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Cinq-Mars; ou, Une conjuration sous Louis XIII (Tome 2 of 2)

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Mon Dieu! qu’est-ce que ce monde?

(Dernières paroles de M. de Cinq-Mars.)

Le jour même du cortège sinistre de Lyon, et durant les scènes que nous venons de voir, une fête magnifique se donnait à Paris, avec tout le luxe et le mauvais goût du temps. Le puissant Cardinal avait voulu remplir à la fois de ses pompes les deux premières villes de France.

Sous le nom d’ouverture du Palais-Cardinal, on annonça cette fête donnée au Roi et à toute la cour. Maître de l’empire par la force, il voulut encore l’être des esprits par la séduction, et, las de dominer, il espéra plaire. La tragédie de Mirame allait être représentée dans une salle construite exprès pour ce grand jour: ce qui éleva les frais de cette soirée, dit Pélisson, à trois cent mille écus.

La garde entière du premier ministre[36] était sous les armes; ses quatre compagnies de Mousquetaires et de Gens d’armes étaient rangées en haie sur les vastes escaliers et à l’entrée des longues galeries du Palais-Cardinal[37]. Ce brillant Pandemonium, où les péchés mortels ont un temple à chaque étage, n’appartint ce jour-là qu’à l’orgueil, qui l’occupait de haut en bas. Sur chaque marche était posté l’un des arquebusiers de la garde du Cardinal, tenant une torche à la main et une longue carabine dans l’autre; la foule de ses gentilshommes circulait entre ces candélabres vivants, tandis que dans le grand jardin, entouré d’épais marronniers, remplacés aujourd’hui par les arcades, deux compagnies de Chevau-légers à cheval, le mousquet au poing, se tenaient prêtes au premier ordre et à la première crainte de leur maître.

Le Cardinal, porté et suivi par ses trente-huit pages, vint se placer dans sa loge tendue de pourpre, en face de celle où le Roi était couché à demi derrière des rideaux verts qui le préservaient de l’éclat des flambeaux. Toute la cour était entassée dans les loges, et se leva lorsqu’il parut; la musique commença une ouverture brillante, et l’on ouvrit le parterre à tous les hommes de la ville et de l’armée qui se présentèrent. Trois flots impétueux de spectateurs s’y précipitèrent et le remplirent en un instant; ils étaient debout et tellement pressés, que le mouvement d’un bras suffisait pour causer sur toute la foule le balancement d’un champ de blé. On vit tel homme dont la tête décrivait ainsi un cercle assez étendu, comme celle d’un compas, sans que ses pieds eussent quitté le point où ils étaient fixés, et on emporta quelques jeunes gens évanouis. Le ministre, contre sa coutume, avança sa tête décharnée hors de sa tribune, et salua l’assemblée d’un air qui voulait être gracieux. Cette grimace n’obtint de réponse qu’aux loges, le parterre fut silencieux. Richelieu avait voulu montrer qu’il ne craignait pas le jugement public pour son ouvrage et avait permis que l’on introduisît sans choix tous ceux qui se présenteraient. Il commençait à s’en repentir, mais trop tard. En effet, cette impartiale assemblée fut aussi froide que la tragédie-pastorale l’était elle-même; en vain les bergères du théâtre, couvertes de pierreries, exhaussées sur des talons rouges, portant du bout des doigts des houlettes ornées de rubans et suspendant des guirlandes de fleurs sur leurs robes que soulevaient les vertugadins, se mouraient d’amour en longues tirades de deux cents vers langoureux; en vain des amants parfaits (car c’était le beau idéal de l’époque) se laissaient dépérir de faim dans un antre solitaire, et déploraient leur mort avec emphase, en attachant à leurs cheveux des rubans de la couleur favorite de leur belle; en vain les femmes de la cour donnaient des signes de ravissement, penchées au bord de leurs loges, et tentaient même l’évanouissement le plus flatteur: le morne parterre ne donnait d’autre signe de vie que le balancement perpétuel des têtes noires à longs cheveux. Le Cardinal mordait ses lèvres et faisait le distrait pendant le premier acte et le second; le silence avec lequel s’écoulèrent le troisième et le quatrième fit une telle blessure à son cœur paternel, qu’il se fit soulever à demi hors de son balcon, et, dans cette immonde et ridicule attitude, faisait signe à ses amis de la cour de remarquer les plus beaux endroits, et donnait le signal des applaudissements; on y répondait de quelques loges, mais l’impassible parterre était plus silencieux que jamais; laissant la scène se passer entre le théâtre et les régions supérieures, il s’obstinait à demeurer neutre. Le maître de l’Europe et de la France, jetant alors un regard de feu sur ce petit amas d’hommes qui osaient ne pas admirer son œuvre, sentit dans son cœur le vœu de Néron, et pensa un moment combien il serait heureux qu’il n’y eût là qu’une tête.

Tout à coup cette masse noire et immobile s’anima, et des salves interminables d’applaudissements éclatèrent, au grand étonnement des loges, et surtout du ministre. Il se pencha, saluant avec reconnaissance; mais il s’arrêta en remarquant que les battements de mains interrompaient les acteurs toutes les fois qu’ils voulaient recommencer. Le Roi fit ouvrir les rideaux de sa loge fermés, jusque-là, pour voir ce qui excitait tant d’enthousiasme; toute la cour se pencha hors des colonnes: on aperçut alors dans la foule des spectateurs assis sur le théâtre, un jeune homme humblement vêtu, qui venait de se placer avec peine; tous les regards se portaient sur lui. Il en paraissait fort embarrassé, et cherchait à se couvrir de son petit manteau noir trop court. Le Cid! Le Cid! cria le parterre, ne cessant d’applaudir. Corneille, effrayé, se sauva dans les coulisses, et tout retomba dans le silence.

Le Cardinal, hors de lui, fit fermer les rideaux de sa loge et se fit emporter dans ses galeries.

Ce fut là que s’exécuta une autre scène préparée dès longtemps par les soins de Joseph, qui avait sur ce point endoctriné les gens de sa suite avant de quitter Paris. Le cardinal Mazarin, s’écriant qu’il était plus prompt de faire passer Son Éminence par une longue fenêtre vitrée qui ne s’élevait qu’à deux pieds de terre et conduisait de sa loge aux appartements, la fit ouvrir, et les pages y firent passer le fauteuil. Aussitôt cent voix s’élevèrent pour dire et proclamer l’accomplissement de la grande prophétie de Nostradamus. On se disait à demi-voix: «Le bonnet rouge, c’est Monseigneur; quarante onces, c’est Cinq-Mars; tout finira, c’était de Thou: quel heureux coup du ciel! Son Éminence règne sur l’avenir comme sur le présent».

Il s’avançait ainsi sur son trône ambulant dans de longues et resplendissantes galeries, écoutant ce doux murmure d’une flatterie nouvelle; mais, insensible à ce bruit des voix qui divinisaient son génie, il eût donné tous leurs propos pour un seul mot, un seul geste de ce public immobile et inflexible, quand même ce mot eût été un cri de haine; car on étouffe les clameurs, mais comment se venger du silence? On empêche un peuple de frapper, mais qui l’empêchera d’attendre? Poursuivi par le fantôme importun de l’opinion publique, le sombre ministre ne se crut en sûreté qu’arrivé au fond de son palais, au milieu de sa cour tremblante et flatteuse, dont les adorations lui firent bientôt oublier que quelques hommes avaient osé ne pas l’admirer. Il se fit placer comme un roi au milieu de ses vastes appartements, et, regardant autour de lui, se mit à compter attentivement les hommes puissants et soumis qui l’entouraient: il les compta et s’admira. Les chefs de toutes les grandes familles, les princes de l’Église, les présidents de tous les parlements, les gouverneurs des provinces, les maréchaux et les généraux en chef des armées, le nonce, les ambassadeurs de tous les royaumes, les députés et les sénateurs des républiques, étaient immobiles, soumis et rangés autour de lui, comme attendant ses ordres. Plus un regard qui osât soutenir son regard, plus une parole qui osât s’élever sans sa volonté, plus un projet qu’on osât former dans le repli le plus secret du cœur, plus une pensée qui ne procédât de la sienne. L’Europe muette l’écoutait par représentants. De loin en loin il élevait une voix impérieuse, et jetait une parole satisfaite au milieu de ce cercle pompeux, comme un denier dans la foule des pauvres. On pouvait alors reconnaître, à l’orgueil qui s’allumait dans ses regards et à la joie de sa contenance, celui des princes sur qui venait de tomber une telle faveur; celui-là se trouvait même transformé tout à coup en un autre homme, et semblait avoir fait un pas dans la hiérarchie des pouvoirs, tant on entourait d’adorations inespérées et de soudaines caresses ce fortuné courtisan, dont le Cardinal n’apercevait pas même le bonheur obscur. Le frère du Roi et le duc de Bouillon étaient debout dans la foule, d’où le ministre ne daigna pas les tirer; seulement il affecta de dire qu’il serait bon de démanteler quelques places fortes, parla longuement de la nécessité des pavés et des quais dans les rues de Paris, et dit en deux mots à Turenne qu’on pourrait l’envoyer à l’armée d’Italie, près du prince Thomas, pour chercher son bâton de maréchal.

Tandis que Richelieu ballottait ainsi dans ses mains puissantes les plus grandes et les moindres choses de l’Europe, au milieu d’une fête bruyante dans son magnifique palais, on avertissait la Reine au Louvre que l’heure était venue de se rendre chez le Cardinal, où le Roi l’attendait après la tragédie. La sérieuse Anne d’Autriche n’assistait à aucun spectacle; mais elle n’avait pu refuser la fête du premier ministre. Elle était dans son oratoire, prête à partir et couverte de perles, sa parure favorite; debout près d’une grande glace avec Marie de Mantoue, elle se plaisait à terminer la toilette de la jeune princesse, qui, vêtue d’une longue robe rose, contemplait elle-même avec attention, mais un peu d’ennui et d’un air boudeur, l’ensemble de sa toilette.

La Reine considérait son propre ouvrage dans Marie, et, plus troublée qu’elle, songeait avec crainte au moment où cesserait cette éphémère tranquillité, malgré la profonde connaissance qu’elle avait du caractère sensible mais léger de Marie. Depuis la conversation de Saint-Germain, depuis la lettre fatale, elle n’avait pas quitté un seul instant la jeune princesse, et avait donné tous ses soins à conduire son esprit dans la voie qu’elle avait tracée d’avance; car le trait le plus prononcé du caractère d’Anne d’Autriche était une invincible obstination dans ses calculs, auxquels elle eût voulu soumettre tous les événements et toutes les passions avec une exactitude géométrique, et c’est sans doute à cet esprit positif et sans mobilité que l’on doit attribuer tous les malheurs de sa régence. La sinistre réponse de Cinq-Mars, son arrestation, son jugement, tout avait été caché à la princesse Marie, dont la faute première, il est vrai, avait été un mouvement d’amour-propre et un instant d’oubli. Cependant la Reine était bonne, et s’était amèrement repentie de sa précipitation à écrire de si décisives paroles, dont les conséquences avaient été si graves, et tous ses efforts avaient tendu à en atténuer les suites. En envisageant son action dans ses rapports avec le bonheur de la France, elle s’applaudissait d’avoir étouffé ainsi tout à coup le germe d’une guerre civile qui eût ébranlé l’État jusque dans ses fondements; mais lorsqu’elle s’approchait de sa jeune amie et considérait cet être charmant qu’elle brisait dans sa fleur, et qu’un vieillard sur un trône ne dédommagerait pas de la perte qu’elle avait faite pour toujours; quand elle songeait à l’entier dévouement, à cette totale abnégation de soi-même qu’elle venait de voir dans un jeune homme de vingt-deux ans, d’un si grand caractère et presque maître du royaume, elle plaignait Marie, et admirait du fond de l’âme l’homme qu’elle avait si mal jugé.

Elle aurait voulu du moins faire connaître tout ce qu’il valait à celle qu’il avait tant aimée, et qui ne le savait pas; mais elle espérait encore en ce moment que tous les conjurés, réunis à Lyon, parviendraient à le sauver, et, une fois le sachant en pays étranger, elle pourrait alors tout dire à sa chère Marie.

