Clotilde
The Project Gutenberg eBook of Clotilde
Title: Clotilde
Author: Alphonse Karr
Release date: April 1, 2011 [eBook #35718]
Language: French
Credits: Produced by Hélène de Mink, Charlene Taylor and the Online
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numeros des pages blanches n'ont pas été repris.
ŒUVRES COMPLÈTES
D'ALPHONSE KARR
CLOTILDECALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18
| A BAS LES MASQUES! | 1 Vol. | 
| A L'ENCRE VERTE | 1 — | 
| AGATHE ET CÉCILE | 1 — | 
| L'ART D'ÊTRE MALHEUREUX | 1 — | 
| AU SOLEIL | 1 — | 
| BOURDONNEMENTS | 1 — | 
| LES CAILLOUX BLANCS DU PETIT POUCET | 1 — | 
| LE CHEMIN LE PLUS COURT | 1 — | 
| CLOTILDE | 1 — | 
| CLOVIS GOSSELIN | 1 — | 
| CONTES ET NOUVELLES | 1 — | 
| LE CREDO DU JARDINIER | 1 — | 
| DANS LA LUNE | 1 — | 
| LES DENTS DU DRAGON | 1 — | 
| DE LOIN ET DE PRÈS | 1 — | 
| DIEU ET DIABLE | 1 — | 
| ENCORE LES FEMMES | 1 — | 
| EN FUMANT | 1 — | 
| L'ESPRIT D'ALPHONSE KARR | 1 — | 
| FA DIÈZE | 1 — | 
| LA FAMILLE ALAIN | 1 — | 
| LES FEMMES | 1 — | 
| FEU BRESSIER | 1 — | 
| LES FLEURS | 1 — | 
| LES GAIETÉS ROMAINES | 1 — | 
| GENEVIÈVE | 1 — | 
| GRAINS DE BON SENS | 1 — | 
| LES GUÊPES | 6 — | 
| HÉLÈNE | 1 — | 
| HISTOIRE DE ROSE ET DE JEAN DUCHEMIN | 1 — | 
| HORTENSE | 1 — | 
| LETTRES ÉCRITES DE MON JARDIN | 1 — | 
| LE LIVRE DE BORD | 4 — | 
| LA MAISON CLOSE | 1 — | 
| LA MAISON DE L'OGRE | 1 — | 
| MENUS PROPOS | 1 — | 
| MIDI A QUATORZE HEURES | 1 — | 
| NOTES DE VOYAGE D'UN CASANIER | 1 — | 
| ON DEMANDE UN TYRAN | 1 — | 
| LA PÊCHE EN EAU DOUCE ET EN EAU SALÉE | 1 — | 
| PENDANT LA PLUIE | 1 — | 
| LA PÉNÉLOPE NORMANDE | 1 — | 
| PLUS ÇA CHANGE | 1 — | 
| ..... PLUS C'EST LA MÊME CHOSE | 1 — | 
| LES POINTS SUR LES I | 1 — | 
| POUR NE PAS ÊTRE TREIZE | 1 — | 
| PROMENADES AU BORD DE LA MER | 1 — | 
| PROMENADES HORS DE MON JARDIN | 1 — | 
| LA PROMENADE DES ANGLAIS | 1 — | 
| LA QUEUE D'OR | 1 — | 
| RAOUL | 1— | 
| LE RÈGNE DES CHAMPIGNONS | 1 — | 
| ROSES NOIRES ET ROSES BLEUES | 1 — | 
| LES SOIRÉES DE SAINTE-ADRESSE | 1 — | 
| LA SOUPE AU CAILLOU | 1 — | 
| SOUS LES POMMIERS | 1 — | 
| SOUS LES ORANGERS | 1 — | 
| SOUS LES TILLEULS | 1 — | 
| SUR LA PLAGE | 1 — | 
| TROIS CENTS PAGES | 1 — | 
| UNE HEURE TROP TARD | 1 — | 
| UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS | 1 — | 
| VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN | 1 — | 
| LA PÉNÉLOPE NORMANDE, comédie en 5 actes in-18 | 2 fr.» | 
| LES ROSES JAUNES, comédie en 1 acte | 1 fr. 50 | 
| MESSIEURS LES ASSASSINS, brochure in-8o | 1 fr.» | 
ÉMILE COLIN—IMP. DE LAGNY
CLOTILDE
PAR
ALPHONSE KARR
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1891
Droits de reproduction, et de traduction réservés.
A
JEANNE BOUYER
CLOTILDE
PREMIÈRE PARTIE
I
Trouville est un hameau à quelques lieues de Honfleur, que je ne crois célèbre dans aucune histoire. Aujourd'hui, il est encombré, à la saison des bains, par des gens qui trouvent la vie trop chère à Dieppe; et la plage est décorée de cinq cabanes en osier, recouvertes de toiles grises, où se déshabillent les baigneuses. Mais, à l'époque où se passe notre récit (il y a une vingtaine d'années), Trouville n'avait encore été ni découvert ni dénoncé par les peintres de paysage, et n'était habité, l'été comme l'hiver, que par des pêcheurs et des paysans, qui cultivaient assez péniblement les terres jaunes et marneuses qui s'élèvent en amphithéâtre derrière le pays.
Devant Trouville, la mer s'étend immense et découvre, à la marée basse, une plage d'un quart de lieue, d'un sable plus fin que du grès pulvérisé. Quand on regarde la mer, on a à sa gauche une petite rivière qui descend du pays haut, et vient se jeter dans la mer. Quand le flot remonte, il envahit le lit de la Touque, qui rebrousse vers sa source et se répand au delà de ses rives dans les endroits où elle n'est pas suffisamment encaissée.
C'était à la fin d'une chaude journée de juin: le soleil était descendu dans la mer; une teinte d'un orange vif s'étendait sur le ciel, depuis la mer jusqu'à une ceinture de gros nuages noirs qui pesaient à l'horizon. Cette teinte allait se dégradant à mesure qu'elle s'éloignait des points où le soleil avait disparu, et passait par toutes les nuances du jaune jusqu'au nankin et à la couleur du saumon pâle. Des flocons grisâtres qui roulaient sur les nuages les plus solides prenaient, du jaune du ciel et du noir de ces nuages, des tons d'un vert sinistre.
Le galet s'agitait au fond de la mer et faisait entendre comme un bruit de chaînes.
Le vent soufflait par bouffées et par rafales; le soleil, ou plutôt le reflet qu'il laissait après lui à l'horizon, dorait encore les toits des maisons de Trouville, placées à l'opposite; mais la mer était sombre, et surtout elle paraissait toute noire sous la large bande orange du ciel; seulement, le vent enflait les lames, et les pointes des vagues plus élevées, traversées par les derniers rayons, étaient vertes et transparentes. De petits navires se découpaient en noir sur le ruban orange: la coque des bâtiments, les voiles, les mâts, jusqu'aux gros cordages, se distinguaient ainsi à une grande distance.
La plage était couverte de monde: des pêcheurs avec le bonnet de laine rouge et la chemise de laine bleue. Ils interrogeaient l'horizon d'un regard avide. Une des silhouettes noires se détacha du fond orange; d'abord elle se présenta plus confuse et plus étroite; le bâtiment virait de bord: on n'eût pu dire s'il marchait vers la terre ou s'il s'éloignait plus au large. Mais bientôt on le vit moins noir et moins distinct; il était alors évident qu'il venait à terre, et qu'à mesure qu'il s'éloignait du foyer de la lumière du soleil couché il s'éclairait comme s'éclairaient les maisons de Trouville, et que la teinte mixte qu'il prenait ne faisait plus une opposition aussi tranchée avec la lumière.
«Il vient! dit un des pêcheurs.—La marée baisse, dit un autre, et il n'y a pas moyen d'entrer en rivière.—Les rafales deviennent plus violentes et plus fréquentes en même temps.—La mer ne montera que dans trois heures.—Il se passera plus de cinq heures avant qu'on puisse entrer en Touque.—A leur place, j'aurais autant aimé tenir la mer. Leur bateau est neuf, et résistera mieux à la lame qu'à la côte, où on risque de se briser en y venant comme ça par la marée basse.—Avec ça qu'il paraît venter fort à la mer.—Il n'y a pas un navire qui ait une voile dehors.—Ils ne sont pas maintenant à plus d'un demi-quart de lieue!—Oui, mais la lame brise furieusement, et ils commencent à rouler.—Ils n'approchent plus!—Non, même ils s'éloignent.—Je savais bien qu'ils ne pourraient pas aborder.—Ils vont aller au Havre.—Mais qu'est-ce que je vois flotter?—Il m'avait semblé voir, en effet, quelque chose tomber du bateau.—Ça ne peut être un homme; le bateau ne s'éloignerait pas.—C'est pourtant un homme tout de même.—Pas possible!—Baisse-toi sur le sable jusqu'à ce que tes yeux soient à la hauteur de la bande orange.—C'est un homme!—Comment! le bateau l'abandonne donc?—Le bateau ne fait peut-être pas tout ce qu'il veut.—Il nage.—Et vigoureusement, car il est contre le flot, et il a l'air de se rapprocher un peu.—Il approche en effet.—Voilà une lame qui le recule.—Il n'est pas du tout sûr qu'il arrive.—J'aimerais mieux faire trois lieues avec le flot.»
Tout le monde avait alors suivi le conseil donné par l'un des pêcheurs, car la nuit approchait, et, quand on était debout, l'homme qui était à la mer ne ressortait en rien sur le flot: mais, quand on le regardait de bas et obliquement, il formait une aspérité qui le dessinait sur l'horizon déjà bien pâli.
L'émotion était au plus haut degré; le nageur courait évidemment les plus grands dangers. Il n'y avait pas moyen de mettre une chaloupe à la mer: elles étaient à sec, vu la marée basse, à plus de deux cents pas de la mer; et, d'ailleurs, quand on eût pu en traîner une jusqu'à la mer, à force de bras et avec des rouleaux, elle n'eût probablement pas pu revenir à terre sans avoir, comme le bateau plus fort et mieux gréé, la chance d'aller aborder au Havre ou à Fécamp.
Par moments, le nageur semblait maîtriser la mer: il plongeait comme une mouette sous les lames qui brisaient en écume blanche, ou glissait sur les autres et s'avançait assez rapidement; mais, d'autres fois, plusieurs lames successives le repoussaient, l'entraînaient et lui faisaient perdre en peu d'instants le trajet qu'il avait mis un quart d'heure à faire.
Cependant, quoiqu'il avançât avec lenteur, il avançait toujours, et on ne tarda pas à le distinguer assez pour s'apercevoir que, de temps en temps, il relevait avec la main ses longs cheveux, et les rejetait en arrière; ce qui, par une mer aussi clapoteuse, annonçait une grande liberté de mouvements et d'esprit.
«Ah çà! dit un des pêcheurs, est-ce que maître Tony était à la mer?—Sans doute, il ne manque guère de monter le bateau de son père, et il aime le mauvais temps comme un goéland.—C'est que, Dieu me pardonne, je crois que c'est lui.—Comment! lui?—Oui, je crois que c'est lui qui est à la mer.—En effet, il n'y a guère que lui et le patron de son père qui soient capables de faire un semblable trajet par une mer houleuse, et Jean n'a pas les cheveux aussi longs. Ma foi, le voilà qui va aborder.—La lame le remporte, en passant par-dessus lui.—Le voilà revenu sur l'eau.»
A ce moment, le nageur fut jeté sur le sable, où il se cramponna contre une nouvelle lame, qui, cette fois, ne réussit pas à l'emporter. Il fit quelques pas et sortit de l'eau; il était nu jusqu'à la ceinture et avait pour tout vêtement un large pantalon de toile. L'eau dégouttait de ses cheveux; les galets, lancés par la mer, lui avaient écorché la poitrine et les épaules. Il se secoua, donna la main aux pêcheurs qui l'attendaient sur la plage, et, empruntant le paletot de l'un d'eux, il se dirigea vers le bourg. C'était, en effet, maître Tony Vatinel, qui revenait à Trouville pour faire une partie de loto chez M. de Sommery, colonel de cavalerie en retraite, retiré à Trouville depuis quelque temps.
II
Il y avait alors à un quart de lieue de la plage, sur la hauteur, une maison assez belle, bâtie sur l'emplacement d'un château depuis longtemps détruit, et qu'à cause de cela on continuait à appeler le château.
C'était la demeure de M. de Sommery, colonel retiré du service en 1815 avec une fortune plus que suffisante, qui lui avait permis jusqu'alors de passer les hivers à Paris, et les étés seulement dans son château de Trouville.
Madame de Sommery, qu'il avait épousée en 1808, à l'époque où les femmes n'aimaient que les militaires, et où ceux-ci ne traitaient en pays conquis aucun pays autant que la France, madame de Sommery avait vu succéder à une beauté assez commune un excessif embonpoint. Elle s'était aperçue, depuis quelques hivers, qu'elle ne comptait plus dans le monde, où elle avait cependant continué à aller pour marier sa fille, qui, cette année, venait d'épouser un M. Meunier. M. Meunier était riche, et donnait à sa femme une existence élégante et confortable, et madame Meunier se consolait de la vulgarité de son nom en rédigeant ainsi les billets d'invitation à ses bals et à ses soirées:
«M. Meunier et madame Meunier, née Alida de Sommery, prient M... de leur faire l'honneur, etc. etc.»
M. et madame de Sommery avaient décidé qu'ils passeraient à l'avenir toute l'année à Trouville, autant que madame de Sommery pouvait décider quelque chose dans la vénération, dans la religion qu'elle avait pour son mari, qui était à ses yeux le plus grand homme des temps modernes, simplicité dont je n'ai pas trop le courage de rire.
Pour M. de Sommery, c'était tout autre chose. Il n'avait avec sa femme qu'un point de contact: c'était la profonde admiration qu'il professait pour lui-même et l'importance qu'il attachait à son moindre geste, à la plus simple syllabe qui tombait de ses lèvres. C'était un de ces composés de croyances bêtes et d'incrédulités systématiques qui seraient bien extraordinaires s'ils n'étaient si communs aujourd'hui. Il avait pour Voltaire le culte qu'il refusait positivement à Dieu. Il se piquait de ne pas saluer les morts ni le saint sacrement, et de traverser la procession de la Fête-Dieu le chapeau sur la tête. Le but de ses attaques était perpétuellement l'abbé Vorlèze, le curé de Trouville, avec lequel il jouait cependant aux échecs tous les soirs. Mais l'abbé se défendait si peu, qu'il ne servait qu'à faire briller son adversaire. M. de Sommery avait souvent bien de la peine à lancer dans la discussion l'abbé, semblable à ces daims d'un parc royal où l'empereur Napoléon voulut un jour chasser, et que des piqueurs étaient obligés de poursuivre à coups de cravache pour les faire courir.
M. de Sommery n'était pas moins absolu en politique qu'en religion; il détestait tout pouvoir, quel qu'il fût et quoi qu'il fît. Il ne parlait qu'avec un souverain mépris de tout ce qui avait avec lui le moindre rapport. Quand il séjournait à Paris, il grommelait entre ses dents s'il passait près d'un balayeur ou d'un allumeur de réverbères, parce qu'ils ont le malheur d'être sous l'administration de la police. A Trouville, il appelait l'afficheur de la mairie «suppôt du pouvoir,» et ne voyait pas le maire pour ne pas avoir l'air «d'aduler l'autorité.»
En littérature, il connaissait M. de Béranger, et le mettait sans hésiter au-dessus d'Horace, qu'il n'avait jamais lu, et aussi Désaugiers, dont il savait plusieurs chansons grivoises. C'était à table surtout qu'il se manifestait dans toute sa splendeur. Il parlait des folies de sa jeunesse, des femmes de chambre de sa mère, ravissantes créatures qui l'adoraient, des petites cousines, aux maris futurs desquelles il avait joué de bons tours, etc. etc.
Mais tout cela ne sortait pas du fond du personnage, il avait eu soin de faire baptiser ses enfants et de leur faire faire leur première communion, parce qu'il faut «faire comme tout le monde.» Il se soumettait scrupuleusement à toute mesure émanée de la mairie; et son fils, ayant voulu prendre à la lettre les principes professés par son père, s'en trouva plus d'une fois fort mal. La première fois, pour avoir, à l'âge de douze ans, fait dans l'église des petites galiotes de papier, et les avoir fait flotter sur l'eau du bénitier, il fut puni du fouet et du pain sec pendant huit jours. Une autre fois, il avait dix-sept ans, il s'avisa de suivre au grenier une grosse servante de la maison, et de vouloir l'embrasser: la servante cria, le père survint, souffleta son fils, et lui demanda s'il prenait sa maison pour un mauvais lieu.
Il se piquait principalement de n'avoir jamais changé d'opinion, c'est-à-dire d'avoir toujours été de l'avis du Constitutionnel d'alors, journal audacieux pour l'époque, et qui rendait ses abonnés l'objet d'une surveillance toute spéciale de la part de l'administration.
