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Cinq-Mars; ou, Une conjuration sous Louis XIII (Tome 2 of 2)

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Moi qui suis contrebandier et qui n’ai peur de rien, me voilà. Je les défie tous, je veille sur moi-même, et on me respecte[19].
Ai, ai, ai, jaleo! Jeunes filles, jeunes filles, qui veut m’acheter du fil noir?

La lueur d’un éclair entra par une petite lucarne, et remplit la chambre d’une odeur de soufre; une effroyable détonation le suivit de près: la cabane trembla, et une poutre tomba en dehors.

—Oh! eh! la maison! s’écria le buveur; le diable est chez nous! les amis ne viennent donc pas?

—Chantons, dit Jacques en rapprochant le bât sur lequel il était assis de celui de Houmain.

Celui-ci but pour se raffermir, et reprit:

Jaleo! jaleo! mon cheval est fatigué! et moi je marche en courant près de lui.
Aï! aï! aï! la ronde vient et la fusillade s’élève dans la montagne.
Aï! aï! aï! mon petit cheval, tire-moi de ce danger.
Vive! vive mon cheval! mon cheval qui a le chanfrein blanc!
Jeunes filles, jaleo! jeunes filles, achetez-moi du fil noir[20]!

En achevant, il sentit son siège vaciller, et tomba à la renverse; Jacques, après s’en être débarrassé ainsi, s’élançait vers la porte, lorsqu’elle s’ouvrit, et son visage se heurta contre la figure pâle et glacée de la folle. Il recula.

—Le juge! dit-elle en entrant.

Et elle tomba étendue sur la terre froide.

Jacques avait déjà passé un pied par-dessus elle; mais une autre figure apparut, livide et surprise, celle d’un homme de grande taille, couvert d’un manteau ruisselant de neige. Il recula encore, et rit d’horreur et de rage. C’était Laubardemont suivi d’hommes armés; ils se regardèrent.

—Eh! eh! ca...a...ma...ra...de coquin! dit Houmain, se relevant avec peine, serais-tu royaliste, par hasard?

Mais lorsqu’il vit ces deux hommes qui semblaient pétrifiés l’un par l’autre, il se tut comme eux, ayant la conscience de son ivresse, et s’approcha en trébuchant pour relever la folle, toujours étendue entre le juge et le capitaine. Le premier prit la parole.

—N’êtes-vous pas celui que nous poursuivions tout à l’heure?

—C’est lui, dirent les gens de sa suite tout d’une voix, l’autre est échappé.

Jacques recula jusqu’aux planches fendues qui formaient le mur chancelant de la case: s’enveloppant dans son manteau comme un ours acculé contre un arbre par une meute nombreuse, et voulant faire diversion et s’assurer un moment de réflexion, il répondit avec une voix forte et sombre:

—Le premier qui passera ce brasier et le corps de cette fille est un homme mort!

Et il tira un long poignard de son manteau. En ce moment, Houmain, agenouillé, retourna la tête de la jeune femme; les yeux en étaient fermés; il l’approcha du brasier, dont la lueur l’éclaira.

—Ah! grand Dieu! s’écria Laubardemont s’oubliant par effroi, Jeanne encore!

—Soyez tranquille, mon... on... seigneur, dit Houmain en essayant de soulever les longues paupières noires qui retombaient, et la tête qui se renversait comme un lin mouillé; soi...yez tranquille; ne...e...vou...ous fâchez pas, elle est bien morte, très morte.

Jacques posa le pied sur ce corps comme sur une barrière, et, se courbant avec un rire féroce sous le visage de Laubardemont, lui dit à demi-voix:

—Laisse-moi passer, et je ne te compromettrai pas, courtisan; je ne te dirai pas qu’elle fut ta nièce et que je suis ton fils.

Laubardemont se recueillit, regarda ses gens qui se pressaient autour de lui avec des carabines avancées, et leur faisant signe de se retirer à quelques pas, il répondit d’une voix très basse:

—Livre-moi le traité, et tu passeras.

—Le voilà dans ma ceinture; mais si l’on y touche, je t’appellerai mon père tout haut. Que dira ton maître?

—Donne-le-moi, et je te pardonnerai ta vie.

—Laisse-moi passer, et je te pardonnerai de me l’avoir donnée.

—Toujours le même, brigand?

—Oui, assassin!

—Que t’importe un enfant qui conspire? dit le juge.

—Que t’importe un vieillard qui règne? répondit l’autre.

—Donne-moi ce papier; j’ai fait serment de l’avoir.

—Laisse-le-moi, j’ai juré de le reporter.

—Quel peut être ton serment et ton Dieu? dit Laubardemont.

—Et le tien, reprit Jacques, est-ce le crucifix de fer rouge?

Mais, se levant entre eux, Houmain, riant et chancelant, dit au juge en lui frappant sur l’épaule:

—Vous êtes bien longtemps à vous expliquer, l’...ami; est-ce que vous le connaîtriez d’ancienne date? C’est... est un bon garçon.

—Moi! non! s’écria Laubardemont à haute voix, je ne l’ai jamais vu.

Pendant cet instant, Jacques, que protégeaient l’ivrogne et la petitesse de la chambre embarrassée, s’élança avec violence contre les faibles planches qui formaient le mur, d’un coup de talon en jeta deux dehors et passa par l’espace qu’elles avaient laissé. Tout ce côté de la cabane fut brisé, elle chancela tout entière: le vent y entra avec violence.

—Eh! eh! Demonio! santo Demonio! où vas-tu? s’écria le contrebandier; tu casses ma maison! et c’est le côté du Gave.

Tous s’approchèrent avec précaution, arrachèrent les planches qui restaient, et se penchèrent sur l’abîme. Ils contemplèrent un spectacle étrange: l’orage était dans toute sa force, et c’était un orage des Pyrénées; d’immenses éclairs partaient ensemble des quatre points de l’horizon, et leurs feux se succédaient si vite qu’on n’en voyait pas l’intervalle, et qu’ils paraissaient immobiles et durables: seulement la voûte flamboyante s’éteignait quelquefois tout à coup, puis reprenait ses lueurs constantes. Ce n’était plus la flamme qui semblait étrangère à cette nuit, c’était l’obscurité. L’on eût dit que, dans ce ciel naturellement lumineux, il se faisait des éclipses d’un moment: tant les éclairs étaient longs et tant leur absence était rapide! Les pics allongés et les rochers blanchis se détachaient sur ce fond rouge comme des blocs de marbre sur une coupole d’airain brûlant et simulant au milieu des frimas les prodiges du volcan; les eaux jaillissaient comme des flammes, les neiges s’écoulaient comme une lave éblouissante.

Dans leur amas mouvant se débattait un homme, et ses efforts le faisaient entrer plus en avant dans le gouffre tournoyant et liquide; ses genoux ne se voyaient déjà plus; en vain il tenait embrassé un énorme glaçon pyramidal et transparent, que les éclairs faisaient briller comme un rocher de cristal; ce glaçon même fondait par sa base et glissait lentement sur la pente du rocher. On entendait sous la nappe de neige le bruit des quartiers de granit qui se heurtaient, en tombant, à des profondeurs immenses. Cependant on aurait pu le sauver encore; l’espace de quatre pieds à peine le séparait de Laubardemont.

—J’enfonce! s’écria-t-il; tends-moi quelque chose et tu auras le traité.

—Donne-le-moi, et je te tendrai ce mousquet, dit le juge.

—Le voilà, dit le spadassin, puisque le diable est pour Richelieu.

Et, lâchant d’une main son glissant appui, il jeta un rouleau de bois dans la cabane. Laubardemont y rentra, se précipitant sur le traité comme un loup sur sa proie. Jacques avait en vain étendu son bras; on le vit glisser lentement avec le bloc énorme et dégelé qui croulait sur lui, et s’enfoncer sans bruit dans les neiges.

—Ah! misérable! tu m’as trompé! s’écria-t-il; mais on ne m’a pas pris le traité... je te l’ai donné... entends-tu... mon père!

Il disparut sous la couche épaisse et blanche de la neige; on ne vit plus à sa place que cette nappe éblouissante que sillonnait la foudre en s’y éteignant; on n’entendit plus que les roulements du tonnerre et le sifflement des eaux qui tourbillonnaient contre les rochers, car les hommes groupés autour d’un cadavre et d’un scélérat, dans la chambre à demi-brisée, se taisaient glacés par l’horreur, et craignaient que Dieu ne vînt à diriger la foudre[21].

CHAPITRE XXIII

L’ABSENCE

L’absence est le plus grand des maux,
Non pas pour vous, cruelle!

La Fontaine.

Qui de nous n’a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciel? Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs, soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil, ils s’avancent paisiblement comme une flotte de sombres navires dont la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés en légers groupes, ils glissent avec vitesse, sveltes et allongés comme des oiseaux de passage, transparents comme de vastes opales détachées du trésor des cieux, ou bien éblouissants de blancheur comme les neiges des monts que les vents emportent sur leurs ailes? L’homme est un lent voyageur qui envie ces passagers rapides, rapides moins encore que son imagination; ils ont vu pourtant, en un seul jour, tous les lieux qu’il aime par le souvenir ou l’espérance, ceux qui furent témoins de son bonheur ou de ses peines, et ces pays si beaux que l’on ne connaît pas, et où l’on croit tout rencontrer à la fois. Il n’est pas un endroit de la terre, sans doute, un rocher sauvage, une plaine aride où nous passons avec indifférence, qui n’ait été consacré dans la vie d’un homme et ne se peigne dans ses souvenirs; car, pareils à des vaisseaux délabrés, avant de trouver l’infaillible naufrage, nous laissons un débris de nous-mêmes sur tous les écueils.

Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cet orage des Pyrénées? C’est le vent d’Afrique qui les pousse devant lui avec une haleine enflammée; ils volent, ils roulent sur eux-mêmes en grondant, jettent des éclairs devant eux, comme leurs flambeaux, et laissent pendre à leur suite une longue traînée de pluie comme une robe vaporeuse. Dégagés avec efforts des défilés de rochers qui avaient un moment arrêté leur course, ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque patrimoine de Henri IV; en Guienne, les conquêtes de Charles VII; dans la Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles de Charles V et de Philippe-Auguste, et, se ralentissant enfin au-dessus du vieux domaine de Hugues Capet, s’arrêtèrent en murmurant sur les tours de Saint-Germain.

—Oh! madame, disait Marie de Mantoue à la Reine, voyez-vous quel orage vient du Midi?

—Vous regardez souvent de ce côté, ma chère, répondit Anne d’Autriche, appuyée sur le balcon.

—C’est le côté du soleil, madame.

—Et des tempêtes, dit la Reine, vous le voyez; croyez en mon amitié, mon enfant, ces nuages ne peuvent avoir rien vu d’heureux pour vous. J’aimerais mieux vous voir tourner les yeux vers le côté de la Pologne. Regardez à quel beau peuple vous pourriez commander.

En ce moment, pour éviter la pluie qui commençait, le prince Palatin passait rapidement sous les fenêtres de la Reine avec une suite nombreuse de jeunes Polonais à cheval; leurs vestes turques, couvertes de boutons de diamants, d’émeraudes et de rubis, leurs manteaux verts et gris de lin, les hautes plumes de leurs chevaux et leur air d’aventure les faisaient briller d’un singulier éclat auquel la cour s’était habituée sans peine. Ils s’arrêtèrent un moment, et le prince salua deux fois, pendant que le léger animal qu’il montait marchait de côté, tournant toujours le front vers les princesses; se cabrant et hennissant, il agitait les crins de son cou et semblait saluer en mettant sa tête entre ses jambes; toute sa suite répéta cette même évolution en passant. La princesse Marie s’était d’abord jetée en arrière, de peur que l’on ne distinguât les larmes de ses yeux; mais ce spectacle brillant et flatteur la fit revenir sur le balcon, et elle ne put s’empêcher de s’écrier:

—Que le Palatin monte avec grâce ce joli cheval! Il semble n’y pas songer.

La Reine sourit:

—Il songe à celle qui serait sa reine demain si elle voulait faire un signe de tête et laisser tomber sur ce trône un regard de ses grands yeux noirs en amande, au lieu d’accueillir toujours ces pauvres étrangers avec ce petit air boudeur, et en faisant la moue comme à présent.

Anne d’Autriche donnait en parlant un petit coup d’éventail sur les lèvres de Marie, qui ne put s’empêcher de sourire aussi; mais à l’instant elle baissa la tête en se le reprochant, et se recueillit pour reprendre sa tristesse qui commençait à lui échapper. Elle eut même besoin de contempler encore les gros nuages qui planaient sur le château.

—Pauvre enfant, continua la Reine, tu fais tout ce que tu peux pour être bien fidèle et te bien maintenir dans la mélancolie de ton roman; tu te fais mal en ne dormant plus pour pleurer et en cessant de manger à table; tu passes la nuit à rêver ou à écrire; mais, je t’en avertis, tu ne réussiras à rien, si ce n’est à maigrir, à être moins belle et à n’être pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit ambitieux qui s’est perdu.

Voyant Marie cacher sa tête dans son mouchoir pour pleurer encore, Anne d’Autriche rentra un moment dans sa chambre en la laissant au balcon, et feignit de s’occuper à chercher des bijoux dans sa toilette; elle revint bientôt lentement et gravement se remettre à la fenêtre; Marie était plus calme, et regardait tristement la campagne, les collines de l’horizon, et l’orage qui s’étendait peu à peu.

La Reine reprit avec un ton plus grave:

—Dieu a eu plus de bonté pour vous que vos imprudences ne le méritaient peut-être, Marie; il vous a sauvée d’un grand péril; vous aviez voulu faire de grands sacrifices, mais heureusement ils ne se sont pas accomplis comme vous l’aviez cru. L’innocence vous a sauvée de l’amour; vous êtes comme une personne qui, croyant se donner un poison mortel, n’aurait pris qu’une eau pure et sans danger.

—Hélas! madame, que voulez-vous me dire? Ne suis-je pas assez malheureuse?

—Ne m’interrompez pas, dit la Reine; vous allez voir avec d’autres yeux votre position présente. Je ne veux point vous accuser d’ingratitude envers le Cardinal; j’ai trop de raisons de ne pas l’aimer! j’ai moi-même vu naître la conjuration. Cependant vous pourriez, ma chère, vous rappeler qu’il fut le seul en France à vouloir, contre l’avis de la Reine-mère et de la cour, la guerre du duché de Mantoue, qu’il arracha à l’Empire et à l’Espagne et rendit au duc de Nevers votre père; ici, dans ce château même de Saint-Germain, fut signé le traité qui renversait le duc de Guastalla[22]. Vous étiez bien jeune alors... On a dû vous l’apprendre pourtant. Voici toutefois que, par amour uniquement (je veux le croire comme vous), un jeune homme de vingt-deux ans est prêt à le faire assassiner...

—Oh! madame, il en est incapable. Je vous jure qu’il l’a refusé...

—Je vous ai priée, Marie, de me laisser parler. Je sais qu’il est généreux et loyal; je veux croire que, contre l’usage de notre temps, il ait assez de modération pour ne pas aller jusque-là, et le tuer froidement, comme le chevalier de Guise a tué le vieux baron de Luz, dans la rue. Mais sera-t-il le maître de l’empêcher s’il le fait prendre à force ouverte? c’est ce que nous ne pouvons savoir plus que lui! Dieu seul sait l’avenir. Du moins est-il sûr que pour vous il l’attaque, et, pour le renverser, prépare la guerre civile, qui éclate peut-être à l’heure même où nous parlons, une guerre sans succès! De quelque manière qu’elle tourne, il ne peut réussir qu’à faire du mal, car Monsieur va abandonner la conjuration.

—Quoi! madame...

—Ecoutez-moi, vous dis-je, j’en suis certaine, je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage. Que fera le Grand-Ecuyer? Le Roi, il l’a bien jugé, est allé consulter le Cardinal. Le consulter, c’est lui céder; mais le traité d’Espagne a été signé: s’il est découvert, que fera seul M. de Cinq-Mars? Ne tremblez pas ainsi, nous le sauverons, nous sauverons ses jours, je vous le promets; il en est temps... j’espère...

—Ah! madame, vous espérez! je suis perdue! s’écria Marie affaiblie et s’évanouissant à moitié.

—Asseyons-nous, dit la Reine.

Et, se plaçant près de Marie, à l’entrée de la chambre, elle poursuivit:

—Sans doute Monsieur traitera pour tous les conjurés en traitant pour lui, mais l’exil sera leur moindre peine, l’exil perpétuel. Voilà donc la duchesse de Nevers et de Mantoue, la princesse Marie de Gonzague, femme de M. Henri d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé!