Quant à celle-ci, elle avait d’abord redouté la guerre; mais, entourée de gens de la Reine, qui n’avaient laissé parvenir jusqu’à elle que des nouvelles dictées par cette princesse, elle avait su ou cru savoir que la conjuration n’avait pas eu d’exécution; que le Roi et le Cardinal étaient d’abord revenus à Paris presque ensemble: que Monsieur, éloigné quelque temps, avait reparu à la cour; que le duc de Bouillon, moyennant la cession de Sedan, était aussi rentré en grâce; et que, si le Grand-Écuyer ne paraissait pas encore, le motif en était la haine plus prononcée du Cardinal contre lui et la grande part qu’il avait dans la conjuration. Mais le simple bon sens et le sentiment naturel de la justice disaient assez que, n’ayant agi que sous les ordres du frère du Roi, son pardon devait suivre celui du prince. Tout avait donc calmé l’inquiétude première de son cœur, tandis que rien n’avait adouci une sorte de ressentiment orgueilleux qu’elle avait contre Cinq-Mars, assez indifférent pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa retraite, ignoré de la Reine même et de toute la cour, tandis qu’elle n’avait songé qu’à lui, disait-elle. Depuis deux mois, d’ailleurs, les bals et les carrousels s’étaient si rapidement succédé, et tant de devoirs impérieux l’avaient entraînée, qu’il lui restait à peine, pour s’attrister et se plaindre, le temps de sa toilette, où elle était presque seule. Elle commençait bien chaque soir cette réflexion générale sur l’ingratitude et l’inconstance des hommes, pensée profonde et nouvelle, qui ne manque jamais d’occuper la tête d’une jeune personne à l’âge du premier amour; mais le sommeil ne lui permettait jamais de l’achever; et la fatigue de la danse fermait ses grands yeux noirs avant que ses idées eussent trouvé le temps de se classer dans sa mémoire et de lui présenter des images bien nettes du passé. Dès son réveil, elle se voyait entourée des jeunes princesses de la cour, et à peine en état de paraître, elle était forcée de passer chez la Reine, où l’attendaient les éternels, mais moins désagréables hommages du prince Palatin; les Polonais avaient eu le temps d’apprendre à la cour de France cette réserve mystérieuse et ce silence éloquent qui plaisent tant aux femmes, parce qu’ils accroissent l’importance des secrets toujours cachés, et rehaussent les êtres que l’on respecte assez pour ne pas oser même souffrir en leur présence. On regardait Marie comme accordée au roi Uladislas; et elle-même, il faut le confesser, s’était si bien faite à cette idée, que le trône de Pologne occupé par une autre reine lui eût paru une chose monstrueuse: elle ne voyait pas avec bonheur le moment d’y monter, mais avait cependant pris possession des hommages qu’on lui rendait d’avance. Aussi, sans se l’avouer à elle-même, exagérait-elle beaucoup les prétendus torts de Cinq-Mars que la Reine lui avait dévoilés à Saint-Germain.

—Vous êtes fraîche comme les roses de ce bouquet, dit la Reine; allons, ma chère enfant, êtes-vous prête? Quel est ce petit air boudeur? Venez, que je referme cette boucle d’oreilles... N’aimez-vous pas ces topazes? Voulez-vous une autre parure?

—Oh! non, madame, je pense que je ne devrais pas me parer, car personne ne sait mieux que vous combien je suis malheureuse. Les hommes sont bien cruels envers nous! Je réfléchis encore à tout ce que vous m’avez dit, et tout m’est bien prouvé actuellement. Oui, il est bien vrai qu’il ne m’aimait pas; car enfin, s’il m’avait aimée, d’abord il eût renoncé à une entreprise qui me faisait tant de peine, comme je le lui avais dit; je me rappelle même, ce qui est bien plus fort, ajouta-t-elle d’un air important et même solennel, que je lui dis qu’il serait rebelle; oui, madame, rebelle, je le lui dis à Saint-Eustache. Mais je vois que Votre Majesté avait bien raison: je suis bien malheureuse! il avait plus d’ambition que d’amour.

Ici une larme de dépit s’échappa de ses yeux et roula vite et seule sur sa joue, comme une perle sur une rose.

—Oui, c’est bien certain... continua-t-elle en attachant ses bracelets; et la plus grande preuve, c’est que depuis deux mois qu’il a renoncé à son entreprise (comme vous m’avez dit que vous l’aviez fait sauver), il aurait bien pu me faire savoir où il s’est retiré. Et moi, pendant ce temps-là, je pleurais, j’implorais toute votre puissance en sa faveur; je mendiais un mot qui m’apprît une de ses actions; je ne pensais qu’à lui; et encore à présent je refuse tous les jours le trône de Pologne, parce que je veux prouver jusqu’à la fin que je suis constante, que vous-même ne pouvez me faire manquer à mon attachement, bien plus sérieux que le sien, et que nous valons mieux que les hommes; mais du moins, je crois que je puis bien aller ce soir à cette fête, puisque ce n’est pas un bal.

—Oui, oui, ma chère enfant, venez vite, dit la Reine, voulant faire cesser ce langage enfantin qui l’affligeait, et dont elle avait causé les erreurs ingénues; venez, vous verrez l’union qui règne entre les princes et le Cardinal, et nous apprendrons peut-être quelques bonnes nouvelles.

Elles partirent.

Lorsque les deux princesses entrèrent dans les longues galeries du Palais-Cardinal, elles furent reçues et saluées froidement par le Roi et le ministre, qui, entourés et pressés par une foule de courtisans silencieux, jouaient aux échecs sur une table étroite et basse. Toutes les femmes qui entrèrent avec la Reine, ou après elle, se répandirent dans les appartements, et bientôt une musique fort douce s’éleva dans l’une des salles, comme un accompagnement à mille conversations particulières qui s’engagèrent autour des tables de jeu.

Auprès de la Reine passèrent, en saluant, deux jeunes et nouveaux mariés, l’heureux Chabot et la belle duchesse de Rohan; ils semblaient éviter la foule et chercher à l’écart le moment de se parler d’eux-mêmes. Tout le monde les accueillait en souriant et les voyait avec envie: leur félicité se lisait sur le visage des autres autant que sur le leur.

Marie les suivit des yeux:—Ils sont heureux pourtant, dit-elle à la Reine, se rappelant le blâme que l’on avait voulu jeter sur eux.

Mais, sans lui répondre, Anne d’Autriche craignant que, dans la foule, un mot inconsidéré ne vînt apprendre quelque funeste événement à sa jeune amie, se plaça derrière le Roi avec elle. Bientôt Monsieur, le prince Palatin et le duc de Bouillon vinrent lui parler d’un air libre et enjoué. Cependant le second, jetant sur Marie un regard sévère et scrutateur, lui dit: «Madame la princesse, vous êtes ce soir d’une beauté et d’une gaieté surprenantes

Elle fut interdite de ces paroles, et de le voir s’éloigner d’un air sombre; elle parla au duc d’Orléans, qui ne répondit pas et sembla ne pas entendre. Marie regarda la Reine, et crut remarquer de la pâleur et de l’inquiétude sur ses traits. Cependant personne n’osait approcher le Cardinal-Duc, qui méditait lentement ses coups d’échecs; Mazarin seul, appuyé sur le bras de son fauteuil et suivant les coups avec une attention servile, faisait des gestes d’admiration toutes les fois que le Cardinal avait joué. L’application sembla dissiper un moment le nuage qui couvrait le front du ministre: il venait d’avancer une tour qui mettait le roi de Louis XIII dans cette fausse position qu’on nomme Pat, situation où ce roi d’ébène, sans être attaqué personnellement, ne peut cependant ni reculer ni avancer dans aucun sens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda son adversaire, et se mit à sourire d’un côté des lèvres seulement, ne pouvant peut-être s’interdire un secret rapprochement. Puis, en voyant les yeux éteints et la figure mourante du prince, il se pencha à l’oreille de Mazarin, et lui dit:

—Je crois, ma foi, qu’il partira avant moi; il est bien changé.

En même temps, il lui prit une longue et violente toux; souvent il sentait en lui cette douleur aiguë et persévérante; à cet avertissement sinistre il porta à sa bouche un mouchoir qu’il en retira sanglant; mais, pour le cacher, il le jeta sous la table, et sourit en regardant sévèrement autour de lui, comme pour défendre l’inquiétude.

Louis XIII, parfaitement insensible, ne fit pas le plus léger mouvement et rangea ses pièces pour une autre partie avec une main décharnée et tremblante. Ces deux mourants semblaient tirer au sort leur dernière heure.

En cet instant une horloge sonna minuit. Le roi leva la tête:

—Ah! ah! dit-il froidement, ce matin, à la même heure, M. le Grand, notre cher ami, a passé un mauvais moment.

Un cri perçant partit auprès de lui; il frémit et se jeta de l’autre côté, renversant le jeu. Marie de Mantoue, sans connaissance, était dans les bras de la Reine; celle-ci, pleurant amèrement, dit à l’oreille du Roi:

—Ah! Sire, vous avez une hache à deux tranchants!

Elle donnait ensuite des soins et des baisers maternels à la jeune princesse, qui, entourée de toutes les femmes de la cour, ne revint de son évanouissement que pour verser des torrents de larmes. Sitôt qu’elle rouvrit les yeux:

—Hélas! oui, mon enfant, lui dit Anne d’Autriche, ma pauvre enfant, vous êtes reine de Pologne.


Il est arrivé souvent que le même événement qui faisait couler des larmes dans le palais des rois a répandu l’allégresse au dehors; car le peuple croit toujours que la joie habite avec les fêtes. Il y eut cinq jours de réjouissances pour le retour du ministre, et chaque soir, sous les fenêtres du Palais-Cardinal et sous celles du Louvre, se pressaient les habitants de Paris; les dernières émeutes les avaient, pour ainsi dire, mis en goût pour les mouvements publics; ils couraient d’une rue à l’autre avec une curiosité quelquefois insultante et hostile, tantôt marchant en processions silencieuses, tantôt poussant de longs éclats de rire ou des huées prolongées dont on ignorait le sens. Des bandes de jeunes hommes se battaient dans les carrefours et dansaient en rond sur les places publiques, comme pour manifester quelque espérance inconnue de plaisir et quelque joie insensée qui serrait le cœur. Il était remarquable que le silence le plus triste régnait justement dans les lieux que les ordres du ministre avaient préparés pour les réjouissances, et que l’on passait avec dédain devant les façades illuminées de son palais. Si quelques voix s’élevaient, c’était pour lire et relire sans cesse avec ironie les légendes et les inscriptions dont l’idiote flatterie de quelques écrivains obscurs avait entouré le portrait du Cardinal-Duc. L’une de ces images était gardée par des arquebusiers qui ne la garantissaient pas des pierres que lui lançaient de loin des mains inconnues. Elle représentait le Cardinal généralissime portant un casque entouré de lauriers. On lisait au-dessus:

Grand Duc! c’est justement que la France t’honore;
Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t’adore[38].

Ces belles choses ne persuadaient pas au peuple qu’il fût heureux; et en effet il n’adorait pas plus le Cardinal que le dieu Mars, mais il acceptait ses fêtes à titre de désordre. Tout Paris était en rumeur, et des hommes à longue barbe, portant des torches, des pots remplis de vin et des verres d’étain qu’ils choquaient à grand bruit, se tenaient sous le bras et chantaient à l’unisson, avec des voix rudes et grossières, une ancienne ronde de la Ligue:

Reprenons la danse,
Allons, c’est assez:
Le printemps commence,
Les Rois sont passés.
Prenons quelque trève,
Nous sommes lassés;
Les Rois de la fève
Nous ont harassés.
Allons, Jean du Mayne,
Les Rois sont passés[39].

Les bandes effrayantes qui hurlaient ces paroles traversèrent les quais et le Pont-Neuf, froissant, contre les hautes maisons qui les couvraient alors, quelques bourgeois paisibles, attirés par la curiosité. Deux jeunes gens enveloppés dans des manteaux furent jetés l’un contre l’autre et se reconnurent à la lueur d’une torche placée au pied de la statue de Henri IV, nouvellement élevée, sous laquelle ils se trouvaient.

—Quoi! encore à Paris, monsieur? dit Corneille à Milton; je vous croyais à Londres.

—Entendez-vous ce peuple, monsieur? l’entendez-vous? quel est ce refrain terrible:

Les Rois sont passés?

—Ce n’est rien encore, monsieur; faites attention à leurs propos.

—Le Parlement est mort, disait l’un des hommes, les seigneurs sont morts: dansons, nous sommes les maîtres; le vieux Cardinal s’en va, il n’y a plus que le Roi et nous.

—Entendez-vous ce misérable, monsieur? reprit Corneille; tout est là, toute notre époque est dans ce mot.

—Eh quoi! est-ce là l’œuvre de ce ministre que l’on appelle grand parmi vous, et même chez les autres peuples? Je ne comprends pas cet homme.

—Je vous l’expliquerai tout à l’heure, lui répondit Corneille; mais, avant cela, écoutez la fin de cette lettre que j’ai reçue aujourd’hui. Approchons-nous de cette lanterne, sous la statue du feu roi... Nous sommes seuls, la foule est passée, écoutez:

«...... C’est par une de ces imprévoyances qui empêchent l’accomplissement des plus généreuses entreprises que nous n’avons pu sauver MM. de Cinq-Mars et de Thou. Nous eussions dû penser que, préparés à la mort par de longues méditations, ils refuseraient nos secours; mais cette idée ne vint à aucun de nous; dans la précipitation de nos mesures, nous fîmes encore la faute de nous trop disséminer dans la foule, ce qui nous ôta le moyen de prendre une résolution subite. J’étais placé, pour mon malheur, près de l’échafaud, et je vis s’avancer jusqu’au pied nos malheureux amis, qui soutenaient le pauvre abbé Quillet, destiné à voir mourir son élève, qu’il avait vu naître. Il sanglotait et n’avait que la force de baiser les mains des deux amis. Nous nous avançâmes tous, prêts à nous élancer sur les gardes au signal convenu; mais je vis avec douleur M. de Cinq-Mars jeter son chapeau loin de lui d’un air de dédain. On avait remarqué notre mouvement, et la garde catalane fut doublée autour de l’échafaud. Je ne pouvais plus voir; mais j’entendais pleurer. Après les trois coups de trompette ordinaires, le greffier criminel de Lyon, étant à cheval assez près de l’échafaud, lut l’arrêt de mort que ni l’un ni l’autre n’écoutèrent. M. de Thou dit à M. de Cinq-Mars:

—«Eh bien! cher ami, qui mourra le premier? Vous souvient-il de saint Gervais et de saint Protais?