Il était ce qu'était alors la moitié de la France, à la fois libéral et bonapartiste; c'est-à-dire quelque chose d'absurde, attendu qu'il n'est pas douteux que Bonaparte, s'il fût resté empereur, n'eût fait aux idées dites libérales une guerre plus hardie et plus efficace que n'osa jamais la leur faire la Restauration. En religion, il faisait l'éloge de la religion protestante, parce qu'elle permet l'examen des dogmes et la discussion. En politique, au contraire, il n'eût pour rien au monde consenti à lire un autre journal que le sien.
Il était toujours de la même opinion, en cela qu'il était toujours contre le gouvernement. Si le gouvernement faisait alliance avec l'Angleterre, il s'écriait: «Perfide Albion!» mais, dans tout autre cas, l'Angleterre était la terre classique de la liberté et le berceau du gouvernement représentatif.
Au fond de tout cela, c'était le meilleur homme du monde. Il chérissait sa femme et ses enfants, et il avait généreusement pris soin de la fille d'un de ses compagnons d'armes, qui était mort en la laissant sans aucune ressource. Marie-Clotilde Belfast avait été élevée avec les enfants de son bienfaiteur, Arthur et Alida. Les domestiques n'avaient jamais été admis à faire entre eux la moindre différence, et il n'existait nullement de distinction entre elle et les enfants de la maison, que la déférence que Clotilde, qui était une fille adroite et perspicace, manifestait pour eux sans que personne eût jamais eu l'air de l'exiger. Ainsi, quand il s'agissait d'une promenade, et que les trois enfants devaient donner leur avis sur le lieu et l'heure du départ, elle était toujours de l'opinion des autres; en fait de parure, sans affectation, elle savait ne rien choisir qu'après qu'Alida avait laissé percer son goût, pour lui laisser ce qu'elle préférait. Elle avait une fois renoncé à une coiffure qu'elle aimait, parce qu'on lui avait dit qu'elle lui allait mieux qu'à mademoiselle de Sommery.
Depuis le mariage d'Alida, les deux jeunes filles avaient cessé de se revoir, et, d'ailleurs, Alida, avait changé d'idées à son égard.—Dès le lendemain de leur mariage, il se révèle aux filles une foule d'idées dont elles ne paraissaient pas même avoir le germe. Alida se rappelait avec inquiétude que son père devait doter Clotilde, et que cette dot serait prise sur la fortune dont une partie devait lui revenir. Ses lettres à Clotilde devinrent froides; puis elle n'écrivit plus.
Arthur de Sommery était alors surnuméraire à Paris, au ministère des finances; c'était une épreuve nécessaire, après laquelle les protecteurs de M. de Sommery devaient le pousser aux plus hauts emplois de l'administration; car ce bon M. de Sommery, malgré sa haine et son mépris pour les courtisans, choyait fort les gens qui pouvaient être utiles à lui ou à ses enfants.
Arthur était fort amoureux de Clotilde, qui n'avait rien négligé pour augmenter cette passion, quoique le jeune homme ne lui plût pas. Arthur, bon, spirituel à un certain degré, n'avait pas la dose d'énergie nécessaire pour dominer une femme comme Clotilde; les femmes n'aiment réellement que les hommes qui sont plus forts qu'elles.
Car, si leurs plaisirs les plus vifs sont de plaire et de commander, leur bonheur est d'aimer et d'obéir.
Mais Clotilde était ambitieuse; l'affection de M. et de madame de Sommery lui avait enflé le cœur, et, d'ailleurs, elle était jalouse d'Alida; elle ne voulait entrer dans le monde que sur un pied au moins égal au sien, et elle caressait avec un bonheur caché l'idée de prendre ce nom de Sommery qu'Alida avait quitté, et qu'elle regrettait. Les déclamations de M. de Sommery contre la vanité des castes nobles tombaient dans son cœur, et elle les prenait malgré elle au sérieux.
Les dispositions qu'elle avait apportées à Trouville avaient été un peu altérées depuis quelque temps par la présence de Tony Vatinel. Ce jeune homme, fils d'un patron de barque, maître Vatinel, maire de Trouville, assez riche pour l'endroit et pour la profession, avait été par son père envoyé à Paris pour y faire ses études. Tony était revenu cette année et avait revu avec enthousiasme la mer et les bateaux. Il avait reconnu tous les pêcheurs et tous les marins de Trouville, et il passait sa vie avec eux, se promettant bien de ne plus remettre les pieds à Paris. C'était une nature vigoureuse et absolue; il lui fallait l'Océan, le vent, les dangers. Le curé l'aimait beaucoup et l'avait fait inviter chez M. de Sommery, où il passait presque toutes ses soirées. Il n'avait pas tardé à devenir amoureux de Clotilde.
Clotilde, en effet, était une ravissante créature; elle était surtout bien complétement femme.
Nous l'avons dit ailleurs: «La nature n'avait fait que des femelles; c'est l'homme qui a créé la femme.»
Les femmes des marins, hâlées, robustes, hardies comme leurs maris, avec les jambes nues et rouges, les mains noires et calleuses, la voix haute et éclatante, la démarche ferme et assurée, buvant de l'eau-de-vie et du genièvre, mettant la main à la manœuvre et portant des fardeaux, sont des femelles que les mâles de leur espèce caressent une fois au printemps, pour leur faire un petit qu'elles mettent bas au commencement de l'hiver. Mais il n'y a pas moyen de les aimer, de les adorer, de déposer devant elles la riche offrande des prémices du cœur.
Clotilde, au contraire, était remarquablement petite, svelte, légère; ses pieds étroits semblaient si peu faits pour marcher, qu'on lui cherchait presque des ailes.—D'épais cheveux blonds tombaient en flocons des deux côtés de son visage, si fins, si déliés, que l'haleine de la personne qui lui parlait les agitait et les faisait frissonner. Sa voix était harmonieuse et douce; ses pas aussi peu bruyants que ceux d'un chat; simple, naïve, ignorante en apparence, elle était réellement pleine d'adresse et d'une pénétration infinie. Tony n'eût pas osé l'aimer; il l'adorait. Elle subissait l'influence de ce jeune homme si beau, si fier, si robuste, si audacieux, et devant lui elle se sentait troublée et dominée. Seulement, elle l'aimait en femme, c'est-à-dire tel qu'il était.
Lui aimait en elle tous les rêves de son cœur et de son esprit, tout ce qu'il y a de beau sur la terre et dans le ciel, tout ce qu'elle n'était pas.
Voilà au milieu de quels personnages entra Tony Vatinel, après être allé s'habiller chez lui et avoir de son mieux essuyé ses cheveux noirs tout empreints de l'eau salée.
La pièce où entra Tony Vatinel était au premier étage, grande mais basse. Une poutre peinte en blanc, comme le plafond qu'elle soutenait, la traversait dans toute sa largeur. Elle était tendue de grandes tapisseries à personnages, représentant le jugement de Pâris d'un côté, et de l'autre Hercule filant aux pieds d'Omphale. Les fenêtres étaient arrondies par le haut; entre les deux fenêtres était une console autrefois dorée et recouverte d'un marbre rouge et blanc. La cheminée, faite du même marbre, était large, médiocrement élevée, et contournée dans le style d'ornement du temps de Louis XV.
Deux grands fauteuils en tapisserie restaient comme vestiges de l'ameublement du château. Ils étaient placés aux deux coins de la cheminée, et servaient de guérite à M. et à madame de Sommery. Quand il venait une visite peu habituelle, M. de Sommery offrait son fauteuil; mais, si on avait le malheur de l'accepter, il ne le pardonnait jamais. L'abbé Vorlèze, en homme de sens, l'avait refusé positivement à la première visite. Il savait que «les petites choses font les grandes;» que Louis VII, en coupant sa barbe, attira sur la France trois cents ans de guerre, et fit périr trente et un millions de Français, ainsi que nous l'avons démontré dans notre livre intitulé Einerley, que l'on a jusqu'ici, nous ne savons pourquoi, négligé d'imprimer en lettres d'or.
Madame de Sommery, à laquelle son mari permettait d'avoir de la religion, parce que c'était un contraste qui donnait plus d'éclat à son affectation d'impiété, souffrait intérieurement de se voir mieux assise que l'abbé, car le reste de l'ameublement se composait de chaises modernes.
Elle avait tenté, par toute sorte de moyens, de lui donner son propre fauteuil; mais M. de Sommery lui avait dit: «Ne ramenons pas, par un fanatisme aveugle, la suprématie du clergé.» Il avait ajouté à cette phrase de journal l'anecdote de café des moines espagnols, qui laissent leurs sandales à la porte des femmes, pour avertir les maris qu'ils ne doivent pas entrer. Il n'y aurait eu dans la maison que Clotilde pour trouver ridicule qu'on traitât de fanatisme aveugle le désir d'offrir un fauteuil au curé, et qu'on craignît de voir séduire les femmes l'abbé Vorlèze, qui n'avait, de sa vie, jamais distingué les femmes des hommes que par ce signe qu'elles ont des jupes et pas de chapeaux ronds.
M. et madame de Sommery tenaient donc les deux coins de la cheminée, et chacun d'eux avait devant lui une table et deux bougies. Sur la table de M. de Sommery était un échiquier, et en face de lui l'abbé Vorlèze. A l'autre table, Clotilde, Alida Meunier et Arthur de Sommery.
Aussitôt qu'on vit entrer Tony Vatinel, Arthur se rapprocha de Clotilde assez pour qu'elle fût obligée de se reculer un peu; cela la contraria. Elle avait ménagé entre elle et madame de Sommery une place destinée à Tony, et cette place n'existait plus. Son côté droit, défendu par Arthur, était également inabordable. Tony s'assit en face d'elle, entre Arthur et madame Meunier (née Alida de Sommery).
L'abbé Vorlèze avait une sorte de redingote violet foncé; cette redingote sans taille, serrée au corps, le faisait paraître encore plus long et plus mince qu'il n'était, quoiqu'il le fût extrêmement. Sa figure pâle et maladive avait une sérénité, une bonhomie, qui le faisaient aimer à première vue. Il avait la voix calme et peu sonore. Il fallait l'écouter pour l'entendre dans les discussions que M. de Sommery avait quelquefois avec lui; M. de Sommery n'entendait jamais un mot de ce que lui répondait l'abbé; de sorte qu'au lieu de lui répondre à son tour, il réfutait non l'argument qu'énonçait l'abbé, mais celui auquel lui, M. de Sommery, croyait avoir la réplique la plus triomphante.
M. de Sommery avait les cheveux gris, ramenés et collés sur les faces, le teint un peu rouge, les sourcils habituellement froncés, non que cela peignît rien de féroce qui se serait passé au dedans de lui, mais c'était une suite de l'habitude qu'ont beaucoup d'anciens militaires de se donner un air sévère et méchant qui impose singulièrement au bourgeois. D'épaisses moustaches, plus noires que ses cheveux, cachaient entièrement sa bouche et tout ce quelle eût exprimé de bonté.
Il était vêtu d'une redingote bleue descendant presque jusqu'à terre, d'un gilet jaune pâle et d'un pantalon de la couleur de la redingote, tombant sur les bottes, sans être retenu par des sous-pieds. Le ruban de la Légion d'honneur couvrait tout l'espace compris entre les deux boutonnières d'en haut du revers gauche de la redingote; il portait, même à la maison, un très-haut et très-inflexible col noir en baleine avec un liséré blanc.
Madame de Sommery avait une robe de mérinos amarante, à taille courte et à manches étroites; un faux tour de cheveux noirs, un bonnet surchargé de rubans jaunes. Jamais une figure ne peignit plus d'apathie; elle n'avait de force que pour exister et faire à peu près mouvoir ce gros corps qui semblait n'avoir pas été prévu dans ce que la nature lui avait donné de puissance motrice.
Madame Meunier, née Alida de Sommery, était une femme quelconque, avec une robe, une figure, des poses, des gestes, une voix également quelconques; mais le tout, robe, gestes, voix, figure, à la dernière mode de Paris.
Elle était en cela toute pareille à monsieur son frère, Arthur de Sommery.
C'est ce qui m'empêche, ô ma belle lectrice! d'insister sur le portrait de ces deux personnages. Si je les peignais exactement, ils seraient costumés à la mode de 1815, ce qui ne vous représenterait nullement des dandys; si, au contraire, pour vous mieux représenter la chose, je les habillais à la mode d'aujourd'hui, ce serait mentir à l'histoire...
III
Il y a là un trait que plus de trois millions de personnes trouveraient spirituel, et dont je me prive, ô ma belle lectrice! parce que vous ne seriez peut-être pas de cet avis.
Je pourrais, je devrais ajouter: «Et, pendant que je peindrais la mode d'aujourd'hui, elle aurait déjà changé.»
Je n'ajoute pas cette ligne et demie, et voici mes raisons:
J'ai commencé à regarder la mode en France comme on regarde tout, avec une idée toute faite sur les choses que l'on va voir:—déesse inconstante, capricieuse, bizarre, etc. etc.;—de même que, pendant plusieurs centaines d'années, on n'a vu dans une tempête que Neptune en courroux, dans une moisson jaunie que la blonde Cérès; c'est-à-dire que les descriptions ne se font pas d'après les objets eux-mêmes, mais d'après d'autres descriptions. Mais, en examinant de plus près, j'ai vu qu'il n'y a rien de si peu mobile que la mode, que l'on peut la figurer, comme l'éternité, par un serpent qui se mord la queue. En effet, voici, depuis que j'existe, les audaces que j'ai vu faire à la mode:
Une année, on porte les gilets trop longs, l'année d'après on les porte trop courts; la troisième année, trop longs, et la quatrième, trop courts. Les pantalons trop larges deviennent trop étroits, pour redevenir trop larges. Le chapeau élargit et rétrécit ses bords.
Les femmes passent des tailles longues et des manches larges aux manches justes et aux tailles courtes, pour revenir l'année prochaine à ce qu'elles ont abandonné cette année.
La passe des chapeaux, comme disent les journaux de modes, se porte très-large, puis très-étroite, puis très-large, etc.
Si quelqu'un s'avise de vouloir sortir de ce cercle, on crie haro sur lui.
On n'a jamais osé changer les formes des hideux chapeaux des hommes. Celui qui l'essayerait risquerait d'être lapidé et déchiré par le peuple le plus poli et le plus changeant de la terre.
En 1832, des jeunes gens se sont grisés pour se donner l'audace de porter des chapeaux roses. C'était fort laid, il faut le dire; et lesdits jeunes gens pensaient par là, tant le moindre changement a de gravité, renverser le gouvernement, si tant est qu'il y ait un gouvernement en France. Eh bien! le peuple les a battus et la police les a plongés dans des cachots; sans cela, ce seul changement de couleur d'une douzaine de feutres eût inévitablement ramené les horreurs de 1793.
Il est difficile de voir un pays plus attaché à la forme de son chapeau.
Je n'admets donc pas que la mode soit si capricieuse et si mobile qu'on le prétend. Loin d'être une déesse légère, fugitive, prismatique, avec une écharpe couleur arc-en-ciel, c'est une vielle sibylle, radoteuse et monotone.
Voilà pourquoi je me suis abstenu du trait en question.
IV
Clotilde avait une robe d'un vert, très-foncé. Tony Vatinel, un paletot large de gros drap bleu; ses cheveux n'étaient pas encore séchés; aussi, quand il entra, Clotilde lui dit: «Oh! mon Dieu! comme vous venez tard, et comme vous voilà fait!»
Tony conta qu'il avait monté sur un des bateaux de son père, qui devait rentrer de bonne heure; mais que, le vent ayant obligé le patron d'aller relâcher à Fécamp, il s'était fait approcher le plus près possible de la plage et était venu en nageant, ce qui lui avait pris un peu de temps, parce que la mer était assez mauvaise.
La manœuvre d'Arthur n'avait pas échappé à Tony, et il avait vu s'évanouir comme des ombres légères toutes les espérances qu'il était venu chercher à travers un si grand péril.
La veille, en effet, deux fois en remettant dans le sac les boules du loto, après les parties jouées, sa main avait touché celle de Clotilde, et il lui avait semblé que Clotilde apportait à ramasser ces boules une lenteur affectée qui prolongeait ce contact de leurs deux mains. Ç'avait été pour Tony Vatinel une impression si neuve et si ravissante, que sa vie n'avait plus pour but que de la retrouver. Clotilde, pour lui, était quelque chose de si prodigieusement au-dessus de l'humanité, que le soupçon seul d'être aimé d'elle l'élevait lui-même à ses propres yeux.
Depuis la veille, il avait vu se reculer l'horizon de sa vie. Tout avait changé d'aspect: ce n'était plus la même terre sur laquelle il marchait; ce n'était plus le même soleil qui l'éclairait; le ciel était d'un autre bleu. Tout ce qui l'intéressait auparavant s'était rapetissé ou avait complètement disparu. Il ne s'agissait plus que d'une chose, c'était de sentir la main de Clotilde toucher la sienne.
Il s'assit assez triste à la place que lui avait assignée la stratégie d'Arthur, n'attendant du jeu de loto, pour ce soir-là, que la somme de plaisirs qu'il renferme réellement en lui-même.
