Clotilde
Robert Dimeux de Fousseron à Tony Vatinel.
Fousseron.
«Voici faites, mon cher Tony, les réparations à notre château de Fousseron. Pierre Meglou m'avait alarmé; il ne s'agissait que de quelques tuiles à remettre. Le mois d'avril va finir, et avec lui le froid, la neige et la pluie; je suis sûr qu'à Paris on s'étonne, cette année comme tous les ans, qu'il fasse mauvais au mois d'avril.
»Le temps s'est tout à coup radouci, les sureaux et les sorbiers sont en feuilles et seront bientôt en fleurs; les églantiers de mes haies ont déchiré l'enveloppe qui emprisonnait leurs feuilles dans les bourgeons. Tout le jour, le ciel a été gris; mais, à cette heure, deux heures avant de se coucher, le soleil a remporté la victoire sur les nuages, le printemps commence. Une petite fauvette grise à tête noire chante sur la plus haute branche d'un de mes pommiers. Il y a presque un an qu'on n'a entendu cette voix pleine et vibrante. La voix de la fauvette, c'est aussi printanier que la première violette qu'on trouve sous la mousse; mais cela vous remue encore plus le cœur. Quelle touchante chanson! Charmant héraut qui annonce que la fête de la nature commence; que le soleil et les frais ombrages, et les fleurs et les amours vont reparaître. Douce chanson qui réveille les pensées du printemps endormies dans le cœur, comme les pâquerettes étaient cachées sous la terre noire, et qui refleurissent avec elles.
»Viens ici, mon Vatinel, viens avec moi voir fleurir nos pommiers. Que fais-tu à Paris? Tu m'as donné, de ne pas aimer madame de Sommery, des raisons auxquelles j'ai dû me rendre. Paris s'attriste, les gens qui ont dépensé trop d'argent à Paris pendant l'hiver ont déjà fait comme moi, ils ont fait semblant de prendre un moineau pour la première hirondelle, et ils sont partis pour la campagne; la saison du Théâtre-Italien est finie; viens voir fleurir nos pommiers.
»Robert.»
XIII
Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron.
«Ah! Robert, que me font maintenant le printemps, et les pommiers, et la nature? Hélas! je crains de trouver dans mon cœur un bien plus mauvais sentiment que cela; sans le besoin que j'éprouve de t'écrire, de te parler, de te dire ce qui se passe, j'aurais peut-être fait le blasphème d'ajouter: Que me fait l'amitié?
»Ah! oui, je t'avais donné de bonnes raisons de ne pas aimer Clotilde; je m'en étais donné de meilleures encore; je me trompais moi-même comme je te trompais. Je l'aime, Robert, plus que je ne l'ai jamais aimée.
»Et vois-tu, maintenant, Robert, je suis perdu. Je ne puis plus être désillusionné, comme on dit, car je l'aime couverte d'opprobre, souillée, flétrie, je l'aime infidèle, je l'aime prostituée. Cherche donc maintenant à me guérir! Ou plutôt maintenant je n'ai plus d'idées, ni du bien ni du mal; le bien, c'est ce qu'elle est, c'est ce qu'elle fait, quoi qu'elle soit et quoi qu'elle fasse. Le mal, c'est le reste. Quand je suis revenu, il y avait des choses que je n'aimais pas, il y en avait d'autres que j'avais en horreur et en mépris. Je suis arrivé, j'ai revu Clotilde, je l'ai revue formée de toutes ces choses-là.
»Eh bien, aujourd'hui, ces choses-là, je les aime. Clotilde est décolletée, je trouve à cela des excuses; que dis-je? je blâme en dedans de moi les femmes qui ne le sont pas. Clotilde tutoie son mari, elle le tutoie devant moi; je rougirais de te dire les misérables raisons que j'ai imaginées pour trouver cela parfait. Je dis misérables, parce que je parle à ton point de vue; car moi, je suis convaincu. Clotilde parle haut, parle de tout; je trouve cela ravissant. Clotilde a un mari auquel elle veut que je donne la main; autrefois, j'appelais cela une lâcheté, une perfidie, une trahison. Non, je remplirais dix pages d'une justification que je trouve suffisante et complète.
»Je ne sais plus rien, je n'attends pas qu'elle agisse ou qu'elle parle pour savoir si ce qu'elle dit ou ce qu'elle fait est bien. Non, j'attends qu'elle agisse et qu'elle parle pour savoir ce qu'il est bien de faire et de dire.
»Je vais au spectacle; je trouve d'une sauvagerie ridicule de fuir le monde. Sa toilette, sa coiffure, sont celles qui me déplaisaient autrefois; ce sont les seules que je trouve bien aujourd'hui, et je trouve ridicules les femmes qui ne sont pas coiffées et habillées comme elle.
»Mais à quoi sert de te dire tout cela? Tout n'est-il pas compris dans ces mots:
»J'aime Clotilde en sachant que, chaque matin, elle sort des bras d'Arthur de Sommery!
»J'aime la honte, j'aime l'opprobre, j'aime la fange, si Clotilde est dans la fange, dans l'opprobre et dans la honte!
»Robert, je suis perdu.
»Oh! goûte seul ces douces sensations du printemps; mon cœur est plein, il n'y a de place pour rien.
»Je ne peux plus rien faire qu'aimer, qu'adorer cette femme, que je trouverais hideuse si j'avais une seconde de bon sens; je l'aime et j'en meurs.
»Ah! quand je n'aimais que celle que j'appelais Marie, celle que, tu avais bien raison, j'avais parée de charmes trouvés dans mon âme, alors on pouvait me guérir, parce que, en regardant de près, aucune femme ne m'aurait tenu les promesses que je faisais faire à celle-là sans la consulter. Mais maintenant Clotilde, mariée, abandonnée sans amour à Arthur de Sommery, Clotilde est ce que ma raison trouve de plus infâme; et je l'aime, et je consentirais à mourir dans une heure seulement pour baiser ses pieds nus.
»Tony.»
XIV
Tony Vatinel à madame de Sommery.
«Je viens de parler une heure seul avec vous, et je vous quitte pour vous écrire. Et que vais-je vous écrire? Tout à l'heure il me semblait que la voix et les yeux réunis ne pourraient vous dire ce que j'éprouve. Que fera ce morceau de papier?
»Pendant le temps que nous sommes restés ensemble, vous avez laissé vos deux mains dans les miennes; puis vous m'avez donné votre main à baiser; celle que vous me donniez était la main gauche. Je n'ai pu m'empêcher de la repousser et de prendre l'autre. Vous avez cru que c'était à cause de votre alliance, et vous m'avez fait voir que, depuis que vous êtes Marie, vous avez substitué à cet anneau qui contenait deux noms, Clotilde et... l'autre, un simple anneau sans inscription. J'ai été bien reconnaissant de ce que vous avez fait là, chère Marie; mais je n'en ai pas moins continué à ne baiser que votre main droite, et je suis parti.
»C'est que, chère Marie, je suis bien avare de vous. Et, pensez-y, j'ai si peu de vous, que je n'ai pas cette avarice de l'homme riche dont on rit; mais j'ai l'avarice du pauvre qui défend sa vie. Un de ces hommes qui vous entourent, vous avait, en vous quittant, baisé cette main gauche. Je comprends qu'avant notre rencontre vous vous soyez soumise, sans y penser, à cette formule banale. Mais, aujourd'hui qu'il y a un homme qui vous adore, un homme qui vous donne toute sa vie, sans restriction aucune; aujourd'hui que vous ne pouvez lui donner que ces légères faveurs, elles ont pris une telle importance, que vous devez, comme je le fais, moi, les estimer comme un trésor inappréciable, et que vous ne devez plus penser que cela puisse servir à une simple formule de politesse.
»Et ce même homme qui vous a baisé la main vous avait auparavant parlé à l'oreille, et vous avez souri en rougissant. Si vous saviez que de haine cela éveille dans mon cœur! Cependant, je le crois dans d'autres moments si plein d'amour, qu'il ne peut contenir autre chose. Il faut que cette haine soit de l'amour empoisonné, car elle a, comme l'amour, ce désir vague de saisir et d'étreindre. C'est un mélange d'amour et de haine que je ne puis exprimer que par l'idée de caresses qui vous tueraient, d'étreintes dans lesquelles je vous étoufferais.
»Je vous hais d'un mot qu'on vous adresse; je vous hais d'un désir que vous inspirez; je vous hais d'un sourire que vous donnez aux paroles des autres, d'un regard qui me semble un peu prolongé. Rien ne m'échappe, je vois tout, je vois plus que tout.
»Comme je vous hais! et comme je vous aime! La jalousie est un poison composé des passions les plus violentes, de toutes ces passions dont la moindre remplit la vie d'un homme et le dévore sans le tuer, comme le vautour de la Fable.
»La jalousie est un mélange de l'amour, de la haine, de l'avarice et de l'orgueil.
»Et quand je vous dis que je souffre, croyez-moi, Marie, et surtout pensez que je n'exagère jamais rien; que j'ai plutôt de la propension à atténuer ce que je sens quand je l'exprime en paroles; ou plutôt ce que j'éprouve pour vous, et que je n'éprouve rien que pour vous, a une telle violence, que les paroles ne peuvent les peindre. Pensez qu'il ne faut pas appliquer à mes paroles cette échelle de réduction qu'il est prudent de faire subir à celles de presque tout le monde.
»Par le mal que vous me faites, Marie, jugez de tout le bonheur que vous pouvez me donner!
»Mais comment se fait-il que, depuis que vous m'aimez, rien n'ait changé ni dans vos manières, ni dans vos habitudes? Quand nous sommes seuls et qu'il nous survient quelque importun, cela ne vous coûte rien de reprendre le ton de la conversation ordinaire. Vous avez avec quelques personnes un air de familiarité habituelle qui me désespère. C'est tout mon peu de bonheur que vous divisez ainsi et qu'on me vole. Qu'on abandonne ainsi sa vie au pillage quand on n'en sait que faire, je le conçois; mais, maintenant, il faut leur reprendre tout ce que vous leur donniez et le garder pour moi. Pensez que la moindre parcelle de vous est pour moi un trésor que je voudrais enfermer dans mon cœur et dérober à tous les regards.
»Encore une chose qui me choque au plus haut degré. A chaque instant, quelqu'un de votre société a avec vous un échange de paroles auxquelles je ne puis rien comprendre. Il y a entre vous et certaines gens des langages mystérieux, des choses dont vous êtes et dont je ne suis pas.
»Ah! Marie, que je vous aime!
»Je vous le répète, Marie, quand je vous montre ainsi ce que je souffre, c'est pour vous faire bien comprendre tout ce que vous pouvez me donner de bonheur.
»Tony.»
XV
Clotilde de Sommery à Tony Vatinel.
«Vous êtes fou, Tony, et vous me faites peur. Il y a donc une triste nécessité qui oblige l'homme à souffrir, puisqu'il se forge lui-même des sujets de chagrin quand le sort semble s'obstiner à lui en refuser de réels.
»Quoi! ce n'est pas assez que je vous donne mon cœur tout entier, ce n'est pas assez que vous soyez devenu le plus cher ou plutôt le seul intérêt de ma vie, ce n'est pas assez que mes journées et mes nuits s'emploient à préparer et à amener les quelques instants que je peux passer avec vous? Vous voulez encore que je change mes habitudes et mes façons d'agir! Savez-vous ce que vous me demandez là, Tony? Rien autre chose que ma perte et notre séparation éternelle. Ces changements que vous exigez de moi, et que je désire plus que vous peut-être, savez-vous ce qu'ils produiraient? Rien autre chose que de faire rapprocher leur date et celle de votre entrée chez moi. Et, une fois qu'il serait établi que j'aime quelqu'un, tous ces hommes qui m'entourent, qui se maintiennent l'un l'autre, et que je maintiens moi-même par l'absence de préférences, ces hommes s'en iront et deviendront mes ennemis. On veut bien être amoureux inutilement d'une femme que personne n'a, parce que, dans son amour-propre, on la déclare insensible; mais, le jour où ils croiront que j'ai fait un choix, ils deviendront mes ennemis, je vous le répète, et ils me perdront dans le monde.
»Et à quel titre vous recevrai-je quand je ne recevrai plus les autres?
»D'ailleurs, ce que je fais, ce que vous croyez à tort quelque chose, je le fais pour tous. Vous savez ce que je ne fais que pour vous. Vous vous plaignez, vous êtes jaloux. Voulez-vous donc changer votre sort contre celui du plus favorisé d'entre eux? Toutes ces choses dont vous vous blessez sont les choses les plus simples, et elles vous choquent, parce que vous n'allez pas dans le monde; tout vous étonne, parce que vous n'avez rien vu. Je vous parais légère, n'est-ce pas? Eh bien, dans le monde, je passe pour pousser la réserve à l'excès, et l'on me traite de prude. Je vous le dis encore, Tony, vous êtes fou, et la folie me fait plus de peur qu'elle ne m'intéresse. Vous me récompensez mal par des menaces des dangers que je cours et de la tendresse que je vous porte.
»Clotilde.»
XVI
Tony Vatinel à madame de Sommery.
«Moi, vous menacer, grand Dieu! Et de quoi est-ce donc que je vous menacerais, vous qui avez ma vie dans votre volonté, vous qui me faites vingt fois dans une heure mourir ou revivre d'un mot ou d'un regard? Je souffrais, j'ai demandé des consolations à votre cœur; ai-je donc eu tort? A qui aurai-je recours maintenant, puisque je vous irrite quand je vous dis que je souffre? Mais ma lettre était pleine d'amour, je n'avais que de l'amour dans le cœur en l'écrivant; mais vous ne l'avez donc pas lue? Comment! vous n'avez pas compris ma lettre? Mais je vous aime!... je vous aime, entendez-vous?... je vous aime... Quoi que j'écrive, que je dise... cela signifie toujours: Je vous aime...
»Je n'ai pas écrit un mot de ce que vous avez lu dans ma malheureuse lettre; je ne me rappelle plus ce que j'ai écrit; mais je n'ai pas besoin de me rappeler, je sais bien, je sens bien qu'il n'y avait que de l'amour...
»Vous pensez que je juge mal certaines choses parce que je ne connais pas le monde; mais n'est-il pas possible que ce soit vous qui les jugiez faussement parce que vous avez été toujours dans le monde?
»La seule raison que vous me donneriez serait celle-ci: que je ne serais pas choqué des choses dont je me plains si j'allais dans le monde, parce que l'habitude de voir ces mêmes choses faites par tous me les rendrait indifférentes. Voilà ce que vous voulez dire.
»Mais il y a des pays où on mange les hommes: il est probable que l'habitude fait trouver cela fort naturel aux habitants de ce pays-là; croyez-vous qu'un étranger fût très-injuste de s'en choquer un peu?
»En tout cas, il y a un jugement sans appel.
»C'est celui de l'amour: ce qui blesse, à tort ou à raison, l'homme qui vous aime comme je vous aime, est un tort, est un crime.
»A tort ou à raison, ce qui m'inquiète, ce qui me décourage, ce qui me fait douter de l'avenir, du présent, du bonheur, de votre tendresse, qui est pour moi la vie, tout cela est mal, quel que soit d'ailleurs le jugement qu'en porte le monde.
»J'aurais depuis cinquante ans l'avantage d'être dans le monde, avantage que je partagerais avec un assez grand nombre d'imbéciles, je ne me soumettrais à rien de ce qui m'arrive douloureusement au cœur, à rien de ce qui excite ma jalousie, à rien de ce qui vous fait moins à moi.
»Eh! que donne donc le monde, en échange des sacrifices qu'il impose?
»Tony.»
XVII
Clotilde de Sommery à Tony Vatinel.
«Ce que donne le monde? Une considération sans laquelle vous-même, peut-être, vous ne m'aimeriez pas.»
(Ces lignes étaient effacées dans la lettre de Clotilde. Elle avait pensé sans doute que Tony l'aimerait sans le respect du monde, lui qui l'aimait sans... sans l'estimer lui-même; car, dans les idées de Vatinel, le mariage de Clotilde, mariage pour un nom et pour une fortune, était une honteuse prostitution. La lettre n'avait donc de lisible que ces mots:)
«Venez tout de suite, je n'ai qu'une minute à être seule.
»Marie.»
XVIII
Tony arriva en toute hâte chez Clotilde. Elle était couchée sur un divan de soie, il ne pénétrait qu'un faible jour dans la chambre. «Tony, lui dit-elle, vous avez tort, car je vous aime. J'ai voulu vous faire entendre ces paroles; j'ai pensé que ma voix entrerait mieux dans votre cœur que des caractères sur du papier. Maintenant, allez-vous-en après avoir posé vos lèvres sur mes yeux, que vous avez fait pleurer, et qui seront rouges ce soir pour ma soirée, la dernière.»