—«Ce sera celui que vous jugerez à propos, répondit Cinq-Mars.»

«Le second confesseur, prenant la parole, dit à M. de Thou:

—«Vous êtes le plus âgé.

—«Il est vrai, dit M. de Thou, qui, s’adressant à M. le Grand, lui dit:—Vous êtes le plus généreux, vous voulez bien me montrer le chemin de la gloire du ciel?

—«Hélas! dit Cinq-Mars, je vous ai ouvert celui du précipice; mais précipitons-nous dans la mort généreusement, et nous surgirons dans la gloire et le bonheur du ciel.»

«Après quoi il l’embrassa et monta l’échafaud avec une adresse et une légèreté merveilleuses. Il fit un tour sur l’échafaud, et considéra haut et bas toute cette grande assemblée, d’un visage assuré et qui ne témoignait aucune peur, et d’un maintien grave et gracieux; puis il fit un autre tour, saluant le peuple de tous côtés, sans paraître reconnaître aucun de nous, mais avec une face majestueuse et charmante; puis il se mit à genoux, levant les yeux au ciel, adorant Dieu et lui recommandant sa fin: comme il baisait le crucifix, le père cria au peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrant les bras, joignant les mains, tenant toujours son crucifix, fit la même demande au peuple. Puis il s’alla jeter de bonne grâce à genoux devant le bloc, embrassa le poteau, mit le cou dessus, leva les yeux au ciel, et demanda au confesseur: «Mon père, serai-je bien ainsi?» Puis, tandis que l’on coupait ses cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit en soupirant: «Mon Dieu, qu’est-ce que ce monde? mon Dieu, je vous offre mon supplice en satisfaction de mes péchés.»

—«Qu’attends-tu? que fais-tu là? dit-il ensuite à l’exécuteur qui était là et n’avait pas encore tiré son couperet d’un méchant sac qu’il avait apporté. Son confesseur, s’étant approché, lui donna une médaille; et lui, d’une tranquillité d’esprit incroyable, pria le père de tenir le crucifix devant ses yeux, qu’il ne voulut point avoir bandés. J’aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé Quillet, qui élevait le crucifix. En ce moment, une voix claire et pure comme celle d’un ange entonna l’Ave, maris stella. Dans le silence universel, je reconnus la voix de M. de Thou, qui attendait au pied de l’échafaud; le peuple répéta le chant sacré, M. de Cinq-Mars embrassa plus étroitement le poteau, et je vis s’élever une hache faite à la façon des haches d’Angleterre. Un cri effroyable du peuple, jeté de la place, des fenêtres et des tours, m’avertit qu’elle était retombée et que la tête avait roulé jusqu’à terre; j’eus encore la force, heureusement, de penser à son âme et de commencer une prière pour lui: je la mêlai avec celle que j’entendais prononcer à haute voix par notre malheureux et pieux ami de Thou. Je me relevai, et le vis s’élancer sur l’échafaud avec tant de promptitude, qu’on eût dit qu’il volait. Le père et lui récitèrent les psaumes; il les disait avec une ardeur de séraphin, comme si son âme eût emporté son corps vers le ciel; puis, s’agenouillant, il baisa le sang de Cinq-Mars, comme celui d’un martyr, et devint plus martyr lui-même. Je ne sais si Dieu voulut lui accorder cette grâce; mais je vis avec horreur le bourreau, effrayé sans doute du premier coup qu’il avait porté, le frapper sur le haut de la tête, où le malheureux jeune homme porta la main; le peuple poussa un long gémissement, et s’avança contre le bourreau: ce misérable, tout troublé, lui porta un second coup, qui ne fit encore que l’écorcher et l’abattre sur le théâtre, où l’exécuteur se roula sur lui pour l’achever. Un événement étrange effrayait le peuple autant que l’horrible spectacle. Le vieux domestique de M. de Cinq-Mars, tenant son cheval comme à un convoi funèbre, s’était arrêté au pied de l’échafaud, et, semblable à un homme paralysé, regarda son maître jusqu’à la fin, puis tout à coup, comme frappé de la même hache, tomba mort sous le coup qui avait fait tomber la tête.

«Je vous écris à la hâte ces tristes détails à bord d’une galère de Gênes, où Fontrailles, Gondi, d’Entraigues, Beauvau, du Lude, moi et tous les conjurés, sommes retirés. Nous allons en Angleterre attendre que le temps ait délivré la France du tyran que nous n’avons pu détruire. J’abandonne pour toujours le service du lâche prince qui nous a trahis.

«Montrésor.»

Telle vient d’être, poursuivit Corneille, la fin de ces deux jeunes gens que vous vîtes naguère si puissants. Leur dernier soupir a été celui de l’ancienne monarchie; il ne peut plus régner ici qu’une cour dorénavant; les Grands et les Sénats sont anéantis[40].

—Et voilà donc ce prétendu grand homme! reprit Milton. Qu’a-t-il voulu faire? Il veut donc créer des républiques dans l’avenir, puisqu’il détruit les bases de votre monarchie?

—Ne le cherchez pas si loin, dit Corneille; il n’a voulu que régner jusqu’à la fin de sa vie. Il a travaillé pour le moment, et non pour l’avenir; il a continué l’œuvre de Louis XI, et ni l’un ni l’autre n’ont su ce qu’ils faisaient.

L’Anglais se prit à rire.

—Je croyais, dit-il, je croyais que le vrai génie avait une autre marche. Cet homme a ébranlé ce qu’il devait soutenir, et on l’admire! Je plains votre nation.

—Ne la plaignez pas! s’écria vivement Corneille; un homme passe, mais un peuple se renouvelle. Celui-ci, monsieur, est doué d’une immortelle énergie que rien ne peut éteindre: souvent son imagination l’égarera, mais une raison supérieure finira toujours par dominer ses désordres.

Les deux jeunes et déjà grands hommes se promenaient en parlant ainsi sur cet emplacement qui sépare la statue de Henri IV de la place Dauphine, au milieu de laquelle ils s’arrêtèrent un moment.

—Oui, monsieur, poursuivit Corneille, je vois tous les soirs avec quelle vitesse une pensée généreuse retentit dans les cœurs français, et tous les soirs je me retire heureux de l’avoir vu. La reconnaissance prosterne les pauvres devant cette statue d’un bon roi; qui sait quel autre monument élèverait une autre passion auprès de celui-ci? qui sait jusqu’où l’amour de la gloire conduirait notre peuple? qui sait si, au lieu même où nous sommes, ne s’élèvera pas une pyramide arrachée à l’Orient?

—Ce sont les secrets de l’avenir, dit Milton; j’admire, comme vous, votre peuple passionné; mais je le crains pour lui-même; je le comprends mal aussi, et je ne reconnais pas son esprit, quand je le vois prodiguer son admiration à des hommes tels que celui qui vous gouverne. L’amour du pouvoir est bien puéril, et cet homme en est dévoré sans avoir la force de le saisir tout entier. Chose risible! il est tyran sous un maître. Ce colosse, toujours sans équilibre, vient d’être presque renversé sous le doigt d’un enfant. Est-ce là le génie? non, non! Lorsqu’il daigne quitter ses hautes régions pour une passion humaine du moins doit-il l’envahir. Puisque ce Richelieu ne voulait que le pouvoir, que ne l’a-t-il donc pris par le sommet au lieu de l’emprunter à une faible tête de Roi qui tourne et qui fléchit? Je vais trouver un homme qui n’a pas encore paru, et que je vois dominé par cette misérable ambition; mais je crois qu’il ira plus loin. Il se nomme Cromwell.

Écrit en 1826.

FIN DE CINQ-MARS

NOTES
ET
DOCUMENTS HISTORIQUES


PAGE 342.

Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit, etc., etc.

Son bateau prit terre contre la balme de Bonneri. En cette ville, où quantité de noblesse l’attendoit, entre autres M. le comte de Suze, Monseigneur de Viviers le salua à la sortie de son bateau; mais il fallut attendre de lui parler jusques à ce qu’il fust au logis qu’on lui avoit préparé dans la ville. Quand son bateau abordoit la terre, il y avoit un pont de bois qui du bateau alloit au bord de la rivière; après qu’on avoit vu s’il s’estoit bien assuré, on sortoit le lit dans lequel ledit seigneur estoit couché, car il estoit malade d’une douleur ou ulcère au bras. Il y avoit six puissants hommes qui portoient le lit avec deux barres; et les liens où les hommes mettoient les mains estoient rembourrés et garnis de buffleteries. Ils portoient sur les épaules et autour du cou certaines trapointes garnies en dedans de coton, et la main couverte de buffle; si bien que les sangles ou surfaix qu’ils mettoient au cou estoient comme une étole qui descendoit jusques aux barres dans lesquelles elles estoient passées. Ainsi ces hommes portoient le lit et ledit seigneur dans les villes ou aux maisons auxquelles il devoit loger. Mais ce dont tout le monde estoit étonné, c’est qu’il entroit dans les maisons par les fenêtres; car auparavant qu’il arrivât, les maçons qu’il menoit abattoient les croisées des maisons, ou faisoient des ouvertures aux murailles des chambres où il devoit loger, et en après on faisait un pont de bois qui venoit de la rue jusqu’aux fenêtres ou ouvertures de son logis: ainsi estant dans son lit portatif, il passoit par les rues, et on le passoit sur le pont jusque dans un autre lit qui lui estoit préparé dans sa chambre, que ses officiers avoient tapissée de damas incarnat et violet, avec des ameublements très-riches. Il logea à Viviers dans la maison de Montarguy, qui est à présent à l’université de notre église. On abattit la croisée de la chambre, qui a sa vue sur la place, et le pont de bois pour y monter venoit depuis la boutique de Noël de Viel, sous la maison d’Ales, du côté nord, jusques à l’ouverture des fenêtres, où le seigneur Cardinal fut porté de la manière expliquée. Sa chambre estoit gardée de tous côtés, tant sous les voûtes qu’ès côtés et sur le dessus des logements où il couchoit.

Sa cour ou suite était composée de gens d’importance; la civilité, affabilité et courtoisie estoient avec eux. La dévotion y estoit très-grande; car les soldats, qui sont ordinairement indévôts et impies, firent de grandes dévotions. Le lendemain de son arrivée, qui estoit un dimanche, plusieurs d’iceux se confessèrent et communièrent avec démonstration de grande piété; ils ne firent aucune insolence dans la ville, vivant quasi comme des pucelles. La noblesse aussi fit de grandes dévotions. Quand on estoit sur le Rhône, quoiqu’il y eust quantité de bateliers, tant dans les barques qu’après les chevaux, on n’osait jamais blasphémer, qu’est quasi un miracle que de telles gens demeurassent dans une telle rétention; on ne leur voyait proférer que les mots qui leur estoient nécessaires pour la conduite de leurs barques, mais si modestement, que tout le monde en estoit ravi.

Monseigneur le cardinal Bigni logea à l’archidiaconé. On avoit préparé la maison de M. Panisse pour monseigneur le cardinal Mazarin; mais au partir du bourg Saint-Andéol, il prit la poste pour aller trouver le Roy. Le dimanche 25, ledit seigneur fut reporté dans son bateau avec le même ordre. (Extrait du journal manuscrit de J. de Banne.)

Sur les derniers moments de MM. de Cinq-Mars et de Thou, et leurs actes de dévotion.

La bravoure de M. de Cinq-Mars était froide, noble et élégante. Il n’y en a pas de mieux attestée. Si, après tant de détails historiques résumés dans le livre, il en fallait de nouvelles preuves, j’ajouterais, pour les confirmer, cette lettre de M. de Marca, et des fragments du rapport qui les suit, où l’on pourra remarquer ce passage:

«C’est une merveille incroyable qu’il ne témoigna jamais aucune peur, ni trouble, ni aucune émotion, etc.»

Le recueil intitulé: Journal de M. le Cardinal-Duc de Richelieu, qu’il a faict durant le grand orage de la court, en l’an 1642, tirés de ses Mémoires qu’il a écrits de sa main, porte ces paroles à la relation de l’instruction du procès:

M. de Cinq-Mars ne changea jamais de visage, ny de parole; toujours les mêmes douceur, modération et assurance.

Tallemant des Réaux dit dans ses Mémoires, tome I, page 418, etc., etc.:

M. le Grand fut ferme, et le combat qu’il souffroit en luy-même ne parut point au dehors.—Il mourut avec une grandeur de courage étonnante, et ne s’amusa point à haranguer. Il ne voulut point de bandeau. Il avoit les yeux ouverts quand on le frappa, et tenoit le billot si ferme, qu’on eut de la peine à en retirer ses bras. Il estoit plein de cœur et mourut en galant homme. Quoiqu’on eût résolu de ne point lui donner la question, comme portoit la sentence, on ne laissa pas de la lui présenter; cela le toucha, mais ne lui fit rien faire qui le démentît, et il défaisoit déjà son pourpoint quand on lui fit lever la main seul.

