Cinq-Mars; ou, Une conjuration sous Louis XIII (Tome 2 of 2)
On a bien des grâces à rendre à son étoile quand on peut quitter les hommes sans être obligé de leur faire du mal et de se déclarer leur ennemi.
Ch. Nodier, Jean Sbogar.
Cependant la maladie du Roi jetait la France dans un trouble que ressentent toujours les Etats mal affermis aux approches de la mort des princes. Quoique Richelieu fût le centre de la monarchie, il ne régnait pourtant qu’au nom de Louis XIII, et comme enveloppé de l’éclat de ce nom qu’il avait agrandi. Tout absolu qu’il était sur son maître, il le craignait néanmoins; et cette crainte rassurait la nation contre ses désirs ambitieux, dont le Roi même était l’immuable barrière. Mais, ce prince mort, que ferait l’impérieux ministre? où s’arrêterait cet homme qui avait tant osé? Accoutumé à manier le sceptre, qui l’empêcherait de le porter toujours, et d’inscrire son nom seul au bas des lois que seul il avait dictées? Ces terreurs agitaient tous les esprits. Le peuple cherchait en vain sur toute la surface du royaume ces colosses de la Noblesse aux pieds desquels il avait coutume de se mettre à l’abri dans les orages politiques, il ne voyait plus que leurs tombeaux récents; les Parlements étaient muets, et l’on sentait que rien ne s’opposerait au monstrueux accroissement de ce pouvoir usurpateur. Personne n’était déçu complétement par les souffrances affectées du ministre: nul n’était touché de cette hypocrite agonie, qui avait trop souvent trompé l’espoir public, et l’éloignement n’empêchait pas de sentir partout le doigt de l’effrayant parvenu.
L’amour du peuple se réveillait aussi pour le fils d’Henri IV; on courait dans les églises, on priait, et même on pleurait beaucoup. Les princes malheureux sont toujours aimés. La mélancolie de Louis et sa douleur mystérieuse intéressaient toute la France, et, vivant encore, on le regrettait déjà, comme si chacun eût désiré de recevoir la confidence de ses peines avant qu’il n’emportât avec lui le grand secret de ce que souffrent ces hommes placés si haut, qu’ils ne voient dans leur avenir que leur tombe.
Le Roi, voulant rassurer la nation entière, fit annoncer le rétablissement momentané de sa santé, et voulut que la cour se préparât à une grande partie de chasse donnée à Chambord, domaine royal où son frère, le duc d’Orléans, le priait de revenir.
Ce beau séjour était la retraite favorite du Roi, sans doute parce que, en harmonie avec sa personne, il unissait comme elle la grandeur à la tristesse. Souvent il y passait des mois entiers sans voir qui que ce fût, lisant et relisant sans cesse des papiers mystérieux, écrivant des choses inconnues, qu’il enfermait dans un coffre de fer dont lui seul avait le secret. Il se plaisait quelquefois à n’être servi que par un seul domestique, à s’oublier ainsi lui-même par l’absence de sa suite, et à vivre pendant plusieurs jours comme un homme pauvre ou comme un citoyen exilé, aimant à se figurer la misère ou la persécution pour respirer de la royauté. Un autre jour, changeant tout à coup de pensée, il voulait vivre dans une solitude plus absolue; et, lorsqu’il avait interdit son approche à tout être humain, revêtu de l’habit d’un moine, il courait s’enfermer dans la chapelle voûtée; là, relisant la vie de Charles-Quint, il se croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-même cette messe de la mort qui, dit-on, la fit descendre autrefois sur la tête de l’empereur espagnol. Mais, au milieu de ces chants et de ces méditations mêmes, son faible esprit était poursuivi et distrait par des images contraires. Jamais le monde et la vie ne lui avaient paru plus beaux que dans la solitude et près de la tombe. Entre ses yeux et les pages qu’il s’efforçait de lire, passaient de brillants cortèges, des armées victorieuses, des peuples transportés d’amour; il se voyait puissant, combattant, triomphateur, adoré; et, si un rayon du soleil, échappé des vitraux, venait à tomber sur lui, se levant tout à coup du pied de l’autel, il se sentait emporté par une soif du jour ou du grand air qui l’arrachait de ces lieux sombres et étouffés; mais, revenu à la vie, il y retrouvait le dégoût et l’ennui, car les premiers hommes qu’il rencontrait lui rappelaient sa puissance par leurs respects. C’était alors qu’il croyait à l’amitié et l’appelait à ses côtés; mais à peine était-il sûr de sa possession véritable, qu’un grand scrupule s’emparait tout à coup de son âme: c’était celui d’un attachement trop fort pour la créature qui le détournait de l’adoration divine, ou, plus souvent encore, le reproche secret de s’éloigner trop des affaires d’Etat; l’objet de son affection momentanée lui semblait alors un être despotique, dont la puissance l’arrachait à ses devoirs; il se créait une chaîne imaginaire et se plaignait intérieurement d’être opprimé; mais, pour le malheur de ses favoris, il n’avait pas la force de manifester contre eux ses ressentiments par une colère qui les eût avertis; et, continuant à les caresser, il attisait, par cette contrainte, le feu secret de son cœur, et le poussait jusqu’à la haine; il y avait des moments où il était capable de tout contre eux.
Cinq-Mars connaissait parfaitement la faiblesse de cet esprit, qui ne pouvait se tenir ferme dans aucune ligne, et la faiblesse de ce cœur, qui ne pouvait ni aimer ni haïr complètement; aussi la position du favori, enviée de la France entière, et l’objet de la jalousie même du grand ministre, était-elle si chancelante et si douloureuse, que, sans son amour pour Marie, il eût brisé sa chaîne d’or avec plus de joie qu’un forçat n’en ressent dans son cœur lorsqu’il voit tomber le dernier anneau qu’il a limé pendant deux années avec un ressort d’acier caché dans sa bouche. Cette impatience d’en finir avec le sort qu’il voyait de si près hâta l’explosion de cette mine patiemment creusée, comme il l’avait avoué à son ami; mais sa situation était alors celle d’un homme qui, placé à côté du livre de vie, verrait tout le jour y passer la main qui doit tracer sa damnation ou son salut. Il partit avec Louis XIII pour Chambord, décidé à choisir la première occasion favorable à son dessein. Elle se présenta.
Le matin même du jour fixé pour la chasse, le Roi lui fit dire qu’il l’attendait à l’escalier du Lis; il ne sera peut-être pas inutile de parler de cette étonnante construction.
A quatre lieues de Blois, à une heure de la Loire, dans une petite vallée fort basse, entre des marais fangeux et un bois de grands chênes, loin de toutes les routes, on rencontre tout à coup un château royal, ou plutôt magique. On dirait que, contraint par quelque lampe merveilleuse, un génie de l’Orient l’a enlevé pendant une des mille nuits, et l’a dérobé aux pays du soleil pour le cacher dans ceux du brouillard avec les amours d’un beau prince. Ce palais est enfoui comme un trésor; mais à ses dômes bleus, à ses élégants minarets, arrondis sur de larges murs ou élancés dans l’air, à ses longues terrasses qui dominent les bois, à ses flèches légères que le vent balance, à ses croissants entrelacés partout sur les colonnades, on se croirait dans les royaumes de Bagdad ou de Cachemire, si les murs noircis, leur tapis de mousse et de lierre, et la couleur pâle et mélancolique du ciel, n’attestaient un pays pluvieux. Ce fut bien un génie qui éleva ces bâtiments; mais il vint d’Italie et se nomma le Primatice; ce fut bien un beau prince dont les amours s’y cachèrent; mais il était Roi, et se nommait François Ier. Sa salamandre y jette ses flammes partout; elle étincelle mille fois sur les voûtes, et y multiplie ses flammes comme les étoiles d’un ciel; elle soutient les chapiteaux avec sa couronne ardente; elle colore les vitraux de ses feux; elle serpente avec les escaliers secrets, et partout semble dévorer de ses regards flamboyants les triples croissants d’une Diane mystérieuse, cette Diane de Poitiers, deux fois déesse et deux fois adorée dans ces bois voluptueux.
Mais la base de cet étrange monument est comme lui pleine d’élégance et de mystère: c’est un double escalier qui s’élève en deux spirales entrelacées depuis les fondements les plus lointains de l’édifice jusqu’au-dessus des plus hauts clochers et se termine par une lanterne ou cabinet à jour, couronnée d’une fleur de lis colossale, aperçue de bien loin; deux hommes peuvent y monter en même temps sans se voir.
Cet escalier seul lui semble un petit temple isolé; comme nos églises, il est soutenu et protégé par les arcades de ses ailes minces, transparentes, et, pour ainsi dire, brodées à jour. On croirait que la pierre docile s’est ployée sous le doigt de l’architecte; elle paraît, si l’on peut le dire, pétrie selon les caprices de son imagination. On conçoit à peine comment les plans en furent tracés, et dans quels termes les ordres furent expliqués aux ouvriers; cela semble une pensée fugitive, une rêverie brillante qui aurait pris tout à coup un corps durable; c’est un songe réalisé.
Cinq-Mars montait lentement les larges degrés qui devaient le conduire auprès du Roi, et s’arrêtait plus lentement sur chaque marche à mesure qu’il approchait, soit dégoût d’aborder ce prince, dont il avait à écouter les plaintes nouvelles tous les jours, soit pour rêver à ce qu’il allait faire, lorsque le son d’une guitare vint frapper son oreille. Il reconnut l’instrument chéri de Louis et sa voix triste, faible et tremblante, qui se prolongeait sous les voûtes; il semblait essayer l’une de ses romances qu’il composait lui-même, et répétait plusieurs fois d’une main hésitante un refrain imparfait. On distinguait mal les paroles, et il n’arrivait à l’oreille que quelques mots d’abandon, d’ennui du monde et de belle flamme.
Le jeune favori haussa les épaules en écoutant:
—Quel nouveau chagrin te domine? dit-il; voyons, lisons encore une fois dans ce cœur glacé qui croit désirer quelque chose.
Il entra dans l’étroit cabinet.
Vêtu de noir, à demi couché sur une chaise longue, et les coudes appuyés sur des oreillers, le prince touchait languissamment les cordes de sa guitare; il cessa de fredonner en apercevant le Grand-Écuyer, et, levant ses grands yeux sur lui d’un air de reproche, balança longtemps sa tête avant de parler; puis, d’un ton larmoyant et un peu emphatique:
—Qu’ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il; qu’ai-je appris de votre conduite? Que vous me faites de peine en oubliant tous mes conseils!! vous avez noué une coupable intrigue; était-ce de vous que je devais attendre de pareilles choses, vous dont la piété, la vertu, m’avaient tant attaché!
Plein de la pensée de ses projets politiques, Cinq-Mars se vit découvert et ne put se défendre d’un moment de trouble; mais, parfaitement maître de lui-même, il répondit sans hésiter:
—Oui, Sire, et j’allais vous le déclarer; je suis accoutumé à vous ouvrir mon âme.
—Me le déclarer! s’écria Louis XIII en rougissant et pâlissant comme sous les frissons de la fièvre, vous auriez osé souiller mes oreilles de ces affreuses confidences, monsieur! et vous êtes si calme en parlant de vos désordres! Allez, vous mériteriez d’être condamné aux galères comme un Rondin; c’est un crime de lèse-majesté que vous avez commis par votre manque de foi vis-à-vis de moi. J’aimerais mieux que vous fussiez faux-monnayeur comme le marquis de Coucy, ou à la tête des croquants, que de faire ce que vous avez fait; vous déshonorez votre famille et la mémoire du maréchal, votre père.
Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la meilleure contenance qu’il put, et dit avec un air résigné:
—Eh bien, Sire, envoyez-moi donc juger et mettre à mort; mais épargnez-moi vos reproches.
—Vous moquez-vous de moi, petit hobereau de province? reprit Louis; je sais très bien que vous n’avez pas encouru la peine de mort devant les hommes, mais c’est au tribunal de Dieu, monsieur, que vous serez jugé.
—Ma foi, Sire, reprit l’impétueux jeune homme, que l’injure avait choqué, que ne me laissiez-vous retourner dans ma province que vous méprisez tant, comme j’en ai été tenté cent fois? je vais y aller, je ne puis supporter la vie que je mène près de vous; un ange n’y tiendrait pas. Encore une fois, faites-moi juger si je suis coupable, ou laissez-moi me cacher en Touraine. C’est vous qui m’avez perdu en m’attachant à votre personne; si vous m’avez fait concevoir des espérances trop grandes, que vous renversiez ensuite, est-ce ma faute à moi? Et pourquoi m’avez-vous fait Grand-Écuyer, si je ne devais pas aller plus loin? Enfin, suis-je votre ami ou non? et si je le suis, ne puis-je pas être duc, pair et même connétable, aussi bien que M. de Luynes, que vous avez tant aimé parce qu’il vous a dressé des faucons? Pourquoi ne suis-je pas admis au conseil? j’y parlerais aussi bien que toutes vos vieilles têtes à collerettes; j’ai des idées neuves et un meilleur bras pour vous servir. C’est votre Cardinal qui vous a empêché de m’y appeler, et c’est parce qu’il vous éloigne de moi que je le déteste, continua Cinq-Mars en montrant le poing comme si Richelieu eût été devant lui; oui, je le tuerais de ma main s’il le fallait!
D’Effiat avait les yeux enflammés de colère, frappait du pied en parlant, et tourna le dos au Roi comme un enfant qui boude, s’appuyant contre l’une des petites colonnes de la lanterne.
Louis, qui reculait devant toute résolution, et que l’irréparable épouvantait toujours, lui prit la main.
O faiblesse du pouvoir! caprice du cœur humain! c’était par ces emportements enfantins, par ces défauts de l’âge, que ce jeune homme gouvernait un roi de France à l’égal du premier politique du temps. Ce prince croyait, et avec quelque apparence de raison, qu’un caractère si emporté devait être sincère, et ses colères même ne le fâchaient pas. Celle-ci, d’ailleurs, ne portait pas sur ces reproches véritables, et il lui pardonnait de haïr le Cardinal. L’idée même de la jalousie de son favori contre le ministre lui plaisait, parce qu’elle supposait de l’attachement, et qu’il ne craignait que son indifférence. Cinq-Mars le savait et avait voulu s’échapper par là, préparant ainsi le Roi à considérer tout ce qu’il avait fait comme un jeu d’enfant, comme la conséquence de son amitié pour lui; mais le danger n’était pas si grand; il respira quand le prince lui dit:
—Il ne s’agit point du Cardinal, et je ne l’aime pas plus que vous; mais c’est votre conduite scandaleuse que je vous reproche et que j’aurai bien de la peine à vous pardonner. Quoi! monsieur, j’apprends qu’au lieu de vous livrer aux exercices de piété auxquels je vous ai habitué, quand je vous crois au Salut ou à l’Angelus, vous partez de Saint-Germain et vous allez passer une partie de la nuit... chez qui? oserai-je le dire sans péché? chez une femme perdue de réputation, qui ne peut avoir avec vous que des relations pernicieuses au salut de votre âme, et qui reçoit chez elle des esprits forts; Marion de Lorme, enfin! Qu’avez-vous à répondre? Parlez!
Laissant sa main dans celle du Roi, mais toujours appuyé contre la colonne, Cinq-Mars répondit:
—Est-on donc si coupable de quitter des occupations graves pour d’autres plus graves encore? Si je vais chez Marion de Lorme, c’est pour entendre la conversation des savants qui s’y rassemblent. Rien n’est plus innocent que cette assemblée; on y fait des lectures qui se prolongent quelquefois dans la nuit, il est vrai, mais qui ne peuvent qu’élever l’âme, bien loin de la corrompre. D’ailleurs vous ne m’avez jamais ordonné de vous rendre compte de tout; il y a longtemps que je vous l’aurais dit si vous l’aviez voulu.
—Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est la confiance? N’en sentez-vous pas le besoin? C’est la première condition d’une amitié parfaite, comme doit être la nôtre, comme celle qu’il faut à mon cœur.
La voix de Louis était plus affectueuse, et le favori, le regardant par-dessus l’épaule, prit un air moins irrité, mais seulement ennuyé et résigné à l’écouter.
—Que de fois vous m’avez trompé! poursuivit le Roi; puis-je me fier à vous? ne sont-ce pas des galants et des damerets que vous voyez chez cette femme? N’y a-t-il pas d’autres courtisanes?
—Eh! mon Dieu, non, Sire; j’y vais souvent avec un de mes amis, un gentilhomme de Touraine, nommé René Descartes.