Tony s'en alla, heureux et insensé.
XIX
Pour quelqu'un moins amoureux que Tony Vatinel, il eût été facile de voir que Clotilde ne négligeait rien pour exalter sa passion et le tenir dans la dépendance la plus absolue. Clotilde, de son côté, croyait avoir jeté au dehors d'un seul coup tout ce qu'il y avait d'amour dans son cœur, avec les émotions qu'elle avait ressenties à Trouville, émotions qui ne s'étaient jamais renouvelées dans sa vie.
Elle en avait conclu que, pour certaines organisations, l'amour est la fleur de l'âme qui doit s'effeuiller au vent pour faire place aux fruits qui mûrissent lentement. Aussi n'avait-elle nullement redouté de jouer avec l'amour, pour lequel elle se croyait invulnérable. D'ailleurs, une autre passion, exclusive autant que l'amour, la haine, s'était emparée de ses facultés. Néanmoins, il y avait des moments où cette passion si vraie et si profonde de Vatinel la touchait au fond de l'âme et lui faisait craindre que l'amour fût contagieux. Puis elle se rassurait en se rappelant qu'elle avait payé son tribut, et en pensant que l'amour, comme la petite vérole, ne s'attrape pas deux fois.
A peine était-elle rassurée, que Tony Vatinel tirait de son cœur quelqu'une de ces paroles puissantes qui ouvraient le sien invinciblement, comme les paroles mystérieuses: «Sésame, ouvre-toi!» ouvrent, dans les Mille et une Nuits, la porte de la caverne à l'heureux Ali-Baba.
XX
Arthur, de son côté, grâce aux suggestions d'Alida Meunier, ne tarda pas à remarquer que Vatinel ne sortait guère de sa maison, qu'il ne jouait pas, ne causait pas, et regardait beaucoup Clotilde. D'abord, il en tira cette conclusion que Vatinel était amoureux de sa femme. Mais Tony Vatinel était si peu conforme à l'idée que se faisait Arthur d'un séducteur; il paraissait aux yeux d'Arthur si fort au-dessous de lui-même, Arthur, par la figure, le ton, les manières, l'esprit et l'élégance, qu'il ne pensa pas d'abord à s'en inquiéter. Mais bientôt, toujours adjuvante Alida, il trouva impertinent qu'un semblable monsieur eût, même sans aucune chance de succès, le désir et l'espérance de tromper un homme comme lui et de lui enlever sa femme. Quand Tony était sorti, il faisait sur lui des plaisanteries qu'il ne pouvait s'empêcher de mêler d'un peu d'amertume. Clotilde ne les relevait pas et semblait ne pas les entendre. Mais cela n'apportait à Arthur qu'une satisfaction personnelle, sans être désagréable à Tony, qui l'ignorait; aussi bientôt, soit qu'il prît subitement à M. de Sommery une recrudescence de tendresse pour ce qu'on voulait lui enlever, soit qu'il voulût blesser Tony, il manifesta pour sa femme, devant tout le monde, un amour extrêmement exigeant. Il sortit même des manières de bonne compagnie qu'il avait d'ordinaire (le pauvre garçon ne les avait pas choisies, il n'en avait jamais vu d'autres), et se permit, en paroles, diverses allusions aux détails de sa félicité conjugale, et, en action, des caresses pour lesquelles il semblait que son impatience ne lui permît pas d'attendre le départ de ses visites.
C'était surtout quand Vatinel se trouvait seul en tiers avec eux, ce qui arrivait souvent, parce que l'on commençait à partir beaucoup pour la campagne, qu'il pouvait se donner le plaisir d'être désagréable à Tony, sans s'exposer à paraître un rustre à des personnes dont il redoutait l'opinion; il embrassait sa femme, il mettait sa tête sur son épaule. Tony, pendant ce temps, changeait de couleur, et haïssait Clotilde autant qu'Arthur. Un jour, Arthur alla jusqu'à vouloir asseoir sa femme sur ses genoux. Clotilde se releva rouge et confuse, et fut quelque temps sans oser lever les yeux sur Tony Vatinel. Cependant, Arthur étant sorti un moment du salon, elle dit à Tony: «Ne manquez pas en sortant de lui tendre la main comme de coutume.—Moi? dit Tony. Je le hais, et, si je tenais sa main dans la mienne, je la briserais.—Avant-hier, vous êtes parti, dit Clotilde, sans lui donner la main, et il l'a remarqué. Cette action de mauvais ton qu'il a faite aujourd'hui en est une preuve. Vous m'avez effrayée; vous êtes devenu pâle comme un mort. Il ne peut manquer de l'avoir vu comme moi.—Il arrivera ce qu'il pourra, reprit Vatinel; mais je ne donnerai pas la main à l'homme que je hais le plus au monde.—Belle et noble haine, en effet, interrompit Clotilde, dont les effets retomberont sur moi! Pourquoi ne lui dites-vous pas alors que vous m'aimez et que je vous aime? Je vous assure que cela ne serait pas beaucoup plus clair, et ne m'exposerait pas davantage à tous les ennuis d'une guerre intérieure. Tony, vous tendrez la main à Arthur quand vous vous en irez.»
Le pauvre Tony obéit, et Clotilde, quand il partit, regarda avec une joie cruelle la haine qui éclatait en feu sombre dans ses yeux presque sanglants.
XXI
Quoique M. Arthur de Sommery ne se fît pas à lui-même l'injure de redouter Tony Vatinel, sans s'en apercevoir, il commença à rester un peu plus chez lui. Il ne perdait pas une occasion de faire paraître Tony ridicule aux yeux de Clotilde.
«Ma chère Clotilde, lui disait-il, tu ne t'aperçois pas des plaisantes figures que fait le fils de M. le maire. Ses yeux ne te quittent pas un moment, et il rougit ou pâlit d'un mot que tu prononces.» Ou: «J'ai vu peu d'habits aussi mal faits que celui de l'héritier présomptif de la mairie de Trouville.» Ou: «Certes, je ne suis pas jaloux (il y a des maris qui croient faire beaucoup de plaisir à leurs femmes en leur disant: Je ne suis pas jaloux; comme si Je ne suis pas jaloux ne signifiait pas: Je ne suis pas amoureux; comme si Je ne suis pas amoureux n'était pas la chose la plus injurieuse qu'on pût dire à une femme); je ne suis pas jaloux, disait Arthur de Sommery; mais réellement, ma chère amie, d'autres ne sauraient que penser de te voir souffrir ainsi les assiduités et les airs de ce monsieur, etc. etc.»
Un des meilleurs procédés pour faire les affaires d'un amant est celui que tout mari se hâte d'employer avec le plus grand soin: à savoir, de parler dudit amant avec injures et mépris. Les femmes se croient obligées à réparer l'injustice des maris, et cela les place vis-à-vis de l'amant dans une situation de miséricorde et de protection qui leur plaît infiniment, et qu'elles payent quelquefois un peu cher aux dépens des maris.
Clotilde avait la prétention, à ses propres yeux, d'être une femme forte et maîtresse d'elle-même. Aussi, quand elle se sentait dans le cœur quelque chose de tendre pour Tony Vatinel, s'en donnait-elle à elle-même quelque excuse. D'autres fois, il s'établissait en elle des discussions et des conflits assez semblables à des séances parlementaires.
XXII
Séance du...
«Clotilde, disait Clotilde à Clotilde, tu m'inquiètes. Serais-tu donc amoureuse?
—Clotilde, répondait Clotilde à Clotilde, tu es folle.
—Cependant, ma chère Clotilde, quand il n'est pas là, tu es inquiète, agitée; en vain tu prends une tapisserie ou un livre, ou tu causes; quoi que tu fasses, tu ne fais pas autre chose que l'attendre.
—Tu prends, ma chère Clotilde, la préoccupation de ma juste vengeance pour une préoccupation amoureuse.
—Cependant, ma chère Clotilde, son regard te trouble, sa voix touche et fait vibrer certaines cordes dans ton cœur.
—Cela m'émeut, ma chère Clotilde, comme m'émeut une tragédie ou un roman.
—Le jour qu'il t'a baisée au front, tu as singulièrement frissonné. Et que de soins tu prends pour lui plaire, ma chère Clotilde!
—Tu confonds ma haine pour Arthur avec un prétendu amour pour Vatinel, ma chère Clotilde.
—Je crains, ma chère Clotilde, que tu ne les confondes toi-même et que tu ne haïsses d'autant plus Arthur que tu aimes un peu Vatinel.
—Mais, ma chère Clotilde, vois donc quel art j'emploie contre lui, avec quelle froide habileté je l'enchaîne, comme je marque d'avance le pas que je lui laisserai faire, et comme il n'en fait jamais deux; comme je calcule, comme je prépare et comme je conduis tout; comme j'excite à la fois sa haine pour mon mari et son amour pour moi! Non, Clotilde, ce sang-froid n'appartient pas à une femme amoureuse.
—Mais pourquoi as-tu été choisir pour l'exécution de ton dessein précisément un homme qui t'a un moment, tu ne peux le nier, inspiré un vif intérêt?
—Parce que c'est un homme que je connais, un homme d'une grande énergie et un homme qui n'a d'autre passion, d'autre ambition que l'amour; parce que c'est un fanatique, que les fanatiques deviennent rares et que je n'en ai jamais rencontré d'autre que lui.
—Mais...
—D'ailleurs, mes plans ne sont pas ceux d'une femme amoureuse; je ne serai jamais à Tony Vatinel.
—Du plan à l'exécution...
—Ceci n'est point parlementaire, Clotilde.
—Je te dis, Clotilde, que du plan à l'exécution...
—La séance est levée.»
XXIII
Robert était revenu. Comme un jour de la semaine, chez madame de Sommery, on parlait politique, à cause de la présence de son mari, elle s'était enfoncée dans son grand fauteuil de velours et ne prenait aucune part à la conversation. On était alors dans toute la ferveur de cette opposition qui a fini par renverser le trône de France, opposition dont peu de personnes savaient le secret et le but. Il n'était un homme, ayant donné des preuves d'incapacité dans le gouvernement de sa maison, composée d'une femme, d'un enfant et d'une domestique, qui ne se crût capable de gouverner parfaitement la France. Robert ne discutait jamais qu'avec Tony, parce qu'ils étaient de bonne foi l'un et l'autre et qu'ils pouvaient se dire leur pensée tout entière. «Aussi, dit-il, messieurs, en fait de gouvernement et d'opposition, je suis de l'avis de cette vieille femme qui priait à Syracuse, dans le temple de Jupiter, pour la conservation des jours de Denis.
«—Ma bonne, lui dit le tyran, qui peut vous engager à prier pour moi?—Hélas! dit la vieille, votre prédécesseur était bien méchant, et j'ai prié Jupiter de nous délivrer de lui; mes vœux ont été exaucés; mais il a été remplacé par vous, qui êtes bien plus méchant qu'il n'était encore; qui sait comment serait votre successeur?»
Tony Vatinel n'avait pas prononcé une syllabe depuis le commencement de la soirée. Mais il entendit Arthur de Sommery parler de la royauté. Tony se sentit bien heureux de ne pas être de l'avis d'Arthur. Il éleva la voix, et l'étonnement de l'entendre parler, la puissance impérieuse de son organe lui donnèrent quelques instants de silence et d'attention.
«Eh! mon Dieu! dit Tony Vatinel, lui avez-vous donc laissé prendre quelque chose, à cette royauté, que l'on puisse aujourd'hui lui enlever et lui prendre? Ne la voyez-vous pas se draper péniblement dans les derniers lambeaux de la pourpre que lui arrachent par morceaux les ambitions subalternes; et, de tous les haillons, les haillons de pourpre ne sont-ils pas les plus tristes et les plus misérables? Ne voyez-vous pas les rois ne dépasser plus les sujets que par la grandeur de leurs infortunes et de leurs humiliations, et n'avoir conservé de leur élévation que le funeste privilége de tout ce qui est élevé, d'attirer la foudre? Ah! telle que vous l'avez faite, la royauté est un triste spectacle qui fait faire une déplorable comparaison entre ce qu'elle était autrefois, pompeuse et magnifique, entourée de ses nobles, fidèles et vaillants barons, et ce qu'elle est aujourd'hui que le trône de France est un fauteuil, la couronne une métaphore, et les vassaux des avocats lâches et insolents qui veulent être ses maîtres. Aujourd'hui, vous avez mis sur le trône le roi des tragédies et des mélodrames; ce tyran farouche, auquel tout personnage a le droit de débiter trois cents vers d'injures dont la moindre vous ferait casser la tête par un commis en nouveautés. On a essayé de guillotiner les rois et de les exiler; mais cela ne pouvait être une habitude, il passait des générations entières qui étaient obligées de s'en refuser la joie. Aujourd'hui, vous avez un roi constitutionnel, un roi qui n'a ni force, ni volonté, ni action; un roi qui, si le feu prenait à la France, comme à la maison de certain philosophe, serait forcé de dire comme lui: «Cela ne me regarde pas, je ne me mêle pas des affaires de ménage; dites-le à la chambre des députés.» Un roi qui n'a pas plus de puissance que le roi des échecs, mais avec cette différence que dames, fous, cavaliers, tours et fantassins se font prendre et tuer pour le roi des échecs, tandis que fantassins, cavaliers, fous et tours se retournent contre le roi constitutionnel. Un roi pour lequel le mot régner n'est plus qu'un verbe auxiliaire comme est, et qui règne comme une corniche règne autour d'un plafond. Au premier abord, on croirait que l'on ne veut plus en France de la royauté et que tous les efforts tendent à la détruire. Il semble qu'on commence par inventer un roi qui ne fait rien, qui n'est bon à rien, pour arriver à cette conséquence: «Puisqu'il ne fait rien, pourquoi en avoir un? Il semble qu'on ait dit: Faisons du trône un fauteuil, puis nous arriverons à brûler le fauteuil, et alors on nous dirait: Finissez-en!»
«Mettez une pierre à la place,
Elle vous vaudra tout autant!
mettez sur le trône un de ces bustes de plâtre bronzé dont vous décorez les mairies et les foyers des théâtres. Faites empailler le premier roi qui mourra et conservez-le sans en élire d'autres. Mais ce n'est pas cela, on ne veut pas tuer la royauté; qui insulterait-on d'une manière aussi amusante, aussi audacieuse en apparence, aussi peu dangereuse en réalité? On couronne aujourd'hui un roi comme on a couronné le Christ d'épines. On l'intitule roi comme on l'intitula
I. N. R. I.
Jesus Nazareth, rex Judeorum,
Jésus de Nazareth, roi des Juifs.
pour que chacun vienne le frapper, lui donner des soufflets et lui cracher au visage (alapas ei dabant). Et on lui fait courber successivement la tête jusqu'à la taille du plus petit, pour que le plus petit puisse aussi donner son soufflet. Aujourd'hui, messieurs, l'ancien courage républicain si admiré contre les rois est devenu une chose vulgaire, sans danger et sans gloire. Le danger est pour les amis de la royauté. Aujourd'hui, il faut du courage pour ne pas insulter les rois.»
Ce ne fut qu'un cri contre Tony Vatinel.
Seuls, Clotilde et Robert se séparèrent de la foule; Clotilde se sentit fière de Tony et charmée de voir Arthur battu aussi complétement; et Robert lui dit, en parodiant un mot connu: «Tais-toi, Jean-Jacques, ils ne te comprennent pas.»
XXIV
Robert n'était revenu à Paris que pour quelques jours, et il allait repartir pour un voyage. Il invita à dîner plusieurs de ses amis, entre autres Charles Reynold et Arthur de Sommery. On but et on parla beaucoup: deux choses dont la simultanéité grise singulièrement vite. Et il vint bientôt, ce moment où tout le monde parle en même temps et où personne n'écoute.
Tony était aussi silencieux que de coutume. Arthur, de son côté, ne manquait pas l'occasion de dire les choses qui devaient blesser celles des idées de Vatinel qu'il avait émises. On parla de femmes; chacun raconta des histoires.
Et, si on avait cru à la véracité des historiens, on aurait été surpris que celui qui avait parlé le premier, celui qui, par conséquent, avait le plus senti avoir quelque chose à dire, était celui dont l'anecdote était la moins curieuse, tant celle que l'on contait l'emportait en détails singuliers sur la précédente.