Plusieurs rapports ajoutent que, conduit à la chambre de la torture, il s’écria:—Où me menez-vous?Qu’il sent mauvais ici! en portant son mouchoir à son nez. Ce dédain me semble un de ces traits de bravoure moqueuse dont notre histoire fourmille.

Il rappelle le mot d’un gentilhomme qui, conduit à l’échafaud de 1793, dit au charretier du tombereau: «Postillon, mène-nous bien, tu auras pour boire.» Les Français se vengent de la mort en se moquant d’elle.

Fragment d’une lettre de Monsieur de Marca, conseiller d’Estat, à Monsieur de Brienne, secrétaire d’Estat, laquelle fait mention de tout ce qui s’est passé à l’instruction du procez de Messieurs de Cinq-Mars et de Thou.

Monsieur,

J’ay creu que vous auriez pour agréable d’estre informé des choses principales qui se sont passées au jugement qui a esté rendu contre Messieurs le Grand et de Thou; c’est pourquoi j’ay pris la liberté de vous en donner connoissance par celle-cy. Monsieur le Chancelier commença par la déposition de Monsieur le duc d’Orléans, laquelle il receut en forme judiciaire à Ville-Franche en Beau-Jolois, ou estoit lors Monsieur, dont lecture luy fut faite en présence de sept commissaires qui assistoient Monsieur le Chancelier. En cette action il déclara que Monsieur le Grand l’avoit sollicité de faire une liaison avec luy et avec Monsieur de Bouillon, et de traiter avec l’Espagne; ce qu’ils auroient résolu eux trois dans l’hostel de Venise, au faubourg Saint-Germain, environ la feste des Rois dernière.

Fontrailles fut choisi pour aller à Madrid, où il arresta le traité avec le Comte-Duc, par lequel le Roy d’Espagne promettoit de fournir douze mille hommes de pied et cinq mille chevaux de vieilles troupes, quarante mille escus à Monsieur pour faire nouvelles levées, etc., etc. . . . . .

La confession du traité, sans l’avoir révélé, jointe aux preuves qui sont au procez, des entremises pour la liaison des complices, et le temps de six semaines ou plus que M. de Thou avoit demeuré près de M. le Grand, logeant dans sa maison près de Perpignan, le conseillant en ses affaires, après avoir eu connoissance que ledit sieur le Grand avoit traité avec l’Espagne, et partant qu’il estoit criminel de lèze-majesté; tout cela joint ensemble porta les juges à le condamner, suivant les lois et l’ordonnance qui sont expressément contre ceux qui ont sceu une conspiration contre l’Estat et ne l’ont pas révélée, encore que leur silence ne soit point accompagné de tant d’autres circonstances qu’estoient en l’affaire dudit sieur de Thou. Il est mort en vray chrestien, en homme de courage, cela mérite un grand discours particulier. Monsieur le Grand a aussi témoigné une fermeté toujours égale, et fort résolue à la mort, avec une froideur admirable, une constance et une dévotion chrestienne. Je vous supplie que je quitte ce discours funeste, pour vous asseurer que je continue dans les respects que je dois, et le désir de paroistre par les effets que je suis,

Monsieur,

Votre-très humble et obéissant serviteur,

Marca.

De Lyon, ce 16 septembre 1642.

A la suite de cette lettre de M. de Marca fut imprimé, en M. DC. LXV, un journal qui, depuis peu, a été attribué légèrement à un greffier de la ville de Lyon. Ce rapport fut très répandu et publié, comme on voit, il y a cent soixante-douze ans. Une partie des détails a été reproduite, en 1826, par moi, en le citant, et ses traits principaux sont épars, et, pour ainsi dire, semés dans le cours de la composition. Cependant quelques-uns de ces traits, qui ne pouvaient y trouver place, furent à dessein laissés de côté, et ont été omis dans les réimpressions qui ont été faites de ce rapport. Il ne sera pas inutile de les reproduire ici. Ils complètent la peinture des caractères de ce livre, et montrent que j’ai été religieusement fidèle à l’histoire, et n’ai pas permis à l’imagination de se jouer hors du cercle tracé par la vérité:

«Nous avons vu le favori du plus grand et du plus juste des rois laisser sa tête sur l’échafaud, à l’âge de vingt-deux ans, mais avec une constance qui trouvera à peine sa pareille dans nos histoires. Nous avons vu un conseiller d’Estat mourir comme un saint, après un crime que les hommes ne peuvent pardonner avec justice.—Il n’y a personne au monde qui, sçachant leur conspiration contre l’Estat, ne les juge dignes de mort, et il y aura peu de gens qui, ayant connoissance de leur condition et de leurs belles qualités naturelles, ne plaignent leur malheur.

«Monsieur de Cinq-Mars arriva à Lyon le quatriesme septembre de la présente année 1642, sur les deux heures après midy, dans un carrosse traisné par quatre chevaux, dans lequel il y avoit quatre Gardes du corps, ayant le mousquet sur le bras, et entouré de gardes à pied au nombre de cent qui estoient à Monsieur le Cardinal-Duc. Devant marchoient deux cents cavaliers, la pluspart Catalans, et estoient suivis de trois cents autres bien montez.

«M. le Grand estoit vêtu de drap de Hollande, couleur de musc, tout couvert de dentelle d’or, avec un manteau d’écarlate à gros boutons d’argent à queue, lequel estant sur le pont du Rosne, avant que d’entrer dans la ville, demanda à Monsieur de Ceton, lieutenant des gardes écossoises, s’il agréoit qu’on fermast le carrosse; ce qui luy fut refusé, et fut conduit par le pont Saint-Jean; de là au Change; et puis par la rue de Flandre jusqu’au pied du chasteau de Pierre-Encise, se montrant par les rues incessamment par l’une et l’autre portière, saluant tout le monde avec une face riante, sortant demi corps du carrosse, et mesme recogneut beaucoup de personnes qu’il salua, les appelant par leurs noms.

«Estant arrivé à Pierre-Encise, il fut assez surpris quand on luy dit qu’il falloit descendre, et monter à cheval par le dehors de la ville, pour atteindre le chasteau: Voicy donc la dernière que je feray, dit-il, s’estant imaginé qu’on avoit donné l’ordre de le conduire au bois de Vincennes. Il avoit souvent demandé aux gardes si on ne luy permettroit pas d’aller à la chasse quand il y seroit.

«Sa prison estoit au pied de la grande tour du chasteau, qui n’avoit pas d’autre vue que deux petites fenestres qui tomboient dans un petit jardin, au bas desquelles il y avoit corps de garde, dans la chambre aussi, où Monsieur de Ceton couchoit avec quatre gardes dans l’arrière-chambre, et à toutes les portes il en estoit de mesme.

«Monsieur le cardinal Bichy le fut visiter le lendemain cinquiesme, et lui demanda s’il luy agréoit qu’on luy envoyast quelqu’un avec qui il se pust divertir dans sa prison. Il respondit qu’il en seroit très aise, mais qu’il ne méritoit pas que personne prist cette peine.

«En suite de quoi Monsieur le Cardinal de Lyon fit appeler le Père Malavalete, jésuite, auquel il donna commission de l’aller voir puisqu’il le désiroit; lequel y fut le 6 dès les cinq heures du matin, où il demeura jusques à huit heures. Il le trouva dans un lit de damas incarnat, incommodé, ce qui le rendoit fort pasle et débile. Le bon Père sceut si bien entrer dans son esprit, qu’il le demanda encore sur le soir, puis continua à le voir soir et matin pendant tous les jours de sa prison: lequel rendit compte puis après à Messieurs les Cardinaux-Ducs et de Lyon, et à Monsieur le Chancelier, de tout ce qu’il avait dit, et demeura ce mesme père longtemps en conférence avec Son Eminence Ducale, encore qu’elle ne se laissoit voir pour lors à personne.

«Le septiesme, Monsieur le Chancelier fut visiter Monsieur de Cinq-Mars, et le traita fort civilement, lui disant qu’il n’avoit point sujet d’appréhender, mais bien d’espérer toute chose à son advantage, qu’il sçavoit bien qu’il avoit affaire à un bon juge, qui n’avoit garde d’estre mesconnoissant des faveurs qu’il avoit receues de son bienfaiteur; qu’il sçavoit très-bien que c’estoit par bontez et son pouvoir que le Roy ne l’avoit pas dépossédé de sa charge; que cette faveur estoit si grande qu’elle ne méritoit pas seulement un souvenir immortel, mais des reconnoissances infinies: et que c’estoit dans les occasions qu’il les y feroit paroistre. Le sujet de ce compliment estoit pris sur ce que Monsieur le Grand avoit adoucy une fois le Roy, qui estoit en grande colère contre Monsieur le Chancelier; mais la véritable raison de ces civilitez estoit la crainte qu’il avoit qu’il ne le refusast pour juge, et qu’il n’appelast au Parlement de Paris pour estre délivré par le peuple qui l’aymoit passionnément.

«Monsieur le Grand luy respondit que cette civilité le remplissoit de honte et de confusion; mais pourtant, dit-il, je voy bien que de la façon que l’on procède à mon affaire l’on en veut à ma vie; c’est fait de moy, monsieur, le Roy m’a abandonné. Je ne me considère que comme une victime qu’on va immoler à la passion de mes ennemis et à la facilité du Roy. A quoy Monsieur le Chancelier repartit que ses sentiments n’estoient pas justes, et qu’il en avoit des expériences toutes contraires.—Dieu le veuille, dit Monsieur le Grand, mais je ne le puis croire.

«Le 8, Monsieur le Chancelier l’alla voyr, accompagné de six maistres des requestes, de deux Présidents et de six Conseillers de Grenoble, duquel après l’avoir interrogé depuis les sept heures du matin jusques à deux heures de l’après midy, ils ne purent jamais rien tirer des cas à lui imposez.»

Ce rapport qui, ainsi que je l’ai dit, fut imprimé à la suite de la lettre de M. de Marca, donne encore ce trait curieux, qui atteste la présence d’esprit incroyable de M. de Thou:

«Après sa confession, il fut visité par le père Jean Terrasse, gardien du couvent de l’Observatoire de Saint-François de Tarascon, qui l’avoit visité et consolé durant sa prison de Tarascon. Il fut bien aise de le voir, il se promena avec lui quelque temps dans un entretien spirituel. Ce père estoit venu à l’occasion d’un vœu que M. de Thou avoit fait à Tarascon pour sa délivrance, qui estoit de fonder une chapelle de trois cents livres de rente annuelle dans l’église des pères Cordeliers de cette ville de Tarascon; il donna ordre pour cette fondation, voulant s’acquitter de son vœu, puisque Dieu, disoit-il, le délivroit non-seulement d’une prison de pierre, mais encore de la prison de son corps; demanda de l’encre et du papier, et écrivit judicieusement cette belle inscription qu’il voulut estre mise en cette chapelle:

Christo liberatori,
votum in carcere pro libertate
conceptum


Fran. August. Thuanus
e carcere vitæ jam jam
liberandus merito solvit.


XII Septembr. M. D. C. XLII
Confitebor tibi, Domine, quoniam
exaudisti me, et factus es mihi
in salutem.

«Cette inscription fera admirer la présence et la netteté de son esprit, et fera avouer à ceux qui la considéreront que l’appréhension de la mort n’avoit pas eu le pouvoir de lui causer aucun trouble. Il pria M. Thomé de faire compliment de sa part à M. le Cardinal de Lyon, et lui témoigna que s’il eust plu à Dieu de le sortir de ce péril, il avoit dessein de quitter le monde et de se donner entièrement au service de Dieu.

«Il écrivit deux lettres qui furent portées ouvertes à M. le Chancelier, et puis remises entre les mains de son confesseur pour les faire tenir; ces lettres étant fermées, il dit: Voilà la dernière pensée que je veux avoir pour le monde, partons au paradis. Et dès lors il reprit sans interruption ses discours spirituels et se confessa une seconde fois. Il demandoit parfois si l’heure de partir pour aller au supplice approchoit, quand on le devoit lier, et prioit qu’on l’avertist quand l’exécuteur de la justice seroit là, afin de l’embrasser, mais il ne le vit que sur l’échafaud.»

Sur la paraphrase que fit M. de Thou.

Le père Montbrun, confesseur de M. de Thou, est cité dans ce rapport, et donne ces détails:

M. de Thou, étant sur l’échafaud, à genoux, récita aussi le Psaume 115, et le paraphrasa en français presque tout du long, d’une voix assez haute et d’une action assez vigoureuse, avec une ferveur indicible, mêlée d’une sainte joie, incroyable à ceux qui ne l’auroient point vue. Voici la paraphrase qu’il en fit, et que je voudrais pouvoir accompagner de l’action avec laquelle il la disoit; j’ai tâché de retenir ses propres paroles.

