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Clotilde

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«Ma chère Clotilde, cette semaine je serai auprès de toi. Ce sera avec un grand plaisir que je me trouverai dans notre chambre, et dans tes bras. Tout ce que j'ai vu de femmes n'a servi qu'à te rendre plus jolie à mon imagination, et j'ai amassé une foule de baisers que j'ai sur le cœur, et que je te porte. Attends-moi un des jours de cette semaine; arrange notre chambre toute blanche; je vais enfin reprendre ma place dans ce grand lit où tu dois être perdue.».....

LVI

Tony Vatinel froissa la lettre et la jeta à terre. «Vous le voyez, Tony, dit Clotilde, c'est aujourd'hui notre dernière entrevue. Il faut nous dire adieu.»

Tony Vatinel était calme et silencieux. Il prit la main de Clotilde; il voulut parler, mais il ne trouva pas de voix.

Il regarda cette chambre dont parlait Arthur de Sommery, et ce lit... Son œil était hagard et plein d'un feu sombre. Il revint à Clotilde et lui dit: «Marie, il faut que je vous voie encore une fois.—Mais, dit Clotilde, c'est impossible, mon mari pourrait arriver précisément cette nuit-là.—Non, répondit Tony Vatinel, je ne partirai de Trouville qu'après que le dernier bateau et la dernière voiture seront arrivés.»

Et il partit en courant, car une lueur blanche à l'horizon annonçait que le jour n'allait pas tarder à paraître.

LVII

Robert Dimeux à Tony Vatinel.

«Voici que j'arriverai dimanche, mon cher Tony, à notre château de Fousseron. J'espère que tu auras mis à profit l'absence d'Arthur de Sommery et que tu es rentré dans les conditions de l'humanité et de la raison.

»Peut-être vais-je te trouver au château de Fousseron, regrettant tes chagrins et cet amour qui te dévoraient le cœur, et qu'un instant de possession aura fait évanouir. Car ce sont précisément les amoureux de ta trempe, ces amoureux à passions surhumaines, qui s'arrangent le moins de la fidélité. Tu as été fidèle à l'espoir d'une femme; mais tu ne le seras pas à la femme elle-même. La possession t'aura montré sur quel pauvre canevas ton imagination avait fait de si riches broderies d'or et de soie.

»Je suis à Paris depuis trois jours. Il y a des gens qui me plaignent fort de passer une grande partie de l'année à la campagne, en province.

»Nous l'avons souvent remarqué ensemble, il y a singulièrement peu de gens qui voient les choses comme elles sont, et qui, même en présence d'un spectacle, puissent empêcher leur mémoire de tromper leurs yeux par de menteuses hallucinations.

»J'y ai surtout pensé ce printemps quand j'entendais appeler le mois de mai le mois des roses, quoique, sous le ciel de presque toute la France, il n'y ait pas de roses dans le mois de mai.

»On en croit plus les poëtes que ses propres yeux; les poëtes font les vers d'après les vers de poëtes plus anciens, leurs tableaux d'après de vieux tableaux, sans s'occuper de la nature. La poésie française est éclose dans la chaude Provence d'un germe apporté de la Grèce, où les lauriers-roses remplacent, sur les rives des fleuves, les saules bleuâtres de nos rivières.

»Il y a des gens qui quittent leur famille, leur maison, leurs amis, leur chien et leur fauteuil accoutumé, pour aller voir la mer, font cent lieues dans une voiture infecte, et écrivent à leurs amis: «Je vous écris des bords de l'Océan, père des fleuves. L'Eurus et le Notus bouleversent l'empire de Neptune; les vagues, hautes comme des montagnes, épouvantent les rochers et brisent les carènes

»Tout cela est écrit et imprimé dans leur bibliothèque, qu'ils ont laissée à Paris. Ils n'ont rien vu, ils ont eu tort de se déranger. Ils auraient pu réciter cela chez eux tout aussi parfaitement.

»Il est bien singulier qu'il soit plus facile d'apprendre les pensées des autres que de penser soi-même. Le plus grand nombre des hommes a, dans la tête, une sorte de casier étiqueté où il met, pour les retrouver au besoin, des idées, des opinions et des définitions toutes faites. C'est à cela qu'on doit tous ces lieux communs sur la province, sur la centralisation et sur la décentralisation. Il y a, sur ces sujets, un certain nombre d'idées saugrenues que l'on se transmet de générations en générations, sans que, malheureusement, il s'en perde une seule, sans qu'il se rencontre jamais un homme qui s'avise de vérifier le titre de cette vieille monnaie fruste et effacée.

»Prononcez le mot province devant dix personnes différentes, séparément. Chacune usera du même procédé.

»Elle ouvrira dans sa tête le carton étiqueté Province, et elle en retirera:

»Province, pays barbare!

»Il n'y a que Paris.

»Elle a d'assez beaux yeux pour deux yeux de province.

»Un provincial!

»Une provinciale!!!

»Huit, sur ces dix personnes, n'ont jamais commis de plus lointaine pérégrination qu'une promenade aux Tuileries ou au Luxembourg. Les autres sont allées regarder et n'ont pas vu. Elles ne jugent pas avec leurs impressions: elles n'en ont aucune; d'après leurs idées, elles en ont moins encore. Elles ont simplement ouvert la case Province; elles en ont tiré tout ce qui s'y trouve; après quoi, elles ont replié et renfermé soigneusement le tout pour s'en servir à la première occasion.

»Cette proscription de la province est une sottise. Paris n'existe pas par lui-même. Paris n'est rien qu'un grand bazar, un immense caravansérail où l'on vient, de tous les points, vendre et acheter, où l'on vend, où l'on achète tout, même des choses qui ne devraient ni s'acheter ni se vendre.

»Cette proscription de la province rappelle la bévue de ce magistrat sans-culotte qui, entendant dire que la France était menacée de perdre ses colonies, demanda à quoi servaient les colonies. «Mais, lui répondit-on, si on perdait les colonies, la France serait très-embarrassée pour avoir du sucre.—Eh! que nous importe? s'écria-t-il; n'avons-nous pas les raffineries d'Orléans?»

»En effet, Paris consomme, mais Paris ne produit pas.

»Paris est un gouffre où chaque jour entrent, pêle-mêle et entassés, par toutes ses issues, par toutes ses barrières, du lait, des bestiaux, des légumes et des poëtes.