Tout en parlant, on continuait à boire. On cita quelques femmes à la mode: pour prouver qu'on les avait eues, on donnait les détails lus plus intimes. Charles, oubliant l'humiliant aveu qu'il avait été obligé de faire à Robert, avait repris toute sa loquacité; d'ailleurs, sa situation avait changé. Sage, rangé, amoureux de sa femme, heureux dans sa maison, il se donnait dans la conversation pour un mari débauché et vagabond, ne se rappelait pas qu'il était marié, n'avait pas vu sa femme depuis quinze jours, etc. etc.
Et l'on buvait toujours.
Charles alors en vint à expliquer les beautés les plus secrètes de Zoé. D'autres l'imitèrent à propos de leur femme et de leur maîtresse.
Et Arthur de Sommery, à son tour, sacrifia honteusement sa femme.
Tony se leva avec un geste de haine et de mépris. Robert le prit par le bras et l'emmena. On était tellement échauffé, qu'on ne s'aperçut pas de leur sortie; et, comme on se trouvait au plus haut degré possible de l'ivresse, c'était le moment de parler sérieusement politique et de discuter le sort des peuples et des rois.
Ainsi que cela se pratique dans les divers gueuletons politiques, quand de grands citoyens, voyant la patrie en danger, se disent: «La patrie est en danger, c'est le moment de dîner ensemble et de manger du veau.»
«Que cela t'ennuie, dit Robert à Tony, d'entendre Arthur parler longuement de choses que tu sais aussi bien que lui...—Je te..., dit Tony.—Que cela t'ennuie, continua Robert, je le conçois.—Je te jure...—D'autant que, par une fatalité bizarre et que je pourrais expliquer si je n'étais pas aussi complétement gris, les amants en savent toujours plus à ce sujet que les maris.—Mais je...—Mais ce que je comprends moins, c'est la fureur ridicule qui, sans ma prudence, allait te faire envoyer une carafe à la tête de ce malheureux Arthur; une carafe dans un dîner d'hommes: blessure et insulte à la fois. Je ne puis, dis-je, expliquer cette fureur que par ceci: que tu as le vin égoïste, et que tu ne veux pas partager avec nos convives ce que tu trouves déjà désagréable de partager avec un mari.—Mais Robert, tu es fou.—Dis soûl, si tu veux, ce sera plus vrai; mais promets-moi de ne te livrer à aucune violence, ou va-t'en. Et, comme je ne veux pas que tu t'en ailles, il faut que tu promettes; aussi bien, pour un chevalier comme toi, je te dirai des raisons sans réplique d'être calme: c'est que tes fureurs compromettraient singulièrement la propriété indivise en question.—Tu as raison, Robert, mais je te jure que jamais Clotilde...—Alors tu es un imbécile et elle est une coquette. Rentrons; si ces gens-là boivent sans nous, et plus que nous, il arrivera deux inconvénients: ils deviendront plus bêtes que nous, et nous trouveront plus bêtes qu'eux.»
XXVI
«Ah çà! demanda Robert à Tony quand ils furent seuls, quelle maîtresse as-tu?—Comment, quelle maîtresse? répondit Vatinel, quelle maîtresse? Je n'ai pas de maîtresse; je suis amoureux et je ne suis pas amant.—Ah! oui, la grande passion; mais aussi... la chair est faible et, qui pis est, elle est forte. Il y a des fidélités qui n'en sont pas, qui ne partent ni du cœur ni de l'âme, ni de rien de ce que les femmes prétendent seules se réserver, en affichant le plus profond mépris pour le reste. Il est vrai que le reste est ce qu'elles pardonnent le moins de donner à d'autres. Tu as bien une, comment dirai-je?... une habitude.—Moi, nullement.—Ah! tu préfères peut-être?... C'est plus prudent; mais pourquoi alors n'as-tu pas accompagné ces messieurs? Il est vrai que tu as une raison: les maris ne manquent jamais de raconter à leur femme les équipées des hommes qui leur ont fait la cour.—Tu te trompes encore.—Ah çà! mais alors... Voilà bien les exigences des femmes mariées!... Pendant la lune de l'amour pur, fraternel et immatériel, elles exigent des pauvres amoureux une sagesse, un soin de ne pas offrir à d'autres le genre d'amour qu'elles refusent comme un outrage... Pendant ce temps, elles ont à remplir des devoirs odieux, il est vrai, mais qui cependant aident un peu à supporter l'abstinence. Leur affaire est parfaitement arrangée comme cela. Il n'y a rien de si désagréable pour elles que d'être désirées, surtout lorsque, grâce à ce devoir, odieux, comme je disais tout à l'heure, on ne souffre pas trop de n'être que désirées. Il y a de quoi rendre un pauvre homme fou ou bête. Il est forcé d'attribuer à une seule femme l'amour qu'il ressent pour le sexe entier; malheureusement, mon cher Tony, tu n'es pas assez bête pour ne pas devenir fou.»
XXVII
Arthur annonça à sa femme que Tony Vatinel était un homme de mauvaise façon, un parleur, un enthousiaste, un original, un homme de rien; et qu'il n'entendait plus qu'on reçût chez lui de semblables espèces.
Clotilde se rappela qu'elle aussi, il l'avait appelée une fille de rien, et il y eut bien du souvenir de son propre outrage dans le ressentiment qu'elle éprouva des injures dites à propos de Vatinel.
«Et moi aussi, se dit-elle, je suis une espèce, une fille de rien; c'est égal, je suis contente de voir que c'est un homme brave, honnête, noble, fier et énergique que l'on appelle ainsi. Cela me donne meilleure opinion de moi-même, et je ne me plains plus d'être confondue dans le même mépris avec un homme comme Tony Vatinel.
—Et, demanda-t-elle, comment ferez-vous pour ne plus le recevoir?»
ARTHUR. Mais il n'y a rien de si simple: en faisant défendre ta porte et la mienne.
CLOTILDE. Il y a à cela un inconvénient; c'est que, malgré que M. Vatinel n'ait pas le bonheur d'avoir votre estime, il s'est acquis celle de toutes les personnes qu'il a rencontrées ici; qu'à ces personnes il faut donner une raison ou un prétexte, et que je ne veux pas me montrer complice de votre mauvais jugement ou de votre mauvais vouloir. Je dirai donc à M. Vatinel et à ma société que j'agis par vos ordres.
ARTHUR. Non, ce serait donner à ce rustre un triomphe que je ne veux pas lui laisser. Nous allons bientôt partir pour Trouville.
CLOTILDE. Comment, nous?
ARTHUR. Oui, mon père consent à tout oublier.
CLOTILDE. Comment, oublier? Mais ce n'est pas ainsi que je veux rentrer chez votre père! Oublier!... mais je ne veux pas qu'on oublie! Et qu'est-ce qu'il a à oublier? Je ne veux pas qu'on me pardonne, je ne me reconnais pas coupable; j'ai cédé à ce que leur fils prétendait être son bonheur, voilà mon crime. Est-ce parce que je n'ai voulu être à vous qu'avec le titre de femme qu'ils ont quelque chose à oublier? Ah! ils auraient trouvé le contraire beaucoup mieux, n'est-ce pas?
ARTHUR. Il ne sera pas question du passé; mes parents vous aiment; ils demandent à vous voir. Nous partons dans huit jours.
CLOTILDE. Et c'est là le moyen que vous trouvez d'éloigner M. Vatinel? M. Vatinel demeure à Trouville, son père y est toujours.
ARTHUR. Vous croyez?... Le voici; vous allez voir que je l'empêcherai bien d'aller à Trouville.
CLOTILDE. Comment! qu'allez-vous faire?
ARTHUR. Oh! mon Dieu! rien que de très-pacifique.
Tony entra; on causa de choses et d'autres. Arthur eut un air presque bienveillant.
«Voici un beau temps, monsieur Vatinel, dit-il, les grèves de Trouville doivent être belles; quel malheur de rester à Paris! Mais mon père est si bizarre! Et vous, est-ce que vous n'irez pas un peu là-bas?»
Clotilde vit le coup. Arthur avait les yeux sur elle; elle ne pouvait faire le moindre signe à Vatinel.
Elle interrompit: «Oh! certainement que M. Vatinel ne passera pas l'été sans aller voir son père.» Arthur la regarda fixement. «Non, répondit Tony, je passerai l'été à Paris; mon père se porte bien, et j'ai ici, pour lui et pour moi, des affaires qui y nécessitent ma présence.—Ainsi, dit Arthur, vous n'irez pas du tout à Trouville?—Non.—Les affaires vont quelquefois plus vite qu'on ne le pensait d'abord.—J'ai presque toujours vu le contraire; d'ailleurs, celle qui me retient ici a une durée invariable.»
Arthur sourit en regardant sa femme, et ne parla plus. Il vint d'autres personnes.
Vatinel fit tomber sa cuiller en prenant le thé.
Madame de Sommery lui dit: «Mon Dieu, monsieur Vatinel, que vous êtes donc maladroit!»
Puis elle annonça à sa société qu'elle quittait Paris dans huit jours pour aller passer l'été à Trouville.
Sans lever les yeux, Tony sentit que M. de Sommery le regardait; par un effort surhumain, il conserva un visage impassible.
On ne sait pas ce que souffrent en dedans les gens dits froids et insensibles, et qui ne sont que fiers et silencieux!
XXVIII
Tony Vatinel à madame de Sommery.
«Quelle nuit je viens de passer! J'ai dormi quelquefois dans des moments où j'étais bien heureux, dans des moments où je vous voyais tous les jours, et je me reprochais amèrement de perdre, dans le sommeil, tant d'heures d'une vie que votre présence suffit pour rendre fortunée.
»Et cette nuit où je suis si triste, si abattu, si écrasé, le sommeil m'est impossible; triste nature humaine! que le ciel est envieux du peu de bonheur qu'il donne à l'homme, et comme il sait le lui faire expier!
»Quoi! vous partez! Et ce soir, où vous venez de me dire cela, à moi, en même temps qu'à dix autres! comme la chose la plus indifférente du monde; ce soir où j'ai dû entendre cette nouvelle comme si cela m'était parfaitement égal, vous n'avez pas su m'adresser un de ces mots pour moi seul, que vous dites à tous et que moi seul puis comprendre; vous ne m'avez pas même, au moment où je suis parti, accordé un regard, un regard qui m'eût dit que vous m'aimiez, que vous souffriez comme moi; que vous alliez comme moi passer la nuit à chercher des moyens de nous rapprocher.
»Mais, je me trompe, vous avez bien su m'adresser une de ces paroles dont je vous parlais tout à l'heure; vous m'avez appelé maladroit. Ah! il fallait dire malheureux. Avec quelle perfidie votre mari m'a fait tomber dans un piége! Ah! si vous pouviez entendre avec qu'elle haine je dis ce mot-là dans mon cœur: votre mari! Je le hais, et souvent je cherche à inventer des tourments pour lui. Je n'en ai pas encore trouvé d'aussi horribles que ceux qu'il me fait subir par son insolence, par ses familiarités avec vous, par ses droits, par son existence. Oh! c'est un homme bien maudit de Dieu que celui qui aime une femme qui a un mari, une femme qui est à un mari.
»Ah! si c'est un crime qu'un amour adultère, au jour du jugement, Dieu ne pourra m'en demander compte, car je l'ai bien expié déjà. Si vous pouviez voir ce que mon cœur renferme de misères et de désespoirs, vous auriez grande pitié de moi. Je vous ai quittée triste, malheureux, furieux; ne sachant ni quand ni comment je vous verrai; vous demandant en vain une parole, un regard qui me donnât de la force. Mais vous vous êtes liguée avec votre mari, avec le sort fidèle à me persécuter; vous m'avez laissé partir désespéré. Marie! Marie! je prie le ciel qu'il n'y ait pas, dans toute votre vie, autant de douleurs qu'en a renfermées pour moi cette triste nuit qui paraît ne devoir jamais finir!»
XXIX
Clotilde de Sommery à Tony Vatinel.
«Mon Dieu, mon ami, quelle tête folle vous avez, et comme vous êtes habile à vous faire des désespoirs! à peu près comme Dieu forma le monde, c'est-à-dire de rien.
»J'étais à la fois triste et fâchée de voir M. de Sommery avoir pris un avantage sur vous, lui qui vous est si prodigieusement inférieur sur tous les points. Permettez-moi, mon ami, de mettre en vous tout mon orgueil. Ce n'est que dans l'homme qu'elle aime qu'une femme peut être orgueilleuse. En même temps, je voyais une longue séparation. Vous étiez bien involontairement, mon pauvre ami, la cause de notre malheur, et j'ai voulu vous contrarier un peu en évitant vos regards.
»Venez ce soir, Arthur doit sortir. Je serai seule.»
XXX
Tony Vatinel à madame de Sommery.
«Me contrarier! Marie, vous ne comprenez pas l'amour que vous m'avez inspiré. Vous ne savez pas la puissance infinie que vous exercez sur moi, le mal que vous me faites et le bonheur que vous pouvez me donner. Vous ne pouvez pas me contrarier, vous ne pouvez rien m'inspirer de médiocre. D'un mot, d'un regard, d'un geste, vous enlevez mon cœur au ciel, ou vous le plongez dans les profondeurs et dans les supplices de l'enfer. Me contrarier! mais il n'y a pas de ces transitions-là pour moi. Tout ce que vous faites, tout ce que j'attends de vous est tellement tout pour moi, que la plus légère déception me jette dans le plus sombre désespoir.
»Le jour où j'ai posé mes lèvres sur votre front, il m'a semblé que j'allais mourir.
»Voir l'extrémité de votre pied, sous votre robe, c'est pour moi plus de bonheur et d'enivrements voluptueux que ne m'en pourrait donner la plus belle des autres femmes, amoureuse et tout entière abandonnée.
»Je voudrais rejeter de ma vie tous les instants que je ne puis vous donner; mais, que dis-je! je vous les donne tous par le bonheur ou la souffrance. Je suis toujours occupé de vous, je suis toujours à vous.
»Si vous saviez comme je suis jaloux de me conserver à vous, comme je me garde pour vous, comme, malgré l'effervescence de ma jeunesse, malgré ce qui me sépare de vous, ce qui me sépare de l'amour, je n'ai pas même une pensée infidèle!
»Comme je suis plus heureux de pleurer votre absence, de m'indigner contre le sort, de haïr votre mari, que je ne le serais de tout ce qui fait le bonheur des autres!
»Comme j'aime même mes souffrances, qui me viennent de vous!
»Ah! vous avez raison, ne me plaignez pas. Dans une de ces paroles que vous me dites quelquefois et qui me déchirent le cœur, je trouve plus de plaisir que dans les paroles d'amour que me dirait une autre, parce que c'est votre voix.
»Un coup de poignard de votre main me donnerait encore une volupté étrange et plus réelle que le plus tendre baiser d'une autre femme.
«Tony.»
XXXI
Soit que Clotilde n'eût pas dissimulé assez bien le plaisir qu'elle avait à voir sortir Arthur, soit que ce fût un simple caprice de sa part, il était resté chez lui.
Quand Vatinel l'aperçut en entrant, il sentit par tout le corps l'impression de froid que donne la rencontre imprévue d'un serpent.
Arthur avait un air triomphant.
Tous trois séparément n'avaient pas une pensée qui pût s'exprimer autrement que par des paroles de haine. Ils restèrent silencieux. Heureusement que Clotilde, quand elle avait vu son mari rester, avait annoncé à ses gens qu'elle était chez elle. Il vint quelques personnes. Robert partait dans la nuit.
Arthur parla beaucoup; il avait une sorte d'irritation qui, donnée par la colère, mais comprimée par les usages et les convenances, s'échappe, comme l'eau à travers les doigts qui cherchent vainement à la retenir, en petits sarcasmes, en plaisanteries demi-mordantes, en allusions détournées. C'est un poignard dont on fait des épingles.
«Je ne sais, dit-il, pourquoi l'on plaint tant les maris, et pourquoi l'on se moque tant d'eux quand il leur survient quelque infortune; je vous avouerai que, selon que je regarde la chose, en compassion ou en gaieté, j'ai bien plus de pitié et de moqueries pour les amants heureux des femmes de ces pauvres maris. Un mari un peu jaloux peut, sans coups de poignard, sans poison, sans tour du Nord, sans aucun de ces moyens de roman et de tragédie, sans rien risquer pour sa propre peau, sans le moindre danger d'aucune sorte, infliger à l'homme qui s'avise d'être amoureux de sa femme plus de tourments qu'on n'en a jamais mis dans l'enfer chrétien, ni dans celui du paganisme. Il n'y a pas d'homme, quelque brave qu'il soit, que le pas d'un mari ne fasse trembler. Il n'y a pas d'humiliations que ce pauvre mari ne puisse lui faire subir, pas d'insulte qu'il ne puisse lui faire endurer, pas de tortures physiques et morales qu'il ne puisse se divertir à lui imposer; les plus petites choses mêmes peuvent être on ne saurait plus tristes pour l'amoureux, et on ne saurait plus gaies pour le mari. Ainsi il n'est aucun de vous qui n'ait vu quelquefois, dans une glace ou ailleurs, la sotte figure que fait un amoureux qui croit trouver la femme seule, et auquel le mari ouvre la porte; pour moi, je ne sais rien de si ridicule et de si bouffon.»