—Descartes! je connais ce nom-là; oui, c’est un officier qui se distingua au siège de la Rochelle, et qui se mêle d’écrire; il a une bonne réputation de piété, mais il est lié avec des Barreaux, qui est un esprit fort. Je suis sûr que vous trouvez là beaucoup de gens qui ne sont point de bonne compagnie pour vous; beaucoup de jeunes gens sans famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, qu’y avez-vous vu la dernière fois?
—Mon Dieu! je me rappelle à peine leurs noms, dit Cinq-Mars en cherchant les yeux en l’air; quelquefois, je ne les demande pas... C’était d’abord un certain monsieur, monsieur Groot, ou Grotius, un Hollandais.
—Je sais cela, un ami de Barneveldt; je lui fais une pension. Je l’aimais assez, mais le Card... mais on m’a dit qu’il était religionnaire exalté...
—Je vis aussi un Anglais, nommé John Milton: c’est un jeune homme qui vient d’Italie et retourne à Londres; il ne parle presque pas.
—Inconnu, parfaitement inconnu; mais je suis sûr que c’est encore quelque religionnaire. Et les Français, qui étaient-ils?
—Ce jeune homme qui a fait le Cinna, et qu’on a refusé trois fois à l’Académie éminente; il était fâché que du Ryer y fût à sa place. Il s’appelle Corneille...
—Eh bien, dit le Roi en croisant les bras et en le regardant d’un air de triomphe et de reproche, je vous le demande, quels sont ces gens-là? Est-ce dans un pareil cercle que l’on devrait vous voir?
Cinq-Mars fut interdit à cette observation dont souffrait son amour-propre, et dit en s’approchant du Roi:
—Vous avez bien raison, Sire; mais, pour passer une heure ou deux à entendre d’assez bonnes choses, cela ne peut pas faire de tort; d’ailleurs, il y va des hommes de la cour, tels que le duc de Bouillon, M. d’Aubijoux, le comte de Brion, le cardinal de La Valette, MM. de Montrésor, Fontrailles; et des hommes illustres dans les sciences, comme Mairet, Colletet, Desmarets, auteur de l’Ariane; Faret, Doujat, Charpentier, qui a écrit la belle Cyropédie; Giry, Bessons et Baro, continuateur de l’Astrée, tous académiciens.
—Ah! à la bonne heure, voilà des hommes d’un vrai mérite, reprit Louis; à cela il n’y a rien à dire; on ne peut que gagner. Ce sont des réputations faites, des hommes de poids. Çà! raccommodons-nous, touchez là, enfant. Je vous permettrai d’y aller quelquefois, mais ne me trompez plus; vous voyez que je sais tout. Regardez ceci.
En disant ces mots, le Roi tira d’un coffre de fer, placé contre le mur, d’énormes cahiers de papier barbouillé d’une écriture très fine. Sur l’un était écrit Baradas, sur l’autre, d’Hautefort, sur un troisième, La Fayette, et enfin Cinq-Mars. Il s’arrêta à celui-là, et poursuivit:
—Voyez combien de fois vous m’avez trompé! Ce sont des fautes continuelles dont j’ai tenu registre moi-même depuis deux ans que je vous connais; j’ai écrit jour par jour toutes nos conversations. Asseyez-vous.
Cinq-Mars s’assit en soupirant, et eut la patience d’écouter pendant deux longues heures un abrégé de ce que son maître avait eu la patience d’écrire pendant deux années. Il mit plusieurs fois sa main devant sa bouche durant la lecture; ce que nous ferions tous certainement s’il fallait rapporter ces dialogues, que l’on trouva parfaitement en ordre à la mort du Roi, à côté de son testament. Nous dirons seulement qu’il finit ainsi:
—Enfin, voici ce que vous avez fait le 7 décembre, il y a trois jours: je vous parlais du vol de l’émerillon et des connaissances de vénerie qui vous manquent; je vous disais, d’après la Chasse royale, ouvrage du roi Charles IX, qu’après que le veneur a accoutumé son chien à suivre une bête, il doit penser qu’il a envie de retourner au bois, et qu’il ne faut ni le lancer ni le frapper pour qu’il donne bien dans le trait; et que, pour apprendre à un chien à bien se rabattre, il ne faut laisser passer ni couler de faux-fuyants, ni nulles sentes, sans y mettre le nez.
Voilà ce que vous m’avez répondu (et d’un ton d’humeur, remarquez bien cela): «Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt des régiments à conduire que des oiseaux et des chiens. Je suis sûr qu’on se moquerait de vous et de moi si on savait de quoi nous nous occupons.» Et le 8... attendez, oui, le 8, tandis que nous chantions vêpres ensemble dans ma chambre, vous avez jeté votre livre dans le feu avec colère, ce qui était une impiété; et ensuite vous m’avez dit que vous l’aviez laissé tomber: péché, péché mortel; voyez, j’ai écrit dessous: Mensonge, souligné. On ne me trompe jamais, je vous le disais bien.
—Mais, Sire...
—Un moment, un moment. Le soir, vous avez dit du Cardinal qu’il avait fait brûler un homme injustement et par haine personnelle.
—Et je le répète, et je le soutiens, et je le prouverai, Sire; c’est le plus grand crime de cet homme que vous hésitez à disgracier et qui vous rend malheureux. J’ai tout vu, tout entendu moi-même à Loudun: Urbain Grandier fut assassiné plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque vous avez là ces Mémoires de votre main, relisez toutes les preuves que je vous en donnai alors.
Louis, cherchant la page indiquée et remontant au voyage de Perpignan à Paris, lut tout ce récit avec attention en s’écriant:
—Quelles horreurs! comment avais-je oublié tout cela? Cet homme me fascine, c’est certain. Tu es mon véritable ami, Cinq-Mars. Quelles horreurs! mon règne en sera taché. Il a empêché toutes les lettres de la Noblesse et de tous les notables du pays d’arriver à moi. Brûler, brûler vivant! sans preuves! par vengeance! Un homme, un peuple ont invoqué mon nom inutilement, une famille me maudit à présent! Ah! que les rois sont malheureux!
Le prince en finissant jeta ses papiers et pleura.
—Ah! Sire, elles sont bien belles les larmes que vous versez, s’écria Cinq-Mars avec une sincère admiration: que toute la France n’est-elle ici avec moi! elle s’étonnerait à ce spectacle, qu’elle aurait peine à croire.
—S’étonnerait! la France ne me connaît donc pas?
—Non, Sire, dit d’Effiat avec franchise, personne ne vous connaît; et moi-même je vous accuse souvent de froideur et d’une indifférence générale contre tout le monde.
—De froideur! quand je meurs de chagrin; de froideur! quand je me suis immolé à leurs intérêts? Ingrate nation! je lui ai tout sacrifié, jusqu’à l’orgueil, jusqu’au bonheur de la guider moi-même, parce que j’ai craint pour elle ma vie chancelante; j’ai donné mon sceptre à porter à un homme que je hais, parce que j’ai cru sa main plus forte que la mienne; j’ai supporté le mal qu’il me faisait à moi-même, en songeant qu’il faisait du bien à mes peuples: j’ai dévoré mes larmes pour tarir les leurs; et je vois que mon sacrifice a été plus grand même que je ne le croyais, car ils ne l’ont pas aperçu; ils m’ont cru incapable parce que j’étais timide, et sans force parce que je me défiais des miennes; mais n’importe, Dieu me voit et me connaît.
—Ah! Sire, montrez-vous à la France tel que vous êtes: reprenez votre pouvoir usurpé; elle fera par amour pour vous ce que la crainte n’arrachait pas d’elle; revenez à la vie et remontez sur le trône.
—Non, non, ma vie s’achève, cher ami; je ne suis plus capable des travaux du pouvoir suprême.
—Ah! Sire, cette persuasion seule vous ôte vos forces. Il est temps enfin que l’on cesse de confondre le pouvoir avec le crime et d’appeler leur union génie. Que votre voix s’élève pour annoncer à la terre que le règne de la vertu va commencer avec votre règne; et dès lors ces ennemis que le vice a tant de peine à réduire tomberont devant un mot sorti de votre cœur. On n’a pas encore calculé tout ce que la bonne foi d’un roi de France peut faire de son peuple, ce peuple que l’imagination et la chaleur de l’âme entraînent si vite vers tout ce qui est beau, et que tous les genres de dévouement trouvent prêt. Le Roi votre père nous conduisait par un sourire; que ne ferait pas une de vos larmes! Il ne s’agit que de nous parler.
Pendant ce discours, le Roi, surpris, rougit souvent, toussa et donna des signes d’un grand embarras, comme toutes les fois qu’on voulait lui arracher une décision; il sentait aussi l’approche d’une conversation d’un ordre trop élevé, dans laquelle la timidité de son esprit l’empêchait de se hasarder; et, mettant souvent la main sur sa poitrine en fronçant le sourcil, comme ressentant une vive douleur, il essaya de se tirer par la maladie de la gêne de répondre; mais, soit emportement, soit résolution de jouer le dernier coup, Cinq-Mars poursuivit sans se troubler, avec une solennité qui en imposait à Louis. Celui-ci, forcé dans ses derniers retranchements, lui dit:
—Mais, Cinq-Mars, comment se défaire d’un ministre qui depuis dix-huit ans m’a entouré de ses créatures?
—Il n’est pas si puissant, reprit le Grand-Écuyer; et ses amis seront ses plus cruels adversaires si vous faites un signe de tête. Toute l’ancienne ligue des princes de la Paix existe encore, Sire, et ce n’est que le respect dû au choix de Votre Majesté qui l’empêche d’éclater.
—Ah! bon Dieu! tu peux leur dire qu’ils ne s’arrêtent pas pour moi; je ne les gêne point, ce n’est pas moi qu’on accusera d’être Cardinaliste. Si mon frère veut me donner le moyen de remplacer Richelieu, ce sera de tout mon cœur.
—Je crois, Sire, qu’il vous parlera aujourd’hui de M. le duc de Bouillon; tous les Royalistes le demandent.
—Je ne le hais point, dit le Roi en arrangeant l’oreiller de son fauteuil, je ne le hais point du tout, quoique un peu factieux. Nous sommes parents, sais-tu, cher ami (et il mit à cette expression favorite plus d’abandon qu’à l’ordinaire)? sais-tu qu’il descend de saint Louis de père en fils, par Charlotte de Bourbon, fille du duc de Montpensier? sais-tu que sept princesses du sang sont entrées dans sa maison, et que huit de la sienne, dont l’une a été reine, ont été mariées à des princes du sang? Oh! je ne le hais point du tout; je n’ai jamais dit cela, jamais.
—Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avec confiance, Monsieur et lui vous expliqueront, pendant la chasse, comment tout est préparé, quels sont les hommes que l’on pourra mettre à la place de ses créatures, quels sont les mestres-de-camp et les colonels sur lesquels on peut compter contre Fabert et tous les Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez que le ministre a bien peu de monde à lui. La Reine, Monsieur, la Noblesse et les Parlements sont de notre parti, et c’est une affaire faite dès que Votre Majesté ne s’oppose plus. On a proposé de faire disparaître Richelieu comme le maréchal d’Ancre, qui le méritait moins que lui.
—Comme Concini! dit le Roi. Oh! non, il ne le faut pas.. je ne le veux vraiment pas... Il est prêtre et cardinal, nous serions excommuniés. Mais, s’il y a une autre manière, je le veux bien: tu peux en parler à tes amis, j’y songerai de mon côté.
Une fois ce mot jeté, Louis s’abandonna à son ressentiment, comme s’il venait de le satisfaire et comme si le coup eût déjà été porté. Cinq-Mars en fut fâché, parce qu’il craignait que sa colère, se répandant ainsi, ne fût pas de longue durée. Cependant il crut à ses dernières paroles, surtout lorsque après des plaintes interminables Louis ajouta:
—Enfin, croirais-tu que depuis deux ans que je pleure ma mère, depuis ce jour où il me joua si cruellement devant toute ma cour en me demandant son rappel quand il savait sa mort, depuis ce jour, je ne puis obtenir qu’on la fasse inhumer en France avec mes pères? Il a exilé jusqu’à sa cendre.
En ce moment Cinq-Mars crut entendre du bruit sur l’escalier: le Roi rougit un peu.
—Va-t-en, dit-il, va vite te préparer pour la chasse; tu seras à cheval près de mon carrosse; va vite, je le veux, va.
Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers l’escalier et vers l’entrée qui l’avait introduit.
Le favori sortit; mais le trouble de son maître ne lui était point échappé.
Il descendait lentement et en cherchait la cause en lui-même, lorsqu’il crut entendre le bruit de deux pieds qui montaient la double partie de l’escalier à vis, tandis qu’il descendait l’autre; il s’arrêta, on s’arrêta; il remonta, il lui semblait qu’on descendait; il savait qu’on ne pouvait rien voir entre les jours de l’architecture, et se décida à sortir, impatienté de ce jeu, mais très inquiet. Il eût voulu pouvoir se tenir à la porte d’entrée pour voir qui paraîtrait. Mais à peine eut-il soulevé la tapisserie qui donnait sur la salle des gardes, qu’une foule de courtisans qui l’attendait l’entoura, et l’obligea de s’éloigner pour donner les ordres de sa charge, ou de recevoir des respects, des confidences, des sollicitations, des présentations, des recommandations, des embrassades, et ce torrent de relations graduelles qui entourent un favori, et pour lesquelles il faut une attention présente et toujours soutenue, car une distraction peut causer de grands malheurs. Il oublia ainsi à peu près cette petite circonstance qui pouvait n’être qu’imaginaire, et, se livrant aux douceurs d’une sorte d’apothéose continuelle, monta à cheval dans la grande cour, servi par de nobles pages, et entouré des plus brillants gentilshommes.
Bientôt Monsieur arriva suivi des siens, et une heure ne s’était pas écoulée, que le Roi parut, pâle, languissant et appuyé sur quatre hommes. Cinq-Mars, mettant pied à terre, l’aida à monter dans une sorte de petite voiture fort basse, que l’on appelait brouette, et dont Louis XIII conduisait lui-même les chevaux très dociles et très paisibles. Les piqueurs à pied, aux portières, tenaient les chiens en laisse; au bruit du cor, des centaines de jeunes gens montèrent à cheval, et tout partit pour le rendez-vous de la chasse.
C’était à une ferme nommée l’Ormage que le Roi l’avait fixé, et toute la cour, accoutumée à ses usages, se répandit dans les allées du parc, tandis que le Roi suivait lentement un sentier isolé ayant à sa portière le Grand-Écuyer et quatre personnages auxquels il avait fait signe de s’approcher.
L’aspect de cette partie de plaisir était sinistre: l’approche de l’hiver avait fait tomber presque toutes les feuilles des grands chênes du parc, et les branches noires se détachaient sur un ciel gris comme les branches de candélabres funèbres; un léger brouillard semblait annoncer une pluie prochaine; à travers le bois éclairci et les tristes rameaux, on voyait passer lentement les pesants carrosses de la cour, remplis de femmes vêtues de noir uniformément[6], et condamnées à attendre le résultat d’une chasse qu’elles ne voyaient pas; les meutes donnaient des voix éloignées, et le cor se faisait entendre quelquefois comme un soupir; un vent froid et piquant obligeait chacun à se couvrir; et quelques femmes, mettant sur leur visage un voile ou un masque de velours noir pour se préserver de l’air que n’arrêtaient pas les rideaux de leurs carrosses (car ils n’avaient point de glaces encore), semblaient porter le costume que nous appelons domino.
Tout était languissant et triste. Seulement quelques groupes de jeunes gens, emportés par la chasse, traversaient comme le vent l’extrémité d’une allée en jetant des cris ou donnant du cor; puis tout retombait dans le silence, comme, après la fusée du feu d’artifice, le ciel paraît plus sombre.
Dans un sentier parallèle à celui que suivait lentement le Roi, s’étaient réunis quelques courtisans enveloppés dans leur manteau. Paraissant s’occuper fort peu du chevreuil, ils marchaient à cheval à la hauteur de la brouette du Roi, et ne la perdaient pas de vue. Ils parlaient à demi-voix.
—C’est bien, Fontrailles, c’est bien; victoire! Le Roi lui prend le bras à tout moment. Voyez-vous comme il lui sourit? Voilà M. le Grand qui descend de cheval et monte sur le siége à côté de lui. Allons, allons, le vieux matois est perdu cette fois!