—Eh bien, madame! je le suivrai dans l’exil: c’est mon devoir, je suis sa femme!... s’écria Marie en sanglotant; je voudrais déjà l’y savoir en sûreté.

—Rêves de dix-huit ans! dit la Reine en soutenant Marie. Réveillez-vous, enfant, réveillez-vous, il le faut; je ne veux nier aucune des qualités de M. de Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un esprit vaste, un grand courage; mais il ne peut plus être rien pour vous, et heureusement vous n’êtes ni sa femme ni même sa fiancée.

—Je suis à lui, madame, à lui seul...

—Mais sans bénédiction, reprit Anne d’Autriche, sans mariage enfin: aucun prêtre ne l’eût osé; le vôtre même ne l’a pas fait, et me l’a dit. Taisez-vous, ajouta-t-elle en posant ses deux belles mains sur la bouche de Marie, taisez-vous! Vous allez me dire que Dieu a entendu vos serments, que vous ne pouvez vivre sans lui, que vos destinées sont inséparables, que la mort seule peut briser votre union: propos de votre âge, délicieuses chimères d’un moment dont vous sourirez un jour, heureuse de ne pas avoir à les pleurer toute votre vie. De toutes ces jeunes femmes si brillantes que vous voyez autour de moi, à la cour, il n’en est pas une qui n’ait eu, à votre âge, quelque beau songe d’amour comme le vôtre, qui n’ait formé de ces liens que l’on croit indissolubles, et n’ait fait en secret d’éternels serments. Eh bien, ces songes sont évanouis, ces nœuds rompus, ces serments oubliés; et pourtant vous les voyez femmes et mères heureuses, entourées des honneurs de leur rang; elles viennent rire et danser tous les soirs... Je devine encore ce que vous voulez me dire... Elles n’aimaient pas autant que vous, n’est-ce pas? Eh bien, vous vous trompez, ma chère enfant; elles aimaient autant et ne pleuraient pas moins. Mais c’est ici que je dois vous apprendre à connaître ce grand mystère qui fait votre désespoir, parce que vous ignorez le mal qui vous dévore. Notre existence est double, mon amie: notre vie intérieure, celle de nos sentiments, nous travaille avec violence, tandis que la vie extérieure nous domine malgré nous. On n’est jamais indépendante des hommes, et surtout dans une condition élevée. Seule, on se croit maîtresse de sa destinée; mais la vue de trois personnes qui surviennent nous rend toutes nos chaînes en nous rappelant notre rang et notre entourage. Que dis-je? soyez enfermée et livrée à tout ce que les passions vous feront naître de résolutions courageuses et extraordinaires, vous suggèreront de sacrifices merveilleux, il suffira d’un laquais qui viendra vous demander vos ordres pour rompre le charme et vous rappeler votre existence réelle. C’est ce combat entre vos projets et votre position qui vous tue; vous vous en voulez intérieurement, vous vous faites d’amers reproches.

Marie détourna la tête.

—Oui, vous vous croyez bien criminelle. Pardonnez-vous, Marie: tous les hommes sont des êtres tellement relatifs et dépendants les uns des autres, que je ne sais si les grandes retraites du monde, que nous voyons quelquefois, ne sont pas faites pour le monde même: le désespoir a sa recherche et la solitude sa coquetterie. On prétend que les plus sombres ermites n’ont pu se retenir de s’informer de ce qu’on disait d’eux. Ce besoin de l’opinion générale est un bien, en ce qu’il combat presque toujours victorieusement ce qu’il y a de déréglé dans notre imagination, et vient à l’aide des devoirs que l’on oublie trop aisément. On éprouve, vous le sentirez, j’espère, en reprenant son sort tel qu’il doit être, après le sacrifice de ce qui détournait de la raison, la satisfaction d’un exilé qui rentre dans sa famille, d’un malade qui revoit le jour et le soleil après une nuit troublée par le cauchemar. C’est ce sentiment d’un être revenu, pour ainsi dire, à son état naturel, qui donne le calme que vous voyez dans bien des yeux qui ont eu leurs larmes aussi; car il est peu de femmes qui n’aient connu les vôtres. Vous vous trouveriez parjure en renonçant à Cinq-Mars? Mais rien ne vous lie; vous vous êtes plus qu’acquittée envers lui en refusant, durant plus de deux années, les mains royales qui vous étaient présentées. Eh! qu’a-t-il fait, après tout, cet amant si passionné? Il s’est élevé pour vous atteindre; mais l’ambition, qui vous semble ici avoir aidé l’amour, ne pourrait-elle pas s’être aidée de lui? Ce jeune homme me semble être bien profond, bien calme dans ses ruses politiques, bien indépendant dans ses vastes résolutions, dans ses monstrueuses entreprises, pour que je le croie uniquement occupé de sa tendresse. Si vous n’aviez été qu’un moyen au lieu d’un but, que diriez-vous?

—Je l’aimerais encore, répondit Marie. Tant qu’il vivra, je lui appartiendrai, madame.

—Mais tant que je vivrai, moi, dit la Reine avec fermeté, je m’y opposerai.

A ces derniers mots, la pluie et la grêle tombèrent sur le balcon avec violence; la Reine en profita pour quitter brusquement la porte et rentrer dans les appartements, où la duchesse de Chevreuse, Mazarin, Mme de Guémenée et le prince Palatin attendaient depuis un moment. La Reine marcha au-devant d’eux. Marie se plaça dans l’ombre près d’un rideau, afin qu’on ne vît pas la rougeur de ses yeux. Elle ne voulut point d’abord se mêler à la conversation trop enjouée; cependant quelques mots attirèrent son attention. La Reine montrait à la princesse de Guémenée des diamants qu’elle venait de recevoir de Paris.

—Quant à cette couronne, elle ne m’appartient pas, le Roi a voulu la faire préparer pour la future Reine de Pologne; on ne sait qui ce sera.

Puis, se tournant vers le prince Palatin:

—Nous vous avons vu passer, prince; chez qui donc alliez-vous?

—Chez Mlle la duchesse de Rohan, répondit le Polonais.

L’insinuant Mazarin, qui profitait de tout pour chercher à deviner les secrets et à se rendre nécessaire par des confidences arrachées, dit en s’approchant de la Reine:

—Cela vient à propos quand nous parlions de la couronne de Pologne.

Marie, qui écoutait, ne put soutenir ce mot devant elle, et dit à Mme de Guémenée, qui était à ses côtés:

—Est-ce que M. de Chabot est roi de Pologne!

La Reine entendit ce mot, et se réjouit de ce léger mouvement d’orgueil. Pour en développer le germe, elle affecta une attention approbative pour la conversation qui suivit et qu’elle encourageait.

La princesse de Guémenée se récriait:

—Conçoit-on un semblable mariage? on ne peut le lui ôter de la tête. Enfin, cette même Mlle de Rohan, que nous vîmes toutes si fière, après avoir refusé le comte de Soissons, le duc de Weymar et le duc de Nemours, n’épouser qu’un gentilhomme! cela fait pitié, en vérité! Où allons-nous? on ne sait ce que cela deviendra.

Mazarin ajoutait d’un ton équivoque:

—Eh quoi! est-ce bien vrai? aimer! à la cour! un amour véritable, profond! cela peut-il se croire?

Pendant ceci, la Reine continuait à fermer et rouvrir, en jouant, la nouvelle couronne.

—Les diamants ne vont bien qu’aux cheveux noirs, dit-elle; voyons, donnez votre front, Marie...

Mais elle va à ravir, continua-t-elle.

—On la croirait faite pour madame la princesse, dit le Cardinal.

—Je donnerais tout mon sang pour qu’elle demeurât sur ce front, dit le prince Palatin.

Marie laissa voir, à travers les larmes qu’elle avait encore sur les joues, un sourire enfantin et involontaire, comme un rayon de soleil à travers la pluie; puis, tout à coup, devenant d’une excessive rougeur, elle se sauva en courant dans les appartements.

On riait. La Reine la suivit des yeux, sourit, donna sa main à baiser à l’ambassadeur polonais, et se retira pour écrire une lettre.

CHAPITRE XXIV

LE TRAVAIL

Peu d’espérance doiuent auoir les pauures et menues gens au fait de ce monde, puisque si grand Roy a tant souffert et tant trauaillé.

Philippe de Comines.

Un soir, devant Perpignan, il se passa une chose inaccoutumée. Il était dix heures et tout dormait. Les opérations lentes et presque suspendues du siège avaient engourdi le camp et la ville. Chez les Espagnols on s’occupait peu des Français, toutes les communications étant libres vers la Catalogne, comme en temps de paix; et dans l’armée française tous les esprits étaient travaillés par cette secrète inquiétude qui annonce les grands événements. Cependant tout était calme en apparence; on n’entendait que le bruit des pas mesurés des sentinelles. On ne voyait, dans la nuit sombre, que la petite lumière rouge de la mèche toujours fumante de leurs fusils, lorsque tout à coup les trompettes des Mousquetaires, des Chevau-légers et des Gens d’armes sonnèrent presque en même temps le boute selle et à cheval. Tous les factionnaires crièrent aux armes, et on vit les sergents de bataille, portant des flambeaux, aller de tente en tente, une longue pique à la main, pour réveiller les soldats, les ranger en ligne et les compter. De longs pelotons marchaient dans un sombre silence, circulaient dans les rues du camp et venaient prendre leur place de bataille; on entendait le choc des bottes pesantes et le bruit du trot des escadrons, annonçant que la cavalerie faisait les mêmes dispositions. Après une demi-heure de mouvements, les bruits cessèrent, les flambeaux s’éteignirent et tout rentra dans le calme; seulement l’armée était debout.

Des flambeaux intérieurs faisaient briller comme une étoile l’une des dernières tentes du camp; on distinguait, en approchant, cette petite pyramide blanche et transparente; sur sa toile se dessinaient deux ombres qui allaient et venaient. Dehors plusieurs hommes à cheval attendaient; dedans étaient de Thou et Cinq-Mars.

A voir ainsi levé et armé à cette heure le pieux et sage de Thou, on l’aurait pris pour un des chefs de la révolte. Mais en examinant de plus près sa contenance sévère et ses regards mornes, on aurait compris bientôt qu’il la blâmait et s’y laissait conduire et compromettre par une résolution extraordinaire qui l’aidait à surmonter l’horreur qu’il avait de l’entreprise en elle-même. Depuis le jour où Henri d’Effiat lui avait ouvert son cœur et confié tout son secret, il avait vu clairement que toute remontrance était inutile auprès d’un jeune homme aussi fortement résolu. Il avait même compris plus que M. de Cinq-Mars ne lui avait dit, il avait vu dans l’union secrète de son ami avec la princesse Marie un de ces liens d’amour dont les fautes mystérieuses et fréquentes, les abandons voluptueux et involontaires, ne peuvent être trop tôt épurés par les publiques bénédictions. Il avait compris ce supplice impossible à supporter plus longtemps d’un amant, maître adoré de cette jeune personne, et qui chaque jour était condamné à paraître devant elle en étranger et à recevoir les confidences politiques des mariages que l’on préparait pour elle. Le jour où il avait reçu son entière confession, il avait tout tenté pour empêcher Cinq-Mars d’aller dans ses projets jusqu’à l’alliance étrangère. Il avait évoqué les plus graves souvenirs et les meilleurs sentiments, sans autre résultat que de rendre plus rude vis-à-vis de lui la résolution invincible de son ami. Cinq-Mars, on s’en souvient, lui avait dit durement: «Eh! vous ai-je prié de prendre part à la conjuration?» et lui, il n’avait voulu promettre que de ne pas le dénoncer, et il avait rassemblé toutes ses forces contre l’amitié pour dire: «N’attendez rien de plus de ma part si vous signez ce traité.» Cependant Cinq-Mars avait signé le traité, et de Thou était encore là, près de lui.

L’habitude de discuter familièrement les projets de son ami les lui avait peut-être rendus moins odieux; son mépris pour les vices du Cardinal-Duc, son indignation de l’asservissement des Parlements, auxquels tenait sa famille, et de la corruption de la justice; les noms puissants et surtout les nobles caractères des personnages qui dirigeaient l’entreprise, tout avait contribué à adoucir sa première et douloureuse impression. Ayant une fois promis le secret à M. de Cinq-Mars, il se considérait comme pouvant accepter en détail toutes les confidences secondaires; et, depuis l’événement fortuit qui l’avait compromis chez Marion de Lorme parmi les conjurés, il se regardait comme lié par l’honneur avec eux, et engagé à un silence inviolable. Depuis ce temps il avait vu Monsieur, le duc de Bouillon et Fontrailles; ils s’étaient accoutumés à parler devant lui sans crainte, et lui à les entendre sans colère. A présent les dangers de son ami l’entraînaient dans leur tourbillon comme un aimant invincible. Il souffrait dans sa conscience; mais il suivait Cinq-Mars partout où il allait, sans vouloir, par délicatesse excessive, hasarder désormais une seule réflexion qui eût pu ressembler à une crainte personnelle. Il avait donné sa vie tacitement, et eût jugé indigne de tous deux de faire signe de la vouloir reprendre.

Le Grand-Écuyer était couvert de sa cuirasse, armé, et chaussé de larges bottes. Un énorme pistolet était posé sur sa table, entre deux flambeaux, avec sa mèche allumée; une montre pesante dans sa boîte de cuivre devant le pistolet. De Thou, couvert d’un manteau noir, se tenait immobile, les bras croisés; Cinq-Mars se promenait, les bras derrière le dos, regardant de temps à autre l’aiguille trop lente à son gré; il entr’ouvrit sa tente et regarda le ciel, puis revint:

—Je ne vois pas mon étoile en haut, dit-il, mais n’importe! elle est là, dans mon cœur.

—Le temps est sombre, dit de Thou.

—Dites que le temps s’avance. Il marche, mon ami, il marche; encore vingt minutes, et tout sera fait. L’armée attend le coup de pistolet pour commencer.

De Thou tenait à la main un crucifix d’ivoire, et portait ses regards tantôt sur la croix, tantôt au ciel.

—Voici l’heure, disait-il, d’accomplir le sacrifice; je ne me repens pas, mais que la coupe du péché a d’amertume pour mes lèvres! J’avais voué mes jours à l’innocence et aux travaux de l’esprit, et me voici prêt à commettre le crime et à saisir l’épée.

Mais, prenant avec force la main de Cinq-Mars:

—C’est pour vous, c’est pour vous, ajouta-t-il avec l’élan d’un cœur aveuglément dévoué; je m’applaudis de mes erreurs si elles tournent à votre gloire, je ne vois que votre bonheur dans ma faute. Pardonnez-moi un moment de retour vers les idées habituelles de toute ma vie.

Cinq-Mars le regardait fixement, et une larme coulait lentement sur sa joue.

—Vertueux ami, dit-il, puisse votre faute ne retomber que sur ma tête! Mais espérons que Dieu, qui pardonne à ceux qui aiment, sera pour nous; car nous sommes criminels: moi par amour, et vous par amitié.

Mais tout à coup, regardant la montre, il prit le long pistolet dans ses mains, et considéra la mèche fumante d’un air farouche. Ses longs cheveux tombaient sur son visage comme la crinière d’un jeune lion.

—Ne te consume pas, s’écria-t-il, brûle lentement! Tu vas allumer un incendie que toutes les vagues de l’Océan ne sauraient éteindre; la flamme va bientôt éclairer la moitié d’un monde, et il se peut qu’on aille jusqu’au bois des trônes. Brûle lentement, flamme précieuse, les vents qui t’agiteront sont violents et redoutables: l’amour et la haine. Conserve-toi, ton explosion va retentir au loin, et trouvera des échos dans la chaumière du pauvre et dans le palais du Roi. Brûle, brûle, flamme chétive, tu es pour moi le sceptre et la foudre.

De Thou, tenant toujours la petite croix d’ivoire, disait à voix basse:

—Seigneur, pardonnez-nous le sang qui sera versé; nous combattrons le méchant et l’impie!

Puis, élevant la voix:

—Mon ami, la cause de la vertu triomphera, dit-il, elle triomphera seule. C’est Dieu qui a permis que le traité coupable ne nous parvînt pas: ce qui faisait le crime est anéanti, sans doute; nous combattrons sans l’étranger, et peut-être même ne combattrons-nous pas; Dieu changera le cœur du roi.

—Voici l’heure, voici l’heure! dit Cinq-Mars les yeux attachés sur la montre avec une sorte de rage joyeuse: encore quelques minutes, et les Cardinalistes du camp seront écrasés; nous marcherons sur Narbonne, il est là... Donnez ce pistolet.

A ces mots, il ouvrit brusquement sa tente et prit la mèche du pistolet.

—Courrier de Paris! courrier de la cour! cria une voix au dehors.