Clotilde, à ces paroles de son mari, eut besoin de toutes ses forces pour cacher son trouble. Tony sentit la fureur et la haine déborder de son cœur. Robert se hâta de prendre la parole et dit: «Moi, je sais quelque chose de plus bouffon et de plus ridicule; c'est le soin que prend un mari pour conserver sa femme, quand la plus honnête femme du monde fait par jour au moins cent cinquante infidélités à son mari.»
Clotilde, qui dans tout autre moment se fût contentée de sourire, se récria beaucoup; elle était embarrassée du silence qu'elle gardait.
«J'ai, dans le temps, dit Robert, commencé un livre dont je n'ai fait, à vrai dire, que le titre.—Et comment est le titre? demanda Clotilde.—Le voici, dit Robert: Histoire des trente-deux infidélités que fait à son mari une femme vertueuse en allant de sa maison à l'église.—Ne pourriez-vous nous en donner au moins le sommaire?—Très-volontiers.
XXXII
Histoire des trente-deux infidélités que fait à son mari une femme vertueuse en allant de sa maison à l'église.
1o En s'habillant avant de sortir, Laure...—Nous appellerons la femme vertueuse Laure, si vous le voulez à moins que quelqu'un n'ait quelque souvenir qui l'empêche d'attacher à ce nom l'idée que je lui impose.
En s'habillant, Laure exagère ses hanches et sa gorge, c'est-à-dire qu'elle cherche à exciter des désirs par une exhibition extraordinaire de ses charmes secrets. Certes, ce n'est pas au mari qu'est destinée cette perfide amorce, puisque le mari sait parfaitement à quoi s'en tenir.
Je sais que les femmes ne placent l'infidélité que dans la dernière faveur. Mais je ne saurais pour moi considérer comme bien pure une femme qui, en offrant de telles choses aux yeux, excite l'imagination des passants à des investigations peu respectueuses. Les femmes ne savent pas assez qu'il suffit d'un désir d'un autre pour les souiller aux yeux d'un homme bien amoureux.
2o Je pourrais compter pour une infidélité chacun des soins que prend de s'embellir une femme qui va dans un endroit où elle ne verra pas son mari, qui reste à la maison.
3o En traversant un prétendu ruisseau, Laure relève sa robe et montre, à deux commissionnaires qui fument, un petit pied étroit, une cheville mince et un bas de jambe d'une extrême finesse, avec un bas bien lisse et bien tiré.
4o Deux hommes passent près de Laure; l'un des deux la fait remarquer à l'autre. Laure sent un vif mouvement de plaisir.
5o Laure remarque que G***, qui passe, monte parfaitement à cheval.
6o En entrant à l'église, elle ôte son gant pour prendre de l'eau bénite, et montre une main blanche et effilée et un charmant poignet, qu'elle incline de façon à le faire paraître avec tous ses avantages.
7o Laure, en s'asseyant, laisse voir son pied.
8o En se mettant à genoux, elle se penche de façon à dessiner sa taille et à donner à ses reins la cambrure la plus agréable.
9o Elle relève un peu les plis de sa robe.
10o Elle tient son livre de façon à donner de la grâce à sa main.
Remarquez que le no 2 me donnerait à lui seul, si je voulais, plus que les trente-deux infidélités dont j'ai besoin.
Je sais bien que les femmes diront que cela n'a pas le sens commun; mais je répondrai que tout cela a pour but d'être jolie et belle, et de le paraître et d'exciter des désirs. Je m'en rapporte aux hommes qui ont été amoureux. De quelles fureurs chacun de ces détails ne les a-t-il pas enflammés?
Les Orientaux considèrent une femme comme perdue et déshonorée, si un étranger a vu son visage.
Robert et Tony sortirent ensemble; ils restèrent à fumer et à boire du punch chez Robert jusqu'au moment où les chevaux vinrent le prendre. «Tony, lui dit-il en partant, je ne sais pourquoi, je te laisse ici avec une sorte de crainte; un sombre pressentiment me dit que cette femme te sera funeste; que de passions déjà elle a allumées dans ton sein! Tony, dit-il en lui serrant les mains, mon ami, je t'en prie, viens avec moi, c'est un voyage de trois mois; laisse-toi guider par moi, ou seulement sois indulgent pour la faiblesse de mon esprit; j'ai peur de te laisser ici. Viens avec moi, je t'amuserai, je te distrairai, et nous parlerons d'elle. Viens, mon Tony, je te le demande au nom de notre vieille amitié.—Robert, reprit Tony, je suis à Marie; l'air qu'elle ne respire pas m'étouffe. Laisse-moi suivre mon destin, je ne partirai pas.» Robert insista. Tony répéta les mêmes paroles. «Au moins, dit Robert, promets-moi de m'écrire souvent, de ne rien faire d'important sans que tu m'aies écrit et que je t'aie répondu, jure-le-moi.»
Tony fit la promesse que celui-ci demandait.
Robert partit; Tony fut effrayé de ne pas sentir dans son cœur ce chagrin que cause même un indifférent.
Avant de rentrer chez lui, il alla voir la lueur d'une veilleuse qui brûlait dans la chambre de Clotilde.
XXXIII
Clotilde à Tony Vatinel.
«Je pars, Tony, je pars triste et malheureuse; j'emporte cependant un espoir, mais tellement vague, que je n'ose vous le dire; si je réussis, vous pourrez juger de l'ardeur que j'ai mise à nous réunir. J'ai sollicité pour mon mari, sans qu'il le sache, et par des amis puissants, une sorte de mission honorifique qui l'enverrait pour trois mois en Italie. Ne trouvez-vous pas que M. de Sommery ferait un très-agréable chargé d'affaires auprès d'un gouvernement... étranger?
»Soyez calme, je vous en prie, nous ne sommes pas tout à fait séparés; je prie un peu le ciel, et je l'aide beaucoup; n'est-ce pas d'ailleurs être un peu ensemble que de souffrir chacun de notre côté de la même absence, de former les mêmes vœux, d'évoquer les mêmes souvenirs?
»Ah! Tony, pourquoi suis-je mariée! Mais jamais je ne serai à deux hommes à la fois.»
A Trouville.
Arthur et Clotilde retrouvèrent au château de Trouville M. de Sommery dans la même redingote bleue, dans le même col en baleine, dans le même fauteuil, dans le même coin de la même cheminée, et madame de Sommery à l'autre coin; Baboun sur son même coussin de velours d'Utrecht vert. L'abbé Vorlèze vint le soir; il avait sa même redingote sans taille violet foncé.
Et on fit la partie d'échecs.
Il y a de ces existences uniformes et immobiles, dont la vue, après un intervalle, produit un singulier effet. Tous les personnages de Trouville étaient tellement semblables à ce qu'ils étaient quand Clotilde avait quitté le pays, qu'il semblait que, ce jour-là, ne pût être qu'hier, et que tout ce qui était arrivé à Clotilde ne fût qu'un rêve fait pendant la nuit qui avait séparé ces deux jours.
Clotilde, cependant, s'aperçut tristement bientôt qu'il n'y avait pas eu de rêve, à la manière dont elle fut reçue dans la maison.
On lui faisait volontiers une part abondante dans les cœurs, une place large au foyer, quand on les lui donnait; mais, aujourd'hui qu'elle revenait prendre en conquérant ce qu'on lui donnait autrefois, on opposait à son envahissement une force d'inertie, puissance invincible des vieillards et des femmes.
C'était aux longues sollicitations d'Arthur, et à sa menace de ne plus venir à Trouville, que M. de Sommery avait cédé quand il avait consenti à revoir Clotilde; mais on la traitait dans la maison comme une étrangère. On avait des égards pour son titre d'épouse d'Arthur de Sommery; mais on ne montrait aucune affection pour sa personne.
M. de Sommery avait dit: «Si je consens à paraître oublier le passé, il faut que je l'oublie tout à fait. Le souvenir de l'affection que nous avons portée à mademoiselle Belfast amènerait toujours avec lui le souvenir de son ingratitude et de ses menées ambitieuses.»
Ce ne fut qu'après une longue discussion qu'il consentit à ne pas l'appeler mademoiselle Belfast; il fut décidé qu'on la désignerait par le nom de madame Arthur, ce qui n'aurait l'air d'être fait que pour ne pas la confondre avec madame de Sommery la mère.
Madame de Sommery eût de bon cœur embrassé sa bru, mais elle n'osait en rien sortir des prescriptions de son mari; elle avait cependant beaucoup de peine à ne pas l'appeler «Clotilde» comme autrefois; quoiqu'elle lui sût fort mauvais gré de ne pas lui donner un petit-fils.
Les gens qui font profession d'impiété négligent une observation assez facile à faire cependant, et que je considère comme étant parfaitement sans réplique.
Ils se font, contre la religion, une autre religion qui a ses pratiques, ses cérémonies et ses austérités; une autre religion beaucoup plus difficile à suivre que la première parce que, à cette religion, dite impiété, on n'apporte aucune infraction, tandis qu'on est loin d'être aussi rigoureux pour l'autre.
Ainsi madame de Sommery eût été bien moins fâchée de faire, par hasard, un dîner gras un vendredi que M. de Sommery de le faire maigre. En cela, la religion de M. de Sommery était, comme je le disais, plus difficile à suivre et lui imposait des privations. Dans les petits pays comme Trouville, et surtout dans les pays abondamment pourvus de poisson, les bouchers ne tuent qu'une fois par semaine, le samedi. La viande se mange jusqu'au mardi ou jeudi, suivant la saison. Ce qui en reste le vendredi est précisément la moins fraîche qui se puisse manger.
Pour faire maigre le vendredi, madame de Sommery n'avait qu'à laisser faire; il n'y avait, à Trouville, que de mauvaise viande; le marché, c'est-à-dire le bord de la Touque, était couvert d'excellents poissons et de légumes; M. de Sommery avait besoin chaque vendredi de s'occuper de son dîner.
Nous avons expliqué, au commencement de cette histoire, pourquoi M. de Sommery, non-seulement laissait toute liberté de conscience à sa femme, mais encore eût trouvé mauvais qu'elle ne suivît pas exactement les pratiques de la religion romaine. Cette impiété extérieure est un lustre qu'on veut se donner, lustre qui n'est éclatant que par le contraste; il faut avoir l'air de braver les choses les plus sérieuses et les plus formidables. Où est le mérite, si les femmes, les enfants et les servantes en font autant? Du reste, plus madame de Sommery attachait de prix à ces pratiques religieuses et plus elle en redoutait l'inobservation, plus elle ressentait une sorte de respect pour son mari, qui savait se mette au-dessus de ces craintes et de ces scrupules. Quoique souvent le dimanche, pendant la messe, par exemple, elle gémît de l'impiété de M. de Sommery, le reste de la semaine, elle en était un peu orgueilleuse. Madame de Sommery n'avait pas d'esprit, et ne possédait que peu d'intelligence; elle n'avait que les instincts de la femme. Et, quand la femme obéit à ses instincts, ce qu'elle aime le plus dans l'homme, c'est la force et l'audace.
M. Vorlèze était trop bonhomme, et d'ailleurs avait trop de savoir vivre inné pour porter à la table où on l'invitait la rigidité loquace d'un prédicateur; il avait à ce sujet une sévère réserve dont il ne se départait jamais que dans les grandes occasions.
Quand M. de Sommery était en gaieté, il s'efforçait, un jour de jeûne, en avançant une pendule, de faire déjeuner M. Vorlèze sept ou huit minutes avant midi. Puis, il amenait la conversation sur le jeûne; il en faisait longuement déduire à l'abbé les vertus et la nécessité; et, quand l'abbé avait fini, il lui disait: «Eh bien, monsieur Vorlèze, vous n'avez pas plus jeûné que moi. Nous nous sommes mis à table à midi moins un quart. Madame de Sommery, qui s'est doutée que la pendule avançait, a fait changer les assiettes, a demandé plusieurs choses inutiles, etc.; mais, malgré ces fraudes pieuses, vous n'en avez pas moins mâché et avalé votre première bouchée à midi moins quatre minutes.» Et M. de Sommery, triomphant, pendant tout le reste du déjeuner appelait l'abbé hérésiarque, impie et païen.
M. Vorlèze, qui était tombé deux fois dans le même piége, n'avait rien dit; mais il avait le soin, ces jours-là, d'avoir sa montre avec lui.
Un jeudi, M. de Sommery fit faire un pâté de poisson, que l'on devait manger le lendemain vendredi. Seulement, pour relever le goût du poisson, il y avait fait mêler un hachis de viande. «Je n'en mangerai pas, avait dit madame de Sommery.—Mais M. le curé en mangera, avait dit le colonel.—Il reconnaîtra bien le hachis de viande,» dit Arthur.
M. de Sommery réfléchit la moitié de la journée et dit:
«M. le curé en mangera et ne reconnaîtra pas le hachis de viande.»
Il descendit lui-même à la cuisine et donna des ordres secrets.
Le lendemain, on proposa du pâté à l'abbé. «L'abbé, du pâté au poisson?—Je n'en mangerai pas,» interrompit madame de Sommery, qui voyait avec peine le danger que courait M. Vorlèze.
L'abbé la regarda d'un œil interrogatif. Mais elle sentait que M. de Sommery la regardait également; elle baissa les yeux, et se contenta de réciter tout bas une phrase du Pater: Ne nos inducas in tentationem.
L'abbé prit le pâté avec défiance, le regarda, le retourna, examina surtout le hachis.
«Qu'est ceci? demanda M. Vorlèze.—Parbleu! reprit M. de Sommery, c'est du hachis.—Mais de quoi?—De quoi?—Oui, je demande de quoi est fait ce hachis?—De poisson, parbleu!—Ah! de poisson,» dit l'abbé. Et il le coupa lentement et encore indécis avec sa fourchette.
Le hachis était rempli d'arêtes que M. de Sommery y avait fait mêler.
«Ah! ah! fit l'abbé.—Qu'est-ce que vous avez, l'abbé? dit M. de Sommery.—Rien.—Si fait bien, vous venez de faire entendre une exclamation de surprise.—Ah! c'est que... je vous avouerai que je... que je me défiais de ce côté et surtout de ce hachis... Mais j'ai découvert que c'est de vrai et bon poisson, et qui a des arêtes autant qu'un honnête poisson peut se le permettre.—Comment le trouvez-vous?—Excellent.—N'est-ce pas?—Oui, il a une saveur!...—Vous n'aviez donc pas confiance en moi, l'abbé?—Franchement, non; vous m'aviez déjà rendu victime de plusieurs enfantillages de ce genre.—Quel excellent poisson!—Excellent! seulement, il a trop d'arêtes.» Ici, tout le monde sourit. «Qu'avez-vous à rire?—Rien; c'est que vous devenez plus sévère pour ce poisson à mesure que l'on en sert sur votre assiette. Vous commencez à lui trouver un défaut.—C'est que réellement il a considérablement d'arêtes.—Les poissons sont forcés d'avoir des arêtes. Voudriez-vous que celui-ci eût des os? Mais prenez-en donc encore.—Je le veux bien. Voyez un peu le grand malheur de faire maigre le vendredi! Il est clair que ce poisson-là vaut mieux que les côtelettes que vous mangiez tout à l'heure avec emphase.—Ah! mon cher ami, c'est qu'on ne trouve pas tous les jours du poisson comme celui-là.—Je ne sais pas si j'avais plus faim que de coutume, mais je lui trouve une saveur toute particulière.—J'espère, l'abbé, que vous viendrez demain finir le pâté avec nous à déjeuner; mais, voyons, l'abbé, pensez-vous réellement que nous ayons fait beaucoup de chagrin à Dieu en mangeant aujourd'hui quelques côtelettes, et vous croyez-vous un grand saint pour avoir mangé du pâté de poisson avec plus de sensualité, vous ne pourrez le nier, que nous n'avons mangé nos côtelettes?—Je n'examine jamais ces choses-là, dit l'abbé; j'aurais des doutes que je n'ai pas, dans le doute, je me conformerais à la règle.»
