Cinq-Mars; ou, Une conjuration sous Louis XIII (Tome 2 of 2)
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Title: Cinq-Mars; ou, Une conjuration sous Louis XIII (Tome 2 of 2)
Author: Alfred de Vigny
Illustrator: Pierre-Georges Jeanniot
Release date: November 16, 2013 [eBook #44199]
                Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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— Note de transcription —
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L’orthographe n’a pas été harmonisée.
Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.
La Table des matières se trouve ici.
PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
CINQ-MARS
OU
UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
CINQ-MARS
OU
UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
PAR LE COMTE
ALFRED DE VIGNY
AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT
Reproduits en fac simile.
TOME SECOND
PARIS
G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY
ÉDITEURS
1882
CINQ-MARS
CHAPITRE XIV
L’ÉMEUTE
Le danger, Sire, est pressant et universel, et au delà de tous les calculs de la prudence humaine.
Mirabeau, Adresse au Roi.
«Que d’une vitesse égale à celle de la pensée, la scène vole sur une aile imaginaire», s’écrie l’immortel Shakspeare avec le chœur de l’une de ses tragédies, «figurez-vous le roi sur l’Océan, suivi de sa belle flotte; voyez-le, suivez-le». Avec ce poétique mouvement il traverse le temps et l’espace, et transporte à son gré l’assemblée attentive dans les lieux de ses sublimes scènes.
Nous allons user des mêmes droits sans avoir le même génie, nous ne voulons pas nous asseoir plus que lui sur le trépied des unités, et, jetant les yeux sur Paris et sur le vieux et noir palais du Louvre, nous passerons tout à coup l’espace de deux cents lieues et le temps de deux années.
Deux années! que de changements elles peuvent apporter sur le front des hommes, dans leurs familles, et surtout dans cette grande famille si troublée des nations, dont un jour brise les alliances, dont une naissance apaise les guerres, dont une mort détruit la paix! Nos yeux ont vu des rois rentrer dans leur demeure un jour de printemps; ce jour-là même un vaisseau partit pour une traversée de deux ans; le navigateur revint; ils étaient sur leur trône: rien ne semblait s’être passé dans son absence; et pourtant Dieu leur avait ôté cent jours de règne.
Mais rien n’était changé pour la France en 1642, époque à laquelle nous passons, si ce n’était ses craintes et ses espérances. L’avenir seul avait changé d’aspect. Avant de revoir nos personnages, il importe de contempler en grand l’état du royaume.
La puissante unité de la monarchie était plus imposante encore par le malheur des États voisins; les révoltes de l’Angleterre et celles de l’Espagne et du Portugal faisaient admirer d’autant plus le calme dont jouissait la France; Strafford et Olivarès, renversés ou ébranlés, grandissaient l’immuable Richelieu.
Six armées formidables, reposées sur leurs armes triomphantes, servaient de rempart au royaume; celles du Nord, liguées avec la Suède, avaient fait fuir les Impériaux, poursuivis encore par l’ombre de Gustave-Adolphe; celles qui regardaient l’Italie recevaient dans le Piémont les clefs des villes qu’avait défendues le prince Thomas: et celles qui redoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient la Catalogne révoltée, et frémissaient encore devant Perpignan, qu’il ne leur était pas permis de prendre. L’intérieur n’était pas heureux, mais tranquille. Un invisible génie semblait avoir maintenu ce calme; car le Roi, mortellement malade, languissait à Saint-Germain près d’un jeune favori; et le Cardinal, disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques morts pourtant trahissaient sa vie, et de loin en loin des hommes tombaient comme frappés par un souffle empoisonné, et rappelaient la puissance invisible.
Saint-Preuil, l’un des ennemis de Richelieu, venait de porter sa tête de fer[1] sur l’échafaud, sans honte ni peur, comme il le dit en y montant.
Cependant la France semblait gouvernée par elle-même; car le prince et le ministre étaient séparés depuis longtemps: et, de ces deux malades, qui se haïssaient mutuellement, l’un n’avait jamais tenu les rênes de son Etat, l’autre n’y faisait plus sentir sa main; on ne l’entendait plus nommer dans les actes publics, il ne paraissait plus dans le gouvernement, s’effaçait partout; il dormait comme l’araignée au centre de ses filets.
S’il s’était passé quelques événements et quelques révolutions durant ces deux années, ce devait donc être dans les cœurs; ce devait être quelques-uns de ces changements occultes, d’où naissent, dans les monarchies sans base, des bouleversements effroyables et de longues et sanglantes dissensions.
Pour en être éclaircis, portons nos yeux sur le vieux et noir bâtiment du Louvre inachevé, et prêtons l’oreille aux propos de ceux qui l’habitent et qui l’environnent.
On était au mois de décembre; un hiver rigoureux avait attristé Paris, où la misère et l’inquiétude du peuple étaient extrêmes; cependant sa curiosité l’aiguillonnait encore, et il était avide des spectacles que lui donnait la cour. Sa pauvreté lui était moins pesante lorsqu’il contemplait les agitations de la richesse; ses larmes moins amères à la vue des combats de la puissance; et le sang des grands, qui arrosait ses rues et semblait alors le seul digne d’être répandu, lui faisait bénir son obscurité. Déjà quelques scènes tumultueuses, quelques assassinats éclatants, avaient fait sentir l’affaiblissement du monarque, l’absence et la fin prochaine du ministre, et, comme une sorte de prologue à la sanglante comédie de la Fronde, venaient aiguiser la malice et même allumer les passions des Parisiens. Ce désordre ne leur déplaisait pas; indifférents aux causes des querelles, fort abstraites pour eux, ils ne l’étaient point aux individus, et commençaient déjà à prendre les chefs de parti en affection ou en haine, non à cause de l’intérêt qu’ils leur supposaient pour le bien-être de leur classe, mais tout simplement parce qu’ils plaisaient ou déplaisaient comme des acteurs.
Une nuit surtout, des coups de pistolet et de fusil avaient été entendus fréquemment dans la Cité: les patrouilles nombreuses des Suisses et des gardes du corps venaient même d’être attaquées et de rencontrer quelques barricades dans les rues tortueuses de l’île Notre-Dame; des charrettes enchaînées aux bornes et couvertes de tonneaux, avaient empêché les cavaliers d’y pénétrer, et quelques coups de mousquet avaient blessé des chevaux et des hommes. Cependant la ville dormait encore, excepté le quartier qui environnait le Louvre, habité dans ce moment par la Reine et Monsieur, duc d’Orléans. Là, tout annonçait une expédition nocturne d’une nature très grave.
Il était deux heures du matin; il gelait, et l’ombre était épaisse, lorsqu’un nombreux rassemblement s’arrêta sur le quai, à peine pavé alors, et occupa lentement et par degrés, le terrain sablé qui descendait en pente jusqu’à la Seine. Deux cents hommes, à peu près, semblaient composer cet attroupement; ils étaient enveloppés de grands manteaux, relevés par le fourreau des longues épées à l’espagnole qu’ils portaient. Se promenant sans ordre, en long et en large, ils semblaient attendre les événements plutôt que les chercher. Beaucoup d’entre eux s’assirent, les bras croisés, sur les pierres éparses du parapet commencé; ils observaient le plus grand silence. Après quelques minutes cependant, un homme, qui paraissait sortir d’une porte voûtée du Louvre, s’approcha lentement avec une lanterne sourde, dont il portait les rayons au visage de chaque individu, et qu’il souffla, ayant démêlé celui qu’il cherchait entre tous: il lui parla de cette façon, à demi-voix, en lui serrant la main:
—Eh bien, Olivier, que vous a dit M. le Grand[2]? Cela va-t-il bien?
—Oui, oui, je l’ai vu hier à Saint-Germain; le vieux chat est bien malade à Narbonne, il va s’en aller ad patres; mais il faut mener nos affaires rondement, car ce n’est pas la première fois qu’il fait l’engourdi. Avez-vous vu du monde pour ce soir, mon cher Fontrailles?
—Soyez tranquille, Montrésor va venir avec une centaine de gentilshommes de Monsieur; vous le reconnaîtrez; il sera déguisé en maître maçon, une règle à la main. Mais n’oubliez pas surtout les mots d’ordre: les savez-vous bien tous, vous et vos amis?
—Oui, tous, excepté l’abbé de Gondi, qui n’est pas arrivé encore; mais, Dieu me pardonne, je crois que le voilà lui-même. Qui diable l’aurait reconnu?
En effet, un petit homme sans soutane, habillé en soldat des gardes françaises, et portant de très noires et fausses moustaches, se glissa entre eux. Il sautait d’un pied sur l’autre avec un air de joie, et se frottait les mains.
—Vive Dieu! tout va bien; mon ami Fiesque ne faisait pas mieux. Et se levant sur la pointe des pieds pour frapper sur l’épaule d’Olivier:—Savez-vous que, pour un homme qui sort presque des pages, vous ne vous conduisez pas mal, sire Olivier d’Entraigues? vous serez dans nos hommes illustres, si nous trouvons un Plutarque. Tout est bien organisé, vous arrivez à point; ni plus tôt, ni plus tard, comme un vrai chef de parti. Fontrailles, ce jeune homme ira loin, je vous le prédis. Mais dépêchons-nous; il nous viendra dans deux heures des paroissiens de mon oncle l’archevêque de Paris; je les ai bien échauffés, et ils crieront: Vive Monsieur! vive la Régence! et plus de Cardinal! comme des enragés. Ce sont de bonnes dévotes, tout à moi, qui leur ont monté la tête. Le roi est fort mal. Oh! tout va bien, très bien. Je viens de Saint-Germain; j’ai vu l’ami Cinq-Mars; il est bon, très bon, toujours ferme comme un roc. Ah! voilà ce que j’appelle un homme! Comme il les a joués avec son air mélancolique et insouciant! Il est le maître de la cour à présent. C’est fini, le roi va, dit-on, le faire duc et pair, il en est fortement question; mais il hésite encore: il faut décider cela par notre mouvement de ce soir: le vœu du peuple! il faut faire le vœu du peuple absolument; nous allons le faire entendre. Ce sera la mort de Richelieu, savez-vous? Surtout, c’est la haine pour lui qui doit dominer dans les cris, car c’est là l’essentiel. Cela décidera enfin notre Gaston, qui flotte toujours, n’est-ce pas?
—Eh! que peut-il faire autre chose? dit Fontrailles; s’il prenait une résolution aujourd’hui en notre faveur, ce serait bien fâcheux.
—Et pourquoi?
—Parce que nous serions bien sûrs que demain, au jour, il serait contre.
—N’importe, reprit l’abbé, la reine a de la tête.
—Et du cœur aussi, dit Olivier; cela me donne de l’espoir pour Cinq-Mars, qui me semble avoir osé faire le boudeur quelquefois en la regardant.
—Enfant que vous êtes! que vous connaissez encore mal la cour! Rien ne peut le soutenir que la main du roi, qui l’aime comme son fils; et, pour la reine, si son cœur bat, c’est de souvenir et non d’avenir. Mais il ne s’agit pas de ces fadaises-là; dites-moi, mon cher, êtes-vous bien sûr de votre jeune avocat que je vois rôder là? pense-t-il bien?
—Parfaitement; c’est un excellent Royaliste; il jetterait le Cardinal à la rivière tout à l’heure: d’ailleurs c’est Fournier, de Loudun, c’est tout dire.
—Bien, bien; voilà comme nous les aimons. Mais garde à vous, messieurs: on vient de la rue Saint-Honoré.
—Qui va là? crièrent les premiers de la troupe à des hommes qui venaient. Royalistes ou Cardinalistes?
—Gaston et le Grand, répondirent tout bas les nouveaux venus.
—C’est Montrésor avec les gens de Monsieur, dit Fontrailles; nous pourrons bientôt commencer.
—Oui, par la corbleu! dit l’arrivant; car les Cardinalistes vont passer à trois heures; on nous en a instruits tout à l’heure.
—Où vont-ils? dit Fontrailles.
—Ils sont plus de deux cents pour conduire M. de Chavigny, qui va voir le vieux chat à Narbonne, dit-on; ils ont cru plus sûr de longer le Louvre.
—Eh bien, nous allons leur faire patte de velours, dit l’abbé.
Comme il achevait, un bruit de carrosses et de chevaux se fit entendre. Plusieurs hommes à manteaux roulèrent une énorme pierre au milieu du pavé. Les premiers cavaliers passèrent rapidement à travers la foule et le pistolet à la main, se doutant bien de quelque chose; mais le postillon qui guidait les chevaux de la première voiture s’embarrassa dans la pierre et s’abattit.
—Quel est donc ce carrosse qui écrase les piétons? crièrent à la fois tous les hommes en manteau. C’est bien tyrannique! Ce ne peut être qu’un ami du Cardinal de La Rochelle[3].
—C’est quelqu’un qui ne craint pas les amis du petit le Grand, s’écria une voix à la portière ouverte, d’où un homme s’élança sur un cheval.
—Rangez ces Cardinalistes jusque dans la rivière! dit une voix aigre et perçante.
Ce fut le signal des coups de pistolet qui s’échangèrent avec fureur de chaque côté, et qui prêtèrent une lumière à cette scène tumultueuse et sombre; le cliquetis des épées et le piétinement des chevaux n’empêchaient pas de distinguer les cris, d’un côté: «A bas le ministre! vive le Roi! vive Monsieur et monsieur le Grand! à bas les bas rouges!» de l’autre: «Vive Son Éminence! vive le grand Cardinal! mort aux factieux! vive le Roi!» car le nom du Roi présidait à toutes les haines comme à toutes les affections, à cette étrange époque.
Cependant les hommes à pied avaient réussi à placer les deux carrosses à travers du quai, de manière à s’en faire un rempart contre les chevaux de Chavigny, et de là, entre les roues, par les portières et sous les ressorts, les accablaient de coups de pistolet et en avaient démonté plusieurs. Le tumulte était affreux, lorsque les portes du Louvre s’ouvrirent tout à coup, et deux escadrons des gardes du corps sortirent au trot; la plupart avaient des torches à la main pour éclairer ceux qu’ils allaient attaquer et eux-mêmes. La scène changea. A mesure que les gardes arrivaient à l’un des hommes à pied, on voyait cet homme s’arrêter, ôter son chapeau, se faire reconnaître et se nommer, et le garde se retirait, quelquefois en saluant, d’autres fois en lui serrant la main. Ce secours aux carrosses de Chavigny fut donc à peu près inutile et ne servit qu’à augmenter la confusion. Les gardes du corps, comme pour l’acquit de leur conscience, parcouraient la foule des duellistes en disant mollement: «Allons, messieurs, de la modération.»
Mais, lorsque les deux gentilshommes avaient bien engagé le fer et se trouvaient bien acharnés, le garde qui les voyait s’arrêtait pour juger des coups, et quelquefois même favorisait celui qu’il pensait être de son opinion; car ce corps, comme toute la France, avait ses Royalistes et ses Cardinalistes.