A ce moment, M. de Sommery commença à élever la voix et à rompre le silence qu'il gardait depuis un quart d'heure. Il venait de tirer d'affaire sa dame, tenue opiniâtrement en échec par le cavalier de son adversaire. La bataille changea de face; il prenait à son tour l'offensive, et il accablait de sarcasmes l'abbé en péril. «L'abbé, j'ai l'honneur de vous prendre ce pion. L'abbé, c'est bien malgré moi que je dis échec au roi. Votre roi n'est plus en échec; mais il faut sacrifier ou la tour ou le fou. Décide si tu peux, et choisis si tu l'oses. Vous sacrifiez la tour, abbé démantelé que vous êtes.—Mais nullement, reprit l'abbé.—La tour sera à moi dans trois coups, vénérable prélat.—Je ne crois pas.—Vous allez voir, martyr très-illustre, intrépide défenseur de la foi.—Je le crois bien maintenant, dit l'abbé Vorlèze; mais vous me troublez par vos plaisanteries; on ne peut jouer aux échecs en parlant ainsi. Le jeu d'échecs doit avoir tout le sérieux d'une bataille véritable.—Mais, cher abbé, soldat du Dieu des armées, le combat n'exclut pas le discours. Voyez les héros d'Homère et de Virgile: ils ne manquent jamais de se lancer chacun une trentaine de vers à la tête avant de se porter d'autres coups; que diriez-vous donc si je vous traitais seulement comme Turnus traite le pieux Énée?—Je vous ferais, dit l'abbé en souriant, ce qu'Énée fit à Turnus, je vous gagnerais la partie.—Vous voyez bien, apôtre, que vous n'êtes pas insensible aux douceurs de la réplique; mais, puisque cela vous trouble, je ne vous dirai plus un mot.»
Le silence se rétablit pendant quelques instants; mais, l'avantage demeurant toujours au colonel, il ne tarda pas à trouver un nouveau moyen de harceler le curé sans sortir des termes de la capitulation.
Il se mit, selon la circonstance et la pièce menacée, à fredonner des airs dont les paroles étaient assez connues pour que l'air les rappelât sans qu'on eût besoin de les dire, et il chantonna tour à tour entre ses dents:
La tour, prends garde...
Où allez-vous, monsieur l'abbé...
Viens, gentille dame...
Le bon roi Dagobert...
«Échec au roi, abbé, je suis forcé de le dire. Vous ne m'en voudrez pas pour le mot, le seul que j'aie prononcé depuis vos plaintes.»
M. Vorlèze fit faire à son roi un pas de côté pour le tirer d'échec, et M. de Sommery continua à chanter:
Malbroug s'en va-t-en guerre...
God save the king.—Domine salvum fac regem.
Mais la confiance de M. de Sommery lui devint fatale, et ce fut bientôt lui qui, à son tour, eut à défendre son roi. Il redevint alors morne et silencieux; et, quand l'abbé s'avisa de fredonner, par représailles et en prenant une tour, l'air:
La tour prends garde...
le colonel fit avec la langue un claquement d'impatience et de mauvaise humeur, et il renvoya du pied Baboun, qui était resté au coin du feu toute la soirée.
Je n'ai pas encore parlé de Baboun. Baboun était un petit chien anglais noir, à poil ras, le museau et les pattes orange; Baboun avait servi avec son maître, M. de Sommery, dans les carabiniers. Né au régiment, véritable enfant de troupe, Baboun avait six ans de services, trois campagnes, une blessure et des rhumatismes; les soldats prétendaient que Baboun avait le rang de brigadier dans le régiment. Baboun avait quitté les drapeaux en même temps que le colonel, et tous deux étaient venus prendre leurs invalides à Trouville.
Baboun était vieux; le jais de son dos et de ses tempes était mélangé de poils blancs. Il restait volontiers couché une partie du jour sur un coussin de velours d'Utrecht vert, au coin du feu et assis entre les jambes de M. de Sommery; ce n'était plus, à beaucoup près, le Baboun d'autrefois, leste, fringant, le premier levé quand on sonnait le réveil, toujours prêt à monter sur le cheval de son maître pour le mener à l'abreuvoir; toujours sautant, courant, rentrant exactement à l'heure des repas et à celle de la retraite. Baboun était devenu lourd et paresseux. Si on l'appelait, il détirait ses pattes, bâillait, prenait la plus renfrognée de ses mines, et s'avançait au pas. Je dirai plus, Baboun devenait morose et humoriste, si on l'éveillait sans ménagement. Il grommelait entre le reste de ses vieilles dents, qu'il montrait en rechignant et retirant ses babines. Il devenait difficile et dédaignait des mets qu'il n'eût pas osé rêver quand il était au service. Il n'aimait pas à être réveillé de bonne heure, et s'endormait aussitôt le dîner fini. Si le chat de la maison s'avisait de vouloir jouer et venait se frotter contre lui en faisant le gros dos, ce qu'autrefois Baboun eût pris parfaitement, un sourd grognement annonçait qu'il ne voulait pas être troublé dans sa méditation, et, si le chat insistait, il ne devait pas tarder à faire un bond en arrière, pour éviter un coup de croc que le pauvre Baboun donnait dans le vide. Ses dents claquaient les unes contre les autres, et ses yeux mornes se ranimaient un moment et lançaient des éclairs qui ne tardaient pas à s'éteindre. Si Baboun eût su parler, il eût radoté.
Néanmoins, la fin de la vie de Baboun devait être douce; il était aimé de tout le monde et respecté des domestiques. Il n'était pas permis de le tutoyer, et, en parlant de lui, on devait dire monsieur Baboun. Le médecin de la famille donnait des soins à Baboun, car M. de Sommery n'eût jamais consenti à le livrer à un simple vétérinaire. Baboun adorait M. de Sommery: quand celui-ci sortait pour une course que le grand âge de Baboun ne lui permettait pas d'entreprendre, le pauvre chien se tournait et se couchait du côté de la porte d'entrée du salon, et, longtemps avant qu'on pût entendre le moindre bruit, il sentait l'approche de son maître, il redressait les oreilles, agitait son nez noir, se levait et allait renifler par-dessous la porte; et, quand M. de Sommery entrait, c'étaient des trémoussements, des souvenirs de bonds et de sauts, de petits cris de joie. M. de Sommery alors le faisait sauter par-dessus sa canne, mais il avait soin de la mettre très-bas et de la baisser encore si le saut de Baboun paraissait manquer. Hélas! quelques années auparavant, Baboun sautait ainsi plusieurs fois de suite et à une grande hauteur par-dessus le sabre du colonel. Maintenant, un saut l'essouffle, et il ne tarde pas à aller se coucher sur son canapé, où il reste quelques minutes la langue pendante, la respiration fréquente et le flanc agité.
Baboun, poussé du pied par son maître, se lève et le regarde tristement. «Viens, viens, dit M. de Sommery, viens mon vieux camarade, reviens prendre ta place. C'est l'abbé qui me met de mauvaise humeur. Reviens à ta place.» Baboun revint en remuant la queue; il lécha la main de son maître qui le flattait, et se remit sur son coussin de velours vert, et il ne tarda pas oublier ce petit chagrin dans un sommeil profond et bienfaisant.
«Colonel, dit l'abbé Vorlèze, j'aurai la douleur de vous enlever ce fou.—Comment! comment! monsieur Vorlèze?—Hélas! oui, monsieur de Sommery, votre fou blanc est perdu.—Il me semble, l'abbé, que vous pourriez dire simplement que vous me prenez un fou, si toutefois vous pensez que je suis aveugle ou que je ne sais pas le jeu, sans faire des plaisanteries inutiles, et que ne comporte pas un jeu sérieux. J'ai la douleur,—hélas! etc.—Hélas! mon bon monsieur du Sommery, dit le curé, je n'ai pas l'imagination assez féconde pour avoir inventé ces plaisanteries que je croyais innocentes, et que je n'hésiterai pas à déclarer mauvaises, puisqu'elles vous contrarient, sans cette circonstance embarrassante que je ne fais que répéter ce que vous me disiez il y a un quart d'heure.—Il y a un quart d'heure, reprit M. de Sommery, la partie n'était ni si intéressante, ni si avancée.»
L'abbé ne répondit pas et continua à jouer. Deux coups après, il prit avec sa reine un cavalier qui s'était aventuré aux alentours de la résidence royale, et avec lequel M. de Sommery comptait, le coup suivant, mettre en échec le roi de son adversaire. L'abbé prit le cavalier sans rien dire, et mit sa dame sur la case du vaincu. «Mais que faites-vous, l'abbé?»
L'abbé, sans parler, replaça le cavalier et la reine sur les cases qu'ils occupaient avant le coup, et le recommença. «C'est juste, mais on ne prend pas ainsi sans rien dire: il n'y a pas moyen de contrôler les coups; c'est une véritable surprise, et il ne doit pas y en avoir au jeu d'échecs.—Mais, colonel, vous vous fâchez quand je parle et aussi quand je ne parle pas.—Je me fâche, je me fâche! je ne me fâche pas, ou plutôt je me fâche, c'est vrai, mais avec raison: parce que vos paroles, comme votre silence, sont une plaisanterie de mauvais goût et un sarcasme déplacé. Ou vous m'enlevez les pièces sans m'en avertir, ou vous me dites: J'ai la douleur de vous prendre,—hélas!—Monsieur de Sommery, dit l'abbé confus, j'aime mieux vous rendre votre cavalier.—Tenez! voilà bien les gens d'Église, dit M. de Sommery; avec leur fausse humilité, on croirait qu'ils cèdent, et cette parole soumise qu'ils laissent dévotement tomber de leur lèvres, les yeux baissés et la voix tremblante, n'est autre chose qu'une nouvelle insulte.»
Ici, le regard et la voix du colonel reprirent de la douceur et de l'enjouement; il était content de sa phrase et de son attaque si bien amenée contre l'Église; il triomphait. Il ajouta en souriant: «Allons, allons, l'abbé, ne soyons pas Tartufe, même aux échecs.» Et il se mit à rire de tout son cœur, d'un rire bruyant, d'un rire de maître de maison prenant d'avance pour lui seul toute la gaieté que pouvait produire le mot qu'il croyait avoir dit. Il était tard. L'abbé se retira. «J'espère, l'abbé, que vous n'êtes pas fâché?» dit M. de Sommery, et il fit répéter plusieurs fois une réponse négative; il se leva pour lui souhaiter le bonsoir en lui serrant les mains. L'abbé se retira touché de ces manifestations inusitées. S'il fût resté, je crois que M. de Sommery l'eût fait asseoir dans son fauteuil, tant le brave colonel était bon homme au fond, et, tout en aimant à sabrer, était désolé de la pensée d'avoir blessé quelqu'un. Néanmoins, quand l'abbé fut parti, il reprit sa thèse contre les gens d'Église. Il fit l'éloge de la religion protestante, qu'il ne connaissait pas, et de l'abbé Châtel, qui venait, à Paris, de se faire sacrer évêque par un ancien évêque assermenté, devenu épicier rue de la Verrerie, et qui avait pris, rue de la Sourdière, une église de garçon garnie, au premier au-dessus de l'entre-sol, où la cheminée servait d'autel, et le portier, sexagénaire, d'enfant de chœur; puis il finit par un discours sur le fanatisme et la tyrannie du clergé; le tout à propos du pauvre abbé Vorlèze, qui, depuis deux ans, demandait inutilement qu'on fit au presbytère quelques réparations dont l'urgence l'eût rendu inhabitable pour un homme moins simple et moins craintif. On finit alors la partie de loto, et Tony Vatinel se retirait fort triste, quand Clotilde s'approcha de lui, saisit sa main et y glissa un papier fort petit, sur lequel il lut, quand il fut sorti de la maison: «Cette nuit, à une heure, à la niche de la Vierge.»
V
Quand Clotilde se fut retirée dans sa chambre; quand elle se fut assurée qu'elle possédait la clef de la maison pour pouvoir sortir et rentrer; quand elle n'eut plus à lutter contre les difficultés de son entreprise; quand elle ne vit plus d'obstacles à sa volonté, elle eut peur. Seulement alors, elle aperçut tous les inconvénients et toute l'imprudence de sa démarche; la résistance que lui avaient opposée les habitudes de la maison avait irrité sa volonté et l'avait affermie dans une résolution qui l'épouvantait depuis que cette sorte de lutte avait cessé.
Lorsque, dans un taillis, vous apercevez un chevreuil broutant les jeunes pousses des arbres, si vos pieds ont fait frémir les vieilles feuilles des chênes, qui ne sont tombées que lorsque les nouvelles ont paru, le chevreuil frissonne, lève sur vous deux grands yeux noirs; puis, détendant les ressorts de ses jarrets d'acier, il s'élance à travers les broussailles. Cette fuite, cette résistance, vous animent, et vous frappez de loin d'un plomb meurtrier le chevreuil, qui fait encore deux ou trois bonds convulsifs, et tombe en tachant seulement de quelques gouttes de sang sa robe fauve et lustrée. Mais, si vous eussiez pu voir de près ses regards inquiets, ses flancs agités par la crainte, s'il vous eût laissé plus longtemps contempler son corps svelte et ses petits pieds frémissants, et surtout le calme et la paix qu'il trouvait entre les genêts aux fleurs d'or, sur ces tapis de bruyère rose, à la douce odeur qu'exhale le feuillage des chênes; s'il vous eût fallu de près le tuer avec vos mains, vous eussiez reculé d'épouvante à cette seule pensée, et alors, à votre tour, la poitrine oppressée, suspendant vos pas, vous eussiez craint de déranger ce bonheur caché.
Clotilde avait peur; elle ne comprenait plus elle-même comment elle avait osé, comment elle avait pu aller si loin.
Cet entretien avec Tony Vatinel, qui lui avait semblé ne pouvoir être retardé tant qu'elle l'avait cru impossible, elle n'en voyait plus, sinon la nécessité, du moins l'urgence, maintenant que rien ne l'empêchait plus. Un frisson qu'elle ne pouvait réprimer agitait tous ses membres; elle se levait, elle s'asseyait, elle regardait sa pendule: tantôt elle eût voulu que l'heure indiquée arrivât tout à coup pour ne pas lui laisser de réflexion, tantôt elle regardait avec terreur l'aiguille avancer fatalement. Elle cherchait dans sa mémoire les causes qui l'avaient conduite à donner un rendez-vous à Tony Vatinel, et elle ne les retrouvait plus. Arthur était amoureux d'elle; elle avait encouragé cet amour; elle marchait à son but. Avec de l'adresse et de la suite dans les actions et dans les idées, elle devait devenir madame de Sommery. Le père et la mère d'Arthur la chérissaient; elle n'était séparée d'Arthur que par des préjugés contre lesquels M. de Sommery n'avait pas passé une journée de sa vie sans faire au moins une phrase.
Que voulait-elle de Tony Vatinel? Être aimée de lui, c'était perdre tout ce qu'elle avait voulu, tout ce qu'elle avait rêvé; c'était rejeter le fruit de plusieurs années de soins, d'adresse, d'humiliations; c'était renoncer à ce nom, à cette fortune qui lui coûtaient déjà si cher!
Mais Clotilde aimait Tony Vatinel; il lui semblait qu'aimée de lui elle trouverait tout en lui. Il était si beau, si énergique, la fortune ne pourrait rien lui refuser; s'il l'aimait, lui, il saurait faire de ce nom obscur de Vatinel un nom dont elle serait fière, un nom que lui envieraient les autres femmes, un nom qui ne lui laisserait jamais regretter celui d'Arthur. S'il l'aimait, il deviendrait riche et puissant. Il devait exercer sur le monde entier cette puissance de fascination que possédait sur elle son regard.
A sa voix, tout le monde devait comme elle frissonner et obéir. Ah! quand cet homme fort sera amoureux, il se fera reconnaître au monde pour un de ses maîtres.
Et elle, Clotilde, cette énergie qu'elle a trouvée dans sa tête pour travailler en secret à la réalisation d'un plan déjà si avancé, combien elle sera doublée quand elle y ajoutera toutes les puissances de son âme; où n'arriveront-ils pas ensemble, unis, s'appuyant l'un sur l'autre!...
Oh! oui, il fallait lui parler, car, le matin, Arthur avait écrit à Clotilde: «C'est dans quelques jours la fête de mon père; je me jetterai à ses genoux, et je lui demanderai votre main.»
Ce soir-là encore, M. de Sommery l'avait appelée ma fille. Arthur l'avait alors regardée, et elle s'était sentie toute rouge. Il fallait parler à Vatinel; elle avait fait cent fois dans sa tête, de diverses manières, le discours qu'elle voulait lui tenir. Ah! il est une heure; elle part; elle craint qu'on n'entende le bruit de son cœur, tant il bat fort dans sa poitrine. Elle tourne lentement la clef dans la serrure; elle sort, elle referme la porte, et elle glisse comme une ombre légère.
La lune s'est levée derrière Trouville et éclaire la mer, que l'on aperçoit de la hauteur à travers les branchages des haies qui bordent le chemin. Depuis longtemps, le vent s'est apaisé; la mer est muette comme l'air. Au milieu de ce profond silence, le moindre de ses mouvements cause un bruit qui l'effraye. Si sa robe touche un buisson, elle s'arrête, écoute, et n'ose retourner la tête. Le bruit de ses artères l'empêche d'entendre; elle se calme, personne ne la suit. Elle est seule, seule sous ces grands arbres qui projettent des ombres bizarres; elle avance; elle les fuit, et le chemin tourne en s'enfonçant un peu dans les terres. Tout à coup, elle aperçoit la niche de la Vierge, dans le mur, au coin d'une haie.