Et un homme couvert de sueur, haletant de fatigue, se jeta en bas de son cheval, entra, et remit une petite lettre à Cinq-Mars.

—De la Reine, monseigneur, dit-il.

Cinq-Mars pâlit, et lut:

«Monsieur le marquis de Cinq-Mars,

«Je vous fais cette lettre pour vous conjurer et prier de rendre à ses devoirs notre bien-aimée fille adoptive et amie, la princesse Marie de Gonzague, que votre affection détourne seule du royaume de Pologne à elle offert. J’ai sondé son âme; elle est bien jeune encore, et j’ai lieu de croire qu’elle accepterait la couronne avec moins d’efforts et de douleur que vous ne le pensez peut-être.

«C’est pour elle que vous avez entrepris une guerre qui va mettre à feu et à sang mon beau et cher pays de France; je vous conjure et supplie d’agir en gentilhomme, et de délier noblement la duchesse de Mantoue des promesses qu’elle aura pu vous faire. Rendez ainsi le repos à son âme et la paix à notre cher pays.

«La Reine, qui se jette à vos pieds, s’il le faut.

«Anne.»

Cinq-Mars remit avec calme le pistolet sur la table; son premier mouvement avait fait tourner le canon contre lui-même; cependant il le remit, et, saisissant vite un crayon, il écrivit sur le revers de la même lettre:

«Madame,

«Marie de Gonzague étant ma femme, ne peut être reine de Pologne qu’après ma mort; je meurs.

«Cinq-Mars.»

Et comme s’il n’eût pas voulu se donner un instant de réflexion, la mettant de force dans la main du courrier:

—A cheval! à cheval! lui dit-il d’un ton furieux: si tu demeures un instant de plus, tu es mort.

Il le vit partir et rentra.

Seul avec son ami, il resta un instant debout mais pâle, mais l’œil fixe et regardant la terre comme un insensé. Il se sentit chanceler.

—De Thou! s’écria-t-il.

—Que voulez-vous, ami, cher ami? je suis près de vous. Vous venez d’être grand, bien grand! sublime!

—De Thou! cria-t-il encore d’une voix étouffée.

Et il tomba la face contre terre, comme tombe un arbre déraciné.

Les vastes tempêtes prennent différents aspects, selon les climats où elles passent; celles qui avaient une étendue terrible dans les pays du nord se rassemblent, dit-on, en un seul nuage sous la zone torride, d’autant plus redoutables qu’elles laissent à l’horizon toute sa pureté, et que les vagues en fureur réfléchissent encore l’azur du ciel en se teignant du sang de l’homme. Il en est de même des grandes passions: elles prennent d’étranges aspects, selon nos caractères; mais qu’elles sont terribles dans les cœurs vigoureux qui ont conservé leur force sous le voile des formes sociales! Quand la jeunesse et le désespoir viennent à se réunir, on ne peut dire à quelles fureurs ils se porteront, ou quelle sera leur résignation subite; on ne sait si le volcan va faire éclater la montagne, ou s’il s’éteindra tout à coup dans ses entrailles.

De Thou épouvanté releva son ami, le sang ruisselait par ses narines et ses oreilles; il l’aurait cru mort si des torrents de larmes n’eussent coulé de ses yeux; c’était le seul signe de sa vie: mais tout à coup il rouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, avec une force de tête extraordinaire, reprit toutes ses pensées et la puissance de sa volonté.

—Je suis en présence des hommes, dit-il, il faut en finir avec eux. Mon ami, il est onze heures et demie; l’heure du signal est passée; donnez pour moi l’ordre de rentrer dans les quartiers; c’était une fausse alerte que j’expliquerai ce soir même.

De Thou avait déjà senti l’importance de cet ordre: il sortit et revint sur-le-champ; il retrouva Cinq-Mars assis, calme, et cherchant à faire disparaître le sang de son visage.

—De Thou, dit-il en le regardant fixement, retirez-vous, vous me gênez.

—Je ne vous quitte pas, répondit celui-ci.

—Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne sont pas loin. Je ne sais plus parler longtemps, même pour vous; mais si vous restez avec moi vous mourrez, je vous en avertis.

—Je reste, dit encore de Thou.

—Que Dieu vous préserve donc! reprit Cinq-Mars, car je n’y pourrai rien, ce moment passé. Je vous laisse ici. Appelez Fontrailles et tous les conjurés, distribuez-leur ces passeports, qu’ils s’enfuient sur-le-champ; dites-leur que tout est manqué et que je les remercie. Pour vous, encore une fois, partez avec eux, je vous le demande; mais, quoi que vous fassiez, sur votre vie, ne me suivez pas. Je vous jure de ne point me frapper moi-même.

A ces mots, serrant la main de son ami sans le regarder, il s’élança brusquement hors de sa tente.

Cependant à quelques lieues de là se tenaient d’autres discours. A Narbonne, dans le même cabinet où nous vîmes autrefois Richelieu régler avec Joseph les intérêts de l’État, étaient encore assis ces deux hommes, à peu près les mêmes; le ministre, cependant fort vieilli par trois ans de souffrances, et le capucin aussi effrayé du résultat de ses voyages que son maître était tranquille.

Le Cardinal, assis dans sa chaise longue et les jambes liées et entourées d’étoffes chaudes et fourrées, tenait sur ses genoux trois jeunes chats qui se roulaient et se culbutaient sur sa robe rouge; de temps en temps il en prenait un, et le plaçait sur les autres pour perpétuer leurs jeux; il riait en les regardant; sur ses pieds était couchée leur mère, comme un énorme manchon et une fourrure vivante.

Joseph, assis près de lui, renouvelait le récit de tout ce qu’il avait entendu dans le confessionnal; pâlissant encore du danger qu’il avait couru d’être découvert ou tué par Jacques, il finit par ces paroles:

—Enfin, monseigneur, je ne puis m’empêcher d’être troublé jusqu’au fond du cœur lorsque je me rappelle les périls qui menaçaient et menacent encore Votre Eminence. Des spadassins s’offraient pour vous poignarder; je vois en France toute la cour soulevée contre vous, la moitié de l’armée et deux provinces; à l’étranger, l’Espagne et l’Autriche prêtes à fournir des troupes; partout des pièges ou des combats, des poignards ou des canons!...

Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser son jeu, et dit:

—C’est un bien joli animal qu’un chat! c’est un tigre de salon: quelle souplesse! quelle finesse extraordinaire! Voyez ce petit jaune qui fait semblant de dormir pour que l’autre rayé ne prenne pas garde à lui, et tombe sur son frère; et celui-là, comme il le déchire! voyez comme il lui enfonce ses griffes dans le côté! Il le tuerait, je crois, il le mangerait, s’il était plus fort! C’est très plaisant! quels jolis animaux!

Il toussa, éternua assez longtemps, puis reprit:

—Messire Joseph, je vous ai fait dire de ne me parler d’affaires qu’après mon souper; j’ai faim maintenant et ce n’est pas mon heure; mon médecin Chicot m’a recommandé la régularité, et j’ai ma douleur au côté. Voici quelle sera ma soirée, ajouta-t-il en regardant l’horloge: à neuf heures, nous règlerons les affaires de M. le Grand; à dix, je me ferai porter autour du jardin pour prendre l’air au clair de la lune; ensuite je dormirai une heure ou deux; à minuit, le Roi viendra, et à quatre heures vous pourrez repasser pour prendre les divers ordres d’arrestations, condamnations ou autres que j’aurai à vous donner pour les provinces, Paris ou les armées de Sa Majesté.

Richelieu dit tout ceci avec le même son de voix et une prononciation uniforme, altérée seulement par l’affaiblissement de sa poitrine et la perte de plusieurs dents.

Il était sept heures du soir; le capucin se retira. Le Cardinal soupa avec la plus grande tranquillité, et quand l’horloge frappa huit heures et demie, il fit appeler Joseph, et lui dit lorsqu’il fut assis près de la table:

—Voilà donc tout ce qu’ils ont pu faire contre moi pendant plus de deux années! Ce sont de pauvres gens, en vérité! Le duc de Bouillon même, que je croyais assez capable, se perd tout à fait dans mon esprit par ce trait; je l’ai suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il fait un pas digne d’un véritable homme d’Etat? Le Roi, Monsieur, et tous les autres, n’ont fait que se monter la tête ensemble contre moi, et ne m’ont seulement pas enlevé un homme. Il n’y a que ce petit Cinq-Mars qui ait de la suite dans les idées; tout ce qu’il a fait était conduit d’une manière surprenante: il faut lui rendre justice, il avait des dispositions; j’en aurais fait mon élève sans la roideur de son caractère; mais il m’a rompu en visière, j’en suis bien fâché pour lui. Je les ai tous laissés nager plus de deux ans en pleine eau; à présent tirons le filet.

—Il en est temps, monseigneur, dit Joseph, qui souvent frémissait involontairement en parlant: savez-vous que de Perpignan à Narbonne le trajet est court? savez-vous que, si vous avez ici une forte armée, vos troupes du camp sont faibles et incertaines? que cette jeune noblesse est furieuse, et que le Roi n’est pas sûr?

Le Cardinal regarda l’horloge.

—Il n’est encore que huit heures et demie, mons Joseph; je vous ai déjà dit que je ne m’occuperais de cette affaire qu’à neuf heures. En attendant, comme il faut que justice se fasse, vous allez écrire ce que j’ai à vous dicter, car j’ai la mémoire fort bonne. Il reste encore au monde, je le vois sur mes notes, quatre des juges d’Urbain Grandier; c’était un homme d’un vrai génie que cet Urbain Grandier, ajouta-t-il avec méchanceté (Joseph mordit ses lèvres); tous ses autres juges sont morts misérablement; il reste Houmain, qui sera pendu comme contrebandier; nous pouvons le laisser tranquille: mais voici cet horrible Lactance, qui vit en paix avec Barré et Mignon. Prenez une plume et écrivez à M. l’évêque de Poitiers:

«Monseigneur,

«Le bon plaisir de Sa Majesté est que les pères Barré et Mignon soient remplacés dans leurs cures, et envoyés dans le plus court délai dans la ville de Lyon, ainsi que le père Lactance, capucin, pour y être traduits devant un tribunal spécial, comme prévenus de quelques criminelles intentions envers l’Etat.»

Joseph écrivait aussi froidement qu’un Turc fait tomber une tête au geste de son maître.

Le Cardinal lui dit en signant la lettre:

—Je vous ferai savoir comment je veux qu’ils disparaissent; car il est important d’effacer toutes les traces de cet ancien procès. La Providence m’a bien servi en enlevant tous ces hommes; j’achève son ouvrage. Voici tout ce qu’en saura la postérité.

Et il lut au capucin cette page de ses Mémoires où il raconte la possession et les sortilèges du magicien[23].

Pendant sa lente lecture, Joseph ne pouvait s’empêcher de regarder l’horloge.

—Il te tarde d’en venir à M. le Grand, dit enfin le Cardinal; eh bien, pour te faire plaisir, passons-y. Tu crois donc que je n’ai pas mes raisons pour être tranquille? Tu crois que j’ai laissé aller ces pauvres conspirateurs trop loin? Non. Voici de petits papiers qui te rassureraient si tu les connaissais. D’abord, dans ce rouleau de bois creux, est le traité avec l’Espagne, saisi à Oloron. Je suis très satisfait de Laubardemont: c’est un habile homme!

Le feu d’une féroce jalousie brilla sous les épais sourcils de Joseph.

—Ah! monseigneur, dit-il, ignore à quel homme il l’a arraché; il est vrai qu’il l’a laissé mourir, et sous ce rapport on n’a pas à se plaindre; mais enfin il était l’agent de la conjuration: c’était son fils.

—Dites-vous la vérité? dit le Cardinal d’un air sévère; oui, car vous n’oseriez pas mentir avec moi. Comment l’avez-vous su?

—Par les gens de sa suite, monseigneur: voici leurs rapports; ils comparaîtront.

Le Cardinal examina ces papiers nouveaux et ajouta:

—Donc nous allons l’employer encore à juger nos conjurés, et ensuite vous en ferez ce que vous voudrez; je vous le donne.

Joseph, joyeux, reprit ses précieuses dénonciations et continua:

—Son Éminence parle de juger des hommes encore armés et à cheval?

—Ils n’y sont pas tous. Lis cette lettre de Monsieur à Chavigny; il demande grâce, il en a assez. Il n’osait même pas s’adresser à moi le premier jour, et n’élevait pas sa prière plus haut que les genoux d’un de mes serviteurs[24].

Mais le lendemain il a repris courage et m’a envoyé celle-ci à moi-même[25], et une troisième pour le Roi.

Son projet l’étouffait, il n’a pas pu le garder. Mais on ne m’apaise pas à si peu de frais, il me faut une confession détaillée, ou bien je le chasserai du royaume. Je lui ai fait écrire ce matin[26].

Quant au magnifique et puissant duc de Bouillon, seigneur souverain de Sedan et général en chef des armées d’Italie, il vient d’être saisi par ses officiers au milieu de ses soldats, et s’était caché dans une botte de paille. Il reste donc encore seulement mes deux jeunes voisins. Ils s’imaginèrent avoir le camp tout entier à leurs ordres, et il ne leur demeure attaché que les Compagnies rouges; tout le reste, étant à Monsieur, n’agira pas, et mes régiments les arrêteront. Cependant j’ai permis qu’on eût l’air de leur obéir. S’ils donnent le signal à onze heures et demie, ils seront arrêtés aux premiers pas, sinon le Roi me les livrera ce soir... N’ouvre pas tes yeux étonnés; il va me les livrer, te dis-je, entre minuit et une heure. Vous voyez que tout s’est fait sans vous, Joseph; nous nous en passons fort bien, et, pendant ce temps-là, je ne vois pas que nous ayons reçu de grands services de vous; vous vous négligez.

—Ah! monseigneur, si vous saviez ce qu’il m’a fallu de peines pour découvrir le chemin des messagers du traité! Je ne l’ai su qu’en risquant ma vie entre ces deux jeunes gens...

Ici le Cardinal se mit à rire d’un air moqueur du fond de son fauteuil.

—Tu devais être bien ridicule et avoir bien peur dans cette boîte, Joseph, et je pense que c’est la première fois de ta vie que tu aies entendu parler d’amour. Aimes-tu ce langage-là, père Joseph? et, dis-moi, le comprends-tu bien clairement? Je ne crois pas que tu t’en fasses une idée très belle.

Richelieu, les bras croisés, regardait avec plaisir son capucin interdit, et poursuivit du ton persifleur d’un grand seigneur qu’il prenait quelquefois, se plaisant à faire passer les plus nobles expressions par les lèvres les plus impures:

—Voyons, Joseph, fais-moi une définition de l’amour selon tes idées. Qu’est-ce que cela peut être? car enfin, tu vois que cela existe ailleurs que dans les romans. Ce bon jeune homme n’a fait toutes ces petites conjurations que par amour. Tu l’as entendu toi-même de tes oreilles indignes. Voyons, qu’est-ce que l’amour? Moi, d’abord, je n’en sais rien.

Cet homme fut anéanti et regarda le parquet avec l’œil stupide de quelque animal ignoble. Après avoir cherché longtemps, il répondit enfin d’une voix traînante et nasillarde:

—Ce doit être quelque fièvre maligne qui égare le cerveau; mais, en vérité, monseigneur, je vous avoue que je n’y avais jamais réfléchi jusqu’ici, et j’ai toujours été embarrassé pour parler à une femme; je voudrais qu’on pût les retrancher de la société, car je ne vois pas à quoi elles servent, si ce n’est à faire découvrir des secrets, comme la petite duchesse ou comme Marion de Lorme, que je ne puis trop recommander à Votre Éminence. Elle a pensé à tout, et a jeté avec beaucoup d’adresse notre petite prophétie au milieu de ces conspirateurs. Nous n’avons pas manqué le merveilleux[27], cette fois, comme pour le siège d’Hesdin; il ne s’agira plus que de trouver une fenêtre par laquelle vous passerez le jour de l’exécution.

—Voilà encore de vos sottises, monsieur! dit le Cardinal; vous me rendrez aussi ridicule que vous, si vous continuez. Je suis trop fort pour me servir du ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne vous occupez que des gens que je vous donne: je vous ai fait votre part tout à l’heure. Quand le Grand-Écuyer sera pris, vous le ferez juger et exécuter à Lyon. Je ne veux plus m’en mêler, cette affaire est trop petite pour moi: c’est un caillou sous mes pieds, auquel je n’aurais pas dû penser si longtemps.

Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre cet homme qui, entouré d’ennemis armés, parlait de l’avenir comme d’un présent à sa disposition, et du présent comme d’un passé qu’il ne craignait plus. Il ne savait s’il devait le croire fou ou prophète, inférieur ou supérieur à l’humanité.