Les fenêtres du Louvre s’éclairaient peu à peu, et l’on y voyait beaucoup de têtes de femmes derrière les petits carreaux en losanges, attentives à contempler le combat.
De nombreuses patrouilles de Suisses sortirent avec des flambeaux; on distinguait ces soldats à leur étrange uniforme. Ils portaient le bras droit rayé de bleu et de rouge, et le bas de soie de leur jambe droite était rouge; le côté gauche rayé de bleu, rouge et blanc, et le bas blanc et rouge. On avait espéré sans doute, au château royal, que cette troupe étrangère pourrait dissiper l’attroupement; mais on se trompa. Ces impassibles soldats, suivant froidement, exactement et sans les dépasser, les ordres qu’on leur avait donnés, circulèrent avec symétrie entre les groupes armés qu’ils divisaient un moment, vinrent se réunir devant la grille avec une précision parfaite, et rentrèrent en ordre comme à la manœuvre, sans s’informer si les ennemis à travers lesquels ils étaient passés s’étaient rejoints ou non.
Mais le bruit, un instant apaisé, redevint général à force d’explications particulières. On entendait partout des appels, des injures et des imprécations; il ne semblait pas que rien pût faire cesser ce combat que la destruction de l’un des deux partis, lorsque des cris, ou plutôt des hurlements affreux, vinrent mettre le comble au tumulte. L’abbé de Gondi, alors occupé à tirer un cavalier par son manteau pour le faire tomber, s’écria:—Voilà mes gens! Fontrailles, vous allez en voir de belles; voyez, voyez déjà comme cela court! c’est charmant, vraiment!
Et il lâcha prise et monta sur une pierre pour considérer la manœuvre de ses troupes, croisant ses bras avec l’importance d’un général d’armée. Le jour commençait à poindre, et l’on vit que du bout de l’île Saint-Louis accourait, en effet, une foule d’hommes, de femmes et d’enfants de la lie du peuple, poussant au ciel et vers le Louvre d’étranges vociférations. Des filles portaient de longues épées, des enfants traînaient d’immenses hallebardes et des piques damasquinées du temps de la Ligue; des vieilles en haillons tiraient après elles, avec des cordes, des charrettes pleines d’anciennes armes rouillées et rompues; des ouvriers de tous les métiers, ivres pour la plupart, les suivaient avec des bâtons, des fourches, des lances, des pelles, des torches, des pieux, des crocs, des leviers, des sabres et des broches aiguës; ils chantaient et hurlaient tour à tour, contrefaisant avec des rires atroces les miaulements du chat, et portant, comme un drapeau, un de ces animaux pendu au bout d’une perche et enveloppé dans un lambeau rouge, figurant ainsi le Cardinal, dont le goût pour les chats était connu généralement. Des crieurs publics couraient, tout rouges et haletants, semer sur les ruisseaux et les pavés, coller sur les parapets, les bornes, les murs des maisons et du palais même, de longues histoires satiriques en petits vers, faites sur les personnages du temps; des garçons bouchers et mariniers portant de larges coutelas, battaient la charge sur des chaudrons, et traînaient dans la boue un porc nouvellement égorgé, coiffé de la calotte rouge d’un enfant de chœur. De jeunes et vigoureux drôles, vêtus en femmes et enluminés d’un grossier vermillon, criaient d’une voix forcenée: «Nous sommes des mères de famille ruinées par Richelieu: mort au Cardinal!» Ils portaient dans leurs bras des nourrissons de paille qu’ils faisaient le geste de jeter à la rivière, et les y jetaient en effet.
Lorsque cette dégoûtante cohue eut inondé les quais de ses milliers d’individus infernaux, elle produisit un effet étrange sur les combattants, et tout à fait contraire à ce qu’en attendait leur patron. Les ennemis de chaque faction abaissèrent leurs armes et se séparèrent. Ceux de Monsieur et de Cinq-Mars furent révoltés de se voir secourus par de tels auxiliaires, et, aidant eux-mêmes les gentilshommes du Cardinal à remonter à cheval et en voiture, leurs valets à y porter les blessés, donnèrent des rendez-vous particuliers à leurs adversaires pour vider leur querelle sur un terrain plus secret et plus digne d’eux. Rougissant de la supériorité du nombre et des ignobles troupes qu’ils semblaient commander, entrevoyant, peut-être pour la première fois, les funestes conséquences de leurs jeux politiques, et voyant quel était le limon qu’ils venaient de remuer, ils se divisèrent pour se retirer, enfonçant leurs chapeaux larges sur leurs yeux, jetant leurs manteaux sur leurs épaules, et redoutant le jour.
—Vous avez tout dérangé, mon cher abbé, avec cette canaille, dit Fontrailles, en frappant du pied, à Gondi, qui se trouvait assez interdit; votre bonhomme d’oncle a là de jolis paroissiens!
—Ce n’est pas ma faute, reprit cependant Gondi, d’un ton mutin; c’est que ces idiots sont arrivés une heure trop tard; s’ils fussent venus à la nuit, on ne les aurait pas vus, ce qui les gâte un peu, à dire le vrai (car j’avoue que le grand jour leur fait tort), et on n’aurait entendu que la voix du peuple: Vox populi, vox Dei. D’ailleurs, il n’y a pas tant de mal; ils vont nous donner, par leur foule, les moyens de nous évader sans être reconnus, et, au bout du compte, notre tâche est finie; nous ne voulions pas la mort du pécheur: Chavigny et les siens sont de braves gens que j’aime beaucoup; s’il n’est qu’un peu blessé, tant mieux. Adieu, je vais voir M. de Bouillon, qui arrive d’Italie.
—Olivier, dit Fontrailles, partez donc pour Saint-Germain avec Fournier et Ambrosio; je vais rendre compte à Monsieur, avec Montrésor.
Tout se sépara, et le dégoût fit sur ces gens bien élevés ce que la force n’avait pu faire.
Ainsi se termina cette échauffourée, qui semblait pouvoir enfanter de grands malheurs; personne n’y fut tué; les cavaliers, avec quelques égratignures de plus, et quelques-uns avec leur bourse de moins, à leur grande surprise, reprirent leur route près des carrosses par des rues détournées; les autres s’évadèrent, un à un, à travers la populace qu’ils avaient soulevée. Les misérables qui la composaient, dénués de chefs de troupes, restèrent encore deux heures à pousser les mêmes cris, jusqu’à ce que leur vin fût cuvé et que le froid éteignît ensemble le feu de leur sang et de leur enthousiasme. On voyait aux fenêtres des maisons du quai de la Cité et le long des murs le sage et véritable peuple de Paris, regardant d’un air triste et dans un morne silence ces préludes de désordre; tandis que le corps des marchands, vêtu de noir, précédé de ses échevins et de ses prévôts, s’acheminait lentement et courageusement, à travers la populace, vers le Palais de Justice où devait s’assembler le parlement, et allait lui porter plainte de ces effrayantes scènes nocturnes.
Cependant les appartements de Gaston d’Orléans étaient dans une grande rumeur. Ce prince occupait alors l’aile du Louvre parallèle aux Tuileries, et ses fenêtres donnaient d’un côté sur la cour, et de l’autre sur un amas de petites maisons et de rues étroites qui couvraient la place presque en entier. Il s’était levé précipitamment, réveillé en sursaut par le bruit des armes à feu, avait jeté ses pieds dans de larges mules carrées, à hauts talons, et, enveloppé dans une vaste robe de chambre de soie couverte de dessins d’or brodés en relief, se promenait en long et en large dans sa chambre à coucher, envoyant, de minute en minute, un laquais nouveau pour demander ce qui se passait, et s’écriant qu’on courût chercher l’abbé de La Rivière, son conseil accoutumé; mais, par malheur, il était sorti de Paris. A chaque coup de pistolet, ce prince timide courait aux fenêtres, sans rien voir autre chose que quelques flambeaux que l’on portait en courant; on avait beau lui dire que les cris qu’il entendait étaient en sa faveur, il ne cessait de se promener par les appartements, dans le plus grand désordre, ses longs cheveux noirs et ses yeux bleus ouverts et agrandis par l’inquiétude et l’effroi; il était moitié nu lorsque Montrésor et Fontrailles arrivèrent enfin, et le trouvèrent se frappant la poitrine et répétant mille fois: «Mea culpa, mea culpa.»
—Eh bien, arrivez donc! leur cria-t-il de loin, courant au-devant d’eux; arrivez donc enfin! que se passe-t-il? que fait-on là? quels sont ces assassins? quels sont ces cris?
—On crie: «Vive Monsieur.»
Gaston, sans faire semblant d’entendre, et tenant un instant la porte de sa chambre ouverte, pour que sa voix pénétrât jusque dans les galeries où étaient les gens de sa maison, continua en criant de toute sa force et en gesticulant:
—Je ne sais rien de tout ceci et n’ai rien autorisé; je ne veux rien entendre, je ne veux rien savoir; je n’entrerai jamais dans aucun projet; ce sont des factieux qui font tout ce bruit: ne m’en parlez pas si vous voulez être bien vus ici; je ne suis l’ennemi de personne, je déteste de telles scènes...
Fontrailles, qui savait à quel homme il avait affaire, ne répondit rien, et entra avec son ami, mais sans se presser, afin que Monsieur eût le temps de jeter son premier feu; et, quand tout fut dit et la porte fermée avec soin, il prit la parole:
—Monseigneur, dit-il, nous venons vous demander mille pardons de l’impertinence de ce peuple, qui ne cesse de crier qu’il veut la mort de votre ennemi, et qu’il voudrait même vous voir Régent si nous avions le malheur de perdre Sa Majesté; oui, le peuple est toujours libre dans ses propos; mais il était si nombreux, que tous nos efforts n’ont pu le contenir: c’était le cri du cœur dans toute sa vérité; c’était une explosion d’amour que la froide raison n’a pu réprimer, et qui sortait de toutes les règles.
—Mais enfin, que s’est-il passé? reprit Gaston un peu calmé: qu’ont-ils fait depuis quatre heures que je les entends?
—Cet amour, continua froidement Montrésor, comme M. de Fontrailles a l’honneur de vous le dire, sortait tellement des règles et des bornes, qu’il nous a entraînés nous-mêmes, et nous nous sommes sentis saisis de cet enthousiasme qui nous transporte toujours au nom seul de Monsieur, et qui nous a portés à des choses que nous n’avions pas préméditées.
—Mais enfin, qu’avez-vous fait? reprit le prince...
—Ces choses, reprit Fontrailles, dont M. de Montrésor a l’honneur de parler à Monsieur, sont précisément de celles que je prévoyais ici même hier au soir, quand j’eus l’honneur de l’entretenir.
—Il ne s’agit pas de cela, interrompit Gaston; vous ne pourrez pas dire que j’aie rien ordonné ni autorisé; je ne me mêle de rien, je n’entends rien au gouvernement...
—Je conviens, poursuivit Fontrailles, que Votre Altesse n’a rien ordonné; mais elle m’a permis de lui dire que je prévoyais que cette nuit serait troublée vers les deux heures, et j’espérais que son étonnement serait moins grand.
Le prince, se remettant peu à peu, et voyant qu’il n’effrayait pas les deux champions; ayant d’ailleurs dans sa conscience et lisant dans leurs yeux le souvenir du consentement qu’il leur avait donné la veille, s’assit sur le bord de son lit, croisa les bras, et, les regardant d’un air de juge, leur dit encore avec une voix imposante:
—Mais enfin, qu’avez-vous donc fait?
—Eh! presque rien, monseigneur, dit Fontrailles; le hasard nous a fait rencontrer dans la foule quelques-uns de nos amis qui avaient eu une querelle avec le cocher de M. de Chavigny qui les écrasait; il s’en est suivi quelques propos un peu vifs, quelques petits gestes un peu brusques, quelques égratignures qui ont fait rebrousser chemin au carrosse, et voilà tout.
—Absolument tout, répéta Montrésor.
—Comment, tout! s’écria Gaston très ému et sautant dans la chambre; et n’est-ce donc rien que d’arrêter la voiture d’un ami du Cardinal-Duc? Je n’aime point les scènes, je vous l’ai déjà dit; je ne hais point le Cardinal; c’est un grand politique, certainement, un très grand politique; vous me compromettez horriblement; on sait que Montrésor est à moi; si on l’a reconnu, on dira que je l’ai envoyé...
—Le hasard, répondit Montrésor, m’a fait trouver cet habit du peuple que Monsieur peut voir sous mon manteau, et que j’ai préféré à tout autre par ce motif.
Gaston respira.
—Vous êtes bien sûr qu’on ne vous a pas reconnu? dit-il; c’est que vous sentez, mon cher ami, combien ce serait pénible... convenez-en vous-même...
—Si j’en suis sûr, ô ciel! s’écria le gentilhomme du prince: je gagerais ma tête et ma part du Paradis que personne n’a vu mes traits et ne m’a appelé par mon nom.
—Eh bien, continua Gaston, se rasseyant sur son lit et prenant un air plus calme, et même où brillait une légère satisfaction, contez-moi donc un peu ce qui s’est passé.
Fontrailles se chargea du récit, où, comme l’on pense, le peuple jouait un grand rôle et les gens de Monsieur aucun; et, dans sa péroraison, il ajouta, entrant dans les détails:—On a pu voir, de vos fenêtres mêmes, monseigneur, de respectables mères de famille, poussées par le désespoir, jeter leurs enfants dans la Seine en maudissant Richelieu.
—Ah! c’est épouvantable! s’écria le prince indigné ou feignant de l’être et de croire à ces excès. Il est donc bien vrai qu’il est détesté si généralement? mais il faut convenir qu’il le mérite! Quoi! son ambition et son avarice ont réduit là ces bons habitants de Paris que j’aime tant!
—Oui, monseigneur, reprit l’orateur; et ici ce n’est pas Paris seulement, c’est la France entière qui vous supplie avec nous de vous décider à la délivrer de ce tyran; tout est prêt; il ne faut qu’un signe de votre tête auguste pour anéantir ce pygmée, qui a tenté l’abaissement de la maison royale elle-même.
—Hélas! Dieu m’est témoin que je lui pardonne cette injure, reprit Gaston en levant les yeux; mais je ne puis entendre plus longtemps les cris du peuple; oui, j’irai à son secours!...
—Ah! nous tombons à vos genoux! s’écria Montrésor s’inclinant...
—C’est-à-dire, reprit le prince en reculant, autant que ma dignité ne sera pas compromise et que l’on ne verra nulle part mon nom.
—Et c’est justement lui que nous voudrions! s’écria Fontrailles, un peu plus à son aise... Tenez, monseigneur, il y a déjà quelques noms à mettre à la suite du vôtre, et qui ne craignent pas de s’inscrire, je vous les dirai sur-le-champ si vous voulez...
—Mais, mais, mais... dit le duc d’Orléans avec un peu d’effroi, savez-vous que c’est une conjuration que vous me proposez là tout simplement?...