»Paris mange tout cela, et la province travaille sans cesse à produire des poëtes, des légumes, des bestiaux et du lait pour assouvir les voraces appétits du Gargantua affamé.

»Car Paris ne produit pas plus de poëtes que d'autres choses. C'est à la province qu'appartiennent les horizons verts des hautes et silencieuses forêts où l'on marche sur la mousse parsemée de violettes, les prairies émaillées, les rivières bordées d'iris jaunes et de myosotis couleur du ciel. La province a de hautes montagnes sur le sommet desquelles l'homme, plus près du ciel, aspire à grands flots la poésie. La province a l'Océan avec ses magnifiques colères, son sable dont chaque grain est un petit rocher, et ses gigantesques hirondelles, ses mouettes grises et blanches qui jettent de sinistres éclats de rire en se jouant dans la tempête, et ces belles harmonies du vent qui brise les navires, déracine les maisons, tue les matelots, et n'arrive à Paris qu'avec la force nécessaire pour faire trembler aux Tuileries la dentelle des mantilles. La province a la Méditerranée, immense miroir dans lequel le ciel se regarde avec amour.

»Les poëtes naissent en province et viennent mourir à Paris.

»Il n'y a qu'une chose que l'on ne trouve guère à Paris: ce sont des Parisiens.

»Je ne crois pas connaître un Parisien.

»Je jette un regard autour de moi: mon domestique est Savoyard; ma cuisinière, Bretonne; mon cheval est Normand (je te prie de croire que son père est pur sang).

»Cherchons ailleurs. Cherchons des Parisiens. Cherchons dans les poëtes.

»M. Hugo est né en Franche-Comté.
»M. Dumas, à Villers-Cotterets.
»M. Méry, en Provence.
»M. Janin, à Saint-Étienne.
»M. de Balzac, en Touraine.
»M. Jules Sandeau, en Touraine.
»Madame Sand, en Touraine.
»M. de Chateaubriand, en Bretagne.
»M. de Lamartine, à Mâcon.
»M. Casimir Delavigne, au Havre.
»M. Frédéric Soulié, en Languedoc.
»M. Eugène Sue, en Provence.
»M. Théophile Gautier, est à peu près Espagnol.
»Et M. Gozlan est né en pleine mer.

»J'arriverai donc dimanche à mon château de Fousseron, et n'arriverai pas incognito pour jouir de l'empressement de mes vassaux. Convoque mes musiciens; donne des ordres au gros merle noir, mon maître de chapelle; commande un beau ciel et une belle nuit bien étoilée. Ordonne aux arbres de se parer de leurs plus beaux panaches verts; que la prairie se couvre de sa parure de perles blanches; charge les giroflées de parfumer l'air.

»Si tu pouvais me donner un beau clair de lune, tu me ferais plaisir.

»Tâche d'avoir une certaine petite fauvette à tête noire; elle est très-coquette, très-demandée, très-courue; tu auras peut-être un peu de peine. En un mot, prépare-moi une réception digne de le magnificence du sire de Fousseron.

»Adieu.

»Robert.»

LVIII

Impression que produisit sur Tony Vatinel la lettre de son ami Robert.

Tony Vatinel ouvrit la lettre de Robert, la parcourut négligemment, et la jeta dans un coin sans en avoir compris un seul mot.

LIX

J'avoue que je ne suis pas sans inquiétude sur l'effet que produiront certains chapitres du présent livre. Beaucoup de femmes me reprocheront peut-être l'impudeur que j'ai eue de décrire des choses qu'elles montrent si librement quand elles sont habillées.

Elles auront raison, selon moi, en cela qu'il est plus agréable de voir ces choses que d'en entendre parler.

J'ai été entraîné par le récit; en retrancher les circonstances, c'eût été le rendre inintelligible. Et, d'ailleurs, les portraits que je trace ne sont que trop ressemblants. Clotilde n'est pas précisément taillée sur le patron des Célimènes de théâtre; mais elle n'en est pas moins vraie pour cela, et, je vous l'ai déjà dit autre part, ma belle lectrice, la nature ne m'a doué d'aucune imagination. Je n'ai jamais rien inventé, et je suis un peu gêné quand je n'ai pas vu les choses que je raconte.

LX

Quelle nuit!

Le soleil s'est couché dans des nuées noires et épaisses sur lesquelles il jetait à peine un reflet d'un violet sombre.

Quand le soleil a été couché, on a commencé à entendre des bruits de tonnerre lointain, puis de pâles éclairs ont sillonné les nuages.

Puis, sans qu'on sentît le vent sur la terre, au-dessous des nuages gris qui formaient un dôme de plomb, couraient, roulaient rapidement, légers comme de la fumée ou de l'écume, des nuages verdâtres qui, de loin, semblaient raser le sol, et, de près, ne paraissaient qu'à quelques toises des maisons.

Les feuilles des haies ont frissonné d'elles-mêmes. Aucun oiseau n'a osé élever la voix. Les grenouilles n'ont pas coassé dans les joncs de la Touque.

Il fait une chaleur accablante; l'air est lourd et ne semble pas assez pur pour être respiré; la poitrine haletante le renouvelle plus fréquemment.

Toutes les barques sont rentrées dans la Touque, et on les a amarrées avec plus de soin que de coutume.

Les goëlands eux-mêmes, qui ont coutume de se jouer dans la tempête en poussant des cris de joie, ont quitté la mer à tire-d'ailes et sont venus silencieusement se cacher dans les trous de la falaise.

Après de sourds roulements, on entend des claquements clairs et précipités, et l'éclair qui déchire le nuage montre, par la fente de la nuée, que, sous cette nuée grise qui nous écrase, le ciel n'est qu'une fournaise ardente, une plaine de feu et de lave. Dans les étables, les troupeaux se serrent les uns contre les autres.

La mer commence à faire entendre au loin ses mugissements; elle s'agite dans ses profondeurs sans qu'aucune émotion vienne rider sa surface; elle roule dans son sein des galets qui font un bruit de chaînes; elle se gonfle et se balance; puis elle blanchit à l'horizon et commence à courir sur la plage, qu'elle semble devoir couvrir une demi-lieue par-dessus les maisons.

Le vent commence à se faire entendre, tantôt en sifflements aigus, tantôt avec des voix graves et basses. Sur la terre, il enlève, en tourbillonnant, la poussière des champs; il déracine les arbres; il émiette dans l'air le chaume des maisons; dans le cimetière, il renverse les croix et fait ployer les cyprès jusqu'à terre avec de funèbres gémissements.