Sa surprise redoubla lorsque Chavigny entra précipitamment, et, heurtant ses bottes fortes contre le tabouret du Cardinal, de manière à courir les risques de tomber, s’écria d’un air fort troublé:

—Monseigneur, un de vos domestiques arrive de Perpignan, et il a vu le camp en rumeur et vos ennemis à cheval...

—Ils mettront pied à terre, monsieur, répondit Richelieu en replaçant son tabouret; vous me paraissez manquer de calme.

—Mais... mais... monseigneur, ne faut-il pas avertir M. de Fabert?

—Laissez-le dormir, et allez vous coucher vous-même, ainsi que Joseph.

—Monseigneur, une autre chose extraordinaire: le Roi vient.

—En effet, c’est extraordinaire, dit le ministre en regardant l’horloge; je ne l’attendais que dans deux heures. Sortez tous deux.

Bientôt on entendit un bruit de bottes et d’armes qui annonçait l’arrivée du prince. On ouvrit les deux battants; les gardes du Cardinal frappèrent trois fois leurs piques sur le parquet, et le Roi parut.

Il marchait en s’appuyant sur une canne de jonc d’un côté, et de l’autre sur l’épaule de son confesseur, le père Sirmond, qui se retira et le laissa avec le Cardinal. Celui-ci s’était levé avec la plus grande peine et ne put faire un pas au devant du Roi, parce que ses jambes malades étaient enveloppées. Il fit le geste d’aider le prince à s’asseoir près du feu, en face de lui. Louis XIII tomba dans un grand fauteuil garni d’oreillers, demanda et but un verre d’élixir préparé pour le fortifier contre les évanouissements fréquents que lui causait sa maladie de langueur, fit un geste pour éloigner tout le monde, et seul avec Richelieu, lui parla d’une voix languissante:

—Je m’en vais, mon cher Cardinal; je sens que je m’en vais à Dieu: je m’affaiblis de jour en jour; ni l’été ni l’air du Midi ne m’ont rendu mes forces.

—Je précèderai Votre Majesté, répondit le ministre; la mort a déjà conquis mes jambes, vous le voyez; mais tant qu’il me restera la tête pour penser et la main pour écrire, je serai bon pour votre service.

—Et je suis sûr que votre intention était d’ajouter: le cœur pour m’aimer, dit le Roi.

—Votre Majesté en peut-elle douter? répondit le Cardinal en fronçant le sourcil et se mordant les lèvres par l’impatience que lui donnait ce début.

—Quelquefois j’en doute, répondit le prince; tenez, j’ai besoin de vous parler à cœur ouvert, et de me plaindre de vous à vous-même. Il y a deux choses que j’ai sur la conscience depuis trois ans: jamais je ne vous en ai parlé, mais je vous en voulais en secret, et même, si quelque chose eût été capable de me faire consentir à des propositions contraires à vos intérêts, c’eût été ce souvenir.

C’était là de cette sorte de franchise propre aux caractères faibles, qui se dédommagent ainsi, en inquiétant leur dominateur, du mal qu’ils n’osent pas lui faire complètement, et se vengent de la sujétion par une controverse puérile. Richelieu reconnut à ces paroles qu’il avait couru un grand danger; mais il vit en même temps le besoin de confesser, pour ainsi dire, toute sa rancune; et, pour faciliter l’explosion de ces importants aveux, il accumula les protestations qu’il croyait les plus propres à impatienter le Roi.

—Non, non, s’écria enfin celui-ci, je ne croirai rien tant que vous ne m’aurez pas expliqué ces deux choses qui me reviennent toujours à l’esprit, et dont on me parlait dernièrement encore, et que je ne puis justifier par aucun raisonnement: je veux dire le procès d’Urbain Grandier, dont je ne fus jamais bien instruit, et les motifs de votre haine pour ma malheureuse mère et même contre sa cendre.

—N’est-ce que cela, Sire? dit Richelieu. Sont-ce là mes seules fautes? Elles sont faciles à expliquer. La première affaire devait être soustraite aux regards de Votre Majesté par ses détails horribles et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes, un art, qui ne peut être regardé comme coupable, à nommer magie des crimes dont le nom révolte la pudeur, dont le récit eût révélé à l’innocence de dangereux mystères; ce fut une sainte ruse, pour dérober aux yeux des peuples ces impuretés...

—Assez, c’en est assez, Cardinal, dit Louis XIII, détournant la tête et baissant les yeux en rougissant; je ne puis en entendre davantage; je vous conçois, ces tableaux m’offenseraient; j’approuve vos motifs, c’est bon. On ne m’avait pas dit cela; on m’avait caché ces vices affreux. Vous êtes-vous assuré des preuves de ces crimes?

—Je les eus toutes entre les mains, Sire; et quant à la glorieuse Reine Marie de Médicis, je suis étonné que Votre Majesté oublie combien je lui fus attaché. Oui, je ne crains pas de l’avouer, c’est à elle que je dus toute mon élévation; elle daigna la première jeter les yeux sur l’évêque de Luçon, qui n’avait alors que vingt-deux ans, pour l’approcher d’elle. Combien j’ai souffert lorsqu’elle me força de la combattre dans l’intérêt de Votre Majesté! Mais, comme ce sacrifice fut fait pour vous, je n’en eus et n’en aurai jamais aucun scrupule.

—Vous, à la bonne heure; mais moi! dit le prince avec amertume.

—Eh! Sire, s’écria le Cardinal, le Fils de Dieu[28] lui-même vous en donna l’exemple; c’est sur le modèle de toutes les perfections que nous réglâmes nos avis; et si les monuments dus aux précieux restes de votre mère ne sont pas encore élevés, Dieu m’est témoin que ce fut dans la crainte d’affliger votre cœur et de vous rappeler sa mort, que nous en retardâmes les travaux. Mais béni soit ce jour où il m’est permis de vous en parler! je dirai moi-même la première messe à Saint-Denis, quand nous l’y verrons déposée, si la Providence m’en laisse la force.

Ici le Roi prit un visage un peu plus affable, mais toujours froid, et le Cardinal, jugeant qu’il n’irait pas plus loin pour ce soir dans la persuasion, se résolut tout à coup à faire la plus puissante des diversions et à attaquer l’ennemi en face. Continuant donc à regarder fixement le Roi, il dit froidement:

—Est-ce donc pour cela que vous avez permis ma mort?

—Moi? dit le Roi: on vous a trompé; j’ai bien entendu parler de conjuration, et je voulais vous en dire quelque chose; mais je n’ai rien ordonné contre vous.

—Ce n’est pas ce que disent les conjurés, Sire; cependant j’en dois croire Votre Majesté, et je suis bien aise pour elle que l’on se soit trompé. Mais quel avis daignez-vous me donner?

—Je... voulais vous dire franchement entre nous que vous feriez bien de prendre garde à Monsieur...

—Ah! Sire, je ne puis le croire à présent, car voici une lettre qu’il vient de m’envoyer pour vous, et il semblerait avoir été coupable envers Votre Majesté même.

Le Roi, étonné, lut:

«Monseigneur,

«Je suis au désespoir d’avoir encore manqué à la fidélité que je dois à Votre Majesté; je la supplie très humblement d’agréer que je lui en demande un million de pardons, avec un compliment de soumission et de repentance.

«Votre très humble sujet,
«Gaston

—Qu’est-ce que cela veut dire? s’écria Louis; osaient-ils s’armer contre moi-même aussi?

Aussi! dit tout bas le Cardinal, se mordant les lèvres; puis il reprit:—Oui, Sire, aussi; c’est ce que me ferait croire jusqu’à un certain point ce petit rouleau de papiers.

Et il tirait, en parlant, un parchemin roulé d’un morceau de bois de sureau creux, et le déployait sous les yeux du Roi.

—C’est tout simplement un traité avec l’Espagne, auquel, par exemple, je ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit. Vous pouvez en voir les vingt articles bien en règle[29]. Tout est prévu, la place de sûreté, le nombre des troupes, les secours d’hommes et d’argent.

—Les traîtres! s’écria Louis agité. Il faut les faire saisir: mon frère renonce et se repent; mais faites arrêter le duc de Bouillon...

—Oui, Sire.

—Ce sera difficile au milieu de son armée d’Italie.

—Je réponds de son arrestation sur ma tête, Sire: mais ne reste-t-il pas un autre nom?

—Lequel?... quoi?... Cinq-Mars! dit le Roi en balbutiant.

—Précisément, Sire, dit le Cardinal.

—Je le vois bien... Mais je crois que l’on pourrait...

—Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu d’une voix tonnante, il faut que tout finisse aujourd’hui. Votre favori est à cheval à la tête de son parti; choisissez entre lui et moi. Livrez l’enfant à l’homme ou l’homme à l’enfant, il n’y a pas de milieu.

—Eh! que voulez-vous donc si je vous favorise? dit le Roi.

—Sa tête et celle de son confident.

—Jamais... c’est impossible! reprit le Roi avec horreur et tombant dans la même irrésolution où il était avec Cinq-Mars contre Richelieu. Il est mon ami aussi bien que vous; mon cœur souffre de l’idée de sa mort. Pourquoi aussi n’étiez-vous pas d’accord tous les deux? pourquoi cette division? C’est ce qui l’a amené jusque-là. Vous avez fait mon désespoir: vous et lui, vous me rendez le plus malheureux des hommes!

Louis cachait sa tête dans ses deux mains en parlant et peut-être versait-il des larmes; mais l’inflexible ministre le suivait des yeux comme on regarde sa proie, et sans pitié, sans lui accorder un moment pour respirer, profita au contraire de ce trouble pour parler plus longtemps.

—Est-ce ainsi, disait-il, avec une parole dure et froide, que vous vous rappelez les commandements que Dieu même vous a faits par la bouche de votre confesseur? Vous me dites un jour que l’Église vous ordonnait expressément de révéler à votre premier ministre tout ce que vous entendriez contre lui, et je n’ai jamais rien su par vous de ma mort prochaine. Il a fallu que des amis plus fidèles vinssent m’apprendre la conjuration, que les coupables eux-mêmes, par un coup de la Providence, se livrassent à moi pour me faire l’aveu de leurs fautes. Un seul, le plus endurci, le moindre de tous, résiste encore; et c’est lui qui a tout conduit, c’est lui qui livre la France à l’étranger, qui renverse en un jour l’ouvrage de mes vingt années, soulève les Huguenots du Midi, appelle aux armes tous les ordres de l’État, ressuscite des prétentions écrasées, et rallume enfin la Ligue éteinte par votre père; car c’est elle, ne vous y trompez pas, c’est elle qui relève toutes ses têtes contre vous. Êtes-vous prêt au combat? où donc est votre massue?

Le Roi, anéanti, ne répondait pas et cachait toujours sa tête dans ses mains. Le Cardinal, inexorable, croisa les bras et poursuivit:

—Je crains qu’il ne vous vienne à l’esprit que c’est pour moi que je parle. Croyez-vous vraiment que je ne me juge pas, et qu’un tel adversaire m’importe beaucoup? En vérité, je ne sais à quoi il tient que je vous laisse faire, et mettre cet immense fardeau de l’État dans la main de ce jouvenceau. Vous pensez bien que depuis vingt ans que je connais votre cour je ne suis pas sans m’être assuré quelque retraite où, malgré vous-même, je pourrais aller, de ce pas, achever les six mois peut-être qu’il me reste de vie. Ce serait un curieux spectacle pour moi que celui d’un tel règne! Que répondrez-vous, par exemple, lorsque tous ces petits potentats, se relevant dès que je ne pèserai plus sur eux, viendront à la suite de votre frère vous dire, comme ils l’osèrent à Henri IV sur son trône: «Partagez-nous tous les grands gouvernements à titres héréditaires et de souveraineté, nous serons contents[30]!» Vous le ferez, je n’en doute pas, et c’est la moindre chose que vous puissiez accorder à ceux qui vous auront délivré de Richelieu; et ce sera plus heureux peut-être, car pour gouverner l’Ile-de-France, qu’ils vous laisseront sans doute comme domaine originaire, votre nouveau ministre n’aura pas besoin de tant de papiers.

En parlant, il poussa avec colère la vaste table qui remplissait presque la chambre, et que surchargeaient des papiers et des portefeuilles sans nombre.

Louis fut tiré de son apathique méditation par l’excès d’audace de ce discours; il leva la tête et sembla un instant avoir pris une résolution par crainte d’en prendre une autre.

—Eh bien, monsieur, dit-il, je répondrai que je veux régner par moi seul.

—A la bonne heure, dit Richelieu, mais je dois vous prévenir que les affaires du moment sont difficiles. Voici l’heure où l’on m’apporte mon travail ordinaire.

—Je m’en charge, reprit Louis, j’ouvrirai les portefeuilles, je donnerai mes ordres.

—Essayez donc, dit Richelieu, je me retire, et, si quelque chose vous arrête, vous m’appellerez.

Il sonna: à l’instant même et comme s’ils eussent attendu le signal, quatre vigoureux valets de pied entrèrent et emportèrent son fauteuil et sa personne dans un autre appartement; car, nous l’avons dit, il ne pouvait plus marcher. En passant dans la chambre où travaillaient les secrétaires, il dit à haute voix:

—Qu’on prenne les ordres de Sa Majesté.

Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle résolution et fier d’avoir une fois résisté, il voulut sur-le-champ se mettre à l’ouvrage politique. Il fit le tour de l’immense table, et vit autant de portefeuilles que l’on comptait alors d’Empires, de Royaumes et de Cercles dans l’Europe; il en ouvrit un et le trouva divisé en cases dont le nombre égalait celui des subdivisions de tout le pays auquel il était destiné. Tout était en ordre, mais dans un ordre effrayant pour lui, parce que chaque note ne renfermait que la quintessence de chaque affaire, si l’on peut parler ainsi, et ne touchait que le point juste des relations du moment avec la France. Ce laconisme était à peu près aussi énigmatique pour Louis que les lettres en chiffres qui couvraient la table. Là, tout était confusion: sur des édits de bannissements et d’expropriation des Huguenots de la Rochelle se trouvaient jetés les traités avec Gustave-Adolphe et les Huguenots du Nord contre l’Empire; des notes sur le général Bannier, sur Walstein, le duc de Weimar et Jean de Wert, étaient roulées pêle-mêle avec le détail des lettres trouvées dans la cassette de la Reine, la liste de ses colliers et des bijoux qu’ils renfermaient et la double interprétation qu’on eût pu donner à chaque phrase de ses billets. Sur la marge de l’un d’eux étaient ces mots: «Sur quatre lignes de l’écriture d’un homme, on peut lui faire un procès criminel». Plus loin étaient entassés les dénonciations contre les Huguenots, les plans de république qu’ils avaient arrêtés; la division de la France en Cercles, sous la dictature annuelle d’un chef; le sceau de cet Etat projeté y était joint représentant un ange appuyé sur une croix, et tenant à la main la Bible, qu’il élevait sur son front. A côté était une liste des cardinaux que le Pape avait nommés autrefois le même jour que l’évêque de Luçon (Richelieu). Parmi eux se trouvait le marquis de Bédémar, ambassadeur et conspirateur à Venise.

Louis XIII épuisait en vain ses forces sur des détails d’une autre époque, cherchant inutilement les papiers relatifs à la conjuration, et propres à lui montrer son véritable nœud et ce que l’on avait tenté contre lui-même, lorsqu’un petit homme d’une figure olivâtre, d’une taille courbée, d’une démarche contrainte et dévote, entra dans le cabinet: c’était un secrétaire d’Etat, nommé Desnoyers; il s’avança en saluant:

—Puis-je parler à Sa Majesté des affaires du Portugal? dit-il.

—D’Espagne, par conséquent, dit Louis; le Portugal est une province d’Espagne.

—De Portugal, insista Desnoyers. Voici le manifeste que nous recevons à l’instant. Et il lut:

«Don Juan, par la grâce de Dieu, roi de Portugal, des Algarves, royaumes deçà d’Afrique, seigneur de la Guinée, conqueste, navigation et commerce de l’Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes...»

—Qu’est-ce que tout cela? dit le Roi; qui parle donc ainsi?

—Le duc de Bragance, roi de Portugal, couronné il y a déjà une... il y a quelque temps, Sire, par un homme appelé Pinto. A peine remonté sur le trône, il tend la main à la Catalogne révoltée.

—La Catalogne se révolte aussi? Le roi Philippe IV n’a donc plus pour premier ministre le Comte-Duc?