«Credidi, propter quod locutus sum. Mon Dieu, credidi; je l’ai cru et je crois fermement, que vous êtes mon créateur et mon bon père, que vous avez souffert pour moi, que vous m’avez racheté au prix de votre sang, vous m’avez ouvert le paradis: Credidi. Je vous demande, mon Dieu, un grain, un petit grain de cette foi vive, qui enflammoit les cœurs des premiers chrétiens: Credidi, propter quod locutus sum. Faites, mon Dieu, que je ne vous parle pas seulement des lèvres, mais que mon cœur s’accorde à toutes mes paroles, et que ma volonté ne démente point ma bouche: Credidi. Je ne vous adore pas, mon Dieu, de la langue: je ne suis pas assez éloquent; mais je vous adore d’esprit, oui, d’esprit, mon Dieu, je vous adore en esprit et en vérité! Ah! ah! credidi. Je me suis fié en vous, mon Dieu, je me suis abandonné à votre miséricorde après tant de grâces que vous m’avez faites, propter quod locutus sum; et, dans cette confiance, j’ai parlé, j’ai tout dit, je me suis accusé.

«Ego autem humiliatus sum nimis. Il est vrai, Seigneur, me voilà extrêmement humilié, mais non pas encore comme je le mérite. Ego dixi in excessu meo: Omnis homo mendax. Ah! qu’il n’est que trop vrai que tout ce monde n’est que mensonge, que folie, que vanité, Ah! qu’il est vrai: Omnis homo mendax! Quid retribuam Domino pro omnibus quæ retribuit mihi? Il répétoit ceci d’une grande véhémence: Calicem salutis accipiam. Mon père, il faut boire courageusement ce calice de la mort; oui, et je le reçois d’un grand cœur, et je suis prêt à le boire tout entier.

«Et nomen Domini invocabo. Vous m’aiderez, mon père, à implorer l’assistance divine, afin qu’il plaise à Dieu de fortifier ma foiblesse, et me donner du courage autant qu’il en faut pour avaler ce calice que le bon Dieu m’a préparé pour mon salut.»

Il passa les deux versets qui suivent dans ce Psalme, et s’écria d’une voix forte et animée: «Dirupisti, Domine, vincula mea! Ah! mon Dieu, que vous avez fait un grand coup! vous avez brisé ces liens qui me tenoient si fort attaché au monde! Il falloit une puissance divine pour m’en dégager. Dirupisti, Domine, vincula mea!» Voici les propres mots qu’il dit ici: «Que ceux qui m’ont amené ici m’ont fait un grand plaisir! que je leur ai d’obligations! Ah! qu’ils m’ont fait un grand bien, puisqu’ils m’ont tiré de ce monde pour me loger dans le ciel.»

Ici son confesseur lui dit qu’il falloit tout oublier, qu’il ne falloit pas avoir de ressentiment contre eux. A cette parole il se tourna vers le père tout à genoux, comme il estoit, et d’une belle action: «Quoi! mon père, dit-il, des ressentiments? Ah! Dieu le sait, Dieu m’est témoin que je les aime de tout mon cœur, et qu’il n’y a dans mon âme aucune aversion pour qui que ce soit au monde. Dirupisti, Domine, vincula mea: tibi sacrificabo hostiam laudis. La voilà l’hostie, Seigneur (se montrant soi-même), la voilà cette hostie qui vous doit être maintenant immolée: Tibi sacrificabo hostiam laudis, et nomen Domini invocabo. Vota mea Domino reddam (étendant les deux bras et la vue de tous côtés, d’un agréable mouvement, le visage enflammé) in conspectu omnis populi ejus. Oui, Seigneur, je veux vous rendre mes vœux, mon esprit, mon cœur, mon âme, ma vie, in conspectu omnis populi ejus, devant tout ce peuple, devant toute cette assemblée! In atriis domus Domini, in medio tui Jerusalem. In atriis domus Domini. Nous y voici à l’entrée de la maison du Seigneur. Oui, c’est d’ici, c’est de Lyon, de Lyon qu’il faut monter là-haut (élevant les bras vers le ciel). Lyon, que je t’ai bien plus d’obligation qu’au lieu de ma naissance, qui m’a seulement donné une vie misérable, et tu me donnes aujourd’hui une vie éternelle! in medio tui Jerusalem. Il est vrai que j’ai trop de passion pour cette mort. N’y a-t-il point de mal, mon père? dit-il plus bas en souriant, se tournant à côté vers le père. J’ai trop d’aise. N’y a-t-il point de vanité? Pour moi je n’en veux point.

Détails du supplice de M. de Cinq-Mars.

(Fragment du même rapport.)

C’est une merveille incroyable qu’il ne témoigna jamais aucune peur, ni trouble, ni aucune émotion, ains parut toujours gai, assuré, inébranlable, et témoigna une si grande fermeté d’esprit, que tous ceux qui le virent en sont encore dans l’étonnement.

M. de Cinq-Mars, sans avoir les yeux bandés, posa fort proprement son col, dit le narrateur, sur le poteau, tenant le visage droit, tourné vers le devant de l’échafaud, et embrassant fortement de ses deux bras le poteau; il ferma les yeux et la bouche, et attendit le coup que l’exécuteur lui vint donner assez pesamment et lentement, et s’étant mis à gauche et tenant son couperet des deux mains. En recevant le coup, il poussa une voix forte, comme: Ah! qui fut étouffée dans son sang; il leva les genoux de dessus le bloc, comme pour se lever, et retomba en la même assiette qu’il estoit. La tête n’estant pas entièrement séparée du corps par ce coup, l’exécuteur passa à sa droite par derrière, et, prenant la tête par les cheveux de la main droite, de la gauche il scia avec son couperet une partie de la trachée-artère et de la peau du cou, qui n’estoit pas coupée; après quoi il jeta la tête sur l’échafaud, qui de là bondit à terre, où l’on remarqua soigneusement qu’elle fit encore un demi-tour et palpita assez-longtemps. Elle avoit le visage tourné vers les religieuses de Saint-Pierre, et le dessus de la tête vers l’échafaud, les yeux ouverts. Son corps demeura droit contre le poteau, qu’il tenoit toujours embrassé, tant que l’exécuteur le tira pour le dépouiller, ce qu’il fit, et puis le couvrit d’un drap et mit son manteau par-dessus; la tête ayant été rendue sur l’échafaud, elle fut mise auprès du corps, sous le même drap.

L’exécution de M. de Thou ressemble comme celle de M. de Cinq-Mars, à un assassinat; la voici telle que la donne ce même journal, et plus horriblement minutieux que la lettre de Montrésor.

L’exécuteur vint pour lui bander les yeux avec le mouchoir; mais comme il lui faisoit fort mal, mettant les coins du mouchoir en bas, qui couvroient sa bouche, il le retroussa et s’accommoda mieux. Il adora le crucifix avant que de mettre la tête sur le poteau. Il baisa le sang de M. de Cinq-Mars qui y estoit resté. Après, il mit son col sur le poteau, qu’un frère jésuite avait torché de son mouchoir, parce qu’il estoit tout mouillé de sang, et demanda à ce frère s’il estoit bien, qui lui dit qu’il falloit qu’il avançast mieux sa tête sur le devant, ce qu’il fit. En même temps, l’exécuteur, s’apercevant que les cordons de sa chemise n’estoient point déliés et qu’ils lui tenoient le cou serré, lui porta la main au col pour les dénouer: ce qu’ayant senti, il demanda: «Qu’y a-t-il? faut-il encore oster la chemise?» et se disposoit déjà à l’oster. On lui dit que non, qu’il falloit seulement dénouer les cordons; ce qu’ayant fait il tira sa chemise pour découvrir son col et ses épaules, et, ayant mis sa tête sur le poteau, il prononça ses dernières paroles, qui furent: Maria, mater gratiæ, mater misericordiæ...; puis In manus tuas... et lors ses bras commencèrent à trembloter en attendant le coup, qui lui fut donné tout en haut du col, trop près de la tête, duquel coup son col n’étant coupé qu’à demi, le corps tomba du costé gauche du poteau, à la renverse, le visage contre le ciel, remuant les jambes et haussant foiblement les mains. Le bourreau le voulut renverser pour achever par où il avoit commencé; mais effrayé des cris que l’on faisoit contre lui, il lui donna trois ou quatre coups sur la gorge, et ainsi lui coupa la tête, qui demeura sur l’échafaud.

L’exécuteur, l’ayant dépouillé, porta son corps, couvert d’un drap, dans le carrosse qui les avoit amenés; puis il y mit aussi celui de M. de Cinq-Mars et leurs têtes, qui avoient encore toutes deux les yeux ouverts, particulièrement celle de M. de Thou, qui sembloit être vivante. De là, ils furent portés aux Feuillans, où M. de Cinq-Mars fut enterré devant le maître-autel, sous le balustre de ladite église, par la bonté et autorité de M. du Gay, trésorier de France en la généralité de Lyon. M. de Thou a été embaumé par le soin de madame sa sœur et mis dans un cercueil de plomb, pour être transporté en sa sépulture.

Telle fut la fin de ces deux personnes, qui certes, doivent laisser à la postérité une autre mémoire que celle de leur mort. Je laisse à chacun d’en faire tel jugement qu’il lui plaira, et me contente de dire que ce nous est une grande leçon de l’inconstance des choses de ce monde et de la fragilité de notre nature.

Les dernières volontés de ces deux nobles jeunes gens nous sont demeurées par des lettres qu’ils écrivirent après la prononciation de leur arrêt. Celle de M. de Cinq-Mars à la maréchale d’Effiat, sa mère, peut paraître froide à quelques personnes, par la difficulté de se reporter à cette époque où, dans les plus graves circonstances, on s’attachait à contenir plus qu’à exprimer chaleureusement ses émotions, et où le grand monde, dans les écrits et les discours, fuyait le pathétique autant que nous le cherchons.

Lettre de M. le Grand à madame sa mère, la marquise d’Effiat.

Madame ma très-chère et très-honorée mère, je vous escris, puisqu’il ne m’est plus permis de vous voir, pour vous conjurer, madame, de me rendre deux marques de votre dernière bonté: l’une, madame, en donnant à mon âme le plus de prières qu’il vous sera possible, ce qui sera pour mon salut: l’autre, soit que vous obteniez du Roy le bien que j’ai employé dans ma charge de grand-escuyer, et ce que j’en pouvois avoir d’autre part auparavant qu’il fust confisqué, ou soit que cette grâce ne vous soit pas accordée, que vous ayez assez de générosité pour satisfaire à mes créanciers. Tout ce qui dépend de la fortune est si peu de chose, que vous ne devez pas me refuser cette dernière supplication, que je vous fais pour le repos de mon âme. Croyez-moi, madame, en cela plutôt que vos sentiments s’ils répugnent en mon souhait, puisque, ne faisant plus un pas qui ne me conduise à la mort, je suis plus capable que qui que ce soit de juger de la valeur des choses du monde. Adieu, madame, et me pardonnez si je ne vous ay pas assez respectée au temps que j’ai vescu, et vous assurez que je meurs,

Ma très-chère et très-honorée mère,

Votre très-humble et très-obéissant

et très-obligé fils et serviteur,

Henri d’Effiat de Cinq-Mars.

Le manuscrit original est à la Bibliothèque royale de Paris, manusc. no 9327, écrit d’une main ferme et calme.

Sur la dernière lettre de M. François-Auguste de Thou.

On a vu que, laissé seul un moment dans sa prison, M. de Thou écrivit une lettre qui fut remise à son confesseur. Voilà, disait-il, la dernière pensée que je veux avoir pour ce monde. On a vu ses efforts pour se détacher de cette dernière pensée, et ce redoublement de prières ferventes qu’il prononce en se frappant la poitrine. Il prie Dieu d’avoir pitié de lui; il repousse tout le monde; il s’enveloppe déjà dans son linceul. Cette dernière pensée était déjà la plus cruelle qui puisse faire saigner le cœur d’un homme; c’était un dernier regard jeté sur une femme aimée; c’était un adieu à sa maîtresse, la princesse de Guéménée. Le ton est grave, et le respect du rang ne s’y perd pas, non plus que celui de sa dignité personnelle et du moment solennel qui s’approche. J’ai retrouvé dernièrement cette lettre précieuse. (Bibliothèque royale de Paris, manuscrit no 9276, page 223.) La voici:

Copie de la lettre de M. de Thou, escrite à madame la princesse de Guémenée après la prononciation de l’arrest.

Madame,

Je ne vous ay jamais eu de l’obligation en toute ma vie qu’aujourd’huy qu’estant près de la quitter, je la pers avec moins de peyne parce que vous me l’avez rendue assés malheureuse; j’espère que celle de l’autre monde sera bien différente pour moy de celle-cy, et que j’y trouveray des félicités autant pardessus l’imagination des hommes qu’elles doivent estre dans leur espérance: la mienne, madame, n’est fondée que sur la bonté de Dieu et le mérite de la passion de son Filz, seule capable d’effacer mes péchez dont j’estois redevable à sa justice, et qui sont à un tel excez qu’il n’y a rien qui les surpasse que celuy de sa miséricorde. Je vous demande pardon de tout mon cœur, madame, de toutes les choses que j’ay faictes qui vous ont pu desplaire et fais la mesme prière à toutes les personnes que j’ay haïes à vostre occasion, vous protestant, madame, qu’autant que la fidélité que je doibs à mon Dieu me le doit permettre, je meurs trop asseurément, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

De Thou.

De Lion ce 12e septembre 1642.

Quel reproche amer et quel mélancolique retour sur sa vie! Si cette femme était digne de lui, comment reçut-elle une telle lettre sans en mourir? Fut-elle jamais consolée de mériter un tel adieu?