—Fi donc! fi donc! monseigneur, des gens d’honneur comme nous! une conjuration! ah! du tout! une ligue, tout au plus; un petit accord pour donner la direction au vœu unanime de la nation et de la cour: voilà tout!
—Mais... mais cela n’est pas clair, car enfin cette affaire ne serait ni générale ni publique: donc ce serait une conjuration; vous n’avoueriez pas que vous en êtes?
—Moi, monseigneur? pardonnez-moi, à toute la terre, puisque tout le royaume en est déjà, et je suis du royaume. Eh! qui ne mettrait son nom après celui de MM. de Bouillon et de Cinq-Mars?...
—Après, peut-être, mais avant? dit Gaston en fixant ses regards sur Fontrailles, et plus finement qu’il ne s’y attendait.
Celui-ci sembla hésiter un moment...
—Eh bien, que ferait Monsieur, si je lui disais des noms après lesquels il pût mettre le sien?
—Ah! ah! voilà qui est plaisant, reprit le prince en riant; savez-vous qu’au-dessus du mien il n’y en a pas beaucoup? Je n’en vois qu’un.
—Enfin, s’il y en a un, monseigneur nous promet-il de signer celui de Gaston au-dessous?
—Ah! parbleu, de tout mon cœur, je ne risque rien, car je ne vois que le Roi, qui n’est sûrement pas de la partie.
—Eh bien, à dater de ce moment, permettez, dit Montrésor, que nous vous prenions au mot, et veuillez bien consentir à présent à deux choses seulement: voir M. de Bouillon chez la Reine, et M. le grand écuyer chez le Roi.
—Tope! dit Monsieur gaiement et frappant l’épaule de Montrésor, j’irai dès aujourd’hui à la toilette de ma belle-sœur, et je prierai mon frère de venir courre un cerf à Chambord avec moi.
Les deux amis n’en demandaient pas plus, et furent surpris eux-mêmes de leur ouvrage; jamais ils n’avaient vu tant de résolution à leur chef. Aussi, de peur de le mettre sur une voie qui pût le détourner de la route qu’il venait de prendre, ils se hâtèrent de jeter la conversation sur d’autres sujets, et se retirèrent charmés, en laissant pour derniers mots dans son oreille qu’ils comptaient sur ses dernières promesses.
CHAPITRE XV
L’ALCOVE
Les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes.
Chateaubriand.
Delphine Gay.
Tandis qu’un prince était ainsi rassuré avec peine par ceux qui l’entouraient, et leur laissait voir un effroi qui pouvait être contagieux pour eux, une princesse, plus exposée aux accidents, plus isolée par l’indifférence de son mari, plus faible par sa nature et par la timidité qui vient de l’absence du bonheur, donnait de son côté l’exemple du courage le plus calme et de la plus pieuse résignation, et raffermissait sa suite effrayée: c’était la Reine. A peine endormie depuis une heure, elle avait entendu des cris aigus derrière les portes et les épaisses tapisseries de sa chambre. Elle ordonna à ses femmes de faire entrer, et la duchesse de Chevreuse, en chemise et enveloppée dans un grand manteau, vint tomber presque évanouie au pied de son lit, suivie de quatre dames d’atours et de trois femmes de chambre. Ses pieds délicats étaient nus, et ils saignaient, parce qu’elle s’était blessée en courant; elle criait, en pleurant comme un enfant, qu’un coup de pistolet avait brisé ses volets et ses carreaux, et l’avait blessée; qu’elle suppliait la Reine de la renvoyer en exil, où elle se trouvait plus tranquille que dans un pays où l’on voulait l’assassiner parce qu’elle était l’amie de Sa Majesté. Elle avait ses cheveux dans un grand désordre et tombant jusqu’à ses pieds: c’était sa principale beauté, et la jeune Reine pensa qu’il y avait dans cette toilette moins de hasard que l’on ne l’eût pu croire.
—Eh! ma chère, qu’arrive-t-il donc? lui dit-elle avec assez de sang-froid; vous avez l’air de Madeleine, mais dans sa jeunesse, avant le repentir. Il est probable que si l’on en veut à quelqu’un ici, c’est à moi; tranquillisez-vous.
—Non, madame, sauvez-moi; protégez-moi! c’est ce Richelieu qui me poursuit! j’en suis certaine.
Le bruit des pistolets qui s’entendit alors plus distinctement, convainquit la Reine que les terreurs de Mme de Chevreuse n’étaient pas vaines.
—Venez m’habiller, madame de Motteville, cria-t-elle.
Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement, et, ouvrant un de ces immenses coffres d’ébène qui servaient d’armoire alors, en tirait une cassette de diamants de la princesse pour la sauver, et ne l’écoutait pas. Les autres femmes avaient vu sur une fenêtre la lueur des torches, et, s’imaginant que le feu était au palais, précipitaient les bijoux, les dentelles, les vases d’or, jusqu’aux porcelaines, dans des draps qu’elles voulaient jeter ensuite par la fenêtre. En même temps survint Mme de Guémenée, un peu plus habillée que la duchesse de Chevreuse, mais ayant pris la chose plus au tragique encore; l’effroi qu’elle avait en donna un peu à la Reine, à cause du caractère cérémonieux et paisible qu’on lui connaissait. Elle entra sans saluer, pâle comme un spectre, et dit avec volubilité:
—Madame, il est temps de nous confesser; on attaque le Louvre, et tout le peuple arrive de la Cité, m’a-t-on dit.
La stupeur fit taire et rendit immobile toute la chambre.
—Nous allons mourir! cria la duchesse de Chevreuse, toujours à genoux. Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée en Angleterre! Oui, confessons-nous; je me confesse hautement: j’ai aimé... j’ai été aimée de...
—C’est bon, c’est bon, dit la Reine, je ne me charge pas d’entendre jusqu’à la fin; ce ne serait peut-être pas le moindre de mes dangers, dont vous ne vous occupez guère.
Le sang-froid d’Anne d’Autriche et cette seconde réponse sévère rendirent pourtant un peu de calme à cette belle personne, qui se releva confuse, et s’aperçut du désordre de sa toilette, qu’elle alla réparer le mieux qu’elle put dans un cabinet voisin.
—Dona Stephania, dit la Reine à une de ses femmes, la seule Espagnole qu’elle eût conservée auprès d’elle, allez chercher le capitaine des gardes: il est temps que je voie des hommes, enfin, et que j’entende quelque chose de raisonnable.
Elle dit ceci en espagnol, et le mystère de cet ordre, dans une langue qu’elles ne comprenaient pas, fit rentrer le bon sens dans la chambre.
La camériste disait son chapelet; mais elle se leva du coin de l’alcôve où elle s’était réfugiée, et sortit en courant pour obéir à sa maîtresse.
Cependant les signes de la révolte et les symptômes de la terreur devenaient plus distincts au-dessous et dans l’intérieur. On entendait dans la grande cour du Louvre le piétinement des chevaux de la garde, les commandements des chefs, le roulement des carrosses de la Reine, qu’on attelait pour fuir s’il le fallait, le bruit des chaînes de fer que l’on traînait sur le pavé pour former les barricades en cas d’attaque, les pas précipités, le choc des armes, des troupes d’hommes qui couraient dans les corridors, les cris sourds et confus du peuple qui s’élevaient et s’éteignaient, s’éloignaient et se rapprochaient comme le bruit des vagues et des vents.
La porte s’ouvrit encore, et cette fois c’était pour introduire un charmant personnage.
—Je vous attendais, chère Marie, dit la Reine, tendant les bras à la duchesse de Mantoue: vous avez eu plus de bravoure que nous toutes, vous venez parée pour être vue de toute la cour.
—Je n’étais pas couchée, heureusement, répondit la princesse de Gonzague en baissant les yeux, j’ai vu tout ce peuple par mes fenêtres. Oh! madame, fuyez! je vous supplie de vous sauver par les escaliers secrets, et de nous permettre de rester à votre place; on pourra prendre l’une de nous pour la Reine, et, ajouta-t-elle en versant une larme, je viens d’entendre des cris de mort. Sauvez-vous, madame! je n’ai pas de trône à perdre! vous êtes fille, femme et mère de rois, sauvez-vous et laissez-nous ici.
—Vous avez à perdre plus que moi, mon amie, en beauté, en jeunesse, et, j’espère, en bonheur, dit la Reine avec un sourire gracieux et lui donnant sa belle main à baiser. Restez dans mon alcôve, je le veux bien, mais nous y serons deux. Le seul service que j’accepte de vous, belle enfant, c’est de m’apporter ici dans mon lit cette petite cassette d’or que ma pauvre Motteville a laissée par terre, et qui contient ce que j’ai de plus précieux.
Puis, en la recevant, elle ajouta à l’oreille de Marie:
—S’il m’arrivait quelque malheur, jure-moi que tu la prendras pour la jeter dans la Seine.
—Je vous obéirai, madame, comme à ma bienfaitrice et à ma seconde mère, dit-elle en pleurant.
Cependant le bruit du combat redoublait sur les quais, et les vitraux de la chambre réfléchissaient souvent la lueur des coups de feu dont on entendait l’explosion. Le capitaine des gardes et celui des Suisses firent demander des ordres par dona Stephania.
—Je leur permets d’entrer, dit la princesse. Rangez-vous de ce côté, mesdames; je suis homme dans ce moment, et je dois l’être.
Puis, soulevant les rideaux de son lit, elle continua en s’adressant aux deux officiers:—Messieurs, souvenez-vous d’abord que vous répondez sur votre tête de la vie des princes mes enfants, vous le savez, monsieur de Guitaut?
—Je couche en travers de leur porte, madame; mais ce mouvement ne menace ni eux ni Votre Majesté.
—C’est bien, ne pensez à moi qu’après eux, interrompit la Reine, et protégez indistinctement tous ceux que l’on menace. Vous m’entendez aussi, vous monsieur de Bassompierre; vous êtes gentilhomme; oubliez que votre oncle est encore à la Bastille, et faites votre devoir près des petits-fils du feu Roi son ami.
C’était un jeune homme d’un visage franc et ouvert.
—Votre Majesté, dit-il avec un léger accent allemand, peut voir que je n’oublie que ma famille, et non la sienne.
Et il montra sa main gauche, où il manquait deux doigts qui venaient d’être coupés.
—J’ai encore une autre main, dit-il en saluant et se retirant avec Guitaut.
La Reine émue se leva aussitôt, et, malgré les prières de la princesse de Guéménée, les pleurs de Marie de Gonzague et les cris de Mme de Chevreuse, voulut se mettre à la fenêtre et l’entrouvrit, appuyée sur l’épaule de la duchesse de Mantoue.
—Qu’entends-je? dit-elle; en effet, on crie: «Vive le Roi!... Vive la Reine!»
Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla de cris en ce moment, et l’on entendit: «A bas le Cardinal! Vive M. le Grand!»
Marie tressaillit.
—Qu’avez-vous! lui dit la Reine en l’observant.
Mais, comme elle ne répondait pas et tremblait de tout son corps, cette bonne et douce princesse ne parut pas s’en apercevoir, et prêtant la plus grande attention aux cris du peuple et à ses mouvements, elle exagéra même une inquiétude qu’elle n’avait plus depuis le premier nom arrivé à son oreille. Une heure après, lorsqu’on vint lui dire que la foule n’attendait qu’un geste de sa main pour se retirer, elle le donna gracieusement et avec un air de satisfaction; mais cette joie était loin d’être complète, car le fond de son cœur était troublé par bien des choses et surtout par le pressentiment de la régence. Plus elle se penchait hors de la fenêtre pour se montrer, plus elle voyait les scènes révoltantes que le jour naissant n’éclairait que trop: l’effroi rentrait dans son cœur à mesure qu’il lui devenait plus nécessaire de paraître calme et confiante, et son âme s’attristait de l’enjouement de ses paroles et de son visage. Exposée à tous ces regards, elle se sentait femme, et frémissait en voyant ce peuple qu’elle aurait peut-être bientôt à gouverner, et qui savait déjà demander la mort de quelqu’un et appeler ses Reines.
Elle salua donc.
Cent cinquante ans après, ce salut a été répété par une autre princesse, comme elle née du sang d’Autriche, et Reine de France. La monarchie, sans base, telle que Richelieu l’avait faite, naquit et mourut entre ces deux comparutions.
Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres et se hâta de congédier sa suite timide. Les épais rideaux retombèrent sur les vitres bariolées, et la chambre ne fut plus éclairée par un jour qui lui était odieux; de gros flambeaux de cire blanche brûlaient dans les candélabres en forme de bras d’or qui sortaient des tapisseries encadrées et fleurdelisées dont le mur était garni. Elle voulut rester seule avec Marie de Mantoue, et, rentrée avec elle dans l’enceinte que formait la balustrade royale, elle tomba assise sur son lit, fatiguée de son courage et de ses sourires, et se mit à fondre en larmes, le front appuyé contre son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied de velours, tenait l’une de ses mains dans les siennes, et sans oser parler la première, y appuyait sa tête en tremblant; car, jusque-là jamais on n’avait vu une larme dans les yeux de la Reine.
Elles restèrent ainsi pendant quelques minutes. Après quoi la princesse, se soulevant péniblement, lui parla ainsi:
—Ne t’afflige pas, mon enfant, laisse-moi pleurer; cela fait tant de bien quand on règne! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui qu’il me donne la force de ne pas haïr l’ennemi qui me poursuit partout, et qui perdra la famille royale de France et la monarchie par son ambition démesurée; je le reconnais encore dans ce qui vient de se passer, je le vois dans ces tumultueuses révoltes.
—Eh quoi! madame, n’est-il pas à Narbonne? car c’est le Cardinal dont vous parlez, sans doute? et n’avez-vous pas entendu que ces cris étaient pour vous et contre lui?
—Oui, mon amie, il est à trois cents lieues de nous, mais son génie fatal veille à cette porte. Si ces cris ont été jetés, c’est qu’il les a permis; si ces hommes se sont assemblés, c’est qu’ils n’ont pas atteint l’heure qu’il a marquée pour les perdre. Crois-moi, je le connais, et j’ai payé cher la science de cette âme perverse; il m’en a coûté toute la puissance de mon rang, les plaisirs de mon âge, les affections de ma famille, et jusqu’au cœur de mon mari; il m’a isolée du monde entier; il m’enferme à présent dans une barrière d’honneurs et de respects; et naguère il a osé, au scandale de la France entière, me mettre en accusation moi-même; on a visité mes papiers, on m’a interrogée; on m’a fait signer que j’étais coupable et demander pardon au Roi d’une faute que j’ignorais; enfin, j’ai dû au dévouement et à la prison, peut-être éternelle, d’un fidèle domestique[4], la conservation de cette cassette que tu m’as sauvée. Je vois dans tes regards que tu me crois trop effrayée; mais ne t’y trompe pas, comme toute la cour le fait à présent, ma chère fille; sois sûre que cet homme est partout, et qu’il sait jusqu’à nos pensées.
—Quoi! madame, saurait-il tout ce qu’ont crié ces gens sous vos fenêtres et le nom de ceux qui les envoient!