—Au contraire, Sire, c’est parce qu’il l’a encore. Voici la déclaration des Etats-généraux catalans à Sa Majesté Catholique, contenant que tout le pays prend les armes contre ses troupes sacrilèges et excommuniées. Le roi de Portugal...

—Dites le duc de Bragance, reprit Louis; je ne reconnais pas un révolté.

—Le duc de Bragance donc, Sire, dit froidement le conseiller d’Etat, envoie à la principauté de Catalogne son neveu, D. Ignace de Mascarenas, pour s’emparer de la protection de ce pays (et de sa souveraineté peut-être, qu’il voudrait ajouter à celle qu’il vient de reconquérir). Or, les troupes de Votre Majesté sont devant Perpignan.

—Eh bien, qu’importe? dit Louis.

—Les Catalans ont le cœur plus français que portugais, Sire, et il est encore temps d’enlever cette tutelle au roi de... au duc de Portugal.

—Moi, soutenir des rebelles! vous osez!

—C’était le projet de Son Eminence, poursuivit le secrétaire d’Etat; l’Espagne et la France sont en pleine guerre d’ailleurs, et M. d’Olivarès n’a pas hésité à tendre la main de Sa Majesté Catholique à nos Huguenots.

—C’est bon; j’y penserai, dit le Roi; laissez-moi.

—Sire, les Etats-généraux de Catalogne sont pressés, les troupes d’Aragon marchent contre eux...

—Nous verrons... Je me déciderai dans un quart d’heure, répondit Louis XIII.

Le petit secrétaire d’Etat sortit avec un air mécontent et découragé. A sa place, Chavigny se présenta, tenant un portefeuille aux armes britanniques.

—Sire, dit-il, je demande à Votre Majesté des ordres pour les affaires d’Angleterre. Les parlementaires, sous le commandement du comte d’Essex, viennent de faire lever le siège de Glocester; le prince Rupert a livré à Newbury une bataille désastreuse et peu profitable à Sa Majesté Britannique. Le Parlement se prolonge, et il a pour lui les grandes villes, les ports et toute la population presbytérienne. Le roi Charles Ier demande des secours que la Reine ne trouve plus en Hollande.

—Il faut envoyer des troupes à mon frère d’Angleterre, dit Louis. Mais il voulut voir les papiers précédents, et, en parcourant les notes du Cardinal, il trouva que, sur une première demande du Roi d’Angleterre, il avait écrit de sa main:

«Faut réfléchir longtemps et attendre:—les Communes sont fortes;—le Roi Charles compte sur les Ecossais; ils le vendront.

«Faut prendre garde. Il y a là un homme de guerre qui est venu voir Vincennes, et a dit qu’on «ne devrait jamais frapper les princes qu’à la tête. Remarquable», ajoutait le Cardinal. Puis il avait rayé ce mot, y substituant: «Redoutable».

Et plus bas:

«Cet homme domine Fairfax;—il fait l’inspiré; ce sera un grand homme.—Secours refusé;—argent perdu.»

Le Roi dit alors:—Non, non, ne précipitez rien, j’attendrai.

—Mais, Sire, dit Chavigny, les événements sont rapides; si le courrier retarde d’une heure, la perte du roi d’Angleterre peut s’avancer d’un an.

—En sont-ils là? demanda Louis.

—Dans le camp des Indépendants, on prêche la République la Bible à la main; dans celui des Royalistes, on se dispute le pas, et l’on rit.

—Mais un moment de bonheur peut tout sauver!

—Les Stuarts ne sont pas heureux, Sire, reprit Chavigny respectueusement, mais sur un ton qui laissait beaucoup à penser.

—Laissez-moi, dit le Roi d’un ton d’humeur.

Le secrétaire d’Etat sortit lentement.

Ce fut alors que Louis XIII se vit tout entier, et s’effraya du néant qu’il trouvait en lui-même. Il promena d’abord sa vue sur l’amas de papiers qui l’entourait, passant de l’un à l’autre, trouvant partout des dangers et ne les trouvant jamais plus grands que dans les ressources mêmes qu’il inventait. Il se leva et, changeant de place, se courba ou plutôt se jeta sur une carte géographique de l’Europe; il y trouva toutes ses terreurs ensemble, au nord, au midi, au centre de son royaume; les révolutions lui apparaissaient comme des Euménides; sous chaque contrée, il crut voir fumer un volcan; il lui semblait entendre les cris de détresse des rois qui l’appelaient, et les cris de fureur des peuples; il crut sentir la terre de France craquer et se fendre sous ses pieds; sa vue faible et fatiguée se troubla, sa tête malade fut saisie d’un vertige qui refoula le sang vers son cœur.

—Richelieu! cria-t-il d’une voix étouffée en agitant une sonnette; qu’on appelle le Cardinal!

Et il tomba évanoui dans un fauteuil.

Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé par les odeurs fortes et les sels qu’on lui avait mis sur les lèvres et les tempes, il vit un instant des pages, qui se retirèrent sitôt qu’il eut entr’ouvert ses paupières, et se retrouva seul avec le Cardinal. L’impassible ministre avait fait poser sa chaise longue contre le fauteuil du Roi, comme le siège d’un médecin près du lit de son malade, et fixait ses yeux étincelants et scrutateurs sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu’il put l’entendre, il reprit d’une voix sombre son terrible dialogue:

—Vous m’avez rappelé, dit-il, que me voulez-vous?

Louis, renversé sur l’oreiller, entr’ouvrit les yeux et le regarda, puis se hâta de les refermer. Cette tête décharnée, armée de deux yeux flamboyants et terminée par une barbe aiguë et blanchâtre; cette calotte et ces vêtements de la couleur du sang et des flammes, tout lui représentait un esprit infernal.

—Régnez, dit-il d’une voix faible.

—Mais me livrez-vous Cinq-Mars et de Thou? poursuivit l’implacable ministre en s’approchant pour lire dans les yeux éteints du prince, comme un avide héritier poursuit jusque dans la tombe les dernières lueurs de la volonté d’un mourant.

—Régnez, répéta le Roi en détournant la tête.

—Signez donc, reprit Richelieu, ce papier porte: «Ceci est ma volonté, de les prendre morts ou vifs».

Louis, toujours la tête renversée sur le dossier du fauteuil, laissa tomber sa main sur le papier fatal, et signa.

—Laissez-moi, par pitié! je meurs! dit-il.

—Ce n’est pas tout encore, continua celui qu’on appelle le grand politique; je ne suis pas sûr de vous; il me faut dorénavant des garanties et des gages. Signez encore ceci, et je vous quitte.

«Quand le Roi ira voir le Cardinal, les gardes de celui-ci ne quitteront pas les armes; et quand le Cardinal ira chez le Roi, ses gardes partageront le poste avec ceux de Sa Majesté[31]

De plus:

«Sa Majesté s’engage à remettre les deux Princes ses fils en otage entre les mains du Cardinal, comme garantie de la bonne foi de son attachement[32]

—Mes enfants! s’écria Louis relevant sa tête, vous osez...

—Aimez-vous mieux que je me retire? dit Richelieu.

Le roi signa.

—Est-ce donc fini? dit-il avec un profond gémissement.

Ce n’était pas fini: une autre douleur lui était réservée.

La porte s’ouvrit brusquement et l’on vit entrer Cinq-Mars. Ce fut, cette fois, le Cardinal qui trembla.

—Que voulez-vous, monsieur? dit-il en saisissant la sonnette pour appeler.

Le Grand-Écuyer était d’une pâleur égale à celle du Roi; et, sans daigner répondre à Richelieu, il s’avança d’un air calme vers Louis XIII. Celui-ci le regarda comme regarde un homme qui vient de recevoir sa sentence de mort.


Jeanniot del.
Héliogr. Dujardin.

—Vous devez trouver, Sire, quelque difficulté à me faire arrêter, car j’ai vingt mille hommes à moi, dit Henri d’Effiat avec la voix la plus douce.

—Hélas! Cinq-Mars, dit Louis douloureusement, est-ce toi qui as fait de telles choses?

—Oui, Sire, et c’est moi aussi qui vous apporte mon épée, car vous venez sans doute de me livrer, dit-il en la détachant et la posant aux pieds du Roi, qui baissa les yeux sans répondre.

Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans amertume, parce qu’il n’appartenait déjà plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu avec mépris:

—Je me rends parce que je veux mourir, dit-il; mais je ne suis pas vaincu.

Le Cardinal serra les poings par fureur; mais il se contraignit.

—Et quels sont vos complices? dit-il.

Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement et entr’ouvrit les lèvres pour parler... Le Roi baissa la tête et souffrit en cet instant un supplice inconnu à tous les hommes.

—Je n’en ai point, dit enfin Cinq-Mars, ayant pitié du prince.

Et il sortit de l’appartement.

Il s’arrêta dès la première galerie, où tous les gentilshommes et Fabert se levèrent en le voyant. Il marcha à celui-ci et lui dit:

—Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes de m’arrêter.

Tous se regardèrent sans oser l’approcher.

—Oui, monsieur, je suis votre prisonnier... oui, messieurs, je suis sans épée, et, je vous le répète, prisonnier du Roi.

—Je ne sais ce que je vois, dit le général; vous êtes deux qui venez vous rendre, et je n’ai l’ordre d’arrêter personne.

—Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut être que M. de Thou; hélas! à ce dévouement je le devine.

—Eh! ne t’avais-je pas aussi deviné? s’écria celui-ci en se montrant et se jetant dans ses bras.

CHAPITRE XXV

LES PRISONNIERS

J’ai trouvé dans mon cœur le dessein de mon frère.

Pichald, Léonidas.

Mourir sans vider mon carquois!
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois!

André Chénier.

Parmi ces vieux châteaux dont la France se dépouille à regret chaque année, comme des fleurons de sa couronne, il y en avait un d’un aspect sombre et sauvage sur la rive gauche de la Saône. Il semblait une sentinelle formidable placée à l’une des portes de Lyon, et tenait son nom de l’énorme rocher de Pierre-Encise, qui s’élève à pic comme une sorte de pyramide naturelle, et dont la cime, recourbée sur la route et penchée jusque sur le fleuve, se réunissait jadis, dit-on, à d’autres roches que l’on voit sur la rive opposée, formant comme l’arche naturelle d’un pont; mais le temps, les eaux et la main des hommes n’ont laissé debout que le vieux amas de granit qui servait de piédestal à la forteresse, détruite aujourd’hui. Les archevêques de Lyon l’avaient élevée autrefois, comme seigneurs temporels de la ville, et y faisaient leur résidence; depuis, elle devint place de guerre, et, sous Louis XIII, une prison d’État. Une seule tour colossale, où le jour ne pouvait pénétrer que par trois longues meurtrières, dominait l’édifice; et quelques bâtiments irréguliers l’entouraient de leurs épaisses murailles, dont les lignes et les angles suivaient les formes de la roche immense et perpendiculaire.

Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, avare de sa proie, voulut bientôt incarcérer et conduire lui-même ses jeunes ennemis. Laissant Louis le précéder à Paris, il les enleva de Narbonne, les traînant à sa suite pour orner son dernier triomphe, et venant prendre le Rhône à Tarascon, presque à son embouchure, comme pour prolonger ce plaisir de la vengeance que les hommes ont osé nommer celui des dieux; étalant aux yeux des deux rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec lenteur sur des barques à rames dorées et pavoisées de ses armoiries et de ses couleurs, couché dans la première et remorquant ses deux victimes dans la seconde, au bout d’une longue chaîne.

Souvent le soir, lorsque la chaleur était passée, les deux nacelles étaient dépouillées de leur tente, et l’on voyait dans l’une Richelieu, pâle et décharné, assis sur la poupe; dans celle qui suivait, les deux jeunes prisonniers, debout, le front calme, appuyés l’un sur l’autre, et regardant s’écouler les flots rapides du fleuve. Jadis les soldats de César, qui campèrent sur ces mêmes bords, eussent cru voir l’inflexible batelier des enfers conduisant les ombres amies de Castor et Pollux: des chrétiens n’eurent pas même l’audace de réfléchir et d’y voir un prêtre menant ses deux ennemis au bourreau: c’était le premier ministre qui passait.

En effet, il passa, les laissant en garde à cette ville même où les conjurés avaient proposé de le faire périr. Il aimait à se jouer ainsi, en face, de la destinée, et à planter un trophée où elle avait voulu mettre sa tombe.

«Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit de cette année, contre-mont la rivière du Rhône, dans un bateau où l’on avait bâti une chambre de bois, tapissée de velours rouge cramoisi à feuillages, le fond étant d’or. Dans le bateau, il y avait une antichambre de même façon; à la proue et à l’arrière du bateau, il y avait quantité de soldats de ses gardes portant la casaque écarlate, en broderie d’or, d’argent et de soie, ainsi que beaucoup de seigneurs de marque. Son Éminence était dans un lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur le cardinal Bigny et messeigneurs les évêques de Nantes et de Chartres y étaient avec quantité d’abbés et de gentilshommes en d’autres bateaux. Au-devant du sien, une frégate faisait la découverte des passagers, et après montait un autre bateau chargé d’arquebusiers et d’officiers pour les commander. Lorsqu’on abordait en quelque île, on mettait des soldats en icelle, pour voir s’il y avait des gens suspects; et n’y en rencontrant point, ils en gardaient les bords, jusques à ce que deux bateaux qui suivaient eussent passé; ils étaient remplis de noblesse et de soldats bien armés.

«Et après venait le bateau de Son Eminence, à la queue duquel était attaché un petit bateau dans lequel étaient MM. de Thou et Cinq-Mars, gardés par un exempt des gardes du Roi et douze gardes de Son Eminence. Après les bateaux venaient trois barques où étaient les hardes et la vaisselle d’argent de Son Eminence, avec plusieurs gentilshommes et soldats.

«Sur le bord du Rhône, en Dauphiné, marchaient deux compagnies de chevau-légers, et autant sur le bord du côté du Languedoc et Vivarais; il y avait un très beau régiment de gens de pied qui entrait dans les villes où Son Eminence devait entrer ou coucher. Il y avait plaisir d’ouïr les trompettes qui jouaient en Dauphiné avec les réponses de celles du Vivarais, et les redits des échos de nos rochers; on eût dit que tout jouait à mieux faire.»


Au milieu d’une nuit du mois de septembre 1642, tandis que tout semblait sommeiller dans l’inexpugnable tour des prisonniers, la porte de leur première chambre tourna sans bruit sur ses gonds, et sur le seuil parut un homme vêtu d’une robe brune ceinte d’une corde, ses pieds chaussés de sandales, et un paquet de grosses clefs à la main: c’était Joseph. Il regarda avec précaution sans avancer, et contempla en silence l’appartement du Grand-Ecuyer. D’épais tapis, de larges et splendides tentures voilaient les murs de la prison; un lit de damas rouge était préparé, mais le captif n’y était pas; assis près d’une haute cheminée, dans un grand fauteuil, vêtu d’une longue robe grise de la forme de celle des prêtres, la tête baissée, les yeux fixés sur une petite croix d’or, à la lueur tremblante d’une lampe, il était absorbé par une méditation si profonde, que le capucin eut le loisir d’approcher jusqu’à lui et de se placer debout face à face du prisonnier avant qu’il s’en aperçût. Enfin il leva la tête et s’écria:

—Que viens-tu faire ici, misérable?

—Jeune homme, vous êtes emporté, répondit d’une voix très basse le mystérieux visiteur; deux mois de prison auraient pu vous calmer. Je viens pour vous dire d’importantes choses: écoutez-moi; j’ai beaucoup pensé à vous, et je ne vous hais pas tant que vous croyez. Les moments sont précieux: je vous dirai tout en peu de mots. Dans deux heures on va venir vous interroger, vous juger et vous mettre à mort avec votre ami: cela ne peut manquer parce qu’il faut que tout se termine le même jour.

—Je le sais, dit Cinq-Mars, et j’y compte.

—Eh bien! je puis encore vous tirer d’affaire, car j’ai beaucoup réfléchi, comme je vous l’ai dit, et je viens vous proposer des choses qui vous seront agréables. Le Cardinal n’a pas six mois à vivre; ne faisons pas les mystérieux, entre nous il faut être francs: vous voyez où je vous ai amené pour lui, et vous pouvez juger par là du point où je le conduirai pour vous si vous voulez; nous pouvons lui retrancher ces six mois qui lui restent. Le Roi vous aime et vous rappellera près de lui avec transport quand il vous saura vivant; vous êtes jeune, vous serez longtemps heureux et puissant; vous me protégerez, vous me ferez cardinal.

L’étonnement rendit muet le jeune prisonnier, qui ne pouvait comprendre un tel langage et semblait avoir de la peine à y descendre de la hauteur de ses méditations. Tout ce qu’il put dire fut:

—Votre bienfaiteur! Richelieu!