—Ah! ce n’est rien encore que cela! n’avez-vous pas vu comme le Roi a touché la main à Monsieur? Il vous a fait signe, Montrésor; Gondi, regardez donc.
—Eh! regardez! c’est bien aisé à dire; mais je n’y vois pas avec mes yeux, moi; je n’ai que ceux de la foi et les vôtres. Eh bien, qu’est-ce qu’ils font? Je voudrais bien ne pas avoir la vue si basse. Racontez-moi cela, qu’est-ce qu’ils font?
Montrésor reprit:
—Voici le Roi qui se penche à l’oreille du duc de Bouillon et qui lui parle... Il parle encore; il gesticule, il ne cesse pas. Oh! il va être ministre.
—Il sera ministre, dit Fontrailles.
—Il sera ministre, dit le comte du Lude.
—Ah! ce n’est pas douteux, reprit Montrésor.
—J’espère que celui-là me donnera un régiment, et j’épouserai ma cousine! s’écria Olivier d’Entraigues d’un ton de page.
L’abbé de Gondi, en ricanant et regardant au ciel, se mit à chanter un air de chasse:
Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.
... Je crois, messieurs, que vous y voyez plus trouble que moi, ou qu’il se fait des miracles dans l’an de grâce 1642; car M. de Bouillon n’est pas plus près d’être premier ministre que moi, quand le Roi l’embrasserait. Il a de grandes qualités, mais il ne parviendra pas, parce qu’il est tout d’une pièce; cependant j’en fais grand cas pour sa vaste et sotte ville de Sedan; c’est un foyer, c’est un bon foyer pour nous.
Montrésor et les autres étaient trop attentifs à tous les gestes du prince pour répondre, et ils continuèrent:
—Voilà M. le Grand qui prend les rênes des chevaux et qui conduit.
L’abbé reprit sur le même air:
Ne versez pas, beau postillon,
Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.
—Ah! l’abbé, vos chansons me rendront fou! dit Fontrailles; vous avez donc des airs pour tous les événements de la vie?
—Je vous fournirai aussi des événements qui iront sur tous les airs, reprit Gondi.
—Ma foi, l’air de ceux-ci me plaît, répondit Fontrailles plus bas; je ne serai pas obligé par Monsieur de porter à Madrid son diable de traité, et je n’en suis point fâché; c’est une commission assez scabreuse: les Pyrénées ne se passent point si facilement qu’il le croit, et le Cardinal est sur la route.
—Ah! ah! ah! s’écria Montrésor.
—Ah! ah! dit Olivier.
—Eh bien, quoi? ah! ah! dit Gondi; qu’avez-vous donc découvert de si beau?
—Ma foi, pour le coup, le Roi a touché la main de Monsieur; Dieu soit loué, messieurs! Nous voilà défaits du Cardinal: le vieux sanglier est forcé. Qui se chargera de l’expédier? Il faut le jeter dans la mer.
—C’est trop beau pour lui, dit Olivier; il faut le juger.
—Certainement, dit l’abbé; comment donc! nous ne manquerons pas de chefs d’accusation contre un insolent qui a osé congédier un page; n’est-il pas vrai?
Puis, arrêtant son cheval et laissant marcher Olivier et Montrésor, il se pencha du côté de M. du Lude, qui parlait à deux personnages plus sérieux, et dit:
—En vérité, je suis tenté de mettre mon valet de chambre aussi dans le secret; on n’a jamais vu traiter une conjuration aussi légèrement. Les grandes entreprises veulent du mystère; celle-ci serait admirable si l’on s’en donnait la peine. Notre partie est plus belle qu’aucune que j’aie lue dans l’histoire; il y aurait là de quoi renverser trois royaumes si l’on voulait, et les étourderies gâteront tout. C’est vraiment dommage; j’en aurais un regret mortel. Par goût, je suis porté à ces sortes d’affaires, et je suis attaché de cœur à celle-ci, qui a de la grandeur; vraiment, on ne peut pas le nier. N’est-ce pas, d’Aubijoux? n’est-il pas vrai, Montmort?
Pendant ces discours, plusieurs grands et pesants carrosses, à six et quatre chevaux, suivaient la même allée à deux cents pas de ces messieurs; les rideaux étaient ouverts du côté gauche pour voir le Roi. Dans le premier était la Reine: elle était seule dans le fond, vêtue de noir et voilée. Sur le devant était la maréchale d’Effiat, et aux pieds de la Reine était placée la princesse Marie. Assise de côté, sur un tabouret, sa robe et ses pieds sortaient de la voiture et étaient appuyés sur un marchepied doré, car il n’y avait point de portières, comme nous l’avons déjà dit; elle cherchait à voir aussi, à travers les arbres, les gestes du Roi, et se penchait souvent, importunée du passage continuel des chevaux du prince Palatin et de sa suite.
Ce prince du Nord était envoyé par le roi de Pologne pour négocier de grandes affaires en apparence, mais, au fond, pour préparer la duchesse de Mantoue à épouser le vieux roi Uladislas VI, et il déployait à la cour de France tout le luxe de la sienne, appelée alors barbare et scythe à Paris, et justifiait ces noms par des costumes étranges et orientaux. Le Palatin de Posnanie était fort beau, et portait, ainsi que les gens de sa suite, une barbe longue, épaisse, la tête rasée à la turque, et couverte d’un bonnet fourré, une veste courte et enrichie de diamants et de rubis; son cheval était peint en rouge et chargé de plumes. Il avait à sa suite une compagnie de gardes polonais habillés de rouge et de jaune, portant de grands manteaux à manches longues qu’ils laissaient pendre négligemment sur l’épaule. Les seigneurs polonais qui l’escortaient étaient vêtus de brocart d’or et d’argent, et l’on voyait flotter derrière leur tête rasée une seule mèche de cheveux qui leur donnait un aspect asiatique et tartare aussi inconnu de la cour de Louis XIII que celui des Moscovites. Les femmes trouvaient tout cela un peu sauvage et assez effrayant.
Marie de Gonzague était importunée des saluts profonds et des grâces orientales de cet étranger et de sa suite. Toutes les fois qu’il passait devant elle, il se croyait obligé de lui adresser un compliment à moitié français, où il mêlait gauchement quelques mots d’espérance et de royauté. Elle ne trouva d’autre moyen de s’en défaire que de porter plusieurs fois son mouchoir à son nez en disant assez haut à la Reine:
—En vérité, madame, ces messieurs ont une odeur sur eux qui fait mal au cœur.
—Il faudra bien raffermir votre cœur, cependant, et vous accoutumer à eux, répondit Anne d’Autriche, un peu sèchement.
Puis tout à coup, craignant de l’avoir affligée:
—Vous vous y accoutumerez comme nous, continua-t-elle avec gaieté; et vous savez qu’en fait d’odeurs je suis fort difficile. M. Mazarin m’a dit l’autre jour que ma punition en purgatoire serait d’en respirer de mauvaises et de coucher dans des draps de toile de Hollande.
Malgré quelques mots enjoués, la Reine fut cependant fort grave, et retomba dans le silence. S’enfonçant dans son carrosse, enveloppée de sa mante, et ne prenant en apparence aucun intérêt à tout ce qui se passait autour d’elle, elle se laissait aller au balancement de la voiture. Marie, toujours occupée du Roi, parlait à demi-voix à la maréchale d’Effiat; toutes deux cherchaient à se donner des espérances qu’elles n’avaient pas, et se trompaient par amitié.
—Madame, je vous félicite; M. le Grand est assis près du Roi; jamais on n’a été si loin, disait Marie.
Puis elle se taisait longtemps, et la voiture roulait tristement sur des feuilles mortes et desséchées.
—Oui, je le vois avec une grande joie; Le Roi est si bon! répondait la maréchale.
Et elle soupirait profondément.
Un long et morne silence succéda encore; toutes deux se regardèrent et se trouvèrent mutuellement les yeux en larmes. Elles n’osèrent plus se parler, et Marie, baissant la tête, ne vit plus que la terre brune et humide qui fuyait sous les roues. Une triste rêverie occupait son âme; et, quoiqu’elle eût sous les yeux le spectacle de la première cour de l’Europe aux pieds de celui qu’elle aimait, tout lui faisait peur, et de noirs pressentiments la troublaient involontairement.
Tout à coup un cheval passa devant elle comme le vent; elle leva les yeux, et eut le temps de voir le visage de Cinq-Mars. Il ne la regardait pas; il était pâle comme un cadavre, et ses yeux se cachaient sous ses sourcils froncés et l’ombre de son chapeau abaissé. Elle le suivit du regard en tremblant; elle le vit s’arrêter au milieu du groupe des cavaliers qui précédaient les voitures, et qui le reçurent le chapeau bas. Un moment après, il s’enfonça dans un taillis avec l’un d’entre eux, la regarda de loin, et la suivit des yeux jusqu’à ce que la voiture fût passée; puis il lui sembla qu’il donnait à cet homme un rouleau de papiers en disparaissant dans le bois. Le brouillard qui tombait l’empêcha de le voir plus loin. C’était une de ces brumes si fréquentes aux bords de la Loire. Le soleil parut d’abord comme une petite lune sanglante, enveloppée dans un linceul déchiré, et se cacha en une demi-heure sous un voile si épais, que Marie distinguait à peine les premiers chevaux du carrosse, et que les hommes qui passaient à quelques pas de lui semblaient des ombres grisâtres. Cette vapeur glacée devint une pluie pénétrante et en même temps un nuage d’une odeur fétide. La Reine fit asseoir la belle princesse près d’elle et voulut rentrer; on retourna vers Chambord en silence et au pas. Bientôt on entendit les cors qui sonnaient le retour et rappelaient les meutes égarées; des chasseurs passèrent rapidement près de la voiture, cherchant leur chemin dans le brouillard et s’appelant à haute voix. Marie ne voyait souvent que la tête d’un cheval ou un corps sombre sortant de la triste vapeur des bois, et cherchait en vain à distinguer quelques paroles. Cependant son cœur battit; on appelait M. de Cinq-Mars. Le Roi demande M. le Grand, répétait-on; où peut être allé M. le Grand-Écuyer? Une voix dit en passant près d’elle: Il s’est perdu tout à l’heure. Et ces paroles bien simples la firent frissonner, car son esprit affligé leur donnait un sens terrible. Cette pensée la suivit jusqu’au château et dans ses appartements, où elle courut s’enfermer. Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée du Roi et de Monsieur, puis, dans la forêt, quelques coups de fusil dont on ne voyait pas la lumière. Elle regardait en vain aux étroits vitraux; ils semblaient tendus au dehors d’un drap blanc qui ôtait le jour.
Cependant à l’extrémité de la forêt, vers Montfrault, s’étaient égarés deux cavaliers; fatigués de chercher la route du château dans la monotone similitude des arbres et des sentiers, ils allaient s’arrêter près d’un étang, lorsque huit ou dix hommes environ, sortant des taillis, se jetèrent sur eux, et, avant qu’ils eussent le temps de s’armer, se pendirent à leurs jambes, à leurs bras et à la bride de leurs chevaux, de manière à les tenir immobiles. En même temps une voix rauque, partant du brouillard, s’écria:
—Etes-vous Royalistes ou Cardinalistes? Criez: Vive le Grand! ou vous êtes morts.
—Vils coquins! répondit le premier cavalier en cherchant à ouvrir les fontes de ses pistolets, je vous ferai pendre pour abuser de mon nom!
—Dios el Senor! cria la même voix.
Aussitôt tous ces hommes lâchèrent leur proie et s’enfuirent dans les bois; un éclat de rire sauvage retentit, et un homme seul s’approcha de Cinq-Mars.
—Amigo, ne me reconnaissez-vous pas? C’est une plaisanterie de Jacques, le capitaine espagnol.
Fontrailles se rapprocha et dit tout bas au Grand-Écuyer:
—Monsieur, voilà un gaillard entreprenant; je vous conseille de l’employer; il ne faut rien négliger.
—Ecoutez-moi, reprit Jacques de Laubardemont, et parlons vite. Je ne suis pas un faiseur de phrases comme mon père, moi. Je me souviens que vous m’avez rendu quelques bons offices, et dernièrement encore vous m’avez été utile, comme vous l’êtes toujours, sans le savoir; car j’ai un peu réparé ma fortune dans vos petites émeutes. Si vous voulez, je puis vous rendre un important service: je commande quelques braves.
—Quel service? dit Cinq-Mars; nous verrons.
—Je commence par un avis. Ce matin, pendant que vous descendiez de chez le Roi par un côté de l’escalier, le père Joseph y montait par l’autre.
—O ciel! voilà donc le secret de son changement subit et inexplicable! Se peut-il? un Roi de France! et il nous a laissés lui confier tous nos projets!
—Eh bien! voilà tout! vous ne me dites rien? Vous savez que j’ai une vieille affaire à démêler avec le capucin.
—Que m’importe?
Et il baissa la tête, absorbé dans une rêverie profonde.
—Cela vous importe beaucoup, puisque, si vous dites un mot, je vous déferai de lui avant trente-six heures d’ici, quoiqu’il soit à présent bien près de Paris. Nous pourrions y ajouter le Cardinal, si l’on voulait.
—Laissez-moi: je ne veux point de poignards, dit Cinq-Mars.
—Ah! oui, je vous comprends, reprit Jacques, vous avez raison: vous aimez mieux qu’on le dépêche à coups d’épée. C’est juste, il en vaut la peine, on doit cela au rang. Il convient mieux que ce soient des grands seigneurs qui s’en chargent, et que celui qui l’expédiera soit en passe d’être maréchal. Moi je suis sans prétention; il ne faut pas avoir trop d’orgueil, quelque mérite qu’on puisse avoir dans sa profession: je ne dois pas toucher au Cardinal, c’est un morceau de Roi.
—Ni à d’autres, dit le Grand-Écuyer.
—Ah! laissez-nous le capucin, reprit en insistant le capitaine Jacques.
—Si vous refusez cette offre, vous avez tort, dit Fontrailles; on n’en fait pas d’autres tous les jours. Vitry a commencé sur Concini, et on l’a fait maréchal. Nous voyons des gens fort bien en cour qui ont tué leurs ennemis de leur propre main dans les rues de Paris, et vous hésitez à vous défaire d’un misérable? Richelieu a bien ses coquins, il faut que vous ayez les vôtres; je ne conçois pas vos scrupules.
—Ne le tourmentez pas, lui dit Jacques brusquement; je connais cela, j’ai pensé comme lui étant enfant, avant de raisonner. Je n’aurais pas tué seulement un moine; mais je vais lui parler, moi.
Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars:
—Écoutez: quand on conspire, c’est qu’on veut la mort ou tout au moins la perte de quelqu’un... Hein?
Et il fit une pause.
—Or, dans ce cas-là, on est brouillé avec le bon Dieu et d’accord avec le diable... Hein?
«Secundo, comme on dit à la Sorbonne, il n’en coûte pas plus, quand on est damné, de l’être pour beaucoup que pour peu... Hein?
«Ergo, il est indifférent d’en tuer mille ou d’en tuer un. Je vous défie de répondre à cela.
—On ne peut pas mieux dire, docteur en estoc, répondit Fontrailles en riant à demi, et je vois que vous serez un bon compagnon de voyage. Je vous mène avec moi en Espagne, si vous voulez.
—Je sais bien que vous y allez porter le traité, reprit Jacques, et je vous conduirai dans les Pyrénées par des chemins inconnus aux hommes; mais je n’en aurai pas moins un chagrin mortel de n’avoir pas tordu le cou, avant de partir, à ce vieux bouc que nous laissons en arrière, comme un cavalier au milieu d’un jeu d’échecs. Encore une fois, monseigneur, continua t-il d’un air de componction en s’adressant de nouveau à Cinq-Mars, si vous avez de la religion, ne vous y refusez plus; et souvenez-vous des paroles de nos pères théologiens, Hurtado de Mendoza et Sanchez, qui ont prouvé qu’on peut tuer en cachette son ennemi, puisque l’on évite par ce moyen deux péchés: celui d’exposer sa vie, et celui de se battre en duel. C’est d’après ce grand principe consolateur que j’ai toujours agi.
—Laissez-moi, laissez-moi, dit encore Cinq-Mars d’une voix étouffée par la fureur; je pense à d’autres choses.
—A quoi de plus important? dit Fontrailles; cela peut être d’un grand poids dans la balance de nos destins.
—Je cherche combien y pèse le cœur d’un Roi, reprit Cinq-Mars.