Le soir, l'abbé Vorlèze perdit constamment aux échecs.
«C'est singulier, dit-il, j'ai un malheur obstiné aujourd'hui.—L'abbé, la main de Dieu s'est retirée de vous.—Quatre parties de suite!—C'est une fin terrible et due à vos forfaits.—Je demande une dernière partie.—Je le veux bien, mais vous la perdrez comme les autres.—Nous allons voir.—Dentes inimici in ore perfringam: Dieu brisera vos dents dans votre mâchoire!—Voyons, jouez, colonel.—Un homme qui s'est gorgé de viande un vendredi.—Jouez donc.—Oui, l'abbé, vous avez mangé du hachis de viande dans le pâté.—N'ayant pas pu me faire faire la faute, vous voulez me faire croire que je l'ai commise. Je vous avertis d'avance que cela n'aura pas le moindre succès.—Je vous jure, l'abbé, que ce que vous avez mangé, et à trois reprises, ce n'est pas pour vous le reprocher, n'est autre chose que du hachis de viande.—Ceci serait bon si je n'avais pas vu les arêtes, colonel.—Si vous venez dîner demain, l'abbé, je vous ferai manger un gigot aux arêtes.—Comment!... il serait vrai?...—Que je vous ai servi un plat de ma façon, que j'ai fait mettre des arêtes dans le hachis; et vous avez vu qu'on ne les avait pas ménagées.—En effet, ce poisson avait un goût singulier.—N'est-ce pas, l'abbé?—Ma foi, monsieur de Sommery, je vous déclare que je ne charge pas ma conscience de ce péché-là, et que vous voudrez bien le joindre aux vôtres, qui sont, hélas! assez nombreux sans cela.»
Et l'abbé sortit un peu fâché en serrant la main de madame de Sommery, qui avait poussé le courage jusqu'à l'audace pour lui donner un avertissement qu'il n'avait pas assez écouté. Ce qui faisait qu'au fond du cœur il ne se croyait pas tout à fait aussi innocent qu'il venait de le dire à M. de Sommery.
XXXVI
A Jules Janin.
«Je te vois rire d'ici, mon cher Jules, en lisant ce chapitre; toi qui m'as fait manger du veau que je prétendais avoir en horreur, sous divers noms, pendant tout un dîner.
»O Janin! toi qui, à la campagne, tu sais, là où notre ami a tant de si beaux rosiers, toi qui as mangé un écureuil pour du saumon!»
XXXVII
Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron.
«Tu m'adresseras tes lettres à Honfleur, mon cher Robert. C'est là que je vais rester probablement toute la saison. Je suis là bien plus près d'elle, et puis, s'il arrivait que quelque circonstance me permît d'aller la joindre, c'est un trajet de quelques heures. D'ailleurs, cela me procure une foule de petits bonheurs. Avant-hier, le vent soufflait de l'ouest et je contemplais avec ravissement les nuages qui avaient passé sur sa tête avant d'arriver à Honfleur. Quoique je ne puisse guère aller à Trouville, c'est son avis du moins, rien ne m'empêche de suivre la route qui y conduit.
»Hier, j'ai eu une journée délicieuse. Je suis parti le matin de bonne heure. La nuit, le matin et le soir appartiennent au poëte, à la pensée, à l'amour; le reste du jour est pour le travail. J'ai pris tout le long de la falaise; chaque brin d'herbe avait sur sa pointe une transparente perle de rosée, les unes blanches, les autres rouges comme des rubis, d'autres vertes comme des émeraudes; puis à chaque instant l'émeraude devient rubis, le rubis devient émeraude ou saphir. C'est une riche parure qui tombe tous les matins du ciel, qui la prête à la terre pour une demi-heure, et que le soleil remporte au ciel sur ses premiers rayons. Il y avait de loin en loin, sur le bord de la mer, des buissons d'ajoncs chargés de fleurs jaunes. Quand on regarde la mer par-dessus cette petite haie verte et jaune, elle paraît du bleu le plus pur. Des bergeronnettes marchaient dans l'herbe, secouant fièrement leur petite tête grise. Sur la plus haute branche d'une haie d'aubépine, une fauvette jetait au vent quelques notes d'une joyeuse mélancolie; les plumes qui forment son petit chaperon noir se dressaient sur sa tête, et on voyait sa voix rouler dans son gosier frémissant. Je me suis arrêté pour ne pas effaroucher la fauvette avant qu'elle eût fini sa chanson.
»Plus loin, c'était une cabane de douanier, une hutte creusée dans la terre entre des bouleaux; les branches des bouleaux étaient enlacées toutes vivantes pour former le toit, et les intervalles des branches étaient remplis par de la terre délayée. Le douanier, à l'affût avec son fusil, essayait de tuer quelques goëlands. Il n'avait pas de tabac, je lui en donnai un peu, et il me donna du feu pour allumer mon cigare.
»J'entrais alors dans une grande prairie; et l'herbe était haute presque jusqu'à la ceinture. C'était comme un immense châle d'Orient à fond vert, bordé de fleurs de toutes couleurs; c'était un beau cachemire vivant. Il y avait de grandes marguerites blanches, et des boutons d'or, et du sainfoin aux épis roses, et des scabieuses sauvages d'un lilas pâle qui sentent le miel; on voyait commencer à fleurir quelques sauges à épis d'un bleu foncé; et, dans quelques places où l'herbe était basse, de petites campanules d'un bleu pâle, dont les bourgeois mangent les racines en salade sous le nom de raiponces.
»D'espace en espace, presque entièrement caché dans l'herbe, un gros bœuf roux était couché, les jambes de devant étendues et les autres ployées sous lui; il me regardait fixement sans cesser d'agiter transversalement ses mâchoires avec un bruit sourd et mesuré.
»Je faisais un détour, en m'enfonçant dans les terres, pour éviter les deux ou trois petits hameaux qui entourent les postes de douane de Honfleur à Trouville.
»J'eus bientôt un vive émotion en rencontrant une touffe de phlox, qui n'est pas encore en fleurs; mais il me rappelait Trouville, dont la plage en est couverte. Je m'arrêtai au dernier de ces hameaux, qu'on appelle Vierville, et j'y fis un repas avec du pain de seigle, des maquereaux frais et du gros cidre. Il était quatre heures, j'avais mis dix heures à faire quatre lieues, tant j'avais joui de toutes les magnificences de la nature. Combien de demi-heures j'avais passées assis ou couché dans l'herbe, à ruminer ma vie et mes souvenirs, comme les gros bœufs tachetés ruminaient la luzerne fleurie!
»A la nuit je marchai jusqu'à la niche de la Vierge; je m'y assis et j'y restai longtemps. Par-dessus les buissons et par-dessous les arbres, à travers des fenêtres de verdure, on voyait la mer toute bleue et l'horizon empourpré par le soleil couchant.
»J'aspirai l'air avec une volupté inouïe: il y avait de son haleine dans cet air; je ne me remis en route que très-avant dans la nuit; quand je rentrai à Honfleur, il faisait presque jour; j'ai dormi quelques heures, et je t'écris.
»Tony.»
Tony Vatinel à Robert Dimeux.
«Je suis retourné à Trouville. Comme l'autre jour, je me suis arrêté sous la niche de la Vierge, et j'ai regardé se coucher le soleil à travers les fenêtres vertes formées par les haies et les arbres.
»A l'horizon, à l'endroit où venait de disparaître le soleil, il y avait une place sans nuages; c'était un petit lac de feu; au-dessus s'étendaient de longues bandes de nuages noirs et de nuages gris; mais les noirs étaient couverts d'une sorte de vapeur ou de fumée violette; sur les gris, cette vapeur était amarante; plus loin, au-dessus des nuages, la couleur de feu se dégradait et passait de l'orange à des tons gris-jaune et presque verdâtres.
»Les arbres et les haies étaient devenus noirs, et à travers les ogives qu'ils formaient je vis passer un berger avec ses chiens et ses moutons; ils marchaient sur une partie de falaise qui est entre les arbres et la mer; cette partie est assez étendue pour que je pusse les voir tout entiers; le berger, les chiens et les moutons semblaient des silhouettes noires sur le ciel enflammé.
»La nuit vint; j'attendis encore, et, quand je pensai que tout le monde dormait dans Trouville, j'y descendis et j'allai devant le château; j'ignorais quelle était la chambre de Marie; deux pièces étaient éclairées encore; je m'en retournai, et je lui écrivis le lendemain. Maintenant, je sais bien où est sa chambre; je vais plier ta lettre et me remettre en route.
»Te rappelles-tu, près de la niche de la Vierge, à un carrefour, une boîte aux lettres est attachée à un gros arbre; c'est là que je mettrai ta lettre.
»Tony.»
XXXIX
Tony Vatinel à Robert Dimeux.
«On ne saurait croire ce qu'on se donne de peine pour se procurer des chagrins qui ne manqueraient guère de venir eux-mêmes, et qu'on ne court pas grand risque de perdre. Je suis retourné à Trouville, et, grâce aux indications que m'a données Marie, j'ai parfaitement trouvé sa fenêtre. Ses jalousies, à travers lesquelles brillaient des bougies, me semblaient rayées transversalement de lumière et d'ombre. Et parfois la lumière interrompue me faisait voir que quelqu'un marchait entre les bougies et la croisée: on n'était pas couché. Je m'assis sur une pierre, et, la tête dans mes deux mains, les coudes sur mes genoux, je restai les yeux fixés sur cette chambre où Clotilde était avec son mari; là, si près de moi, tout ce que je hais et tout ce que j'aime dans le monde! Il vint un moment où on ne passa plus devant la lumière, qui finit par s'éteindre. Oh! Robert, je n'essayerai pas de te peindre les alternatives de fureur et de désespoir qui me déchiraient l'âme; on était couché; on, c'est-à-dire elle et lui. Elle dans ses bras, elle dans ce lit avec lui, elle avec ce dernier vêtement si mince, elle... Oh! alors je les haïssais tous deux, et tous deux autant l'un que l'autre. Si tu savais ce que l'imagination présente de tableaux affreux; comme l'on voudrait voir dans cette chambre, y entrer, y être, et comme alors l'idée des plus douces extases de l'amour ne présente rien de comparable à la volupté de les tuer tous les deux; mais de les tuer avec les mains, sans aucune de ces armes qui séparent de toute leur longueur le meurtrier de son ennemi et de la sensation physique de la vengeance.
»Tony.»
XL
Tony Vatinel à Clotilde de Sommery.
«Que faisons-nous, Marie, de notre vie et de notre jeunesse? l'amour, avec ses puissants instincts, doit-il être toujours sacrifié aux lois et aux exigences du monde? Et de ce monde pour lequel on perd son existence tout entière, de ce monde rigide, quel est celui qui fait ce qu'il exige des autres?
»Ne semble-t-il pas que des gens habiles n'ont imposé tant de privations aux gens crédules que pour se réserver à eux, par l'abstinence de ceux-ci, une plus grande part de ces bonheurs qu'ils défendent aux autres et qu'ils appellent crimes; à peu près comme les parents avares persuadent aux enfants que les friandises qu'ils aiment sont un poison qui leur ôtera la vie?
»Et encore si, par un noble effort, on arrivait à pratiquer sévèrement et intégralement ces devoirs que la société impose, j'admirerais le sacrifice dans ses résultats.
»Si la vertu conservait une femme intacte à son mari; si la vertu pouvait chasser du cœur toutes les pensées adultères, je la comprendrais encore.
»Mais la lutte perpétuelle, lutte qui n'amène jamais que des résultats négatifs, n'est-elle pas aussi coupable que le crime?
»Pour ne pas être à son amant, croyez-vous qu'une femme soit à son mari?
»Elle garde, il est vrai, son corps pour un seul; mais elle donne sans scrupule son âme et son cœur à un autre.
»Et elle ne place le crime que dans l'adultère du corps.
»Le corps est-il donc tellement au-dessus de l'âme?
»Et la vertu n'a-t-elle d'autre effet que de rendre, une femme coupable envers deux hommes à la fois, de faire de l'amour un supplice et du mariage une prostitution?
»Croyez-vous, donc, que vous ne le trompez pas, cet homme auquel vous vous livrez sans amour et avec dégoût? Tout ce que vous ôtez à votre bonheur et au mien, les combats, les sacrifices, réussissent-ils à l'ajouter au bonheur d'un autre?
»Cette nuit, j'ai rêvé que nous nous étions enfuis, que nous étions allés cacher dans le fond d'un désert notre amour et notre félicité; nous avions brisé tous les obstacles; nous avions sacrifié les conventions et les lois qui viennent des hommes à l'amour qui vient de Dieu; et vous étiez à moi, sans autre regret que de n'avoir pas plus à me donner encore que vous-même tout entière...
»Je me suis réveillé plein de douloureuses pensées. Il n'est rien de plus triste qu'un songe heureux.
»Puis j'ai repassé dans mon esprit tous ces endroits que j'ai vus dans mes voyages, tous ces nids où j'ai tant désiré cacher vous, et mon amour, et ma vie.
»J'ai rappelé tous ces projets que je vous ai dits quelquefois et que vous traitiez de folies.
»Ah! Marie, peut-être le saurons-nous plus tard et aussi trop tard: la folie est de n'en faire que des projets.
»Tony.»
Madame Alida Meunier, née de Sommery, à M. le colonel de Sommery.
«Par quelle fatalité, mon cher père, cette petite Clotilde, ce serpent que vous avez réchauffé dans votre sein, s'est-il introduit dans notre famille?
»Je viens de voir Arthur; il a passé par ici et est resté vingt-quatre heures à Paris avant de se mettre en route pour l'Italie. Il n'est pas heureux; il regrette amèrement l'étourderie qui lui a fait faire ce ridicule mariage. Certes, mon pauvre frère, avec son nom, sa figure, son esprit et sa fortune, pouvait prétendre aux plus brillants partis.
»Je ne pense qu'à ce pauvre Arthur; j'ai consulté ici des hommes d'affaires habiles; ils m'ont dit qu'un mariage contracté en Angleterre entre des Français sans publications en France était nul et de toute nullité; que, si on pouvait obtenir d'Arthur un moment d'énergie, il n'y aurait rien de si facile que de le faire casser. J'en ai parlé à Arthur; il en a bien envie, mais il n'ose ni le faire ni l'avouer.
»Ne pourrait-on bien persuader à mademoiselle Belfast que jamais elle ne sera admise dans la famille sérieusement, et l'amener par l'ennui et de petits désagréments (elle qui ne nous en a épargné d'aucun genre) à donner les mains à cette séparation?
»Nous pourrons bientôt, mon cher père, parler librement de tout cela.
»M. Meunier passera l'été à Paris pour ses affaires; moi, je partirai dans trois jours pour aller vous demander l'hospitalité à Trouville.
»Alida Meunier, née de Sommery.»
XLII
La lettre d'Alida tomba entre les mains de Clotilde. «Ah! dit-elle, ce qu'on veut exiger d'Arthur, c'est un courage de lâche: il l'aura.»
Puis elle pensa qu'elle avait trois mois encore avant le retour de son mari; qu'elle ne céderait pas à cette conjuration formée contre elle; que cette lettre et les projets qu'elle trahissait étaient quelque chose dont elle devait se réjouir, puisque cela justifiait à ses propres yeux toute l'ardeur de vengeance qu'elle avait conçue depuis la nuit du bal de l'Opéra.
Elle continua à ne manifester que de bons sentiments pour Arthur et la plus grande déférence pour M. de Sommery. Quand Alida arriva à Trouville, Clotilde lui fit un excellent accueil. Alida ne pouvait pas toujours s'empêcher d'avoir un peu de fierté avec Clotilde, qui, elle l'espérait bien, ne tarderait pas, par la cassation de son mariage, à n'avoir été qu'une concubine et une fille entretenue; et, sauf le ton sévère et froid que gardait M. de Sommery à l'égard de Clotilde, on aurait pu se croire à l'époque qui avait précédé le funeste mariage. L'abbé Vorlèze venait tous les soirs faire sa partie d'échecs. Madame de Sommery était assise de la même manière dans son même fauteuil, et jouait au loto avec Clotilde et Alida. On pouvait remarquer cependant que le caractère de Baboun s'aigrissait de plus en plus.
On peut appliquer aux chiens ce qu'un écrivain a dit des hommes: Homines, ut merum, annis acres vel meliores.
XLIII
Clotilde de Sommery à Tony Vatinel.