«Est-ce vous, Vatinel?—Est-ce vous, mademoiselle?—Mon Dieu! que j'ai peur!» Et elle s'appuya sur son bras comme si elle se fût sentie près de tomber. En effet, elle était pâle et extraordinairement émue. Pour Vatinel, il sentait les mots qu'il voulait dire lui serrer la gorge et l'étrangler; aussi se contenta-t-il, pendant quelque temps, de la regarder sans parler et sans presque respirer. Il étendit son manteau sur le banc de pierre placé au-dessous de la niche de la Vierge, et l'y fit asseoir.
Un homme jeune comme Vatinel, exalté comme lui, place si fort au-dessus des nuages la première femme qu'il aime, qu'il ne peut, sans une extrême surprise, lui voir faire quelque chose dans les humbles conditions de l'humanité.
Nous avons dit plus haut, et nous ne savons si notre phrase a été bien comprise, faute d'être claire, bien entendu, que Vatinel n'osait pas aimer Clotilde et n'en était encore qu'à l'adorer. Le moment était venu brusquement de quitter pour l'autre le premier de ces deux sentiments. Clotilde, divinité quelques heures auparavant, devenait tout à coup une femme, sans rien perdre de son influence ni de son charme. Mais Vatinel était assailli de sensations qu'il n'avait jusque-là pas même soupçonnées. Il avait senti le corps de Clotilde sur son bras, et le frisson que lui causait toujours la présence de la jeune fille avait tout à coup changé de nature.
Clotilde était aussi en proie à des sensations toutes nouvelles. Ce n'était pas une fille romanesque. C'était moins encore une rêveuse. Les femmes en général le sont peu, ou du moins leurs rêveries restent circonscrites dans les espaces réels; elles n'ont pas au même degré que l'homme la perception de l'infini. Il faut que toute idée puisse se traduire à leurs yeux par une forme visible; leur religion est l'amour pour un Dieu fait homme. Mais, nous l'avons dit, Clotilde aimait Vatinel et elle était dominée par lui. Elle était sous l'empire d'une exaltation étrangère à sa nature; l'amour prenait pour elle un parfum tout mystique, et, en même temps que Clotilde devenait une femme pour Vatinel, Vatinel pour Clotilde devenait un Dieu.
Cependant, d'où ils étaient placés, ils voyaient toujours, au loin et sous leurs pieds, la mer mollement éclairée des pâles rayons de la lune.
J'aime la nuit. A cette heure, l'homme qui veille possède à lui seul tout ce que, le jour, il lui faut partager avec tout le monde.
La lune est à lui avec ses bleuâtres clartés.
C'est pour lui seul que les acacias ouvrent leurs petites cassolettes blanches pleines de parfums.
A lui tout seul est cette belle voûte bleue du ciel avec ses étoiles d'or.
Et les chants mélancoliques du rossignol dans les chèvrefeuilles en fleurs.
Et, comme si ce n'était pas assez encore d'hériter ainsi, pendant plusieurs heures, de tous les gens qui dorment, le poëte qui veille voit pour lui la nature se remplir de créations nouvelles.
Les peupliers deviennent une longue file de grands fantômes noirs.
Le vent, dans les feuilles, lui dit des choses plus belles que la poésie et la musique n'en peuvent exprimer.
Les ombres de ses journées lui apparaissent, et ses amours morts se réveillent et viennent peupler avec lui cette terre dont il est le roi—jusqu'au jour.
Les vers luisants s'allument dans l'herbe comme les étoiles dans le ciel.
Tout se pare et s'embellit.
La nature, qui se trouvait suffisante le jour pour tous les hommes réunis, revêt pour le poëte seul de plus magnifiques atours. C'est que le monde entier, c'est la foule; le poëte, c'est l'amant...
VII
«Tony, dit Clotilde, parlez-moi! J'ai peur!—Que vous dirai-je, mademoiselle? reprit Tony. Tout ce que j'éprouve en ce moment est si nouveau pour moi, que je ne sais pas de mots pour l'exprimer. Il me semble que jusqu'ici j'ai toujours dormi et que je m'éveille après des songes fatigants. Tout est inconnu pour moi. J'ose vous dire que je vous aime, et j'ose croire que vous m'aimerez; les arbres qui sont au-dessus de nous, le ciel qui est au-dessus des arbres, ne sont ni les arbres ni le ciel que j'ai vus jusqu'ici; les étoiles ont un éclat inusité; le vent, des parfums que je respire pour la première fois. Il faut que je rapprenne à vivre, à respirer, à parler, pour un autre air, pour d'autres sensations. Je vous aime, mademoiselle, et je comprends que ce sera là toute ma vie, que cet amour la remplira et en chassera tout ce qui n'est pas vous.» C'était, à peu de chose près, les mêmes paroles qu'Arthur avait dites à Clotilde, et cependant, prononcées par Tony Vatinel, elles lui semblaient une céleste musique qu'elle écoutait avec son âme. Aussi n'eût-elle pas trop fait attention au sens des dernières paroles de Tony, s'il ne se fût avisé de les paraphraser.
«Oh! oui, ajouta-t-il, toute ma vie est là, en vous, en votre amour; ambitions, honneurs, richesses, je n'ai plus besoin de rien, je ne veux plus rien; la plus misérable cabane au bord de la mer, le travail le plus dur et le plus pénible, et je serai le plus riche et le plus digne d'envie des mortels, si vous me permettez de vous aimer, si vous m'aimez vous-même. Ah! mademoiselle, tout ce que recherchent et envient les autres hommes: l'or, ce vil métal qu'ils ont déifié; ces distinctions de la naissance et de la gloire, tout cela a été inventé pour remplacer ce bonheur que l'amour que je ressens pour vous me fait connaître. Oh! je comprends l'indifférence que j'avais toujours ressentie pour tout cela: c'est que j'attendais une passion, la seule qui pût remplir mon cœur, et le remplir si entièrement, que rien n'y pourrait subsister en même temps.»
Il eût été singulier de voir le visage de Clotilde pendant que Tony Vatinel lui tenait ce langage passablement bucolique. Elle restait la bouche entr'ouverte et les sourcils élevés, en proie au plus grand étonnement. Ce n'était plus là le Vatinel qu'elle avait imaginé, le Vatinel qui, tirant de son amour une puissance invincible, devait arracher à la fortune les plus brillantes faveurs; se faire, à force d'énergie, un nom et une position, et ne pas laisser regretter à Clotilde le sacrifice qu'elle voulait lui faire du nom, du rang et de la fortune que lui offrait Arthur de Sommery.
Cependant elle se remit bientôt en pensant que ce que disait Tony n'était que l'expression de ses sensations du moment, et elle lui dit:
«Comprenez-vous, Tony, tout ce que l'amour doit donner d'énergie? Comprenez-vous comme la volonté des autres hommes doit céder devant celle d'un homme amoureux; comme tout doit lui devenir facile; comme il doit se sentir fort et invincible; comme il doit être heureux de conquérir, pour celle qu'il aime, les richesses et les honneurs, et faire d'elle la plus heureuse et la plus enviée des femmes? Comprenez-vous tout ce qu'il doit y avoir de bonheur à justifier son choix, à lui pouvoir dire: «Aucun homme n'eût pu te donner autant que moi; ce choix que tu as fait par amour, tu pourrais le faire par ambition, par intérêt, par vanité?»—Qu'est-ce que tout cela, mademoiselle, reprit Tony Vatinel, auprès de l'union de deux cœurs, auprès d'un amour partagé? Qu'a besoin de fortune celui qui n'a rien rencontré dans toute la vie qui lui semblât aussi précieux que cette fleur, que vous avez laissée tomber l'autre jour?»
Et Vatinel tira d'une poche placée sur sa poitrine une petite fleur sèche qu'il posa sur ses lèvres.
Clotilde se sentit émue, et elle allait tendre la main à Tony en lui disant: «Je vous aime aussi, moi!» lorsqu'il ajouta: «Je ne changerais pas cette fleur pour le grand cordon de la Légion d'honneur. Tout le temps que j'enlèverais à mon amour, fût-ce une minute, pour devenir l'homme le plus riche du monde, me semblerait du temps tristement perdu. Si vous m'aimez, Clotilde, c'est-à-dire si, d'un seul mot, vous me donnez plus de bonheur que je n'ai jamais cru qu'en contînt la vie, jamais nous ne quitterons ces lieux, où je vous ai vue pour la première fois. La petite fortune que m'a amassée mon père suffira à nos besoins. L'amour sera notre luxe. Ici, d'ailleurs, mademoiselle Clotilde, tous les sentiments ont plus de grandeur et d'élévation; je ne voudrais pas éparpiller dans les soucis et les plaisirs de Paris des jours arrachés à une vie que votre amour rendrait si heureuse.»
Chaque mot de Vatinel produisait sur Clotilde un effet bizarre. Clotilde était ambitieuse par tempérament; l'amour que lui avait inspiré Vatinel n'était qu'un accident dans sa vie, une graine tombée sur un sol aride, qui germe, s'élève, fleurit et meurt après avoir exhalé de sa pâle corolle un parfum languissant. Quelque doux que lui parût l'amour depuis qu'elle connaissait Tony Vatinel, elle ne le regardait cependant que comme un luxe qui ne pouvait prendre rang qu'après les nécessités de la vie, c'est-à-dire une grande fortune et une belle position dans le monde.
Aussi les idées champêtres de Vatinel lui faisaient perdre tout son prestige aux yeux de Clotilde. Elle se sentait plus forte que lui; il lui fallait soutenir et entraîner cet homme fort, sur lequel elle avait cru pouvoir s'appuyer. Ses indécisions cessèrent, et, avant que Tony eût cessé de parler, elle avait résolu d'épouser Arthur et ne songeait plus qu'à se tirer de l'embarras où l'avait mise sa démarche auprès de Tony, démarche causée par un moment d'hallucination ou d'ivresse dont elle ne pouvait plus se rendre compte.
Elle plaça sa petite main sur le bras de Vatinel, et lui dit:
«Tony, je ne me suis pas trompée en vous jugeant un bon et noble cœur, et je ressens pour vous une véritable amitié. J'ai deviné que vous vous laissiez entraîner par un sentiment plus vif, et j'ai voulu vous arrêter. Mon cœur n'est pas libre.» Tony devint froid et pâle. «Mon cœur n'est pas libre, et, ce qui est un secret pour tout le monde, j'ai voulu que ce n'en fût pas un pour vous. J'ai tout bravé pour vous parler cette nuit, parce que j'ai cru m'apercevoir que vous aviez souffert, ce soir, et que vous aviez souffert pour moi. J'ai eu en vous la confiance qu'on accorderait à un ancien ami. Je veux que vous soyez mon ami; l'amour, dans un cœur comme le vôtre, doit être capable des plus grands et des plus nobles sacrifices. Quand je vous aurai dit que je vais me marier, et que ce mariage fera mon bonheur, je suis sûre que, s'il était en votre puissance de le rompre, vous ne voudriez pas le faire.» Tony restait immobile et étourdi de la chute qu'il venait de faire du haut de ses espérances.
Clotilde continua: «L'homme que j...» Elle n'osa pas finir ce mot. «L'homme que je vais épouser est M. Arthur de Sommery. Vous avez eu ce soir un peu d'aigreur contre lui; il ne faut plus que cela arrive. Si vous m'aimez réellement, vous ne pouvez haïr l'homme auquel je crois pouvoir confier ma destinée!» Tony ne répondit pas, malgré l'intention interrogative que Clotilde avait donnée à sa phrase. «Ne voulez-vous donc pas, Tony, dit-elle en prenant sa main, qu'il avait laissée tomber le long de son corps, ne voulez-vous donc pas de toute cette part de mon cœur que je vous réserve et que je vous donne? Voulez-vous être l'ennemi de mon bonheur et le mien?»
Tout en parlant, elle avait repris le chemin de la maison de Sommery, et elle marchait, et Tony, absorbé, la suivait machinalement.
«Tony, dit-elle, vous réfléchirez à mes paroles; je vous aime comme une sœur. Voudrez-vous repousser cette affection que je vous offre? vos actions seront votre réponse. Si vous acceptez, si vous partagez ce sentiment, vous aimerez Arthur et vous éviterez tout ce qui peut l'alarmer. Si vous faites autrement, je saurai que penser de votre attachement, je verrai que je me suis trompée, et je renfermerai dans mon cœur...»
A ce moment, on était arrivé devant la petite porte de la maison. Tony dit: «Mademoiselle, je n'aimerai ni M. Arthur ni vous, et je ne vous reverrai jamais ni l'un ni l'autre.» En disant ces mots, il tourna la maison et disparut.
Clotilde tremblait et ne pouvait ouvrir la porte, dont la serrure lui semblait vaciller et éviter la clef qu'elle tenait à la main.
Mais, une fois entrée, une fois qu'elle eut fermé en dedans la porte de sa chambre, son cœur se desserra, et elle dit: «Ah! mon Dieu! je vous remercie.»
Elle ne pouvait songer sans effroi combien elle avait manqué d'engager toute sa vie, ou plutôt de la perdre; et elle cherchait en vain les traces de la pensée ou plutôt de la folie qui l'avait conduite jusque-là. Elle passa le reste de la nuit à répondre à la lettre d'Arthur.
VIII
Ce pauvre Tony Vatinel nous fait réellement grande pitié avec son mépris pour l'or, ce vil métal, comme il l'appelle. Nous ne pouvons nous souvenir sans tressaillement de la première fois qu'on ouvrit devant nous une caisse, une vraie caisse en fer, avec de gros clous et une serrure à secret; une de ces caisses qui coûtent si cher, qu'une fois que nous l'aurions payée, nous n'aurions plus rien à mettre dedans. Il y avait dans cette caisse des billets de banque, de l'or et de l'argent de toute sorte. Nous nous rappelons encore parfaitement les paroles qui retentirent à nos oreilles pendant que le caissier y fourrait la main et agitait l'or et les billets de banque. Par moments, c'était un bruit confus de voix claires et aiguës ou fêlées et un frôlement de papiers; d'autres fois, une seule voix prenait la parole, puis toutes reprenaient ensemble, et, quand la caisse fut fermée, nous entendions encore un sourd murmure. Mais voici ce que nous nous rappelons:
UNE PIÈCE DE DIX SOUS, d'une petite voix flûtée.
Un bon vieux petit livre relié en parchemin,—un Horace chez les bouquinistes,—une contre-marque au théâtre de la Gaieté.
PLUSIEURS PIÈCES DE DEUX SOUS, d'une voix de cuivre.
Des aumônes aux pauvres aveugles, des petits cierges à faire brûler devant la chapelle de la Vierge à l'église.
UNE PIÈCE DE CINQ FRANCS.
Une bouteille d'aï, une bouteille d'esprit et de gaieté, une bouteille d'insouciance une bouteille d'illusions.
TROIS PIÈCES DE CINQ FRANCS, à l'unisson.
Un beau bouquet pour la femme que l'on aime, des camellias rouges comme ses lèvres. Le bouquet, entre tous ceux qu'on lui a envoyés le matin, sera préféré, soigné, conservé, et, le soir du bal, on le tiendra à la main; les rivaux seront furieux. Et, en sortant, au moment où on cachera de belles épaules sous un manteau de moire grise, on rendra à l'heureux son bouquet, sur lequel il aura vu, pendant le bal, appuyer une bouche charmante; et le baiser, il va le chercher toute la nuit sur les pétales de rubis des camellias.
La discrétion de la femme de chambre de celle que tu aimes; la femme de chambre elle-même, si tu veux, si elle est jolie; un dîner avec un camarade que l'on n'a pas vu depuis longtemps et que l'on rencontre sur le boulevard, marchant dans l'ombre pour que le soleil ne trahisse pas les coutures blanchies d'un habit trop vieux; les souvenirs de l'enfance au dessert, la jeunesse, les illusions, la gaieté, le souvenir des premières amours.
UN BILLET DE CINQ CENTS FRANCS.
Veux-tu ce beau bahut gothique, à figures de bois, richement sculpté?
TROIS BILLETS DE MILLE FRANCS, d'une petite voix grêle et chiffonnée.
Veux-tu, dis-moi, ce beau cheval aux jarrets d'acier, que tu admirais l'autre jour, et qui donnait tant de noblesse au cavalier qui le montait sous les fenêtres de la femme que tu aimes? Veux-tu ce châle de cachemire vert, qu'un autre va donner demain, et qui sera le prix de bien douces faveurs?
BILLETS DE MILLE FRANC, dont nous ne dirons pas le nombre, attendu que les uns trouveraient que nous n'en mettons pas assez, les autres que nous en mettons trop.
Veux-tu une femme vertueuse? veux-tu des vierges au boisseau? veux-tu des myriades d'épouses invincibles? Ne souris pas avec cet air d'incrédulité; celles qui refuseraient de l'argent, accepteront des fleurs, des plaisirs, des sérénades, des fêtes; elles accepteront l'admiration de ton luxe et la beauté qu'il te donnera... Veux-tu des princesses?... Veux-tu des reines?... Veux-tu des impératrices?
UNE CENTAINE DE BILLETS DE MILLE FRANCS, mis en paquet.