—Vous m’épouvantez moi-même, répondit le gentilhomme; nous n’en demandons pas tant.
—Je n’en dis pas tant non plus que vous croyez, monsieur, continua d’Effiat d’une voix sévère; ils se plaignent quand un sujet les trahit: c’est à quoi je songe. Eh bien, la guerre! la guerre! Guerres civiles, guerres étrangères, que vos fureurs s’allument! puisque je tiens la flamme, je vais l’attacher aux mines. Périsse l’État, périssent vingt royaumes s’il le faut! il ne doit pas arriver des malheurs ordinaires lorsque le Roi trahit le sujet. Écoutez-moi.
Et il emmena Fontrailles à quelques pas.
—Je ne vous avais chargé que de préparer notre retraite et nos secours en cas d’abandon de la part du Roi. Tout à l’heure je l’avais pressenti à cause de ses amitiés forcées, et je m’étais décidé à vous faire partir, parce qu’il a fini sa conversation par nous annoncer son départ pour Perpignan. Je craignais Narbonne; je vois à présent qu’il y va se rendre comme prisonnier au Cardinal. Partez, et partez sur-le-champ. J’ajoute aux lettres que je vous ai données le traité que voici; il est sous des noms supposés, mais voici la contre-lettre; elle est signée de Monsieur, du duc de Bouillon et de moi. Le comte-duc d’Olivarès ne désire que cela. Voici encore des blancs du duc d’Orléans que vous remplirez comme vous le voudrez. Partez, dans un mois je vous attends à Perpignan, et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept mille Espagnols sortis de Flandre.
Puis marchant vers l’aventurier qui l’attendait:
—Pour vous, mon brave, puisque vous voulez faire le capitan, je vous charge d’escorter ce gentilhomme jusqu’à Madrid; vous en serez récompensé largement.
Jacques, frisant sa moustache, lui répondit:
—Vous n’êtes pas dégoûté en m’employant! vous faites preuve de tact et de bon goût. Savez-vous que la grande reine Christine de Suède m’a fait demander, et voulait m’avoir près d’elle en qualité d’homme de confiance! Elle a été élevée au son du canon par le Lion du Nord, Gustave Adolphe, son père. Elle aime l’odeur de la poudre et les hommes courageux: mais je n’ai pas voulu la servir parce qu’elle est huguenote et que j’ai de certains principes, moi, dont je ne m’écarte pas. Ainsi, par exemple, je vous jure ici, par saint Jacques, de faire passer monsieur par les ports des Pyrénées à Oloron aussi sûrement que dans ces bois, et de le défendre contre le diable s’il le faut, ainsi que vos papiers, que nous vous rapporterons sans une tache ni une déchirure. Pour les récompenses, je n’en veux point; je les trouve toujours dans l’action même. D’ailleurs, je ne reçois jamais d’argent, car je suis gentilhomme. Les Laubardemont sont très anciens et très bons.
—Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars, partez.
Après avoir serré la main à Fontrailles, il s’enfonça en gémissant dans les bois pour retourner au château de Chambord.
CHAPITRE XX
LA LECTURE
Les circonstances dévoilent pour ainsi dire la royauté du génie, dernière ressource des peuples éteints. Les grands écrivains... ces rois qui n’en ont pas le nom, mais qui règnent véritablement par la force du caractère et la grandeur des pensées, sont élus par les événements auxquels ils doivent commander. Sans ancêtres et sans postérité, seuls de leur race, leur mission remplie, ils disparaissent en laissant à l’avenir des ordres qu’il exécutera fidèlement.
F. de Lamennais.
A peu de temps de là, un soir, au coin de la place Royale, près d’une petite maison assez jolie, on vit s’arrêter beaucoup de carrosses et s’ouvrir souvent une petite porte où l’on montait par trois degrés de pierre. Les voisins se mirent plusieurs fois à leurs fenêtres pour se plaindre du bruit qui se faisait encore à cette heure de la nuit, malgré la crainte des voleurs, et les gens du guet s’étonnèrent et s’arrêtèrent souvent, ne se retirant que lorsqu’ils voyaient auprès de chaque voiture dix ou douze valets de pied, armés de bâtons et portant des torches. Un jeune gentilhomme, suivi de trois laquais, entra en demandant mademoiselle de Lorme; il portait une longue rapière ornée de rubans roses; d’énormes nœuds de la même couleur, placés sur ses souliers à talons hauts, cachaient presque entièrement ses pieds, qu’il tournait fort en dehors, selon la mode. Il retroussait souvent une petite moustache frisée, et peignait avant d’entrer, sa barbe légère et pointue. Ce ne fut qu’un cri lorsqu’on l’annonça.
—Enfin le voilà donc! s’écria une voix jeune et éclatante; il s’est bien fait attendre, cet aimable des Barreaux. Allons, vite un siège; placez-vous près de cette table, et lisez.
Celle qui parlait était une femme de vingt-quatre ans environ, grande, belle, malgré des cheveux noirs très crépus et un teint olivâtre. Elle avait dans les manières quelque chose de mâle qu’elle semblait tenir de son cercle, composé d’hommes uniquement; elle leur prenait le bras assez brusquement en parlant avec une liberté qu’elle leur communiquait. Ses propos étaient animés plutôt qu’enjoués; souvent ils excitaient le rire autour d’elle, mais c’était à force d’esprit qu’elle faisait de la gaieté (si l’on peut s’exprimer ainsi); car sa figure, toute passionnée qu’elle était, semblait incapable de se ployer au sourire; et ses yeux grands et bleus, sous des cheveux de jais, lui donnaient d’abord un aspect étrange.
Des Barreaux lui baisa la main d’un air galant et cavalier; puis il fit avec elle, en lui parlant toujours, le tour d’un salon assez grand où étaient assemblés trente personnages à peu près; les uns assis sur de grands fauteuils, les autres debout sous la voûte de l’immense cheminée, d’autres causant dans l’embrasure des croisées, sous de larges tapisseries. Les uns étaient des hommes obscurs, fort illustres à présent; les autres, des hommes illustres, fort obscurs pour nous, postérité. Ainsi, parmi ces derniers, il salua profondément MM. d’Aubijoux, de Brion, de Montmort, et d’autres gentilshommes très brillants, qui se trouvaient là pour juger; serra la main tendrement et avec estime à MM. de Monteruel, de Sirmond, de Malleville, Baro, Gombauld, et d’autres savants, presque tous appelés grands hommes dans les annales de l’Académie, dont ils étaient fondateurs, et nommée elle-même alors tantôt l’Académie des beaux esprits, tantôt l’Académie éminente. Mais M. des Barreaux fit à peine un signe de tête protecteur au jeune Corneille, qui parlait dans un coin avec un étranger et un adolescent qu’il présentait à la maîtresse de la maison sous le nom de M. Poquelin, fils du valet de chambre tapissier du Roi. L’un était Molière, et l’autre Milton[7].
Avant la lecture que l’on attendait du jeune sybarite, une grande contestation s’éleva entre lui et d’autres poètes ou prosateurs du temps; ils parlaient entre eux avec beaucoup de facilité, échangeant de vives répliques, un langage inconcevable pour un honnête homme qui fût tombé tout à coup parmi eux sans être initié, se serrant vivement la main avec d’affectueux compliments et des allusions sans nombre à leurs ouvrages.
—Ah! vous voilà donc, illustre Baro! s’écria le nouveau venu; j’ai lu votre dernier sixain. Ah! quel sixain! comme il est poussé dans le galant et le tendre!
—Que dites-vous du Tendre? interrompit Marion de Lorme. Avez-vous jamais connu ce pays? Vous vous êtes arrêté au village de Grand-Esprit et à celui de Jolis-Vers, mais vous n’avez pas été plus loin. Si monsieur le gouverneur de Notre-Dame de la Garde veut nous montrer sa nouvelle carte, je vous dirai où vous en êtes.
Scudéry se leva d’un air fanfaron et pédantesque, et, déroulant sur la table une sorte de carte géographique ornée de rubans bleus, il démontra lui-même les lignes d’encre rose qu’il y avait tracées.
—Voici le plus beau morceau de la Clélie, dit-il; on trouve généralement cette carte fort galante, mais ce n’est qu’un simple enjouement de l’esprit, pour plaire à notre petite cabale littéraire. Cependant, comme il y a d’étranges personnes par le monde, j’appréhende que tous ceux qui la verront n’aient pas l’esprit assez bien tourné pour l’entendre. Ceci est le chemin que l’on doit suivre pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre; et remarquez, messieurs, que comme on dit Cumes sur la mer d’Ionie, Cumes sur la mer Tyrrhène, on dira Tendre-sur-Inclination, Tendre-sur-Estime et Tendre-sur-Reconnaissance. Il faudra commencer par habiter les villages de Grand-Cœur, Générosité, Exactitude, Petits-Soins, Billet-Galant, puis Billet-Doux!...
—Oh! c’est du dernier ingénieux! criaient Vaugelas, Colletet et tous les autres.
—Et remarquez, poursuivait l’auteur, enflé de ce succès, qu’il faut passer par Complaisance et Sensibilité, et que, si l’on ne prend cette route, on court le risque de s’égarer jusqu’à Tiédeur, Oubli, et l’on tombe dans le lac d’Indifférence.
—Délicieux! délicieux! galant au suprême! s’écriaient tous les auditeurs. On n’a pas plus de génie!
—Eh bien, madame, reprenait Scudéry, je le déclare chez vous: cet ouvrage, imprimé sous mon nom, est de ma sœur; c’est elle qui a traduit Sapho d’une manière si agréable. Et, sans en être prié, il déclama d’un ton emphatique des vers qui finissaient par ceux-ci:
Dont mon cœur ne saurait guérir;
Mais quand il serait guérissable,
Il est bien plus doux d’en mourir.
—Comment! cette Grecque avait tant d’esprit que cela? Je ne puis le croire! s’écria Marion de Lorme; combien Mlle de Scudéry lui était supérieure! Cette idée lui appartient; qu’elle les mette dans Clélie, je vous en prie, ces vers charmants; que cela figurera bien dans cette histoire romaine!
—A merveille! c’est parfait, dirent tous les savants: Horace, Arunce et l’aimable Porsenna sont des amants si galants!
Ils étaient tous penchés sur la carte de Tendre, et leurs doigts se croisaient et se heurtaient en suivant tous les détours des fleuves amoureux. Le jeune Poquelin osa élever une voix timide et son regard mélancolique et fin, et leur dit:
—A quoi cela sert-il? est-ce à donner du bonheur ou du plaisir? Monsieur ne me semble pas bien heureux, et je ne me sens pas bien gai.
Il n’obtint pour réponse que des regards de dédain, et se consola en méditant les Précieuses ridicules.
Des Barreaux se préparait à lire un sonnet pieux qu’il s’accusait d’avoir fait dans sa maladie; il paraissait honteux d’avoir songé un moment à Dieu en voyant le tonnerre, et rougissait de cette faiblesse; la maîtresse de la maison l’arrêta:
—Il n’est pas temps encore de dire vos beaux vers; vous seriez interrompu; nous attendons M. le Grand-Écuyer et d’autres gentilshommes; ce serait un meurtre que de laisser parler un grand esprit pendant ce bruit et ces dérangements. Mais voici un jeune Anglais qui vient de voyager en Italie et retourne à Londres. On m’a dit qu’il composait un poëme, je ne sais lequel; il va nous en dire quelques vers. Beaucoup de ces messieurs de la Compagnie Eminente savent l’anglais; et, pour les autres, il a fait traduire, par un ancien secrétaire du duc de Buckingham, les passages qu’il nous lira, et en voici des copies en français sur cette table.
En parlant ainsi, elle les prit et les distribua à tous ses érudits. On s’assit, et l’on fit silence. Il fallut quelque temps pour décider le jeune étranger à parler et à quitter l’embrasure de la croisée, où il semblait s’entendre fort bien avec Corneille. Il s’avança enfin jusqu’au fauteuil placé près de la table; il semblait d’une santé faible, et tomba sur ce siège plutôt qu’il ne s’y assit. Il appuya son coude sur la table, et de sa main couvrit ses yeux grands et beaux, mais à demi fermés et rougis par des veilles ou des larmes. Il dit ses fragments de mémoire; ses auditeurs défiants le regardaient d’un air de hauteur ou du moins de protection; d’autres parcouraient nonchalamment la traduction de ses vers.
Sa voix, d’abord étouffée, s’épura par le cours même de son harmonieux récit; le souffle de l’inspiration poétique l’enleva bientôt à lui-même, et son regard, élevé au ciel, devint sublime comme celui du jeune évangéliste qu’inventa Raphaël, car la lumière s’y réfléchissait encore. Il annonça dans ses vers la première désobéissance de l’homme, et invoqua le Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples un cœur simple et pur, qui sait tout, et qui assistait à la naissance du Temps.
Un profond silence accueillit ce début, et un léger murmure s’éleva après la dernière pensée. Il n’entendait pas, il ne voyait qu’à travers un nuage, il était dans le monde de sa création; il poursuivit.
Il dit l’esprit infernal attaché dans un feu vengeur par des chaînes de diamants; le Temps partageant neuf fois le jour et la nuit aux mortels pendant sa chute; l’obscurité visible des prisons éternelles et l’océan flamboyant où flottaient les anges déchus; sa voix tonnante commença le discours du prince des démons: «Es-tu, disait-il, es-tu celui qu’entourait une lumière éblouissante dans les royaumes fortunés du jour? Oh! combien tu es déchu!... Viens avec moi... Et qu’importe ce champ de nos célestes batailles? tout est-il perdu? Une indomptable volonté, l’esprit immuable de la vengeance, une haine mortelle, un courage qui ne sera jamais ployé, conserver cela, n’est-ce pas une victoire?»
Ici un laquais annonça d’une voix éclatante MM. de Montrésor et d’Entraigues. Ils saluèrent, parlèrent, dérangèrent les fauteuils, et s’établirent enfin. Les auditeurs en profitèrent pour entamer dix conversations particulières; on n’y entendait guère que des paroles de blâme et des reproches de mauvais goût; quelques hommes d’esprit, engourdis par la routine, s’écriaient qu’ils ne comprenaient pas, que c’était au-dessus de leur intelligence (ne croyant pas dire si vrai), et par cette fausse humilité s’attiraient un compliment, et au poëte une injure: double avantage. Quelques voix prononcèrent même le mot de profanation.
Le poëte, interrompu, mit sa tête dans ses deux mains et ses coudes sur la table pour ne pas entendre tout ce bruit de politesses et de critiques. Trois hommes seuls se rapprochèrent de lui: c’étaient un officier, Poquelin et Corneille; celui-ci dit à l’oreille de Milton:
—Changez de tableau, je vous le conseille; vos auditeurs ne sont pas à la hauteur de celui-ci.
L’officier serra la main du poëte anglais, et lui dit:
—Je vous admire de toute la puissance de mon âme.
L’Anglais, étonné, le regarda et vit un visage spirituel, passionné et malade.
Il lui fit un signe de tête, et chercha à se recueillir pour continuer. Sa voix reprit une expression très douce à l’oreille et un accent paisible; il parlait du bonheur chaste des deux plus belles créatures; il peignit leur majestueuse nudité, la candeur et l’autorité de leur regard, puis leur marche au milieu des tigres et des lions qui se jouaient encore à leurs pieds; il dit aussi la pureté de leur prière matinale, leurs sourires enchanteurs, les folâtres abandons de leur jeunesse et l’amour de leurs propos si douloureux au prince des démons.
De douces larmes bien involontaires coulaient des yeux de la belle Marion de Lorme: la nature avait saisi son cœur malgré son esprit; la poésie la remplit de pensées graves et religieuses dont l’enivrement des plaisirs l’avait toujours détournée, l’idée de l’amour dans la vertu lui apparut pour la première fois avec toute sa beauté, et elle demeura comme frappée d’une baguette magique et changée en une pâle et belle statue.
Corneille, son jeune ami et l’officier étaient pleins d’une silencieuse admiration qu’ils n’osaient exprimer, car des voix assez élevées couvrirent celle du poëte surpris.
—On n’y tient pas! s’écriait des Barreaux: c’est d’un fade à faire mal au cœur!
—Et quelle absence de gracieux, de galant et de belle flamme! disait froidement Scudéry.
—Ce n’est pas là notre immortel d’Urfé! disait Baro le continuateur.
—Où est l’Ariane? où est l’Astrée? s’écriait en gémissant Godeau l’annotateur.