La vie de madame la princesse de Guéménée ne permet guère de penser que ses rigueurs aient causé tant de tristesse et une douleur si profonde. Tallemant des Réaux dit, en plusieurs endroits, que M. de Thou était son amant. On dit, ajoute-t-il (t. I, p. 418), qu’il lui écrivit après avoir été condamné. C’est cette lettre qu’on vient de lire. Elle me semble écrite par un homme tel que le misanthrope de Molière, avec plus de pitié, et ces mots: toutes les personnes que j’ai haïes à votre occasion, ressemblent douloureusement à:

C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.

Mais ne cherchons pas à devancer des peines que rien ne trahit, si ce n’est ce dernier soupir au pied de l’échafaud. Le souvenir de M. de Thou nous doit représenter une autre pensée et conduit à d’autres réflexions. Elles suivront la copie de ce traité avec l’Espagne qui fait la base du procès criminel.

Articles du traité fait entre le Comte-Duc pour le Roy d’Espagne et monsieur de Fontrailles pour et au nom de Monsieur, à Madrid, le 13 mars 1642, dont Monsieur fait mention dans sa déclaration du 7 juillet dudit an. Au tome 1er des Mémoires de Fontrailles.

Le sieur de Fontrailles aiant esté envoié par monseigneur le duc d’Orléans vers le Roy d’Espagne avec lettres de Son Altesse pour Sa Majesté Catholique et monseigneur le Comte-Duc de San-Lucar, datées de Paris, du 20 janvier, a proposé, en vertu du pouvoir à luy donné, que Son Altesse, désirant le bien général et particulier de la France, de voir la noblesse et le peuple de ce royaume délivré des oppressions qu’ils souffrent depuis longtemps par une si sanglante guerre, pour faire cesser la cause d’icelle, et pour establir une paix générale et raisonnable entre l’Empereur et les deux couronnes, au bénéfice de la chrestienté, prendroit volontiers les armes à cette fin si Sa Majesté Catholique y vouloit concourir de son costé avec les moyens possibles pour avancer leurs affaires. Et après avoir déclaré le particulier de sa commission en ce qui est des offres et demandes que font les seigneurs d’Orléans et ceux de son party, a esté accordé et conclu par ledit seigneur Comte-Duc pour Leurs Majestez Impériale et Catholique, et au nom de Son Altesse par ledit sieur de Fontrailles, les articles suivants:

1. Comme le principal but de ce traité est de faire une juste paix entre les deux couronnes d’Espagne et de France, pour leur bien commun et de toute la chrestienté, ont déclaré unanimement qu’on ne prétend en cecy aucune chose contre le Roy très-chrestien et au préjudice de ses Estats, ny contre les droits et authoritez de la Reine très-chrestienne et régnante; ainsi au contraire on aura soin de la maintenir en tout ce qui lui appartient.

2. Sa Majesté Catholique donnera 12,000 hommes de pied et 5,000 chevaux effectifs de vieilles troupes, le tout venant d’Allemagne, ou de l’empire, ou de Sa Majesté Catholique. Que si par accident il manquoit de ce nombre 2,000 ou 3,000 hommes, on n’entend point pour cela qu’on ayt manqué à ce qui est accordé, attendu qu’on les fournira le plus tost qu’il sera possible.

3. Il est accordé que, dès le jour que monsieur le duc d’Orléans se trouvera dans la place de seureté où il dit estre en état de pouvoir lever des troupes, Sa Majesté Catholique luy baillera quatre cens mil escus comptant, payables au consentement de Son Altesse, pour estre emploiez en levées et autres frais utiles pour le bien commun.

4. Sa Majesté Catholique donnera le train d’artillerie avec les munitions de guerre propres à un corps d’armée, avec les vivres pour toutes les troupes, jusques à ce qu’elles soient entrées en France, là où Son Altesse entretiendra les siens, et Sa Majesté Catholique les autres, comme il sera spécifié plus bas.

5. Les places qui seront prises en France, soit par l’armée de Sa Majesté Catholique, ou celles de Son Altesse, seront mises ès mains de Son Altesse et de ceux, de son party.

6. Il sera donné audit seigneur d’Orléans, douze mil escus par mois de pension, outre ce que Sa Majesté Catholique donne en Flandres à la duchesse d’Orléans, sa femme.

7. Est arresté que cette armée et les troupes d’icelle obéiront absolument audit seigneur duc d’Orléans; et néanmoins, attendu que ladite armée est levée des deniers de Sa Majesté Catholique, les officiers d’icelle presteront le serment de fidélité à Son Altesse de servir aux fins du présent traité, et arrivant faute de Son Altesse, s’il y a quelque prince du sang de France dans le traité, il commandera en la manière qu’il avoit esté arresté dans le traité fait avec monseigneur le comte de Soissons. Et en cas que l’archiduc Léopold ou autre personne, fils ou frère ou parent de Sa Majesté Catholique, vienne à estre gouverneur pour Sadite Majesté Catholique en Flandres, comme il sera là, par mesme moyen, général de ses armées, et que Sa Majesté Catholique a tant de part en ce lieu: est accordé que le seigneur duc d’Orléans et ceux de son party de quelque qualité et condition qu’ils soient, aiant esgard à ces considérations, tiendront bonne correspondance avec ledit seigneur archiduc ou autre que dit est, et luy communiqueront tout ce qui se présentera, en recevant tous ensemble les ordres de l’Empereur, de Sa Majesté Catholique, tant pour ce qui concerne la guerre que pour les plaiges de cette armée, et tous les progrez.

8. Et d’autant que Son Altesse a deux personnes propres à estre mareschaux de camp en cette armée, que ledit sieur de Fontrailles déclarera après la conclusion du présent traité. Sa Majesté Catholique se charge d’obtenir de l’Empereur deux lettres-patentes de mareschaux de camp pour eux.

9. Il est accordé que Sa Majesté Catholique donnera quatre-vingt mille ducas de pension à répartir par mois aux seigneurs susdits.

10. Comme aussi on donnera dans trois mois cent mil livres pour pourvoir et munir la place que Son Altesse a pour sa seureté en France. Et si celuy qui baille la place n’est pas satisfait de cela, on baillera ladite somme contant, et de plus cinq cents quintaux de poudre et vingt-cinq mil livres par mois, pour l’entretien de la garnison.

11. Il est accordé de part et d’autre qu’il ne se fera point d’accommodement en général ny en particulier avec la couronne de France, si ce n’est d’un commun consentement, et qu’on rendra toutes les places et pays qu’on aura pris en France, sans se servir contre cela d’aucuns prétextes, toutesfois et quantes que la France rendra les places qu’elle a gagnées, en quelque pays que ce soit, mesme qu’elle a achetées et qui sont occupées par les armées qui ont serment à la France. Et ledit seigneur duc d’Orléans et ceux de son party se déclarent dès maintenant pour ennemis des Suédois et de tous autres ennemis de Leurs Majestez Impériales et Catholique, et de tous ceux qui leur donnent et donneront faveur, ayde et protection. Et pour les détruire, Son Altesse et ceux de son party donneront toutes les assistances possibles.

12. Il est convenu que les armées de Flandres, et celle que doit commander Son Altesse, ainsi que dit est, agiront de commune main à mesme fin, avec bonne correspondance.

13. On taschera de faire que les troupes soient prestes au plutost, et que ce soit à la fin de may; sur quoy Sa Majesté Catholique fera escrire au gouverneur de Luxembourg afin qu’il die à celuy qui luy portera un blanc signé de Son Altesse ou de quelqu’un des deux seigneurs, le temps auquel tout pourra estre en estat. Lequel blanc signé, Son Altesse envoyera au plustot, afin de gagner temps si les choses sont pressées; ou si elles ne le sont point encore lorsque la personne arrivera, elle s’en retournera à la place de seureté.

14. Sa Majesté Catholique donnera aux troupes de Son Altesse, un mois après qu’elles seront dans le service et ensuite, cent mil livres par mois, pour leur entretien et pour les autres affaires de la guerre. Et Son Altesse aura agréable de déclarer après le nombre des hommes qu’il aura dans la place de seureté, et celuy de ses troupes s’il trouve bon: demeurant dès maintenant accordé que les logements et les contributions se distribueront également entre les deux armées.

15. L’argent qui se tirera du royaume de France sera à la disposition de Son Altesse, et sera départy également entre les deux armées, comme il est dit en l’article précédent, et est déclaré qu’on ne pourra imposer aucuns tributs que par l’ordre de Son Altesse.

16. Au cas que ledit seigneur duc d’Orléans soit obligé de sortir de France et qu’il entre dans la Franche-Comté ou autre part, Sa Majesté Catholique donnera ordre à ce que Son Altesse et les deux autres grands du party soient receus dans tous ses Estats, et pour les faire conduire de là dans la place de seureté.

17. D’autant que ledit seigneur duc d’Orléans désire un pouvoir de Sa Majesté Catholique pour donner la paix ou neutralité aux villes et provinces de France qui la demanderont, il y aura auprès de Son Altesse un ambassadeur de Sa Majesté avec plein pouvoir: Sa Majesté accorde à cela.

18. S’il arrive faute, ce que Dieu ne veuille, dudit seigneur duc d’Orléans, Sa Majesté Catholique promet de conserver les mêmes pensions auxdits seigneurs, et à un seul d’eux si le parti subsiste, ou qu’ils demeurent au service de Sa Majesté Catholique.

19. Ledit seigneur duc d’Orléans asseure, et en son nom ledit sieur de Fontrailles, qu’à mesme temps que Son Altesse se découvrira, il lui fera livrer une place des meilleures de France pour sa seureté, laquelle sera déclarée à la conclusion du présent traité: et au cas qu’elle ne soit trouvée suffisante, ledit traité demeurera nul, comme aussi ledit sieur de Fontrailles déclarera lesdits deux seigneurs pour lesquels on demande pensions susdites dont Sa Majesté demeure d’accord.

20. Finalement est accordé que tout le contenu de ces articles sera approuvé et ratifié par Sa Majesté Catholique et ledit seigneur duc d’Orléans, en la manière ordinaire et accoustumée en semblables traitez. Le Comte-Duc le promet ainsi au nom de Sa Majesté, et ledit sieur de Fontrailles au nom de Son Altesse, s’obligeant respectivement à cela, comme de leur chef ils l’approuvent dès à présent, le ratifient et le signent.—A Madrid, le 13 mars 1642. Signé: Dom Gaspar de Gusman, et, par supposition de nom: Clermont, pour Fontrailles.

Nous Gaston, fils de France, frère unique du Roy, duc d’Orléans, certifions que le contenu cy-dessus est la vraie copie de l’original du traité que Fontrailles a passé en nostre nom avec monsieur le Comte-Duc de San-Lucar. En tesmoin de quoy nous avons signé la présente de nostre main, et icelle fait signer par nostre secrétaire, le 26 aoust 1642, à Villefranche. Signé Gaston, et plus bas: Goulas.

Contre-lettre.

D’autant que par le traité que j’ay signé aujourd’hui, pour et au nom de Sa Majesté Catholique, je suis obligé de déclarer le nom des deux personnes qui sont comprises par Son Altesse dans ledit traité, et la place qu’elle a prise pour sa seureté, je déclare et asseure au nom de Son Altesse à monsieur le Comte-Duc, afin qu’il die à Sa Majesté Catholique que les deux personnes sont le seigneur duc de Bouillon, et le seigneur de Cinq-Mars, grand Escuyer de France: et la place de seureté qui est asseurée à Son Altesse est Sedan, que ledit seigneur de Bouillon luy met entre les mains. En foy de quoy j’ai signé cet escrit à Madrid, le 13 mars 1642. Signé, par supposition de nom: Clermont.

Nous Gaston, fils de France, frère unique du Roy, duc d’Orléans, reconnoissons, que le contenu cy-dessus est la vraie copie de la déclaration que monsieur de Bouillon, monsieur le Grand et nous soubsignez avons donné pouvoir au sieur de Fontrailles de faire des noms de ces sieurs de Bouillon et le Grand, à monsieur le duc de San Lucar après qu’il auroit passé le traitté avec lui, auquel traitté ils ne sont compris que sous le titre de deux grands seigneurs de France. En témoin de quoy nous avons signé la présente certification de nostre main, et icelle fait contre-signer par nostre secrétaire.

Signé: Gaston.

A Villefranche, le 29 aoust 1642.

Et plus bas: Goulas.

Sur la non-révélation

La vie de tout homme célèbre a un sens unique et précis, visible surtout, et dès le premier regard, pour ceux qui savent juger les grandes choses du passé, et qui, j’espère, est demeuré dans l’esprit des lecteurs attentifs du livre de Cinq-Mars, le sang de François-Auguste de Thou a coulé au nom d’une idée sacrée, et qui demeurera telle tant que la religion de l’honneur vivra parmi nous; c’est l’impossibilité de la dénonciation sur les lèvres de l’homme de bien.

Les hommes d’État de tous les temps qui ont voulu acclimater la dénonciation en France y ont échoué jusqu’ici, à l’honneur de notre pays. C’est déjà une assez grande tache sur cette entreprise que le premier qui l’ait formée soit Louis XI, dont la bassesse était le caractère et la trahison le génie; mais cet arbre du mal qu’il planta au Plessis-lès-Tours ne porta point ses fruits empoisonnés; et l’on ne vit personne dénoncer un citoyen.