«Avant tout, mon cher ami, il faut que je vous recommande de ne plus vous servir, en guise de poudre, pour vos lettres, de cet affreux sable rose; cela a pour moi de graves inconvénients.
»Il y a eu hier à dîner, à la maison, quelques voisins de campagne; j'étais habillée, à peu de chose près, quand on m'a remis votre lettre. Je l'ai trouvée si douce, si ravissante de grâce et d'amour, que, ne pouvant la lire qu'une fois, je n'ai pas voulu m'en séparer.
»Je l'ai mise précipitamment dans mon sein, et je suis descendue.
»Je n'ai pas tardé à sentir d'affreuses démangeaisons, puis des piqûres, et enfin un supplice qui m'a donné une idée parfaitement complète de ce que devaient éprouver les martyrs que l'on écorchait vifs.
»Il m'a fallu supporter cela sans rien dire tout le temps qu'a duré le dîner, et vous savez combien de temps dure un dîner en province. Enfin je suis remontée à mon appartement, et j'ai trouvé dans votre lettre encore quelques grains de ce sable.
»On n'a pas, mon cher ami, la peau aussi dure que vos pêcheuses d'équilles. Je suis très-petite, et je vous prie de croire que la nature ne m'a pas construite avec plus de négligence qu'une autre.
»Je ne suis pas simplement, comme on pourrait le croire, un peu moins de femme qu'une autre; tout en moi a plus de délicatesse; mes cheveux sont plus fins et ma peau plus mince; sans cela, ma petite taille serait une difformité.
»Or, chacun des grains de sable de votre lettre a fait sa blessure; j'ai la poitrine entièrement tatouée.
»Heureusement qu'il n'y a ici personne qui ait le droit de s'en apercevoir. Et voici la seconde chose que j'ai à vous faire savoir; vous vous expliquerez, par la crainte que j'ai de toute douleur, la préoccupation qui m'a empêchée de commencer par celle-ci.
»M. Arthur de Sommery est parti il y a deux jours. Il ne reviendra pas avant trois mois d'ici.
»Je ne sais s'il faut que vous veniez à Trouville, chez votre père, ou si nous ne pourrions pas trouver un autre moyen de nous voir. Il ne faut pas penser ici à ces soirées que nous savions nous faire à Paris; et, si l'on vous sait à Trouville, nous serons fort observés. Berthe au grand pied, ma médiocrement belle-sœur, est arrivée ici. C'est une ennemie vigilante.
»Venez cette nuit à Trouville, mais n'entrez dans le parc qu'à onze heures. Soyez au bas de mes fenêtres.
»Clotilde.»
XLIV
Tony Vatinel fut incroyablement ému de cette lettre. Ces mentions de sa peau que faisait Clotilde, ces détails qu'elle donnait sur elle-même, excitaient en lui des transports qu'une phrase ne tardait pas à changer en transports de haine; c'était celle où elle se félicitait qu'Arthur fût absent, et où elle faisait plus qu'une allusion à ses droits de mari.
Enfin, il n'était pas là, il allait la voir, lui parler, respirer son haleine, et il pensait encore à cette peau si fine égratignée par le sable rose.
A onze heures, il était sous la fenêtre de Clotilde; elle lui jeta la clef du jardin, où elle alla l'attendre.
Oh! qui pourrait peindre le ravissement de Tony quand il lui tendit la main! C'était une émotion tellement céleste, qu'il serra cette main sur son cœur sans songer à la presser sur ses lèvres.
C'était une belle et douce nuit; tous deux s'assirent sous une tonnelle de chèvrefeuille; à travers les mailles fleuries de la tonnelle, on voyait scintiller quelques étoiles.
Par la porte en arceau, on sentait plus qu'on ne voyait un horizon vague et profond; mais bientôt, à l'extrémité de cet horizon, une lueur blanche monta et frangea d'argent de gros nuages enroulés et comme flottant sur la mer. On vit alors un beau et solennel tableau, à travers le cadre de feuilles et de fleurs que faisait la porte de la tonnelle, noires tout à l'heure, mais maintenant reprenant, sous celle molle clarté, un pâle souvenir de leur couleur de jour.
Des nuages noirs sortit une ligne mince d'un feu rouge comme celui d'une fournaise, puis cette ligne étroite devint le sommet du disque de la lune, large à l'horizon dix fois comme elle l'est au zénith; et elle monta lentement, sortant des nuées comme d'un océan noir.
Tout se taisait. Il n'y avait pas un chant d'oiseau, pas un murmure de feuillage.
Mais, bientôt, on entendit les premiers accents d'un rossignol, ces trois sons graves et pleins sur la même note par lesquels il commence toujours son hymne à la nuit et à l'amour.
LE ROSSIGNOL. La lune monte au ciel en silence. Le travail, l'ambition, la fortune sont endormis; ne les réveillons pas: ils ont pris tout le jour, mais la nuit est à nous. Beaux acacias, dont les panaches verts s'étendent sur nos têtes, secouez vos grappes de fleurs blanches, arrosez la terre de vos douces odeurs! Brunes violettes, roses éclatantes, le parfum que vous ne dépensiez le jour qu'avec avarice, exhalez-le de vos corolles, comme les âmes exhalent leur parfum, qui est l'amour! La lune ne donne qu'une lumière si pâle, que l'amant ne sait la rougeur de l'amante qu'en sentant sa joue brûler la sienne. Les lucioles brillent dans l'herbe; il semble voir des amours d'étoiles tombées du ciel. Au milieu de cette fête si belle que donne aux amants une nuit d'été, entendez-vous là-bas, à longs intervalles, la triste voix de la chouette? Je ne veux pas mêler ma voix à la sienne.
LA CHOUETTE. Il n'y a, dans l'année, que quelques nuits comme celle-ci. Il n'y a que quelques étés dans la jeunesse; et il n'y a qu'un amour dans le cœur. Tout est envieux de l'amour, et le ciel lui-même, car il n'a pas de félicité égale à donner à ses élus. Le malheur veille et cherche: cachez votre bonheur, soyez heureux tout bas. Tout bonheur se compose de deux sensations tristes; le souvenir de la privation dans le passé, et la crainte de perdre dans l'avenir.
LE ROSSIGNOL. Beaux acacias, dont les panaches verts s'étendent sur nos têtes, secouez vos grappes de fleurs blanches, arrosez la terre de vos douces odeurs! Chèvrefeuilles, vigne folle, jasmins, cachez sous vos enlacements plus serrés les amants qui vous ont demandé asile. Faites-leur des nids de fleurs et de parfums!
LA CHOUETTE. Le malheur veille et cherche; cachez votre bonheur, soyez heureux tout bas. Soyez heureux bien vite; car toi, la belle fille, bientôt le duvet de pêche de tes joues sera remplacé par des rides. Et toi, l'amoureux, tes yeux auront perdu leur éclat.
LE ROSSIGNOL. Qu'est-ce que le passé? Qu'est-ce que l'avenir? Les rudes épreuves de la vie ne payent pas trop cher une heure d'amour. Mille ans de supplices pour un baiser!
LA CHOUETTE. Cette existence qui déborde de vos âmes, vous en deviendrez avares. Et vous la cacherez dans votre cœur, comme si vous enfouissiez de l'or. Vos mains sèches se toucheront sans faire tressaillir votre cœur, et vous ne vous rappellerez cette nuit d'aujourd'hui que comme une folie, une imprudence, et vous frémirez de l'idée que vous auriez pu vous enrhumer. Puis vous mourrez.
LE ROSSIGNOL. Oui, nous mourrons. Mais la mort n'est qu'une transformation. Nous ressortirons de la terre, fécondée par nos corps, roses et tubéreuses, et nous exhalerons nos parfums toujours dans de belles nuits comme celle-ci. Et nos parfums, ce sera encore de l'amour. Et toi, chouette, n'es-tu pas aussi amoureuse dans les ruines et dans les tombeaux? Mais la lune descend, je cesse de chanter; car, moi aussi, j'ai des baisers à donner. Beaux acacias, dont les panaches verts s'étendent sur nos têtes, secouez vos grappes de fleurs blanches arrosez la terre de vos douces odeurs!
Clotilde et Tony, assis sous la tonnelle, respiraient le parfum et le chant du rossignol, et les molles clartés de la lune. Leurs mains se touchaient par les paumes et se serraient. Il n'y avait rien d'humain dans l'extase où étaient leurs cœurs. La tête de Clotilde tomba sur l'épaule de Tony. Tony prit ses beaux cheveux blonds et les pressa sur ses lèvres.
Tout à coup Clotilde se leva et lui dit: «Oh! mon Dieu! il va faire bientôt jour; revenez demain à la même heure.» Et elle disparut.
XLV
Le lendemain, il y avait grande rumeur dans Trouville.
Le garde champêtre demanda à parler au colonel.
«Monsieur de Sommery, dit-il, le maire Vatinel vient de me dire que je n'étais plus garde champêtre.—Et pourquoi cela, Moïse? demanda M. de Sommery.—Parce que, répondit Moïse, il m'avait donné des ordres, et que j'ai fait tout juste le contraire.—Ah! ah!—Il m'avait dit de faire un procès-verbal contre vous.—Et pourquoi cela, donc?—Parce que votre jardinier a tué les pigeons du voisin Remy.—C'est moi qui ai ordonné à Antoine de tuer les pigeons.—C'est justement pour cela que Vatinel le maire m'a ordonné de faire un procès-verbal. Et moi, je ne l'ai pas fait. Et voilà que je ne suis plus garde champêtre.—J'irai voir le maire et j'arrangerai ton affaire.»
M. de Sommery alla, en effet, voir Vatinel le maire; mais il ne put rien en obtenir. Il rentra chez lui extrêmement irrité. Et, quand l'abbé Vorlèze arriva, M. de Sommery lui raconta le fait.
«Mais, dit l'abbé, il paraît que voilà plusieurs fois que Moïse désobéit à Vatinel?—Moïse, reprit M. de Sommery, ne doit pas une obéissance passive à Vatinel; en fait de droits et de liberté, il faut prendre garde de croire que les droits et la liberté des petits sont peu de chose.—Je suis bien de votre avis, dit M. Vorlèze.—Eh bien, continua M. de Sommery, Moïse est un fonctionnaire public aussi bien que Vatinel, et, selon les principes constitutionnels, un fonctionnaire reste citoyen et n'abdique pas sa conscience et ses opinions. Le règne de ces principes a consacré l'indépendance des fonctionnaires.—Comme l'intelligence des baïonnettes, dit l'abbé.—Certainement, répliqua M. de Sommery; les soldats ne sont plus des machines stupides sans volonté, sans pensée, sans conscience de ce qu'ils font.—Eh bien, dit l'abbé, je me trompe peut-être, mais il me semble que les principes constitutionnels ont consacré là les deux plus grosses sottises que j'aie jamais entendues.—Oui-da! dit M. de Sommery.—Oui, certes, répondit l'abbé; si Vatinel le maire croit donner un ordre utile, il doit exiger que Moïse, son subordonné, le remplisse scrupuleusement. Agir autrement, ce serait une prévarication et une trahison. Je ne comprends pas une machine dans laquelle on permettrait à un des rouages de tourner à contre-sens.—Alors, dit M. de Sommery, nous en revenons aux temps de la féodalité et du bon plaisir.—Aimeriez-vous mieux, dit l'abbé, que Vatinel le maire eût dit à Moïse: «Moïse, mon bon ami, je me reconnais une si grande buse, un être si malintentionné contre les intérêts de la commune, que je ne saurais trop te féliciter de l'énergie et de la sainte obstination avec laquelle tu contrecarres tout ce que je veux faire. Tu me permettras bien d'élever tes appointements, etc?»
M. de Sommery fut très-piqué de cette plaisanterie de l'abbé. Et, quand celui-ci apporta sa chaise pour jouer aux échecs, le colonel lui dit sèchement qu'il ne jouerait pas.
Le lendemain, même mauvaise humeur; le surlendemain également. L'abbé cessa de venir, et M. de Sommery consacra pendant quelque temps les heures auxquelles il jouait aux échecs avec l'abbé à déclamer contre l'Église et le pouvoir. Mais bientôt il s'ennuya. On risqua une démarche auprès de l'abbé. L'abbé répondit qu'il était fâché; qu'il n'était pas assez certain de ne pas montrer un peu d'aigreur contre M. de Sommery pour ne pas en éviter l'occasion; qu'il croyait devoir attendre encore un peu, et qu'il reviendrait quand son esprit aurait repris tout le calme qu'il n'aurait jamais dû perdre; que, du reste, il était plein de reconnaissance de la démarche du colonel. «Et moi, plein de regrets, dit M. de Sommery. L'abbé peut bien ne jamais revenir, si cela lui convient. Bien plus, je ne veux plus qu'il revienne. Si l'abbé se présente ici, on lui dira que je n'y suis pas, qu'il n'y a personne.»
M. de Sommery mourait d'envie de prier Clotilde de jouer aux échecs avec lui; mais il aurait craint de manquer à la contenance digne qu'il s'était imposée. Il crut cependant ne pas sortir de ses limites en disant comme à la cantonade: «Si Arthur était ici, il sait à peine la marche, il est vrai, mais je lui rendrais une tour, un cavalier et un fou.—Si M. de Sommery veut me faire le même avantage, dit Clotilde.—Oh! mais vous, Clot..., madame Arthur, vous êtes plus forte que mon fils, et je ne vous rendrai qu'une tour et un cavalier.—Je vais essayer.»
XLVI
Quand Tony Vatinel se remit en route pour venir à Trouville, il ne s'amusa plus à admirer la nature sur la route; tout lui était délai, obstacle et distraction. Il marchait et ne s'arrêtait à rien, ne regardait rien, ne voyait rien; le temps était lourd et chargé de nuages. Il entra dans le jardin et y trouva Clotilde assise; il se jeta à genoux devant elle, et baisa ses mains avec passion; puis il resta sans parler, la tête sur les mains de Clotilde appuyées sur ses genoux.
Elle le releva et lui fit signe de s'asseoir.
«O Tony! lui dit-elle, pourquoi n'ai-je pu être à vous? Que notre sort eût été différent à tous deux!—Marie, reprit Vatinel, sens-tu bien réellement ce regret dans ton cœur? Comprends-tu ce que je t'offrais, quand, une nuit, je t'offrais de vivre seuls, séparés du monde et du bruit, dans une obscure retraite?
A ce moment-là, le feuillage des arbres frissonna sans qu'on sentît le vent.
Et bientôt un tonnerre lointain se fit entendre, et un éclair égratigna les nuages, puis quelques larges gouttes de pluie tombèrent bruyamment sur le feuillage de la tonnelle.
Clotilde se serra contre Tony.
«Il pleut, dit-elle, comment allez-vous vous en aller?—Je ne me plaindrai de la pluie que si elle me fait partir plus tôt, dit Tony.—Mais... c'est que je ne puis pas vous faire entrer dans ma chambre.—Est-elle donc si peu séparée, qu'on puisse nous entendre?—Oh! ce n'est pas cela; on pourrait y faire tout le bruit possible sans réveiller personne; mais...—Qui vous empêche alors de m'y revoir?—Mais... l'ardeur avec laquelle vous paraissez le désirer. Si vous recevoir dans ma chambre n'était pas quelque chose de plus que de vous voir ici, vos yeux ne brilleraient pas de cet éclat, votre voix ne serait pas tremblante.—Me craignez-vous, Marie? répondit Vatinel, et n'êtes-vous donc pas assez certaine de mon respect et de ma soumission?—Mais pourquoi, reprit Clotilde, désirez-vous tant y venir, si vous n'y attachez pas quelque idée bizarre que je ne comprends pas?—C'est que, dans votre chambre, répondit Tony, il y a plus de vous qu'ici, il y a le fauteuil dans lequel vous vous êtes assise hier, il y a les vêtements que vous avez quittés aujourd'hui. J'y trouverai, outre les instants que vous me donnez, tous ceux que vous avez passés loin de moi.—Mais, Tony, si je vous reçois dans ma chambre...—Ne me connaissez-vous donc pas, Marie? Avez-vous donc oublié que d'un regard, d'un geste, vous me feriez jeter dans un gouffre sans fond?—Eh bien, venez.»
Tony suivit Clotilde, tremblant et ému à un degré inexplicable; son cœur battait avec violence; ils entrèrent dans la chambre de Clotilde. Là, il s'appuya sur un meuble, étourdi et ne voyant plus clair. Puis bientôt il se jeta à genoux, baisa le tapis sur lequel elle avait marché, l'oreiller sur lequel avait posé sa tête; il trouva par terre ses petites mules de velours vert, et il les couvrit de baisers. «O Marie, Marie! dit-il d'une voix étouffée, à genoux devant elle, et le visage sur ses genoux à elle, Marie, je t'aime!» Et un ruisseau de larmes s'échappa de ses yeux. «Relevez-vous, Tony,» lui dit-elle.