Les lames qui arrivent de la pleine mer, arrêtées par les plages, s'élèvent et retombent avec un bruit immense et courent au loin dans la plaine.

Dans les moments où le ciel s'ouvre, une sinistre clarté montre pendant un instant la terre et la mer bouleversées. Le ciel se referme, et on retombe dans une nuit profonde.

Quelle nuit!

Les sifflements du vent semblent par moments les gémissements de tous ceux que l'Océan a engloutis dans ses abîmes depuis le commencement des temps. Il semble qu'ils crient, qu'ils appellent et qu'ils demandent des prières.

LXI

Pendant ce temps, Clotilde, seule dans sa chambre, pâle et agitée, écoutait le vent qui secouait ses fenêtres, comme quelqu'un qui eût voulu entrer. Elle avait fini par se coucher; mais elle ne pouvait dormir. Dans les grands coups de tonnerre qui se succédaient, elle cachait sa tête dans son lit en tenant sa couverture convulsivement serrée dans ses mains. Mais tout à coup elle entend un autre bruit se mêler à celui du vent, qui semble vouloir déraciner la maison. On a frappé doucement à sa porte, et une voix l'appelle tout bas; elle frémit, elle retient son haleine; mais son cœur bat si fort, qu'il l'empêche d'entendre.

On frappe encore et on appelle. Ah! on appelle Marie! C'est Tony Vatinel.

Clotilde se précipite à bas de son lit et va ouvrir sa porte. C'est Tony Vatinel, c'est quelqu'un: elle n'aura plus peur.

Avant que Tony fût entré, elle s'était replongée dans son lit.

Un éclair remplit la chambre d'une lueur bleuâtre.

Elle voit Tony, pâle comme un mort, les yeux étincelants comme des charbons ardents et fixes d'une manière effrayante. «Quelle imprudence, mon Tony, lui dit-elle, de venir par une pareille nuit! Combien j'aurais souffert si je vous avais soupçonné en route par un temps si effrayant!»

Tony ne répondit pas. «Tony, continua-t-elle, je n'ai pas besoin que vous fassiez de semblables extravagances pour être persuadée de votre amour. Mais je ne me plains pas, puisque vous êtes là. J'avais bien peur. Je suis heureuse de vous voir, de vous voir là, près de moi. Tout ce qui se passe d'horrible au dehors semble me rendre plus heureuse votre présence ici.»

A ce moment, un violent coup de tonnerre se fit entendre. Par un mouvement involontaire, Clotilde saisit les mains de Vatinel et les serra avec force. Tony, assis près du lit de Clotilde, pencha sa tête et la plaça sur l'oreiller à côté de la tête de Clotilde, couchée sur le bras étendu de Vatinel.

Leurs bouches voisines se partageaient, pour respirer, le peu d'air qui les séparait, et s'envoyaient l'une à l'autre leur haleine qui les enivrait.

De douces pensées s'emparèrent alors du cœur de Clotilde. Elle aimait Tony Vatinel, et elle se l'avouait; elle l'aimait avec passion, et elle sentait que l'amour est dans l'âme comme ces arbres à l'ombre desquels meurt toute végétation. Elle aimait Vatinel, et non-seulement elle ne pouvait aimer que lui, mais il lui semblait qu'elle ne pourrait plus rien éprouver que pour lui, fût-ce même de la haine; le reste lui devenait tout à fait indifférent. Elle chercha dans son cœur sa haine si profonde pour Arthur de Sommery, son ardeur de vengeance si adroitement dissimulée, et elle trouva que les injures et les outrages d'Arthur de Sommery n'avaient plus sur elle aucune prise, qu'elle ne le haïssait plus que parce qu'il la séparait de l'homme qu'elle adorait.

Elle frémit alors des projets qu'elle avait si longtemps cachés et nourris dans son cœur, qu'elle avait conduits avec une si terrible habileté; elle frémit, non par crainte ni par pitié pour Arthur, mais parce qu'elle aimait Tony Vatinel, tel qu'il était, avec sa belle et naïve loyauté; parce qu'elle ne voulait pas que Tony Vatinel commît un crime.

Leurs deux bouches, toujours sur l'oreiller, s'étaient encore rapprochées. «Marie! Marie! dit Vatinel, je t'aime, je t'aime, je t'adore! aujourd'hui, tu seras à moi.»

Et, appuyant ses lèvres sur les lèvres de Clotilde, et la serrant en même temps contre lui du bras qu'il avait porté sous le corps de la femme d'Arthur, il lui donna un baiser; et elle sentit qu'il aspirait tout son sang, qui s'échappait de ses veines; toute son âme, qui s'exhalait de sa poitrine. «Tony! Tony! dit-elle, je vous en prie, laissez-moi; Tony! ayez pitié de moi!»

Mais Vatinel n'écoutait plus que la frénésie de sa passion. La bouche de Clotilde, qui se plaignait et qui demandait grâce, ne pouvait s'empêcher de répondre par une douce pression aux baisers de Tony; elle l'étreignait et le repoussait; elle le maudissait et rendait un baiser. «Laissez-moi! disait-elle, laissez-moi! Oh! Tony, je t'en prie, laisse-moi!—Marie, dit-il, aujourd'hui, tu seras à moi. Je ne peux plus vivre sans toi; tu ne sais pas ce que j'ai souffert, à quels horribles supplices l'amour m'a condamné. Marie, comme tu es belle!»

Un coup de tonnerre se fit entendre si voisin, que la maison en trembla sur sa base. «Tenez, dit Clotilde, entendez-vous?—Ah! reprit Vatinel, si la mort doit nous frapper, qu'elle nous frappe dans les bras l'un de l'autre, qu'elle nous frappe heureux! Moi, je veux bien mourir pour payer un instant de bonheur dans tes bras, je veux bien souffrir à jamais dans l'autre vie tous les supplices réservés aux damnés.—Tony! disait Marie, Tony! je t'en prie, laisse-moi!».....

Et Tony, si fort contre la douleur, ne sut pas résister à tant de félicité; il resta près de Clotilde, sans connaissance, sa tête pâle, renversée et baignée dans ses cheveux noirs épars sur l'oreiller. Clotilde, les yeux mouillés de larmes voluptueuses, eut peur et mit la main sur le cœur de Vatinel; elle le sentit battre, et baisa légèrement le beau front de son amant. «Ah! oui, je l'aime, se disait-elle, et cet amour a purifié mon cœur. Je n'y sens plus de haine. Je n'ai plus qu'un désir, c'est d'aller au loin avec Tony Vatinel cacher un bonheur que nous avons acheté par tant de combats.»