Toute l’assemblée se soulevait ainsi avec d’obligeantes remarques, mais faites de manière à n’être entendues du poëte que comme un murmure dont le sens était incertain pour lui; il comprit pourtant qu’il ne produisait pas d’enthousiasme, et se recueillit avant de toucher une autre corde de sa lyre.
En ce moment on annonça le conseiller de Thou, qui, saluant modestement, se glissa en silence derrière l’auteur, près de Corneille, de Poquelin et du jeune officier. Milton reprit ses chants.
Il raconta l’arrivée d’un hôte céleste dans les jardins d’Éden, comme une seconde aurore au milieu du jour; secouant les plumes de ses ailes divines, il remplissait les airs d’une odeur ineffable, et venait révéler à l’homme l’histoire des cieux; la révolte de Lucifer revêtu d’une armure de diamant, élevé sur un char brillant comme le soleil, gardé par d’étincelants chérubins, et marchant contre l’Éternel. Mais Emmanuel paraît sur le char vivant du Seigneur, et les deux mille tonnerres de sa main droite roulent jusqu’à l’enfer, avec un bruit épouvantable, l’armée maudite confondue sous les immenses décombres du ciel démantelé.
Cette fois on se leva, et tout fut interrompu, car les scrupules religieux étaient venus se liguer avec le faux goût; on n’entendait que des exclamations qui obligèrent la maîtresse de la maison à se lever aussi pour s’efforcer de les cacher à l’auteur. Ce ne fut pas difficile, car il était tout entier absorbé par la hauteur de ses pensées; son génie n’avait plus rien de commun avec la terre dans ce moment; et, quand il rouvrit ses yeux sur ceux qui l’entouraient, il trouva près de lui quatre admirateurs dont la voix se fit mieux entendre que celle de l’assemblée.
Corneille lui dit cependant:
—Écoutez-moi. Si vous voulez la gloire présente, ne l’espérez pas d’un aussi bel ouvrage. La poésie pure est sentie par bien peu d’âmes; il faut, pour le vulgaire des hommes, qu’elle s’allie à l’intérêt presque physique du drame. J’avais été tenté de faire un poëme de Polyeucte; mais je couperai ce sujet: j’en retrancherai les cieux, et ce ne sera qu’une tragédie.
—Que m’importe la gloire du moment! répondit Milton; je ne songe point au succès: je chante parce que je me sens poëte; je vais où l’inspiration m’entraîne; ce qu’elle produit est toujours bien. Quand on ne devrait lire ces vers que cent ans après ma mort, je les ferais toujours.
—Ah! moi, je les admire avant qu’ils ne soient écrits, dit le jeune officier; j’y vois le Dieu dont j’ai trouvé l’image innée dans mon cœur.
—Qui me parle donc d’une manière si affable? dit le poëte.
—Je suis René Descartes, reprit doucement le militaire.
—Quoi! monsieur! s’écria de Thou, seriez-vous assez heureux pour appartenir à l’auteur des Principes?
—J’en suis l’auteur, dit-il.
—Vous, monsieur! mais... cependant... pardonnez-moi... mais... n’êtes-vous pas homme d’épée? dit le conseiller rempli d’étonnement.
—Eh! monsieur, qu’a de commun la pensée avec l’habit du corps? Oui, je porte l’épée, et j’étais au siège de La Rochelle; j’aime la profession des armes, parce qu’elle soutient l’âme dans une région d’idées nobles par le sentiment continuel du sacrifice de la vie; cependant elle n’occupe pas tout un homme; on ne peut pas y appliquer ses pensées continuellement: la paix les assoupit. D’ailleurs on a aussi à craindre de les voir interrompues par un coup obscur ou un accident ridicule et intempestif; et si l’homme est tué au milieu de l’exécution de son plan, la postérité conserve de lui l’idée qu’il n’en avait pas, ou en avait conçu un mauvais; et c’est désespérant.
De Thou sourit de plaisir en entendant ce langage simple de l’homme supérieur, celui qu’il aimait le mieux après le langage du cœur; il serra la main du jeune sage de la Touraine, et l’entraîna dans un cabinet voisin avec Corneille, Milton et Molière, et là ils eurent de ces conversations qui font regarder comme perdu le temps qui les précéda et le temps qui doit les suivre.
Il y avait deux heures qu’ils s’enchantaient de leurs discours, lorsque le bruit de la musique, des guitares et des flûtes, qui jouaient des menuets, des sarabandes, des allemandes et des danses espagnoles que la jeune Reine avait mises à la mode, le passage continuel des groupes de jeunes femmes et leurs éclats de rire, tout annonça qu’un bal commençait. Une très jeune et belle personne, tenant un grand éventail comme un sceptre, et entourée de dix jeunes gens, entra dans leur petit salon retiré, avec sa cour brillante, qu’elle dirigeait comme une reine, et acheva de mettre en déroute les studieux causeurs.
—Adieu, messieurs, dit de Thou: je cède la place à mademoiselle de Lenclos et à ses mousquetaires.
—Vraiment, messieurs, dit la jeune Ninon, vous faisons-nous peur? vous ai-je troublés? vous avez l’air de conspirateurs!
—Nous le sommes peut-être plus que ces messieurs tout en dansant! dit Olivier d’Entraigues qui lui donnait la main.
—Oh! votre conjuration est contre moi, monsieur le page, répondit Ninon, tout en regardant un autre chevau-léger et abandonnant à un troisième le bras qui lui restait, tandis que les autres cherchaient à se placer sur le chemin des œillades errantes; car elle promenait sur eux ses regards brillants comme la flamme légère que l’on voit courir sur l’extrémité des flambeaux qu’elle allume tour à tour.
De Thou s’esquiva sans que personne songeât à l’arrêter, et descendait le grand escalier, lorsqu’il y vit monter le petit abbé de Gondi, tout rouge, en sueur et essoufflé, qui l’arrêta brusquement avec un air animé et joyeux.
—Eh bien! Eh bien! où allez-vous donc? laissez aller les étrangers et les savants, vous êtes des nôtres. J’arrive un peu tard, mais notre belle Aspasie me pardonnera. Pourquoi donc vous en allez-vous? est-ce que tout est fini?
—Mais il paraît que oui; puisque l’on danse, la lecture est faite.
—La lecture, oui; mais les serments? dit tout bas l’abbé.
—Quels serments? dit de Thou.
—M. le Grand n’est-il pas venu?
—Je croyais le voir; mais je pense qu’il n’est pas venu ou qu’il est parti.
—Non, non, venez avec moi, dit l’étourdi, vous êtes des nôtres, parbleu! il est impossible que vous n’en soyez pas, venez.
De Thou, n’osant refuser et avoir l’air de renier ses amis, même pour des parties de plaisirs qui lui déplaisaient, le suivit, ouvrit deux cabinets et descendit un petit escalier dérobé. A chaque pas qu’il faisait, il entendait plus distinctement des voix d’hommes assemblés. Gondi ouvrit la porte. Un spectacle inattendu s’offrit à ses yeux.
La chambre où il entrait, éclairée par un demi-jour mystérieux, semblait l’asile des plus voluptueux rendez-vous; on voyait d’un côté un lit doré, chargé d’un dais de tapisseries, empanaché de plumes, couvert de dentelles et d’ornements; tous les meubles, ciselés et dorés, étaient d’une soie grisâtre richement brodée, des carreaux de velours s’étendaient aux pieds de chaque fauteuil sur d’épais tapis. De petits miroirs, unis l’un à l’autre par des ornements d’argent, simulaient une glace entière, perfection alors inconnue, et multipliaient partout leurs facettes étincelantes. Nul bruit extérieur ne pouvait parvenir dans ce lieu de délices; mais les gens qu’il rassemblait paraissaient bien éloignés des pensées qu’il pouvait donner. Une foule d’hommes, qu’il reconnut pour des personnages de la cour ou des armées, se pressaient à l’entrée de cette chambre et se répandaient dans un appartement voisin qui paraissait plus vaste; attentifs, ils dévoraient des yeux le spectacle qu’offrait le premier salon. Là dix jeunes gens debout et tenant à la main leurs épées nues, dont la pointe était baissée vers la terre, étaient rangés autour d’une table: leurs visages tournés du côté de Cinq-Mars annonçaient qu’ils venaient de lui adresser leur serment; le Grand-Écuyer était seul, devant la cheminée, les bras croisés et l’air profondément absorbé dans ses réflexions. Debout près de lui, Marion de Lorme, grave, recueillie, semblait lui avoir présenté ces gentilshommes.
Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il se précipita vers la porte qu’il ouvrait, en jetant un regard irrité à Gondi, et saisit de Thou par les deux bras en l’arrêtant sur le dernier degré:
—Que faites-vous ici? lui dit-il d’une voix étouffée, qui vous amène? que me voulez-vous? vous êtes perdu si vous entrez.
—Que faites-vous vous-même? que vois-je dans cette maison?
—Les conséquences de ce que vous savez; retirez-vous, vous dis-je; cet air est empoisonné pour tous ceux qui sont ici.
—Il n’est plus temps, on m’a déjà vu; que dirait-on si je me retirais? je les découragerais, vous seriez perdu.
Tout ce dialogue s’était dit à demi-voix et précipitamment; au dernier mot, de Thou, poussant son ami, entra, et d’un pas ferme traversa l’appartement pour aller vers la cheminée.
Cinq-Mars, profondément blessé, vint reprendre sa place, baissa la tête, se recueillit, et, relevant bientôt un visage plus calme, continua un discours que l’entrée de son ami avait interrompu:
—Soyez donc des nôtres, messieurs; mais il n’est plus besoin de tant de mystères; souvenez-vous que lorsqu’un esprit ferme embrasse une idée, il doit la suivre dans toutes ses conséquences. Vos courages vont avoir un plus vaste champ que celui d’une intrigue de cour. Remerciez-moi: en échange d’une conjuration, je vous donne une guerre. M. de Bouillon est parti pour se mettre à la tête de son armée d’Italie; dans deux jours, et avant le Roi, je quitte Paris pour Perpignan; venez-y tous, les Royalistes de l’armée nous y attendent.
Ici, il jeta autour de lui des regards confiants et calmes; il vit des éclairs de joie et d’enthousiasme dans tous les yeux de ceux qui l’entouraient. Avant de laisser gagner son propre cœur par la contagieuse émotion qui précède les grandes entreprises, il voulut s’assurer d’eux encore, et répéta d’un air grave:
—Oui, la guerre, messieurs, songez-y, une guerre ouverte. La Rochelle et la Navarre se préparent au grand réveil de leurs religionnaires, l’armée d’Italie entrera d’un côté, le frère du Roi viendra nous joindre de l’autre: l’homme sera entouré, vaincu, écrasé. Les Parlements marcheront à notre arrière-garde, apportant leur supplique au Roi, arme aussi forte que nos épées; et, après la victoire, nous nous jetterons aux pieds de Louis XIII, notre maître, pour qu’il nous fasse grâce et nous pardonne de l’avoir délivré d’un ambitieux sanguinaire et de hâter sa résolution.
Ici, regardant autour de lui, il vit encore une assurance croissante dans les regards et l’attitude de ses complices.
—Quoi! reprit-il, croisant ses bras et contenant encore avec effort sa propre émotion, vous ne reculez pas devant cette résolution qui paraîtrait une révolte à d’autres hommes qu’à vous? Ne pensez-vous pas que j’aie abusé des pouvoirs que vous m’aviez remis? J’ai porté loin les choses; mais il est des temps où les rois veulent être servis comme malgré eux. Tout est prévu, vous le savez. Sedan nous ouvrira ses portes, et nous sommes assurés de l’Espagne.
Douze mille hommes de vieilles troupes entreront avec nous jusqu’à Paris. Aucune place pourtant ne sera livrée à l’étranger; elles auront toutes garnison française, et seront prises au nom du Roi.
—Vive le Roi! vive l’Union! la nouvelle Union, la sainte Ligue! s’écrièrent tous les jeunes gens de l’assemblée.
—Le voici venu, s’écria Cinq-Mars avec enthousiasme, le voici, le plus beau jour de ma vie! O jeunesse, jeunesse, toujours nommée imprévoyante et légère de siècle en siècle! de quoi t’accuse-t-on aujourd’hui? Avec un chef de vingt-deux ans s’est conçue, mûrie, et va s’exécuter la plus vaste, la plus juste, la plus salutaire des entreprises. Amis, qu’est-ce qu’une grande vie, sinon une pensée de la jeunesse exécutée par l’âge mûr? La jeunesse regarde fixement l’avenir de son œil d’aigle, y trace un large plan, y jette une pierre fondamentale; et tout ce que peut faire notre existence entière, c’est d’approcher de ce premier dessein. Ah! quand pourraient naître les grands projets, sinon lorsque le cœur bat fortement dans la poitrine? L’esprit n’y suffirait pas, il n’est rien qu’un instrument.
Une nouvelle explosion de joie suivait ces paroles, lorsqu’un vieillard à barbe blanche sortit de la foule.
—Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà le vieux chevalier de Guise qui va radoter et nous refroidir.
En effet, le vieillard, serrant la main de Cinq-Mars, dit lentement et péniblement, après s’être placé près de lui:
—Oui, mon enfant, et vous, mes enfants, je vois avec joie que mon vieil ami Bassompierre sera délivré par vous, et que vous allez venger le comte de Soissons et le jeune Montmorency... Mais il convient à la jeunesse, tout ardente qu’elle est, d’écouter ceux qui ont beaucoup vu. J’ai vu la Ligue, mes enfants, et je vous dis que vous ne pourrez pas prendre cette fois, comme on fit alors, le titre de sainte Ligue, sainte Union, de Protecteurs de saint Pierre et Piliers de l’Église, parce que je vois que vous comptez sur l’appui des huguenots; vous ne pourrez pas non plus mettre sur votre grand sceau de cire verte un trône vide, puisqu’il est occupé par un roi.
—Vous pouvez dire par deux, interrompit Gondi en riant.
—Il est pourtant d’une grande importance, poursuivit le vieux Guise au milieu de ces jeunes gens en tumulte, il est pourtant d’une grande importance de prendre un nom auquel s’attache le peuple; celui de Guerre du bien public a été pris autrefois, Princes de la paix dernièrement; il faudrait en trouver un...
—Eh bien, la Guerre du Roi, dit Cinq-Mars...
—Oui, c’est cela! Guerre du Roi, dirent Gondi et tous les jeunes gens.
—Mais, reprit encore le vieux ligueur, il serait essentiel aussi de se faire approuver par la Faculté théologique de Sorbonne, qui sanctionna autrefois même les haut-gourdiers et les sorgueurs[9], et remettre en vigueur sa deuxième proposition: qu’il est permis au peuple de désobéir aux magistrats et de les pendre.
—Hé! chevalier, s’écria Gondi, il ne s’agit plus de cela; laissez parler M. le Grand; nous ne pensons pas plus à la Sorbonne à présent qu’à votre saint Jacques Clément.
On rit, et Cinq-Mars reprit:
—J’ai voulu, messieurs, ne vous rien cacher des projets de Monsieur, de ceux du duc de Bouillon et des miens, parce qu’il est juste qu’un homme qui joue sa vie sache à quel jeu; mais je vous ai mis sous les yeux les chances les plus malheureuses, et je ne vous ai pas détaillé nos forces, parce qu’il n’est pas un de vous qui n’en sache le secret. Est-ce à vous, messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal, que j’apprendrai les richesses que Monsieur met à notre disposition? Est-ce à vous, monsieur d’Aignan, monsieur de Mouy, que je dirai combien de jeunes gentilshommes ont voulu s’adjoindre à vos compagnies de gens d’armes et de chevau-légers, pour combattre les Cardinalistes? combien en Touraine et dans l’Auvergne, où sont les terres de la maison d’Effiat, et d’où vont sortir deux mille seigneurs avec leurs vassaux? Baron de Beauvau, vous ferai-je redire le zèle et la valeur des cuirassiers que vous donnâtes au malheureux comte de Soissons, dont la cause était la nôtre, et que vous vîtes assassiner au milieu de son triomphe par celui qu’il avait vaincu avec vous? Dirai-je à ces messieurs la joie du Comte-Duc[10] à la nouvelle de nos dispositions, et les lettres du Cardinal-Infant au duc de Bouillon? Parlerai-je de Paris à l’abbé de Gondi, à d’Entraigues, et à vous, messieurs, qui voyez tous les jours son malheur, son indignation et son besoin d’éclater? Tandis que tous les royaumes étrangers demandent la paix, que le cardinal de Richelieu détruit toujours par sa mauvaise foi (comme il l’a fait en rompant le traité de Ratisbonne), tous les ordres de l’État gémissent de ses violences et redoutent cette colossale ambition, qui ne tend pas moins qu’au trône temporel et même spirituel de la France.