Veux-tu des prairies à toi, des arbres à toi, de l'ombre à toi, des oiseaux, de l'air, des étoiles à toi? Veux-tu la terre? Veux-tu le ciel?
BEAUCOUP MOINS DE BILLETS.
Veux-tu des consciences d'hommes incorruptibles? Veux-tu de la gloire, des honneurs, des croix? Veux-tu être grand homme? Veux-tu être homme incorruptible? Veux-tu être demi-dieu, dieu, dieu et demi?
IX
A quelques soirs de là, l'abbé Vorlèze annonça qu'il avait quelque chose à demander à M. de Sommery. Il y avait plusieurs jours que l'on aurait pu le deviner, tant le pauvre abbé avait encore accru l'humilité habituelle de ses allures, tant sa voix était faible et respectueuse. Depuis trois jours, en effet, il était parti sans avoir osé commencer l'attaque qu'il méditait presque toujours. Au moment où il ouvrait la bouche, quelques sarcasmes de M. de Sommery lui faisaient comprendre le peu de chances de succès que rencontrerait sa démarche. Aussi est-ce pour ne plus pouvoir reculer qu'il avait déclaré en arrivant l'intention de livrer bataille.
Il débuta par une chance assez favorable: il perdit deux parties d'échecs. Le pauvre abbé était un homme si simple de cœur, que nous n'osons pas penser qu'il les ait perdues volontairement. D'ailleurs, sa préoccupation était plus que suffisante pour lui donner un désavantage marqué. Quand il crut le moment opportun, il dit le plus négligemment possible, et comme si les paroles fussent tombées de ses lèvres sans qu'il le fît exprès: «C'est dans quatre jours la Fête-Dieu.»
M. de Sommery caressa Baboun, voulant montrer par un air distrait qu'il ne supposait pas que ce fut à lui que l'abbé s'avisait de parler de Dieu. «Et le temps sera magnifique,» continua l'abbé.
M. de Sommery réveilla tout à fait Baboun, et le fit sauter deux fois par-dessus sa canne.
«Nous avons, dit l'abbé, quelque chose à demander ce sujet à M. de Sommery.—Au sujet de la Fête-Dieu? dit M. de Sommery en se redressant.—Au sujet de la Fête-Dieu, dit l'abbé avec calme. Le chemin pour sortir de l'église est tout défoncé par suite des réparations qui n'ont pu être terminées. A gauche du chemin est une pièce de terre en jachère cette année. Cette pièce de terre appartient à M. de Sommery. Veut-il permettre qu'elle soit traversée par la procession?—Voilà bien, s'écria M. de Sommery, les envahissements du clergé! Quoi! n'est-ce pas assez que, par une honteuse intolérance pour les autres religions, le culte catholique fasse des processions extérieurement, sans que ce soit encore une occasion de tyrannie contre les propriétaires? L'Église croit-elle encore avoir droit aux dîmes et à la corvée? Veut-on nous ramener aux temps où le pape Jules II excommunia Louis XII, donna son royaume au premier occupant, et, lui-même, le casque en tête et la cuirasse sur le dos, mit à feu et à sang une partie de l'Italie?...—Mais, monsieur, dit l'abbé Vorlèze, je vous demande simplement et humblement le droit de traverser une fois un champ en jachère.—Aux temps, continua M. de Sommery s'enivrant du bruit de sa voix et s'animant par degrés, où le pape Alexandre VI acheta publiquement la tiare, où ses bâtards firent périr les Vitelli et les Urbino pour leur ravir leurs domaines?...—Mais, monsieur, vous pouvez refuser, et...—Aux temps où l'Église assassina Henri III, et Henri IV, et Guillaume, prince d'Orange, et fit couler des flots de sang innocent?...—Refusez, dit l'abbé, et il n'en sera plus question.—N'a-t-on pas vu les Irlandais sacrifier à Dieu leurs frères protestants, les enterrer vivants, ouvrir le ventre des femmes enceintes, en tirer les enfants à demi formés et les donner à manger aux chiens?—Mais, monsieur, dit l'abbé Vorlèze en élevant la voix, il s'agit de votre jachère.—Depuis les jours florissants de l'Église, poursuivit M. de Sommery, jusqu'à 1707, pendant quatorze cents ans, la théologie n'a-t-elle pas causé le massacre de cinquante millions d'hommes?—Alors, dit l'abbé, ne parlons plus de jachère; passons à la seconde demande. Je vous avouerai que, l'année dernière, vous avez scandalisé toute la commune. Votre maison était la seule qui ne fût pas tendue; cela ne vous coûterait pas beaucoup de faire tapisser votre maison avec des draps blancs et d'y attacher quelques bouquets.—Je déclare, répondit M. de Sommery, qu'il n'y aura pas seulement une feuille d'arbre. Je ne veux pas, par mon exemple, encourager le retour du fanatisme.—Du moins consentirez-vous à faire balayer avec un peu plus de soin le devant de votre maison?—Il ne se fera rien d'extraordinaire.—Voudrez-vous alors faire rentrer, pour ce jour-là, le bois qui encombre la rue?—Pour quel jour?—Pour la Fête-Dieu.—Quand est-ce la Fête-Dieu?—Dans quatre jours...—Le bois ne peut être rentré que dans six.—Avancez le terme.—Reculez la fête.—Vous plaisantez.—Pas plus que vous.»
Madame de Sommery essuya furtivement une larme qu'elle ne put retenir, et elle resta les yeux baissés, craignant mortellement que cette larme n'eût été vue par M. de Sommery.
L'abbé leva les yeux au ciel, et, perdant graduellement sa timidité, donna à sa voix plus de sonorité. «Mon Dieu! dit-il, qu'elle est donc cette époque où nous vivons, où l'on détruit tout ce qui est grand et beau, la royauté et la religion? Après avoir inventé le roi constitutionnel, vous faut-il donc encore un Dieu admis à la retraite, ou plutôt condamné à une détention perpétuelle dans ses églises? Mais ces fleurs que l'on offre à Dieu et dont on jonche les rues, ce n'est qu'une faible dîme prise sur les fleurs dont il couvre la terre. Vous voulez chicaner à Dieu cette fête d'un jour, et s'il vous retranchait cette belle et joyeuse fête de trois mois qu'on appelle le printemps! Cette année, il n'y a pas eu un seul lis: le froid de l'hiver les a tués dans la terre: cette année, les lis sont morts; chaque année, peut-être, il mourra une fleur, et une année viendra où il n'y en aura plus, où la terre oubliera de se revêtir au printemps de son riche manteau vert; où, sous la mousse séchée, le muguet et la violette, perle odorante, améthyste parfumée, se feront en vain chercher et ne fleuriront pas. Mais cette fête, dont vous refusez à Dieu sa part, ne voyez-vous pas que c'est à lui que toute la nature la donne? Tous ces parfums qui montent au ciel, toutes ces voix joyeuses d'oiseaux qui chantent, croyez-vous que ces parfums et ces voix ne vont pas plus haut que vous, et qu'après que vous les avez respirés et entendues, ils s'évanouissent, elles s'éteignent? Oh! non; pensez à toutes les roses de toute la terre, qui ouvrent leurs fleurs en petits encensoirs de pourpre et exhalent toutes à la fois leur parfum; ne semble-t-il pas que le ciel de juin soit tout formé du parfum des roses? Ah! si l'impiété pouvait se comprendre, ajouta l'abbé, ce serait au sein des grandes villes, où il ne reste presque plus rien de ce que Dieu a fait, où on ne voit pas le ciel. Mais ici, où, en présence des grandes colères de l'Océan, l'homme se trouve à chaque instant dans des situations telles que la puissance de tous les hommes réunis n'en pourrait sauver un seul; ici, peut-on oublier Dieu, peut-on croire que les fleurs n'ont été inventées que pour être jetées au théâtre à des danseuses en sueur?... Monsieur de Sommery, dit en se rasseyant l'abbé, qui s'était levé involontairement, vous n'êtes pas un méchant homme; cette impiété n'est pas dans votre cœur: c'est une malheureuse vanité qui vous fait parler ainsi.» Cette dernière phrase était malheureuse; elle irrita M. de Sommery, qui dit: «Monsieur Vorlèze, je ne savais pas que vous alliez prêcher en ville.»
X
Le lendemain était la Saint-Paul, la fête de M. de Sommery. Quoiqu'il ne l'avouât pas, le colonel était fort sensible à ces petites solennités; aussi ne négligeait-on rien pour y ajouter toute la pompe désirable. Après le dîner, auquel avait été invité le curé, tous les domestiques parurent avec des bouquets. Madame de Sommery la première embrassa son mari en lui donnant son bouquet; Alida et Arthur la suivirent. Clotilde avait joint au sien divers petits ouvrages qu'elle avait faits pour M. de Sommery. Elle s'inclina vers lui et lui baisa la main.
«Viens dans mes bras, Clotilde, mon enfant; car tu es aussi mon enfant, tu es le troisième... Viens, ma charmante Clotilde.—Oh! monsieur, oh!... mon père, dit-elle en baissant la voix.» Et elle l'embrassa avec effusion.
Le soir, le curé ne resta pas; M. de Sommery ne pouvait jouer aux échecs. Il pria Clotilde de lire.
Elle ouvrit la bibliothèque et prit Nanine; Clotilde était assez adroite pour choisir Voltaire, quand même M. de Sommery aurait eu d'autres ouvrages que ceux de son auteur.
Clotilde lisait à ravir; mais le livre qu'elle avait choisi avait un tel rapport avec sa situation, que, d'abord, elle se contenta de lire froidement et en psalmodiant, tant elle craignait que sa voix ne prît des inflexions trop vraies. Mais bientôt elle pensa qu'il ne fallait pas hésiter; que cette soirée devait être terminée par une scène d'où dépendait sa vie; qu'elle allait jouer sur un seul coup toutes ses espérances; et elle ne négligea rien pour donner à sa voix toute la puissance qu'elle lui connaissait, pour faire ressortir les pensées et les sentiments de l'auteur.
Quand la baronne avoue au comte qu'elle soupçonne sa passion pour Nanine, et qu'elle lui dit:
Vous oseriez trahir impudemment
De votre rang toute la bienséance;
Humilier ainsi votre naissance,
Et dans la honte où vos sens sont plongés,
Braver l'honneur?
elle eut soin d'enfler le débit d'une façon presque grotesque, de telle sorte qu'Arthur et son père, saisis par le ridicule de la baronne, se fissent d'avance à eux-mêmes la réponse que Clotilde lut avec infiniment de verve et de noblesse.
Dites les préjugés.
Je ne prends pas, quoi qu'on en puisse croire,
La vanité pour l'honneur et la gloire.
L'éclat vous plaît; vous mettez la grandeur
Dans les blasons; je la veux dans le cœur.
L'homme de bien, modeste avec courage,
Et la beauté, spirituelle et sage,
Sans bien, sans nom, sans tous ces titres vains,
Sont à mes yeux les premiers des humains.
En lisant ce passage:
LA BARONNE.
Comment!
Comme elle est mise! et quel ajustement!
Il n'est pas fait pour une créature
De votre espèce;
Clotilde décupla l'insolence du rôle; mais comme elle fut humble et douce dans la réponse:
NANINE.
Il est vrai, je vous jure,
Par mon respect, qu'en secret j'ai rougi
Plus d'une fois d'être vêtue ainsi;
Mais c'est l'effet de vos bontés premières,
De ces bontés qui me sont toujours chères;
De tant de soins vous daigniez m'honorer!
Elle s'inclina imperceptiblement vers M. de Sommery. Avec quelle touchante et fière mélancolie elle ajouta:
C'est un danger, c'est peut-être un grand tort
D'avoir une âme au-dessus de son sort.
Clotilde, jeune comme elle était, n'avait que l'instinct de la politique; aussi se laissa-t-elle prendre elle-même à ce qu'elle lisait, et elle se sentit des larmes dans les yeux en lisant ce que le comte dit à Nanine:
Non, désormais soyez de la famille;
Ma mère arrive: elle vous voit en fille.
Elle fut un peu embarrassée en disant, dans le monologue du comte, ces vers, qui lui semblaient un éloge qu'elle s'adressait tout haut à elle-même:
Je l'idolâtre, il est vrai; mais mon cœur
Dans ses yeux seuls n'a point pris son ardeur.
Son caractère est fait pour plaire au sage,
Et sa belle âme a mon premier hommage.
Mais elle s'observa, se remit, et dit avec un ton convenable et avec une excessive froideur, pour donner au couplet tout l'air d'un raisonnement sans passion:
Mais son état... Elle est trop au-dessus.
Fût-il plus bas, je l'en aimerais plus.
Mais... puis-je enfin l'épouser? Oui, sans doute.
Pour être heureux, qu'est-ce donc qu'il en coûte?
D'un monde vain dois-je craindre l'écueil,
Et de mon goût me priver par orgueil?
Mais la coutume? Eh bien! elle est cruelle,
Et la nature a des droits avant elle.
Mais, à la dernière scène, quand le comte dit à Nanine:
Ce qui vous reste en des moments si doux,
C'est, à leurs yeux, d'embrasser... votre époux.
tout le monde était ému; Clotilde ne put se défendre de l'émotion générale, et ce fut avec un sanglot qu'elle cria le «moi!» que répond Nanine.
Après l'avoir remerciée et lui avoir fait compliment de la façon dont elle avait lu, M. de Sommery commença un discours sur l'égalité et sur le mépris des préjugés. Alida s'esquiva et alla se coucher. Arthur et Clotilde écoutèrent religieusement M. de Sommery, car il ne disait pas un mot qui ne fût pour eux une promesse ou un engagement. Pour madame de Sommery, elle n'embrassait ni n'entendait pas beaucoup plus qu'un fauteuil, quoiqu'elle écoutât avec attention et respect.
Quand le discours fut fini, Arthur, très-ému, se leva, vint prendre la main de son père, et lui dit: «Mon père, j'aime Clotilde.—Parbleu! dit M. de Sommery, belle nouvelle! nous l'aimons tous, Clotilde; pourquoi ne l'aimerais-tu pas?»
Ce pauvre M. de Sommery était à mille lieues de prévoir l'affreuse situation où il arrivait par une pente rapide, d'avoir à appliquer ou à renier une théorie dont on n'a pas prévu les conséquences tant qu'il ne s'est agi que de parler, conséquences qui se présentent en foule aussitôt qu'il faut agir. Arthur ajouta: «Mon père, je l'aime d'amour, et je vous la demande pour femme.—Ah bah! s'écria le colonel. Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie-là?—C'est l'intérêt le plus sérieux de ma vie, mon père.—J'espère que Clotilde n'est pas complice d'une pareille folie?»
Clotilde baissa les yeux sans rien dire; la bataille lui paraissait mal engagée et perdue; elle ne voulait pas donner. Elle se leva, fit une révérence et se retira. Elle eut soin de faire entendre les portes qu'il fallait ouvrir et fermer pour aller du salon à sa chambre, puis elle revint sans bruit écouter ce qui allait se passer dans le salon.
XI
C'était le soir. L'abbé Vorlèze arriva très-affairé, et, sans vouloir prendre un siége, dit à M. de Sommery: «Au nom du ciel, monsieur... mais j'oublie que c'est près de vous une mauvaise recommandation; au nom de la moralité publique, au nom de ce qui vous est quelque chose, au nom de M. de Voltaire, si vous voulez... faites balayer le devant de votre maison: ce sera la seule, demain matin, pour laquelle on n'aura pas pris ce soin.» M. de Sommery ne fut nullement troublé de l'exorde ex abrupto de l'abbé; il l'avait prévu, et toute la journée il s'était attendu à le voir arriver d'un moment à l'autre. Aussi il répondit en souriant: «L'abbé, je suis fâché pour vous que vous n'ayez pas pu voir la singulière grimace que vous avez faite en prononçant le nom de Voltaire.—Ne plaisantons pas, monsieur de Sommery, vous n'êtes pas méchant; si je vous demandais un service plus important à vos yeux, où il vous fallût m'aider de votre argent et de votre personne, je suis persuadé que je l'obtiendrais, et vous ne me refusez ce que je vous demande que par votre entêtement contre tout ce qui tient à la religion. Vous le poussez si loin, que Vatinel, le maire, m'a dit que vos domestiques avaient chassé, injurié et menacé les balayeurs de la mairie. N'est-ce pas un enfantillage que d'empêcher qu'on nettoie la rue?—Monsieur Vorlèze, dit M. de Sommery avec l'air le plus sérieux et le plus digne dont il put s'affubler, certes, en des temps ordinaires, je ferais à peu près comme tout le monde; mais, à cette époque, où le parti prêtre, échoué sous les coups de la philosophie, dont l'égide peut à peine arrêter le char de l'État suspendu au volcan; à cette époque où le clergé relève sa tête et renaît de ses cendres, pour dominer encore despotiquement notre malheureux pays; à cette époque où tout le monde courbe le front sous le double joug de l'Église et du pouvoir, un citoyen doit protester par un exemple énergique.—O mon Dieu! murmura l'abbé, est-ce donc par de semblables phrases que l'on gouverne les hommes? Mon bon monsieur de Sommery, qu'est-ce donc que ce vaisseau échoué qui relève la tête et renaît de ses cendres pour dominer? Qu'est-ce encore, ô mon bon ami! que ce bouclier qui arrête un char? Comment voulez-vous que je réponde à un semblable galimatias?—Je le crois, dit M. de Sommery avec un sourire de satisfaction, je le crois bien, vous ne comprenez pas ce langage ferme et franc; ce langage qui dénonce avec courage les abus et les tendances de l'Église et du pouvoir.—Église dangereuse, en effet, dit avec amertume M. de Vorlèze, Église dangereuse, et contre laquelle on ne saurait trop prendre de précautions, que celle qui est représentée ici par un pauvre prêtre qui a un peu moins de revenu que vous ne donnez de gages à vos domestiques, et qui, ce soir encore, va raccommoder lui-même la seule soutane qu'il possède pour se faire beau demain! Pouvoir bien menaçant que celui d'un maire en sabots, qui déjeunait ce matin sur la plage avec un morceau de pain et un oignon cru!—L'abbé, je suis réellement fâché de vous refuser, mais tout mon monde est occupé, et je ne puis faire négliger des travaux importants.»