Le tonnerre continuait à gronder, et des éclairs venaient de temps en temps éclairer la chambre.

Clotilde baisa encore le front de Vatinel. «J'ai donc un amant!» dit-elle.

Et son orgueil éleva un moment la voix dans son cœur contre Vatinel; mais elle ne tarda pas à ajouter: «O le plus beau, le plus noble des hommes! mon Tony! comme je suis aimée!»

Tony Vatinel ouvrit les yeux. «Marie, dit-il, où es-tu? Viens dans mes bras, viens sur mon cœur, viens me dire que je ne me trompe pas, que tout ce qui s'est passé cette nuit n'est pas un rêve, un horrible, un charmant rêve.—Ah! Vatinel, dit Clotilde, et moi qui avais juré...—Vous n'avez pas trahi votre serment, répondit Tony Vatinel. Clotilde, votre mari est mort!»

LXII

«Mort! mort! s'écria Clotilde épouvantée. Mort! et comment est-il mort?—Marie, dit Vatinel sans lui répondre, maintenant, tu es à moi. Veux-tu renoncer à tout, à ta position, à ta fortune, à ta réputation? Veux-tu t'enfuir avec moi? Je n'ai à te donner pour tout cela que mon amour et ma vie.—Mais répondez-moi donc, continua Clotilde. Est-ce donc vrai, ce que vous dites, qu'Arthur est mort? Et comment cela se fait-il? On l'a donc tué? Mais qu'avez-vous donc à la main? Tony, qu'avez-vous? vous êtes blessé?—Arthur est mort, reprit Tony Vatinel. Marie, veux-tu maintenant être à moi? veux-tu me donner ta vie, comme je t'ai, depuis longtemps, donné la mienne?...veux-tu?...—Mais c'est impossible, vous me trompez. Comment le savez-vous?—Arthur est mort, répéta encore une fois Vatinel. Ordonne maintenant de notre sort à tous deux.—Ma tête est perdue en ce moment, je ne comprends rien, je ne veux rien, je ne sais rien, répondait Clotilde, qui n'osait plus faire de nouvelles questions, et qui ne regardait Vatinel qu'avec effroi. Laissez-moi le temps de penser, de réfléchir, de savoir. Allez-vous-en, voici le jour. Au nom du ciel, allez-vous-en! je me meurs...»

Vatinel regarda Clotilde d'un regard triste et solennel, et sortit sans parler.

La force abandonna alors Clotilde, que l'on trouva évanouie dans son lit.

Quand elle revint à elle, elle ne se rappelait rien, qu'une impression confuse de choses charmantes et terribles. Elle pensait avoir rêvé, tant elle trouvait d'incohérence dans les souvenirs qui se réveillaient un à un dans son esprit.

Au déjeuner, on dit: «Arthur arrivera aujourd'hui ou demain. Quel bonheur qu'il n'ait pas été en route par cet affreux ouragan de cette nuit!—Non, non, se disait Clotilde, ce n'est pas vrai, c'est l'orage qui m'a épouvantée. Oh! cependant Tony, ses caresses, ses baisers, sa voix... Non, je me rappelle... il m'a bien dit... Mais c'est impossible! il m'a trompée... Comment faire?... comment le voir?... Je ne puis lui écrire de semblables choses... Je ne pourrai supporter cette situation encore une journée sans devenir folle. Comment se fait-il que cette vengeance que j'ai tant désirée, que j'ai tout fait pour amener, m'inspire tant d'effroi? Quelle lâcheté y a-t-il dans mon cœur?»

Et, chaque fois que quelqu'un frappait à la porte, elle se sentait froide et pâle. Si on parlait un peu haut au dehors, elle s'attendait à entendre la terrible nouvelle. Il y avait dans la maison une gaieté qui lui faisait horriblement mal. Madame de Sommery donnait des ordres pour un approvisionnement extraordinaire. «Il faut tuer des pigeons, disait-elle; Arthur les aime beaucoup.»

Clotilde sentait que son profond abattement à elle contrastait avec le mouvement du reste de la maison. Une ou deux fois, on remarqua tout haut qu'elle était triste.

Toute la journée se passa sans qu'on entendît parler de rien. «Allons, dit-elle, Tony m'a trompée. Mais cette blessure, ce visage si pâle quand il est arrivé.»

Et elle expliquait tout par l'orage, par un accident. Et, d'ailleurs, ne l'avait-elle pas vu bien des fois aussi pâle et aussi agité, parce qu'elle avait dit un mot qui ne lui plaisait pas, ou qu'elle était un peu plus décolletée que de coutume?

On frappa précipitamment à la porte. Les idées de Clotilde avaient pris une telle direction, qu'elle s'attendait à voir entrer Arthur. C'était l'abbé Vorlèze qui demandait à parler à M. de Sommery, et l'emmena dans le jardin.

LXIII

Comme je l'ai dit, depuis sa brouille avec M. de Sommery, l'abbé Vorlèze allait presque tous les soirs passer, à se promener au bord de la mer, le temps consacré, avant la brouille, à jouer aux échecs. Ce jour-là, l'abbé était allé voir les traces de l'ouragan.

Le vent était tombé comme de lassitude; mais la mer avait reçu un si fort ébranlement jusque dans ses profondeurs, qu'elle se balançait encore tout entière. Des algues, des varechs et une foule d'herbes marines de toute sorte avaient été jetés sur la plage à une distance où la mer n'arrive jamais; ce qui donnait la mesure de la fureur avec laquelle elle avait lancé ses lames sur la terre, comme pour l'engloutir.

Ce bouleversement était encore attesté par cela que, parmi ces herbes marines, il y en avait d'entièrement étrangères à la côte de Trouville, qui avaient évidemment été arrachées fort loin, et emportées par la mer furieuse. Il y avait aussi des poissons morts et des pièces de bois.

Le soleil était pâle et comme malade; il se couchait dans un ciel calme et pur, qu'il sablait d'or.

La mer descendait, mais son reflux était presque insensible. On eût dit qu'elle était fatiguée. L'abbé Vorlèze regarda le soleil disparaître dans la mer, et resta assis sur une roche, où la nuit le surprit plongé dans ses méditations.