Un murmure approbateur interrompit Cinq-Mars. On se tut un moment, et l’on entendit le son des instruments à vent et le trépignement mesuré du pied des danseurs.
Ce bruit causa un instant de distraction et quelques rires dans les plus jeunes gens de l’assemblée.
Cinq-Mars en profita, et levant les yeux:
—Plaisirs de la jeunesse, s’écria-t-il, amours, musique, danses joyeuses, que ne remplissez-vous seuls nos loisirs! que n’êtes-vous nos seules ambitions! Qu’il nous faut de ressentiments pour que nous venions faire entendre nos cris d’indignation à travers les éclats de joie, nos redoutables confidences dans l’asile des entretiens du cœur, et nos serments de guerre et de mort au milieu de l’enivrement des fêtes de la vie!
Malheur à celui qui attriste la jeunesse d’un peuple! Quand les rides sillonnent le front de l’adolescent, on peut dire hardiment que le doigt d’un tyran les a creusées. Les autres peines du jeune âge lui donnent le désespoir, et non la consternation. Voyez passer en silence, chaque matin, ces étudiants tristes et mornes, dont le front est jauni, dont la démarche est lente et la voix basse; on croirait qu’ils craignent de vivre et de faire un pas vers l’avenir. Qu’y a-t-il donc en France? Un homme de trop.
Oui, continua-t-il, j’ai suivi pendant deux années la marche insidieuse et profonde de son ambition. Ses étranges procédures, ses commissions secrètes, ses assassinats juridiques, vous sont connus: princes, pairs, maréchaux, tout a été écrasé par lui; il n’y a pas une famille de France qui ne puisse montrer quelque trace douloureuse de son passage. S’il nous regarde tous comme ennemis de son autorité, c’est qu’il ne veut laisser en France que sa maison, qui ne tenait, il y a vingt ans, qu’un des plus petits fiefs du Poitou.
Les Parlements humiliés n’ont plus de voix; les présidents de Mesmes, de Novion, de Bellièvre, vous ont-ils révélé leur courageuse mais inutile résistance pour condamner à mort le duc de La Valette?
Les présidents et conseils des cours souveraines ont été emprisonnés, chassés, interdits, chose inouïe! lorsqu’ils ont parlé pour le Roi ou pour le public.
Les premières charges de justice, qui les remplit? des hommes infâmes et corrompus qui sucent le sang et l’or du pays. Paris et les villes maritimes taxées; les campagnes ruinées et désolées par les soldats, sergents et gardes du scel; les paysans réduits à la nourriture et à la litière des animaux tués par la peste ou la faim, se sauvant en pays étranger: tel est l’ouvrage de cette nouvelle justice. Il est vrai que ces dignes agents ont fait battre monnaie à l’effigie du Cardinal-Duc. Voici de ses pièces royales.
Ici le grand écuyer jeta sur le tapis une vingtaine de doublons en or où Richelieu était représenté. Un nouveau murmure de haine pour le Cardinal s’éleva dans la salle.
—Et croyez-vous le clergé moins avili et moins mécontent? Non. Les évêques ont été jugés contre les lois de l’État et le respect dû à leurs personnes sacrées. On a vu des corsaires d’Alger commandés par un archevêque. Des gens de néant ont été élevés au cardinalat. Le ministre même, dévorant les choses les plus saintes, s’est fait élire général des ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré, jetant dans les prisons les religieux qui lui refusaient leurs voix. Jésuites, Carmes, Cordeliers, Augustins, Jacobins ont été forcés d’élire en France des vicaires généraux pour ne plus communiquer à Rome avec leurs propres supérieurs, parce qu’il veut être patriarche en France et chef de l’Église gallicane.
—C’est un schismatique, un monstre! s’écrièrent plusieurs voix.
—Sa marche est donc visible, messieurs; il est prêt à saisir le pouvoir temporel et spirituel; il s’est cantonné, peu à peu, contre le Roi même, dans les plus fortes places de la France; saisi des embouchures des principales rivières, des meilleurs ports de l’Océan, des salines et de toutes les sûretés du royaume; c’est donc le Roi qu’il faut délivrer de cette oppression. Le Roi et la Paix sera notre cri. Le reste à la Providence.
Cinq-Mars étonna beaucoup toute l’assemblée et de Thou lui-même par ce discours. Personne ne l’avait entendu jusque-là parler longtemps de suite, même dans les conversations familières; et jamais il n’avait laissé entrevoir par un seul mot la moindre aptitude à connaître les affaires publiques; il avait, au contraire, affecté une insouciance très grande aux yeux même de ceux qu’il disposait à servir ses projets, ne leur montrant qu’une indignation vertueuse contre les violences du ministre, mais affectant de ne mettre en avant aucune de ses propres idées, pour ne pas faire voir son ambition personnelle comme but de ses travaux. La confiance qu’on lui témoignait reposait sur sa faveur et sur sa bravoure. La surprise fut donc assez grande pour causer un moment de silence; ce silence fut bientôt rompu par tous ces transports communs aux Français, jeunes ou vieux, lorsqu’on leur présente un avenir de combats, quel qu’il soit.
Parmi tous ceux qui vinrent serrer la main du jeune chef de parti, l’abbé de Gondi bondissait comme un chevreau.
—J’ai déjà enrôlé mon régiment! cria-t-il, j’ai des hommes superbes!
Puis, s’adressant à Marion de Lorme:
—Parbleu, mademoiselle, je veux porter vos couleurs: votre ruban gris de lin et votre ordre de l’Allumette. La devise en est charmante:
Nous ne brûlons que pour brûler les autres,
et je voudrais que vous pussiez voir tout ce que nous ferons de beau, si par bonheur on en vient aux mains.
La belle Marion, qui l’aimait peu, se mit à parler par dessus sa tête à M. de Thou, mortification qui exaspérait toujours le petit abbé; aussi la quitta-t-il brusquement en se redressant et relevant dédaigneusement sa moustache.
Tout à coup un mouvement de silence subit se fit dans l’assemblée: un papier roulé avait frappé le plafond et était venu tomber aux pieds de Cinq-Mars. Il le ramassa et le déplia, après avoir regardé vivement autour de lui; on chercha en vain d’où il pouvait être venu; tous ceux qui s’avancèrent n’avaient sur le visage que l’expression de l’étonnement et d’une grande curiosité.
—Voici mon nom mal écrit, dit-il froidement.
A CINQ-MARCS.
CENTURIE DE NOSTRADAMUS.
Il y a un traître parmi nous, messieurs, ajouta-t-il en jetant ce papier. Mais que nous importe? Nous ne sommes pas gens à nous effrayer de ces sanglants jeux de mots.
—Il faut le chercher et le jeter par la fenêtre! dirent les jeunes gens.
Cependant l’assemblée avait éprouvé une sensation fâcheuse, on ne se parlait plus qu’à l’oreille, et chacun regardait son voisin avec méfiance. Quelques personnes se retirèrent: la réunion s’éclaircit. Marion de Lorme ne cessait de dire à chacun qu’elle chasserait ses gens, qui seuls devaient être soupçonnés. Malgré ses efforts, il régna dans cet instant quelque froideur dans la salle. Les premières phrases du discours de Cinq-Mars laissaient aussi de l’incertitude sur les intentions du Roi, et cette franchise intempestive avait un peu ébranlé les caractères les moins fermes.
Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars.
—Ecoutez, lui dit-il tout bas: croyez-moi, j’ai étudié avec soin les conspirations et les assemblées; il y a des choses purement mécaniques qu’il faut savoir; suivez mon avis ici. Je suis vraiment devenu assez fort dans cette partie. Il leur faut encore un petit mot, et employez l’esprit de contradiction; cela réussit toujours en France; vous les réchaufferez ainsi. Ayez l’air de ne pas vouloir les retenir malgré eux, ils resteront.
Le Grand-Ecuyer trouva la recette bonne, et s’avançant vers ceux qu’il savait les plus engagés, leur dit:
—Du reste, messieurs, je ne veux forcer personne à me suivre; assez de braves nous attendent à Perpignan, et la France entière est de notre opinion. Si quelqu’un veut s’assurer une retraite, qu’il parle; nous lui donnerons les moyens de se mettre dès à présent en sûreté.
Nul ne voulut entendre parler de cette proposition, et le mouvement qu’elle occasionna fit renouveler les serments de haine contre le Cardinal-Duc.
Cinq-Mars continua pourtant à interroger quelques personnes qu’il choisissait bien, car il finit par Montrésor qui cria qu’il se passerait son épée à travers le corps s’il en avait eu la seule pensée, et par Gondi, qui, se dressant fièrement sur les talons, dit:
—Monsieur le Grand-Ecuyer, ma retraite à moi, c’est l’archevêché de Paris et l’île Notre-Dame; j’en ferai une place assez forte pour qu’on ne m’enlève pas.
—La vôtre? dit-il à de Thou.
—A vos côtés, répondit celui-ci doucement en baissant les yeux, ne voulant pas même donner de l’importance à sa résolution par la fermeté du regard.
—Vous le voulez? eh bien, j’accepte, dit Cinq-Mars; mon sacrifice est plus grand que le vôtre en cela.
Puis, se retournant vers l’assemblée:
—Messieurs, dit-il, je vois en vous les derniers hommes de la France; car, après les Montmorency et les Soissons, vous seuls osez encore lever une tête libre et digne de notre vieille franchise. Si Richelieu triomphe, les antiques monuments de la monarchie crouleront avec nous; la cour régnera seule à la place des Parlements, antiques barrières et en même temps puissants appuis de l’autorité royale; mais soyons vainqueurs, et la France nous devra la conservation de ses anciennes mœurs et de ses sûretés. Du reste, messieurs, il serait fâcheux de gâter un bal pour cela; vous entendez la musique; ces dames vous attendent; allons danser.
—Le Cardinal payera les violons, ajouta Gondi.
Les jeunes gens applaudirent en riant, et tous remontèrent vers la salle de danse comme ils auraient été se battre.
CHAPITRE XXI
LE CONFESSIONNAL
C’est pour vous, beauté fatale, que je viens dans ce lieu terrible!
Lewis, le Moine.
C’était le lendemain de l’assemblée qui avait eu lieu chez Marion de Lorme. Une neige épaisse couvrait les toits de Paris, et fondait dans ses rues et dans ses larges ruisseaux, où elle s’élevait en monceaux grisâtres, sillonnés par les roues de quelques chariots.
Il était huit heures du soir et la nuit était sombre; la ville du tumulte était silencieuse à cause de l’épais tapis que l’hiver y avait jeté. Il empêchait d’entendre le bruit des roues sur la pierre, et celui des pas du cheval ou de l’homme. Dans une rue étroite qui serpente autour de la vieille église de Saint-Eustache, un homme, enveloppé dans son manteau, se promenait lentement, et cherchait à distinguer si rien ne paraissait au détour de la place; souvent il s’asseyait sur l’une des bornes de l’église, se mettant à l’abri de la fonte des neiges sous ces statues horizontales de saints qui sortent du toit de ce temple, et s’allongent presque de toute la largeur de la ruelle, comme des oiseaux de proie qui, prêts à s’abattre, ont reployé leurs ailes. Souvent ce vieillard, ouvrant son manteau, frappait ses bras contre sa poitrine en les croisant et les étendant rapidement pour se réchauffer, ou bien soufflait dans ses doigts, que garantissait mal du froid une paire de gants de buffle montant jusqu’au coude. Enfin, il aperçut une petite ombre qui se détachait sur la neige et glissait contre la muraille.
—Ah! santa Maria! quels vilains pays que ceux du Nord! dit une petite voix en tremblant. Ah! le duzé di Mantoue, que ze voudrais y être encore, mon vieux Grandchamp.
—Allons! Allons! ne parlez pas si haut, répondit brusquement le vieux domestique; les murs de Paris ont des oreilles de cardinal, et surtout les églises. Votre maîtresse est-elle entrée? mon maître l’attendait à la porte.
—Oui, oui, elle est entrée dans l’église.
—Taisez-vous, dit Grandchamp, le son de l’horloge est fêlé, c’est mauvais signe.
—Cette horloge a sonné l’heure d’un rendez-vous.
—Pour moi elle sonne une agonie. Mais, taisez-vous, Laura, voici trois manteaux qui passent.
Ils laissèrent passer trois hommes. Grandchamp les suivit, s’assura du chemin qu’ils prenaient, et revint s’asseoir; il soupira profondément.
—La neige est froide, Laura, et je suis vieux. M. le Grand aurait bien pu choisir un autre de ses gens pour rester en sentinelle comme je fais pendant qu’il fait l’amour. C’est bon pour vous de porter des poulets et des petits rubans, et des portraits et autres fariboles pareilles; pour moi, on devrait me traiter avec plus de considération, et M. le maréchal n’aurait pas fait cela. Les vieux domestiques font respecter une maison.
—Votre maître est-il arrivé depuis longtemps, caro amico?
—Et cara! caro! laissez-moi tranquille. Il y avait une heure que nous gelions quand vous êtes arrivées toutes les deux; j’aurais eu le temps de fumer trois pipes turques. Faites votre affaire, et allez voir aux autres entrées de l’église s’il rôde quelqu’un de suspect; puisqu’il n’y a que deux vedettes, il faut qu’elles battent le champ.
—Ah? Signor Jesu! n’avoir personne à qui dire une parole amicale quand il fait si froid? Et ma pauvre maîtresse? venir à pied depuis l’hôtel de Nevers. Ah? Amore qui regna, amore!
—Allons? Italienne, fais volte-face, te dis-je; que je ne t’entende plus avec ta langue de musique.
—Ah! Jésus! la grosse voix, cher Grandchamp? vous étiez bien plus aimable à Chaumont, dans la Turena, quand vous me parliez de miei occhi noirs.
—Tais-toi, bavarde! encore une fois, ton italien n’est bon qu’aux baladins et aux danseurs de corde, pour amuser les chiens savants.
—Ah? Italia mia! Grandchamp, écoutez-moi, et vous entendrez le langage de la Divinité. Si vous étiez un galant uomo, comme celui qui a fait ceci pour une Laura comme moi...
Et elle se mit à chanter à demi-voix:
Che Madona pensanda premer sole;
Piagga ch’ascolti su dolci parole
E del bel piede alcun vestigio serbe[12].
Le vieux soldat était peu accoutumé à la voix d’une jeune fille; et, en général, lorsqu’une femme lui parlait, le ton qu’il prenait en lui répondant était toujours flottant entre une politesse gauche et la mauvaise humeur. Cependant cette fois, en faveur de la chanson italienne, il sembla s’attendrir, et retroussa sa moustache, ce qui était chez lui un signe d’embarras et de détresse; il fit entendre même un bruit rauque assez semblable au rire, et dit:
—C’est assez gentil, mordieu! cela me rappelle le siège de Casal; mais tais-toi, petite; je n’ai pas encore entendu venir l’abbé Quillet, cela m’inquiète; il faut qu’il soit arrivé avant nos deux jeunes gens, et depuis longtemps...
Laura, qui avait peur d’être envoyée seule sur la place Saint-Eustache, lui dit qu’elle était bien sûre que l’abbé était entré tout à l’heure et continua:
Che vi fa co’ suoi reggi alte e superbe.
—Hon! dit en grommelant le bonhomme, j’ai les pieds dans la neige et une gouttière dans l’oreille; j’ai le froid sur la tête et la mort dans le cœur, et tu ne me chantes que des violettes, du soleil, des herbes et de l’amour: tais-toi!
Et, s’enfonçant davantage sous l’ogive du temple, il laissa tomber sa vieille tête et ses cheveux blanchis sur ses deux mains, pensif et immobile. Laura n’osa plus lui parler.