Le capucin sourit et poursuivit tout bas en se rapprochant de lui:

—Il n’y a point de bienfaits en politique, il y a des intérêts, voilà tout. Un homme employé par un ministre ne doit pas être plus reconnaissant qu’un cheval monté par un écuyer ne l’est d’être préféré aux autres. Mon allure lui a convenu, j’en suis bien aise. A présent il me convient de le jeter à terre.

«Oui, cet homme n’aime que lui-même; il m’a trompé, je le vois bien, en reculant toujours mon élévation; mais encore une fois, j’ai des moyens sûrs de vous faire évader sans bruit; je peux tout ici. Je ferai mettre à la place des hommes sur lesquels il compte, d’autres hommes qu’il destinait à la mort, et qui sont ici près, dans la tour du Nord, la tour des oubliettes, qui s’avance là-bas au-dessus de l’eau. Ses créatures iront remplacer ces gens-là. J’envoie un médecin, un empirique qui m’appartient, au glorieux Cardinal, que les plus savants de Paris ont abandonné; si vous vous entendez avec moi, il lui portera un remède universel et éternel.

—Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi, religieux infernal! aucun homme n’est semblable à toi; tu n’es pas un homme! tu marches d’un pas furtif et silencieux dans les ténèbres, tu traverses les murailles pour présider à des crimes secrets; tu te places entre les cœurs des amants pour les séparer éternellement. Qui es-tu? tu ressembles à l’âme tourmentée d’un damné.

—Romanesque enfant! dit Joseph; vous auriez eu de grandes qualités sans vos idées fausses. Il n’y a peut-être ni damnation ni âme. Si celles des morts revenaient se plaindre, j’en aurais mille autour de moi, et je n’en ai jamais vu, même en songe.

—Monstre! dit Cinq-Mars à demi-voix.

—Voilà encore des mots, reprit Joseph; il n’y a point de monstre ni d’homme vertueux. Vous et M. de Thou, qui vous piquez de ce que vous nommez vertu, vous avez manqué de causer la mort de cent mille hommes peut-être, en masse et au grand jour, pour rien, tandis que Richelieu et moi nous en avons fait périr beaucoup moins, en détail, et la nuit, pour fonder un grand pouvoir. Quand on veut rester pur, il ne faut point se mêler d’agir sur les hommes, ou plutôt ce qu’il y a de plus raisonnable est de voir ce qui est, et de se dire comme moi: Il est possible que l’âme n’existe pas: nous sommes les fils du hasard; mais, relativement aux autres hommes, nous avons des passions qu’il faut satisfaire.

—Je respire! s’écria Cinq-Mars, il ne croit pas en Dieu!

Joseph poursuivit:

—Or, Richelieu, vous et moi, sommes nés ambitieux; il fallait donc tout sacrifier à cette idée!

—Malheureux! ne me confondez pas avec vous!

—C’est la vérité pure cependant, reprit le capucin; et seulement vous voyez à présent que notre système valait mieux que le vôtre.

—Misérable! c’était par amour...

—Non! non! non! non!... Ce n’est point cela. Voici encore des mots; vous l’avez cru peut-être vous-même, mais c’était pour vous; je vous ai entendu parler à cette jeune fille, vous ne pensiez qu’à vous-mêmes tous les deux; vous ne vous aimiez ni l’un ni l’autre: elle ne songeait qu’à son rang, et vous à votre ambition. C’est pour s’entendre dire qu’on est parfait et se voir adorer qu’on veut être aimé, c’est encore et toujours là le saint égoïsme qui est mon Dieu.

—Cruel serpent! dit Cinq-Mars, n’était-ce pas assez de nous faire mourir? pourquoi viens-tu jeter tes venins sur la vie que tu nous ôtes; quel démon t’a enseigné ton horrible analyse des cœurs?

—La haine de tout ce qui m’est supérieur, dit Joseph avec un rire bas et faux, et le désir de fouler aux pieds tous ceux que je hais, m’ont rendu ambitieux et ingénieux à trouver le côté faible de vos rêves. Il y a un ver qui rampe au cœur de tous ces beaux fruits.

—Grand Dieu! l’entends-tu? s’écria Cinq-Mars, se levant et étendant ses bras vers le ciel.

La solitude de sa prison, les pieuses conversations de son ami, et surtout la présence de la mort, qui vient comme la lumière d’un astre inconnu donner d’autres couleurs à tous les objets accoutumés de nos regards; les méditations de l’éternité, et (le dirons-nous?) de grands efforts pour changer ses regrets déchirants en espérances immortelles et pour diriger vers Dieu toute cette force d’aimer qui l’avait égaré sur la terre; tout avait fait en lui-même une étrange révolution; et, semblable à ces épis que mûrit subitement un seul coup de soleil, son âme acquit de plus vives lumières, exaltée par l’influence mystérieuse de la mort.

—Grand Dieu! répéta-t-il, si celui-ci et son maître sont des hommes, suis-je un homme aussi? Contemple, contemple deux ambitions réunies, l’une égoïste et sanglante, l’autre dévouée et sans tache; la leur soufflée par la haine, la nôtre inspirée par l’amour. Regarde, Seigneur, regarde, juge et pardonne. Pardonne, car nous fûmes bien criminels de marcher un seul jour dans la même voie à laquelle on ne donne qu’un nom sur la terre, quel que soit le but où elle conduise.

Joseph l’interrompit durement en frappant du pied.

—Quand vous aurez fini votre prière, dit-il, vous m’apprendrez si vous voulez m’aider, et je vous sauverai à l’instant.

—Jamais, scélérat impur, jamais, dit Henri d’Effiat, je ne m’associerai à toi et à un assassinat! Je l’ai refusé quand j’étais puissant, et sur toi-même.

—Vous avez eu tort: vous seriez maître à présent.

—Eh! quel bonheur aurais-je de mon pouvoir, partagé qu’il serait avec une femme qui ne me comprit pas, m’aima faiblement et me préféra une couronne? Après son abandon je n’ai pas voulu devoir ce qu’on nomme l’Autorité à la victoire; juge si je la recevrai du crime!

—Inconcevable folie! dit le capucin en riant.

—Tout avec elle, rien sans elle: c’était là toute mon âme.

—C’est par entêtement et par vanité que vous persistez; c’est impossible! reprit Joseph: ce n’est pas dans la nature.

—Toi qui veux nier le dévouement, reprit Cinq-Mars, comprends-tu du moins celui de mon ami?

—Il n’existe pas davantage; il a voulu vous suivre parce que...

Ici le capucin, un peu embarrassé, chercha un instant.

—Parce que... parce que... il vous a formé, vous êtes son œuvre... il tient à vous par amour-propre d’auteur... Il était habitué à vous sermonner, et il sent qu’il ne trouverait plus d’élève si docile à l’écouter et à l’applaudir... La coutume constante lui a persuadé que sa vie tenait à la vôtre... c’est quelque chose comme cela... il vous accompagne par routine... D’ailleurs ce n’est pas fini... nous verrons la suite et l’interrogatoire; il niera sûrement qu’il ait su la conjuration.

—Il ne le niera pas! s’écria impétueusement Cinq-Mars.

—Il la savait donc? vous l’avouez, dit Joseph triomphant; vous n’en aviez pas encore dit si long.

—O ciel! qu’ai-je fait? soupira Cinq-Mars en se cachant la tête.

—Calmez-vous: il est sauvé malgré cet aveu, si vous acceptez mon offre.

D’Effiat fut quelque temps sans répondre... le capucin poursuivit:

—Sauvez votre ami... la faveur du Roi vous attend, et peut-être l’amour égaré un moment...

—Homme, ou qui que tu sois, si tu as quelque chose en toi de semblable à un cœur, répondit le prisonnier, sauve-le; c’est le plus pur des êtres créés. Mais fais le emporter loin d’ici pendant son sommeil, car, s’il s’éveille, tu ne le pourras pas.

—A quoi cela me serait-il bon? dit en riant le capucin; c’est vous et votre faveur qu’il me faut.

L’impétueux Cinq-Mars se leva, et, saisissant le bras de Joseph, qu’il regardait d’un air terrible:

—Je l’abaissais en te priant pour lui: viens, scélérat! dit-il en soulevant une tapisserie qui séparait l’appartement de son ami du sien; viens et doute du dévouement et de l’immortalité des âmes... Compare l’inquiétude de ton triomphe au calme de notre défaite, la bassesse de ton règne à la grandeur de notre captivité, et ta veille sanglante au sommeil du juste.

Une lampe solitaire éclairait de Thou. Ce jeune homme était à genoux encore devant un prie-Dieu surmonté d’un vaste crucifix d’ébène; il semblait s’être endormi en priant; sa tête, penchée en arrière, était élevée encore vers la croix; ses lèvres souriaient d’un sourire calme et divin, et son corps affaissé reposait sur les tapis et le coussin du siège.

—Jésus! comme il dort! dit le capucin stupéfait, mêlant par oubli à ses affreux propos le nom céleste qu’il prononçait habituellement chaque jour.

Puis tout à coup il se retira brusquement, en portant la main à ses yeux, comme ébloui par une vision du ciel...

—Brou... brr... brr... dit-il en secouant la tête et se passant la main sur le visage... Tout cela est un enfantillage: cela me gagnerait si j’y pensais... Ces idées-là peuvent être bonnes, comme l’opium pour calmer...

Mais il ne s’agit pas de cela: dites oui ou non.

—Non, dit Cinq-Mars, le jetant à la porte par l’épaule; je ne veux point de la vie et ne me repens pas d’avoir perdu une seconde fois de Thou, car il n’en aurait pas voulu au prix d’un assassinat: et quand il s’est livré à Narbonne, ce n’était pas pour reculer à Lyon.

—Réveillez-le donc car voici les juges, dit d’une voix aigre et riante le capucin furieux.

En ce moment entrèrent, à la lueur des flambeaux et précédés par un détachement de Gardes écossaises, quatorze juges vêtus de leurs longues robes, et dont on distinguait mal les traits. Ils se rangèrent et s’assirent en silence à droite et à gauche de la vaste chambre; c’étaient les commissaires délégués par le Cardinal-Duc pour cette sombre et solennelle affaire.—Tous hommes sûrs et de confiance pour le Cardinal de Richelieu, qui, de Tarascon, les avait choisis et inscrits. Il avait voulu que le chancelier Séguier vînt à Lyon lui-même, pour éviter, dit-il dans les instructions ou ordres qu’il envoie au Roi Louis XIII par Chavigny, «pour éviter toutes les accroches qui arriveront s’il n’y est point. M. Marillac, ajoutait-il, fut à Nantes au procès de Chalais. M. de Château-Neuf, à Toulouse, à la mort de M. de Montmorency; et M. de Bellièvre, à Paris, au procès de M. de Biron. L’autorité et l’intelligence qu’ont ces messieurs des formes de justice est tout à fait nécessaire.»

Le chancelier Séguier vint donc à la hâte; mais en ce moment on annonça qu’il avait ordre de ne point paraître, de peur d’être influencé par le souvenir de son ancienne amitié pour le prisonnier, qu’il ne vit que seul à seul. Les commissaires et lui avaient d’abord, et rapidement, reçu les lâches dépositions du duc d’Orléans, à Villefranche, en Beaujolais, puis à Vivey[33], à deux lieues de Lyon, où ce triste prince avait eu ordre de se rendre, tout suppliant et tremblant au milieu de ses gens, qu’on lui laissait par pitié, bien surveillé par les Gardes françaises et suisses. Le Cardinal avait fait dicter à Gaston son rôle et ses réponses mot pour mot; et, moyennant cette docilité, on l’avait exempté en forme des confrontations trop pénibles avec MM. de Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier et les commissaires avaient préparé M. de Bouillon, et, forts de leur travail préliminaire, venaient tomber de tout leur poids sur les jeunes coupables que l’on ne voulait pas sauver.—L’histoire ne nous a conservé que les noms des conseillers d’État qui accompagnèrent Pierre Séguier, mais non ceux des autres commissaires, dont il est seulement dit qu’ils étaient six du Parlement de Grenoble et deux présidents. Le rapporteur conseiller d’État Laubardemont, qui les avait dirigés en tout, était à leur tête. Joseph leur parla souvent à l’oreille avec une politesse révérencieuse, tout en regardant en dessous Laubardemont avec une ironie féroce.

Il fut convenu que le fauteuil servirait de sellette, et l’on se tut pour écouter la réponse du prisonnier.

Il parla d’une voix douce et calme.

—Dites à M. le chancelier que j’aurais le droit d’en appeler au Parlement de Paris et de récuser mes juges, parce qu’il y a parmi eux deux de mes ennemis, et à leur tête un de mes amis, M. Séguier lui-même, que j’ai conservé dans sa charge; mais je vous épargnerai bien des peines, Messieurs, en me reconnaissant coupable de toute la conjuration, par moi seul conçue et ordonnée. Ma volonté est de mourir. Je n’ai donc rien à ajouter pour moi; mais, si vous voulez être justes, vous laisserez la vie à celui que le Roi même a nommé le plus honnête homme de France, et qui ne meurt que pour moi.

—Qu’on l’introduise, dit Laubardemont.

Deux gardes entrèrent chez M. de Thou, et l’amenèrent.

Il entra et salua gravement avec un sourire angélique sur les lèvres, et embrassant Cinq-Mars:

—Voici donc enfin le jour de notre gloire! dit-il; nous allons gagner le ciel et le bonheur éternel.

—Nous apprenons, monsieur, dit Laubardemont, nous apprenons par la bouche même de M. de Cinq-Mars, que vous avez su la conjuration.

De Thou répondit à l’instant et sans aucun trouble, toujours avec un demi-sourire et les yeux baissés:

—Messieurs, j’ai passé ma vie à étudier les lois humaines, et je sais que le témoignage d’un accusé ne peut condamner l’autre. Je pourrais répéter aussi ce que j’ai déjà dit, que l’on ne m’aurait pas cru si j’avais dénoncé sans preuve le frère du Roi. Vous voyez donc que ma vie et ma mort sont entre vos mains. Pourtant, lorsque j’ai bien envisagé l’une et l’autre, j’ai connu clairement que, de quelque vie que je puisse jamais jouir, elle ne pourrait être que malheureuse après la perte de M. de Cinq-Mars; j’avoue donc et confesse que j’ai su sa conspiration; j’ai fait mon possible pour l’en détourner.—Il m’a cru son ami unique et fidèle, et je ne l’ai pas voulu trahir; c’est pourquoi je me condamne par les lois qu’a rapportées mon père lui-même, qui me pardonne, j’espère.

A ces mots, les deux amis se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

Cinq-Mars s’écriait:

—Ami! ami! que je regrette ta mort que j’ai causée! Je t’ai trahi deux fois, mais tu sauras comment.

Mais de Thou l’embrassant et le consolant, répondait en levant les yeux en haut:

—Ah! que nous sommes heureux de finir de la sorte! Humainement parlant je pourrais me plaindre de vous, monsieur, mais Dieu sait combien je vous aime! Qu’avons-nous fait qui nous mérite la grâce du martyre et le bonheur de mourir ensemble?

Les juges n’étaient pas préparés à cette douceur, et se regardaient avec surprise.

—Ah! si l’on me donnait seulement une pertuisane, dit une voix enrouée (c’était le vieux Grandchamp, qui s’était glissé dans la chambre, et dont les yeux étaient rouges de fureur), je déferais bien monseigneur de tous ces hommes noirs! disait-il.

Deux hallebardiers vinrent se mettre auprès de lui en silence; il se tut, et, pour se consoler, se mit à une fenêtre du côté de la rivière où le soleil ne se montrait pas encore, et il sembla ne plus faire attention à ce qui se passait dans la chambre.

Cependant Laubardemont, craignant que les juges ne vinssent à s’attendrir, dit à haute voix:

—Actuellement, d’après l’ordre de monseigneur le Cardinal, on va mettre ces deux messieurs à la gêne, c’est-à-dire la question ordinaire et extraordinaire.

Cinq-Mars rentra dans son caractère par indignation, et, croisant les bras, fit, vers Laubardemont et Joseph, deux pas qui les épouvantèrent. Le premier porta involontairement la main à son front.

—Sommes-nous ici à Loudun? s’écria le prisonnier.

Mais de Thou, s’approchant, lui prit la main et la serra; il se tut, et reprit d’un ton calme en regardant les juges:

—Messieurs, cela me semble bien rude; un homme de mon âge et de ma condition ne devrait pas être sujet à toutes ces formalités. J’ai tout dit et je dirai tout encore. Je prends la mort à gré et de grand cœur: la question n’est donc point nécessaire. Ce n’est point à des âmes comme les nôtres que l’on peut arracher des secrets par les souffrances du corps. Nous sommes devenus prisonniers par notre volonté et à l’heure marquée par nous-mêmes; nous avons dit seulement ce qu’il fallait pour nous faire mourir, vous ne sauriez rien de plus; nous avons ce que nous voulons.