Et, sa tête à la main, demander son salaire.

Le salaire était cependant stipulé dans l’édit de Louis XI; et, pour que nulle autorité ne manque à l’examen d’une question aussi grave, j’en vais citer le point important.

Edit contre la non-révélation des crimes de lèse-majesté

Loys, par la grâce de Dieu, Roy de France à sçavoir faisons à tous présens et advenir que, comme par cy-devant maintes conjurations, conspirations damnables et pernicieuses entreprises ayant été faictes, conspirées et machinées, tant par grands personnages que par moyens et petits, à l’encontre d’aucuns nos progéniteurs Roys de France, et mesmement depuis notre advenement à la couronne:

Disons, déclarons, constituons et ordonnons par lettres, édict, ordonnance et constitution perpétuelle, irrévocable et durable à toujours, que toutes personnes quelconques qui dores en avant sçauront ou auront connaissance de quelques traités, machinations, conspirations et entreprises qui se fairont à l’encontre de notre personne, de notre très chère et amée compagne la Royne, de notre très-cher et amé fils le Dauphin de Viennois, et de nos successeurs Roys et Roynes de France, et de leurs enfants, aussi à l’encontre de l’Estat et seureté de nous ou d’eux et de la chose publique de notre royaume, soient tenus et réputés crimineux de lèze-majesté, et punis de semblable peine et de pareille punition que doivent estre les principaux aucteurs, conspirateurs et fauteurs et conducteurs desdits crimes, sans exception ni réservation de personnes quelconques, de quelque estat, condition, qualité, dignité, noblesse, seigneurie, prééminence ou prérogative que ce soit ou puisse estre, à cause de notre sang ou autrement en quelque manière que ce soit, s’ils ne le revellent ou envoyent reveller à nous ou à nos principaux juges et officiers des pays où ils seront, le plustot que possible leur sera appris, qu’ils en auront eu connoissance; auquel cas et quant ainsy le revelleront ou enverront reveller, ils ne seront en aucuns dangers des punitions desdits crimes; mais seront dignes de rémunération entre nous et la chose publique. Toutefois, en autre chose, nous voulons et entendons les anciennes lois, constitutions et ordonnances qui par nos prédécesseurs ou de droict sont introduites, et les usages qui d’ancienneté ont esté gardés et observés en notre royaume, demeurer à leur force et vertu sans aucunement y déroger par ces présentes. Si nous donnons et mandons à nos amés et féaux gens de notre grand conseil, gens de nos parlemens, et à nos autres justiciers, officiers et subjects qui à présent sont et qui seront pour le temps advenir et à chacun d’eux, sy comme à luy appartiendra, que cette présente notre loy, constitution et ordonnance ils facent publier par tous les lieux de leur pouvoir et jurisdiction accoutumés, de faire cris et proclamations publiques, les lire publiquement et enregistrer en leurs cours et auditoires, et, selon icelle loy et constitution, jugent, sententient et déterminent dores en avant, perpétuellement, sans quelconque difficulté, toutes les fois que les cas adviendront. Et afin que soit chose ferme et stable à toujours, nous avons fait mettre notre scel à cesdites présentes. Et pour ce que ces présentes l’on pourra avoir à besogner à plusieurs et divers lieux, nous voulons que au vidimus d’icelles fait soubs scel royal, foy soit adjoustée comme à ce présent original.

Donné au Plessis du Parc-lès-Tours, le vingt-deuxième jour de décembre mil quatre cent soixante-dix-sept, et de notre règne le dix-septième.

Sic signatum supra plicam.

Par le Roy en son conseil,

L. Texier.

Et est scriptum: Lecto, publicato, et registrato, Parisiis, in parlemento, decima quintà die novembris, anno millesimo quadragintesimo septuagesimo nono.

Certes il est facile de comprendre que cet édit ait été rendu par Louis XI en 1477, c’est-à-dire lorsque le comte de La Marche, Jacques d’Armagnac, venait d’avoir la tête tranchée pour crime de lèse-majesté, et quand ses terres et ses biens immenses avaient été impudemment distribués à ses juges[41], héritage monstrueux et inouï depuis les Tibère et les Néron, et qui s’accomplissait pendant que l’on forçait les enfants du condamné à recevoir goutte à goutte le sang de leur père qui tombait de son échafaud sur leur front. Après ce coup fameux, il pouvait poursuivre et se croire en droit de mépriser assez la France pour lui jeter un tel édit et lui proposer de nouvelles infamies. Accoutumé qu’il était à faire un perpétuel marché des consciences, à beaux deniers comptants, n’allant jamais en avant qu’une bourse dans une main et une hache dans l’autre, il suivait le vieil axiome, qui n’est pas un grand effort de génie et que Machiavel a trop fait valoir, de placer les hommes entre l’espérance et la crainte. Louis XI jouait finement son jeu, mais enfin la France se releva et joua noblement le sien en lui montrant qu’elle avait d’autres hommes que son barbier. Malgré le mot de son invention, car il faut le lui restituer en toute loyauté, malgré la traduction adoucie de dénonciation par révélation, personne de propos délibéré ne sortit de chez soi pour aller répéter une confidence surprise dans l’abandon de l’amitié, échappée à la table ou au foyer. La vile ordonnance tomba en oubli jusqu’au jour où le cardinal de Richelieu donna le signal de sa résurrection. M. de Thou n’avait point d’échange de place forte à faire contre sa grâce, ainsi que M. de Bouillon, et sa mort devait ajouter à la terreur qu’inspirait celle de M. de Cinq-Mars; s’il était absous, ce serait au moins un censeur jeune et vertueux que conserverait M. de Richelieu; destiné à survivre au vieux ministre, il écrirait peut-être comme son père une histoire du cardinal, et serait un juge à son tour, juge inflexible et irrité par la mort de M. le Grand, son ami. M. de Richelieu pensait à tout, et ces motifs qui ne m’échappent pas ne sauraient lui avoir échappé. Oublions, pour plus d’impartialité, son mot sur le président de Thou: Il a mis mon nom dans son histoire, je mettrai le sien dans la mienne. Faisons-lui la grâce de l’esprit de vengeance, il reste une dureté inflexible[42], une mauvaise foi profonde et le plus immoral égoïsme. La vie sévère de M. de Thou, qui pouvait devenir utile à un Etat où tout se corrompait, était importune et dangereuse au ministre; il n’hésita pas: n’hésitons pas non plus à juger cette justice. Il faut à tout prix connaître le fond de ces raisons d’Etat si célébrées et dont on a fait une sorte d’arche sainte impossible à toucher. Les mauvaises actions nous laissent le germe des mauvaises lois, et il n’est pas un passager ministre qui ne cherche à les faire poindre pour conserver la source de son pouvoir d’emprunt par amour de ce douteux éclat. Une chose peut, il est vrai, rassurer: c’est que toutes les fois qu’une pareille idée se porte au cerveau d’un homme politique la gestation en est pesante et pénible, l’enfantement en serait probablement mortel, et l’avortement est un bonheur public.


Je ne pense pas qu’il se rencontre dans l’histoire un fait qui soit plus propre que le jugement d’Auguste de Thou à déposer contre cette fatale idée, en cas que le mauvais génie de la France voulût jamais que la proposition fût renouvelée d’une loi de non-révélation.


Comme rien n’inspire mieux les réponses les plus sûres et ne les présente avec de plus nettes expressions qu’un danger extrême chez un homme supérieur, je vois que dès l’abord M. de Thou alla au fond de la question de droit et de possibilité avec sa raison, et au fond de la question de sentiment et d’honneur, avec son noble cœur; écoutons-le:

Le jour de sa confrontation avec M. de Cinq-Mars[43], il dit: «Qu’après avoir beaucoup considéré dans son esprit, sçavoir, s’il devoit déclarer au Roy (le voyant tous les jours au camp de Perpignan) la cognoissance qu’il avoit eue de ce traité, il résolut en luy-même pour plusieurs raisons de n’en point parler: 1o Il eut fallu se rendre délateur d’un crime d’Estat de Monsieur, frère unique du Roy, de Monsieur de Bouillon et de Monsieur le Grand, qui estoient tous beaucoup plus puissants et plus accrédités que luy, et qu’il y avoit certitude qu’il succomberoit en cette action, dont il n’avoit aucune preuve pour le vérifier.—Je n’aurois pu citer, dit-il, le tesmoignage de Fontrailles, qui estoit absent, et Monsieur le Grand auroit peut-être nié alors qu’il m’en eust parlé. J’aurois donc passé pour un calomniateur, et mon honneur, qui me sera toujours plus cher que ma propre vie, estoit perdu sans ressource.»

2o Pour ce qui regarde M. le Grand, il ajoute ces paroles déjà fidèlement rapportées (p. 361) et d’une beauté incomparable par leur simplicité antique, j’oserai presque dire évangélique:

—«Il m’a cru son amy unique et fidèle, et je ne l’ai pas voulu trahir.»

Quelle que puisse être l’entreprise secrète que l’on suppose, ou contre une tête couronnée, ou contre la constitution d’un Etat démocratique, ou contre les corps qui représentent une nation; quelle que soit la nature de l’exécution du complot, ou assassinat, ou expulsion à main armée, ou émeute du peuple, ou corruption ou soulèvement de troupes soldées, la situation sera la même entre le conjuré et celui qui aura reçu sa confidence. Sa première pensée sera la perte irréparable, éternelle de son honneur et de son nom, soit comme calomniateur s’il ne donne pas de preuves, soit comme lâche délateur s’il les donne: puni dans le premier cas par des peines infamantes, puni dans le second par la vindicte publique, qui le montre du doigt tout souillé du sang de ses amis.

Ce premier motif de silence, lorsque M. de Thou daigna l’exprimer, je crois que ce fut pour se mettre à la portée des esprits qui le jugeaient, et pour entrer dans le ton général du procès et dans les termes précis des lois, qui ne se supposent jamais faites que pour les âmes les plus basses, qu’elles circonscrivent et pressent par des barrières grossières et une nécessité inexorable et uniforme. Il démontre qu’il n’eût pas pu être délateur quand même il l’eût voulu. Il sous-entend: Si j’eusse été un infâme, je n’aurais pu même accomplir mon infamie, on ne m’eût pas cru.—Mais après ce peu de mots sur l’impossibilité matérielle, il ajoute le motif de l’impossibilité morale, motif vrai et d’une vérité éternelle, immuable, que tous les cultes ont reconnue et sanctionnée, que tous les peuples ont mise en honneur:

Il m’a cru son amy.

Non seulement il ne l’a pas trahi, mais on remarquera que dans tous ses interrogatoires[44], ses confrontations avec M. de Bouillon et M. de Cinq-Mars, il ne nomme et ne compromet personne.

«Soudain que je fus seul avec M. de Thou, dit Fontrailles dans ses Mémoires, il me dit le voyage que je venois de faire en Espagne, et qui me surprit fort, car je croyois qu’il luy eust été célé, conformément à la délibération qui en avoit esté prise.—Quand je luy demanday comme quoy il l’avoit appris, il me déclara en confiance fort franchement qu’il le sçavoit de la Royne et qu’elle le tenoit de Monsieur.

«Je n’ignorois pas que Sa Majesté eust fort souhaité une cabale et y avoit contribué de tout son pouvoir[45]

M. de Thou pouvait donc s’appuyer sur cette autorité; mais il sait qu’il fera persécuter la reine Anne d’Autriche, et il se tait. Il se tait aussi sur le Roi lui-même et ne daigne pas répéter ce qu’il a dit au Cardinal dans son entretien particulier. Il ne veut pas de la vie à ce prix.

Quant à M. de Cinq-Mars, il n’a qu’une raison à donner:

Il m’a cru son amy.

Quand même, au lieu d’être un ami éprouvé, il n’eût été qu’un homme uni à M. de Cinq-Mars par des relations passagères, il l’a cru son amy, il a eu foi en lui, il ne l’a pas voulu trahir. Tout est là.

Lorsque la religion chrétienne a institué la confession, elle a, je l’ai dit ailleurs, divinisé la confidence; comme on aurait pu se défier du confident, elle s’est hâtée de déclarer criminel et digne de la mort éternelle le prêtre qui révèlerait l’aveu fait à son oreille. Il ne fallait pas moins que cela pour transformer tout à coup un étranger en ami, en frère, pour faire qu’un chrétien pût aller ouvrir son âme au premier venu, à l’inconnu qu’il ne reverra jamais, et dormir le soir en paix dans son lit, sûr de son secret comme s’il l’eût dit à Dieu.

Donc, tout ce qu’a pu faire le confesseur à l’aide de sa foi et de l’autorité de l’Eglise, a été d’arriver à être considéré par le pénitent comme un ami, de parvenir à faire naître ces épanchements salutaires, ces larmes sacrées, ces récits complets, ces abandons sans réserve que l’amitié grave et bonne avait seule le droit de recevoir avant la confession, l’amitié, la sainte amitié, qui rend en vertueux conseils ce qu’elle reçoit en coupables aveux.