Mais, pendant que sa femme de chambre était allée trouver Grandchamp, la jeune et tremblante Marie avait poussé, d’une main timide, la porte battante de l’église; elle avait rencontré là Cinq-Mars, debout, déguisé, et attendant avec inquiétude. A peine l’eut-elle reconnu qu’elle marcha d’un pas précipité dans le temple, tenant son masque de velours sur son visage, et courut se réfugier dans un confessionnal, tandis qu’Henri refermait avec soin la porte de l’église qu’elle avait franchie. Il s’assura qu’on ne pouvait l’ouvrir du dehors et vint après elle s’agenouiller, comme d’habitude, dans le lieu de la pénitence. Arrivé une heure avant elle, avec son vieux valet, il avait trouvé cette porte ouverte, signe certain et convenu que l’abbé Quillet, son gouverneur, l’attendait à sa place accoutumée. Le soin qu’il avait d’empêcher toute surprise le fit rester lui-même à garder cette entrée jusqu’à l’arrivée de Marie: heureux de voir l’exactitude du bon abbé, il ne voulut pourtant pas quitter son poste pour l’en aller remercier. C’était un second père pour lui, à cela près de l’autorité, et il agissait avec ce bon prêtre sans beaucoup de cérémonie.
La vieille paroisse de Saint-Eustache était obscure; seulement, avec la lampe perpétuelle, brûlaient quatre flambeaux de cire jaune, qui, attachés au-dessus des bénitiers, contre les principaux piliers, jetaient une lueur rouge sur les marbres bleus et noirs de la basilique déserte. La lumière pénétrait à peine dans les niches enfoncées des ailes du pieux bâtiment. Dans une de ces chapelles, et la plus sombre, était ce confessionnal, dont une grille de fer assez élevée, et doublée de planches épaisses, ne laissait apercevoir que le petit dôme et la croix de bois. Là, s’agenouillèrent, de chaque côté, Cinq-Mars et Marie de Mantoue; ils ne se voyaient qu’à peine, et trouvèrent que, selon son usage, l’abbé Quillet, assis entre eux, les avait entendus depuis longtemps. Ils pouvaient entrevoir, à travers les petits grillages, l’ombre de son camail. Henri d’Effiat s’était approché lentement; il venait arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste de sa destinée. Ce n’était plus devant son Roi qu’il allait paraître, mais devant une souveraine plus puissante, devant celle pour laquelle il avait entrepris son immense ouvrage. Il allait éprouver sa foi et tremblait.
Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée fut agenouillée en face de lui; il frémit parce qu’il ne put s’empêcher, à l’aspect de cet ange, de sentir tout le bonheur qu’il pourrait perdre; il n’osa parler le premier, et demeura encore un instant à contempler sa tête dans l’ombre, cette jeune tête sur laquelle reposaient toutes ses espérances. Malgré son amour, toutes les fois qu’il la voyait, il ne pouvait se garantir de quelque effroi d’avoir tant entrepris pour une enfant dont la passion n’était qu’un faible reflet de la sienne, et qui n’avait peut-être pas apprécié tous les sacrifices qu’il avait faits, son caractère ployé pour elle aux complaisances d’un courtisan condamné aux intrigues et aux souffrances de l’ambition, livré aux combinaisons profondes, aux criminelles méditations, aux sombres et violents travaux d’un conspirateur. Jusque-là, dans leurs secrètes et chastes entrevues, elle avait toujours reçu chaque nouvelle de ses progrès dans sa carrière avec les transports de plaisir d’un enfant, mais sans apprécier la fatigue de chacun de ces pas si pesants que l’on fait vers les honneurs, et lui demandant toujours avec naïveté quand il serait Connétable enfin, et quand ils se marieraient, comme si elle eût demandé quand il viendrait au carrousel, et si le temps était serein. Jusque-là, il avait souri de ces questions et de cette ignorance, pardonnable à dix-huit ans dans une jeune fille née sur un trône et accoutumée à des grandeurs pour ainsi dire naturelles et trouvées autour d’elle en venant à la vie; mais à cette heure, il fit de plus sérieuses réflexions sur ce caractère, et lorsque, sortant presque de l’assemblée imposante des conspirateurs, représentants de tous les ordres du royaume, son oreille où résonnaient encore les voix mâles qui avaient juré d’entreprendre une vaste guerre, fut frappée des premières paroles de celle pour qui elle était commencée, il craignit, pour la première fois, que cette sorte d’innocence ne fût de la légèreté et ne s’étendît jusqu’au cœur: il résolut de l’approfondir.
—Dieu! que j’ai peur, Henri! dit-elle en entrant dans le confessionnal; vous me faites venir sans gardes, sans carrosses; je tremble toujours d’être vue de mes gens en sortant de l’hôtel de Nevers. Faudra-t-il donc me cacher encore longtemps comme une coupable? La Reine n’a pas été contente lorsque je le lui ai avoué; si elle m’en parle encore, ce sera avec son air sévère que vous connaissez, et qui me fait toujours pleurer; j’ai bien peur.
Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit que par un profond soupir.
—Quoi! vous ne me parlez pas! dit-elle.
—Sont-ce bien là toutes vos terreurs! dit Cinq-Mars avec amertume.
—Dois-je en avoir de plus grandes? O mon ami! de quel ton, avec quelle voix me parlez-vous! êtes-vous fâché par ce que je suis venue trop tard?
—Trop tôt, madame, beaucoup trop tôt, pour les choses que vous devez entendre, car je vous en vois bien éloignée.
Marie, affligée de l’accent sombre et amer de sa voix, se prit à pleurer.
—Hélas! mon Dieu! qu’ai-je donc fait, dit-elle, pour que vous m’appeliez madame et me traitiez si durement?
—Ah! rassurez-vous, reprit Cinq-Mars, mais toujours avec ironie. En effet, vous n’êtes pas coupable; mais je le suis, je suis seul à l’être; ce n’est pas envers vous, mais pour vous.
—Avez-vous donc fait du mal? Avez-vous ordonné la mort de quelqu’un? Oh! non, j’en suis bien sûre, vous êtes si bon!
—Eh quoi! dit Cinq-Mars, n’êtes-vous pour rien dans mes projets? ai-je mal compris votre pensée lorsque vous me regardiez chez la Reine? ne sais-je plus lire dans vos yeux? le feu qui les animait était-ce un grand amour pour Richelieu? cette admiration que vous promettiez à celui qui oserait tout dire au Roi, qu’est-elle devenue? Est-ce un mensonge que tout cela?
Marie fondait en larmes.
—Vous me parlez toujours d’un air contraint, dit-elle: je ne l’ai point mérité. Si je ne vous dis rien de cette conjuration effrayante, croyez-vous que je l’oublie? ne me trouvez-vous pas assez malheureuse? avez-vous besoin de voir mes pleurs? les voilà. J’en verse assez en secret, Henri; croyez que si j’ai évité, dans nos dernières entrevues, ce terrible sujet, c’était de crainte d’en trop apprendre: ai-je une autre pensée que celle de vos dangers? ne sais-je pas bien que c’est pour moi que vous les courez? Hélas! si vous combattez pour moi, n’ai-je pas aussi à soutenir des attaques non moins cruelles? Plus heureux que moi, vous n’avez à combattre que la haine, tandis que je lutte contre l’amitié: le Cardinal vous opposera des hommes et des armes; mais la Reine, la douce Anne d’Autriche, n’emploie que de tendres conseils, des caresses, et quelquefois des larmes.
—Touchante et invincible contrainte, dit Cinq-Mars avec amertume, pour vous faire accepter un trône. Je conçois que vous ayez besoin de quelques efforts contre de telles séductions; mais avant, madame, il importe de vous délier de vos serments.
—Hélas! grand Dieu? qu’y a-t-il contre nous?
—Il y a Dieu sur nous, et contre nous, reprit Henri d’une voix sévère; le Roi m’a trompé.
L’abbé s’agita dans le confessionnal. Marie s’écria:
—Voilà ce que je pressentais; voilà le malheur que j’entrevoyais. Est-ce moi qui l’ai causé?
—Il m’a trompé en me serrant la main, poursuivit Cinq-Mars; il m’a trahi par le vil Joseph qu’on m’offre de poignarder.
L’abbé fit un mouvement d’horreur qui ouvrit à demi la porte du confessionnal.
—Ah! mon père, ne craignez rien, continua Henri d’Effiat; votre élève ne frappera jamais de tels coups. Ils s’entendront de loin, ceux que je prépare, et le grand jour les éclairera; mais il me reste un devoir à remplir, un devoir sacré: voyez votre enfant s’immoler devant vous. Hélas! je n’ai pas vécu longtemps pour le bonheur: je viens le détruire peut-être, par votre main, la même qui l’avait consacré.
Il ouvrit, en parlant ainsi, le léger grillage qui le séparait de son vieux gouverneur; celui-ci, gardant toujours un silence surprenant, avança le camail sur son front.
—Rendez, dit Cinq-Mars d’une voix moins ferme, rendez cet anneau nuptial à la duchesse de Mantoue; je ne puis le garder qu’elle ne me le donne une seconde fois, car je ne suis plus le même qu’elle promit d’épouser.
Le prêtre saisit brusquement la bague et la passa au travers des losanges du grillage opposé; cette marque d’indifférence étonna Cinq-Mars.
—Eh quoi! mon père, dit-il, êtes-vous aussi changé?
Cependant Marie ne pleurait plus; mais élevant sa voix angélique qui éveilla un faible écho le long des ogives du temple, comme le plus doux soupir de l’orgue, elle dit:
—O mon ami! ne soyez plus en colère, je ne vous comprends pas; pouvons-nous rompre ce que Dieu vient d’unir, et pourrais-je vous quitter quand je vous sais malheureux! Si le Roi ne vous aime plus, du moins vous êtes assuré qu’il ne viendra pas vous faire du mal, puisqu’il n’en a pas fait au Cardinal, qu’il n’a jamais aimé. Vous croyez-vous perdu parce qu’il n’aura pas voulu peut-être se séparer de son vieux serviteur? Eh bien, attendons le retour de son amitié; oubliez ces conspirateurs qui m’effrayent. S’ils n’ont plus d’espoir, j’en remercie Dieu, je ne tremblerai plus pour vous. Qu’avez-vous donc, mon ami, et pourquoi nous affliger inutilement? La Reine nous aime, et nous sommes tous deux bien jeunes, attendons. L’avenir est beau, puisque nous sommes unis et sûrs de nous-mêmes. Racontez-moi ce que le Roi vous disait à Chambord. Je vous ai suivi longtemps des yeux. Dieu! que cette partie de chasse fut triste pour moi!
—Il m’a trahi! vous dis-je, répondit Cinq-Mars; et qui l’aurait pu croire lorsque vous l’avez vu nous serrant la main, passant de son frère à moi et au duc de Bouillon, qu’il se faisait instruire des moindres détails de la conjuration, du jour même où l’on arrêterait Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son exil (car ils voulaient sa mort; mais le souvenir de mon père me fit demander sa vie). Le Roi disait que lui-même dirigerait tout à Perpignan; et cependant Joseph, cet impur espion, sortait du cabinet des Lys! O Marie! vous l’avouerai-je? au moment où je l’ai appris, mon âme a été bouleversée; j’ai douté de tout, et il m’a semblé que le centre du monde chancelait en voyant la vérité quitter le cœur d’un roi. Je voyais s’écrouler tout notre édifice: une heure encore, et la conjuration s’évanouissait; je vous perdais pour toujours; un moyen me restait, je l’ai employé.
—Lequel? dit Marie.
—Le traité d’Espagne était dans ma main, je l’ai signé.
—O ciel! déchirez-le.
—Il est parti.
—Qui le porte?
—Fontrailles.
—Rappelez-le.
—Il doit avoir déjà dépassé les défilés d’Oloron, dit Cinq-Mars, se levant debout. Tout est prêt à Madrid; tout à Sedan; des armées m’attendent, Marie; des armées! et Richelieu est au milieu d’elles! Il chancelle, il ne faut plus qu’un seul coup pour le renverser, et vous êtes à moi pour toujours, à Cinq-Mars triomphant!
—A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant.
—Eh bien, oui, rebelle, mais non plus favori! Rebelle, criminel, digne de l’échafaud, je le sais! s’écria ce jeune homme passionné en retombant à genoux; mais rebelle par amour, rebelle pour vous, que mon épée va conquérir enfin tout entière.
—Hélas! l’épée que l’on trempe dans le sang des siens n’est-elle pas un poignard?
—Arrêtez, par pitié, Marie! Que des rois m’abandonnent, que des guerriers me délaissent, j’en serai plus ferme encore: mais je serai vaincu par un mot de vous, et encore une fois le temps de réfléchir est passé pour moi; oui, je suis criminel, c’est pourquoi j’hésite à me croire encore digne de vous. Abandonnez-moi, Marie, reprenez cet anneau.
—Je ne le puis, dit-elle, car je suis votre femme, quel que vous soyez.
—Vous l’entendez, mon père, dit Cinq-Mars, transporté de bonheur; bénissez cette seconde union, c’est celle du dévouement, plus belle encore que celle de l’amour. Qu’elle soit à moi tant que je vivrai!
Sans répondre, l’abbé ouvrit la porte du confessionnal, sortit brusquement, et fut hors de l’église avant que Cinq-Mars eût le temps de se lever pour le suivre.
—Où allez-vous? qu’avez-vous? s’écria-t-il.
Mais personne ne paraissait et ne se faisait entendre.
—Ne criez pas, au nom du ciel! dit Marie, ou je suis perdue! il a sans doute entendu quelqu’un dans l’église.
Mais troublé et sans lui répondre, d’Effiat, s’élançant sous les arcades et cherchant en vain son gouverneur, courut à une porte qu’il trouva fermée; tirant son épée, il fit le tour de l’église et, arrivant à l’entrée que devait garder Grandchamp, il l’appela et écouta.
—Lâchez-le à présent, dit une voix au coin de la rue.
Et des chevaux partirent au galop.
—Grandchamp, répondras-tu? cria Cinq-Mars.
—A mon secours, Henri, mon cher enfant! répondit la voix de l’abbé Quillet.
—Eh! d’où venez-vous donc? Vous m’exposez! dit le Grand-Écuyer s’approchant de lui.
Mais il s’aperçut que son pauvre gouverneur, sans chapeau, sous la neige qui tombait, n’était pas en état de lui répondre.
—Ils m’ont arrêté, dépouillé, criait-il, les scélérats! les assassins! ils m’ont empêché d’appeler, ils m’ont serré les lèvres avec un mouchoir!
A ce bruit Grandchamp survint enfin, se frottant les yeux comme un homme qui se réveille. Laura, épouvantée, courut dans l’église près de sa maîtresse; tous rentrèrent précipitamment pour rassurer Marie, et entourèrent le vieil abbé.
—Les scélérats! ils m’ont attaché les mains comme vous voyez, ils étaient plus de vingt; ils m’ont pris la clef de cette porte de l’église.
—Quoi! tout à l’heure? dit Cinq-Mars; et pourquoi nous quittiez-vous?
—Vous quitter! Il y a plus de deux heures qu’ils me tiennent.
—Deux heures! s’écria Henri effrayé.
—Ah! malheureux vieillard que je suis! cria Grandchamp, j’ai dormi pendant le danger de mon maître! c’est la première fois!
—Vous n’étiez donc pas avec nous dans le confessionnal? poursuivit Cinq-Mars avec anxiété, tandis que Marie tremblante se pressait contre son bras.
—Eh quoi! dit l’abbé, n’avez-vous pas vu le scélérat à qui ils ont donné ma clef?
—Non! qui? dirent-ils tous à la fois.
—Le père Joseph! répondit le bon prêtre.
—Fuyez! vous êtes perdu! s’écria Marie.
CHAPITRE XXII
L’ORAGE
Thou art not so unkind
As man’s ingratitude:
Thy touth is not so keen,
Because thou art not seen
Altho thy breath be rude.
Heig-ho! sing, heig-ho! unto the green holly,
Most friendship is feigning; most loving mere folly.
Shakspeare.
Tu n’es pas si cruel
Que l’ingratitude de l’homme;
Ta dent n’est pas si pénétrante,
Car tu es invisible,
Quoique ton souffle soit rude.
Hé, ho, hé! chante; hé, ho, hé! dans le houx vert.
La plupart des amis sont faux, les amants fous.
Au milieu de cette longue et superbe chaîne des Pyrénées qui forme l’isthme crénelé de la Péninsule au centre de ces pyramides bleues chargées de neige, de forêts et de gazons, s’ouvre un étroit défilé, un sentier taillé dans le lit desséché d’un torrent perpendiculaire; il circule parmi les rocs, se glisse sous les ponts de neige épaissie, serpente au bord des précipices inondés, pour escalader les montagnes voisines d’Urdoz et d’Oloron, et, s’élevant enfin sur leur dos inégal, laboure leur cime nébuleuse; pays nouveau qui a encore ses monts et ses profondeurs, tourne à droite, quitte la France et descend en Espagne. Jamais le fer relevé de la mule n’a laissé sa trace dans ses détours; l’homme peut à peine s’y tenir debout; il lui faut la chaussure de corde qui ne peut pas glisser, et le trèfle du bâton ferré qui s’enfonce dans les fentes des rochers.