L'abbé s'inclina et sortit. M. de Sommery ne tarda pas à sortir également pour promener Baboun, comme cela lui arrivait à peu près tous les soirs. Baboun descendit lentement, puis, s'arrêtant à la porte de la rue, fit entendre un grognement. Ce grognement était causé par une grande figure noire qui s'agitait devant la porte. M. de Sommery regarda qui pouvait, si tard,—il était dix heures,—rôder ainsi devant sa maison. On ne rôdait pas; la grande figure noire tenait un balai et balayait. «Ah! pensa M. de Sommery, ils entretiennent des intelligences jusque dans les maisons et au sein des familles; ils arment le fils contre le père, et le serviteur contre le maître. L'abbé aura corrompu quelqu'un de mes domestiques pour faire balayer.» Et, comme le colonel s'avançait pour reconnaître lequel de ses gens l'Église avait armé contre lui d'un balai de bouleau, la figure se retourna brusquement en entendant des pas, et M. de Sommery reconnut l'abbé Vorlèze lui-même. Le pauvre prêtre ne pouvait CORROMPRE personne, c'est ce qui ne nous met pas à même de juger s'il aurait eu la vertu de ne pas le vouloir, et il balayait lui-même le devant de la maison de M. de Sommery. «L'abbé, êtes-vous fou? s'écria le colonel. Quoi! vous-même, faire la besogne d'un valet de ferme?—Vous m'avez dit, monsieur de Sommery, répondit l'abbé tout confus, que vos gens étaient occupés...—Mais je ne veux pas, l'abbé, que vous balayiez, vous, le devant de ma maison; homme obstiné, appelez un domestique.—Oh! mon Dieu! dit l'abbé, j'ai presque fini.» Et il se mit à continuer. «Mais je ne le veux pas, répéta M. de Sommery; vous, monsieur de Vorlèze, ce n'est pas là votre place ni votre ouvrage.»
Et, comme l'abbé continuait, M. de Sommery mit la main sur son bras et l'arrêta. «Laissez-moi faire, monsieur, dit l'abbé, laissez-moi éviter le scandale qui aurait lieu demain.—Mais non, mais c'est impossible! un prê... un homme bien élevé.»
Et M. de Sommery, arrachant le balai des mains de l'abbé, voulut balayer lui-même. L'abbé reprit le balai, que M. de Sommery lui arracha encore une fois pour donner les derniers coups que la propreté de la rue demandait encore.
L'abbé serra les mains du colonel et disparut. Le colonel resta debout dans la rue, fort irrité contre lui-même de ce qu'il venait de faire. «Et cependant, se disait-il, on ne pouvait le laisser...» Il frappa du pied et rentra. Il ne dit rien à personne de ce qui venait de se passer, et se coucha de mauvaise humeur.
XII
Zoé Reynold à Marie-Clotilde Belfast.
Je t'avouerai, ma chère Clotilde, que je ne comprends plus rien à ton histoire. Rien ne t'arrive qui ressemble à ce qui arrive à tout le monde; les événements les plus ordinaires et les plus communs prennent un air de bizarrerie sitôt que tu y es pour quelque chose. L'atmosphère qui t'entoure semble un de ces lieux enchantés où tout change de forme et de figure; je ne trouve l'équivalent de ta vie ni dans la vie ordinaire, ni dans les romans, ni dans les comédies. Tu mets toutes les prévisions en défaut; le commencement avec toi ne sert jamais à deviner la fin.
Je me rappelle encore notre liaison quand nous étions petites filles, nos poupées pour lesquelles nous étions si sévères, et nos jardins où nous plantions dans le sable des fleurs coupées. De nous trois, toi, la fière Alida et moi, il n'y a encore qu'Alida de mariée. Son roman n'a présenté aucun intérêt: elle a épousé un homme riche, sans que l'amour d'un beau jeune homme, pauvre mais honnête, vînt se jeter à la traverse. Moi, j'épouserai mon cousin aussitôt qu'il aura la place qui lui est promise, et je ne changerai même pas de nom. Je m'appellerai madame Reynold comme je m'appelle mademoiselle Reynold. Je le vois tous les jours, du consentement de mes parents, qui l'appellent leur fils, nous avons tellement le droit de nous dire tout ce qui nous passe par la tête et par le cœur, qu'aucun de nous n'a encore pensé à écrire à l'autre. Je ne comptais donc que sur toi pour voir se réaliser un de ces beaux romans que nous lisions, la nuit avec des bougies volées chez les parents et rapportées clandestinement dans les manchons, ou au fond du jardin de récréation.
Au commencement, tout allait pour le mieux. Orpheline, accueillie par un compagnon d'armes de ton père mort au champ d'honneur, élevée avec le fils de la maison, qui te regardait comme une seconde sœur, tu étais entraînée par la situation; rien n'y manquait: ton père, simple capitaine, homme sans naissance et sans fortune; ton frère d'adoption, riche et noble. Il y avait entre vous la question de la mésalliance, si chère et si commode aux romanciers allemands: un père inflexible, une malédiction, ta fuite dans une chaumière, etc.
Mais non, il faut que M. de Sommery, imbu de la philosophie du XVIIIe siècle, passe sa vie à parler contre les préjugés, et que, dès le premier chapitre, il vienne déclamer:
Les hommes sont égaux; ce n'est pas la naissance
C'est la seule vertu qui fait la différence.
Il n'y a plus de roman; le fils t'aime, te demande à son père, qui dit: «Mais comment donc!...» Et l'on fait imprimer les lettres de faire part. Ce roman manqué, il s'en présentait un autre. Un jeune homme aux cheveux noirs, au langage énergique, aux muscles d'acier, apparaît aux milieu des sifflements du vent et des colères de la tempête; son œil est perçant, sa voix vibrante. Tu te sens subjuguée; tu renonces à la fortune, aux grandeurs, pour la simple cabane de pêcheur. Celui-là manque aussi, et cette fois par ta faute, car le jeune homme se conduit à merveille. Il ne brusque rien, il te tient les discours les plus corrects, les plus indiqués pour la circonstance; il te parle de la lune et des étoiles; il renonce à tout pour toi; il n'ose effleurer ta robe, et te demande presque pardon d'oser marcher sur la même terre que toi. En un mot, il se conduit comme un amant un peu bien élevé le doit faire vers la page 180 du premier volume.
Mais toi, tu trouves le livre mauvais, et tu le jettes pour reprendre le premier que tu avais jeté, et tu reviens à Arthur de Sommery.
Hélas! ma Clotilde, il n'y a rien à faire de ce côté-là; tu ne feras jamais de ce brave M. de Sommery un père capable de finir convenablement un premier volume. Il n'a à répondre à la demande de son fils que par le plus plat consentement. Il sera fier de cette mésalliance qui rendrait épileptique tout autre père; il n'aura qu'un regret, c'est qu'elle ne soit pas assez complète pour que son sacrifice à la philosophie en prenne plus d'éclat.
M. de Sommery, j'allais dire ton beau-père,—et il l'est peut-être déjà, tant votre situation est ridiculement simple!—M. de Sommery voudrait que ton père eût été un simple soldat; que dis-je? un mendiant! Il ne serait même pas bien fâché qu'il eût été un peu aux galères, parce qu'alors il y aurait un bon gros préjugé à braver. Mais la fille d'un capitaine!...
Dans les idées d'égalité qui règnent aujourd'hui, c'est-à-dire d'abaissement des grands au-dessous des petits; dans ces idées où il n'y a de tyrannie que celle des opprimés, c'est toi qui braves le préjugé; toi roturière, tu consens à épouser un noble!
Presque tous les romans se faisaient autrefois sur cette thèse:
«On a vu des rois épouser de simples bergères.»
Mais qu'a cela d'étonnant aujourd'hui? Quel obstacle sépare les bergères des rois jusqu'au moment où on ne trouvera plus de bergère assez simple pour consentir à épouser un roi?
Il ne me reste qu'un espoir, c'est que ton jeune forban, le Vatinel aux cheveux noirs, t'enlève en qualité de pirate, ou fende d'un coup de sa hache d'abordage la tête du jeune Arthur de Sommery, ton fiancé, et peut-être déjà ton époux.
Mais, sérieusement, une chose me console de voir qu'aucune de nous trois ne réussira à faire un petit roman; c'est la mauvaise humeur qu'aura Alida de ce mariage, qui te donnera un nom dont elle était si impertinente, et dont, malgré la parenthèse (née de Sommery), aucune de ses amies n'a la charité de la faire annoncer dans son salon.
Je ne te dis pas de me répondre: ta dernière lettre m'annonçait que tu avais autorisé l'amoureux Arthur à demander ta main à son père; le reste va tout seul. Tâche seulement que la noce se fasse à Paris; sinon je ne pourrai pas te tenir la promesse que nous nous sommes faite de nous servir réciproquement de demoiselle d'honneur.
Zoé.
XIII
Clotilde à Zoé.
Hélas! ma chère Zoé, me voici jetée, plus que tu n'aurais osé me le souhaiter, dans ces voies romanesques que tu regrettais si fort de me voir abandonner.
M. de Sommery a refusé positivement; il n'a été ébranlé ni par les prières, ni par les larmes de son fils. J'ai eu la maladresse de lui montrer la contradiction de ses principes et de ses actes, et je l'ai humilié. Ses manières d'agir ont tout à coup changé avec moi. Il a cru devoir me marquer avec sévérité les limites que j'avais voulu franchir. Je ne suis plus dans la maison le troisième enfant. Tout me rappelle la charité qui m'a élevée et qui me nourrit. Depuis trois jours, il ne se dit pas un mot, il ne se fait pas un geste qui ne soit pour moi un coup de poignard. O Zoé! tu ne sais pas ce que c'est que d'être humiliée par des gens à qui l'on doit de la reconnaissance; cela est si poignant, qu'au premier mot de dureté de M. de Sommery, je me suis crue quitte envers lui de quinze années de bienfaits, et qu'au second je me croyais à mon tour bien généreuse de ne pas les haïr tous.
Quelle fausse pitié ces gens-là avaient de moi! S'ils m'avaient réellement aimée, ne devaient-ils pas redoubler de tendresse et de bontés au moment où ils me refusaient ce que je leur disais être mon bonheur? Ne devaient-ils pas chercher à guérir mon cœur meurtri de la chute qu'ils lui faisaient faire? Mais non! ils m'ont accablée encore. Que faire maintenant? que devenir? Car je ne resterai pas dans cette maison, où l'on ne m'avait accueillie que pour en tirer vanité, et où l'on me punit si cruellement d'avoir pris au sérieux tous ces faux semblants d'affection que l'on ne tenait à persuader qu'aux spectateurs. Quel est maintenant le service qu'on m'a rendu? quel peut être mon sort? quels sont mes moyens d'existence? à quoi me servira cette éducation que l'on m'a donnée, au lieu de m'avoir élevée d'une manière conforme à ma triste fortune et qui me permît de me suffire à moi-même dans l'abandon où l'on me rejette, abandon mille fois plus cruel que celui où m'avait laissée en mourant mon malheureux père?... Ah! pourquoi n'ai-je pas cédé à cet instinct secret qui me poussait vers Tony Vatinel? Mais, aujourd'hui que je l'ai repoussé, irai-je lui dire: «Je reviens à vous parce que les parents d'Arthur me chassent et ne veulent plus de moi? J'ai tout sacrifié à l'ambition, et aujourd'hui je suis seule, sans appui?» Mais non; le châtiment doit retomber sur ceux qui ont commis la faute, sur ceux qui ne me laissent pas d'autre ressource que d'arriver malgré eux à mon but. La partie est perdue; mais cependant j'ai encore un coup à jouer. Tu me reverras triomphante, ou tu ne me reverras pas. Je mourrai à dix-neuf ans dans les flots de cette mer moins orageuse que mon cœur, ou dans un mois on annoncera chez toi madame de Sommery.
Clotilde.
Robert Dimeux de Fousseron à Tony Vatinel.
C'est incroyable combien plus de sottises on dirait encore qu'on n'en dit, si les anciens n'étaient venus avant nous pour nous les enlever. Il est vrai que les générations qui se sont suivies ont toujours, en ce cas, repris leur bien où elles le trouvaient, et ne se sont fait aucun scrupule de traduire et de répéter ce qu'avaient dit déjà et répété les premières. Dans les livres de tous les temps et de tous les peuples, on trouve répété à chaque instant le fugit IRRÉPARABILE tempus; on l'a écrit sur le marbre, sur le papyrus, sur la cire, sur le papier; ce qui n'a jamais empêché ceux qui écrivaient, lisaient et répétaient ces lieux communs sur la rapidité et la fuite irréparable du temps, de passer toute leur vie à se plaindre également des heures qui durent un siècle. Pour moi, je n'ai jamais trouvé irréparable le temps qui s'en va, et il est toujours en ma puissance de revoir les jours passés. Nous disons que le temps passe, comme il semble que les arbres s'enfuient en déroute sur les deux rives d'un fleuve dont le courant nous entraîne. Le temps est immobile, et c'est l'homme qui passe; mais il peut, quand cela lui plaît, revenir sur ses pas et parcourir de nouveau la partie de la rive où il a trouvé les plus belles fleurs et les plus doux parfums. Il peut revenir entendre encore cet oiseau qui chantait dans l'aubépine en fleurs quand il a passé la première fois. Cette puissance magique est ce qu'on appelle le souvenir.
C'est ce qui m'arrive quand, à la tournure que prennent les choses, je vois qu'une journée sera triste et insignifiante. J'en rappelle une de ma vie passée, et je la recommence. Il suffit, pour m'y reporter complétement, de me faire jouer un air que j'ai entendu ce jour-là, ou de m'enfermer dans une chambre tendue comme celle où j'étais alors, ou de voir au ciel un nuage fait comme un nuage que j'avais remarqué, et la transformation est aussi subite que complète. Mets-moi au soleil de juin, dans un champ de luzerne rose sur laquelle voltigent de petits papillons d'un bleu changeant; et j'ai dix ans, et je ne sais plus rien de la vie. Je poursuis les papillons, et je ne trouve plus en moi d'autre ambition que de les atteindre; et, s'il passait alors quelque homme vêtu d'un vieil habit noir, je me cacherais derrière les peupliers, par crainte de M. Pocquet et de ses pensums.
Il a tombé ce matin une de ces pluies fines et tièdes qui répandent dans l'air tant de sérénité, de silence et de parfums. J'ai beaucoup d'affaires aujourd'hui. Eh bien! je me suis cramponné à ce jour où nous sommes; le souvenir m'a enlevé dans ses serres comme le Roc des Mille et une Nuits, et m'a reporté à huit ans en arrière; je me suis enfermé et je t'écris. A demain les choses sérieuses; elles me paraissent trop futiles aujourd'hui. C'est de ce jour, il y a huit ans, mon cher Vatinel, que date notre amitié, qui jusque-là n'avait été qu'une camaraderie de collége; notre amitié, la seule chose aujourd'hui réelle et sérieuse pour moi.