D'abord il avait remercié Dieu des bornes infranchissables qu'il a imposées à la mer: puis il avait songé combien, depuis qu'il était à Trouville, il avait assisté de fois à de semblables tempêtes, et combien de malheureux avaient été engloutis par l'Océan. «Mon Dieu, dit-il, ayez pitié d'eux! La mort du noyé est une mort terrible; ce n'est plus cette mort à laquelle on s'essaye toute la vie par le sommeil de chaque jour; ce n'est plus cette mort qui consiste à s'endormir une fois de plus sur l'oreiller où l'on s'endormait chaque soir depuis cinquante ans. C'est une mort mêlée de rage, de lutte, de désespoir, de blasphèmes. On n'est pas préparé par l'affaiblissement successif des organes; on n'arrive pas à n'être plus par des transitions imperceptibles. Ce n'est pas un dernier fil qui se brise, ce sont tous les liens qui se rompent à la fois. On meurt au milieu de la force, de la santé: on meurt tout vivant!»

Et l'abbé Vorlèze pria pour tous ces morts sans sépulture, sans croix pour marquer la place où ils sont, sans parents et sans amis qui vinssent pleurer et prier sur eux. «O mon Dieu! continua-t-il, ayez pitié d'eux! dans cette mort violente que vous leur avez infligée, ils n'ont eu auprès d'eux ni amis pour les consoler, ni prêtres pour les réconcilier avec vous. Dans ces immenses solitudes de l'Océan, ils ont poussé des cris de douleur et de désespoir que le fracas des vents et de la tempête n'a pas empêchés d'arriver jusqu'à vous, ô mon Dieu!»

Et l'abbé passa deux ou trois fois la main sur son visage; il ne pouvait écarter l'image de ces corps pâles et roides des noyés. La lune montait lentement derrière les maisons de Trouville et ne jetait encore qu'une faible lueur qui restait au ciel. C'était l'heure où tout prend, dans la nature, des formes bizarres, l'heure où il semble que tous les objets se déguisent pour aller à quelque bal infernal et fantastique, où les peupliers deviennent des fantômes noirs, et chaque pierre du cimetière un corps mort avec son linceul. C'est l'heure des hallucinations, c'est l'heure où l'on croirait que ces figures bizarres et ces aventures étranges que nous voyons dans nos rêves se montrent et se passent réellement pendant que nous dormons.

Des pointes de roche dépouillées semblaient à l'abbé Vorlèze des cadavres étendus. Il pria encore pour chasser ces visions, et ne put y réussir. Loin de là: les prestiges et les illusions augmentèrent à un tel degré, qu'il finit par assister à un spectacle horrible. Il vit un mouvement dans les longues algues qui flottaient à la surface de l'eau, puis il parut une tête, une jeune tête blonde d'enfant; d'une petite main livide, il écarta les herbes et rejeta en arrière ses cheveux, qui retombaient appesantis par l'eau sur sa figure pâle. L'abbé reconnut cet enfant, il s'était noyé peu de mois auparavant en allant aux équilles. L'enfant dit, d'une voix douce: «La mort n'a pas été un mal pour moi; elle m'a pris dans l'enfance, c'est-à-dire dans l'ignorance, sans que j'aie eu rien à regretter de ce que je laissais dans le passé, puisque je n'avais pas de passé, ni rien de ce que m'eût promis l'avenir, auquel je n'avais encore rien demandé. Cherche dans ta vie combien il y a de tes jours que tu voudrais recommencer et pense que mon avenir aurait été ton passé. Je n'ai pas besoin de tes prières. Les morts ne perdent que les jours, les nuits sont à eux, et cette lune qui se lève est leur soleil. Que viens-tu faire ici? T'es-tu, hier, noyé comme moi?»

Et d'un autre point du rivage un corps plus grand sortit des algues. L'abbé Vorlèze se rappela qu'auparavant une femme s'était, par un désespoir d'amour jetée à la mer en cet endroit. Elle écarta les herbes, sortit de l'eau jusqu'à la ceinture, rejeta ses cheveux en arrière et dit: «Samuel Aubry ne m'a-t-il jamais vue quand, la nuit, je vais appliquer mon visage pâle aux vitres de sa chambre? ou suis-je si changée qu'il ne me puisse plus reconnaître? Je n'ai pas besoin de tes prières. Dis seulement à Samuel de me regarder quand je vais la nuit derrière ses vitres. Les morts ne perdent que les jours, les nuits sont à eux, et cette lune qui se lève est leur soleil. Que fais-tu ici la nuit? T'es-tu, hier, noyé comme moi?»

Et ce corps pâle sortit de l'eau et se dirigea vers la maison de Samuel Aubry.

Un autre corps, d'une force athlétique, sortit de l'herbe non loin de celui-là; il écarta les herbes, rejeta ses cheveux en arrière et dit: «A-t-il péri du monde cette nuit? Je suis André Méhom. J'ai été enfant de chœur du curé de Trouville, et je me suis noyé en allant au secours d'un bâtiment naufragé. Je n'ai pas besoin de prières. Les morts ne perdent que les jours, les nuits sont à eux, et cette lune qui se lève est leur soleil. Que viens-tu faire ici la nuit? T'es-tu, hier, noyé comme nous?»

Et alors, de toutes parts, l'abbé vit sortir de l'eau et des algues des hommes, des femmes et des enfants, tous pâles, tous écartant les herbes pour passer, et rejetant leurs cheveux en arrière. Ils se firent gravement entre eux des signes d'intelligence, et tous se mirent à parler d'une voix étrange qu'on sentait plus qu'on ne l'entendait, car tous parlaient à la fois, et, cependant, ne diminuaient rien du silence morne et froid qui régnait dans la nature, et voilà ce qu'ils murmuraient: «Les morts ne perdent que les jours, et les nuits sont à eux, et cette lune qui se lève est leur soleil. Quelle différence fais-tu entre les vivants qui dorment la nuit et nous qui dormons le jour sur des lits d'algues et de varechs, au fond des mers? Voici l'heure où les morts du cimetière sortent de leurs tombeaux, comme nous, et se promènent sous les berceaux de chèvrefeuilles que leur font les vivants. Voici que nous allons visiter ceux qui nous ont aimés, et qui nous prennent pour des rêves. Nous jouissons d'un calme et d'une paix éternels; nous nous appelons vivants et nous vous appelons morts, car votre vie à vous n'est qu'un combat et une agonie. Sois le bienvenu! Nous attendions du monde cette nuit après la tempête d'hier. Les morts ne perdent que les jours, les nuits sont à eux et cette lune qui se lève est leur soleil. Que viens-tu faire ici la nuit? T'es-tu donc, hier, noyé comme nous?»