Dans les beaux mois de l’été, le pastour, vêtu de sa cape brune, et le bélier noir à la longue barbe, y conduisent des troupeaux dont la laine tombante balaye le gazon. On n’entend plus dans ces lieux escarpés que le bruit des grosses clochettes que portent les moutons, et dont les tintements inégaux produisent des accords imprévus, des gammes fortuites, qui étonnent le voyageur et réjouissent leur berger sauvage et silencieux. Mais, lorsque vient le long mois de septembre, un linceul de neige se déroule de la cime des monts jusqu’à leur base, et ne respecte que ce sentier profondément creusé, quelques gorges ouvertes par les torrents, et quelques rocs de granit qui allongent leur forme bizarre comme les ossements d’un monde enseveli.
C’est alors qu’on voit accourir de légers troupeaux d’isards qui, renversant sur leur dos leurs cornes recourbées, s’élancent de rocher en rocher, comme si le vent les faisait bondir devant lui, et prennent possession de leur désert aérien; des volées de corbeaux et de corneilles tournent sans cesse dans les gouffres et les puits naturels, qu’elles transforment en ténébreux colombiers, tandis que l’ours brun, suivi de sa famille velue qui se joue et se roule autour de lui sur la neige, descend avec lenteur de sa retraite envahie par les frimas. Mais ce ne sont là ni les plus sauvages ni les plus cruels habitants que ramène l’hiver dans ces montagnes; le contrebandier rassuré se hasarde jusqu’à se construire une demeure de bois sur la barrière même de la nature et de la politique; là des traités inconnus, des échanges occultes, se font entre les deux Navarres, au milieu des brouillards et des vents.
Ce fut dans cet étroit sentier, sur le versant de la France, qu’environ deux mois après les scènes que nous avons vues se passer à Paris, deux voyageurs venant d’Espagne s’arrêtèrent à minuit, fatigués et pleins d’épouvante. On entendait des coups de fusil dans la montagne.
—Les coquins! comme ils nous ont poursuivis! dit l’un d’eux; je n’en puis plus! sans vous j’étais pris.
—Et vous le serez encore, ainsi que ce damné papier, si vous perdez votre temps en paroles; voilà un second coup de feu sur le roc de Saint-Pierre-de-l’Aigle; ils nous croient partis par la côte du Limaçon; mais, en bas, ils s’apercevront du contraire. Descendez. C’est une ronde, sans doute, qui chasse les contrebandiers. Descendez!
—Eh! comment? je n’y vois pas.
—Descendez toujours, et prenez-moi le bras.
—Soutenez-moi; je glisse avec mes bottes, dit le premier voyageur, s’accrochant aux pointes du roc pour s’assurer de la solidité du terrain avant d’y poser le pied.
—Allez donc, allez donc! lui dit l’autre en le poussant; voilà un de ces drôles qui passe sur notre tête.
En effet, l’ombre d’un homme armé d’un long fusil se dessina sur la neige. Les deux aventuriers se tinrent immobiles. Il passa; ils continuèrent à descendre.
—Ils nous prendront! dit celui qui soutenait l’autre, nous sommes tournés. Donnez-moi votre diable de parchemin; je porte l’habit des contrebandiers, et je me ferai passer pour tel en cherchant asile chez eux; mais vous n’auriez pas de ressource avec votre habit galonné.
—Vous avez raison, dit son compagnon en s’arrêtant sur une pointe de roc.
Et, restant suspendu au milieu de la pente, il lui donna un rouleau de bois creux.
Un coup de fusil partit, et une balle vint s’enterrer en sifflant et en frissonnant dans la neige à leurs pieds.
—Averti! dit le premier. Roulez en bas; si vous n’êtes pas mort, vous suivrez la route. A gauche du Gave est Sainte-Marie; mais tournez à droite, traversez Oloron, et vous êtes sur le chemin de Pau et sauvé. Allons, roulez.
En parlant, il poussa son camarade, et, sans daigner le regarder, ne voulant ni monter ni descendre, se mit à suivre horizontalement le front du mont, en s’accrochant aux pierres, aux branches, aux plantes même, avec une adresse de chat sauvage, et bientôt se trouva sur un tertre solide, devant une petite case de planches à jour, à travers lesquelles on voyait une lumière. L’aventurier tourna tout autour comme un loup affamé autour d’un parc, et, appliquant son œil à l’une des ouvertures, vit des choses qui le décidèrent apparemment, car, sans hésiter, il poussa la porte chancelante que ne fermait pas même un faible loquet. La case entière s’ébranla au coup de poing qu’il avait donné; il vit alors qu’elle était divisée en deux cellules par une cloison. Un grand flambeau de cire jaune éclairait la première; là, une jeune fille, pâle et d’une effroyable maigreur, était accroupie dans un coin sur la terre humide où coulait la neige fondue sous les planches de la chaumière. Des cheveux noirs, mêlés et couverts de poussière, mais très longs, tombaient en désordre sur son vêtement de bure brune; le capuchon rouge des Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules; elle baissait les yeux et filait une petite quenouille attachée à sa ceinture. L’entrée d’un homme ne la troubla pas.
—Eh! eh! la moza[13], lève-toi et donne-moi à boire; je suis las et j’ai soif.
La jeune fille ne répondit pas, et, sans lever les yeux, continua de filer avec application.
—Entends-tu? dit l’étranger la poussant avec le pied; va dire au patron, que j’ai vu là, qu’un ami vient le voir, et donne-moi à boire avant. Je coucherai ici.
Elle répondit d’une voix enrouée en filant toujours:
—Je bois la neige qui fond sur le rocher, ou l’écume verte qui nage sur l’eau des marais; mais, quand j’ai bien filé, on me donne l’eau de la source de fer.
Quand je dors, le lézard froid passe sur mon visage; mais lorsque j’ai bien lavé une mule, on jette le foin; le foin est chaud; le foin est bon et chaud; je le mets sur mes pieds de marbre.
—Quelle histoire me fais-tu là? dit Jacques; je ne parle pas de toi.
Elle poursuivit:
—On me fait tenir un homme pendant qu’on le tue. Oh! que j’ai eu du sang sur les mains! Que Dieu leur pardonne si cela se peut. Ils m’ont fait tenir sa tête et le baquet rempli d’une eau rouge. O ciel! moi qui étais l’épouse de Dieu! on jette leurs corps dans l’abîme de neige; mais le vautour les trouve; il tapisse son nid avec leurs cheveux. Je te vois à présent plein de vie, je te verrai sanglant, pâle et mort.
L’aventurier, haussant les épaules, se mit à siffler en entrant, et poussa la seconde porte; il trouva l’homme qu’il avait vu par les fentes de la cabane: il portait le berret[14] bleu des Basques sur l’oreille, et, couvert d’un ample manteau, assis sur un bât de mulet, courbé sur un large brasier de fonte, fumait un cigare et vidait une outre placée à son côté. La lueur de la braise éclairait son visage gras et jaune, ainsi que la chambre où étaient rangées des selles de mulet autour du brasero comme des sièges. Il souleva la tête sans se déranger.
—Ah! ah! c’est toi, Jacques? dit-il, c’est bien toi? Quoiqu’il y ait quatre ans que je ne t’ai vu, je te reconnais, tu n’es pas changé, brigand; c’est toujours ta grande face de vaurien. Mets-toi là et buvons un coup.
—Oui, me voilà encore ici; mais comment diable y es-tu, toi? Je te croyais juge, Houmain!
—Et moi, donc, je te croyais bien capitaine espagnol, Jacques!
—Ah! je l’ai été quelque temps, c’est vrai, et puis prisonnier; mais je m’en suis tiré assez joliment, et j’ai repris l’ancien état, l’état libre, la bonne vieille contrebande.
—Viva! viva! jaleo! s’écria Houmain; nous autres braves, nous sommes bons à tout. Ah ça! mais... tu as donc toujours passé par les autres ports[15]? car je ne t’ai pas revu depuis que j’ai repris le métier.
—Oui, oui, j’ai passé par où tu ne passeras pas, va! dit Jacques.
—Et qu’apportes-tu?
—Une marchandise inconnue; mes mules viendront demain.
—Sont-ce les ceintures de soie, les cigares ou la laine?
—Tu le sauras plus tard, amigo, dit le spadassin; donne-moi l’outre, j’ai soif.
—Tiens, bois, c’est du vrai valdepenas!... Nous sommes si heureux ici, nous autres bandoleros! Ai! jaleo! jaleo[16]! bois donc, les amis vont venir.
—Quels amis? dit Jacques laissant retomber l’outre.
—Ne t’inquiète pas, bois toujours; je vais te conter ça, et puis nous chanterons la Tirana[17] andalouse!
L’aventurier prit l’outre et fit semblant de boire tranquillement.
—Quelle est donc cette grande diablesse que j’ai vue à ta porte? reprit-il; elle a l’air à moitié morte.
—Non, non; elle n’est que folle; bois toujours, je te conterai ça.
Et, prenant à sa ceinture rouge le long poignard dentelé de chaque côté en manière de scie, Houmain s’en servit pour retourner et enflammer la braise, et dit d’un air grave:
—Tu sauras d’abord, si tu ne le sais pas, que là-bas (il montrait le côté de la France) ce vieux loup de Richelieu les mène tambour battant.
—Ah! ah! dit Jacques.
—Oui; on l’appelle le roi du Roi. Tu sais? Cependant il y a un petit jeune homme qui est à peu près aussi fort que lui, et qu’on appelle M. le Grand. Ce petit bonhomme commande presque toute l’armée de Perpignan dans ce moment-ci, et il est arrivé il y a un mois; mais le vieux est toujours à Narbonne, et il est bien fin. Pour le Roi, il est tantôt comme ci, tantôt comme çà (en parlant, Houmain retournait sa main sur le dos et du côté de la paume); oui, entre le zist et le zest. Mais en attendant qu’il se décide, moi je suis pour le zist, c’est à dire Cardinaliste, et j’ai toujours fait les affaires de monseigneur, depuis la première qu’il me donna il y a bientôt trois ans. Je vais te la conter.
Il avait besoin de gens de caractère et d’esprit pour une petite expédition, et me fit chercher pour être lieutenant criminel.
—Ah! ah! c’est un joli poste, on me l’a dit.
—Oui, c’est un trafic comme le nôtre, où l’on vend la corde au lieu du fil; c’est moins honnête, car on tue plus souvent, mais aussi c’est plus solide: chaque chose a son prix.
—C’est juste, dit Jacques.
—Me voilà donc en robe rouge; je servis à en donner une jaune en soufre à un grand beau garçon qui était curé à Loudun, et qui était dans un couvent de nonnes comme un loup dans la bergerie: aussi il lui en cuisit.
—Ah! ah! ah! c’est fort drôle! s’écria Jacques en riant.
—Bois toujours, continua Houmain. Oui, je t’assure, Jago, que je l’ai vu, après l’affaire, réduit en petits tas noirs comme ce charbon, tiens, ce charbon-là au bout de mon poignard. Ce que c’est que de nous! voilà comme nous serons chez le diable.
—Oh! pas de ces plaisanteries-là! dit l’autre très gravement; vous savez bien que moi j’ai de la religion.
—Ah! je ne dis pas non: cela peut être, reprit Houmain du même ton. Richelieu est bien cardinal! mais, enfin, n’importe. Tu sauras que, comme j’étais rapporteur, cela me rapporta...
—Ah! de l’esprit, coquin!
—Oui, toujours un peu! Je dis donc que cela me rapporta cinq cents piastres; car Armand Duplessis paye bien son monde; il n’y a rien à dire, si ce n’est que l’argent n’est pas à lui; mais nous faisons tous comme cela. Alors, ma foi, j’ai voulu placer cet argent dans notre ancien négoce; je suis revenu ici. Le métier va bien, heureusement: il y a peine de mort contre nous, et la marchandise renchérit.
—Qu’est-ce que je vois là? s’écria Jacques; un éclair dans ce mois-ci!
—Oui, les orages vont commencer: il y en a déjà eu deux. Nous sommes dans le nuage; entends-tu les roulements? Mais ce n’est rien; va, bois toujours. Il est une heure du matin à peu près, nous achèverons l’outre et la nuit ensemble. Je te disais donc que je fis connaissance avec notre président, un grand drôle nommé Laubardemont. Je ne sais pas si tu le connais.
—Oui, oui, un peu, dit Jacques; c’est un fier avare; mais c’est égal, parle.
—Eh bien, comme nous n’avions rien de caché l’un pour l’autre, je lui dis mes petits projets de commerce, et lui recommandai, quand l’occasion des bonnes affaires se présenterait, de penser à son camarade du tribunal. Il n’y a pas manqué, je n’ai pas à me plaindre.
—Ah! ah! dit Jacques. Et qu’a-t-il fait?
—D’abord il y a deux ans qu’il m’a amené lui-même, en croupe, sa nièce, que tu as vue à la porte.
—Sa nièce! dit Jacques en se levant, et tu la traites comme une esclave! Demonio!
—Bois toujours, continua Houmain en attisant doucement la braise avec son poignard; c’est lui-même qui l’a désiré. Rassieds-toi.
Jacques se rassit.
—Je crois, poursuivit le contrebandier, qu’il n’aurait pas même été fâché de la savoir... tu m’entends. Il aurait mieux aimé la savoir sous la neige que dessus, mais il ne voulait pas l’y mettre lui-même, parce qu’il est bon parent, comme il le dit.
—Et comme je le sais, dit le nouveau venu, mais va...
—On conçoit qu’un homme comme lui, qui vit à la cour, n’aime pas avoir une nièce folle chez lui. C’est tout simple. Si j’avais continué aussi mon rôle d’homme de robe, j’en aurais fait autant en pareil cas. Mais ici nous ne représentons pas, comme tu vois, et je l’ai prise pour criada[18]: elle a montré plus de bon sens que je n’aurais cru, quoiqu’elle n’ait presque jamais dit qu’un seul mot, et qu’elle ait fait la délicate d’abord. A présent, elle brosse un mulet comme un garçon. Elle a un peu de fièvre depuis quelques jours cependant; mais ça finira de manière ou d’autre. Ah ça! ne va pas dire à Laubardemont qu’elle vit encore: il croirait que c’est par économie que je l’ai gardée pour servante.
—Comment! est-ce qu’il est ici? s’écria Jacques.
—Bois toujours, reprit le flegmatique Houmain, qui donnait lui-même un grand exemple de cette leçon, sa phrase favorite, et commençait à fermer à demi les yeux d’un air tendre. C’est, vois-tu, la seconde affaire que j’ai avec ce petit bon Lombard dimon, démon, des monts, comme tu voudras. Je l’aime comme mes yeux, et je veux que nous buvions à sa santé ce petit vin de Jurançon que voici; c’est le vin d’un luron, du feu roi Henri. Que nous sommes heureux ici! L’Espagne dans la main droite, la France dans la gauche, entre l’outre et la bouteille! La bouteille! j’ai quitté tout pour elle!
Et il fit sauter le goulot d’une bouteille de vin blanc. Après en avoir pris des longues gorgées, il continua, tandis que l’étranger le dévorait des yeux:
—Oui, il est ici, et il doit avoir froid aux pieds, car il court la montagne depuis la fin du jour avec des gardes à lui et nos camarades, tu sais, nos bandoleros, les vrais contrabandistas.
—Et pourquoi courent-ils? dit Jacques.
—Ah! voilà le plaisant de l’affaire! dit l’ivrogne. C’est pour arrêter deux coquins qui veulent apporter ici soixante mille soldats espagnols en papier dans leur poche. Tu ne comprends pas peut-être à demi-mot, croquant! hein! eh bien, c’est pourtant comme je te dis, dans leur propre poche!
—Si, si, je comprends! dit Jacques en tâtant son poignard dans sa ceinture et regardant la porte.
—Eh bien, enfant du diable, chantons la Tirana; prends ta bouteille, jette ton cigare, et chante.
A ces mots l’hôte, chancelant, se mit à chanter en espagnol, entrecoupant ses chants de rasades qu’il jetait dans son gosier en se renversant, tandis que Jacques, toujours assis, le regardait d’un œil sombre à la lueur du brasier, et méditait ce qu’il allait faire.