussitôt qu’il y sera arrivé. Fait à Péronne, ce 9 juillet 1641.

Des Noyers.

Vol. g. 6, 233 MM.

EXAMEN DE LA CORRESPONDANCE SECRÈTE DU CARDINAL DE RICHELIEU RELATIVE AU PROCÈS DE MM. DE CINQ-MARS ET DE THOU.

L’activité infatigable, la pénétration vive, la persévérance ingénieuse du cardinal de Richelieu à la fin de ses jours, quand les maladies, les fatigues, les chagrins, semblaient devoir amortir ses rares facultés, ne sont pas seulement en évidence dans la conduite de cette affaire; il est curieux d’y observer en gémissant les voies souterraines par lesquelles devait passer, pour arriver à son but, ce puissant mineur, comme disait Shakspeare: O worthy pioneer! Toutes les petitesses auxquelles sont forcés de descendre les travailleurs politiques, pourraient rendre plus modestes leurs imitateurs, s’ils considéraient que celui-ci, après tous ses efforts, après l’accomplissement entier de ses projets, ne réussit qu’à hâter et assurer la chute de la monarchie qu’il croyait affermir pour toujours.

Pour montrer ces écrits sous leur vrai jour, il est nécessaire d’en écarter les longues phrases de procès-verbal, dont la sécheresse et la confusion ont dégoûté sans doute tous ceux qui les ont parcourus. Mais il importe d’en extraire les traits singuliers et vifs que l’on démêle dans cette nuit, lorsqu’on y attache des regards attentifs.

Sitôt que M. de Cinq-Mars est arrêté et que le duc d’Orléans s’est excusé par la lettre que j’ai citée dans le cours de ce livre[7], la première inquiétude du Cardinal est de savoir si M. de Bouillon est arrêté. Dans le doute, et craignant le retour de Louis XIII à sa première affection pour Cinq-Mars, il s’arrête à Tarascon, et de là veut s’assurer que son crédit est dans toute sa force: comme un athlète qui se prépare à un grand combat, il essaye son bras et pèse sa massue.

Instruction, après l’arrest de M. le Grand, à messieurs de Chavigny et des Noyers, estant près du Roy, pour sçavoir, entre autres choses, de Sa Majesté, si Son Éminence agira comme elle a fait ci-devant, ainsi qu’elle le jugera à propos.

Si monsieur de Bouillon est pris, il est question de faire voir promptement que l’on l’a pris avec justice; pour ce faire, il faut descouvrir les auteurs de Madame qui en ont donné advis, et qu’au cas que ladite dame ne voudroit, on peut trouver quelque invention par laquelle on puisse faire connoistre qu’on a cette découverte; on le peut faire en resserrant de toutes parts les prisonniers sans permettre de parler à personne, parce que par ce moyen on pourroit faire croire aux uns que les autres ont dit ce que l’on scait: ce qui leur donnera lieu de se confesser, et à tout le moins de le croire.

Faut arrester Cloniac, que l’on dit avoir des papiers secrets. Faut retirer la cassette de cheveux et amourettes qu’a monsieur de Choisy.

Faut représenter au Roy qu’il est très-important de ne dire pas qu’il ait bruslé tous les papiers, et en effet l’on croit qu’il ne l’a pas fait.

Si monsieur de Bouillon est pris, il faut pourvoir l’Italie d’un chef de grande fidélité, pour plusieurs raisons qui pressent. Il en faut un en Guyenne et un autre dans le Roussillon, estant douteux si monsieur de Turenne voudroit servir, et si l’on doit le laisser seul, le Roy y pourvoira s’il lui plaist.

On voit quel piège il indique; M. de Cinq-Mars y tomba le premier.

La réponse ne se fait pas attendre: on a arrêté M. de Bouillon; le Roi a consenti à faire tous les mensonges qui lui sont dictés, et, pour preuve de son obéissance, il écrit de sa main la lettre qui suit:

Lettre du Roy à Son Éminence.

Je ne me trouve jamais que bien de vous voir. Je me porte beaucoup mieux depuis hier; et ensuite de la prise de monsieur de Bouillon, qui est un coup de parti, j’espère avec l’ayde de Dieu que tout ira bien, et qu’il me donnera la parfaite santé; c’est de quoi je le prie de tout mon cœur.

Louys.

Avec ce gage on peut agir: il a fait menacer Monsieur, et ne lui a répondu que vaguement. Gaston se remet à supplier: le même jour il écrit au Roi, au cardinal Mazarin, à M. des Noyers, à M. de Chavigny et une seconde fois au Cardinal. Remarquez que c’était à lui d’abord qu’il avait demandé pardon le 17 juin, avant de supplier le Roi le 25, suivant en cela la hiérarchie établie par le Cardinal. Il demande grâce à tout le monde et promet une entière confession.

Là-dessus, le Cardinal met le pied sur le frère du Roi, et l’écrase par la lettre froide où il lui conseille de tout confesser. On l’a lue au chapitre le Travail.

Reviennent de nouveaux rapports du fidèle agent Chavigny, lequel ne connaît pas d’assez humbles termes pour parler au Cardinal, dont il se dit sans cesse la créature. Chavigny se moque de Monsieur et du choléra-morbus (déjà connu, comme l’on voit), qui saisit l’agent de ce prince, dans la peur d’être arrêté.—Il fait conseiller à Gaston de se retirer hors de France. On voit que le Roi ne se permet pas de répondre sans que le Cardinal ait corrigé la lettre qu’il doit écrire.

M. de Chavigny à Son Éminence.

Le Roy parla hier à monsieur de La Rivière aussi bien et aussi fortement qu’on le pouvoit désirer. Je luy fis mettre par escrit et signer tout ce qu’il luy dit de la part de Monsieur, ainsi que Son Éminence verra par la copie que je luy envoye: et lorsqu’il fit difficulté d’obéir aux commandements de Sa Majesté, elle luy parla en maistre, et il eut si grand’peur qu’on l’arrestât, qu’il luy prit presque une défaillance, et ensuite une espèce de choléra-morbus dont il a esté guary en luy rasseurant l’esprit. Le Roy fut ravy de ce que Monseigneur n’eust pas la pensée de voir Monsieur. En parlant à Monsieur de La Rivière, je l’ai fait tomber insensiblement dans le dessein de proposer à Monsieur qu’il confesse ingénuëment toutes les choses par un escrit qu’il envoyera au Roy; pour après avoir vu Sa Majesté, s’en aller pendant un temps hors du royaume, avec ses bonnes grâces, et celles de Son Eminence.

Il m’a dit qu’il feroit cette proposition à Monseigneur, et qu’il luy demanderoit sa parole, pour la seureté de Monsieur, au cas qu’en confessant toutes choses par escrit, il vinst trouver le Roy, pour s’en aller par après hors de France.

En ce cas, Son Éminence aura agréable de faire sçavoir à ses créatures si Venise n’est pas le meilleur lieu où puisse aller Monsieur, et quelle somme elle estime qu’on puisse lui accorder par an.

J’envoye à Monseigneur la réponse du Roy, qui doit estre mise au pied de la déclaration de La Rivière, afin qu’elle soit corrigée comme il lui plaira, et de la mettre entre ses mains quand il passera.

Je seray jusques à la mort, sa très-humble, très-obligée et très-fidèle créature.

Chavigny.

A Montfrin, le dernier juin 1642.

Le Cardinal permet à Monsieur de sortir du royaume et aller à Venise, et stipule la pension qu’il aura, de façon à le rendre sage.

Mémoires de MM. de Chavigny et des Noyers.

Je ne fais point de difficulté, si le Roy le trouve bon, de donner parole à M. de La Rivière que, Monsieur, déclarant au Roy tout ce qu’il sait par escrit, sans réserve, venant voir Sa Majesté avant que de sortir du royaume, selon la proposition que nous en a fait ledit sieur de La Rivière, Sa Majesté le laissera aller librement, sans qu’il reçoive mal, s’il sort du consentement du Roy. Venise est une bonne demeure, et en ce cas, il faut que la permission qu’il demandera au Roy de sortir porte: «Pour ne revenir en France que lorsqu’il plaira au Roy nous le permettre et nous l’ordonner.»

Quant à l’argent, je crois qu’il se doit contenter de ce que le Roy d’Espagne luy devoit donner, sçavoir: dix mille écus par mois. Car luy donner plus, c’est luy donner moyen de mal faire; et le Roy ne pouvant consentir qu’il meine avec luy les mauvais esprits qui l’ont perdu, il n’a pas besoin davantage pour luy et pour les gens de bien. Cependant, s’il faut passer jusqu’à quatre cent mille livres, je ne crois pas qu’il faille s’arrester pour peu de chose. Je suis entièrement à ceux qui m’aiment comme vous.

Le cardinal de Richelieu.

De Tarascon, ce dernier juin 1642.

Ou monsieur de La Rivière vient avec un simple compliment de parole et une confession de faute déguisée, ou il vient avec charge de descouvrir une partie de ce qui a esté fait.

Si le premier, le Roi doit adjouster foi (ou le témoigner) à ce qu’il dit, et respondre qu’il pardonne volontiers à Monsieur, et que M. de La Rivière luy rapporte ce qu’il a sur la conscience, qu’il n’en doit pas estre en peine:

Si le second, il doit encore lui tesmoigner de croire que tout ce qu’il dit est tout, et respondre: «Ce que vous venez de descouvrir me surprend et ne me surprend pas.

«Il me surprend, parce que je n’eusse pas attendu ce nouveau tesmoignage de manque d’affection de mon Frère. Il ne me surprend pas, parce que M. le Grand, estant pris, s’enquiert fort si on ne l’accuse point d’intelligence avec Monsieur.

«Monsieur de La Rivière, je vous parleray franchement: ceux qui ont donné ces mauvais conseils à mon Frère ne doivent rien attendre de moi, que la rigueur de la justice: pour mon Frère, s’il me descouvre tout ce qu’il a fait sans réserve, il recevra des effets de ma bonté, comme il en a déjà receu plusieurs fois par le passé.»

Quelque instance que La Rivière fasse d’avoir promesse d’un pardon général, sans obligation de descouvrir tout ce qui s’est passé, le Roy demeurera dans sa dernière response, luy disant qu’il ne voudroit pas luy-mesme le conseiller de faire plus que Dieu, qui requiert un vrai repentir et une ingénue reconnoissance pour pardonner;

Qu’il luy doit suffire qu’il l’asseure que Monsieur recevra les effets de sa bonté, s’il se gouverne envers Sa Majesté comme il doit, c’est-à-dire ainsi qu’il est dit cy-dessus.

On voit que les rôles sont écrits mot pour mot, et que le Roi ne doit rien ajouter ni retrancher. Aussitôt l’agent de Monsieur (La Rivière) accourt, et le Cardinal l’envoie au Roi d’avance dicter sa réponse. Avec quelle souplesse chaque personnage obéit au directeur de cette sanglante comédie!


Les observateurs politiques ne s’endorment pas: ils excitent Louis XIII par tous les moyens possibles contre le bouc émissaire sur qui tout péché doit retomber. On redouble de rigueurs avec le prisonnier.


Des Noyers écrit, le 30 juin 1642, au Cardinal:

Chargement de la publicité...