Si donc le confesseur prétend à la tendresse de cœur, à la bonté suprême de l’ami, quel ami ne doit regarder comme le premier devoir l’infaillible sûreté du secret déposé en lui comme dans le tabernacle du confesseur?

Mais ce n’est pas seulement de l’ami ancien et éprouvé qu’il s’agit, c’est encore de tout homme traité en ami, de tout premier venu qui, la main dans la main, a reçu une confidence sérieuse. Le droit de l’hospitalité est aussi ancien que la famille et la race humaine: nulle tribu, nulle horde, si sauvage qu’elle soit, ne conçoit qu’il soit possible de livrer son hôte. Un secret est un hôte qui vient se cacher dans le cœur de l’honnête homme comme dans son inviolable asile. Quiconque le livre et le vend est hors la loi des nations.

Ce serait une bien grande honte pour les pauvres règnes qui ne pourraient avoir un peu de durée qu’au prix de ces lois barbares, et se tenir debout qu’avec de si noirs appuis. Mais voulût-on en faire usage, on ne le pourrait pas. Il faudrait, pour que ce fût praticable, que la civilisation eût marché d’un pied et non de l’autre. Or on est venu partout à une sorte de délicatesse générale de sentiment qui fait que telles actions publiques ne sont pas même proposables. On ne sait comment, il se fait que telles choses, utiles il y a des siècles, ne se peuvent faire, ne se peuvent dire, ne se peuvent même nommer sérieusement par aucun homme vivant, et cela, sans que jamais on les ait abolies. Ce sont les véritables changements de mœurs qui forcent à naître les véritables et durables lois. Qui nous dira où est le pays si reculé qui oserait aujourd’hui donner à l’homme juge la dépouille de l’homme jugé! Toutes les lois ne sont pas de main humaine... La loi qui défend cet héritage sanglant n’a pas été écrite, elle est venue s’asseoir parmi nous. A ses côtés s’est posée celle qui dit: Tu ne dénonceras pas! et le plus humble journalier n’oserait, de nos jours, se placer à la table de son voisin s’il y avait manqué.

Pour moi, s’il fallait absolument aux hommes politiques quelques vieux ustensiles des temps barbares, j’aimerais mieux leur voir dérouiller, restaurer, et mettre en scène et en usage les chevalets et les outils de la torture; car ils ne souilleraient du moins que le corps et non l’âme de la créature de Dieu. Ils feraient parler peut-être la chair souffrante; mais le cri des nerfs et des os sous la tenaille est moins vil que la froide vente d’une tête sur un comptoir, et il n’y a pas encore eu de nom qui ait été inscrit plus bas que le nom de Judas.

Oui, mieux vaut le danger d’un prince que la démoralisation de l’espèce entière. Mieux vaudrait la fin d’une dynastie et d’une forme de gouvernement, mieux vaudrait même celle d’une nation, car tout cela se remplace et peut renaître, que la mort de toute vertu parmi les hommes.


TABLE


Chapitre XIV. — L’émeute 1
Chapitre XV. — L’alcôve 33
Chapitre XVI. — La confusion 63
Chapitre XVII. — La toilette 80
Chapitre XVIII. — Le secret 108
Chapitre XIX. — La partie de chasse 122
Chapitre XX. — La lecture 175
Chapitre XXI. — Le confessionnal 216
Chapitre XXII. — L’orage 238
Chapitre XXIII. — L’absence 266
Chapitre XXIV. — Le travail 283
Chapitre XXV. — Les prisonniers 339
Chapitre XXVI. — La fête 398
Notes et documents historiques 435

Évreux, imprimerie de Ch. Hérissey

Notes de bas de page

[1] Ce nom lui fut donné pour sa valeur et un caractère trop ferme, qui fut son seul crime.

[2] On nommait ainsi par abréviation le grand écuyer Cinq-Mars. Ce nom reviendra souvent dans le cours du récit.

[3] Dans le long siège de cette ville, on donna ce nom à M. de Richelieu pour tourner en ridicule son obstination à commander comme général en chef et s’attribuer le mérite de la prise de la Rochelle.

[4] Il se nommait Laporte. Ni la crainte des supplices, ni l’espoir de l’or du Cardinal ne lui arrachèrent un mot des secrets de la Reine.

[5] Lisez l’Astrée (s’il est possible).

[6] Un édit de 1639 avait déterminé le costume de la cour. Il était simple et noir.

[7] Milton passa en cette année même à Paris, en retournant d’Italie en Angleterre. (Voyez Teland’s Life of Milton.)

[8] Lisez la Clélie, t. I.

[9] Termes des ligueurs.

[10] D’Olivarès, comte-duc de San-Lucar.

[11] Cette sorte de prédiction en calembours fut publique trois mois avant la conjuration.

[12]

Rive où Laure égarait ses pas et ses pensées,
Qui de sa voix touchante écoutais les accents:
Fleurs qui de vos parfums lui présentiez l’encens,
Que ses pieds délicats ont doucement pressées.

Pétrarque, trad. de Saint-Geniez.

[13] La fille.

[14] Petit bonnet de laine.

[15] Noms des chemins qui mènent d’Espagne en France par les Pyrénées.

[16] Exclamation et jurement habituel et intraduisible.

[17] Sorte de ballade.

[18] Servante.

[19] Aucune expression française ne peut représenter la précision énergique de cette romance espagnole. Il faut l’entendre chanter par la voix nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et nonchalante tour à tour de quelque Andalous qui caresse de l’extrémité des doigts les cordes d’une petite guitare. Le mouvement est celui d’une danse, et les pensées celles d’un chant de guerre.

Yo que soy contrabandista
Y campo por mi respecto,
A todos los désafio
Pues a nadie tengo miedo.
Ay, jaleo! Muchachas.
Quien me marca un hilo negro?
Mi caballo esta cansado,
Y yo me marcho corriendo.

[20]

Ay! ay! que viene la ronda,
Y se mueve el tiroteo;
Ay! ay! cavallito mio,
Ay! saca me deste aprieto.
Viva, viva mi cavallo,
Cavallo mio carreto:
Ay! jaleo! Muchachas, ay! jaleo...

[21] «Il vécut et mourut avec des brigands. Ne voilà-t-il pas une punition divine dans la famille de ce juge, pour expier en quelque façon la mort cruelle et impitoyable de ce pauvre Grandier, dont le sang crie vengeance?» (Patin, lettre LXV, du 22 décembre 1631.)

[22] Le 19 mai 1632.

[23] Voyez les Mémoires de Richelieu, Collection des Mémoires, t. XXVIII. p. 139.

[24]

COPIE TEXTUELLE DE LA CORRESPONDANCE DE MONSIEUR ET DU CARDINAL DE RICHELIEU.

A Monsieur de Chavigny.

«Monsieur de Chavigny,

«Encore que je croie que vous n’êtes pas satisfait de moy, et que véritablement vous en ayez sujet, je ne laisse pas de vous prier de travailler à mon accommodement avec Son Eminence, et d’attendre cet effet de la véritable affection que vous avez pour moy, qui, je crois, sera encore plus grande que votre colère. Vous sçavez le besoin que j’ai que vous me tiriez de la peine où je suis. Vous l’avez déjà fait deux fois auprès de Son Eminence. Je vous jure que ce sera la dernière fois que je vous donnerai de pareils employs.

«Gaston d’Orléans.»

[25]

A Son Excellence le Cardinal-Duc.

«Mon Cousin,

«Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du monde le plus coupable de vous avoir dépleu; les grâces qu’il recevoit de Sa Majesté m’ont toujours fait garder de lui et de tous ses artifices; mais c’est pour vous, mon Cousin, que je conserve mon estime et mon amitié tout entière... Je suis touché d’un véritable repentir d’avoir encore manqué à la fidélité que je dois au Roy, mon seigneur, et je prends Dieu à témoin de la sincérité avec laquelle je serai toute ma vie le plus fidèle de vos amis, et avec la mesme passion que je suis,

«Mon Cousin,

«Votre affectionné Cousin,
«Gaston

[26]

Réponse du Cardinal.

«Monsieur,

«Puisque Dieu veut que les hommes aient recours à une ingénue et entière confession pour être absous de leurs fautes en ce monde, je vous enseigne le chemin que vous devez tenir pour vous tirer de peine. Votre Altesse a bien commencé, c’est à elle d’achever. C’est tout ce que je puis vous dire.

[27] En 1638, le prince Thomas ayant fait lever le siége d’Hesdin, le Cardinal en fut très peiné. Une religieuse du couvent du Mont-Calvaire avait dit que la victoire seroit au Roy, et le père Joseph vouloit ainsi que l’on crût que le Ciel protégeoit le ministre.

(Mémoires pour l’histoire du Cardinal de Richelieu.)

[28] En 1639, le Roi consulta son conseil sur la supplique de sa mère exilée pour rentrer en France; Richelieu répondit:

«Qui peut douter qu’il ne soit permis à un prince de se séparer d’une mère pour des considérations importantes?... Le Fils de Dieu n’a point fait difficulté de se séparer un temps de sa mère et de la laisser en peine quelques jours. La réponse qu’il fit à sa mère, lorsqu’elle s’en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui Dieu a commis le soin du bien général d’un royaume doivent toujours le préférer à toutes les obligations particulières.»

(Relation de M. de Fontrailles.)

[29] Les articles de ce traité sont rapportés en détail dans la Relation de Fontrailles. V. les notes.

[30] Mémoires de Sully, 1595.

[31] Manuscrit de Pointis, 1642, no 183.

[32] Mémoires d’Anne d’Autriche, 1642.

[33] Maison qui appartenait à un abbé d’Esnay, frère de M. de Villeroy, dit Montrésor.

[34] Voir la copie de cette lettre à Mme la princesse de Guéménée, dans les notes à la fin du volume.

[35] Le portrait en pied de M. de Cinq-Mars est conservé dans le musée de Versailles.

[36] Le Roi donna au Cardinal, en 1626, une garde de deux cents Arquebusiers; en 1632, quatre cents Mousquetaires à pied; en 1638, deux compagnies de Gens d’armes et de Chevau-légers furent formées par lui.

[37] Il avait donné au Roi, sous réserve d’usufruit durant sa vie, ce palais avec ses dépendances, comme aussi sa magnifique chapelle de diamants, avec son grand buffet d’argent ciselé, pesant trois mille marcs, et son grand diamant en forme de cœur, pesant plus de vingt carats; M. de Chavigny accepta cette donation pour le Roi.

(Histoire du père Joseph.)

[38] Cette gravure existe encore.

[39] Chant des guerres civiles. (Voy. Mém. de la Ligue.)

[40] On appelait le Parlement Sénat. Il existe des lettres adressées à Monseigneur de Harlay, prince du Sénat de Paris et premier juge du royaume.

[41] Le seigneur de Beaujeu eut le comté de La Marche (l’arrêt avait été prononcé en son nom); le chevalier de Bonsile, le comté de Castrée; Blosset, la vicomté Carlat; Louis de Graville, les villes de Nemours et de Pont-sur-Yonne; le seigneur de l’Isle eut la vicomté de Murat, etc.; et l’on regrette de voir, parmi les autres noms de ceux qui eurent part à la proie, Philippe de Comines partageant avec Jean de Daillon les biens de Tournai et du Tournaisis, qui avaient appartenu à ce duc de Nemours qu’ils venaient de condamner à mort.

[42] Dupuy rapporte dans ses Mémoires que lorsque l’exempt lui apporta la lettre du Chancelier qui lui apprenait l’arrêt:

«Et M. de Thou aussi! dit le Cardinal avec un air de satisfaction. M. le Chancelier m’a délivré d’un grand fardeau. Mais, Picaut, ils n’ont point de bourreau!»—On voit s’il pensait à tout.

[43] Voir interrogatoire et confrontation (12 septembre 1612), Journal de M. le Cardinal-Duc, écrit de sa main (p. 190).

[44] Voir l’interrogatoire et procès-verbaux instruits par M. le Chancelier, etc., 1612.

[45] Relation de M. de Fontrailles.

— Note de transcription détaillée —

Cette version électronique comporte les corrections suivantes:

  • p. 64, «Louis XII» corrigé en «Louis XIII» («le buste [...] du roi Louis XIII», qui est aussi mentionné en page 120);
  • p. 70, «tenait» corrigé en «tentait» («et tentait de cacher la surprise»);
  • p. 159, «Ambijoux» corrigé en «Aubijoux» («N’est-ce pas, d’Aubijoux?»);
  • p. 272, second «de» manquant ajouté dans «l’avis de la Reine-mère et de la cour»;
  • p. 281/282, «chevaux» corrigé en «cheveux» («Les diamants ne vont bien qu’aux cheveux noirs»);
  • p. 329, «dont» corrigé en «donc» («Le duc de Bragance donc»);
  • p. 332, «même» corrigé en «mêmes» («dans les ressources mêmes qu’il inventait.»);
  • p. 379, «même» corrigé en «mêmes» («ceux mêmes qui doivent affliger»);
  • p. 450, «aimée» corrigé en «animée» («une voix forte et animée»).

Les variations dans l’orthographe et l’accentuation des mots n’ont pas été corrigées.

Dans la note en bas de la page 178 (ici note 7), «Teland’s Life of Milton» est vraisemblablement une erreur pour «Toland’s Life of Milton».

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