—Oui, sans doute, il le sait d’avance ou le prévoit; il le permet, il l’autorise, pour me compromettre aux yeux du Roi et le tenir séparé de moi; il veut achever de m’humilier.
—Mais cependant le Roi ne l’aime plus depuis deux ans; c’est un autre qu’il aime.
La Reine sourit; elle contempla quelques instants en silence les traits naïfs et purs de la belle Marie, et son regard plein de candeur qui se levait sur elle languissamment; elle écarta les boucles noires qui voilaient ce beau front, et parut reposer ses yeux et son âme en voyant cette innocence ravissante exprimée sur un visage si beau; elle baisa sa joue et reprit:
—Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, une triste vérité: c’est que le Roi n’aime personne, et que ceux qui paraissent le plus en faveur sont les plus près d’être abandonnés par lui et jetés à celui qui engloutit et dévore tout.
—Ah! mon Dieu! que me dites-vous?
—Sais-tu combien il en a perdu? poursuivit la Reine d’une voix plus basse et regardant ses yeux comme pour y lire toute sa pensée et y faire entrer la sienne; sais-tu la fin de ses favoris? T’a-t-on conté l’exil de Baradas, celui de Saint-Simon, le couvent de Mlle de La Fayette, la honte de Mme de Hautefort, la mort de M. de Chalais, un enfant, le plus jeune et le premier de tous ceux qui furent suppliciés, proscrits ou empoisonnés, tous ont disparu sous un souffle, par un seul ordre de Richelieu à son maître, et, sans cette faveur que tu prends pour de l’amitié, leur vie eût été paisible; mais cette faveur est mortelle, c’est un poison. Tiens, vois cette tapisserie qui représente Sémêlé; les favoris de Louis XIII ressemblent à cette femme; son attachement dévore comme ce feu qui l’éblouit et la brûle.
Mais la jeune duchesse n’était plus en état d’entendre la Reine; elle continuait à fixer sur elle de grands yeux noirs, qu’un voile de larmes obscurcissaient; ses mains tremblaient dans celles d’Anne d’Autriche, et une agitation convulsive faisait frémir ses lèvres.
—Je suis bien cruelle, n’est-ce pas, Marie? poursuivit la Reine avec une voix d’une douceur extrême et en la caressant comme un enfant dont on veut tirer un aveu; oh! oui, sans doute, je suis bien méchante, notre cœur est bien gros; vous n’en pouvez plus, mon enfant. Allons, parlez-moi; où en êtes-vous avec M. de Cinq-Mars?
A ce mot, la douleur se fit un passage, et, toujours à genoux aux pieds de la Reine, Marie versa à son tour sur le sein de cette bonne princesse un déluge de pleurs avec des sanglots enfantins et des mouvements si violents dans sa tête et ses belles épaules, qu’il semblait que son cœur dût se briser. La Reine attendit longtemps la fin de ce premier mouvement en la berçant dans ses bras comme pour apaiser sa douleur, et répétant souvent:—Ma fille, allons, ma fille, ne t’afflige pas ainsi!
—Ah! madame, s’écria-t-elle, je suis bien coupable envers vous; mais je n’ai pas compté sur ce cœur-là! J’ai eu bien tort, j’en serai peut-être bien punie! Mais, hélas! comment aurais-je osé vous parler, madame? Ce n’était pas d’ouvrir mon âme qui m’était difficile; c’était de vous avouer que j’avais besoin d’y faire lire.
La Reine réfléchit un moment, comme pour rentrer en elle-même, en mettant son doigt sur ses lèvres.
—Vous avez raison, reprit-elle ensuite, vous avez bien raison, Marie, c’est toujours le premier mot qu’il est difficile de nous dire, et cela nous perd souvent: mais il le faut, et, sans cette étiquette, on serait bien près de manquer de dignité. Ah! qu’il est difficile de régner! Aujourd’hui, voilà que je veux descendre dans votre cœur, et j’arrive trop tard pour vous faire du bien.
Marie de Mantoue baissa la tête sans répondre.
—Faut-il vous encourager à parler? reprit la Reine; faut-il vous rappeler que je vous ai presque adoptée comme ma fille aînée; qu’après avoir cherché à vous faire épouser le frère du Roi je vous préparais le trône de Pologne? faut-il plus, Marie? Oui, il faut plus; je le ferai pour toi: si ensuite tu ne me fais pas connaître tout ton cœur, je t’ai mal jugée. Ouvre de ta main cette cassette d’or: voici la clef; ouvre-la hardiment, ne tremble pas comme moi.
La duchesse de Mantoue obéit en hésitant, et vit dans ce petit coffre ciselé un couteau d’une forme grossière dont la poignée était de fer et la lame très rouillée; il était posé sur quelques lettres ployées avec soin sur lesquelles était le nom de Buckingham. Elle voulut les soulever, Anne d’Autriche l’arrêta.
—Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle; c’est là tout le trésor de la Reine... C’en est un, car c’est le sang d’un homme qui ne vit plus, mais qui a vécu pour moi: il était le plus beau, le plus brave, le plus illustre des grands de l’Europe; il se couvrit des diamants de la couronne d’Angleterre pour me plaire; il fit naître une guerre sanglante et arma des flottes, qu’il commanda lui-même, pour le bonheur de combattre une fois celui qui était mon mari; il traversa les mers pour cueillir une fleur sur laquelle j’avais marché, et courut le risque de la mort pour baiser et tremper de larmes les pieds de ce lit, en présence de deux femmes de ma cour. Dirai-je plus? oui, je te le dis à toi, je l’ai aimé, je l’aime encore dans le passé plus qu’on ne peut aimer d’amour. Eh bien! il ne l’a jamais su, jamais deviné: ce visage, ces yeux, ont été de marbre pour lui, tandis que mon cœur brûlait et se brisait de douleur; mais j’étais Reine de France...
Ici Anne d’Autriche serra fortement le bras de Marie.
—Ose te plaindre à présent, continua-t-elle, si tu n’as pas pu me parler d’amour; et ose te taire quand je viens de te dire de telles choses!
—Ah! oui, madame, j’oserai vous confier ma douleur, puisque vous êtes pour moi...
—Une amie, une femme, interrompit la Reine; j’ai été femme par mon effroi, qui t’a fait savoir un secret inconnu au monde entier; j’ai été femme, tu le vois, par un amour qui survit à l’homme que j’aimais... Parle, parle-moi, il est temps...
—Il n’est plus temps, au contraire, reprit Marie avec un sourire forcé; M. de Cinq-Mars et moi nous sommes unis pour toujours.
—Pour toujours! s’écria la Reine; y pensez-vous? et votre rang, votre nom, votre avenir, tout est-il perdu? Réserveriez-vous ce désespoir à votre frère le duc de Rethel et à tous les Gonzague?
—Depuis plus de quatre ans j’y pense et j’y suis résolue; et depuis dix jours nous sommes fiancés...
—Fiancés! s’écria la Reine en frappant ses mains; on vous a trompée, Marie. Qui l’eût osé sans l’ordre du Roi? C’est une intrigue que je veux savoir; je suis sûre qu’on vous a entraînée et trompée.
Marie se recueillit un moment et dit:
—Rien ne fut plus simple, madame, que notre attachement. J’habitais, vous le savez, le vieux château de Chaumont, chez la maréchale d’Effiat, mère de M. de Cinq-Mars. Je m’y étais retirée pour pleurer mon père, et bientôt il arriva qu’il eut lui-même à regretter le sien. Dans cette nombreuse famille affligée, je ne vis que sa douleur qui fut aussi profonde que la mienne: tout ce qu’il disait je l’avais déjà pensé, et lorsque nous vînmes à nous parler de nos peines, nous les trouvâmes toutes semblables. Comme j’avais été la première malheureuse, je me connaissais mieux en tristesse, et j’essayais de le consoler en lui disant ce que j’avais souffert, de sorte qu’en me plaignant il s’oubliait. Ce fut le commencement de notre amour, qui, vous le voyez, naquit presque entre deux tombeaux.
—Dieu veuille, ma chère, qu’il ait une fin heureuse! dit la Reine.
—Je l’espère, madame, puisque vous priez pour moi, poursuivit Marie; d’ailleurs, tout me sourit à présent; mais alors j’étais bien malheureuse! La nouvelle arriva un jour au château que le Cardinal appelait M. de Cinq-Mars à l’armée; il me sembla que l’on m’enlevait encore une fois l’un des miens, et pourtant nous étions étrangers. Mais M. de Bassompierre ne cessait de parler de batailles et de mort; je me retirais chaque soir toute troublée, et je pleurais dans la nuit. Je crus d’abord que mes larmes coulaient encore pour le passé; mais je m’aperçus que c’était pour l’avenir, et je sentis bien que ce ne pouvait plus être les mêmes pleurs, puisque je désirais les cacher.
Quelque temps se passa dans l’attente de ce départ; je le voyais tous les jours, et je le plaignais de partir, parce qu’il me disait à chaque instant qu’il aurait voulu vivre éternellement, comme dans ce temps-là, dans son pays et avec nous. Il fut ainsi sans ambition jusqu’au jour de son départ, parce qu’il ne savait pas s’il était... je n’ose dire à Votre Majesté...
Marie, rougissant, baissait des yeux humides en souriant...
—Allons, dit la Reine, s’il était aimé, n’est-ce pas?
—Et le soir, madame, il partit ambitieux.
—On s’en est aperçu, en effet. Mais enfin il partit, dit Anne d’Autriche soulagée d’un peu d’inquiétude; mais il est revenu depuis deux ans et vous l’avez vu?
—Rarement, madame, dit la jeune duchesse avec un peu de fierté, et toujours dans une église et en présence d’un prêtre, devant qui j’ai promis de n’être qu’à M. de Cinq-Mars.
—Est-ce bien là un mariage? a-t-on bien osé le faire? je m’en informerai. Mais, bon Dieu! que de fautes, que de fautes, mon enfant, dans le peu de mots que j’entends! Laissez-moi y rêver.
Et, se parlant tout haut à elle-même, la Reine poursuivit, les yeux et la tête baissés, dans l’attitude de la réflexion:
—Les reproches sont inutiles et cruels si le mal est fait: le passé n’est plus à nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars est bien par lui-même, brave, spirituel, profond même dans ses idées; je l’ai observé, il a fait en deux ans bien du chemin, et je vois que c’était pour Marie... Il se conduit bien; il est digne, oui, il est digne d’elle à mes yeux; mais, à ceux de l’Europe, non. Il faut qu’il s’élève davantage encore: la princesse de Mantoue ne peut pas avoir épousé moins qu’un prince. Il faudrait qu’il le fût. Pour moi, je n’y peux rien; je ne suis point la Reine, je suis la femme négligée du Roi. Il n’y a que le Cardinal, l’éternel Cardinal... et il est son ennemi, et peut-être cette émeute...
—Hélas! c’est le commencement de la guerre entre eux, je l’ai trop vu tout à l’heure.
—Il est donc perdu! s’écria la Reine en embrassant Marie. Pardon, mon enfant, je te déchire le cœur; mais nous devons tout voir et tout dire aujourd’hui; oui, il est perdu s’il ne renverse lui-même ce méchant homme, car le Roi n’y renoncera pas; la force seule...
—Il le renversera, madame; il le fera si vous l’aidez. Vous êtes comme la divinité de la France; oh! je vous en conjure! protégez l’ange contre le démon; c’est votre cause, celle de votre royale famille, celle de toute votre nation...
La Reine sourit.
—C’est ta cause surtout, ma fille, n’est-il pas vrai? et c’est comme telle que je l’embrasserai de tout mon pouvoir; il n’est pas grand, je te l’ai dit; mais, tel qu’il est, je te le prête tout entier: pourvu cependant que cet ange ne descende pas jusqu’à des péchés mortels, ajouta-t-elle avec un regard plein de finesse; j’ai entendu prononcer son nom cette nuit par des voix bien indignes de lui.
—Oh! madame, je jurerais qu’il n’en savait rien!
—Ah! mon enfant, ne parlons pas d’affaires d’Etat, tu n’es pas bien savante encore; laisse-moi dormir un peu, si je le puis, avant l’heure de ma toilette; j’ai les yeux bien brûlants, et toi aussi peut-être.
En disant ces mots, l’aimable Reine pencha sa tête sur son oreiller qui couvrait la cassette, et bientôt Marie la vit s’endormir à force de fatigue. Elle se leva alors, et, s’asseyant sur un grand fauteuil de tapisserie à bras et de forme carrée, joignit les mains sur ses genoux et se mit à rêver à sa situation douloureuse: consolée par l’aspect de sa douce protectrice, elle reportait souvent ses yeux sur elle pour surveiller son sommeil, et lui envoyait, en secret, toutes les bénédictions que l’amour prodigue toujours à ceux qui le protègent; baisant quelquefois les boucles de ses cheveux blonds, comme si, par ce baiser, elle eût dû lui glisser dans l’âme toutes les pensées favorables à sa pensée continuelle.
Le sommeil de la Reine se prolongeait, et Marie pensait et pleurait. Cependant elle se souvint qu’à dix heures elle devait paraître à la toilette royale devant toute la cour; elle voulut cesser de réfléchir pour arrêter ses larmes, et prit un gros volume in-folio placé sur une table marquetée d’émail et de médaillons: c’était l’Astrée, de M. d’Urfé, ouvrage de belle galanterie, adoré des belles prudes de la cour. L’esprit naïf, mais juste, de Marie ne put entrer dans ces amours pastorales; elle était trop simple pour comprendre les bergers du Lignon, trop spirituelle pour se plaire à leurs discours, et trop passionnée pour sentir leur tendresse. Cependant la grande vogue de ce roman lui en imposait tellement qu’elle voulut se forcer à y prendre intérêt, et, s’accusant intérieurement chaque fois qu’elle éprouvait l’ennui qu’exhalaient les pages de son livre, elle le parcourut avec impatience pour trouver ce qui devait lui plaire et la transporter: une gravure l’arrêta; elle représentait la bergère Astrée avec des talons hauts, un corset et un immense vertugadin, s’élevant sur la pointe du pied pour regarder passer dans le fleuve le tendre Céladon, qui se noyait du désespoir d’avoir été reçu un peu froidement dans la matinée. Sans se rendre compte des motifs de son dégoût et des faussetés accumulées de ce tableau, elle chercha, en faisant rouler les pages sous son pouce, un mot qui fixât son attention; elle vit celui de druide.—Ah! voilà un grand caractère, se dit-elle; je vais voir sans doute un de ces mystérieux sacrificateurs dont la Bretagne, m’a-t-on dit, conserve encore les pierres levées; mais je le verrai sacrifiant des hommes: ce sera un spectacle d’horreur; cependant lisons.