Et de nouveaux corps paraissaient sur les eaux, et ils devinrent nombreux comme le galet de la mer.

L'abbé Vorlèze hâta le pas pour échapper, par le mouvement, à ces prestiges qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête, et il se mit à marcher à pas précipités. Mais, tout à coup, ses pieds heurtèrent à quelque chose; il frémit et il lui sembla qu'un vêtement de glace descendait depuis sa tête jusqu'à ses pieds; tout le rêve s'évanouit devant une réalité. Ce que l'abbé Vorlèze avait touché du pied, ce n'était pas une pierre, c'était un corps, c'était un cadavre!

Le premier mouvement de l'abbé fut de se relever brusquement, puis il revint, se pencha sur le corps, chercha si son cœur battait encore; il était froid et roidi par la mort.

La lune, qui avait monté, éclaira le corps; et l'abbé se redressa en s'écriant: «Ah! mon Dieu! Mais c'est impossible! dit-il. Il devait revenir par terre.»

Il se pencha encore, se mit à genoux, écarta les cheveux du mort. «Oh! mon Dieu! dit-il, c'est bien lui! Aidez-moi, mon Dieu, dans les tristes devoirs que j'ai à remplir.»

Alors il traîna le corps jusqu'au pied de la falaise, pour que la mer, en remontant, ne vînt pas l'entraîner; il fit une courte prière et se dirigea vers le château, où il demanda à parler à M. de Sommery, et l'emmena dans le jardin.

LXIV

L'abbé avait, tout le long du chemin, préparé son discours et ses précautions oratoires; mais, quand il fut au fond du jardin avec M. de Sommery, il se prit à pleurer et lui dit: «Mon cher monsieur de Sommery, il faut du courage pour ce que j'ai à vous apprendre. Il vous est arrivé un grand malheur.—Qu'est-ce? dit le colonel.—O mon Dieu! dit l'abbé, donnez à ce pauvre père la force et le courage, car toute force vient de vous.—Arthur! s'écria M. de Sommery, où est Arthur?

L'abbé baissa la tête sans répondre.

«Parlez! parlez! s'écria M. de Sommery; il est malade, n'est-ce pas, il est blessé?—Il est mort! dit l'abbé.—Mon fils! s'écria M. de Sommery d'une voix forte et éclatante qui résonna dans toute la maison, mon fils Arthur est mort! O mon Dieu! ayez pitié de moi!» Et le vieux soldat tomba sur un banc et se mit à pleurer.

Au cri du colonel, tout le monde accourut au jardin.

LXV

Excepté cependant Clotilde. Tony Vatinel était auprès d'elle et lui disait: «Marie, veux-tu me suivre?—Éloignez-vous, sauvez-vous! disait Clotilde; entendez-vous ce tumulte dans la maison? Sauvez-vous!—Marie, veux-tu me suivre? répéta Tony froid et impassible.—Au nom du ciel, fuyez! répondit Clotilde.—Marie, dit une troisième fois Tony Vatinel, veux-tu me suivre?—Allez-vous-en! répondit encore Clotilde.—Adieu donc, Marie,» dit Tony Vatinel.

Et il s'en alla.

LXVI

On fit rentrer M. de Sommery dans la maison, et alors il fut entouré de toute sa famille. Par l'ordre de l'abbé, des domestiques, avec une lanterne et une civière, vinrent avec lui relever le corps d'Arthur de Sommery, que l'on rapporta tristement dans la maison, dans cette maison préparée pour la fête de son retour, dans cette maison toute pleine des petits soins industrieux de sa mère.

Le matin, le maire Vatinel vint constater le décès. L'abbé Vorlèze dit à M. de Sommery: «Mon ami, mon pauvre ami! frappé par Dieu, reconnaissez sa puissance, et demandez-lui le secours et la force dont vous avez besoin. Ce n'est qu'à l'homme présomptueux, qui se croit assez fort sans sa divine assistance, qu'il laisse arriver des malheurs plus grands qu'il ne peut les supporter.—Monsieur de Sommery, dit Vatinel le maire, quelles sont vos intentions pour l'enterrement?—Mon cher ami...» dit l'abbé Vorlèze.

LXVII

Mais, comme l'abbé Vorlèze allait parler, le médecin de la commune arriva; l'abbé ressentit une sorte de plaisir de voir un peu retarder le coup qu'il avait à porter.

Le médecin constata qu'Arthur de Sommery était mort d'une balle de pistolet qui avait traversé la région du cœur.

On se perdit en conjectures; on ne connaissait pas d'ennemis à Arthur, du moins dans le pays, et on trouvait encore sur lui une montre et plusieurs pièces d'or. Le maire fit son procès-verbal.

Clotilde s'était retirée et renfermée dans sa chambre.

«Mon bon ami, mon cher colonel, dit le curé, vous ne serez, n'est-ce pas, aujourd'hui, ni orgueilleux ni incrédule? La vanité de ne pas paraître changer d'opinion n'osera pas élever la voix dans le cœur d'un père qui vient d'être privé de son fils?—Que voulez-vous dire, monsieur Vorlèze? dit M. de Sommery d'un ton sévère.—Rien qui puisse vous blesser, mon pauvre ami; je sais la puissance et l'obstination de certaines idées, hélas! bien répandues aujourd'hui. Mais je vous connais, vous avez un bon et noble cœur. Toutes ces phrases de fausse philosophie dont vous vous servez habituellement ne sont pas dans votre cœur: c'est une malheureuse vanité qui vous les fait prononcer, mais vous n'en pensez pas un mot.»

Le pauvre abbé avait tort quand il prétendait connaître M. de Sommery; il prenait le meilleur moyen, en parlant ainsi, pour ne pas réussir dans ce qu'il désirait.

S'il avait parlé à part, ou s'il avait dit au colonel: «Vous avez vos idées, gardez-les; mais, pour ne pas scandaliser des gens plus faibles que vous, pour flatter la douleur maternelle de madame de Sommery, ne vous mêlez de rien, laissez faire;» certes, le colonel se fût rendu à ce qui était peut-être son désir secret à lui-même.