—Que faites-vous, ami? interrompit de Thou?... Il se trompe, messieurs; nous ne refusons pas le martyre que Dieu nous offre, nous le demandons.

—Mais, disait Cinq-Mars, qu’avez-vous besoin de ces tortures infâmes pour conquérir le ciel? vous, martyr déjà, martyr volontaire de l’amitié! Messieurs moi seul je puis avoir d’importants secrets: mettez-moi seul à la question, si nous devons être traités comme les plus vils malfaiteurs.

—Par charité, messieurs, reprenait de Thou, ne me privez pas des mêmes douleurs que lui; je ne l’ai pas suivi si loin pour l’abandonner à cette heure précieuse, et ne pas faire tous mes efforts pour l’accompagner jusque dans le ciel.

Pendant ce débat, il s’en était engagé un autre entre Laubardemont et Joseph; celui-ci, craignant que la douleur n’arrachât le récit de son entretien, n’était pas d’avis de donner la question; l’autre ne trouvant pas son triomphe complété par la mort, l’exigeait impérieusement. Les juges entouraient et écoutaient ces deux ministres secrets du grand ministre; cependant, plusieurs choses leur ayant fait soupçonner que le crédit du capucin était plus puissant que celui du juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent à l’humanité quand il finit par ces paroles prononcées à voix basse:

—Je connais leurs secrets; nous n’avons pas besoin de les savoir, parce qu’ils sont inutiles et qu’ils visent trop haut. M. le Grand n’a à dénoncer que le Roi, et l’autre la Reine; c’est ce qu’il vaut mieux ignorer. D’ailleurs, ils ne parleraient pas; je les connais, ils se tairaient, l’un par orgueil, l’autre par piété. Laissons-les: la torture les blessera; ils seront défigurés et ne pourront plus marcher; cela gâtera toute la cérémonie; il faut les conserver pour paraître.

Cette dernière considération prévalut; les juges se séparèrent pour aller délibérer avec le chancelier. En sortant, Joseph dit à Laubardemont:

—Je vous ai laissé assez de plaisir ici: maintenant vous allez encore avoir celui de délibérer, et vous irez interroger trois prévenus dans la tour du Nord.

C’étaient les trois juges d’Urbain Grandier.

Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier, poussant devant lui le maître des requêtes ébahi.

A peine le sombre tribunal eut-il défilé, que Grandchamp, délivré de ses deux estafiers, se précipita vers son maître, et, lui saisissant la main, lui dit:

—Au nom du ciel, venez sur la terrasse, monseigneur, je vous montrerai quelque chose; au nom de votre mère, venez...

Mais la porte s’ouvrit au vieil abbé Quillet presque dans le même instant.

—Mes enfants! mes pauvres enfants! criait le vieillard en pleurant; hélas! pourquoi ne m’a-t-on permis d’entrer qu’aujourd’hui? Cher Henri, votre mère, votre frère, votre sœur, sont ici cachés...

—Taisez-vous, monsieur l’abbé, disait Grandchamp; venez sur la terrasse, monseigneur.

Mais le vieux prêtre retenait son élève en l’embrassant.

—Nous espérons, nous espérons beaucoup la grâce.

—Je la refuserais, dit Cinq-Mars.

—Nous n’espérons que les grâces de Dieu, reprit de Thou.

—Taisez-vous, interrompit encore Grandchamp, les juges viennent.

En effet, la porte s’ouvrit encore à la sinistre procession, où Joseph et Laubardemont manquaient.

—Messieurs, s’écria le bon abbé s’adressant aux commissaires, je suis heureux de vous dire que je viens de Paris, que personne ne doute de la grâce de tous les conjurés. J’ai vu chez Sa Majesté, Monsieur lui-même. Et quant au duc de Bouillon, son interrogatoire n’est pas défav...

—Silence! dit M. de Ceton, lieutenant des Gardes écossaises.

Et les quatorze commissaires rentrèrent et se rangèrent de nouveau dans la chambre.

M. de Thou, entendant que l’on appelait le greffier criminel du présidial de Lyon pour prononcer l’arrêt, laissa éclater involontairement un de ces transports de joie religieuse qui ne se virent jamais que dans les martyrs et les saints aux approches de la mort; et s’avançant au devant de cet homme, il s’écria:

Quam speciosi pedes evangelizantium pacem, evangelizantium bona!

Puis, prenant la main de Cinq-Mars il se mit à genoux et tête nue pour entendre l’arrêt, ainsi qu’il était ordonné. D’Effiat demeura debout, mais on n’osa le contraindre.

L’arrêt leur fut prononcé en ces mots:

«Entre le procureur général du Roi demandeur en cas de crime de lèse-majesté, d’une part;

«Et messire Henri d’Effiat de Cinq-Mars, Grand-Écuyer de France, âgé de vingt-deux ans; et François-Auguste de Thou, âgé de trente-cinq ans, conseiller du Roi en ses conseils; prisonniers au château de Pierre-Encise de Lyon, défendeurs et accusés, d’autre part;

«Vu le procès extraordinairement fait à la requête dudit procureur général du Roi, à l’encontre desdits d’Effiat et de Thou, informations, interrogation, confessions, dénégations et confrontations, et copies reconnues du traité fait avec l’Espagne; considérant, la chambre déléguée:

«1o Que celui qui attente à la personne des ministres, des princes, est regardé par les lois anciennes et constitutions des Empereurs comme criminel de lèse-majesté;

«2o Que la troisième ordonnance du roi Louis XI porte peine de mort contre quiconque ne révèle pas une conjuration contre l’État;

«Les commissaires députés par Sa Majesté ont déclaré lesdits d’Effiat et de Thou atteints et convaincus de crime de lèse-majesté, savoir:

«Ledit d’Effiat de Cinq-Mars pour les conspirations et entreprises, ligues et traités faits par lui avec les étrangers contre l’Etat;

«Et ledit de Thou, pour avoir eu connaissance desdites entreprises;

«Pour réparation desquels crimes, les ont privés de tous honneurs et dignités, et les ont condamnés et condamnent à avoir la tête tranchée sur un échafaud, qui, pour cet effet, sera dressé en la place des Terreaux de cette ville;

«Ont déclaré et déclarent tous et un chacun de leur biens, meubles et immeubles, acquis et confisqués au Roi; et iceux par eux tenus immédiatement de la couronne, réunis au domaine d’icelle; sur iceux préalablement prise la somme de 60,000 livres applicables à œuvres pies.»

Après la prononciation de l’arrêt, M. de Thou dit à haute voix:

—Dieu soit béni! Dieu soit loué!

—La mort ne m’a jamais fait peur, dit froidement Cinq-Mars.

Ce fut alors que, suivant les formes, M. de Ceton, le lieutenant des Gardes écossaises, vieillard de soixante-six ans, déclara avec émotion qu’il remettait les prisonniers entre les mains du sieur Thomé, prévôt des marchands du Lyonnais, prit congé d’eux, et ensuite tous les gardes du corps, silencieux et les larmes aux yeux.

—Ne pleurez point, leur disait Cinq-Mars, les larmes sont inutiles; mais plutôt priez Dieu pour nous, et assurez-vous que je ne crains pas la mort.

Il leur serrait la main, et de Thou les embrassait. Après quoi ces gentilshommes sortirent les yeux humides de larmes et se couvrant le visage de leurs manteaux.

—Les cruels! dit l’abbé Quillet, pour trouver des armes contre eux, il leur a fallu fouiller dans l’arsenal des tyrans. Pourquoi me laisser entrer en ce moment?...

—Comme confesseur, monsieur, dit à voix basse un commissaire; car, depuis deux mois, aucun étranger n’a eu permission d’entrer ici...


Dès que les grandes portes furent refermées et les portières abaissées:

—Sur la terrasse, au nom du ciel! s’écria encore Grandchamp. Et il y entraîna son maître et de Thou. Le vieux gouverneur les suivit en boitant.

—Que nous veux-tu dans un moment semblable? dit Cinq-Mars avec une gravité pleine d’indulgence.

—Regardez les chaînes de la ville, dit le fidèle domestique.

Le soleil naissant colorait le ciel depuis un instant à peine. Il paraissait à l’horizon une ligne éclatante et jaune, sur laquelle les montagnes découpaient durement leurs formes d’un bleu foncé; les vagues de la Saône et les chaînes de la ville, tendues d’un bord à l’autre, étaient encore voilées par une légère vapeur qui s’élevait aussi de Lyon et dérobait à l’œil le toit des maisons. Les premiers jets de la lumière matinale ne coloraient encore que les points les plus élevés du magnifique paysage. Dans la cité, les clochers de l’hôtel de ville et de Saint-Nizier, sur les collines environnantes, les monastères des Carmes et de Sainte-Marie, et la forteresse entière de Pierre-Encise, étaient dorés de tous les feux de l’aurore. On entendait le bruit des carillons joyeux des villages. Les murs seuls de la prison étaient silencieux.

—Eh bien, dit Cinq-Mars, que nous faut-il voir? est-ce la beauté des plaines ou la richesse des villes? est-ce la paix de ces villages? Ah! mes amis, il y a partout là des passions et des douleurs comme celles qui nous ont amenés ici!

Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent sur le parapet de la terrasse pour regarder du côté de la rivière.

—Le brouillard est trop épais: on ne voit rien encore, dit l’abbé.

—Que notre dernier soleil est lent à paraître! disait de Thou.

—N’apercevez-vous pas en bas, au pied des rochers, sur l’autre rive, une petite maison blanche entre la porte d’Halincourt et le boulevard Saint-Jean? dit l’abbé.

—Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars, qu’un amas de murailles grisâtres.

—Ce maudit brouillard est épais! reprenait Grandchamp toujours penché en avant, comme un marin qui s’appuie sur la dernière planche d’une jetée pour apercevoir une voile à l’horizon.

—Chut! dit l’abbé, on parle près de nous.

En effet, un murmure confus, sourd et inexplicable, se faisait entendre dans une petite tourelle adossée à la plate-forme de la terrasse. Comme elle n’était guère plus grande qu’un colombier, les prisonniers l’avaient à peine remarquée jusque-là.

—Vient-on déjà nous chercher? dit Cinq-Mars.

—Bah! bah! répondit Grandchamp, ne vous occupez pas de cela; c’est la tour des oubliettes. Il y a deux mois que je rôde autour du fort, et j’ai vu tomber du monde de là dans l’eau, au moins une fois par semaine. Pensons à notre affaire: je vois une lumière à la fenêtre là-bas.

Une invincible curiosité entraîna cependant les deux prisonniers à jeter un regard sur la tourelle, malgré l’horreur de leur situation. Elle s’avançait, en effet, en dehors du rocher à pic et au-dessus d’un gouffre rempli d’une eau verte bouillonnante, sorte de source inutile, qu’un bras égaré de la Saône formait entre les rocs à une profondeur effrayante. On y voyait tourner rapidement la roue d’un moulin abandonné depuis longtemps. On entendit trois fois un craquement semblable à celui d’un pont-levis qui s’abaisserait et se relèverait tout à coup comme par ressort en frappant contre la pierre des murs: et trois fois on vit quelque chose de noir tomber dans l’eau et la faire rejaillir en écume à une grande hauteur.

—Miséricorde! seraient-ce des hommes? s’écria l’abbé en se signant.

—J’ai cru voir des robes brunes qui tourbillonnaient en l’air, dit Grandchamp; ce sont des amis du Cardinal.

Un cri terrible partit de la tour avec un jurement impie.

La lourde trappe gémit une quatrième fois. L’eau verte reçut avec bruit un fardeau qui fit crier l’énorme roue du moulin, un de ses larges rayons fut brisé et un homme embarrassé dans les poutres vermoulues parut hors de l’écume, qu’il colorait d’un sang noir, tourna deux fois en criant, et s’engloutit. C’était Laubardemont.

Pénétré d’une profonde horreur, Cinq-Mars recula.

—Il y a une Providence, dit Grandchamp: Urbain Grandier l’avait ajourné à trois ans. Allons, allons, le temps est précieux; messieurs, ne restez pas là immobiles. Que ce soit lui ou non, je n’en serais pas étonné, car ces coquins-là se mangent eux-mêmes comme les rats. Mais tâchons de leur enlever leur meilleur morceau. Vive Dieu! je vois le signal! nous sommes sauvés; tout est prêt; accourez de ce côté-ci, monsieur l’abbé. Voilà le mouchoir blanc à la fenêtre; nos amis sont préparés.

L’abbé saisit aussitôt la main de chacun des deux amis, et les entraîna du côté de la terrasse où ils avaient d’abord attaché leurs regards.

—Ecoutez-moi tous deux, leur dit-il: apprenez qu’aucun des conjurés n’a voulu de la retraite que vous leur assuriez; ils sont tous accourus à Lyon, travestis en grand nombre; ils ont versé dans la ville assez d’or pour n’être pas trahis; ils veulent tenter un coup de main pour vous délivrer. Le moment choisi est celui où l’on vous conduira au supplice; le signal sera votre chapeau que vous mettrez sur votre tête quand il faudra commencer.

Le bon abbé, moitié pleurant, moitié souriant par espoir, raconta que, lors de l’arrestation de son élève, il était accouru à Paris; qu’un tel secret enveloppait toutes les actions du Cardinal, que personne n’y savait le lieu de la détention du Grand-Ecuyer; beaucoup le disaient exilé; et, lorsque l’on avait su l’accommodement de Monsieur et du duc de Bouillon avec le Roi, on n’avait plus douté que la vie des autres ne fût assurée, et l’on avait cessé de parler de cette affaire, qui compromettait peu de personnes, n’ayant pas eu d’exécution. On s’était même en quelque sorte réjoui dans Paris de voir la ville de Sedan et son territoire ajoutés au royaume, en échange des lettres d’abolition accordées à M. de Bouillon reconnu innocent, comme Monsieur; que le résultat de tous les arrangements avait fait admirer l’habileté du Cardinal et sa clémence envers les conspirateurs, qui, disait-on, avaient voulu sa mort. On faisait même courir le bruit qu’il avait fait évader Cinq-Mars et de Thou, s’occupant généreusement de leur retraite en pays étranger, après les avoir fait arrêter courageusement au milieu du camp de Perpignan.

A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne put s’empêcher d’oublier sa résignation; et, serrant la main de son ami:

Arrêter! s’écria-t-il; faut-il renoncer même à l’honneur de nous être livrés volontairement? Faut-il tout sacrifier, jusqu’à l’opinion de la postérité?

—C’était encore là une vanité, reprit de Thou en mettant le doigt sur sa bouche; mais chut! écoutons l’abbé jusqu’au bout.

Le gouverneur, ne doutant pas que le calme des deux jeunes gens ne vînt de la joie qu’ils ressentaient de leur fuite assurée, et voyant que le soleil avait à peine encore dissipé les vapeurs du matin, se livra sans contrainte à ce plaisir involontaire qu’éprouvent les vieillards en racontant des événements nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. Il leur dit toutes ses peines infructueuses pour découvrir la retraite de son élève, ignorée de la cour et de la ville, où l’on n’osait pas même prononcer son nom dans les asiles les plus secrets. Il n’avait appris l’emprisonnement à Pierre-Encise que par la Reine elle-même, qui avait daigné le faire venir et le charger d’en avertir la maréchale d’Effiat et tous les conjurés, afin qu’ils tentassent un effort désespéré pour délivrer leur jeune chef. Anne d’Autriche avait même osé envoyer beaucoup de gentilshommes d’Auvergne et de la Touraine à Lyon pour aider à ce dernier coup.

—La bonne Reine! dit-il, elle pleurait beaucoup lorsque je la vis, et disait qu’elle donnerait tout ce qu’elle possède pour vous sauver; elle se faisait beaucoup de reproches d’une lettre, je ne sais quelle lettre. Elle parlait du salut de la France, mais ne s’expliquait pas. Elle me dit qu’elle vous admirait et vous conjurait de vous sauver, ne fût-ce que par pitié pour elle, à qui vous laisseriez des remords éternels.

—N’a-t-elle rien dit de plus? interrompit de Thou, qui soutenait Cinq-Mars pâlissant.

—Rien de plus, dit le vieillard.

—Et personne ne vous a parlé de moi? répondit le Grand-Écuyer.

—Personne, dit l’abbé.

—Encore, si elle m’eût écrit! dit Henri à demi-voix.

—Souvenez-vous donc, mon père, que vous êtes envoyé ici comme confesseur, reprit de Thou.