Mais Tony couvrait ses genoux de baisers et de larmes, et il les serrait convulsivement dans ses bras; elle voulut le repousser avec les mains, mais il se saisit de ses mains, et les baisa avec une nouvelle ardeur. Elle les retira, et lui dit: «Tony, levez-vous, je le veux.» Alors Tony se leva et se cacha le visage dans ses deux mains pour étouffer ses sanglots. «Allons, mon pauvre enfant, lui dit-elle, je ne veux pas que vous pleuriez ainsi; venez vous asseoir auprès de moi.»
Tony obéit sans presque savoir ce qu'il faisait.
«Allons, allons, dit Clotilde, êtes-vous donc bien malheureux, et trouvez-vous que je ne fais pas assez pour vous?»
Tony, abattu par l'excès de son émotion, laissa tomber sa tête sur le cou nu de Clotilde, et resta ainsi le cœur assoupi, la bouche sur ce cou blanc et parfumé.
Clotilde était rêveuse et le laissait; mais elle voulut bientôt se dérober à l'impression de cette haleine brûlante.
«Tony, lui dit-elle, asseyez-vous en face de moi sur ce fauteuil; il faut que je vous parle sérieusement. Écoutez-moi,» dit-elle. Quand Vatinel lui eut obéi: «Je ne vous recevrai plus ici: vous ne tenez pas vos promesses, et vous n'êtes pas raisonnable.—Pardonnez-moi, Marie, répondit Vatinel, une émotion à laquelle je ne m'attendais pas et qui m'a surpris.—J'en suis fâchée, ajouta Clotilde, parce que nous sommes ici plus en sûreté que dans le jardin.—Soyez sûre..., dit Vatinel.—Vous me disiez cela au jardin; mais ce n'est pas là seulement ce que je voulais vous dire. Le meilleur jour pour nous voir est le samedi, parce que, le dimanche, les pêcheurs ne travaillent pas et se lèvent plus tard, tandis que, tout autre jour, il n'y a pas d'heure à laquelle vous ne puissiez être rencontré. Partez, allez-vous-en; je vous attends samedi.»
XLVII
Tony Vatinel à madame Clotilde de Sommery.
«Oh! loin de vous, je n'ai pas la crainte de vous déplaire et de vous offenser. Loin de vous, j'ose donner plus d'amour à ce que je me rappelle, que je n'ose vous en laisser voir à vous-même.
»Dans l'ombre de la nuit, je reçois votre doux regard, et je le vois mieux que quand je suis auprès de vous, parce que j'ose le regarder. Je sens votre tête brûler la mienne. J'ai emporté un mouchoir avec lequel vous avez essuyé mes yeux; et ce mouchoir, du moins, j'ose lui donner des baisers que je ne pense qu'à modérer sur vos mains et sur vos genoux.
»Mais pourquoi de si charmantes images m'oppressent-elles ainsi, et me serrent-elles le cœur?
»Que je suis heureux de tout ce que je sens de noble et d'élevé dans mon âme, qui est votre temple! Comme je vous appartiens!
»Mon hôtesse vient d'entrer dans ma chambre pour me demander pardon du bruit qu'on a fait toute la nuit dans la maison; elle m'assure que cela n'arrivera plus à l'avenir. Je lui ai dit que ce n'était rien; mais la vérité est que je n'ai absolument rien entendu, et que, cependant, je n'ai pas dormi un instant et ne me suis pas couché. Je suis entouré d'une atmosphère d'amour qui ne laisse rien arriver jusqu'à moi; toutes mes facultés, tous mes sens vous sont consacrés. Je ne vois que vous, et je vous vois toujours et partout. N'importe qui me parle, c'est votre douce voix que j'entends, et qui me redit quelques-unes de ces bonnes paroles que vous m'avez dites et que j'ai enfouies dans mon cœur, comme un avare son trésor dans la terre.»
XLVIII
Le samedi, Tony Vatinel trouva Clotilde dans le jardin; elle le prit par la main et le conduisit dans sa chambre. «Vous voyez que je suis bonne, lui dit-elle; aussi dois-je espérer que vous serez plus raisonnable que l'autre soir; sans quoi, il me faudrait renoncer à vous voir tout à fait. Et qu'avez-vous, dit-elle en souriant, à me regarder ainsi?—Laissez-moi, répondit Tony. Quelque fidèle que soit mon imagination à vous représenter à moi, elle oublie toujours quelque chose, et, quoique je n'aie pas cessé un moment, depuis l'autre nuit, de vous avoir devant les yeux, il me semble qu'il y a un siècle que je ne vous ai vue. Tenez, il y a une impression que je n'ai pu retrouver, et pour un instant de laquelle je donnerais ma vie: c'est la douce odeur de votre peau. Quand, l'autre nuit, j'avais la bouche sur votre cou, j'aspirais ce parfum et j'en étais enivré.»
Clotilde sourit doucement, et pencha son cou, sur lequel Tony posa ses lèvres; mais, cette fois, ce baiser porta sur une partie du cou douée d'une grande sensibilité chez les femmes, et Clotilde tressaillit. «Enfin, dit Tony, ce n'est donc pas à une statue que s'adressent mes désirs et mes caresses; voilà la première fois que je te sens animée.—Tony, dit-elle, ne m'embrassez plus ainsi, je vous en prie.»
Tony, assis près de Clotilde, passa le bras autour de sa taille, et Clotilde, troublée au plus haut degré, laissa pencher sa tête sur la poitrine de Tony.
Elle paraissait endormie, bercée par les violents battements du cœur de Vatinel, qui n'osait faire un mouvement et posait doucement ses lèvres sur les cheveux de Clotilde.
Elle ne tarda pas à revenir à elle; elle releva la tête et regarda Vatinel; elle rencontra ses yeux si pleins d'amour, que, penchant sa tête vers lui, elle lui dit: «Ah! Tony, je vous aime!» Et ses lèvres s'unirent à celles de Tony, qui, ne pouvant résister à une semblable émotion, tomba sur le carreau sans connaissance.
Clotilde se jeta à genoux près de lui, l'appela des noms les plus tendres, dénoua sa cravate, lui fit respirer des sels; il ouvrit les yeux.
«Marie, dit-il, Marie, où es-tu?» Il se releva, regarda autour de lui pour reconnaître et pour se rappeler. «Est-ce un rêve? Oh! non; je sens mon cœur plein de bonheur, non, ce n'est pas un rêve. Marie, Marie, tu es à moi.» Et il l'enlaça dans ses bras; mais Clotilde s'échappa de ses bras comme un serpent, et, avec l'air très-effrayé, lui dit: «Tony, allez-vous-en, sauvez-vous, j'entends du bruit, je suis perdue!»
Tony s'enfuit, et, au lieu de passer par la porte, franchit une muraille du jardin et disparut dans la nuit.
XLIX
Clotilde, qui n'avait entendu aucun bruit, écoutait ses pas. Quand elle fut sûre qu'il était loin: «Mon Dieu, dit-elle, quel est ce trouble qui s'est emparé ainsi de mes sens? Ne suis-je donc qu'une femme vulgaire et semblable à toutes les autres? L'amour me fera-t-il tout oublier et ne me laissera-t-il ni penser, ni me souvenir?»
De ce jour, Clotilde, en garde contre elle-même, sut se conserver calme et froide au milieu des transports de Vatinel, tous les jours plus violents, quoiqu'il lui suffît d'un mot ou d'un regard pour le maintenir dans les limites qu'elle lui avait assignées d'avance.
Il n'y avait plus pour Vatinel ni repos ni sommeil, ses yeux caves lançaient de sombres éclairs. Ce n'était plus du sang, c'était de l'amour, c'était du feu qui circulait dans ses veines. Loin d'elle, il la voyait, il lui parlait, il couvrait de baisers quelques objets qui venaient d'elle. Il retrouvait dans un petit fichu de soie qu'elle avait mis sur son cou, ce parfum de la peau de Clotilde qui lui avait causé une si véhémente impression. Il s'étudiait à retrouver et à reproduire les inflexions de la voix de Clotilde, pour chacun des mots qu'elle lui avait dits et dont il n'avait pas oublié une syllabe. Il serrait ses bras sur sa poitrine, et il lui semblait encore étreindre Clotilde; mais ce baiser qu'elle lui avait donné, il n'y pouvait penser sans sentir au cœur une grande défaillance, comme s'il allait encore se trouver mal. Il fermait les yeux et il voyait la bouche de Clotilde, si petite, si finement dessinée, si dédaigneuse; ses lèvres si roses, si fraîches et ses dents si petites, si serrées et si bien de ce blanc chaud des perles! Et il ressentait sur ses lèvres à lui, et jusque dans son âme, l'humidité voluptueuse de cette bouche qui avait touché la sienne. Les idées les plus extravagantes traversaient sa tête et ne la quittaient que pour faire place à d'autres plus folles encore. Il avait envie de demander encore ou de prendre un baiser pareil et de se tuer ensuite. D'autres fois, c'était Clotilde qu'il voulait tuer, pour l'avoir tout à fait à lui. Puis il lui survenait des hallucinations bizarres; il pensait aux pieds de Clotilde, il les voyait devant lui, et, quoiqu'il regardât, il ne pouvait plus voir autre chose. Mais toujours il voyait en même temps les jambes dont il n'avait jamais aperçu tout au plus que la cheville; et, malgré tous ses efforts, il ne pouvait se représenter la robe tombant sur cette cheville et la couvrant. Les plus intimes révélations se faisaient à sa pensée, et, quoi qu'il fît pour repousser ces images, elles se représentaient toujours plus nettes et plus circonstanciées. S'il trouvait, à force de fatigue, quelques instants de sommeil, il rêvait Clotilde dans ses bras, et il se réveillait en sursaut; puis il se disait que ses rêves et ses désirs le tueraient sans jamais se réaliser. Et il reprenait, pour un instant, ses idées sur Clotilde, à laquelle autrefois il ne supposait que vaguement un corps. «Marie n'est pas une femme, ce n'est pas une femme destinée à d'impures caresses.» Alors une horrible idée lui traversait le cœur. «Il y a un homme auquel elle appartient, auquel elle appartient tout entière, un homme pour lequel ce que j'ose à peine rêver est une réalité, un homme fatigué de ses baisers dont un seul a failli me tuer; un homme qui n'a rien à deviner d'elle et rien à désirer!...»
Et Tony sentait dans son cœur tout son amour s'aigrir en haine contre Arthur et contre Clotilde.
L
Tony arriva un soir près de Clotilde. Elle parut fort surprise, lui dit qu'elle ne l'attendait pas sitôt, et jeta à la hâte un châle sur ses épaules. Il y avait eu du monde chez M. de Sommery. Elle était fort décolletée; et, pour comble de désordre, lorsque Tony était entré, elle était en train d'ôter ses bas pour en mettre de plus chauds. Elle avait un pied entièrement nu. Jamais un sculpteur ne fit un aussi joli pied d'ivoire. Il était petit et étroit jusqu'à l'invraisemblance, et d'une blancheur éclatante; ses ongles était polis et de la couleur d'une rose pâle. Le cou-de-pied était très-élevé et d'un dessin charmant.
«C'est ainsi, dit Tony Vatinel, que je vous ai vue la première fois sur la plage par une marée basse. Laissez-moi voir ce pied que j'adore.» Il se mit à genoux, et prit dans sa main le pied de Clotilde, qu'il y enfermait tout entier, puis il se baissa et le baisa. Clotilde retira brusquement son pied. «Écoutez-moi, Tony, lui dit-elle; il faut, aujourd'hui, que je vous parle très-sérieusement. Il ne faut pas qu'il se renouvelle jamais entre nous une scène semblable à celle de samedi. Je vous aime, Tony; je n'ai pas cherché à vous le cacher; mais je ne serai jamais à vous. Je mourrais de honte rien que de penser que vous me pouvez croire capable de me donner à deux hommes. J'ai senti samedi que j'étais moins forte que je ne l'avais espéré; cependant je crois maintenant être sûre de moi. Mais vous n'avez pas, pour vous arrêter, des raisons aussi impérieuses que les miennes. Vous êtes parti samedi dans un état affreux. Tony, il faut être raisonnable; Il ne faut pas nous tuer en nous exposant à des dangers dont nous sommes forcés de sortir vainqueurs. Il faut ne plus nous voir. Aussi bien, mon mari ne tardera pas beaucoup à revenir; et plus nous prendrons l'habitude de nous voir ainsi, plus la séparation, que rien ne peut faire éviter, nous sera difficile et douloureuse.»
Pendant que Clotilde parlait, elle pouvait voir sur le visage amaigri de Tony Vatinel l'effet de chacune de ses paroles. Quand elle parla de son mari, quand il traduisit la séparation inévitable par l'habitation dans la même chambre d'Arthur et de sa femme, il y eut dans son regard tous les feux de l'enfer. Quand elle eut fini, il voulut parler, mais la voix fut quelque temps à sortir de sa bouche; les mots se pressaient et s'arrêtaient au passage. Enfin, après deux essais inutiles, il finit par articuler d'une voix basse et sourde, et cependant intelligible et solennelle: «Et moi aussi, Marie, je veux vous parler sérieusement. Je ne comprends pas la nécessité de se priver d'un bonheur aujourd'hui, parce qu'il ne peut pas durer toujours. Pourquoi ne pas tuer les enfants parce qu'ils doivent un jour mourir? Non, j'arracherai au sort tout le bonheur que je pourrai lui arracher. Et savez-vous, sais-je moi-même si je ne me tuerai pas le jour où ces entrevues finiront?—Tony, continua Clotilde, si jamais le hasard me rendait libre, je serais à vous et n'en serais pas moins heureuse que vous.—Ah! s'écria Vatinel, si tu partages mon amour et mes désirs, sois à moi et mourons!—Quelque prompte, interrompit Clotilde, que fût votre main à me donner la mort, il y aurait toujours entre mon crime et cette mort un instant pour la honte. Je me résignerais à la mort, mais à cette honte-là, jamais. Je vous le répète, Tony, je n'appartiendrai pas à vous tant que j'appartiendrai à Arthur de Sommery. Si vous voulez me revoir, vous allez me faire un serment, un serment sans lequel nous allons nous séparer pour toujours.—Parlez, dit Tony.—Eh bien, quoi qu'il arrive, quelque faiblesse que vous puissiez surprendre en moi, vous me jurez de n'en jamais abuser; vous jurez de ne pas essayer de prendre sur moi des droits qui appartiennent à un autre et ne peuvent appartenir à deux. Faites ce serment, Tony, parce que, si vous ne le faites pas, j'aurai la force de vous fuir; parce que, si vous le faites et si vous tentez d'y manquer, le mépris me donnera la force de vous résister et m'empêchera d'avoir peur de vous. Faites-le, parce que, si je succombais, je vous jure, moi, par tout ce qu'il y a de sacré sur la terre et dans le ciel, que je me tuerais et que je mourrais en vous maudissant. Et ne croyez pas que ceci soit une parole vaine, comme en disent les femmes. Si vous manquez à votre serment, je ne manquerai pas au mien. Si vous hésitez, vous me perdez, vous ne me reverrez jamais.»
Tony fit le serment qu'on lui demandait.
«Maintenant, dit Clotilde, je n'ai plus peur de vous ni de moi. Tony, n'es-tu pas content de ce que je te donne? Mon âme est à toi, je t'aime et je confie mon honneur au tien. Je n'ai plus peur de vous, maintenant, parce que vous me défendriez contre moi-même s'il en était besoin. Maintenant, regardez et baisez ce pied que vous aimez, parce que je suis sûre que nous ne serons pas entraînés.» Et elle lui donna son pied nu, que Tony couvrit de baisers brûlants. «Marie, dit-il, vous avez été décolletée toute la soirée, et pour moi seul vous cachez ces épaules d'ivoire que vous n'avez cachées à personne.—Ah! dit Clotilde, c'est que vous... je vous aime. Mais j'oublie que je n'ai plus peur de vous.» Et elle laissa tomber le châle qu'elle avait mis sur ses épaules.