Mais, attaqué aussi maladroitement, il répondit: «Mon fils, victime d'un lâche attentat, peut paraître devant Dieu, comme j'y paraîtrai moi-même; croyez-vous, monsieur Vorlèze, que Dieu attende votre messe de demain pour savoir ce qu'il a à faire?»

Malheureusement, le médecin de la commune partageait les idées de M. de Sommery; c'était lui qui envoyait au journal du département les abus de pouvoir du garde champêtre, suspect de tendre à l'absolutisme.

Il applaudit M. de Sommery d'un mouvement de tête. Dès ce moment, M. de Sommery se vit des spectateurs, se sentit sur un théâtre, et rentra dans son rôle philosophique.

L'abbé parla, menaça, prit tous les moyens. M. de Sommery refusa de rien écouter; le pauvre abbé se retira triste et confus auprès de madame de Sommery et d'Alida Meunier. «Eh bien, dit madame de Sommery, monsieur l'abbé, qu'avez-vous obtenu?—Hélas! madame, rien, absolument rien.—Quoi! mon fils ne sera pas porté à l'église?—Non, madame.—Mais c'est affreux! c'est impossible!—M. de Sommery n'a rien voulu entendre, madame.—Ah! monsieur Vorlèze, je vous en prie, ne vous découragez pas.—Je reviendrai ce soir, madame; la triste cérémonie n'est que pour demain matin.—Ah! oui, monsieur l'abbé, je vous en prie, venez.—Et vous, madame, ne tenterez-vous aucun effort?—Si vous échouez encore, monsieur l'abbé, je crois... je sens que j'aurai un courage que je n'ai jamais eu une seule fois dans toute ma vie. Je parlerai à M. de Sommery; mais je n'espère rien de moi; jamais je n'ai exercé sur lui la moindre influence, même pour les choses sans importance.—Je reviendrai ce soir, quoique j'aie déjà employé toutes les ressources que me donnent mon expérience et ma connaissance des hommes

Pauvre abbé!

LXVIII

Le soir, l'abbé crut inventer quelque chose de miraculeux en amenant trois ou quatre personnes pour lesquelles M. de Sommery avait quelque déférence. Il ne s'apercevait pas que c'était encore un public qu'il amenait, et que le colonel ne pourrait quitter le rôle commencé. Il échoua complétement, et s'attira même quelques paroles dures de M. de Sommery.

Il rentra auprès de madame de Sommery et lui rendit compte du mauvais succès de sa nouvelle démarche. «Quoi! dit madame de Sommery, il a encore refusé? Oh! cette fois, j'aurai de la force et du courage; je ne laisserai pas mon enfant sans les secours de la religion; je vais lui dire que je le v...»

LXIX

A ce moment entra M. de Sommery; il avait congédié les personnes amenées par l'abbé. Madame de Sommery fut atterrée et ne trouva plus de voix pour achever le mot commencé; seulement, elle joignit les mains et tomba à genoux devant son mari. Le colonel se sentit ému, et s'irrita de son émotion. «Monsieur Vorlèze, s'écria-t-il, voulez-vous donc mettre le trouble et la désunion dans ma maison? Les prêtres n'ont-ils donc de respect pour rien? et ne se mêlent-ils à nos infortunes les plus cruelles que pour nous dominer?» L'abbé voulut recommencer un discours. «Monsieur Vorlèze, dit M. de Sommery en l'interrompant, vous me permettrez de ne pas faire aujourd'hui de controverse avec vous, n'est-ce pas? et vous comprenez que nous avons besoin de silence et de solitude.»

L'abbé se retira.

M. de Sommery ne voulut pas rester avec sa femme, et alla s'enfermer dans sa chambre, où il resta dans une grande agitation, se promenant à grands pas en long et en large, s'asseyant, se relevant et recommençant à marcher. Il sortit de sa chambre vers dix heures du soir, et descendit en bas. Il trouva les gens qui veillaient le corps; ils avaient mis près de lui de l'eau bénite et une branche de buis. Il fronça le sourcil, il ouvrit la bouche et ne parla pas, puis remonta. En passant devant la chambre de sa femme, il l'entendit qui pleurait, et retourna dans sa chambre, où il resta une demi-heure dans la même agitation; après quoi, il sortit tout à coup et alla chez l'abbé Vorlèze.

LXX

L'abbé Vorlèze lisait auprès d'une fenêtre ouverte. Sur sa petite table de bois blanc, il avait établi un échafaudage de livres pour empêcher l'air de trop hâter la combustion de sa lumière. Il lisait pour se calmer; car il avait ressenti le premier mouvement de colère de sa vie, lorsque M. de Sommery l'avait à peu de chose près mis à la porte. Ses yeux parcouraient les pages, ses lèvres murmuraient les paroles sans qu'aucun son arrivât à son esprit, ni parvînt à le distraire de ce qu'il se plaisait à intituler chagrin, quoique ce fût un bon gros ressentiment.

Il fut très-étonné quand sa servante lui annonça M. de Sommery.

Il se leva et alla au-devant du colonel: c'était la première fois que M. de Sommery venait dans sa maison.

L'abbé murmura les paroles du publicain: Domine, non sum dignus ut intres in domum meam.

Puis il avança une chaise à M. de Sommery. Quand le colonel fut assis, l'abbé se remit sur sa chaise. M. de Sommery se leva dans une grande agitation et dit en marchant dans la chambre: «Monsieur Vorlèze, ma femme pleure beaucoup; c'est vous qui lui aurez fait quelques contes. Puisque vous le voulez absolument...»

Ici, M. de Sommery fit deux longueurs de chambre avant de continuer. Il était évidemment embarrassé. Il y avait des mots qu'il ne disait que lorsque sa promenade l'amenait à ce point où il tournait le dos à l'abbé. «Puisque vous le voulez absolument... et puisqu'on pleure à la maison... on portera mon fils à l'église.—Oh! mon bon monsieur de Sommery, dit l'abbé, la grâce de Dieu vous a donc touché?—Il n'est pas question de cela, monsieur Vorlèze. On portera mon fils à l'église. Mais daignez m'écouter: j'ai mes convictions comme vous avez peut-être les vôtres; je n'en ai pas changé; j'ai en horreur les inutiles momeries de l'Église. Dieu est donc bien méchant, puisque, sans vos prières, il condamnerait ce brave et digne garçon à un supplice éternel? Il est donc bien faible, puisque, après vos prières, il est forcé de faire grâce au chenapan quelconque qu'il vous plaît de lui recommander?—Monsieur!... dit l'abbé.—Ne m'interrompez pas, monsieur Vorlèze, continua M. de Sommery. Je vous disais que mes convictions n'ont pas changé; mais, puisque ma femme... et vous... et Alida... et aussi sa femme... puisque tout le monde veut qu'il soit porté à l'église, il sera porté à l'église... j'y consens, mais à une condition.—Et quelle condition? dit l'abbé d'un ton un peu ironique.—Je ne veux pas, continua M. de Sommery, par une faiblesse particulière et amenée par certaines bizarreries de situation, je ne veux pas donner aux cagots et aux tartufes des armes contre la philosophie et les idées libérales.—Que voulez-vous faire alors?—Ce que je veux faire, le voilà: Cette nuit, à une heure, on apportera le corps à l'église, sans pompe, sans bruit, sans témoins; vous direz la messe des morts; le corps sera reporté chez moi; vous ne parlerez à personne de ce qui se sera passé.»

M. de Sommery s'assit alors; il paraissait fatigué et ému. «Monsieur, répondit le curé, je ne pense pas qu'un ministre de l'Église puisse être complice d'un pareil scandale. Comment! vous voulez venir à l'église clandestinement? vous voulez vous cacher pour sauver l'âme de votre fils, comme de la chose la plus honteuse qui se puisse faire? Non, monsieur! Vous ne voulez pas, dites-vous, donner un triomphe à l'Église? Je n'en dois pas donner un, moi, au philosophisme, à l'irréligion et à l'athéisme. Vous amènerez le corps de votre fils à l'église en plein jour. Je vous en prie, monsieur de Sommery.—Impossible, monsieur. J'avais cédé aux pleurs de madame de Sommery, à vos propres instances; mais je ne puis aller, de concession en concession, jusqu'au ridicule.—Ni moi, monsieur, dit l'abbé, jusqu'à la lâcheté.—Mais, monsieur, vous parlez d'un ton... auquel je ne suis pas accoutumé.—C'est que, jusqu'ici, j'ai toujours été envers vous respectueux et soumis, parce que je vous croyais supérieur à moi. Mais, quand je vous vois trahir et tourner en dérision à la fois la religion de nos pères et votre prétendue philosophie, je sens mon âme se remplir d'un sentiment que je ne puis définir. Quoi! il y a encore dans votre cœur lutte entre la vanité et l'inquiétude pour ce fils qui n'est plus! Non, monsieur, non, l'église de Dieu n'est pas un mauvais lieu où l'on entre la nuit en se cachant.—Monsieur Vorlèze, dit M. de Sommery, c'est pour madame de Sommery, à laquelle une première résolution, conforme à d'immuables opinions, a causé une douleur qui m'inquiète.—Monsieur de Sommery, j'en suis désespéré, mais je ne m'en crois pas le pouvoir, je ne le peux pas.—Je croyais, monsieur, que votre religion enseignait la charité.—Je croyais, monsieur, que votre philosophie défendait l'hypocrisie.»

Ici, M. de Sommery se promena longtemps dans la chambre sans parler; puis tout à coup il vint à M. Vorlèze, lui prit la main et lui dit: «Eh bien, monsieur, je n'en aurai pas; je vais vous ouvrir mon cœur. Monsieur, il y a bien des misères dans le cœur humain. Monsieur, pour moi, je vous aurais repoussé. Je ne sais pas si c'est de l'orgueil ou de la force, mais je défendrais qu'on me portât à l'église. J'y ai souvent pensé, et ma résolution est depuis longtemps écrite dans mon testament. Mais, monsieur, depuis que mon fils est mort, dit M. de Sommery en criant, l'Église, le ciel, l'enfer, les flammes éternelles, je crois à tout, j'ai peur de tout! Je veux des prières pour mon fils; je veux les prières de l'Église; et dans l'église, monsieur Vorlèze, je les veux. Écoutez: si vous l'exigez, ce sera le jour devant tout le monde, s'il le faut; je dirai tout haut ce que je vous dis là.—Voyons, monsieur de Sommery, dit l'abbé Vorlèze, calmez-vous. Nous ferons tout ce que vous voudrez, et moi, je demande pardon à vous et à Dieu de vous avoir mis dans cet état. J'ai exagéré la sévérité de mes devoirs; c'est au bénéfice de mon propre orgueil que je vous ai reproché le vôtre avec tant d'amertume. J'ai osé mettre des conditions aux prières que vous demandiez pour votre fils; j'ai été un méchant homme. Écoutez, pour apporter le corps dans l'église, il faudrait mettre dans notre confidence au moins des domestiques. Rentrons chez vous. Attendez que je prenne tout ce qu'il me faut.»

L'abbé fit un paquet assez volumineux et suivit M. de Sommery. Il n'y avait qu'un domestique qui veillait le mort. «Mon ami, dit le curé, allez vous coucher, je finirai la veillée.»

Quand ils furent seuls, l'abbé disposa tout lui-même pour pouvoir dire la messe. Madame de Sommery baisa la main de son mari en pleurant. «Oh! mon Dieu, dit l'abbé, comment faire? Je n'ai pas d'enfant de chœur pour répondre et servir la messe. Aller en éveiller un, c'est tout trahir. Dites-moi... monsieur de Sommery, il ne s'agit que de lire quelques réponses...—Volontiers,» dit M. de Sommery....

LXXI

Voilà tout ce que je savais de cette histoire, et j'ai, à cause de cela, fort hésité à la raconter. J'ajouterai, cependant, quelques mots que le hasard m'a fait entendre dans une des maisons où j'avais autrefois rencontré Clotilde, Tony Vatinel et Robert Dimeux.

A la fin de l'hiver qui suivit la mort d'Arthur de Sommery, dans un salon où on avait donné une matinée musicale, on remarquait beaucoup madame Clotilde de Sommery, que l'on n'avait pas vue dans le monde de l'année. Elle était encore en deuil. «Comme le noir va bien aux blondes! disait un homme.—En effet, répondait un autre, les femmes blondes ne sauraient trop perdre leurs maris.» Robert Dimeux, que l'on n'avait pas vu depuis longtemps, et que l'on trouvait triste et amaigri, s'approcha de madame de Sommery et lui dit: «Madame, le noir vous va à ravir; tout le monde en fait la remarque. Vous devriez ne porter que successivement le deuil des deux hommes que vous avez tués.»

FIN

EMILE COLIN.—IMPRIMERIE DE LAGNY

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