En se disant cela, Marie lut avec répugnance, en fronçant le sourcil et presque en tremblant ce qui suit:
«[5]Le druide Adamas appela délicatement les bergers Pimandre, Ligdamon et Clidamant, arrivés tout nouvellement de Calais: Cette aventure ne peut finir, leur dit-il, que par extrémité d’amour. L’esprit, lorsqu’il aime, se transforme en l’objet aimé; c’est pour figurer ceci que mes enchantements agréables vous font voir, dans cette fontaine, la nymphe Sylvie, que vous aimez tous trois. Le grand prêtre Amazis va venir de Montbrison, et vous expliquera la délicatesse de cette idée. Allez donc, gentils bergers; si vos désirs sont bien réglés, ils ne vous causeront point de tourments; et, s’ils ne le sont pas, vous en serez punis par des évanouissements semblables à ceux de Céladon et de la bergère Galatée, que le volage Hercule abandonna dans les montagnes d’Auvergne et qui donna son nom au tendre pays des Gaules; ou bien encore vous serez lapidés par les bergères du Lignon, comme le fut le farouche Amidor. La grande nymphe de cet antre a fait un enchantement...»
L’enchantement de la grande nymphe fut complet sur la princesse, qui eut à peine assez de force pour chercher d’une main défaillante, vers la fin du livre, que le druide Adamas était une ingénieuse allégorie, figurant le lieutenant général de Montbrison, de la famille des Papon; ses yeux fatigués se fermèrent, et le gros livre glissa sur sa robe jusqu’au coussin de velours où s’appuyaient ses pieds, et où reposèrent mollement la belle Astrée et le galant Céladon, moins immobiles que Marie de Mantoue, vaincue par eux et profondément endormie.
CHAPITRE XVI
LA CONFUSION
Il faut, en France, beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne, presque, n’a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le rôle du temps, sans ce que le vulgaire appelle les affaires.
Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille, s’appelât travailler.
La Bruyère.
Pendant cette même matinée dont nous avons vu les effets divers chez Gaston d’Orléans et chez la Reine, le calme et le silence de l’étude régnaient dans un cabinet modeste d’une grande maison voisine du Palais de Justice. Une lampe de cuivre d’une forme gothique y luttait avec le jour naissant, et jetait sa lumière rougeâtre sur un amas de papiers et de livres qui couvraient une grande table; elle éclairait le buste de L’Hospital, celui de Montaigne, du président de Thou l’historien, et du roi Louis XIII; une cheminée assez haute pour qu’un homme pût y entrer et même s’y asseoir, était remplie par un grand feu brûlant sur d’énormes chenets de fer. Sur l’un de ces chenets était appuyé le pied du studieux de Thou, qui, déjà levé, examinait avec attention les œuvres nouvelles de Descartes et de Grotius; il écrivait, sur son genou, ses notes sur ces livres de philosophie et de politique qui faisaient alors le sujet de toutes les conversations; mais en ce moment les Méditations métaphysiques absorbaient toute son attention; le philosophe de la Touraine enchantait le jeune conseiller. Souvent, dans son enthousiasme, il frappait sur le livre en jetant des cris d’admiration; quelquefois il prenait une sphère placée près de lui, et, la tournant longtemps sous ses doigts, s’enfonçait dans les plus profondes rêveries de la science; puis, conduit par leur profondeur à une élévation plus grande, se jetait à genoux tout à coup devant le crucifix placé sur la cheminée, parce qu’aux bornes de l’esprit humain il avait rencontré Dieu. En d’autres instants, il s’enfonçait dans les bras de son grand fauteuil de manière à être presque assis sur le dos, et, mettant ses deux mains sur ses yeux, suivait dans sa tête la trace des raisonnements de René Descartes, depuis cette idée de la première méditation:
«Supposons que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités, savoir: que nous ouvrons les yeux, remuons la tête, étendons les bras, ne sont que de fausses illusions...»
Jusqu’à cette sublime conclusion de la troisième:
«Il ne reste à dire qu’une chose: c’est que, semblable à l’idée de moi-même, celle de Dieu est née et produite avec moi dès lors que j’ai été créé. Et, certes, on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage.»
Ces pensées occupaient entièrement l’âme du jeune conseiller, lorsqu’un grand bruit se fit entendre sous ses fenêtres; il crut que le feu d’une maison excitait ces cris prolongés, et se hâta de regarder vers l’aile du bâtiment occupée par sa mère et ses sœurs; mais tout y paraissait dormir, et les cheminées ne laissaient même échapper aucune fumée qui attestât le réveil des habitants: il en bénit le ciel; et, courant à une autre fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissons les exploits se presser vers les rues étroites qui mènent au quai. Après avoir examiné cette cohue de femmes et d’enfants, l’enseigne ridicule qui les guidait, et les grossiers travestissements des hommes: «C’est quelque fête populaire ou quelque comédie de carnaval», se dit-il; et s’étant placé de nouveau au coin de son feu, il prit un grand almanach sur la table et se mit à chercher avec beaucoup de soin quel saint on fêtait ce jour-là. Il regarda la colonne du mois de décembre, et, trouvant au quatrième jour de ce mois le nom de sainte Barbe, il se rappela qu’il venait de voir passer des espèces de petits canons et caissons, et parfaitement satisfait de l’explication qu’il se donnait à lui-même, se hâta de chasser l’idée qui venait de le distraire, et se renfonça dans sa douce étude, se levant seulement quelquefois pour aller prendre un livre aux rayons de sa bibliothèque, et, après y avoir lu une phrase, une ligne ou seulement un mot, le jetait près de lui sur sa table ou sur le parquet, encombré ainsi de papiers qu’il se gardait bien de mettre à leur place, de crainte de rompre le fil de ses rêveries.
Tout à coup on annonça, en ouvrant brusquement la porte, un nom qu’il avait distingué parmi tous ceux du barreau, et un homme que ses relations dans la magistrature lui avaient fait connaître particulièrement.
—Eh! par quel hasard, à cinq heures du matin, vois-je entrer M. Fournier? s’écria-t-il; y a-t-il quelques malheureux à défendre, quelques familles à nourrir des fruits de son talent? a-t-il quelque erreur à détruire parmi nous, quelques vertus à réveiller dans nos cœurs? car ce sont là de ses œuvres accoutumées. Vous venez peut-être m’apprendre quelque nouvelle humiliation de notre parlement; hélas! les chambres secrètes de l’Arsenal sont plus puissantes que l’antique magistrature contemporaine de Clovis; le parlement s’est mis à genoux, tout est perdu, à moins qu’il ne se remplisse tout à coup d’hommes semblables à vous.
—Monsieur, je ne mérite pas vos éloges, dit l’avocat en entrant accompagné d’un homme âgé, enveloppé comme lui d’un grand manteau: je mérite au contraire tout votre blâme, et j’en suis presque au repentir, ainsi que M. le comte du Lude, que voici. Nous venons vous demander asile pour la journée.
—Asile! et contre qui? dit de Thou en les faisant asseoir.
—Contre le plus bas peuple de Paris qui nous veut pour chefs, et que nous fuyons; il est odieux: la vue, l’odeur, l’ouïe et le contact surtout sont par trop blessés, dit M. du Lude avec une gravité comique: c’est trop fort.
—Ah! ah! vous dites donc que c’est trop fort? dit de Thou très étonné, mais ne voulant pas en faire semblant.
—Oui, reprit l’avocat; vraiment, entre nous, M. le Grand va trop loin.
—Oui, il pousse trop vite les choses; il fera avorter nos projets, ajouta son compagnon.
—Ah! ah! vous dites donc qu’il va trop loin? répondit, en se frottant le menton, de Thou toujours plus surpris.
Il y avait trois mois que son ami Cinq-Mars ne l’était venu voir, et lui, sans s’inquiéter beaucoup, le sachant à Saint-Germain, fort en faveur et ne quittant pas le Roi, était très reculé pour les nouvelles de la cour. Livré à ses graves études, il ne savait jamais les événements publics que lorsqu’on l’y obligeait à force de bruit; il n’était au courant de la vie qu’à la dernière extrémité, et donnait souvent un spectacle assez divertissant à ses amis intimes par ses étonnements naïfs, d’autant plus que, par un petit amour-propre mondain, il voulait avoir l’air de s’entendre aux choses publiques, et tentait de cacher la surprise qu’il éprouvait à chaque nouvelle. Cette fois il était encore dans ce cas, et à cet amour-propre se joignait celui de l’amitié; il ne voulait pas laisser croire que Cinq-Mars y eût manqué à son égard, et, pour l’honneur même de son ami, voulait paraître instruit de ses projets.
—Vous savez bien où nous en sommes? continua l’avocat.
—Oui, sans doute; poursuivez.
—Lié comme vous l’êtes avec lui, vous n’ignorez pas que tout s’organise depuis un an...
—Certainement... tout s’organise... mais allez toujours...
—Vous conviendrez avec nous, monsieur, que M. le Grand est dans son tort...
—Ah! ah! c’est selon; mais expliquez-vous, je verrai...
—Eh bien, vous savez de quoi on était convenu à la dernière conférence dont il vous a rendu compte?
—Ah! c’est-à-dire... pardonnez-moi, je vois bien à peu près; mais remettez-moi sur la voie...
—C’est inutile; vous n’avez pas oublié sans doute ce que lui-même nous recommanda chez Marion de Lorme?
—De n’ajouter personne à notre liste, dit M. du Lude.
—Ah! oui, oui, j’entends, dit de Thou, cela me semble raisonnable, fort raisonnable, en vérité.
—Eh bien, poursuivit Fournier, c’est lui-même qui a enfreint cette convention; car, ce matin, outre les drôles que ce furet de Gondi nous a amenés, on a vu je ne sais quel vagabond capitan qui, pendant la nuit, frappait à coups d’épée et de poignard des gentilshommes des deux partis en criant à tue-tête. «A moi, d’Aubijoux! tu m’as gagné trois mille ducats, voilà trois coups d’épée. A moi, La Chapelle! j’aurai dix gouttes de ton sang en échange de mes dix pistoles»; et je l’ai vu de mes yeux attaquer ces messieurs et plusieurs autres encore des deux partis, assez loyalement, il est vrai, car il ne les frappait qu’en face et bien en garde, mais avec beaucoup de bonheur et une impartialité révoltante.
—Oui, monsieur, et j’allais lui en dire mon avis, reprit du Lude, quand je l’ai vu s’évader dans la foule comme un écureuil; et riant beaucoup avec quelques inconnus à figures basanées. Je ne doute pas cependant que M. de Cinq-Mars ne l’ait envoyé, car il donnait des ordres à cet Ambrosio, que vous devez connaître, ce prisonnier espagnol, ce vaurien qu’il a pris pour domestique. Ma foi, je suis dégoûté de cela, et je ne suis point fait pour être confondu avec cette canaille.
—Ceci, monsieur, reprit Fournier, est fort différent de l’affaire de Loudun. Le peuple ne fit que se soulever, sans se révolter réellement: dans ce pays, c’était la partie saine et estimable de la population, indignée d’un assassinat, et non animée par le vin et l’argent. C’était un cri jeté contre un bourreau, cri dont on pouvait être l’organe honorablement, et non pas ces hurlements de l’hypocrisie factieuse et d’un amas de gens sans aveu, sortis de la boue de Paris et vomis par ses égouts. J’avoue que je suis très las de ce que je vois, et je suis venu aussi pour vous prier d’en parler à M. le Grand.
De Thou était fort embarrassé pendant ces deux discours, et cherchait en vain à comprendre ce que Cinq-Mars pouvait avoir à démêler avec le peuple, qui lui avait semblé se réjouir: d’un autre côté, il persistait à ne pas vouloir faire l’aveu de son ignorance; elle était totale cependant, car, la dernière fois qu’il avait vu son ami, il ne parlait que des chevaux et des écuries du Roi, de la chasse au faucon et de l’importance du grand veneur dans les affaires de l’État, ce qui ne semblait pas annoncer de vastes projets où le peuple pût entrer. Enfin il se hasarda timidement à leur dire:
—Messieurs, je vous promets de faire votre commission; en attendant, je vous offre ma table et des lits pour le temps que vous voudrez. Mais pour vous dire mon avis dans cette occasion, cela m’est difficile. Ah çà, dites-moi un peu, on n’a donc pas fêté la Sainte-Barbe?
—La Sainte-Barbe! dit Fournier.
—La Sainte-Barbe! dit du Lude.
—Oui, oui, on a brûlé de la poudre; c’est ce que veut dire M. de Thou, reprit le premier en riant. Ah! c’est fort drôle! fort drôle! Oui, effectivement, je crois que c’est aujourd’hui la Sainte-Barbe.
Cette fois de Thou fut confondu de leur étonnement et réduit au silence; pour eux, voyant qu’ils ne s’entendaient pas avec lui, ils prirent le parti de se taire de même.
Ils se taisaient encore, lorsque la porte s’ouvrit à l’ancien gouverneur de Cinq-Mars, l’abbé Quillet, qui entra en boitant un peu. Il avait l’air soucieux, et n’avait rien conservé de son ancienne gaieté dans son air et ses propos; seulement son regard était vif et sa parole très brusque.
—Pardon, pardon, mon cher de Thou, si je vous trouble si tôt dans vos occupations; c’est étonnant, n’est-ce pas, de la part d’un goutteux? Ah! c’est que le temps s’avance; il y a deux ans je ne boitais pas; j’étais, au contraire, fort ingambe lors de mon voyage en Italie; il est vrai que la peur donne des jambes.
En disant cela, il se jeta au fond d’une croisée, et, faisant signe à de Thou d’y venir lui parler, il continua tout bas:
—Que je vous dise, mon ami, à vous qui êtes dans leurs secrets; je les ai fiancés il y a quinze jours, comme ils vous l’ont raconté.
—Oui, vraiment! dit le pauvre de Thou, tombant de Charybde en Scylla dans un autre étonnement.
—Allons, faites donc le surpris! vous savez bien qui, continua l’abbé. Mais, ma foi, je crains d’avoir eu trop de complaisance pour eux, quoique ces deux enfants soient vraiment intéressants par leur amour. J’ai peur de lui plus que d’elle; je crois qu’il fait des sottises, d’après l’émeute de ce matin. Nous devrions nous consulter là-dessus.
—Mais, dit de Thou très gravement, je ne sais pas, d’honneur, ce que vous voulez dire. Qui donc fait des sottises?
—Allons donc, mon cher! voulez-vous faire encore le mystérieux avec moi? C’est injurieux, dit le bonhomme, commençant à se fâcher.
—Non, vraiment! Mais qui avez-vous fiancé?
—Encore! fi donc, monsieur!
—Mais quelle est donc cette émeute de ce matin?
—Vous vous jouez de moi. Je sors, dit l’abbé en se levant.
—Je vous jure que je ne comprends rien à tout ce qu’on me dit aujourd’hui. Est-ce M. de Cinq-Mars?
—A la bonne heure, monsieur, vous me traitez en Cardinaliste; eh bien, quittons-nous, dit l’abbé Quillet furieux.
Et il reprit sa canne à béquille et sortit très vite, sans écouter de Thou, qui le poursuivit jusqu’à sa voiture en cherchant à l’apaiser, mais sans y réussir, parce qu’il n’osait nommer son ami sur l’escalier devant ses gens et ne pouvait s’expliquer. Il eut le déplaisir de voir s’en aller son vieux abbé encore tout en colère, et lui cria:—A demain! pendant que le cocher partait, et sans qu’il y répondît.
Il lui fut utile, cependant, d’être descendu jusqu’au bas des degrés de sa maison, car il vit des groupes hideux de gens du peuple qui revenaient du Louvre, et fut à même alors de juger de l’importance de leur mouvement dans la matinée; il entendit des voix grossières crier comme en triomphe:
—Elle a paru tout de même, la petite Reine!—Vive le bon duc de Bouillon, qui nous arrive! Il a cent mille hommes avec lui, qui viennent en radeau sur la Seine. Le vieux Cardinal de La Rochelle est mort.—Vive le Roi! vive M. le Grand!
Les cris redoublèrent à l’arrivée d’une voiture à quatre chevaux dont les gens portaient la livrée du Roi, et qui s’arrêta devant la porte du conseiller. Il reconnut l’équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio descendit ouvrir les grands rideaux, comme les avaient les carrosses de cette époque. Le peuple s’était jeté entre le marchepied et les premiers degrés de la porte, de sorte qu’il lui fallut de véritables efforts pour descendre et se débarrasser des femmes de la Halle, qui voulaient l’embrasser en criant:
—Te voilà donc, mon cœur, mon petit ami! Tu arrives donc, mon mignon! Voyez comme il est joli, c’t amour avec sa grande collerette! Ça ne vaut-il pas mieux que c’t autre avec sa moustache blanche? Viens, mon fils, apporte-nous du bon vin comme ce matin.
Henri d’Effiat serra en rougissant la main de son ami, qui se hâta de faire fermer ses portes.
—Cette faveur populaire est un calice qu’il faut boire, dit-il en entrant...
—Il me semble, répondit gravement de Thou, que vous le buvez jusqu’à la lie.
—Je vous expliquerai ce bruit, répondit Cinq-Mars un peu embarrassé. A présent, si vous m’aimez, habillez-vous pour m’accompagner à la toilette de la Reine.
—Je vous ai promis bien de l’aveuglement, dit le conseiller; cependant il ne peut se prolonger plus longtemps, en bonne foi...
—Encore une fois, je vous parlerai longuement en revenant de chez la Reine. Mais dépêchez-vous, il est dix heures bientôt.
—J’y vais avec vous, dit de Thou en le faisant entrer dans son cabinet, où se trouvaient le comte du Lude et Fournier.
Et il passa lui-même dans un autre appartement.
CHAPITRE XVII
LA TOILETTE
Nous allons chercher, comme dans les abîmes, les anciennes prérogatives de cette Noblesse qui, depuis onze siècles, est couverte de poussière, de sang et de sueur.
Montesquieu.
La voiture du Grand-Écuyer roulait rapidement vers le Louvre, lorsque, fermant les rideaux dont elle était garnie, il prit la main de son ami, et lui dit avec émotion:
—Cher de Thou, j’ai gardé de grands secrets sur mon cœur, et croyez qu’ils y ont été bien pesants; mais deux craintes m’ont forcé au silence: celle de vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos conseils.
—Vous savez cependant bien, dit de Thou, que je méprise les premiers, et je pensais que vous ne méprisiez pas les autres.
—Non; mais je les redoutais, je les crains encore; je ne veux point être arrêté. Ne parlez pas, mon ami, pas un mot, je vous en conjure, avant d’avoir entendu et vu ce qui va se passer. Je vous ramène chez vous en sortant du Louvre; là, je vous écoute, et je pars pour continuer mon ouvrage, car rien ne m’ébranlera, je vous en avertis; je l’ai dit à ces messieurs chez vous tout à l’heure.
Cinq-Mars n’avait rien dans son accent de la rudesse que supposeraient ces paroles: sa voix était caressante, son regard doux, amical et affectueux, son air tranquille et déterminé dès longtemps; rien n’annonçait le moindre effort sur soi-même. De Thou le remarqua et en gémit.
—Hélas! dit-il en descendant de sa voiture avec lui.
Et il le suivit, en soupirant, dans le grand escalier du Louvre.
Lorsqu’ils entrèrent chez la Reine, annoncés par des huissiers vêtus de noir et portant une verge d’ébène, elle était assise à sa toilette. C’était une sorte de table d’un bois noir, plaquée d’écaille, de nacre et de cuivre incrustés, et formant une infinité de dessins d’assez mauvais goût, mais qui donnaient à tous les meubles un air de grandeur qu’on y admire encore; un miroir arrondi par le haut, et que les femmes du monde trouveraient aujourd’hui petit et mesquin, était seulement posé au milieu de la table; des bijoux et des colliers épars la couvraient. Anne d’Autriche, assise devant et placée sur un grand fauteuil de velours cramoisi à longues franges d’or, restait immobile et grave comme sur un trône, tandis que dona Stephania et Mme de Motteville donnaient de chaque côté quelques coups de peigne fort légers, comme pour achever la coiffure de la Reine, qui était cependant en fort bon état, et déjà entremêlée de perles tressées avec ses cheveux blonds. Sa longue chevelure avait des reflets d’une beauté singulière, qui annonçaient qu’elle devait avoir au toucher la finesse et la douceur de la soie. Le jour tombait sans voile sur son front; il ne devait point redouter cet éclat, et en jetait un presque égal par sa surprenante blancheur, qu’elle se plaisait à faire briller ainsi; ses yeux bleus mêlés de vert étaient grands et réguliers, et sa bouche, très fraîche, avait cette lèvre inférieure des princesses d’Autriche, un peu avancée et fendue légèrement en forme de cerise, que l’on peut remarquer encore dans tous les portraits de cette époque. Il semble que leurs peintres aient pris à tâche d’imiter la bouche de la Reine, pour plaire peut-être aux femmes de sa suite, dont la prétention devait être de lui ressembler. Les vêtements noirs, adoptés alors par la cour et dont la forme fut même fixée par un édit, relevaient encore l’ivoire de ses bras, découverts jusqu’au coude et ornés d’une profusion de dentelles qui sortaient de ses larges manches. De grosses perles pendaient à ses oreilles et un bouquet d’autres perles plus grandes se balançait sur sa poitrine et se rattachait à sa ceinture. Tel était l’aspect de la Reine en ce moment. A ses pieds, sur deux coussins de velours, un enfant de quatre ans jouait avec un petit canon qu’il brisait: c’était le Dauphin, depuis Louis XIV. La duchesse Marie de Mantoue était assise à sa droite sur un tabouret, la princesse de Guéménée, la duchesse de Chevreuse et Mlle de Montbazon, Mlles de Guise, de Rohan et de Vendôme, toutes belles ou brillantes de jeunesse, étaient placées derrière la Reine, et debout. Dans l’embrasure d’une croisée, Monsieur, le chapeau sous le bras, causait à voix basse avec un homme d’une taille élevée, assez gros, rouge de visage et l’œil fixe et hardi: c’était le duc de Bouillon. Un officier, d’environ vingt-cinq ans, d’une tournure svelte et d’une figure agréable, venait de remettre plusieurs papiers au prince; le duc de Bouillon paraissait les lui expliquer.
M. de Thou, après avoir salué la Reine, qui lui dit quelques mots, aborda la princesse de Guéménée et lui parla à demi-voix avec une intimité affectueuse; mais, pendant cet aparté, attentif à surveiller tout ce qui touchait son ami, et tremblant en secret que sa destinée ne fût confiée à un être moins digne qu’il ne l’eût désiré, il examina la princesse Marie avec cette attention scrupuleuse, cet œil scrutateur d’une mère sur la jeune personne qu’elle choisirait pour compagne de son fils; car il pensait qu’elle n’était pas étrangère aux entreprises de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement que sa parure, extrêmement brillante, semblait lui donner plus de vanité que cela n’eût dû être pour elle et dans un tel moment. Elle ne cessait de replacer sur son front et d’entre-mêler avec ses boucles de cheveux les rubis qui paraient sa tête, et n’égalaient pas l’éclat et les couleurs animées de son teint: elle regardait souvent Cinq-Mars, mais c’était plutôt le regard de la coquetterie que celui de l’amour, et souvent ses yeux étaient attirés vers les glaces de la toilette, où elle veillait à la symétrie de sa beauté. Ces observations du conseiller commencèrent à lui persuader qu’il s’était trompé en faisant tomber ses soupçons sur elle, et surtout quand il vit qu’elle semblait éprouver quelque plaisir à s’asseoir près de la Reine, tandis que les duchesses étaient debout derrière elle, et qu’elle les regardait souvent avec hauteur.—Dans ce cœur de dix-neuf ans, se dit-il, l’amour serait seul, et aujourd’hui surtout: donc... ce n’est pas elle.
La Reine fit un signe de tête presque imperceptible à Mme de Guéménée après que les deux amis eurent parlé à voix basse un moment avec chacun; et, à ce signe, toutes les femmes, excepté Marie de Gonzague, sortirent de l’appartement sans parler, avec de profondes révérences, comme si c’eût été convenu d’avance. Alors la Reine, retournant son fauteuil elle-même, dit à Monsieur:
—Mon frère, je vous prie de vouloir bien venir vous asseoir près de moi. Nous allons nous consulter sur ce que je vous ai dit. La princesse Marie ne sera point de trop, je l’ai priée de rester. Nous n’aurons aucune interruption à redouter d’ailleurs.
La Reine semblait plus libre dans ses manières et dans son langage; et, ne gardant plus sa sévère et cérémonieuse immobilité, elle fit aux autres assistants un geste qui les invitait à s’approcher d’elle.
Gaston d’Orléans, un peu inquiet de ce début solennel, vint nonchalamment s’asseoir à sa droite, et dit avec un demi-sourire et un air négligent, jouant avec sa fraise et la chaîne du Saint-Esprit pendante à son cou:
—Je pense bien, madame, que nous ne fatiguerons pas les oreilles d’une si jeune personne par une longue conférence; elle aimerait mieux entendre parler de danse et de mariage, d’un électeur ou du roi de Pologne, par exemple.
Marie prit un air dédaigneux; Cinq-Mars fronça le sourcil.
—Pardonnez-moi, répondit la Reine en la regardant, je vous assure que la politique du moment l’intéresse beaucoup. Ne cherchez pas à nous échapper, mon frère, ajouta-t-elle en souriant, je vous tiens aujourd’hui! C’est bien la moindre chose que nous écoutions M. de Bouillon.
Celui-ci s’approcha, tenant par la main le jeune officier dont nous avons parlé.
—Je dois d’abord, dit-il, présenter à Votre Majesté le baron de Beauvau, qui arrive d’Espagne.
—D’Espagne? dit la Reine avec émotion; il y a du courage à cela. Vous avez vu ma famille?
—Il vous en parlera, ainsi que du comte-duc d’Olivarès. Quant au courage, ce n’est pas la première fois qu’il en montre; vous savez qu’il commandait les cuirassiers du comte de Soissons.
—Comment! si jeune, monsieur! vous aimez bien les guerres politiques!
—Au contraire, j’en demande pardon à Votre Majesté, répondit-il, car je servais avec les princes de la Paix.
Anne d’Autriche se rappela le nom qu’avaient pris les vainqueurs de la Marfée, et sourit. Le duc de Bouillon, saisissant le moment d’entamer la grande question qu’il avait en vue, quitta Cinq-Mars, auquel il venait de donner la main avec une effusion d’amitié, et, s’approchant avec lui de la Reine:—Il est miraculeux, madame, lui dit-il, que cette époque fasse encore jaillir de son sein quelques grands caractères comme ceux-ci (et il montra le Grand-Écuyer, le jeune Beauvau et M. de Thou): ce n’est qu’en eux que nous pouvons espérer désormais, ils sont à présent bien rares, car le grand niveleur a passé sur la France une longue faux.
—Est-ce du Temps que vous voulez parler, dit la Reine, ou d’un personnage réel?
—Trop réel, trop vivant, trop longtemps vivant, madame, répondit le duc plus animé; cette ambition démesurée, cet égoïsme colossal, ne peuvent plus se supporter. Tout ce qui porte un grand cœur s’indigne de ce joug, et dans ce moment, plus que jamais, on entrevoit toutes les infortunes de l’avenir. Il faut le dire, madame; oui, ce n’est plus le temps des ménagements: la maladie du Roi est très grave; le moment de penser et de résoudre est arrivé, car le temps d’agir n’est pas loin.
Le ton sévère et brusque de M. de Bouillon ne surprit pas Anne d’Autriche; mais elle l’avait toujours trouvé plus calme, et fut un peu émue de l’inquiétude qu’il témoignait: aussi, quittant le ton de la plaisanterie qu’elle avait d’abord voulu prendre:
—Eh bien, quoi? que craignez-vous, et que voulez-vous faire?
—Je ne crains rien pour moi, madame, car l’armée d’Italie ou Sedan me mettront toujours à l’abri; mais je crains pour vous-même, et peut-être pour les princes vos fils.
—Pour mes enfants, monsieur le duc, pour les fils de France? L’entendez-vous, mon frère, l’entendez-vous? et vous ne paraissez pas étonné?
La Reine était fort agitée en parlant.
—Non, madame, dit Gaston d’Orléans fort paisiblement; vous savez que je suis accoutumé à toutes les persécutions; je m’attends à tout de la part de cet homme; il est le maître, il faut se résigner.
—Il est le maître! reprit la Reine; et de qui tient-il son pouvoir, si ce n’est du Roi! et, après le Roi, quelle main le soutiendra, s’il vous plaît! qui l’empêchera de retomber dans le néant? sera-ce vous ou moi?
—Ce sera lui-même, interrompit M. de Bouillon, car il veut se faire nommer régent, et je sais qu’à l’heure qu’il est il médite de vous enlever vos enfants, et demande au Roi que leur garde lui soit confiée.
—Me les enlever! s’écria la mère, saisissant involontairement le Dauphin et le prenant dans ses bras.
L’enfant, debout entre les genoux de la Reine, regarda les hommes qui l’entouraient avec une gravité singulière à cet âge, et, voyant sa mère tout en larmes, mit la main sur la petite épée qu’il portait.
—Ah! monseigneur, dit le duc de Bouillon en se baissant à demi pour lui adresser ce qu’il voulait faire entendre à la princesse, ce n’est pas contre nous qu’il faut tirer votre épée, mais contre celui qui déracine votre trône; il vous prépare une grande puissance, sans doute; vous aurez un sceptre absolu; mais il a rompu le faisceau d’armes qui le soutenait. Ce faisceau-là, c’était votre vieille Noblesse, qu’il a décimée. Quand vous serez roi, vous serez un grand roi, j’en ai le pressentiment; mais vous n’aurez que des sujets et point d’amis, car l’amitié n’est que dans l’indépendance et une sorte d’égalité qui naît de la force. Vos ancêtres avaient leurs pairs, et vous n’aurez pas les vôtres. Que Dieu vous soutienne alors, monseigneur, car les hommes ne le pourront pas ainsi sans les institutions. Soyez grand; mais surtout qu’après vous, grand homme, il en vienne toujours d’aussi forts; car, en cet état de choses, si l’un d’eux trébuche, toute la monarchie s’écroulera.