Cependant le vieux Grandchamp, aux genoux de Cinq-Mars et le tirant par ses habits de l’autre côté de la terrasse, lui criait d’une voix entrecoupée:

—Monseigneur... mon maître... mon bon maître... les voyez-vous? les voilà... ce sont eux, ce sont elles... elles toutes...

—Eh! qui donc, mon vieil ami? disait son maître.

—Qui? grand Dieu! Regardez cette fenêtre, ne les reconnaissez-vous pas? Votre mère, vos sœurs, votre frère.

En effet, le jour entièrement venu lui fit voir dans l’éloignement des femmes qui agitaient des mouchoirs blancs: l’une d’elles, vêtue de noir, étendait ses bras vers la prison, se retirait de la fenêtre comme pour reprendre des forces, puis, soutenue par les autres, reparaissait et ouvrait les bras, ou posait sa main sur son cœur.

Cinq-Mars reconnut sa mère et sa famille, et ses forces le quittèrent un moment. Il pencha la tête sur le sein de son ami, et pleura.

—Combien de fois me faudra-t-il donc mourir? dit-il.

Puis, répondant du haut de la tour par un geste de sa main à ceux de sa famille:

—Descendons vite, mon père, répondit-il au vieil abbé; vous allez me dire au tribunal de la pénitence, et devant Dieu, si le reste de ma vie vaut encore que je fasse verser du sang pour la conquérir.

Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu ce que lui seul et Marie de Mantoue ont connu de leurs secrètes et malheureuses amours. «Il remit à son confesseur, dit le P. Daniel, un portrait d’une grande dame tout entouré de diamants, lesquels durent être vendus, pour l’argent être employé en œuvres pieuses.»

Pour M. de Thou, après s’être aussi confessé, il écrivit une lettre[34]. «Après quoi (selon le récit de son confesseur) il me dit: «Voilà la dernière pensée que je veux avoir pour ce monde: partons en paradis.» Et, se promenant dans la chambre à grands pas, il récitoit à haute voix le psaume Miserere mei, Deus, etc., avec une ardeur d’esprit incroyable, et des tressaillements de tout son corps si violents qu’on eust dit qu’il ne touchoit pas la terre et qu’il alloit sortir de luy-mesme. Les gardes étoient muets à ce spectacle, qui les faisoit tous frémir de respect et d’horreur.»


Cependant tout était calme le 12 du même mois de septembre 1642 dans la ville de Lyon, lorsque, au grand étonnement de ses habitants, on vit arriver dès le point du jour, par toutes ses portes, des troupes d’infanterie et de cavalerie que l’on savait campées et cantonnées fort loin de là. Les Gardes françaises et suisses, les régiments de Pompadour, les Gens d’armes de Maurevert et les Carabins de La Roque, tous défilèrent en silence; la cavalerie, portant le mousquet appuyé sur le pommeau de la selle, vint se ranger autour du château de Pierre-Encise; l’infanterie forma la haie sur les bords de la Saône, depuis la porte du fort jusqu’à la place des Terreaux. C’était le lieu ordinaire des exécutions.

Quatre compagnies des bourgeois de Lyon, que l’on appelle Pennonnage, faisant environ onze ou douze cents hommes, «furent rangées, dit le journal de Montrésor, au milieu de la place des Terreaux, en sorte qu’elles enfermoient un espace d’environ quatre-vingts pas de chaque côté, dans lequel on ne laissoit entrer personne, sinon ceux qui étoient nécessaires.

«Au milieu de cet espace fut dressé un échafaud de sept pieds de haut et environ neuf pieds en quarré, au milieu duquel, un peu plus sur le devant, s’élevoit un poteau de la hauteur de trois pieds ou environ, devant lequel on coucha un bloc de la hauteur d’un demi-pied, si que la principale façade ou le devant de l’échafaud regardoit vers la boucherie des Terreaux, du côté de la Saône; contre lequel échafaud on dressa une petite échelle de huit échelons du côté des Dames de Saint-Pierre.»

Rien n’avait transpiré dans la ville sur le nom des prisonniers, les murs inaccessibles de la forteresse ne laissaient rien sortir ni rien pénétrer que dans la nuit, et les cachots profonds avaient quelquefois renfermé le père et le fils durant des années entières, à quatre pieds l’un de l’autre, sans qu’ils s’en doutassent. La surprise fut extrême à cet appareil éclatant, et la foule accourut, ne sachant s’il s’agissait d’une fête ou d’un supplice.

Ce même secret qu’avaient gardé les agents du ministre avait été aussi soigneusement caché par les conjurés, car leur tête en répondait.

Montrésor, Fontrailles, le baron de Beauvau, Olivier d’Entraigues, Gondi, le comte du Lude et l’avocat Fournier, déguisés en soldats, en ouvriers et en baladins, armés de poignards sous leurs habits, avaient jeté et partagé dans la foule plus de cinq cents gentilshommes et domestiques déguisés comme eux; des chevaux étaient préparés sur la route d’Italie, et des barques sur le Rhône avaient été payées d’avance. Le jeune marquis d’Effiat, frère aîné de Cinq-Mars, habillé en chartreux, parcourait la foule, allait et venait sans cesse de la place des Terreaux à la petite maison où sa mère et sa sœur étaient enfermées avec la présidente de Pontac, sœur du malheureux de Thou. Il les rassurait, leur donnait un peu d’espérance, et revenait trouver les conjurés et s’assurer que chacun d’eux était disposé à l’action.

Chaque soldat formant la haie avait à ses côtés un homme prêt à le poignarder.

La foule innombrable entassée derrière la ligne des gardes les poussait en avant, débordait leur alignement, et leur faisait perdre du terrain. Ambrosio, domestique espagnol, qu’avait conservé Cinq-Mars, s’était chargé du capitaine des piquiers, et déguisé en musicien catalan, avait entamé une dispute avec lui, feignant de ne pas vouloir cesser de jouer de la vielle. Chacun était à son poste.

L’abbé de Gondi, Olivier d’Entraigues et le marquis d’Effiat étaient au milieu d’un groupe de poissardes et d’écaillères qui se disputaient et jetaient de grands cris. Elles disaient des injures à l’une d’elles, plus jeune et plus timide que ses mâles compagnes. Le frère de Cinq-Mars approcha pour écouter leur querelle.

—Eh! pourquoi, disait-elle aux autres, voulez-vous que Jean Le Roux, qui est un honnête homme, aille couper la tête à deux chrétiens, parce qu’il est boucher de son état? Tant que je serai sa femme, je ne le souffrirai pas, j’aimerais mieux...

—Eh bien! tu as tort, répondaient ses compagnes; qu’est-ce que cela te fait que la viande qu’il coupe se mange ou ne se mange pas? Il n’en est pas moins vrai que tu aurais cent écus pour faire habiller tes trois enfants à neuf. T’es trop heureuse d’être l’épouse d’un boucher. Profite donc, ma mignonne, de ce que Dieu t’envoie par la grâce de Son Éminence.

—Laissez-moi tranquille, reprenait la première, je ne veux pas accepter. J’ai vu ces beaux jeunes gens à la fenêtre, ils ont l’air doux comme des agneaux.

—Eh bien, est-ce qu’on ne tue pas tes agneaux et tes veaux? reprenait la femme Le Bon. Qu’il arrive donc du bonheur à une petite femme comme ça! Quelle pitié! quand c’est de la part du révérend capucin, encore!

—Que la gaieté du peuple est horrible! s’écria Olivier d’Entraigues étourdiment.

Toutes ces femmes l’entendirent et commencèrent à murmurer contre lui.

Du peuple! disaient-elles; et d’où est donc ce petit maçon avec ce plâtre sur ses habits?

—Ah! interrompit une autre, tu ne vois pas que c’est quelque gentilhomme déguisé? Regarde ses mains blanches: ça n’a jamais travaillé.

—Oui, oui, c’est quelque petit conspirateur dameret; j’ai bien envie d’aller chercher M. le Chevalier du Guet pour le faire arrêter.

L’abbé Gondi sentit tout le danger de cette situation, et, se jetant d’un air de colère sur Olivier, avec toutes les manières d’un menuisier dont il avait pris le costume et le tablier, il s’écria en le saisissant au collet:

—Vous avez raison: c’est un petit drôle qui ne travaille jamais. Depuis deux ans que mon père l’a mis en apprentissage, il n’a fait que peigner ses cheveux blonds pour plaire aux petites filles. Allons, rentre à la maison!

Et, lui donnant des coups de latte, il lui fit percer la foule et revint se placer sur un autre point de la haie. Après avoir tancé le page étourdi il lui demanda la lettre qu’il disait avoir à remettre à M. de Cinq-Mars quand il serait évadé. Olivier l’avait depuis deux mois dans sa poche, et la lui donna.

—C’est d’un prisonnier à un autre, dit-il; car le chevalier de Jars, en sortant de la Bastille, me l’a envoyée de la part d’un de ses compagnons de captivité.

—Ma foi, dit Gondi, il peut y avoir quelque secret important pour notre ami; je la décachette, vous auriez dû y penser plus tôt.

—Ah! bah! c’est du vieux Bassompierre. Lisons.

«Mon cher enfant,

«J’apprends du fond de la Bastille, où je suis encore, que vous voulez conspirer contre ce tyran de Richelieu, qui ne cesse d’humilier notre bonne vieille Noblesse et les Parlements, et de saper dans ses fondements l’édifice sur lequel reposait l’Etat. J’apprends que les Nobles sont mis à la taille, et condamnés par de petits juges contre les privilèges de leur condition, forcés à l’arrière-ban contre les pratiques anciennes...»

—Ah! le vieux radoteur! interrompit le page en riant aux éclats.

—Pas si sot que vous croyez; seulement il est un peu reculé pour notre affaire.

«Je ne puis qu’approuver ce généreux projet, et je vous prie de me bailler advis de tout...»

—Ah! le vieux langage du dernier règne! dit Olivier; il ne savait pas écrire: me faire expert de toutes choses, comme on dit à présent.

—Laissez-moi lire, pour Dieu, dit l’abbé; dans cent ans on se moquera ainsi de nos phrases.

Il poursuivit:

«Je puis bien vous conseiller nonobstant mon grand âge, en vous racontant ce qui m’advint en 1560.»

—Ah! ma foi, je n’ai pas le temps de m’ennuyer à lire tout. Voyons la fin.

«Quand je me rappelle mon dîner chez madame la maréchale d’Effiat, votre mère, et que je me demande ce que sont devenus tous les convives, je m’afflige véritablement. Mon pauvre Puy-Laurens est mort à Vincennes, de chagrin d’être oublié par Monsieur dans cette prison; de Launay tué en duel, et j’en suis marri; car, malgré que je fusse mal satisfait de mon arrestation, il y mit de la courtoisie, et je l’ai toujours tenu pour un galant homme. Pour moi, me voilà sous clef jusqu’à la fin de la vie de M. le Cardinal; aussi, mon enfant nous étions treize à table: il ne faut pas se moquer des vieilles croyances. Remerciez Dieu de ce que vous êtes le seul auquel il ne soit pas arrivé malencontre...»

—Encore un à-propos! dit Olivier en riant de tout son cœur; et, cette fois, l’abbé de Gondi ne put tenir son sérieux malgré ses efforts.

Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne pas prolonger encore la détention du pauvre maréchal si elle était trouvée, et se rapprochèrent de la place des Terreaux et de la haie des gardes qu’ils devaient attaquer lorsque le signal du chapeau serait donné par le jeune prisonnier.

Ils virent avec satisfaction tous leurs amis à leur poste, et prêts à jouer des couteaux, selon leur propre expression. Le peuple, en se pressant autour d’eux, les favorisait sans le vouloir. Il survint près de l’abbé une troupe de jeunes demoiselles vêtues de blanc et voilées; elles allaient à l’église pour communier, et les religieuses qui les conduisaient, croyant comme tout le peuple que ce cortège était destiné à rendre les honneurs à quelque grand personnage, leur permirent de monter sur de larges pierres de taille accumulées derrière les soldats. Là elles se groupèrent avec la grâce de cet âge, comme vingt belles statues sur un seul piédestal. On eût dit ces vestales que l’antiquité conviait aux sanglants spectacles des gladiateurs. Elles se parlaient à l’oreille en regardant autour d’elles, riaient et rougissaient ensemble, comme font les enfants.

L’abbé de Gondi vit avec humeur qu’Olivier allait encore oublier son rôle de conspirateur et son costume de maçon pour leur lancer des œillades et prendre un maintien trop élégant et des gestes trop civilisés pour l’état qu’on devait lui supposer: il commençait déjà à s’approcher d’elles en bouclant ses cheveux avec ses doigts, lorsque Fontrailles et Montrésor survinrent par bonheur sous un habit de soldats suisses; un groupe de gentilshommes, déguisés en mariniers, les suivait avec des bâtons ferrés à la main; ils avaient sur le visage une pâleur qui n’annonçait rien de bon. On entendit une marche sonnée par des trompettes.

—Restons ici, dit l’un d’eux à sa suite; c’est ici.

L’air sombre et le silence de ces spectateurs contrastaient singulièrement avec les regards enjoués et curieux des jeunes filles et leurs propos enfantins.

—Ah! le beau cortège! criaient-elles: voilà au moins cinq cents hommes avec des cuirasses et des habits rouges, sur de beaux chevaux; ils ont des plumes jaunes sur leurs grands chapeaux.—Ce sont des étrangers, des Catalans, dit un garde-française.—Qui conduisent-ils donc?—Ah! voici un beau carrosse doré! mais il n’y a personne dedans.

—Ah! je vois trois hommes à pied: où vont-ils?

—A la mort! dit Fontrailles d’une voix sinistre qui fit taire toutes les voix. On n’entendit plus que les pas lents des chevaux qui s’arrêtèrent tout à coup par un de ces retards qui arrivent dans la marche de tout cortège. On vit alors un douloureux et singulier spectacle. Un vieillard à la tête tonsurée marchait avec peine en sanglotant, soutenu par deux jeunes gens d’une figure intéressante et charmante, qui se donnaient une main derrière ses épaules voûtées, tandis que de l’autre chacun d’eux tenait l’un de ses bras. Celui qui marchait à sa gauche était vêtu de noir; il était grave et baissait les yeux. L’autre beaucoup plus jeune, était revêtu d’une parure éclatante[35]: un pourpoint de drap de Hollande, couvert de larges dentelles d’or et portant des manches bouffantes et brodées, le couvrait du cou à la ceinture, habillement assez semblable au corset des femmes; le reste de ses vêtements en velours noir brodé de palmes d’argent, des bottines grisâtres à talons rouges, où s’attachaient des éperons d’or; un manteau d’écarlate chargé de boutons d’or, tout rehaussait la grâce de sa taille élégante et souple. Il saluait à droite et à gauche de la haie avec un sourire mélancolique.

Un vieux domestique, avec des moustaches et une barbe blanches, suivait, le front baissé, tenant en main deux chevaux de bataille caparaçonnés.

Les jeunes demoiselles se taisaient; mais elles ne purent retenir leurs sanglots en les voyant.

—C’est donc ce pauvre vieillard qu’on mène à la mort? s’écrièrent-elles; ses enfants le soutiennent.

—A genoux! mesdames, dit une religieuse, et priez pour lui.

—A genoux! cria Gondi, et prions que Dieu les sauve.

Tous les conjurés répétèrent:—A genoux! à genoux! et donnèrent l’exemple au peuple qui les imita en silence.

—Nous pouvons mieux voir ses mouvements à présent, dit tout bas Gondi à Montrésor: levez-vous; que fait-il?

—Il est arrêté et parle de notre côté en nous saluant; je crois qu’il nous reconnaît.

Toutes les maisons, les fenêtres, les murailles, les toits, les échafauds dressés, tout ce qui avait vue sur la place était chargé de personnes de toute condition et de tout âge.

Le silence le plus profond régnait sur la foule immense; on eût entendu les ailes du moucheron des fleuves, le souffle du moindre vent, le passage des grains de poussière qu’il soulève; mais l’air était calme, le soleil brillant, le ciel bleu. Tout le peuple écoutait. On était proche de la place des Terreaux; on entendit des coups de marteau sur les planches, puis la voix de Cinq-Mars.

Un jeune chartreux avança sa tête pâle entre deux gardes; tous les conjurés se levèrent au-dessus du peuple à genoux, chacun d’eux portant la main à sa ceinture ou dans son sein et serrant de près le soldat qu’il devait poignarder.

—Que fait-il? dit le chartreux; a-t-il son chapeau sur la tête?

—Il jette son chapeau à terre loin de lui, dit paisiblement l’arquebusier qu’il interrogeait.

CHAPITRE XXVI

LA FÊTE

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