Ce jour-là, nous étions partis de Lisieux de grand matin pour aller voir mon château de Fousseron. Je me rappelle bien encore la salle de l'auberge où nous avions passé la nuit à Lisieux. De la rue, il fallait descendre trois marches. Un parent, mort depuis quatre mois, m'avait légué sa terre de Fousseron, et nous étions partis de Paris pour la visiter. Te rappelles-tu comme moi de quel crêpe énorme j'avais couvert mon chapeau en l'honneur de ce parent que je n'avais jamais vu? De Paris à Lisieux, nous avions fait les plus beaux projets sur ma terre de Fousseron. Nous étions tout jeunes encore. J'avais vingt ans et tu en avais à peine dix-sept. Nous devions y passer les étés, y chasser à courre; et tu te mettais, à cette idée, à chanter un air de chasse. «Le sanglier!» disais-tu; et nous chantions la fanfare du sanglier; au sanglier succédait le chevreuil, au chevreuil la vue, à la vue les lancés. Et nous perdions la mémoire de nos projets pour épuiser tout notre répertoire de musique de trompe. Tu m'appelais M. de Fousseron, et cela nous faisait étouffer à force de rire. «Je voudrais bien savoir s'il y a des créneaux, messire, me disais-tu, à ton château de Fousseron.—Et un pont-levis, ajoutais-je, et le droit de haute justice, et un colombier.—Ma foi! Robert, disais-tu, tu feras bien de ne pas le faire reconstruire à la moderne.—Je le laisserai tel qu'il sera, répliquai-je, passant comme toi du conditionnel au futur. Tout ce que je demande, c'est qu'il y ait de grandes prairies.—Et un petit courant d'eau.—L'eau est la vie du paysage.—La barque doit être pourrie.—Nous en mettrons une autre. «Je ne répondis pas; je trouvais que tu disais un peu trop nous relativement à ma seigneurie de Fousseron. A Lisieux, nous n'osâmes pas demander des renseignements sur Fousseron, et nous ne dîmes même pas dans l'auberge où nous avions couché de quel côté nous dirigions nos pas. Nous sortîmes de la ville du côté opposé à Paris, et nous demandâmes au premier paysan: le rustre ne connaissait pas Fousseron. «Vous n'êtes peut-être pas du pays?—Si vrai ben.—Pas depuis longtemps?—Mon père y est né et défunt.» Un second ne connaissait pas davantage Fousseron. Un troisième, un quatrième, n'étaient pas plus savants. Enfin, une vieille femme nous dit: «Prenez le chemin en montant, allez jusqu'à la ferme sur la droite, et, là, vous demanderez.»
Nous nous remîmes gaiement en route. Nous avions pensé un moment que Fousseron n'existait peut-être pas. La vieille femme nous avait rassurés. Il était tombé au point du jour une petite pluie fine et tiède comme ce matin. Seulement, on était alors au mois de mai. Tu vois comme je me rappelle tout: ces souvenirs me donnent une sensation agréable dans la poitrine; avec cet air semblable de ce matin, j'ai respiré la jeunesse, les rêves et les idées d'alors. Cette petite pluie douce, c'était le printemps qui tombait du ciel; un beau soleil vint après, et sous ses rayons s'ouvrirent dans l'herbe les petites pâquerettes blanches avec des gouttes de pluie qui brillaient de couleurs changeantes comme des opales. Les pommiers, en boutons la veille, ouvraient leurs fleurs blanches bordées de rose. Il semblait que tout cela fût tombé du ciel avec la pluie; la nature avait sa robe de noces.
Sous nos pieds les marguerites, sur nos têtes les fleurs des pommiers: il semblait aussi que l'âme s'épanouissait. Une foule de petites sensations, de petits bonheurs, fleurissaient dans nos cœurs. Nous étions joyeux sur le chemin comme les fauvettes qui chantaient dans les haies, comme les abeilles qui bourdonnaient dans les pommiers, comme le lézard qui faisait frémir l'herbe. «Oh! Robert, me dis-tu, que l'homme est riche, et comme Dieu a doté ses enfants!" Tiens, Vatinel, en rappelant tes paroles, je les prononce avec ta voix, je les entends, je te vois; mon imagination n'oublie pas un brin d'herbe; je revois le ciel bleu que nous voyions par taches à travers les branches des pommiers. Je ne saurais te dire quelle inexprimable sensation de joie et de bonheur j'éprouve. Tiens, Vatinel, nos premières années sont comme des pères prodigues; elles déshéritent les dernières; mais, en retrouvant si bien ces doux souvenirs, surtout en retrouvant dans mon cœur tant de puissance pour les sentir, même aujourd'hui, je m'écrie comme toi alors: «Oh! Vatinel, que l'homme est riche, et comme Dieu a doté ses enfants!»
Nous trouvâmes enfin un enfant qui nous conduisit à mes domaines de Fousseron. Chemin faisant, nous essayâmes de le faire parler, sans cependant lui adresser de questions trop directes sur l'importance de mes propriétés. «Tu connais Fousseron?—J' crès ben, j'y mène tous les jours que Dieu fait pâturer mes chèvres dans le jardin.—Comment! pâturer tes chèvres dans le jardin! et comment y entres-tu?—A travers la haie donc; j'y ai fait un trou à passer un homme.—Un trou dans ma haie! te dis-je à voix basse.—Allons, me dis-tu, te sens-tu déjà pris du démon de la propriété, et l'air de la Normandie ne peut-il se respirer sans qu'on soit atteint de la contagion des procès?» Je ne trouvai pas, je puis te l'avouer aujourd'hui, de très-bon goût ta plaisanterie sur une chose aussi grave. «Et que dit le garde? demandai-je à l'enfant.—Le garde?—Oui, le garde. Qu'est-ce qu'il te dit quand tu passes à travers la haie?—Est-ce qu'il y en a un, de garde?—Je te le demande.—j' sais pas, mé; j'en ai point vu, da.—Et qu'est-ce que tu fais pendant que tes chèvres pâturent?—Eh! j'coupe de l'herbe donc, et je pêche dans le ruisseau.»
Ce petit usurpateur commençait à me devenir aussi odieux qu'un autre Normand, Guillaume, dut l'être aux Anglais huit siècles auparavant. Cependant cette mention de ruisseau fit que, toi et moi, nous échangeâmes un sourire de satisfaction. «Sommes-nous bientôt arrivés?—Eh! eh! voilà le trou de l'haie; passez itou comme mé.—Merci, voilà pour ta peine; va-t'en.—Nenni, que j' m'en vas point; mes chèvres y sont qui pâturent.—Comment! tes chèvres?» J'étais prêt à faire explosion; tu passas à travers la haie; nous nous trouvâmes dans une cour couverte d'herbe et de pommiers.—Où est le château?—L' château? Ça doit être çà; y a point autre chose, da.» Et le petit paysan nous montra quatre murs sur lesquels restait la moitié d'un toit. «Comment! il n'y a pas de maison?—La v'là, la maison.—Mais sur le reste de la terre?—Vous la voyez, la terre; l'domaine finit à l'haie d'épine, que le ruisseau est soi disant à Pierre Meglou, qui va faire un procès.—C'est ça, Fousseron?—Et j'en sais point d'autre, da.»
Nous nous regardâmes abasourdis du coup, et puis nous partîmes d'un grand éclat de rire. Tu t'inclinas et tu te mis à chanter:
Tout le village
Vient à l'unisson
Pour rendre hommage
Au seigneur de Fousseron.
«Tiens, dis-je à l'enfant, voici pour toi, et va faire pâturer tes chèvres ailleurs.—Merci, m'sieu.» Et il s'en alla. «Messire de Fousseron, dis-tu, permettez au plus fidèle de vos vassaux de vous faire hommage lige.»
Les éclats de rire recommencèrent; puis nous nous mîmes à examiner mon domaine. La maison avait parbleu bien une chambre et demie, les murs étaient verts de mousse; sur un des côtés montait un vieux lierre. Le toit était couvert de giroflées en fleurs qui, vues d'en bas, semblaient des étoiles d'or dans le ciel. L'herbe était verte et molle et parsemée aussi de pâquerettes; mais cette herbe et ces pâquerettes étaient à moi; elles me parurent bien plus belles que celles que nous avions foulées depuis le matin. Les pommiers avaient plus de fleurs; le soleil était plus chaud; le ruisseau murmurait sur les cailloux, et je me sentis l'ennemi de Pierre Meglou, qui avait l'audace de me le disputer. Mon ruisseau, vive Dieu! à la rescousse! mon ruisseau est à moi. Et ce trou dans la haie me gênait aussi beaucoup. Nous finîmes par trouver Fousseron un endroit ravissant; les oiseaux qui y chantaient étaient à moi. Tu les intitulas: la musique de sire Fousseron. Un gros merle noir, au bec orange, fut promu à la dignité de maître de chapelle. C'était un calme et un silence enchanteurs. On sentait une si grande paix dans le cœur! On était affectueux et bienveillant.
«Robert, me dis-tu, nos cœurs sont en ce moment un digne temple pour l'amour. Où est la femme que j'aimerai?—Tony, repris-je, j'aime.» Et je te parlai d'Alida de Sommery; je te lus une de ses lettres, et, de ce jour, nous fûmes amis pour la vie.
Depuis ce jour-là, j'ai perdu toutes mes belles illusions. J'ai fermé mon cœur, parce que la réalité n'y entrait que pour le ravager, et j'y ai précieusement serré le passé. Je me suis fait une existence factice. J'assiste à la vie comme un spectateur assez bien assis. Mais, je te le répète, Tony, quand j'ouvre ce riche écrin de mon cœur, et que j'y vois tant de belles pierreries; quand je pense surtout à notre amitié, je dis: «Que l'homme est riche, et comme Dieu a doté ses enfants!»
Robert.
XV
Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron.
Au moment où je reçois ta lettre, je viens de conduire au Havre un homme qui emmène, pour l'épouser en Angleterre, une femme que j'aimais de toutes les forces de mon âme.
Tony.
XVI
Robert Dimeux de Fousseron à Tony Vatinel.
Pauvre Tony! je sais ce que doit être l'amour dans un cœur comme le tien. Tu dois être bien abattu, bien malheureux.
Écoute, pars: va à Honfleur, de Honfleur à Lisieux. Je vais partir de Paris; nous passerons quelques jours ensemble. Il y a deux ans, j'ai fait refaire le toit de mon château de Fousseron, et j'ai chargé Pierre Meglou de refermer la haie et d'en prendre soin. Viens y rester avec moi pendant un mois; nous y vivrons seuls au sein de la nature. Viens, nous parlerons de ton amour, de ton chagrin. Moi, depuis longtemps, je n'ai plus ni amours ni chagrins que les tiens.
Je me mets en route ce soir.
Robert.
XVII
Tony et Robert passèrent quelques jours ensemble au château de Fousseron. Robert avait eu, au commencement de sa vie, une grande passion qui avait fini tristement, comme cela doit être chaque fois que l'on demande à la vie des choses qui ne sont pas en elle. Il avait voyagé, et il était revenu guéri, avec une ferme et invincible résolution de ne plus prendre la vie au sérieux, et il avait parfaitement soutenu son paradoxe: l'amour surtout était pour lui une perpétuelle ironie. Il était convaincu qu'en amour il y en a toujours un qui aime, et que l'autre est sa dupe. Il était décidé à ne jamais être que l'autre.
Avec le souvenir de ce qu'il avait ressenti pour une seule femme, il s'était fait à l'usage des autres une éloquence du plus grand effet. D'ailleurs, n'étant jamais entraîné par la passion, il apportait dans l'escrime de la galanterie, que l'on appelle amour dans le monde, un sang-froid et une sûreté de coup d'œil qui lui assuraient un immense avantage sur ses belles adversaires. Il communiqua à Vatinel ses théories à ce sujet; mais Vatinel était d'une autre trempe que lui: l'amour que Vatinel éprouvait pour Clotilde était devenu sa vie tout entière. «La maladie est rebelle, dit Robert; les symptômes graves et alarmants résistent à mes efforts. Tu vas voyager.»
Tony Vatinel se laissa embarquer.
Pendant ce temps, Clotilde, qui avait réussi à se laisser enlever par Arthur, avait été mariée en Angleterre et était venue s'établir à Paris, où elle avait fait quitter à son mari sa place dans l'administration.
M. de Sommery avait refusé de la reconnaître pour sa belle-fille, et il avait envoyé à son fils une malédiction d'après la formule antique et une menace de le déshériter; mais, au bout de six mois, il trouva sa maison bien vide, et il consentit à ce que son fils vînt passer quelques mois à Trouville, mais sans MADEMOISELLE Belfast. Le fils refusa, le père cria et obtint quinze jours. Clotilde fut très-irritée de l'obstination de la famille à ne pas l'admettre. Madame Alida Meunier accoucha d'une fille et n'en fit point part à sa belle-sœur. Clotilde se mit à recevoir. Sa grâce, son esprit, le bon goût de sa maison, firent bientôt regretter à Alida de ne pas aller là où allait tout le monde, et elle céda aux instances de son frère.
Ce qui n'aurait été entre les deux belles-sœurs qu'une malveillance fort ordinaire, si elles eussent continué à ne pas se voir, devint une haine envenimée par l'obligation où elles se trouvèrent de vivre aux yeux du monde dans une intimité fraternelle. Clotilde, infiniment supérieure à Alida par sa beauté et par la fascination de son esprit, aurait augmenté cette haine tout naturellement par ses succès, quand même elle aurait négligé toute sorte de petites humiliations dont elle ne se faisait pas faute.
Alida ne pouvait répondre à des attaques qu'elle seule comprenait, que par des violences visibles ou des aigreurs bruyantes, et elle se sentait encore plus irritée de paraître toujours avoir tort dans un combat d'où elle sortait le plus profondément blessée.
XVIII
Nous avons imprudemment laissé entrer dans notre livre une petite Zoé Reynold, qui maintenant a le droit d'y paraître et d'y vivre aussi bien que nos autres personnages. Mademoiselle Zoé Reynold nous impose son cousin et futur mari, M. Charles Reynold. Je suis réellement effrayé de voir à combien de personnages j'ai donné une dangereuse hospitalité, moi qui, ennemi de la foule, ai toujours eu un si grand soin de n'admettre que deux ou trois personnes dans ma retraite. Car, ces personnages évoqués, ils vont demeurer avec moi pendant un mois et demi. Ils vont être ma société intime, ils ne me quitteront pas, ils se promèneront pendant six semaines dans mon jardin. Bienheureux serai-je encore s'ils veulent bien ne marcher que dans les allées; ils parleront et bourdonneront sans cesse à mes oreilles, et, le vendredi, à cette table où ne s'assied que l'ami Gatayes, ils viendront pendant six semaines manger notre gigot et nos haricots. Plus de calme, plus de solitude! Passe encore quand je ne donne asile qu'à d'honnêtes personnes, à des gens selon mon cœur; j'ai eu parfois d'excellentes relations, et je ne regrette pas le temps que j'ai passé avec quelques-uns des héros de mes livres précédents. Je ne me plains ni de Stéphen ni de Magdeleine. Wilhem Girl a toujours été bon compagnon. Antoine Huguet et ses amis m'ont bien amusé. Geneviève, Rose et Léon, ont été pour moi d'excellents amis, sans parler de plusieurs centaines d'autres enfants qui me doivent le jour, et dont je n'ai pas trop à me plaindre. Mais, cette fois, cette petite Clotilde me gêne étrangement. Il y a en elle je ne sais quoi de sinistre et de menaçant; c'est ce qui m'explique la faiblesse qui m'a fait donner accès à Zoé Reynold et à son cousin, dont nous allons un peu nous occuper, tandis que Tony Vatinel voyage, que Clotilde et Alida s'enveniment l'une contre l'autre, que M. de Sommery et l'abbé Vorlèze jouent aux échecs et se disputent, et que madame de Sommery existe, car elle n'a pas autre chose à faire dans la vie.
Un dragon traverse au grand trot les rues de Paris, les fers de son cheval font jaillir du pavé des milliers d'étincelles; son sabre retentit dans le fourreau. On se range en toute hâte sur son passage; les mères se serrent contre les murailles avec leurs enfants. Les hommes laissent échapper des paroles de mauvaise humeur. Où vas-tu, guerrier? où s'arrêtera ton coursier écumant? Vas-tu sur un champ de bataille rejoindre ton drapeau, donner ou recevoir la mort? ou, simple messager, apportes-tu la nouvelle d'une victoire ou d'une défaite? Demain, les cloches des églises appelleront-elles les hommes pieux et les hommes curieux à un De profundis ou à un Te Deum? Quelque malheur public va-t-il réjouir les employés, les ouvriers et les lycéens, en fermant les ateliers, les bureaux et les colléges pour vingt-quatre heures? En te voyant passer si rapidement, on s'interroge, et plus d'une portière pense à retirer son argent de la caisse d'épargnes. Où vas-tu, guerrier, et d'où viens-tu? Es-tu un messager de crainte ou d'espérance, de joie ou de deuil?
Non, le guerrier est une estafette envoyée du ministère des finances à la rue du Faubourg-Poissonnière, par M. Charles Reynold, employé de ce ministère, pour porter à sa cousine, mademoiselle Zoé Reynold, la lettre que voici, et sur laquelle il a écrit: Service du ministre.
«Ma chère Zoé,
»Il me sera impossible d'aller ce soir chez mon oncle, comme tu me pries de le faire. Une partie de plaisir, convenue avec plusieurs amis, prendra toute ma soirée; mais, demain au soir, je me rendrai à ton invitation. J'ai, à ma dernière visite, oublié mon parapluie; fais-le mettre de côté et recommande-le.
»Ton cousin,
»Charles Reynold.»
Le dragon fit marquer l'heure à laquelle il était arrivé; car il faut que les affaires de l'État se fassent régulièrement, et ce n'est pas pour rien que l'on entretient en France une armée de quatre cent mille hommes; puis il remit son cheval au trot, et disparut. «Voilà, en effet, dit Zoé, quand elle eut lu la lettre de son cousin, un amant bien agréable et tout à fait entraînant, que mon cher cousin Charles!»