Le duc de Bouillon avait une chaleur d’expression et une assurance qui captivaient toujours ceux qui l’entendaient; sa valeur, son coup d’œil dans les combats, la profondeur de ses vues politiques, sa connaissance des affaires d’Europe, son caractère réfléchi et décidé tout à la fois le rendaient l’un des hommes les plus capables et les plus imposants de son temps, le seul même que redoutât réellement le Cardinal-Duc. La Reine l’écoutait toujours avec confiance, et lui laissait prendre une sorte d’empire sur elle. Cette fois elle fut plus fortement émue que jamais.
—Ah! plût à Dieu, s’écria-t-elle, que mon fils eût l’âme ouverte à vos discours et le bras assez fort pour en profiter! Jusque-là pourtant j’entendrai, j’agirai pour lui; c’est moi qui dois être et c’est moi qui serai régente, je n’abandonnerai ce droit qu’avec la vie: s’il faut faire une guerre, nous la ferons, car je veux tout, excepté la honte et l’effroi de livrer le futur Louis XIV à ce sujet couronné! Oui, dit-elle en rougissant et serrant fortement le bras du jeune Dauphin; oui, mon frère, et vous, messieurs, conseillez-moi: parlez, où en sommes-nous? Faut-il que je parte? dites-le ouvertement. Comme femme, comme épouse, j’étais prête à pleurer, tant ma situation était douloureuse; mais à présent, voyez, comme mère je ne pleure pas; je suis prête à vous donner des ordres s’il le faut!
Jamais Anne d’Autriche n’avait semblé si belle qu’en ce moment, et cet enthousiasme qui paraissait en elle électrisa tous les assistants, qui ne demandaient qu’un mot de sa bouche pour parler. Le duc de Bouillon jeta un regard rapide sur Monsieur, qui se décida à prendre la parole.
—Ma foi, dit-il d’un air assez délibéré, si vous donnez des ordres, ma sœur, je veux être votre capitaine des gardes, sur mon honneur; car je suis las aussi des tourments que m’a causés ce misérable, qui ose encore me poursuivre pour rompre mon mariage, et tient toujours mes amis à la Bastille ou les fait assassiner de temps en temps; et d’ailleurs je suis indigné, dit-il en se reprenant et baissant les yeux d’un air solennel, je suis indigné de la misère du peuple.
—Mon frère, reprit vivement la princesse, je vous prends au mot, car il faut faire ainsi avec vous, et j’espère qu’à nous deux nous serons assez forts; faites seulement comme M. le comte de Soissons, et ensuite survivez à votre victoire; rangez-vous avec moi comme vous fîtes avec M. de Montmorency, mais sautez le fossé.
Gaston sentit l’épigramme; il se rappela son trait trop connu, lorsque l’infortuné révolté de Castelnaudary franchit presque seul un large fossé et trouva de l’autre côté dix-sept blessures, la prison et la mort, à la vue de Monsieur, immobile comme son armée. Dans la rapidité de la prononciation de la Reine, il n’eut pas le temps d’examiner si elle avait employé cette expression proverbialement ou avec intention; mais dans tous les cas, il prit le parti de ne pas le relever, et en fut empêché par elle-même, qui reprit en regardant Cinq-Mars:
—Mais, avant tout, pas de terreur panique: sachons bien où nous en sommes. Monsieur le Grand, vous quittez le Roi; avons-nous de telles craintes?
D’Effiat n’avait pas cessé d’observer Marie de Mantoue, dont la physionomie expressive peignait pour lui toutes ses idées plus rapidement et aussi sûrement que la parole; il y lut le désir de l’entendre parler, l’intention de faire décider Monsieur et la Reine; un mouvement d’impatience de son pied lui donna l’ordre d’en finir et de régler enfin toute la conjuration. Son front devint pâle et plus pensif; il se recueillit un moment, car il sentait que là étaient toutes ses destinées. De Thou le regarda et frémit, parce qu’il le connaissait; il eût voulu lui dire un mot, un seul mot; mais Cinq-Mars avait déjà relevé la tête et parla ainsi:
—Je ne crois point, madame, que le Roi soit aussi malade qu’on vous l’a pu dire; Dieu nous conservera longtemps encore ce prince, je l’espère, j’en suis certain même. Il souffre, il est vrai, il souffre beaucoup; mais son âme surtout est malade, et d’un mal que rien ne peut guérir, d’un mal que l’on ne souhaiterait pas à son plus grand ennemi et qui le ferait plaindre de tout l’univers si on le connaissait. Cependant la fin de ses malheurs, je veux dire de sa vie, ne lui sera pas donnée encore de longtemps. Sa langueur est toute morale; il se fait dans son cœur une grande révolution; il voudrait l’accomplir et ne le peut pas: il a senti depuis longues années s’amasser en lui les germes d’une juste haine contre un homme auquel il croit devoir de la reconnaissance, et c’est ce combat intérieur entre sa bonté et sa colère qui le dévore. Chaque année qui s’est écoulée a déposé à ses pieds, d’un côté les travaux de cet homme, et de l’autre ses crimes. Voici qu’aujourd’hui ceux-ci l’emportent dans la balance; le Roi voit et s’indigne: il veut punir; mais tout à coup il s’arrête et le pleure d’avance. Si vous pouviez le contempler ainsi, madame, il vous ferait pitié. Je l’ai vu saisir la plume qui devait tracer son exil, la noircir d’une main hardie, et s’en servir pour quoi? Pour le féliciter par une lettre. Alors il s’applaudit de sa bonté comme chrétien; il se maudit comme juge souverain; il se méprise comme Roi; il cherche un refuge dans la prière et se plonge dans les méditations de l’avenir; mais il se lève épouvanté, parce qu’il a entrevu les flammes que mérite cet homme, et que personne ne sait aussi bien que lui les secrets de sa damnation. Il faut l’entendre en cet instant s’accuser d’une coupable faiblesse et s’écrier qu’il sera puni lui-même de n’avoir pas su le punir! On dirait quelquefois qu’il y a des ombres qui lui ordonnent de frapper, car son bras se lève en dormant. Enfin, madame, l’orage gronde dans son cœur, mais ne brûle que lui; la foudre n’en peut pas sortir.
—Eh bien, qu’on la fasse donc éclater! s’écria le duc de Bouillon.
—Celui qui la touchera peut en mourir, dit Monsieur.
—Mais quel beau dévoûment! dit la Reine.
—Que je l’admirerais! dit Marie à demi-voix.
—Ce sera moi, dit Cinq-Mars.
—Ce sera nous, dit M. de Thou à son oreille.
Le jeune Beauvau s’était rapproché du duc de Bouillon.
—Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous la suite?
—Non, pardieu, je ne l’oublie pas! répondit tout bas celui-ci. Et s’adressant à la Reine:—Acceptez, madame, l’offre de M. le Grand, il est à portée de décider le Roi plus que vous et nous; mais tenez-vous prête à tout, car le Cardinal est trop habile pour s’endormir. Je ne crois pas à sa maladie, je ne crois point à son silence et à son immobilité, qu’il veut nous persuader depuis deux ans; je ne croirais point à sa mort même, que je n’eusse porté sa tête dans la mer, comme celle du géant de l’Arioste. Attendez-vous à tout, hâtons-nous sur toutes choses. J’ai fait montrer mes plans à Monsieur tout à l’heure; je vais vous en faire l’abrégé: je vous offre Sedan, madame, pour vous et messeigneurs vos fils. L’armée d’Italie est à moi; je la fais rentrer s’il le faut. M. le Grand-Écuyer est maître de la moitié du camp de Perpignan; tous les vieux huguenots de La Rochelle et du Midi sont prêts au premier signe à le venir trouver: tout est organisé depuis un an par mes soins en cas d’événements.
—Je n’hésite point, dit la Reine, à me mettre dans vos mains pour sauver mes enfants s’il arrivait quelque malheur au Roi. Mais dans ce plan général vous oubliez Paris.
—Il est à nous par tous les points: le peuple par l’archevêque, sans qu’il s’en doute, et par M. de Beaufort, qui est son roi; les troupes par vos gardes et ceux de Monsieur, qui commandera tout, s’il le veut bien.
—Moi! moi! oh! cela ne se peut pas absolument! je n’ai pas assez de monde et il me faut une retraite plus forte que Sedan, dit Gaston.
—Mais elle suffit à la Reine, reprit M. de Bouillon.
—Ah! cela peut bien être, mais ma sœur ne risque pas autant qu’un homme qui tire l’épée. Savez-vous que c’est très hardi ce que nous faisons là?
—Quoi! même ayant le Roi pour nous? dit Anne d’Autriche.
—Oui, madame, oui, on ne sait pas combien cela peut durer: il faut prendre ses sûretés, et je ne fais rien sans le traité avec l’Espagne.
—Ne faites donc rien, dit la Reine en rougissant; car certes je n’en entendrai jamais parler.
—Ah! madame, ce serait pourtant plus sage, et Monsieur a raison, dit le duc de Bouillon; car le comte-duc de San-Lucar nous offre dix-sept mille hommes de vieilles troupes et cinq cent mille écus comptant.
—Quoi! dit la Reine étonnée, on a osé aller jusque-là sans mon consentement! déjà des accords avec l’étranger!
—L’étranger, ma sœur! devions-nous supposer qu’une princesse d’Espagne se servirait de ce mot? répondit Gaston.
Anne d’Autriche se leva en prenant le Dauphin par la main, et, s’appuyant sur Marie:
—Oui, Monsieur, dit-elle, je suis Espagnole; mais je suis petite-fille de Charles-Quint, et je sais que la patrie d’une reine est autour de son trône. Je vous quitte, messieurs; poursuivez sans moi; je ne sais plus rien désormais.
Elle fit quelques pas pour sortir, et, voyant Marie tremblante et inondée de larmes, elle revint.
—Je vous promets cependant solennellement un inviolable secret, mais rien de plus.
Tous furent un peu déconcertés, hormis le duc de Bouillon, qui, ne voulant rien perdre de ses avantages, lui dit en s’inclinant avec respect:
—Nous sommes reconnaissants de cette promesse, madame, et nous n’en voulons pas plus, persuadés qu’après le succès vous serez tout à fait des nôtres.
Ne voulant plus s’engager dans une guerre de mots, la Reine salua un peu sèchement, et sortit avec Marie, qui laissa tomber sur Cinq-Mars un de ces regards qui renferment à la fois toutes les émotions de l’âme. Il crut lire dans ses beaux yeux le dévouement éternel et malheureux d’une femme donnée pour toujours, et il sentit que, s’il avait jamais eu la pensée de reculer dans son entreprise, il se serait regardé comme le dernier des hommes. Sitôt qu’on quitta les deux princesses:
—Là, là, là, je vous l’avais bien dit, Bouillon, vous fâchez la Reine, dit Monsieur; vous avez été trop loin aussi. On ne m’accusera pas certainement d’avoir faibli ce matin; j’ai montré, au contraire, plus de résolution que je n’aurais dû.
—Je suis plein de joie et de reconnaissance pour Sa Majesté, répondit M. de Bouillon d’un air triomphant; nous voilà sûrs de l’avenir. Qu’allez vous faire à présent, monsieur de Cinq-Mars?
—Je vous l’ai dit, monsieur, je ne recule jamais; quelles qu’en puissent être les suites pour moi, je verrai le Roi; je m’exposerai à tout pour arracher ses ordres.
—Et le traité d’Espagne!
De Thou saisit le bras de Cinq-Mars, et, s’avançant tout à coup, dit d’un air solennel:
—Nous avons décidé que ce serait après l’entrevue avec le Roi qu’on le signerait; car, si la juste sévérité de Sa Majesté envers le Cardinal vous en dispense, il vaut mieux, avons-nous pensé, ne pas s’exposer à la découverte d’un si dangereux traité.
M. de Bouillon fronça le sourcil.
—Si je ne connaissais M. de Thou, dit-il, je prendrais ceci pour une défaite; mais de sa part...
—Monsieur, reprit le conseiller, je crois pouvoir m’engager sur l’honneur à faire ce que fera M. le Grand; nous sommes inséparables.
Cinq-Mars regarda son ami, et s’étonna de voir sur sa figure douce l’expression d’un sombre désespoir; il en fut si frappé qu’il n’eut pas la force de le contredire.
—Il a raison, messieurs, dit-il seulement avec un sourire froid, mais gracieux, le Roi nous épargnera peut-être bien des choses; on est très fort avec lui. Du reste, monseigneur, et vous, monsieur le duc, ajouta-t-il avec une inébranlable fermeté, ne craignez pas que jamais je recule; j’ai brûlé tous les ponts derrière moi: il faut que je marche en avant; la puissance du Cardinal tombera ou ce sera ma tête.
—C’est singulier! fort singulier! dit Monsieur; je remarque que tout le monde ici est plus avancé que je ne le croyais dans la conjuration.
—Point du tout, Monsieur, dit le duc de Bouillon; on n’a préparé que ce que vous voudrez accepter. Remarquez qu’il n’y a rien d’écrit, et que vous n’avez qu’à parler pour que rien n’existe et n’ait existé; selon votre ordre, tout ceci sera un rêve ou un volcan.
—Allons, allons, je suis content, puisqu’il en est ainsi, dit Gaston; occupons-nous de choses plus agréables. Grâce à Dieu, nous avons un peu de temps devant nous: moi j’avoue que je voudrais que tout fût déjà fini; je ne suis point né pour les émotions violentes, cela prend sur ma santé, ajouta-t-il, s’emparant du bras de M. de Beauvau: dites-nous plutôt si les Espagnoles sont toujours jolies, jeune homme. On vous dit fort galant. Tudieu! je suis sûr qu’on a parlé de vous là-bas. On dit que les femmes portent des vertugadins énormes! Eh bien, je n’en suis pas ennemi du tout. En vérité cela fait paraître le pied plus petit et plus joli; je suis sûr que la femme de don Louis de Haro n’est pas plus belle que Mme de Guéménée, n’est-il pas vrai? Allons, soyez franc, on m’a dit qu’elle avait l’air d’une religieuse. Ah!... vous ne répondez pas, vous êtes embarrassé... elle vous a donné dans l’œil... ou bien vous craignez d’offenser notre ami M. de Thou en la comparant à la belle Guéménée. Eh bien, parlons des usages: le roi a un nain charmant, n’est-ce pas? on le met dans un pâté. Qu’il est heureux, le roi d’Espagne! je n’en ai jamais pu trouver un comme cela. Et la Reine, on la sert à genoux toujours, n’est-il pas vrai? oh! c’est un bon usage; nous l’avons perdu; c’est malheureux, plus malheureux qu’on ne croit.
Gaston d’Orléans eut le courage de parler sur ce ton près d’une demi-heure de suite à ce jeune homme, dont le caractère sérieux ne s’accommodait point de cette conversation, et qui, tout rempli encore de l’importance de la scène dont il venait d’être témoin et des grands intérêts qu’on avait traités, ne répondit rien à ce flux de paroles oiseuses: il regardait le duc de Bouillon d’un air étonné, comme pour lui demander si c’était bien là cet homme que l’on allait mettre à la tête de la plus audacieuse entreprise conçue depuis longtemps, tandis que le prince, sans vouloir s’apercevoir qu’il restait sans réponses, les faisait lui-même souvent, et parlait avec volubilité en se promenant et l’entraînant avec lui dans la chambre. Il craignait que l’un des assistants ne s’avisât de renouer la conversation terrible du traité; mais aucun n’en était tenté, sinon le duc de Bouillon qui, cependant, garda le silence de la mauvaise humeur. Pour Cinq-Mars il fut entraîné par de Thou, qui lui fit faire sa retraite à l’abri de ce bavardage, sans que Monsieur eût l’air de l’avoir vu sortir.
CHAPITRE XVIII
LE SECRET
Nos deux noms fraternels serviront de modèle.
A. Soumet, Clytemnestre.
De Thou était chez lui avec son ami, les portes de sa chambre refermées avec soin, et l’ordre donné de ne recevoir personne et de l’excuser auprès des deux réfugiés s’il les laissait partir sans les revoir; et les deux amis ne s’étaient encore adressé aucune parole.
Le conseiller était tombé dans son fauteuil et méditait profondément. Cinq-Mars, assis dans la cheminée haute, attendait d’un air sérieux et triste la fin de ce silence, lorsque de Thou, le regardant fixement et croisant les bras, lui dit d’une voix sombre:
—Voilà donc où vous en êtes venu! voilà donc les conséquences de votre ambition! Vous allez faire exiler, peut-être tuer un homme, et introduire en France une armée étrangère; je vais donc vous voir assassin et traître à votre patrie! Par quel chemin êtes-vous arrivé jusque-là? par quels degrés êtes-vous descendu si bas?
—Un autre que vous ne me parlerait pas ainsi deux fois, dit froidement Cinq-Mars; mais je vous connais, et j’aime cette explication; je la voulais et je l’ai provoquée. Vous verrez aujourd’hui mon âme tout entière, je le veux. J’avais eu d’abord une autre pensée, une pensée meilleure peut-être, plus digne de notre amitié, plus digne de l’amitié, l’amitié, qui est la seconde chose de la terre.
Il élevait les yeux au ciel en parlant, comme s’il y eût cherché cette divinité.
—Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais rien dire; c’était une tâche pénible, mais jusqu’ici j’y avais réussi. Je voulais tout conduire sans vous, et ne vous montrer cette œuvre qu’achevée; je voulais toujours vous tenir hors du cercle de mes dangers; mais, vous avouerai-je ma faiblesse? J’ai craint de mourir mal jugé par vous, si j’ai à mourir: à présent je supporte bien l’idée de la malédiction du monde, mais non celle de la vôtre: c’est ce qui m’a décidé à vous avouer tout.
—Quoi! et sans cette pensée vous auriez eu le courage de vous cacher toujours de moi! Ah! cher Henri, que vous ai-je fait pour prendre ce soin de mes jours? Par quelle faute avais-je mérité de vous survivre, si vous mouriez? Vous avez eu la force de me tromper durant deux années entières; vous ne m’avez présenté de votre vie que ses fleurs; vous n’êtes entré dans ma solitude qu’avec un visage riant, et chaque fois paré d’une faveur nouvelle? ah! il fallait que ce fût bien coupable ou bien vertueux!
—Ne voyez dans mon âme que ce qu’elle renferme. Oui, je vous ai trompé; mais c’était la seule joie paisible que j’eusse au monde. Pardonnez-moi d’avoir dérobé ces moments à ma destinée, hélas! si brillante. J’étais heureux du bonheur que vous me supposiez; je faisais le vôtre avec ce songe; et je ne suis coupable qu’aujourd’hui en venant le détruire et me montrer tel que j’étais. Écoutez-moi, je ne serai pas long: c’est toujours une histoire bien simple que celle d’un cœur passionné. Autrefois, je m’en souviens, c’était sous la tente, lorsque je fus blessé: mon secret fut près de m’échapper; c’eût été un bonheur peut-être. Cependant que m’auraient servi des conseils? je ne les aurais pas suivis; enfin, c’est Marie de Gonzague que j’aime.
—Quoi! celle qui va être reine de Pologne?
—Si elle est reine, ce ne peut être qu’après ma mort. Mais écoutez: pour elle je fus courtisan; pour elle j’ai presque régné en France, et c’est pour elle que je vais succomber et peut-être mourir.
—Mourir! succomber! quand je vous reprochais votre triomphe! quand je pleurais sur la tristesse de votre victoire!
—Ah! que vous me connaissez mal si vous croyez que je sois dupe de la Fortune quand elle me sourit; si vous croyez que je n’aie pas vu jusqu’au fond de mon destin! Je lutte contre lui, mais il est le plus fort, je le sens; j’ai entrepris une tâche au-dessus des forces humaines, je succomberai.
—Eh! ne pouvez-vous vous arrêter? A quoi sert l’esprit dans les affaires du monde?
—A rien, si ce n’est pourtant à se perdre avec connaissance de cause, à tomber au jour qu’on avait prévu. Je ne puis reculer enfin. Lorsqu’on a en face un ennemi tel que ce Richelieu, il faut le renverser ou en être écrasé. Je vais frapper demain le dernier coup; ne m’y suis-je pas engagé devant vous tout à l’heure?
—Et c’est cet engagement même que je voulais combattre. Quelle confiance avez-vous dans ceux à qui vous livrez ainsi votre vie? N’avez-vous pas lu leurs pensées secrètes?
—Je les connais toutes; j’ai lu leur espérance à travers leur feinte colère; je sais qu’ils tremblent en menaçant: je sais qu’ils sont déjà prêts à faire leur paix en me livrant comme gage; mais c’est à moi de les soutenir et de décider le Roi: il le faut, car Marie est ma fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne.
C’est volontairement, c’est avec connaissance de tout mon sort que je me suis placé ainsi entre l’échafaud et le bonheur suprême. Il me faut l’arracher des mains de la Fortune, ou mourir. Je goûte en ce moment le plaisir d’avoir rompu toute incertitude. Eh quoi! vous ne rougissez pas de m’avoir cru ambitieux par un vil égoïsme comme ce Cardinal? ambitieux par le puéril désir d’un pouvoir qui n’est jamais satisfait? Je le suis, ambitieux, mais parce que j’aime. Oui, j’aime, et tout est dans ce mot. Mais je vous accuse à tort; vous avez embelli mes intentions secrètes, vous m’avez prêté de nobles desseins (je m’en souviens), de hautes conceptions politiques; elles sont belles, elles sont vastes, peut-être; mais, vous le dirai-je? ces vagues projets du perfectionnement des sociétés corrompues me semblent ramper encore bien loin au-dessous du dévouement de l’amour. Quand l’âme vibre tout entière, pleine de cette unique pensée, elle n’a plus de place à donner aux plus beaux calculs des intérêts généraux; car les hauteurs mêmes de la terre sont au-dessous du ciel.
De Thou baissa la tête.
—Que vous répondre? dit-il. Je ne vous comprends pas; vous raisonnez le désordre, vous pesez la flamme, vous calculez l’erreur.
—Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire mes forces, ce feu intérieur les a développées; vous l’avez dit, j’ai tout calculé; une marche lente m’a conduit au but que je suis prêt d’atteindre. Marie me tenait par la main, aurais-je reculé? Devant un monde je ne l’aurais pas fait. Tout était bien jusqu’ici: mais une barrière invisible m’arrête: il faut la rompre, cette barrière; c’est Richelieu. Je l’ai entrepris tout à l’heure devant vous, mais peut-être me suis-je trop hâté: je le crois à présent. Qu’il se réjouisse; il m’attendait. Sans doute il a prévu que ce serait le plus jeune qui manquerait de patience; s’il en est ainsi, il a bien joué. Cependant, sans l’amour qui m’a précipité, j’aurais été plus fort que lui, quoique vertueux.
Ici, un changement presque subit se fît sur les traits de Cinq-Mars; il rougit et pâlit deux fois, et les veines de son front s’élevaient comme des lignes bleues tracées par une main invisible.
—Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant ses mains avec une force qui annonçait un violent désespoir concentré dans son cœur, tous les supplices dont l’amour peut torturer ses victimes, je les porte dans mon sein. Cette jeune enfant timide, pour qui je remuerais des empires, pour qui j’ai tout subi, jusqu’à la faveur d’un prince (et qui peut-être n’a pas senti tout ce que j’ai fait pour elle), ne peut encore être à moi. Elle m’appartient devant Dieu, et je lui parais étranger; que dis-je? il faut que j’entende discuter chaque jour, devant moi, lequel des trônes de l’Europe lui conviendra le mieux, dans des conversations où je ne peux même élever la voix pour avoir une opinion, tant on est loin de me mettre sur les rangs, et dans lesquels on dédaigne pour elle les princes de sang royal qui marchent encore devant moi. Il faut que je me cache comme un coupable pour entendre à travers les grilles la voix de celle qui est ma femme; il faut qu’en public je m’incline devant elle! son amant et son mari dans l’ombre, son serviteur au grand jour! C’en est trop; je ne puis vivre ainsi; il faut faire le dernier pas, qu’il m’élève ou me précipite.
—Et, pour votre bonheur personnel, vous voulez renverser un État!
—Le bonheur de l’État s’accorde avec le mien. Je le fais en passant, si je détruis le tyran du Roi. L’horreur que m’inspire cet homme est passée dans mon sang. Autrefois, en venant le trouver, je rencontrai sur mes pas son plus grand crime, l’assassinat et la torture d’Urbain Grandier; il est le génie du mal pour le malheureux Roi, je le conjurerai: j’aurais pu devenir celui du bien pour Louis XIII; c’était une des pensées de Marie, sa pensée la plus chère. Mais je crois que je ne triompherai pas dans l’âme tourmentée du Roi.
—Sur quoi comptez-vous donc? dit de Thou.
—Sur un coup de dés. Si sa volonté peut cette fois durer quelques heures, j’ai gagné; c’est un dernier calcul auquel est suspendue ma destinée.
—Et celle de votre Marie!
—L’avez-vous cru! dit impétueusement Cinq-Mars. Non, non! s’il m’abandonne, je signe le traité d’Espagne et la guerre.
—Ah! quelle horreur! dit le conseiller; quelle guerre! une guerre civile! et l’alliance avec l’étranger!
—Oui, un crime, reprit froidement Cinq-Mars; eh! vous ai-je prié d’y prendre part?
—Cruel! ingrat! reprit son ami, pouvez-vous me parler ainsi? ne savez-vous pas, ne vous ai-je pas prouvé que l’amitié tenait dans mon cœur la place de toutes les passions? Puis-je survivre non seulement à votre mort? mais même au moindre de vos malheurs! Cependant laissez-moi vous fléchir et vous empêcher de frapper la France. O mon ami! mon seul ami! je vous en conjure à genoux, ne soyons pas ainsi parricides, n’assassinons pas notre patrie! Je dis nous, car jamais je ne me séparerai de vos actions; conservez-moi l’estime de moi-même, pour laquelle j’ai tant travaillé; ne souillez pas ma vie et ma mort que je vous ai vouées.
De Thou était tombé aux genoux de son ami, et celui-ci, n’ayant plus la force de conserver sa froideur affectée, se jeta dans ses bras en le relevant, et, le serrant contre sa poitrine, lui dit d’une voix étouffée:
—Eh! pourquoi m’aimer autant, aussi? Qu’avez-vous fait, ami? Pourquoi m’aimer? vous qui êtes sage, pur et vertueux; vous que n’égarent pas une passion insensée et le désir de la vengeance; vous dont l’âme est nourrie seulement de religion et de science, pourquoi m’aimer? Que vous a donné mon amitié? que des inquiétudes et des peines. Faut-il à présent qu’elle fasse peser des dangers sur vous? Séparez-vous de moi, nous ne sommes plus de la même nature; vous le voyez, les cours m’ont corrompu: je n’ai plus de candeur, je n’ai plus de bonté: je médite le malheur d’un homme, je sais tromper un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi; je ne vaux plus une de vos pensées, comment serai-je digne de vos périls?
—En me jurant de ne pas trahir le Roi et la France, reprit de Thou. Savez-vous qu’il y va de partager votre patrie? savez-vous que si vous livrez nos places fortes, on ne vous les rendra jamais? savez-vous que votre nom sera l’horreur de la postérité? savez-vous que les mères françaises le maudiront, quand elles seront forcées d’enseigner à leurs enfants une langue étrangère? le savez-vous? Venez.
Et il l’entraîna devant le buste de Louis XIII.
—Jurez devant lui (et il est votre ami aussi!), jurez de ne jamais signer cet infâme traité.
Cinq-Mars ferma les yeux, et, avec une inébranlable ténacité, répondit, quoique en rougissant:
—Je vous l’ai dit: si l’on m’y force, je signerai.
De Thou pâlit et quitta sa main; il fit deux tours dans sa chambre, les bras croisés, dans une inexprimable angoisse. Enfin il s’avança solennellement vers le buste de son père, et ouvrit un grand livre placé au pied; il chercha une page déjà marquée, et lut tout haut:
Je pense donc que M. de Lignebœuf fut justement condamné à mort par le parlement de Rouen pour n’avoir pas révélé la conjuration de Catteville contre l’Etat.
Puis, gardant le livre avec respect ouvert dans sa main et contemplant l’image du président de Thou, dont il tenait les Mémoires:
—Oui, mon père, continua-t-il, vous aviez bien pensé, je vais être criminel, je vais mériter la mort; mais puis-je faire autrement? Je ne dénoncerai pas le traître, parce que ce serait aussi trahir, et qu’il est mon ami, et qu’il est malheureux.
Puis, s’avançant vers Cinq-Mars en lui prenant de nouveau la main:
—Je fais beaucoup pour vous en cela, lui dit-il; mais n’attendez rien de plus de ma part, monsieur, si vous signez ce traité.
Cinq-Mars était ému jusqu’au fond du cœur de cette scène, parce qu’il sentait tout ce que devait souffrir son ami en le repoussant. Il prit cependant encore sur lui d’arrêter une larme qui s’échappait de ses yeux, et répondit en l’embrassant:
—Ah! de Thou, je vous trouve toujours aussi parfait; oui, vous me rendez service en vous éloignant de moi, car si votre sort eût été lié au mien, je n’aurais pas osé disposer de ma vie, et j’aurais hésité à la sacrifier s’il le faut; mais je le ferai assurément à présent; et, je vous le répète, si l’on m’y force, je signerai le traité avec l’Espagne.
CHAPITRE XIX
LA PARTIE DE CHASSE