Elle avait une robe de soie d'un bleu sombre qui dessinait à ravir sa taille fine et souple. Elle laissait voir seulement l'origine de la gorge, mais assez pour qu'on pût en imaginer la forme, qui était d'une pureté inouïe. Clotilde, qui n'avait pas eu d'enfants, n'avait perdu de la jeune fille que l'indécision des formes et la maigreur; mais elle en avait gardé toute la fraîcheur et toute la naïveté. La séparation de sa gorge, sur laquelle sa robe était tendue, faisait supposer qu'un regard furtif pourrait découvrir une partie des beautés qu'on soupçonnait par induction. Ses épaules étaient beaucoup plus découvertes, et il y avait là de quoi rendre fou un homme bien moins disposé à le devenir que Tony Vatinel: c'étaient les formes et les contours les plus harmonieux et une peau d'un éclat à éblouir les yeux et le cœur. Tony retrouva alors cette douce odeur dont il avait gardé son âme toute parfumée.
A chaque visite, le pauvre Vatinel devenait plus amoureux. Ce qu'on lui avait promis à la visite précédente, s'obtenait à la nouvelle visite à peu près sans difficultés, et il gagnait encore quelque chose, si c'est gagner que de gagner de nouveau feu pour dévorer ses entrailles. Ce jour-là, tous ses amours furent pour le pied de Clotilde; il s'était affaissé devant elle et il baisait ce divin petit pied, et il le réchauffait dans sa poitrine.
Je ne sais quel funeste hasard, et je ne sais surtout si c'était un hasard, lui versait toujours deux poisons à la fois. A chaque nouvelle faveur qui venait augmenter l'ardeur de ses transports, quelque nouvel indice venait aussi lui rappeler Arthur, Arthur, possesseur indifférent de Marie; et ce petit pied était aussi à Arthur, et ces épaules et cette gorge d'ivoire étaient à Arthur, tout était à Arthur, et bientôt il reviendrait en maître dans cette petite chambre, et il n'y aurait ni lutte, ni combats, ni résistance. Clotilde, soumise tout entière! A cette idée, il la serrait dans ses bras avec plus de haine que d'amour et plus de désir de l'étouffer que de l'embrasser; il ne comprenait pas, quand il y pensait, comment Clotilde, si pleine d'esprit, d'intelligence et de tact, ramenait si inopportunément le souvenir de son mari. C'était au milieu des transports les plus vifs de Vatinel qu'elle parlait d'une lettre qu'elle avait reçue d'Arthur ou de son retour prochain; et ce n'était pas pour calmer ses transports, car, l'instant d'après, elle lui permettait quelque chose qui leur donnait une nouvelle exaltation.
Il faut croire que Clotilde avait ses raisons pour ne pas faire à Tony Vatinel un mensonge, que n'eût pas manqué de lui faire toute autre femme mariée. Quand on écoute ces dames, on ne saurait se figurer dans quelle innocence fraternelle et biblique vivent les ménages parisiens. Sur dix maris, il y en a... combien?... il y en a dix pour lesquels la chambre de leur femme est le temple de Vesta, un sanctuaire impénétrable. Il y a au moins trois ans que l'on n'a vu monsieur plus matin que le déjeuner, ni plus tard que le retour du théâtre ou du monde. Monsieur a toujours une santé délicate! que dis-je, détruite. Toutes les femmes mariées sont vierges et tous les maris impuissants. Je connais deux hommes qui se voient beaucoup dans le monde; chacun est l'amant de la femme de l'autre, ce qui n'empêche pas chacune des deux femmes de dénoncer son mari à son amant comme un homme fort abandonné du ciel. Par ce moyen, ni l'un ni l'autre ne s'avise d'être jaloux, ni comme amant, ni comme mari; et ils vivent en paix, se tenant l'un l'autre en grande pitié et commisération.
Pendant que je suis sur ce sujet, je me sens pris d'une disposition bienveillante à l'égard des femmes, et je vais leur rendre un signalé service en les éclairant sur un point fort obscur de leurs relations avec nous.
En général, les femmes sont fort portées à s'exagérer leur propre finesse et l'excès de leur adresse invincible. Deux choses les maintiennent misérablement dans cette pensée. La première est que la femme, attaquée presque toujours par un homme amoureux, avant d'être amoureuse elle-même, a sur lui tout l'avantage du sang-froid. La seconde consiste dans les plaintes qu'elles entendent les hommes bourdonner à leurs oreilles sur cette finesse prétendue. Cette adresse, les imbéciles y croient, les gens d'esprit la font croire: les premiers, parce que l'amour-propre se plaît toujours à s'exagérer la force de ce qui nous a vaincus; les seconds, parce qu'on ne saurait donner trop de confiance et de présomption à l'ennemi qu'on veut vaincre. Mais voici ce qui, surtout, donne et doit donner aux femmes en même temps une idée hyperbolique de la finesse de leur sexe et de la stupide crédulité du nôtre. Les femmes s'imaginent que nous avons dans le cœur, ou dans la tête, ou n'importe où, un type auquel il faut absolument ressembler pour être belles à nos yeux. Et il n'est sorte de déguisement, de mensonge qu'elles n'emploient pour arriver à cette ressemblance.
Les hommes, du reste, font de leur côté absolument la même chose. On se revêt, pour le combat de l'amour, chacun d'un personnage de son invention comme d'une cuirasse. Souvent on arrive à se déplaire de part et d'autre sous ces traits d'emprunt qu'on a pris pour plaire davantage, tandis qu'on serait charmé réciproquement avec sa figure naturelle.
Si une femme s'aperçoit du mensonge de l'homme qui lui fait la cour, si un mouvement maladroit lui fait voir les cordons du masque, elle annonce triomphalement sa découverte, et l'homme est perdu. On comprend ici qu'elle retire de son adresse et de sa perspicacité un légitime orgueil. Mais, ce qui doit surtout l'accroître, c'est quand elle voit que l'homme ne paraît en rien s'apercevoir de ses déguisements, à elle qui a si bien vu les siens. Et, ici, son orgueil est moins légitime. Si une femme, en effet, voit qu'elle s'est trompée, que ce qu'elle se sentait disposée à aimer n'est qu'une fantasmagorie, une apparence, elle n'a plus rien à faire de l'homme sur lequel elle s'est trompée, et qui n'est pas ce qu'elle l'avait cru être, parce que la femme aime ou n'aime pas, sans rien d'intermédiaire à quoi elle puisse se prendre. L'homme, au contraire, séduit de loin par une apparence de femme selon son cœur, s'approche de cette réalisation de ses rêves. De près, ce n'est plus cela: il s'est trompé ou on l'a trompé. Il ne fait pas alors comme la femme; il ne jette pas les hauts cris et il ne brise pas tout. Si la femme n'a pas à lui donner ce qu'il avait cru pouvoir en attendre, il lui demandera quelque autre chose; si elle n'a pas ce quelque autre chose, il descendra un peu plus bas encore. Il y a, pour un homme, mille degrés entre adorer une femme et la désirer; et toute femme qui a attiré l'attention est tout au moins désirée. D'ailleurs, il y a pour l'homme, dans la possession, une victoire, et conséquemment une vengeance; il n'a donc aucune raison d'abandonner la partie par mauvaise humeur d'avoir été trompé. Pour la femme, au contraire, il y a une défaite.
Mais, comme les gens qui se voient devinés se fâchent beaucoup plus que les gens qui devinent, l'homme qui a deviné la femme se garde bien de le lui laisser apercevoir. Quel que soit celui de ces mille degrés dont nous parlons, auquel il croie devoir tendre, fût-ce le dernier, il gardera, pour y arriver, toutes les apparences et toute la phraséologie de l'adoration. La femme alors s'encourage par l'apparente crédulité de son adversaire, et elle fait suivre chaque mensonge qui réussit d'un mensonge plus fort et plus audacieux qui réussit également; et, cependant, elle tombe dans une grande admiration d'elle-même, et dans un grand mépris pour notre sexe. Voilà ce que j'avais à dire sur ce sujet. Et je m'en rapporte pour ma récompense à la générosité des personnes.
LII
Tony avait emporté pour une semaine le souvenir de ses baisers sur les épaules et sur le pied de Clotilde, et l'appréhension du retour d'Arthur de Sommery. Il y a des gens qui n'imaginent rien de mieux contre l'amour que la retraite et la solitude. Autant enfermer un homme avec un tigre furieux que de le livrer ainsi seul à un amour non assouvi. Tout, dans celle situation, devient amour, jalousie et haine. Ce que l'on mange ne devient plus du chyle, mais de la jalousie, de la haine et de l'amour. Et aussi l'air qu'on respire. Tony Vatinel n'aimait plus ni le soleil, ni les arbres, ni les prairies, ni l'aspect de la mer. Il n'avait plus d'extatiques admirations en face d'un beau coucher de soleil. Le chant des oiseaux, les majestueuses harmonies du vent, ne lui causaient aucune impression; les parfums des prairies après l'orage, celui des bois de chênes, étaient éteints. Tous ses sens étaient émoussés, endormis; ses yeux ne pouvaient plus voir que Clotilde; ses oreilles n'entendaient que la voix de Clotilde; il n'y avait plus pour lui d'autre saveur, d'autres parfums que ses baisers sur le cou de Clotilde et le parfum de sa peau.
LIII
Le samedi suivant, Tony trouva Clotilde vêtue plus légèrement que de coutume. La chaleur avait été excessive tout le jour. Elle n'avait plus qu'une petite jupe de soie blanche et un petit châle pareil sur les épaules. Tony, à genoux devant elle, la regardait et s'enivrait de ses regards. Bientôt, saisissant ses genoux dans ses mains jointes par-dessous, il les couvrit de baisers, et il sentit que cette petite jupe était presque le seul vêtement de Clotilde, et que les baisers étaient bien plus près d'elle que d'ordinaire. Les genoux de Clotilde frémissaient sous ces baisers, qu'ils recevaient presque sans intermédiaire, et semblaient les rendre. «O Marie! lui disait-il, que tu es heureuse d'avoir tant de bonheur à donner!»
Et, quelques instants après, par une contradiction qui ne vous étonne pas, je l'espère, ô ma belle lectrice! il se roulait par terre en pleurant et en disant: «Marie! Marie! aie pitié de moi, Marie! aie pitié de moi!—Tony, répondait Clotilde, qu'avez-vous à me demander, et avez-vous oublié votre serment et le mien?»
Et Vatinel, sans l'entendre, répétait: «Marie! Marie! aie pitié de moi!—Tony, répéta à son tour Clotilde, avez-vous oublié le mien?—Eh! que me font ma mort et la tienne? Ai-je de la raison, ai-je de la mémoire, quand tu es si belle, quand je suis si amoureux? Ah! alors, ne me laisse pas te donner de si enivrantes caresses, ne me laisse pas être si près de toi. Tu me brûles, ton haleine me dévore. Repousse-moi. Chasse-moi. Je maudis le serment que tu m'as fait faire. Je te maudis de l'avoir exigé, je ne veux pas le tenir, je ne le tiendrai pas, ou renvoie-moi! Tiens, toi, tu ne sens rien, tu ne sais pas ce que c'est que ces baisers que je donne sur tes genoux!» Et il recommençait à embrasser les genoux de Clotilde.
«Tu ne sais pas ce que c'est, Marie, que ces baisers-là!—Vous avez raison, Vatinel, dit Clotilde, je ne dois plus permettre de semblables caresses, puisqu'elles ont pour résultat de vous empêcher de m'aimer, de me faire maudire par vous, de me demander ce que vous n'aurez jamais de moi, et ce qui, si j'avais jamais la faiblesse de vous l'accorder, serait, vous le savez, l'arrêt irrévocable de ma mort. Vous avez raison, nous sommes fous. Il faut vous en aller.» Et elle le repoussa.
«Il faut ne plus nous revoir, il faut nous dire adieu à jamais!—Ah! Marie, dit-il, ne m'écoutez pas, je suis fou! ne me rejetez pas du ciel, où je suis près de vous. Insensé que je suis, de demander quelque chose! N'ai-je pas plus de bonheur mille fois que Dieu n'a permis à l'homme d'en avoir? Le premier jour où j'ai baisé votre front, n'avais-je pas ressenti de plus célestes félicités, de plus pures délices qu'aucune femme n'en a jamais donné à son amant? Pardonnez-moi, ne m'écoutez pas, laissez-moi près de vous. N'écoutez pas mes plaintes insensées. Passer ma vie à tenir dans mes mains votre petit pied, et le baiser; passer ma vie à vous voir, à tremper mes mains dans les ondes de vos cheveux; ce serait trop de bonheur; je ne pourrais peut-être pas le supporter.» Et Tony s'était relevé, il s'était assis à côté de Clotilde, sur un divan, et il prenait des poignées de ses beaux cheveux, échappés au peigne, et il baisait ces cheveux, il les mordait avec frénésie. Le petit châle de soie tomba, et les lèvres de Tony descendirent sur les épaules et sur la gorge de sa belle maîtresse.
Puis il resta longtemps la tête sur l'épaule de Clotilde, semblable à un homme ivre qui finit par perdre connaissance.
LIV
Le samedi suivant, Tony Vatinel trouva Clotilde sans lumière. «On a remarqué, dit-elle, samedi dernier, que j'avais conservé de la lumière toute la nuit. J'ai prétexté une indisposition; mais la même remarque faite une seconde fois ne pourrait manquer d'éveiller des soupçons.» Cette nuit-là, Clotilde réserva bien peu de chose à son mari, mais cependant elle lui réserva quelque chose.
«Insensée, dit Tony Vatinel, crois-tu donc t'être conservée à ton mari. Ce que tu appelles un crime était commis la première fois que mes lèvres ont baisé ton front. La première fois que ma peau a touché la tienne, tu étais adultère, adultère de cœur et de corps! Au premier frisson que mes baisers t'ont causé, n'étais-tu pas entièrement à moi? A quoi sert cette résistance que tu opposes à mes désirs? Que produit-elle? Moins de bonheur sans plus de vertu; crime contre moi et contre lui. Marie, écoute-moi, tu n'auras pas de témoin de ce que tu appelles ta honte; sois à moi tout entière, et, en sortant de tes bras, j'irai me précipiter par-dessus la falaise. Marie! sois à moi, je donne ma vie pour quelques instants de ton amour; sois à moi, Marie, chère Marie! et ce serment-là, je le tiendrai!» Et Vatinel couvrit de baisers tout le corps de Clotilde; tout à coup il la saisit dans ses bras et l'emporta vers le fond de la chambre. Marie poussa un cri.
«Tony, dit-elle, laissez-moi, ou je crie, j'appelle; je ne reculerai devant rien pour me débarrasser de vous; je ne vous aime plus, je vous hais, je ne veux plus vous voir; allez-vous-en!» Et, débarrassée des bras de Tony, elle était allée se rasseoir sur le divan, et, la tête dans les mains, elle resta immobile. Tony se rapprocha d'elle.
«Oh! pardonnez-moi, Marie, soyez bonne et miséricordieuse, ayez pitié d'un pauvre homme bien malheureux, bien amoureux!» Il lui prit la main; cette main était glacée.
«Marie, Marie, dit-il plein d'épouvante. Marie, parle-moi, réponds-moi, pourquoi tes mains sont-elles froides comme les mains d'une morte?—Parce que je meurs de peur, dit Clotilde d'une voix étouffée, parce que je suis avec un homme que je hais et que je méprise; et que je suis presque à sa merci. Allez-vous-en, allez-vous-en! dit-elle d'une voix nerveuse, allez-vous-en, ou je me jette par la fenêtre!»
Tony Vatinel se mit à genoux, demanda pardon de mille manières, s'accusa de folie, de brutalité; et, en demandant pardon, il baisait ses mains, ses épaules, ses genoux, ses pieds; et il promettait de se contenter de ce qu'on lui donnait. Mais ces caresses, mêlées à ses paroles et à ses larmes, le remirent peu à peu de l'effroi que lui avait causé la frayeur et les cris de Clotilde. Sa tête redevenue brûlante, ses baisers devinrent plus âcres et plus précipités, et, sans s'en apercevoir, il se trouva en proie aux mêmes transports.
«Ah! dit Clotilde, je vous remercie, j'aurais été trop malheureuse si vous m'aviez laissée avec mon amour et mon estime pour vous; car nous nous voyons aujourd'hui pour la dernière fois. Arthur revient cette semaine.—Arthur!» s'écria Tony en se relevant et la repoussant. Et ses dents claquèrent les unes contre les autres. «Arthur!—Oui, dit Clotilde, Arthur revient cette semaine, et il me l'annonce dans une lettre que voici.»
Elle tendit la lettre à Tony Vatinel, qui la repoussa avec colère, puis se ravisa, la prit et lut.
LV
Arthur de Sommery à madame Clotilde de Sommery.