XX
Le lendemain, Charles vint assez tard; Zoé, pour la première fois, s'en impatienta. «Qu'a donc Zoé aujourd'hui, demanda le père Reynold, qu'elle est toute distraite?—Voici, reprit la mère, trois jours que Charles ne vient pas.» Zoé entendit ses parents, et fut très-contrariée de l'interprétation qu'ils faisaient de son agitation. Le père Reynold sortit; la mère continua à faire du filet. Charles entra. «Bonjour, ma tante.—Bonjour, mon neveu. As-tu rencontré ton oncle?—Oui, ma tante, je venais en flânant, et il m'a dit de venir plus vite, que l'on avait à me parler.—C'est sans doute ta cousine.—Qu'est-ce que tu me veux, Zoé?» Zoé lui fit signe de se taire; puis elle lui fit des questions sur la santé de sa mère et sur une foule de parents dont elle n'avait pas coutume de se soucier, et dont l'existence importait fort peu à Charles.
CHARLES. Mais, Zoé, quelle tendresse prends-tu donc tout à coup pour cette partie ignorée de notre famille?
ZOÉ. Ma mère dort; maintenant causons. Je t'ai écrit de venir; où est ma lettre?
CHARLES. Ma foi, je ne sais pas; peut-être dans mon portefeuille.
ZOÉ. Bien, ne cherche pas, c'est inutile.
CHARLES. Que me veux-tu?
ZOÉ. J'ai à te parler d'une chose de la plus grande importance, d'une chose qui peut faire à tous deux notre malheur ou notre félicité.
CHARLES. Oh!
ZOÉ. Nous devons nous marier.
CHARLES. Oui; après?
ZOÉ. Nous aimons-nous?
CHARLES. Mais... oui, nous nous aimons. Est-ce que tu ne m'aimes pas, toi?
CHARLES. Eh bien! je t'aime aussi, ma cousine.
ZOÉ. Ce n'est pas là ce que je veux dire.
CHARLES. Alors je ne comprends pas.
ZOÉ. Tu en es bien capable.
CHARLES. Cela veut dire que je suis un butor? Merci, ma chère cousine.
ZOÉ. Parlons sérieusement.
CHARLES. Je t'écoute.
ZOÉ. Eh bien!... c'est assez difficile à dire... Écoute bien. Crois-tu m'aimer d'amour? Je réponds moi-même: Non, tu ne m'aimes pas d'amour.
CHARLES. Ah!
ZOÉ. Tu as eu quelque chose de plus pressé que de venir me voir hier.
CHARLES. Je le crois bien, une partie charmante!
ZOÉ. Quand on est amoureux, il n'y a rien de charmant.
CHARLES. Excepté la personne...
ZOÉ. Oui; tu as reçu une lettre de moi, sans trouble, sans émotion; tu ne l'as pas couverte de baisers, tu ne l'as pas relue cent fois, tu ne l'as pas mise la nuit sous ton oreiller; le matin, tu ne t'es pas réveillé tout joyeux. Au lieu de l'enfermer comme un avare son trésor, tu ne sais pas où elle est.
CHARLES. Mais...
ZOÉ. Laisse-moi continuer... Tu viens près de moi en flânant; ta barbe n'est pas fraîchement faite, tes gants sont fanés; tu as, en me parlant, précisément le même son de voix qu'en parlant à ma mère.
CHARLES. Oh! ça...
ZOÉ. Tais-toi... Tu n'as, en m'abordant, ni émotion ni embarras.. Tu ne m'aimes pas, tu n'es pas amoureux de moi; c'est évident. Ne m'interromps pas; ce que je dis là n'est pas très-facile à dire; si tu m'interromps, il me sera impossible de continuer. Je ne t'aime pas non plus.
CHARLES. Eh!...
ZOÉ. Tout à l'heure nous nous sommes baissés pour ramasser mon mouchoir, nos cheveux se sont touchés et nous n'avons frémi ni l'un ni l'autre, je t'attendais, et je n'ai pas mis plus de soin à ma coiffure qu'hier que je ne t'attendais pas; le bruit de tes pas dans l'escalier ne me fait nullement battre le cœur; je ne reconnais pas ton coup de sonnette. Quand tu n'es pas là, si on vient à parler de toi, je ne me sens pas rougir et je me mêle sans aucun embarras à la conversation, si on dit du mal de toi, j'ose te défendre; si on en dit du bien, ce qui, je dois l'avouer...
CHARLES. N'arrive pas souvent?
ZOÉ. C'est toi qui l'as dit. Eh bien! mon cher cousin...
CHARLES. Eh bien! ma chère cousine?
ZOÉ. Nous ne nous aimons pas.
CHARLES. Je suis tout étourdi de ta science. Où diable l'as-tu puisée?
ZOÉ. Dans des livres, l'histoire du cœur.
CHARLES. Si tu t'en rapportes à tes livres, il est clair que nous ne nous aimons pas.
ZOÉ. Je suis enchantée de te voir partager ma conviction à ce sujet. Cependant on veut nous marier.
CHARLES. Certainement.
ZOÉ. Nous ne pouvons nous marier sans amour.
CHARLES. Tu crois?
ZOÉ. Sans ces transports, sans ces ravissements, ces enivrements...
CHARLES. Cousine, tu m'intimides.
ZOÉ. Réponds-moi, es-tu de mon avis?
CHARLES. A te parler franchement, quoique j'aie eu sous ce rapport une éducation plus négligée que la tienne, j'y avais déjà pensé.
ZOÉ. Aimes-tu quelqu'un?
CHARLES. Non; et toi?
ZOÉ. Ni moi. Mais nous ne pouvons nous marier ensemble.
CHARLES. Le mariage sans amour, c'est le jour sans l'aurore.
ZOÉ. Où as-tu lu cela?
CHARLES. Nulle part; j'improvise.
ZOÉ. Il faut résister à la tyrannie de nos parents.
CHARLES. Es-tu bien sûr qu'ils nous tyrannisent?
ZOÉ. N'est-ce pas de toutes les tyrannies la plus cruelle et la plus odieuse que celle qui porte des parents insensés à contraindre de s'unir deux cœurs qui ne sont pas faits l'un pour l'autre, à condamner leurs enfants au malheur et au désespoir?
CHARLES. Je te demanderai à mon tour où tu as lu cela; à coup sûr, c'est dans un mauvais livre.
ZOÉ. Cesse de plaisanter; il faut déjouer leurs projets.
CHARLES. Mais, Zoé, je ne m'aperçois pas qu'on nous entraîne à l'autel.
ZOÉ. Faisons-nous un serment.
CHARLES. Un serment d'amour?
ZOÉ. Charles, tu es fou.
CHARLES. Sérieusement, je suis un peu de ton avis sur notre mariage; cela n'aurait pas le sens commun.
ZOÉ. Il faut faire part à nos parents de notre résolution.
CHARLES. Pourquoi faire? Attends que l'on nous parle du mariage.
ZOÉ. Tu me promets donc de me refuser?
CHARLES. Tu jures de repousser ma main?
ZOÉ. Je le jure.
CHARLES. Moi, je t'en donne ma parole d'honneur.
ZOÉ. Mon cher Charles, je suis ton amie pour toujours!
CHARLES. Ma chère Zoé, tu es une fille adorable!
XXI
Charles alla voir Robert Dimeux. Robert était bien placé dans le monde, et Charles ressentait quelque orgueil d'être avec lui sur un certain pied d'intimité, intimité qu'il exagérait, du reste, beaucoup lorsqu'il parlait de Dimeux absent ou quand il y avait des spectateurs.
Robert aimait Charles, parce que, sous un réseau de petits ridicules, il distinguait parfaitement un cœur bon et honnête; il savait que le jeune homme se parait de certains vices qu'il n'avait pas, comme il mettait le gilet et la cravate à la mode. Robert était si indifférent, que l'indulgence lui était facile, indulgence semblable à celle qu'aurait un homme auquel vous donnez un coup de pied dans la jambe, si sa jambe est de bois.
Robert connaissait les jeunes gens; il savait que l'on ne se résigne à être soi qu'après avoir pris et arraché successivement une demi-douzaine de masques; il savait qu'un jeune homme...
XXII
Me voici désagréablement arrêté par un mot. Ma plume vient de harponner dans l'encrier une pensée pleine de finesse, d'observation et de vérité, et je ne puis l'exprimer. Je ne puis l'exprimer, parce que j'ai besoin pour cela d'un mot choquant. Puisque je ne la dirai pas, je puis bien au moins la regretter et dire que c'était la plus belle, la plus neuve, la plus grande, la plus noble, la plus inouïe des pensées; que c'était... Allons toujours, je ne risque rien, personne ne pourra me démentir, puisque je vais rejeter la pensée dans l'encrier, faute d'un mot, ou plutôt par la faute d'un mot. C'était une pensée d'une délicatesse, d'une...
Mais l'éloge que j'en fais m'exalte moi-même, et je vais la risquer. Il convient donc de prendre des allures plus modestes, et de dire simplement que c'est un aperçu à la portée de tout le monde, que cent mille personnes ont trouvé avant moi, que ce n'est presque rien, que ce n'est même absolument rien. Alors je n'ai presque plus envie de la dire; et puis, il y a ce mot, ce maudit mot... Ma foi, les personnes qui ne voudront pas le lire passeront le chapitre suivant.
XXIII
Dimeux savait bien qu'il faut qu'un jeune homme jette ses gourmes, dont voici quelques-unes:
Faire un poëme épique en seconde. Porter à des souliers lacés, dissimulés par des sous-pieds très-tirés, éperons si longs, qu'on devrait, pour la sûreté des passants, y attacher de petites lanternes et crier. «Gare!» Conduire soi-même un cabriolet de louage et faire monter le cocher derrière. S'écrire à soi-même des lettres de comtesses que l'on s'envoie par la poste. Avoir pour ami un acteur de mélodrame que l'on tutoie. Mettre un œillet rouge à sa boutonnière pour simuler à vingt pas la croix d'honneur. Faire partie d'un club ou d'une société secrète, ou se cacher quoiqu'on ne soit pas recherché, et dire: «Le gouvernement veut en finir avec moi.»
Parler de créanciers et de dettes que l'on n'a pas. Plaisanter beaucoup sur les femmes, sur l'amour, etc., tandis que le moindre geste de la femme de chambre de la maison vous fait pâlir ou devenir rouge, et que le son de sa voix vous fait frissonner. Appeler, en parlant d'eux, tous les hommes remarquables de l'époque par leur nom sans y joindre le monsieur. Se dire désillusionné quand on n'a encore rien vu de la vie. Parler avec dédain de l'amour, de l'amitié, de la vertu à cette riche époque de l'existence où le cœur, gonflé de bienveillance et d'exaltation, laisse déborder toutes les tendresses et tous les beaux sentiments.
Prétendre fumer avec le plus grand plaisir des cigares violents qui vous font vomir, dans une allée détournée du jardin, jusqu'aux clous de vos bottes. Parler avec un enthousiasme grotesque des choses à la mode que l'on ne sent pas, et cacher avec soin les beaux et vertueux enthousiasmes de la jeunesse. Voler dans les maisons des cartes de personnages que l'on n'a jamais vus, et les accrocher à sa propre glace pour donner à son portier, à sa femme de ménage et à ses amis une haute opinion de ses relations.
Parler tout haut avec un ami que l'on rencontre au théâtre ou à la promenade, et ne rien lui dire qui puisse l'intéresser, toute la conversation n'ayant d'autre but que d'être entendue des promeneurs et des spectateurs sur lesquels on veut faire de l'effet. Porter un lorgnon avec des yeux excellents. Appeler ses parents ganaches, quand, le matin, trouvant un vêtement de sa mère tombé sur un tapis, on l'a baisé en le ramassant précieusement. Etc. etc. Toutes choses dont les gens les plus sensés, les plus spirituels, les meilleurs, trouveront quelques-unes dans leurs souvenirs.
Ah! mon Dieu, voici le chapitre fait, et j'aurais pu dire: «Il faut que le jeune homme jette son écume comme un vin généreux qui fermente, ses scories comme un métal en fusion.» Peut-être l'autre mot exprime-t-il mieux ce que je voulais dire. Du moins, me servirai-je de ce prétexte pour ne pas recommencer ce chapitre.
XXIV
Charles entra bruyamment. Robert Dimeux avait près de lui deux hommes de ses amis qui fumaient et buvaient de quelques flacons de liqueur placés sur la table, tandis que Robert déjeunait.
«Charles, voulez-vous fumer?» demanda ROBERT.
CHARLES. Certainement.
ROBERT. Voici des cigarettes ou des pipes avec du tabac turc, doux comme du miel.
CHARLES. Non, donnez-moi le brûle-gueule culotté et du tabac plus fort que cela, sacredieu! du caporal.
ROBERT. Que devenez-vous donc, Charles, que je ne vous voie plus?
CHARLES. Que voulez-vous, mon cher! le tourbillon de Paris vous entraîne, les soirées, les concerts, les spectacles, les femmes.
ROBERT. Vous ne parlez pas de votre bureau?
(Charles, qui était à son bureau un modèle d'assiduité, se sentit, à cette allusion à ses vertus privées, devenir rouge jusqu'aux oreilles.)
CHARLES. Mon bureau, mon bureau, ce n'est pas là ce qui me prend du temps; j'y vais pour ne pas faire trop rabâcher mon père; quand j'ai le temps, trois ou quatre fois par mois.
ROBERT. Mais c'est une place fort commode. Et l'on vous donne pour cela?
CHARLES (qui ne reçoit au ministère que 1,200 francs). Oh! une misère, une bagatelle, que je lâcherai aussitôt que mon bonhomme de père aura passé à l'état d'ancêtre, un millier d'écus.
ROBERT. Prenez-vous des liqueurs? Voici de l'anisette, du curaçao.
CHARLES. De l'anisette, du curaçao, c'est écœurant: donnez-moi du dur, du rack ou du wisky, sacredieu! du coupe-figure, du casse-gueule, du tord-boyaux.
Les deux amis de Dimeux s'en allèrent; Charles et Robert restèrent seuls. Charles but son verre de wisky d'un seul coup et se détourna pour cacher à Robert qu'une partie lui en ressortait par les yeux en larmes d'angoisse. Robert s'était, comme cela lui arrivait quelquefois, donné à lui-même une petite représentation des ridicules du jeune homme. Quand ils ne furent qu'eux deux, il pensa que l'absence des spectateurs rendrait moins odieux à Charles d'être lui-même, et lui donnerait moins de honte de paraître un bon et excellent jeune homme. Il cessa donc de provoquer ses sorties, et prit la conversation sur un autre ton.
ROBERT. Charles, il ne faut pas quitter votre place, même quand vous auriez le malheur de perdre votre excellent père. Votre existence est parfaitement arrangée: vous n'avez qu'à vous laisser aller sans efforts au courant de la vie; d'ici à un an, vous épouserez votre cousine Zoé, qui est une charmante fille, et vous aurez la plus heureuse vie du monde.
CHARLES. Ma cousine Zoé? Ah! oui, c'est encore une des billevesées de ma famille. On voudrait me marier, me marier dans un an; mettre déjà un terme à ma liberté et à mon heureuse vie de garçon, si pleine de fêtes et de plaisirs; et, d'ailleurs, je n'aime pas Zoé.
ROBERT. Vous êtes difficile.
CHARLES. Un peu.
ROBERT. Elle a une taille charmante.
CHARLES. Elle est maigre.
ROBERT. Dites svelte et élancée.
CHARLES. Elle a les mains rouges.
ROBERT. Je l'espère bien. Et que dites-vous de ses yeux pleins de malice et d'esprit, de sa bouche dont les coins ont tant d'expression, de son pied si étroit et si cambré?
CHARLES. Mon cher, elle est prude et romanesque.
«Allons, allons, pensa Dimeux, le jeune homme est décidé à poser tout le jour; il faut le laisser faire.—Alors, mon cher ami, vous refusez votre cousine?»
CHARLES. Oui, certes; d'ailleurs, nous nous sommes expliqués ensemble; nous avons décidé que nous ne nous aimions pas, et nous sommes résolus à tout braver plutôt que de céder à l'odieuse tyrannie de nos parents, et je viens vous prier de me rendre un service.
ROBERT. Je le ferai avec plaisir.
CHARLES. Je veux aller dans le monde; présentez-moi dans quelques maisons.
ROBERT. Volontiers... Vendredi, si vous voulez, je vous mènerai chez madame de Sommery.
CHARLES. Je la connais; c'est mademoiselle Clotilde Belfast, c'est une amie de Zoé. A la bonne heure! voilà une charmante femme!
ROBERT. Eh bien! vendredi, vous pourrez lui dire cela à elle-même.
Charles se sentit serrer le cœur à la seule idée de toute la résolution qu'il faudrait pour dire à une femme qu'il la trouvait charmante.
Néanmoins, il triompha de cette angoisse et dit d'un air avantageux:
«Certainement.»
ROBERT. Mardi, chez madame Meunier.
CHARLES. Autre amie de ma cousine.
ROBERT. Enfin, si cela vous plaît, j'emploierai toute votre semaine.
CHARLES. Merci, mon cher; à vendredi.
Et Charles sortit en fredonnant.
Robert Dimeux reçut une lettre de Tony Vatinel; elle portait le timbre de Londres. «Ah! dit Robert, ici mon malade sera distrait; il a bien des choses à me dire sur le berceau du gouvernement représentatif, si haï des vaudevillistes.»
Voici ce qu'écrivait Tony Vatinel:
XXVI
Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron.