Clotilde
Londres.
Mon cher Robert,
Je me rappelle le premier jour que je la vis; c'était à Trouville, à la marée basse. On pêchait aux équilles. Les filles du pays, les jambes nues et rouges, avec un petit panier d'une main et un petit trident de l'autre, creusaient dans le sable fin et serré et jetaient dehors les équilles, semblables à de petites anguilles grises. Elles avaient relevé jusqu'aux jarrets leurs robes de laine rayée. Je me promenais par là avec mon fusil et mon chien pour abattre quelques mouettes.
Le soleil se couchait; les nuages à l'horizon étaient rouges et violets, et le soleil lançait sur Trouville des rayons obliques, moins ardents déjà que dans la journée, mais empourprant tout ce qu'ils touchaient. La mer commençait à monter, et la Touque refluait vers sa source; mais, comme elle descend d'une colline élevée, il se livre un combat entre le courant et le flot de la mer qui le rebrousse, et elle se répand sur les rives.
Il y eut un moment où les pêcheuses se trouvèrent sur une sorte d'île entre la Touque débordée et la mer qui montait. Il n'y avait là rien d'inquiétant pour les filles du pays, qui en seraient quittes pour relever leurs jupes; mais mon attention fut attirée par les éclats d'une bourgeoise que je n'avais pas d'abord remarquée au milieu d'elles. Je m'approchai, et les filles firent autour d'elle un cercle pour la cacher; je reculai quelques pas. Bientôt le cercle se dérangea, et j'aperçus la plus ravissante créature que j'eusse jamais rêvée. Rien dans son aspect ne pouvait faire supposer qu'elle fût de la même espèce que les femmes qui l'entouraient. Elle était petite et svelte; ses beaux cheveux blonds flottaient au vent, légers comme l'écume de la mer; son visage, éclairé par les rayons rouges du soleil, était doucement lumineux, comme on peint celui des anges; elle venait de se déchausser pour pouvoir franchir les flaques qui s'étaient répandues; mais sa robe était si peu relevée, malgré les conseils des filles qui l'accompagnaient, qu'on ne voyait que le commencement
de sa jambe et un pied petit à le cacher dans la main et blanc comme du lait, une cheville sèche et fine comme une arête. Sa démarche était gracieuse et légère, et, en la voyant ainsi sortir presque de la mer, avec ses cheveux blonds, je me rappelai ce que Virgile dit de Vénus, et vera incessu patuit dea, et Homère de Thétis, qu'il appelle Arguropodos, déesse aux pieds d'argent.
Tu ne saurais croire combien ce tableau est resté complet dans ma mémoire, et comme je n'ai rien oublié de ce qui se passait en ce moment, même des choses qui n'avaient aucun intérêt et qui ne se rapportaient pas à la scène qui enchantait mes yeux. Je n'ai, quand j'y pense, qu'à fermer les yeux pour tout voir dans les moindres détails.
Sa robe était d'un gris sombre.
Il y avait au ciel un grand nuage qui avait la forme d'un aigle avec une aile étendue. Ce nuage noir devant le soleil donnait à l'aigle l'air de voler dans le feu, qui avait brûlé une de ses ailes.
Le vent soufflait du sud-ouest et inclinait un petit arbre qui dépassait le toit de la première chaumière de Trouville.
Dans le sable jaune s'était ouvert un phlox aux fleurs d'un rose pâle, quoique ce ne fût pas encore la saison, car nous n'étions qu'au mois de juin.
Tony Vatinel.
«Ah! pensa Robert, voilà donc tout ce qu'il a vu en Angleterre! J'envoie son corps là-bas, et son cœur et son esprit sont restés à Trouville.»
XXVII
Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron.
Dublin.
Je suis à Dublin.
Un jour que j'arrivais chez M. de Sommery, je fus, comme de coutume, obligé de m'arrêter à la porte, tant mon cœur battait fort, pour me remettre avant d'entrer. Il se répand autour de la femme que l'on aime un parfum céleste; ce n'est plus de l'air, c'est de l'amour qu'on respire.
M. et madame de Sommery tenaient, comme de coutume, les deux côtés de la cheminée, où le vent frais avait fait allumer du feu, quoiqu'on fût au mois de mai. Elle était près de madame de Sommery; Arthur près d'elle; près d'Arthur une femme en visite. Le seul siége vacant se trouvait entre cette femme et madame Meunier, qui, avec l'abbé Vorlèze, finissait le demi-cercle jusqu'à M. de Sommery. Je m'assis d'assez mauvaise humeur entre ces deux femmes, qui toutes deux cependant étaient assez jolies. Mais, depuis le premier jour où je l'avais vue, toute mon organisation était changée. Je n'éprouvais plus de ces désirs sans but, ni cet instinct qui entraîne un jeune homme vers la femme; elle remplaçait pour moi toutes les femmes, et toutes les femmes n'auraient pu la remplacer un moment; elle seule me semblait belle, elle seule me semblait femme, ou plutôt elle était plus qu'une femme, et les autres étaient moins. Un baiser, dans mon ardente imagination, ce n'étaient plus mes lèvres jointes aux lèvres d'une femme, mais ma bouche sur la sienne. Je ne voyais plus qu'elle; tout ce qui n'était pas elle n'existait pas ou me gênait. Je trouvais trop peu de toute ma vie employée à l'aimer, et je ne voulais pas qu'on vînt m'en dérober rien.
Dans mon chagrin de n'être pas près d'elle, je tâchais au moins de ne pas me mêler à la conversation, pour être tout à mon amour. Je la regardais; j'aurais voulu avoir mille ans à vivre; chacun de ses cheveux eût rempli une année de ma vie. Je n'ai d'elle qu'une fleur sèche, et, quand je m'enferme le soir, je passe quelquefois la nuit entière à la regarder. Cette fleur était une branche de genêt cueillie dans les petits bois qui dominent Trouville; un jour, je m'y suis promené avec elle, dans de petites allées où il y avait de la mousse. Il n'y avait rien de joli comme ses petits pieds sur ce velours vert de la mousse. Mais qu'est-ce que je disais, et où en étais-je? Ah!... Elle se leva, et, s'approchant de la femme qui était en visite, elle lui soutint qu'elle avait froid et la força de prendre sa place près de madame de Sommery, et conséquemment plus près du feu. Naturellement, elle prit la place vide qui se trouvait auprès de moi.
Tony Vatinel.
Tony Vatinel à Robert Dimeux de Fousseron.
New-York.
Je suis arrivé hier à New-York.
J'arrivai un jour chez M. de Sommery, dans la journée. Tout le monde était à la promenade; elle était seule; je me sentis fort troublé.
C'est singulier, mon cher Robert: je me suis battu une fois, étant étudiant, avec un maître d'armes qui m'a donné un coup d'épée. J'ai, une autre fois, été emporté par un cheval fougueux qui s'est brisé la tête contre une muraille.
J'ai lutté contre la mer en furie.
Je n'ai jamais rien rencontré dans toute ma vie qui m'ait inspiré autant de terreur que le froncement du sourcil étroit de cette femme, si petite et si frêle, que je n'oserais la toucher dans la crainte de la briser.
Après les premiers compliments d'usage, nous restâmes sans rien dire; mes rêveries m'emportaient au ciel, et je n'osais ouvrir la bouche; je sentais mon cœur si plein d'amour, que, quoi que j'eusse voulu dire, je craignais de prononcer malgré moi: «Je vous aime.»
Cependant je voulus savoir si son silence avait la même cause que le mien; et brusquement je lui parlai d'une chose indifférente, des nombreuses fleurs qui couvraient les ajoncs des falaises d'étoiles d'or, et qui, s'il faut en croire les dictons du pays, promettaient à nos marins une bonne pêche.
Certes, si on m'eût forcé de répondre à une chose aussi éloignée de ce que je pensais un instant auparavant, j'eusse eu l'air le plus étonné et le plus étourdi du monde. Elle me répondit simplement qu'elle en serait enchantée. Il est vrai que, entre deux personnes qui s'aiment, bonjour peut vouloir dire: «Je vous aime, et mon âme est à vous;» mais sa voix ne disait rien de plus que ses paroles.
Je partis désespéré.
Tony Vatinel.
XXIX
Robert Dimeux de Fousseron à Tony Vatinel.
Paris.
Je ne m'aperçois pas, mon cher Vatinel, que tes voyages t'apportent de grandes distractions, et tu me sembles précisément un peu plus amoureux qu'avant ton départ, que j'avais considéré comme un moyen de guérison invincible. Il y a, mon bon ami, des ânes parmi les médecins du cœur comme parmi les autres, et je me déclare digne d'être reçu in eorum docto corpore.
Comment n'avais-je pas vu tout d'abord de quelle nature était ta passion? Aujourd'hui, je ressemble à un médecin qui fait l'autopsie de son mort et qui explique parfaitement comment il aurait fallu le soigner.
Ton amour est tout en toi; tu es comme ces boîtes à musique qui jouent les airs qu'elles contiennent, aussitôt qu'elles sont montées, n'importe par quelle main. Tu aimes Clotilde comme tu aurais aimé toute autre femme, sans que la différence qui aurait existé entre cette autre femme et elle eût amené la moindre différence dans ton amour. Tout ce qu'il y a en toi de bon, de grand, de généreux, tu l'en as revêtue, comme une femme italienne revêt sa madone de ses plus beaux colliers, et, dans ce culte que tu as maintenant pour elle, c'est ton amour que tu aimes et que tu adores; ton amour, sans lequel Clotilde, sans être une femme vulgaire, serait une femme dont les défauts et même les qualités t'inspireraient de l'éloignement.
J'ai donc agi maladroitement pour ta guérison en t'éloignant d'elle. Quand tu ne la vois pas, tu te la figures comme tu l'aimes et comme tu veux qu'elle soit. La Clotilde que tu aimes n'est pas ici, à Paris; tu l'as emportée dans ton cœur.
Mais, si tu étais ici, si tu la voyais comme je la vois, il y aurait de temps en temps des moments où tu t'apercevrais de quelques légères différences entre elle et l'objet de ton amour.
Dans l'éloignement, ton mal est incurable, et, je te le répète, je suis un âne de ne l'avoir pas deviné. Ah! si tu aimais une femme vivante, une femme réelle, il pourrait arriver que tu voulusses la comparer à une autre et que la comparaison ne fût pas à son avantage. Aujourd'hui, tu verrais une femme dont les cheveux seraient plus fins; demain, une autre dont le pied serait plus petit. Mais tu es amoureux d'une femme que tu as inventée; et, quand on invente une femme, on aurait bien tort de lui laisser craindre la comparaison avec une autre; tu lui donnes libéralement les cheveux les plus fins du monde, le pied le plus petit qu'on puisse voir.
Arrivez avec des cheveux invisibles et presque pas de pieds, vous ne pouvez l'emporter sur la divinité sortie tout armée du cerveau de l'amoureux. Les cheveux les plus fins du monde, cela veut dire encore plus fins que les vôtres; cela même tourne à son avantage. On n'avait pas imaginé de cheveux aussi fins que les vôtres; mais, puisque les voilà, les cheveux les plus fins du monde sont obligés de l'être encore plus que cela.
Les rois persans ne se montraient jamais. A peine a-t-on vu les rois, que, par des transitions successives, on les a guillotinés.
Le seul peuple qui soit resté religieux est le peuple turc, chez lequel il n'est pas permis même de représenter Dieu par la pierre ou la toile. Dieu a, dit-on, fait l'homme à son image. Cela n'a été inventé que pour donner une apparence de justice, de représailles et de talion à l'insolence qu'ont eue les hommes de peindre Dieu à leur ressemblance.
Je n'ai cependant pas renoncé à te guérir, mon cher Vatinel, mais je vais employer un autre moyen; tu verras Clotilde, tu lui parleras de ton amour, tu seras son amant, et alors tu seras sauvé, alors tu ne l'aimeras plus.
Viens, viens! J'ai consenti à me priver de mon ami parce que j'espérais le guérir. Viens ici; si tu ne guéris pas, au moins tu auras le sein d'un ami pour reposer ta pauvre tête malade.
Robert Dimeux.
XXX
Madame Clotilde de Sommery demeurait place Royale, dans un de ces vastes appartements aux plafonds élevés que l'on ne trouve plus guère que là, si j'en excepte pourtant mon atelier. Il n'y avait rien de féminin dans l'arrangement de son salon. Autour du plafond régnait une corniche dorée sur une boiserie blanche; de grandes draperies de damas rouge couvraient les fenêtres et les portes; un lustre pendait d'une rosace dorée; les fauteuils, dans le style de Louis XV, étaient dorés et de l'étoffe des rideaux et des portières; de grandes glaces, placées sur des consoles dorées, s'élevaient jusqu'au plafond. Tout cela avait une grande harmonie et une élégance sérieuse. Madame de Sommery faisait les honneurs de son salon avec beaucoup d'aisance et de tact.
A voir cette femme si frêle, si petite, on était sans cesse étonné de sa conversation sérieuse; son visage était grave et son sourire extrêmement rare, ce qui le rendait d'autant plus charmant, semblable à ces rayons de soleil qui percent un moment un ciel orageux d'un long faisceau de lumière.
Elle aimait à parler de la politique du moment, et prévoyait les choses avec une sagacité et un instinct merveilleux. Elle ne négligeait aucun moyen de mettre son mari en évidence, et savait l'obliger à une foule de démarches dont seul il n'aurait pas eu seulement l'idée.
Elle voulait qu'Arthur fût député, et elle avait déjà choisi ses amis politiques, et fixé la place qu'il occuperait sur les bancs de la Chambre. Elle lui faisait à son insu une considération qui devait le précéder. Plusieurs personnages influents venaient chez elle avec plaisir. Ils lui faisaient bien un peu la cour; mais elle avait un art merveilleux pour les payer d'espérances vagues sans les décourager. Non que Clotilde fût gouvernée par des principes bien sévères, ou gardée par de l'amour pour son mari; mais tous ces hommes qui l'entouraient étaient pour elle des moyens, et elle pensait prudent de compter sur leurs désirs plus que sur leur reconnaissance. La résistance, d'ailleurs, lui était facile. Tony Vatinel avait épuisé pour longtemps tout le pur amour qui pouvait se trouver dans son cœur. Elle recevait tous les soirs à peu près, mais c'étaient des soirées intimes, où il n'y avait que des hommes. Elle permettait que l'on vînt en bottes et crotté; elle exigeait, ces soirs-là, qu'on ne la traitât pas en femme. Le ton était alors sérieux et familier. Arthur allait dans le monde, et n'y était presque jamais. Quand par hasard il restait, Clotilde était silencieuse et ne se mêlait nullement à la conversation. Autrement, elle était assise ou plutôt à demi couchée dans un immense fauteuil de velours bleu foncé, dans lequel elle avait l'air d'une charmante petite chatte, dont elle avait la grâce, les manières et la séduction. Et elle prenait part aux discussions les plus ardues sur la politique et la philosophie, avec une hardiesse et une indépendance d'idées extraordinaires.
Le vendredi, elle recevait les femmes et elle redevenait femme. D'ailleurs, Arthur était là, et elle lui cachait avec un soin et une adresse infinis toute la force et la supériorité de son esprit; elle ne voulait pas qu'il s'aperçût de l'influence qu'elle exerçait déjà, et qu'elle voulait pousser au plus haut degré sur lui et sur ses actions. Le moyen le plus sûr de ne pas l'inquiéter était d'afficher une grande futilité, et il était singulier de l'entendre causer toute une soirée, parler de toilettes, de modes, de bals, de concerts, et avoir l'air de prendre le plus grand plaisir à cette conversation, quand, la veille ou le matin, on l'avait entendue disserter assez raisonnablement des intérêts les plus graves avec des hommes considérés.
Il y avait chez Arthur bien plus de la femme que chez Clotilde. Il s'occupait le plus sérieusement du monde de cravates et de gilets, et il passait une heure avec le coiffeur à discuter s'il convenait de faire tomber les cheveux à gauche ou à droite. Malgré cela, ou à cause de cela, il affectait de grandes prétentions à la gravité; il considérait sa femme comme une enfant, et il lui reprochait souvent son excessive futilité.
Alida Meunier, la sœur d'Arthur, avait en vain tenté, à plusieurs reprises, de détruire l'influence de Clotilde; enfin, elle avait pensé que le moyen le plus sûr était de le rendre amoureux d'une autre femme, et elle ne négligeait rien pour y parvenir; elle faisait remarquer les grâces et la beauté de celle-ci, les talents et l'originalité de celle-là. Une autre, Alida en était sûre, cachait au fond de son cœur un tendre sentiment pour Arthur, etc.
Mais rien de tout ce manège n'échappait à Clotilde, et elle savait regagner en une journée le peu qu'Alida avait mis un mois à lui faire perdre.
Robert avait eu dans sa jeunesse une grande passion, dont nous avons parlé, pour Alida, qui s'était à peu près moquée de lui; plus tard, il l'avait rencontrée dans le monde, et, comme on réussit mieux avec l'amour que l'on parle qu'avec l'amour que l'on a, il avait été son amant. Il n'avait jamais fait la cour à Clotilde. Chacune prenait cela pour une préférence. Alida croyait avoir été trouvée plus belle que Clotilde; Clotilde, à la manière dont Robert avait quitté Alida, pensait que Robert n'eût pas osé lui offrir un amour aussi futile, le seul qui pût trouver place dans son cœur. Toutes deux le redoutaient à cause de sa moquerie et de son indifférence presque générale qui le rendaient tout à fait invulnérable.
XXXI
Alida Meunier, lorsque Robert Dimeux avait recommencé à s'occuper d'elle, l'avait traité comme le premier venu. Elle avait fait avec lui tout ce petit manége de coquetterie que les femmes varient si peu. Robert s'était soumis à toutes ses exigences, à tous ses caprices, et sa soumission avait fort encouragé sa belle inhumaine, qui avait mis sa patience a l'épreuve des plus cruelles férocités féminines. Jamais peut-être il n'y eut d'amoureux aussi maltraité que Robert, et Robert attendait sans se plaindre; mais, chaque soir, en rentrant chez lui, il écrivait une ou deux lignes sur un petit cahier richement relié.
Enfin sa constance fut couronnée. L'heureux Robert envoya le lendemain matin le petit cahier relié. Voici ce qu'il contenait:
Compte de madame Alida Meunier, née de Sommery.
7 février. Avoir pris, pendant que je lui parlais, un air distrait et impertinent.
8. Avoir chanté avec M. M***, et m'avoir fait de ce ridicule personnage un éloge emphatique.
9. Avoir jeté négligemment sur la cheminée un bouquet que je lui avais envoyé, et avoir mis dans l'eau celui du même M***.
10. M'avoir obligé à débiter des fadeurs et des lieux communs.
11. Idem.
12. Idem.
13. Idem.
14. M'avoir fait jouer à l'écarté avec son imbécile de mari.
15. S'être fait accompagner par moi dans des magasins de modes et de nouveautés.
16. M'avoir forcé d'écrire une lettre de quatre pages... extrêmement bête.
17. Avoir montré ma lettre à madame Clotilde de Sommery.
18. M'avoir accordé une sorte de rendez-vous aux Tuileries, et n'y être pas venue.
19. Avoir pris vis-à-vis de moi des prétextes qui ne pouvaient être admis que par un homme sur la sottise duquel on croyait pouvoir compter.
20. M'avoir fait faire des phrases ridicules.
21. Idem.
22. M'avoir montré, en plein salon, comme un amoureux rebuté.
23. M'avoir parlé de sa vertu, de ses devoirs, comme on en pourrait parler à M***.
24. M'avoir dit avec un air de vertueuse indignation: «Est-ce que vous avez espéré, monsieur, que je serais votre maîtresse?»
N. B. J'ai parfaitement tenu mon sérieux, et j'ai protesté de mon respect et de ma timidité.
25. M'avoir, dans sa loge à l'Opéra, reçu avec un petit air tout à fait dédaigneux, devant plusieurs personnes, ce qui m'a un moment embarrassé.
N. B. On ne peut s'empêcher de désirer un peu la mort de quelqu'un qui vous embarrasse.
26. M'avoir, à dîner chez elle, placé assez mal à table.
27. Avoir refusé de répondre à mes lettres.
28. Idem.
29. Avoir enfin répondu, mais une lettre pleine de restrictions, comme si j'étais un malhonnête homme capable de la montrer, procédé tout à fait méprisable. Pourquoi, en effet, cette femme accepte-t-elle ma cour, si elle me croit ainsi fait?
1er mars. M'avoir accordé un rendez-vous et n'y être pas venue.
2. Idem.
3. M'avoir fait prendre dix billets de vingt francs pour une loterie au profit des pauvres, qui, par ce moyen, doivent l'être moins que moi.
4. Avoir exigé de moi une toilette ridicule.
5. M'avoir fait couper mes moustaches.
6. M'avoir fait entendre M. Kalkbrenner, pianiste.
7. M'avoir fait dîner à onze heures.
»8. M'avoir forcé de dire que madame *** est laide; ce que je ne pense pas du tout.
»9. M'avoir rendu maussade, désagréable et malveillant pour mes amis.
»10. Continuation.
»11. Continuation.
»Idem, report d'autre part.
»Avoir rempli trois de mes plus belles années de chagrins, d'angoisses, de désespoir.
»Etc., etc., etc.»
Ce journal, se continuait jour par jour pendant quatre mois, et se terminait par ceci:
«Voici, madame, ce que m'a coûté le bonheur dont vous avez bien voulu me combler hier. Je crois de bon goût de vous dire que je ne pense pas l'avoir payé trop cher. Profiter plus longtemps de vos bonnes dispositions à mon égard, accepter de vous de nouvelles preuves de votre bonté, ce serait me conduire en usurier qui prête à un taux exorbitant, ou en créancier qui ne se croit pas suffisamment payé; ce serait, dans ce dernier cas, ne pas mettre à un assez haut prix les faveurs que j'ai obtenues; je suis, au contraire, vraiment honteux d'avoir si peu donné en échange d'une pareille félicité, et je n'accepterai rien au delà.
»Pour acquit,
»R. Dimeux de Fousseron.»
Alida, indignée, avait d'abord roulé dans sa tête des projets de vengeance, auxquels avait cédé une habituelle malveillance dans la conservation; mais elle n'avait pas tardé à s'apercevoir que, quand Robert était présent, elle n'était pas assez forte pour lutter contre lui, et que, lorsqu'il était absent, ses attaques témoignaient un intérêt tout à fait compromettant.
Robert, du reste, semblait avoir oublié le passé; il était plein de prévenance et de galanterie pour Alida, qui finit par n'y plus penser.
XXXII
Un vendredi chez madame de Sommery.
Robert présenta Charles Reynold, auquel on ne fit pas la moindre attention, tant il était exactement pareil à une trentaine d'autres jeunes gens, entre lesquels on n'établissait aucune distinction, et que l'on désignait sous le nom générique de danseurs.
Alida arriva tard, et son entrée produisit une sorte d'effet dans le salon. Elle était très-parée et mise fort à son avantage. Sa robe montrait beaucoup ses épaules, qui étaient assez belles, et cachait ses pieds, qui étaient médiocres. Elle attira surtout l'attention d'un personnage avec lequel causait Clotilde, à un tel point que Clotilde s'en impatienta. Elle se leva, alla au-devant de madame Meunier, et la fit asseoir auprès du feu, lui soutenant qu'elle devait avoir froid aux pieds, à cause de ce terrible escalier de pierre. Alida avait, en effet, les pieds glacés, et tout lui donnait à craindre que cela ne lui rougît le nez; mais elle se tenait en garde contre Clotilde, et ses pieds restèrent cachés sous sa longue robe. Clotilde, alors, prit un tabouret et invita madame Meunier à mettre ses pieds dessus, tout en ayant soin de placer le tabouret à une assez grande distance. Alida tint bon, et remercia avec un sourire de reconnaissance pour les touchantes attentions de sa belle-sœur.
A cette époque, on valsait peu, et, dans beaucoup de maisons, on ne valsait pas du tout. Clotilde fit jouer une valse; on vint inviter Alida, qui refusa. L'homme qui l'invitait était assez de connaissance pour pouvoir insister. Alida répondit qu'elle ne savait pas valser. «Ah!... dit Clotilde, vous valsez à ravir.» Il fallut alors qu'Alida supposât un violent mal de tête. «J'en étais sûre, dit Clotilde, vous avez eu froid aux pieds; chauffez donc vos pauvres pieds.» Alida dansa, mais en marchant et les pieds sous sa jupe.
Il y avait à la mode une romance dont l'air était tellement joli, que tout le monde y produisait de l'effet. Alida l'avait chantée cet hiver-là deux ou trois fois avec succès; il était parfaitement dans sa voix. Madame de Sommery alla supplier Zoé de chanter quelque chose. «Tiens, dit-elle, chante-nous cet air que tu chantes si bien.» Et elle désigna l'air d'Alida. Zoé se fit prier juste ce qu'il fallait, et chanta.
Je ne sens plus la pierre
Peser sur mon corps froid;
Une voix douce et fière
Me dit: «Réveille-toi!»
Les cieux ouverts révèlent
Leurs splendeurs à mes yeux;
Et les anges m'appellent
Pour devenir l'un d'eux.
Son amour, sur la terre,
Me fut si précieux,
Que mon âme n'espère
Rien de plus dans les cieux.
Secourez-moi, mon père,
En ce nouveau péril;
Tant qu'elle est sur la terre
Le ciel est un exil.
Ah! donnez-moi près d'elle,
Mon Dieu, mon paradis.
Que mon âme se mêle
Aux songes de ses nuits,
A la fleur qui lui donne
Ses enivrants parfums,
Au zéphyr qui frissonne
Dans ses beaux cheveux bruns.
La vie est une épreuve,
Bien pleine de combats,
Pour la pauvre âme veuve
Que j'ai laissée en bas.
Mon Dieu, je vous en prie,
En ce séjour mortel,
Ajoutez à sa vie
Tout mon bonheur du ciel.
Alida se mordit les lèvres de dépit, et fut obligée de joindre ses éloges à ceux du reste de la société. Mais, quand on la pria à son tour, elle se dit enrhumée. Zoé avait sinon bien chanté, du moins chanté avec une voix fraîche et bien timbrée; elle avait surtout certaines cordes graves qui, dans une voix de femme, causent une impression poignante. Elle n'était pas encore faite à cette habitude de chanter en public, que prennent tant de femmes du monde à un degré qui intimiderait des actrices. Elle rougissait, et ses yeux brillaient d'un éclat tout prêt à devenir une larme. Robert s'approcha d'elle, lui fit des compliments, et l'invita à danser.
Zoé fut touchée de l'attention de Robert. Toute charmante fille qu'elle était, elle jouait dans le monde un rôle très-accessoire. Elle n'était pas assez riche pour que les hommes à vues sérieuses s'occupassent d'elle, et les jeunes gens appartiennent aux femmes de trente ans.
Charles, cependant, avait dansé avec Clotilde, et lui avait adressé quelques lieux communs de galanterie, que Clotilde avait eu l'air de prendre, pour une partie de la contredanse, pour un dialogue enseigné par les maîtres de danse au son de la pochette, et pouvant se chanter sur l'air de la trénis ou de la pastourelle, et que l'on répète à toutes les danseuses pendant toute une nuit sans y rien changer.
«L'été,—en avant deux,—à droite, chassez,—à gauche, chassez,—traversez, balancez à vos dames.—Il fait bien chaud.—Ah! oui,—ou—Mais non.—Vous avez une robe rose; c'est une bien jolie couleur que le rose. (Variante si la robe est bleue:—Vous avez une robe bleue; c'est une bien jolie couleur que le bleu).—Avez-vous été beaucoup au bal cet hiver?—Il y a beaucoup de bals cette année.—J'ai eu le bonheur de vous voir chez... (nommer une maison dans laquelle il soit du bon ton d'être admis: il n'est pas nécessaire que vous y alliez réellement). Main droite, main gauche,—balancez,—à vos places. Finissez par un jeté battu et un assemblé.—En avant deux.—On ne fait plus le dos à dos.—A vos places,—tour de main.» La connaissance devenant plus intime, la phrase monte. «J'adore les cheveux noirs (ou les cheveux châtains, ou les cheveux blonds, ou les cheveux d'or, selon que la personne est brune, blonde ou rousse).»
C'est ce que les moralistes appellent:
«Ces danses mêlées de paroles brûlantes et pleines d'enivrement, où l'amour prend les formes les plus séduisantes, et achève, par la parole, ce qui n'est que trop bien commencé par la musique et de voluptueux entrelacements.»
Pastourelle.—Conduisez vos dames.—En avant trois.
Cavalier seul!
J'ai connu des hommes braves et intrépides, dont le corps était couvert de blessures, des hommes que j'avais vus affronter la mort avec le sourire sur les lèvres et un visage impassible. Eh bien, à ce moment solennel du cavalier seul, il n'en est pas un que je n'aie vu hésiter, arranger sa cravate, passer sa main dans ses cheveux pour se donner une contenance, s'embarrasser, et sentir rougir de honte, de timidité, de peur, la cicatrice faite à son front par le sabre ennemi.
En effet, l'espace est là ouvert devant vous, un espace qu'il faut seul remplir de grâce et d'élégance, devant des yeux qui ne sont distraits par rien. Vous êtes sur un théâtre, sans être plus élevé que les spectateurs. Tous les yeux sont sur vous, votre habit vous gêne, vous rougissez rien que de la peur de rougir; vos yeux se troublent, ne voient plus; vos genoux flageolent et se dérobent; il vous semble, à vous-même, que vous êtes devenu un de ces pantins dont les bras et les jambes tiennent par des fils; vous sentez vos jambes mal attachées et prêtes à tomber; votre respiration est pénible et embarrassée.
Vous voudriez que le lustre tombât, sinon sur vous, du moins sur quelqu'un, ou que le feu prît à la cheminée. Le plus funeste accident vous ravirait, pourvu qu'il vînt mettre un terme à votre angoisse.
Vous usez d'une foule de petits subterfuges, vous n'osez regarder ceux qui sont en face de vous; mais vous êtes embarrassé de sentir que vous baissez les yeux; vous voulez les relever, et ils ne vous obéissent pas, ou partout ils rencontrent des regards embarrassants. Vous avez commencé par marcher, mais vous vous faites des reproches de votre lâcheté; il faut danser franchement, et, dans votre élan de courage, vous commencez un pas que vous n'achevez pas; vous êtes en avance de trois mesures; vous avez fini, la musique va encore; vous vous arrêtez en face des deux dames! le cavalier médite déjà son pas et s'embarrasse par avance; il aurait pitié de vous, car tout à l'heure il aura besoin de votre pitié; il vous tendrait la main, mais les femmes! elles vous voient là, rouge, essoufflé, le corps légèrement penché, les mains tendues vers elles, avec un sourire niais et contraint, et elles ne livreront leurs mains aux vôtres pour le tour de main que quand la mesure viendra l'ordonner rigoureusement. J'ai appris à danser, et je suis assez habile à tous les exercices; je rencontre parfois dans les rues un brave homme, maigre et grêlé, qui m'a donné des leçons; ce professeur est danseur et joue les diables verts à l'Opéra, quand M. Simon est malade. M. Simon est premier diable vert de l'Académie royale de musique et a reçu la croix d'honneur en 1838.
Une fois, j'ai essayé de pratiquer les leçons de mon professeur.
Mais, arrivé au cavalier seul, j'ai appelé la mort de meilleure foi que le bûcheron de la Fontaine. J'étais si désespéré, que je ne sais si je me serais contenté de la prier de finir pour moi mon cavalier seul. Tout se mit à tourner devant moi: les danseurs avaient des formes étranges; le piano ricanait et se moquait de moi; les figures des tableaux se tenaient les côtes et riaient aux éclats; les bougies dansaient dans les candélabres en me contrefaisant; et le cornet à piston me sembla la trompette du jugement dernier.
Hélas! on me jugeait, en effet, un sot et un maladroit. Tout disparut; je ne sais comment cela finit, je me retrouvai à ma place près de la femme que j'avais engagée à danser; je n'osai plus lui parler ni la regarder. Je ne voyais pas son visage, mais il me semblait apercevoir du mépris jusque dans ses pieds et dans les plis de sa robe. Jamais depuis je n'ai osé m'exposer à un pareil supplice.
Encouragé par l'air ennuyé de madame de Sommery, qu'il prit pour de l'embarras et de la modestie, Charles la suivit après la contredanse quand elle alla s'asseoir, et bourdonna autour d'elle des choses insignifiantes; mais, aux premières mesures de l'orchestre, il alla prendre la main d'Alida Meunier, qu'il avait engagée. Alida l'accueillit à merveille, et Clotilde jeta sur eux un regard attentif. Il y avait entre ces deux femmes un sentiment de rivalité tellement développé, que l'objet qu'elles se disputaient n'avait pas besoin aux yeux d'aucune d'avoir d'autre valeur que d'être désiré par l'autre. Si Clotilde eût manifesté la moindre envie d'avoir la peste, Alida n'aurait rien négligé pour la lui enlever. Charles s'était occupé de madame de Sommery toute la soirée; cela en faisait quelque chose aux yeux de madame Meunier, et l'accueil de madame Meunier rendit madame de Sommery plus attentive à la contredanse suivante que Charles dansa avec elle, quoique aucune des deux n'eut voulu de Charles pour rien au monde. Il vint un moment où Charles dansa avec sa cousine. Il lui dit:
»M. de Fousseron s'occupe beaucoup de toi.
ZOÉ. C'est un homme très-bien.
CHARLES. C'est un de mes amis.
ZOÉ. Vraiment? Il paraît que tu es très à la mode, ce soir.
CHARLES. Je suis apprécié.
ZOÉ. Il ne faut cependant pas te figurer que Clotilde fait attention à toi.
CHARLES. Et pourquoi cela?
ZOÉ. C'est un conseil que je te donne.
CHARLES. Ne t'imagine pas que Robert soit un jeune homme à marier.
ZOÉ. Qu'est-ce que c'est que Robert?
CHARLES. Robert Dimeux de Fousseron.
ZOÉ. Ton ami?
CHARLES. Oui. Il disait hier: «On rirait bien de moi si l'on connaissait ma seigneurie de Fousseron.»
ZOÉ. Clotilde n'est pas ce soir mise à son avantage. Avec qui danses-tu tout à l'heure?
CHARLES. Avec madame Meunier. Faut-il aussi croire qu'elle ne fait nulle attention à moi?
ZOÉ. Oh! celle-là, elle fait attention à tout le monde. Mais c'est à toi la main droite.
(Main droite, main gauche, balancez, traversez, en avant quatre, traversez.)
CHARLES. Fousseron est un homme de cœur et d'esprit; mais il est d'une rare perfidie envers les femmes. C'est un habile comédien.»
XXXIII
Un mardi chez madame Meunier.
L'appartement de madame Meunier était arrangé avec la plus grande coquetterie. Il y avait pour des sommes énormes de curiosités et de chinoiseries sur les étagères. D'après une mode qui commençait alors et qui est fort établie aujourd'hui, chaque pièce de l'ameublement était un chef-d'œuvre; mais rien ne réunissait cette pièce aux autres, ni la couleur de l'étoffe, ni la forme, ni la nature du bois: cela manquait d'harmonie et de calme. On admirait la richesse du logis; mais on n'y était pas bien, et on n'avait pas envie d'y demeurer.
Arthur, depuis quelque temps, s'éloignait de sa maison. On l'accusait fort dans le monde d'une grave atteinte à la foi conjugale. Alida le savait mieux que personne; car elle était la confidente de son frère et elle le soutenait dans sa rébellion cachée contre sa femme, moins par amitié pour lui que par haine contre Clotilde. Il dînait souvent chez sa sœur, et Clotilde le savait parfaitement à la mauvaise humeur et à l'esprit de contradiction qu'il rapportait à la maison. Au dernier vendredi de Clotilde, il n'avait fait que paraître, et s'était esquivé avant onze heures. Chez sa sœur, au contraire, le mardi suivant, il dîna et passa toute la soirée. Charles était allé voir Robert le matin, et il lui avait dit:
«Eh bien, mon cher, je suis amoureux.—De qui? avait demandé Robert.—De madame Meunier.—Ah! c'est une jolie personne; et vous êtes à...?—A rien.—Ce n'est pas très-avancé.—Non. Je viens vous demander un conseil; faut-il lui écrire?—Il n'y a pas d'inconvénient.—Je vous avouerai que je ne sais que lui dire; j'ai tant fait de ces lettres-là, qu'il est bien difficile d'écrire quelque chose que je n'aie déjà écrit dix fois.—Qu'est-ce que cela fait?—Au fait, oui, qu'est-ce que cela fait?—J'ai également deux lettres à écrire; vous allez voir que je suis moins scrupuleux. Joseph, donnez-moi, dans ma bibliothèque, le carton A. I. Très-bien. Maintenant, j'en suis à la déclaration comme vous.—Dé-cla-ra-tion.—Cherchez lettre L. «Quoi! je n'ai pu qu'allumer votre courroux?»—Non, c'est le numéro 2, cela. Numéro 1. Numéro 1! Eh! le voilà: «Pardonnez-moi, madame, si je vous écris; mais comment voir tant d'attraits?» etc. etc.—C'est cela. Une feuille de papier, une plume. Je copie la lettre. Mais j'y pense, voulez-vous la copier aussi? Elle est toute à votre service.—Quoi! la même?—Mais, mon jeune ami, quoi que vous fassiez, je vous défie d'écrire autre chose que ce qu'il y a dans cette lettre-là. Elle est fort bien faite et très-complète. Croyez-moi, écrivez.—J'écris.—Je ne suis pas bien sûr, pensa Robert, de n'avoir pas moi-même, dans le temps, donné cette même lettre à madame Meunier; mais cela n'a aucun inconvénient, et je n'en avertirai pas le jeune homme, auquel cela ferait perdre tout son aplomb.»
A peine Clotilde fut-elle arrivée chez sa belle-sœur, qu'Alida demanda son enfant. On apporta quelque chose de cramoisi dans des langes. Elle l'embrassa, le trouva pâle, annonça qu'elle mourrait si jamais elle venait à perdre ce petit ange. Elle plaignit beaucoup les femmes qui n'ont pas d'enfants.
«Ah! dit-elle à Clotilde, vous ne savez pas comme cette passion-là hérite de tous les autres sentiments; comme on se sent forte et héroïque quand il s'agit de son enfant!» Tout le monde se récria sur la noblesse des sentiments de madame Meunier. Charles s'approcha et voulut jouer avec l'enfant, qui le regarda avec de grands yeux naïfs et étonnés, et, se tournant sur sa mère, cacha sa tête et se mit à crier. De là, madame Meunier raconta tous les traits d'esprit, les bons mots et les reparties de son fils Arthur, âgé de cinq mois; elle montra ses bras, ses cuisses, son dos. Clotilde dit: «Un bien bel enfant!... A quelle heure le couche-t-on?—Ah! Clotilde, dit Alida de l'air le plus élégiaque, vous n'aimez pas les enfants; le ciel vous a refusé le bonheur d'être mère; vous ne pouvez pas me comprendre; je vous plains. Je dois vous paraître bien ridicule, bien niaise, et à vous aussi, monsieur de Fousseron.—Moi, madame, dit Robert, je respecte tous les sentiments quand je les crois vrais.»
Et Robert accompagna cette phrase ambiguë d'un sourire qui déplut fort à Charles et encore plus à Alida, qui, cependant, sûre de l'approbation du reste de la société, continua. «O mon fils! dit-elle, tu seras la consolation de ma vie; mon fils, tu seras noble et brave.»
Elle l'embrassa encore, et le fit emporter: elle demanda encore pardon à son monde; mais il y avait deux heures qu'elle n'avait vu ce cher enfant.
«C'est pire qu'Andromaque, dit Clotilde à Robert.—Ah! dit Robert, l'embryon est parti. Je ne connais rien de fatigant comme de voir une femme se faire un mérite et une parure d'un sentiment si naturel, que les philosophes l'appellent un instinct. Je ne sais rien de beau que ce qui est caché. L'or est dans le sein de la terre et les perles au fond des mers.»
Et, comme il s'aperçut que Zoé, assise près de Clotilde, avait ôté un de ses gants, il lui dit: «Mademoiselle, je ne dis pas cela pour votre main, qui est ravissante.—Robert est bien fade aujourd'hui, dit Charles à l'oreille de sa cousine.—Pas tant que toi, lui dit-elle, qui as passé un quart d'heure à admirer l'enfant d'Alida.»
Robert était en gaieté. Il se mit à raconter la suite des bons mots et reparties du jeune Arthur, âgé de cinq mois.
«Messieurs, dit Robert, le jeune Arthur, lors du serment du Jeu de Paume, répondit à M. de Dreux-Brézé: «Esclave, va dire à ton maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes.» Dans une autre circonstance, il s'écria: «La cour rend des arrêts et non pas des services.» Mais un de ses mots les plus remarquables est, sans contredit, celui qu'il laissa échapper un jour que le roi des Perses lui fit savoir que les flèches de ses soldats obscurcissaient le soleil. «Parbleu! reprit Arthur, nous combattrons à l'ombre.» Et il se mit à sucer son pouce.
On engagea Zoé pour la danse. Charles était fort embarrassé; il hésitait entre Clotilde et Alida, penchant tour à tour, comme font les jeunes gens, vers celle, non qui lui plaisait le plus, mais qui lui offrait le plus de chances favorables. Robert, seul avec Clotilde, lui dit:
«J'ai reçu de Londres, de Dublin et de New-York, des lettres où il est fort question de vous.—Vraiment? dit-elle en rougissant.—Vous savez donc de qui elles sont?—Pourquoi?—Puisque vous ne me le demandez pas.—Je m'en doute.—Voulez-vous les lire?—Oui.—Je vous les porterai demain.—Dites-moi, mon mari ne vous fait-il pas l'effet d'être au mieux avec cette grande femme au coin de la cheminée, qui a dans les cheveux des rubans brun et argent?—Est-ce que vous êtes jalouse?—Non; mais cela a d'autres inconvénients. Qu'est-ce que cette femme?—C'est une jeune veuve très-riche—Vraiment?—Qu'y voyez-vous de surnaturel?—Je croyais que ce personnage n'existait que dans les vaudevilles de M. Scribe; mais, faute au théâtre d'être la peinture des mœurs, il faut bien que les mœurs soient la peinture du théâtre, et, comme disait dernièrement je ne sais qui, c'est le vaudeville qui a créé le Français. Est-ce qu'elle vient beaucoup chez Alida?—Oui, elle y a dîné aujourd'hui.—Et mon mari aussi.—Je vois naître dans votre cœur une foule de petits tigres qui vont le dévorer. Mais j'oubliais que je suis amoureux; je vous laisse.»
En entendant Robert se dire amoureux, Clotilde sourit; mais son sourire resta longtemps sur son visage, tandis qu'elle réfléchissait profondément. Était-ce à l'infidélité d'Arthur? Était-ce à la constance de Tony Vatinel?
Charles alla s'asseoir près de Zoé.
ZOÉ. Alida a été toute la soirée parfaitement ridicule.
CHARLES. Zoé, écoute-moi, je veux te parler. Donne-moi le bras, et viens dans une autre pièce.
ZOÉ. Pour quoi faire? Pendant ce temps-là, on ne n'engagera pas, et je n'ai plus d'invitation.
CHARLES. Eh bien, tu danseras avec moi; nous entendrons bien la musique. Écoute-moi, Zoé; tu es bien libre, et je ne m'aviserai jamais de te contraindre en rien. Mais, en bon parent, en ami, je dois t'avertir de ce qui se passe. Fousseron te fait la cour.
ZOÉ. Je le crois.
CHARLES. Et cette cour te plaît... Mais écoute-moi bien, Zoé, Robert ne se mariera pas; il te compromettra.
ZOÉ. Et pourquoi ne se mariera-t-il pas?
CHARLES. C'est un projet arrêté chez lui.
ZOÉ. Et vous croyez donc, cher cousin, que mes faibles attraits n'auront jamais sur personne le pouvoir qu'ils n'ont pas eu sur vous?
CHARLES. Zoé, je te parle sérieusement. Robert est un fort mauvais sujet. Je gage qu'il t'a écrit?
ZOÉ. Tu m'y fais penser; il a tenu mon bouquet pendant cinq minutes. En effet, il y a dedans un papier roulé; c'est un peu impertinent.
CHARLES. Tu as été assez coquette pour autoriser son impertinence.
ZOÉ. Crois-tu, Charles?
CHARLES. Tout le monde n'a-t-il pas vu cette fleur prise de ton bouquet, qu'il n'a cessé de mettre sur ses lèvres tout le temps que tu as dansé avec lui?
ZOÉ. Charles, mon Dieu! est-ce que j'ai fait quelque chose de mal?
CHARLES. Voici la musique; viens danser.
ZOÉ. Je n'ai plus envie de danser. Que faire de ce papier?
CHARLES. Là-dessus, je ne te donnerai pas de conseil.
ZOÉ. Figure-toi que, depuis vendredi, il a passé à cheval sous mes fenêtres deux ou trois fois par jour, et que, lorsque le hasard me fait trouver à la croisée...
CHARLES. Il n'y a pas de hasard en ce genre, au mois de janvier.
ZOÉ. Il me salue avec une grâce infinie. Mais le papier, le papier, que faire du papier?
CHARLES. Rentrons au salon. J'ai une lettre à glisser et je trouve le procédé de Robert excellent.
ZOÉ. A qui veux-tu glisser une lettre? A Alida?
CHARLES. Oui.
ZOÉ. J'espère bien qu'elle ne la recevra pas.
CHARLES. Tu as bien reçu celle de Robert.
ZOÉ. Charles, je t'en prie, ne me dis pas des choses comme cela; mais tu ne penses donc pas qu'on pourrait trouver la lettre? M. Meunier?
CHARLES. M. Meunier, il joue; et, d'ailleurs, crois-tu que j'aie peur de M. Meunier?
ZOÉ. Mais enfin, s'il voyait que tu fais la cour à sa femme, il voudrait peut-être se battre.
CHARLES. Eh bien, on se battrait!
ZOÉ. Aimes-tu donc assez Alida pour exposer ta vie?
CHARLES. Ah! voici une seconde contredanse;—rentrons.
ZOÉ. Eh bien, tiens, voici mon bouquet avec le papier. S'il m'en parle, je dirai que tu me l'a pris.
Et Zoé s'enfuit dans le salon, laissant son bouquet dans les mains de Charles tout étourdi.
Le lendemain, Robert porta à Clotilde les lettres de Tony Vatinel. Clotilde les lut et resta silencieuse. Elle devait aller le soir au théâtre. Elle donna sa loge et resta seule chez elle. Elle pensa à Tony; le but de ses désirs était atteint: la pauvre orpheline Marie-Clotilde Belfast était devenue madame de Sommery, et elle n'était pas heureuse; il lui avait fallu rejeter de son cœur, pour arriver là, tous les bons sentiments. M. de Sommery et toute la famille de son mari la maudissaient. Elle n'aimait pas Arthur; et, pendant cette soirée qu'elle passa seule, elle ne trouva pas si ridicule qu'autrefois cette cabane et cette vie silencieuse et ignorée que Tony Vatinel voulait remplir tout entière d'amour.
XXXV
Charles rencontra Robert sur le boulevard et le salua de la main sans s'arrêter. Il allait chez Zoé. Il pensa que Robert venait peut-être de lui faire une visite, et il se repentit un moment de ne pas l'avoir abordé, parce que Robert le lui eût sans doute dit; cependant il sentait une sorte d'instinct confus qui l'éloignait de Dimeux. Arrivé chez Zoé, il voulait demander si Robert n'était pas venu; mais il eut peur de paraître trop s'occuper de lui et de Zoé; puis il pensa que n'en pas parler était une affectation qu'on pourrait interpréter dans le même sens. Il fallait donc en parler, et du ton le plus indifférent, et, cependant, ne pas exagérer cette indifférence. Mais il n'était pas naturel d'avoir attendu un quart d'heure pour exprimer la pensée qui, dans l'ordre ordinaire des idées, aurait dû être la première; à savoir: «Je viens de rencontrer Dimeux; venait-il d'ici?» Dès l'instant qu'on avait attendu un quart d'heure, on aurait trahi son hésitation, hésitation qui ne signifiait absolument rien, qu'on ne comprenait pas soi-même, mais à laquelle cette petite fille eût pu attacher un sens ridicule. Il n'en parla pas. Il y avait un bouquet sur la cheminée. Il était d'un goût ravissant. Cinq camellias blancs étaient séparés de branches de lilas par de longues feuilles de mimosa, qui, légères et finement découpées, ressemblaient à de petites plumes d'autruche vertes et dépassaient de beaucoup le reste du bouquet, qui était entouré par de la bruyère et des azaleas blancs.
«Voici un joli bouquet, dit Charles.—Il est charmant.» répondit Zoé. Charles regarda un tableau, fit deux fois, en marchant, le tour de la chambre, et revint au bouquet, qu'il prit à la main pour le respirer, «Il embaume, dit-il.—Il embaume,» répéta Zoé.
Charles retomba dans le même embarras; il n'y avait rien de si naturel que de demander à sa cousine qui lui avait donné ce bouquet. «Mais, ne l'ayant pas fait tout de suite, songea-t-il, elle croirait que j'ai hésité, et se figurerait peut-être que cela ne m'est pas parfaitement égal.» Il se remit à regarder le tableau. Pendant ce temps-là, Zoé se disait: «Pourquoi ne lui ai-je pas dit tout de suite que ce bouquet m'avait été apporté par Robert Dimeux? Il croirait peut-être que c'est une bravade ou une coquetterie.» Et elle ouvrit sa boîte à ouvrage, probablement pour y chercher quelque chose, et tous deux restèrent quelque temps silencieux. Zoé parla la première, et demanda à Charles où il en était avec Alida. Charles prit un air de fatuité réservée. «Du reste, ajouta Zoé, tu es magnifique; on voit bien que tu es amoureux. Tu fais très-bien de mettre une cravate blanche; cela te va beaucoup mieux.»
Elle se sentit rougir, et dit en se levant: «Il fait chaud ici.—Mais non,» dit Charles.
Zoé regardait à travers les vitres; un faible rayon de soleil perça péniblement le ciel gris, et si bas, qu'il semblait prêt à être déchiré par les cheminées. «Quel beau temps!» dit Zoé. Et elle ouvrit la fenêtre.
A peine la fenêtre ouverte, le reflet du soleil étalé sur la maison d'en face, de jaune pâle qu'il était, devint d'un blanc morne et froid. «Quel beau temps!» répéta Zoé.
Charles vint se mettre près d'elle à la fenêtre, et tous deux regardèrent les passants sans parler. Zoé inclina légèrement la tête; Charles chercha à qui était adressé ce salut, et aperçut Robert qui passait à cheval.
»Voilà Robert, dit-il. Quel affreux cheval!
ZOÉ. Comment! son cheval est, au contraire, superbe!
CHARLES. Superbe! de grosses jambes avec de hideuses balzanes! Un cheval qui forge!
ZOÉ. Tu me permettras de ne rien comprendre à ces mots de manége.
CHARLES. C'est incroyable comme Robert est changé, lui qui se mettait si bien autrefois.
ZOÉ. Mais je le trouve fort bien encore.
CHARLES. Allons donc!
ZOÉ. Il n'y a rien à répondre à un tel raisonnement.
CHARLES. C'est qu'il n'y a pas besoin de raisonnement, cela saute aux yeux.
ZOÉ. C'est, en effet, un sûr arbitre et un juge souverain que l'homme qui a osé faire un compliment l'autre soir à madame Meunier de la plus horrible dentelle qu'une femme ait jamais portée.
CHARLES. Tiens! j'oubliais que je vais chez madame Meunier.
ZOÉ. Qu'es-tu venu faire ici?
CHARLES. Ceci est tout à fait poli et du meilleur goût.
ZOÉ. Je ne te dis cela que dans ton intérêt; Alida est une femme charmante, fort entourée, qui sait ce qu'on lui doit, et qui n'est pas disposée à en rien rabattre.
CHARLES. Adieu, Zoé.
ZOÉ. Adieu, Charles.»
Charles s'arrêta devant une glace comme pour arranger sa cravate, mais ses yeux ne regardaient pas; il semblait attendre que quelque chose le retînt à défaut de quelqu'un. Enfin il se décida, et sortit presque brusquement en disant: «Adieu.—Adieu,» répondit Zoé.
Le lendemain, à l'heure où Robert avait passé à cheval, Charles fit arrêter vis-à-vis de chez Zoé un fiacre dont les stores étaient fermés.
Robert passa et regarda à la fenêtre, mais elle était fermée.
Charles sentit son cœur s'épanouir. Il aimait Robert; il eut envie de l'appeler pour lui serrer la main.
XXVI
A propos de mimosa, dont nous avons parlé tout à l'heure, beaucoup de personnes ont aujourd'hui des branches et des feuilles du saule qui ombragea la tombe de l'empereur Napoléon à Sainte-Hélène. Il n'y a, à l'authenticité de cette relique, qu'un inconvénient: c'est qu'il n'y a sur cette tombe pas le moindre saule, mais bien un magnifique mimosa.
XXXVII
Un soir que Robert avait rencontré Clotilde dans le monde, il lui dit: «Vous n'êtes pas encore allée aux bals de l'Opéra. C'est cette nuit le troisième. Y viendrez-vous?—J'en avais bien quelque envie; mais mon mari est un peu souffrant et ne peut m'y mener.—Eh bien, regardez là-bas votre sœur avec la jeune veuve que vous savez: voyez comme elles paraissent affairées. Je gage qu'elles partiront avant minuit.—Quel rapport cela a-t-il?—Je vous le dirai plus tard.—Plus tard, je ne voudrai plus le savoir.—Ceci n'est qu'une ruse pour savoir tout de suite. D'ailleurs, je ne vous le dirai pas malgré vous. Êtes-vous engagée pour cette contredanse?—Oui.»
Robert quitta madame de Sommery et rencontra Charles, auquel il reprocha de négliger Alida. «Où en êtes-vous? lui dit-il.—Mais on n'a pas répondu à ma lettre.—On ne répond jamais à une première lettre.—Et vous?—Comment, moi?—N'êtes-vous pas devenu amoureux en même temps que moi?—Ah! oui,» dit Robert très-négligemment. Et il traversa le salon. Charles fut très-offensé qu'on parlât ainsi de sa cousine, d'une femme qu'il avait dû épouser. Il pensa qu'il devait l'en avertir, et alla auprès d'elle. «Zoé, lui dit-il, j'ai à te parler; nous allons danser ensemble.—Impossible, je suis engagée.—La suivante?—Je le suis aussi. Je ne puis te promettre que la sixième.—Ma foi, ma chère cousine, je n'ai pas assez de mémoire pour m'engager; tant pis pour toi! c'était dans ton intérêt que je voulais te parler.—C'est pour cela que tu y renonces si facilement.—Tu as là un assez vilain bouquet.—J'en avais un plus beau; mais je ne sais qui me l'a envoyé, et je n'ai pas cru devoir le porter.—Des camellias ponctués et du jasmin d'Espagne?—Oui; comment le sais-tu?—Tu sais donc qui t'a envoyé celui que tu as à la main?—Oui, c'est M. Dimeux. Mais...—Je ne comprends pas que l'on reçoive ainsi des bouquets.—Est-ce donc toi qui m'as envoyé l'autre, par hasard? Je t'en ai toujours jugé incapable.—Il est cruel, dit Charles en riant, de n'être pas mieux apprécié par ses contemporaines.»
Robert vint prendre Zoé pour la contredanse. Charles ne dansa pas. Il alla s'asseoir près d'Alida, qui avait annoncé qu'elle était fatiguée et ne danserait plus.
Robert récita à Zoé, pendant la contredanse, trois ou quatre pages de la Nouvelle Héloïse. Zoé avait cherché son cousin, et l'avait enfin trouvé causant très-attentivement avec Alida. De ce moment, elle fut tout à fait absorbée. On venait de danser la pastourelle, et Robert entamait sa quatrième page. Il crut devoir y ajouter un peu de son cru et dire: «De grâce, charmante Zoé, répondez-moi, ne me dites qu'un mot, fût-ce le plus dur du monde; mais répondez-moi!—Hélas! monsieur, dit Zoé, je suis réellement bien honteuse de ce que j'ai à vous dire; mais je dois vous avouer que, de tout ce que vous me dites depuis le commencement de la contredanse, je n'ai pas entendu un seul mot.»
On dansa le chassé-croisé. Robert reconduisit Zoé à sa place, et, comme la pendule marquait minuit, il se retrouva près de madame de Sommery, à laquelle il dit:
«La veuve et Alida s'en vont à minuit juste; si la pendule retarde, Alida risque fort de perdre, comme Cendrillon, sa pantoufle de verre.
CLOTILDE. Oh! le prince qui la ramasserait n'en perdrait pas la tête.
ROBERT. Maintenant, je lis dans les astres que votre mari médite de venir vous demander si vous tenez beaucoup à rester tard, parce qu'il est fatigué et même un peu souffrant.
CLOTILDE. Mais enfin, qu'est-ce que tout cela veut dire?
ROBERT. Que votre mari, madame Meunier et la veuve vont au bal de l'Opéra, et qu'on veut vous coucher pour être libre.
CLOTILDE. Croyez-vous?
ROBERT. Vous allez voir se réaliser ma seconde prédiction comme la première. Voici venir M. de Sommery.»
En effet, Arthur, traînant le pas, vint dire à sa femme: «Si tu ne tiens pas à un veuvage prématuré, nous ne resterons pas tard; je suis très-souffrant.—Nous partirons après cette contredanse, que j'ai promise à M. de Fousseron,» reprit Clotilde.
Arthur s'éloigna.
ROBERT. Mais vous m'avez d'autant moins promis de contredanse, que je danse avec mademoiselle Reynold.
CLOTILDE. Et moi, avec son cousin; mais je vais arranger cela, parce que j'ai besoin de causer un peu avec vous.
Madame de Sommery fit un signe à Zoé, qui vint auprès d'elle, et elle lui dit: «Ton cousin est très-mécontent de toi, il veut te parler absolument; j'ai prié M. de Fousseron de lui céder sa contredanse, que tu peux alors donner à Charles. Va lui dire que je lui laisse également sa liberté.»
CLOTILDE. Eh bien, monsieur de Fousseron, je veux aller au bal de l'Opéra. Chargez-vous de m'avoir un domino, et conduisez-moi; je vous laisserai là parfaitement libre; seulement, quand je m'en irai, vous me conduirez à une voiture.
ROBERT. Il y a à cela un inconvénient: c'est que je ne veux pas paraître au bal de l'Opéra.
CLOTILDE. Pourquoi?
ROBERT. Parce que j'y trouverais des personnes que je ne veux pas rencontrer en même temps.
CLOTILDE. Vous mettrez un faux nez.
ROBERT. Cela ne déguise que le nez.
CLOTILDE. Un domino?
ROBERT. Il n'y a rien de hideux comme un homme en domino.
CLOTILDE. Qu'est-ce que cela vous fait? On ne verra pas votre figure et on ne saura pas que c'est vous.
ROBERT. Je serai à votre porte à une heure et demie; vous recevrez un domino et un masque à une heure.
CLOTILDE. Non, envoyez-moi le domino chez Zoé; je ne veux pas m'habiller chez moi.»
XXXVIII
A minuit et demi, Clotilde entra chez Zoé, où, selon la promesse de Robert, elle trouva tout ce qu'il lui fallait pour se costumer. Peu de temps après, un fiacre s'arrêta devant la porte de Zoé; Dimeux ne sortit pas et attendit. En même temps que le fiacre, était arrivé en cabriolet Charles Reynold, qui s'était aperçu que, le soir, il y avait eu quelque mystère entre Clotilde, Zoé et Robert Dimeux. Robert, auquel il avait demandé s'ils iraient ensemble à l'Opéra, lui avait dit:
«J'ai des raisons pour y aller de mon côté.
—Est-ce que, par hasard, avait pensé Charles, elle serait assez imprudente pour aller au bal avec Robert? Après tout, c'est ma cousine, je ne dois pas la laisser se perdre ainsi.» Il descendit de son cabriolet. Ce fiacre, arrêté devant la porte, à une pareille heure, ne pouvait qu'accroître singulièrement les soupçons de Charles Reynold. La nuit était sombre, Charles marchait dans la rue, et on ne voyait guère dans l'ombre que la partie allumée de son cigare, semblable à une petite étoile rouge qui se serait promenée en l'air. Dans la situation de Charles, quand on guette une personne dont on est jaloux, il y a un moment où il semble qu'on serait désespéré que le malheur que l'on redoute n'arrivât pas. Serait-ce qu'aux yeux de l'amour les soupçons que l'objet aimé a inspirés sont déjà un crime, et qu'on est disposé à croire que ce qu'on ne voit pas n'est pas une chose qui n'est pas, mais une chose bien cachée? Bientôt Dimeux, entendant ouvrir la porte, descendit de son fiacre et y fit monter Clotilde masquée, que Charles n'hésita pas à reconnaître parfaitement pour Zoé; il remonta en cabriolet et arriva à l'Opéra derrière le fiacre, dont il vit descendre les deux dominos, qu'il examina de façon à être sûr de les reconnaître au bal. Il y avait beaucoup de monde. On avait, pour la première fois, essayé cette année-là de joindre à l'attrait du bal celui de danses de je ne sais quel pays, et cela avait du succès par une raison que n'avaient pas soupçonnée les auteurs du projet. C'était un excellent prétexte que l'on donnait aux maris. «Je voudrais bien aller au bal de l'Opéra.—Y pensez-vous? C'est une folie, on n'y va plus. D'ailleurs, c'est très-mal composé.—Je le sais bien; aussi n'est-ce pas du bal qu'il s'agit; mais on dit que ces danseuses étrangères sont charmantes. Mesdames trois étoiles, quatre étoiles et cinq étoiles y vont. Nous n'y resterons qu'une demi-heure, une heure au plus, et nous ne sortirons pas de notre loge.»
Pendant ce temps, mesdames trois, quatre et cinq étoiles s'autorisaient auprès de leurs maris de l'exemple de celle qui s'autorisait du leur. On obtenait la permission demandée en affirmant bien que, sans ces danseuses étrangères, on n'aurait pour rien au monde consenti à mettre les pieds au bal de l'Opéra.
Les danses finies, on voulait, avant de s'en aller, faire le tour du foyer; puis on ne se retrouvait pas, et, ne pouvant partir les unes sans les autres, on ne partait pas; et les pauvres maris étaient obligés de rester là jusqu'à trois heures du matin, fort ennuyés, parce que, n'étant pas costumés, ils étaient surveillés par leurs femmes, dont le premier soin avait été de cacher le signe convenu pour se faire reconnaître.
Clotilde avait un domino noir. «Admirez ma prudence, avait dit Robert, je l'ai pris très-long pour cacher vos pieds; sans quoi, on vous aurait tout de suite reconnue.» Le domino était orné d'une très-belle dentelle, et le capuchon retombait sur le masque, qui avait une barbe très-longue. Clotilde se trouvait du très-petit nombre de femmes qui se déguisent sérieusement. Robert, caché sous un grand domino, était reconnaissable aux yeux de Clotilde par un ruban vert qu'il s'était attaché au poignet. Il l'avait avertie qu'Alida et la veuve auraient des rubans orange. Arthur n'était pas déguisé. Elle ne tarda pas à quitter Robert pour se livrer à ses recherches, tout en jetant, en passant près d'eux, aux hommes qu'elle connaissait, quelques mots piquants qui ne laissaient pas de les occuper quelques instants. Alors comme aujourd'hui, les hommes qui allaient au bal de l'Opéra avaient usage de souper en se retirant, vers trois heures du matin, usage charmant, qui méritait bien d'être conservé comme il l'est. En effet, on passe la nuit au bal, morne, froid, taciturne, endormi; après quoi, on fait un excellent souper qui vous réveille pour aller vous coucher, vous met en belle humeur et vous inspire les plus jolis mots, que vous dites au cocher de fiacre. Vous frappez à votre porte avec une gaieté folle; il n'est pas de mots piquants, spirituels, fins, que vous n'adressiez à la portière. Vous montez votre escalier en riant vous-même de tout ce que vous vous dites de joli. Vous faites à votre domestique des épigrammes sanglantes; et vous vous couchez en proie à la plus heureuse disposition d'esprit pour veiller et amuser vous et les autres.
Charles, qui n'avait pas perdu de vue les deux dominos qu'il suivait depuis le faubourg Poissonnière, aborda Clotilde dès qu'il la vit seule, et lui dit à l'oreille: «Je te connais, tu es Zoé; je veux te parler.»
Clotilde mit le doigt sur sa bouche et s'esquiva dans la foule.
En la cherchant, Charles aperçut le grand domino au ruban vert; il alla derrière lui et appela Robert. Le domino se retourna, puis se mit à rire, et lui dit: «Le moyen est bon, et je suis un niais de m'y être laissé prendre. Comment m'avez-vous reconnu?—J'avais quelques indications,» reprit Charles.
Et il continua sa marche. Quelques femmes l'abordèrent pour lui dire:
L'une: «Je te connais, tu t'appelles Charles.»
Une autre: «Je te connais, tu es employé au ministère des finances.»
Une autre: «Je te connais, tu avais avant-hier un pantalon bleu.»
Et Charles était le plus heureux des hommes; il se disait: «Mon Dieu! comme on m'intrigue donc! Comme je suis donc connu! Comme on s'occupe de moi!»
Un domino lui prit brusquement le bras et marcha avec lui sans lui parler. «Eh bien, lui dit Charles s'arrêtant dans un coin, est-ce là tout, et n'as-tu rien à me dire?—Absolument rien,» dit le domino.
Et Charles, levant les yeux au plafond et se rongeant un ongle, eut l'air, pour les passants, de dire: «Où diable a-t-elle appris cela? Je suis le plus intrigué des mortels.—Je ne te connais pas, reprit le domino, je ne t'ai jamais vu.»
Et Charles frappait du pied avec l'air dépité d'un homme auquel on raconterait ses aventures les plus secrètes. Et un de ses amis, voyant son air, disait: «Il paraît qu'on en dit de dures à Charles.—Je t'ai pris le bras, ajouta le domino, parce que tu passais près de moi et que c'était le seul moyen de me débarrasser d'une de mes amies qui s'était accrochée à moi et ne voulait pas me quitter. Je te remercie et je te quitte.»
Charles, resté seul, garda quelque temps l'air d'un homme très-préoccupé des révélations qu'on vient de lui faire. L'ami qui l'avait déjà observé l'aborda et lui dit: «Eh bien, tu parais intrigué?—Ne m'en parle pas. Une femme charmante, un lutin pour l'esprit et la malice. Oh! elle ne m'a pas ménagé; elle sait des choses que j'avais cru dérober même à Dieu. Et je ne puis savoir qui elle est? Je lui ai fait des questions les plus insidieuses, elle s'en est tirée avec un sang-froid, un tact, une présence d'esprit admirables. Oh! je la connaîtrai.—Heureux coquin!» dit l'ami.
Et Charles, se prenant lui-même aux filets qu'il tendait pour les autres, se mit à dire: «Je suis, en effet, un heureux coquin. Ah! je saurai qui c'est. Je suis bien bon de m'occuper ainsi de cette petite Zoé! J'ai, ma foi, bien le temps de me livrer aux vertus de la famille! Si seulement Robert n'avait pas l'air de me narguer! S'il l'épousait encore! Mais vouloir prendre pour sa maîtresse une femme que, moi, j'aurais épousée! Au reste, que Zoé s'arrange; je lui ai donné de bons avis, parfaitement désintéressés.»
A ce moment, le petit domino noir que Charles prenait pour Zoé passa devant lui, paraissant chercher quelqu'un. Un grand domino, avec un ruban vert au poignet, marchait dans l'autre sens; le petit domino lui prit le bras et lui dit: «Ils ne sont pas arrivés, ou ils ne sont pas ici. Conduisez-moi dans la salle.»
Charles sentit en lui-même un mouvement désagréable; mais, un domino lui ayant dit en passant: «Ta cravate est bien mal mise!» il se mit à la poursuite de cette nouvelle intrigue. Le grand domino parut surpris et hésitant. «Allons, allons, monsieur de Fousseron, lui dit Clotilde, ne faites pas l'homme très-occupé. N'ayez pas la mauvaise grâce et la fatuité de me faire croire que je vous dérange. Vous étiez parfaitement abandonné quand je vous ai pris le bras; faites-moi faire le tour de la salle, que je trouve mon infidèle.»
Elle dit ce dernier mot en souriant, et tous deux descendirent dans la salle. «Savez-vous, dit Clotilde, que j'ai bien pensé à votre ami? C'était un beau et noble caractère, et je lui dois des impressions que je ne retrouverai jamais. Ce pauvre Tony!»
Le domino frissonna.
«Ah! un mouvement d'impatience! Les hommes sont mille fois plus coquets que les femmes; on ne peut sans les contrarier leur parler d'un autre, fût-ce même leur meilleur ami. Cependant il faut vous y résigner, car je n'ai absolument rien à vous dire de vous. Attendez, pressons un peu le pas. Je crois avoir vu les rubans orange. Je me suis trompée; remontons au foyer. Ce que vous m'avez dit de Vatinel m'a bien touchée; il est triste de penser qu'il n'y a qu'un amour malheureux qui ait cette constance, et... Ah! cette fois, les voici.»
Clotilde quitta le bras du domino et alla trouver un groupe formé d'Arthur et de deux dominos qui avaient chacun sur l'épaule un nœud de ruban orange. «Es-tu bien sûr qu'on ne te sait pas ici? dit-elle à Arthur. Mais c'est à toi, belle veuve, que j'ai à parler.»
Le domino qu'elle interpellait ainsi hésita et serra le bras d'Arthur.
«Oh! il faut que je te parle; je te permettrai ensuite le tendre tête-à-tête que tu es venue chercher, mais je ne te le permettrai qu'à ce prix. A ce prix seulement aussi, tu peux compter sur ma discrétion. T'es-tu donc trouvée si mal du mariage, ma belle veuve, lui dit-elle quand elle l'eut amenée dans un couloir des loges, que tu veuilles ôter par ta conduite à tout honnête homme la tentation de t'épouser? ou bien encore acceptes-tu la cour d'un homme marié, pour n'avoir que les roses du mariage et en laisser les épines à la pauvre femme abandonnée?—Mon Dieu! madame, dit la veuve, je ne vous connais pas, laissez-moi.—Mon Dieu! je ne t'en veux pas, ne t'effraye pas ainsi; garde cette crainte farouche pour des entreprises plus dangereuses que les miennes. Moi, je ne t'en veux pas. Que me fait, à moi, que tu sois la maîtresse de M. de Sommery!—Madame, je vous en prie...—Arthur de Sommery est le mieux frisé de tous les hommes qui sont ici, et je suis femme comme toi, quoique moins expérimentée, chère veuve, et je comprends qu'on oublie pour lui tous les devoirs et toutes les conventions. Tiens, ton chevalier nous a suivies! Affirme-lui au moins que je ne t'ai dit que du bien de lui.»
Clotilde et la veuve, en effet, furent rejointes par Arthur et Alida.
«Et vous, chère madame Meunier, refuserez-vous de m'accorder un moment d'entretien? Oh! ne me regardez pas ainsi avec la grimace d'une finesse que vous n'avez ni dans les yeux ni dans l'esprit.»
La veuve avait parlé bas à Alida, qui répondit: «Je serais désolée de vous faire perdre plus longtemps, avec des femmes, un temps que vous me paraissez très-capable d'employer beaucoup mieux.—Ah! mais voici ce que tu sais dire. Tu es comme le paon, chère madame Meunier, tu chantes mal et tu as de vilains pieds. Mais laisse-moi te féliciter, chère madame Meunier, du joli métier que tu fais aujourd'hui en conduisant cette veuve innocente. Est-ce par de semblables actions que tu espères réparer la brèche faite à ta vanité quand tu as épousé ce beau nom de Meunier? Hélas! je ne t'en veux pas non plus pour cela. Tu as fait comme presque toutes les filles qui se marient. Tu t'es prostituée pour de l'argent, comme d'autres, qui valent cependant mieux que toi, se sont prostituées pour un nom. Plus honteusement prostituées, il faut le dire, pour des choses dont on peut se passer, que ces malheureuses si méprisées qui ne cèdent qu'à la faim. Chère madame Meunier, je suis ta servante.»
Comme Clotilde se retournait pour les quitter, Arthur porta vivement la main à son masque pour le lui arracher; mais le bras d'Arthur fut saisi par une main robuste qui lui fit craquer les os. Clotilde saisit le bras du domino aux rubans verts, car c'était lui, et se perdit avec lui dans la foule. «Reconduisez-moi, dit-elle; allons-nous-en, allons-nous-en vite!»
A ce moment, Charles les arrêta et glissa un papier dans la main du grand domino. Clotilde continuait à entraîner son cavalier. Comme ils allaient gagner l'escalier, elle vit devant elle un grand domino avec un ruban vert au poignet. Elle demeura interdite, regarda celui qui lui donnait le bras. Ils étaient tout à fait semblables. Tout à coup, elle arrêta le nouveau venu et lui dit à l'oreille: «Au nom du ciel, qui êtes-vous?—Robert Dimeux, répondit le domino.—Et vous donc? dit-elle à son cavalier.—Moi, madame, répondit-il d'une voix tremblante d'émotion, je suis Tony Vatinel, le fils du maire de Trouville.»
XXXIX
Clotilde sortit précipitamment de l'Opéra, fit appeler une voiture, et arriva chez elle fort troublée, sans se donner le temps d'aller se déshabiller chez Zoé. Son mari n'était pas rentré; elle l'avait bien supposé. Mais à peine avait-elle quitté son domino, qu'elle l'entendit rentrer; elle cacha précipitamment son domino et se glissa dans son lit. Il arriva avec Alida. Alida pleurait.
«Qui me procure, à cette heure, le plaisir de recevoir votre visite?—Alida a été insultée au bal de l'Opéra par un domino. Elle en est si chagrine, que je n'ai pas voulu qu'elle rentrât chez elle avant de s'être un peu remise.—Tu étais donc au bal de l'Opéra?» dit Clotilde à son mari avec l'air du plus naïf étonnement.
Le frère et la sœur échangèrent un regard. «Ce n'est pas elle, disait le regard d'Arthur.—Elle est bien fine, répondait le regard d'Alida.—Je vois avec plaisir, continua Clotilde, que cette fatigue excessive qui nous a obligés de quitter sitôt la maison où nous avons passé la soirée, n'a pas eu de suite et ne t'a pas empêché d'accompagner ta sœur au bal... Eh! que vous a donc dit de si affreux ce petit domino, ma chère Alida?»
Le frère et la sœur échangèrent un nouveau regard, qui cette fois dit: «C'est elle.—Une foule d'infamies, dit Alida.—Mais encore?—Elle m'a dit que je recevais mauvaise société,—que mon mari faisait des affaires en juif, etc. etc.»
Clotilde ne manifesta aucune surprise, et dit: «Voilà tout? Mais ce sont de ces choses qu'on peut dire à tout le monde, et que leur banalité empêche d'être blessantes.»
Le regard d'Arthur dit à Alida: «Ce n'est pas elle.
—Ma foi, répondit le regard d'Alida, je n'y comprends rien, et j'ai des doutes.»
Mais le regard d'Alida reprit la parole, et fit remarquer à celui d'Arthur que Clotilde n'était pas coiffée pour la nuit. «Clotilde, dit Arthur, vous étiez au bal de l'Opéra; ne cherchez pas à le nier; je le sais.—Si vous le saviez de façon qu'on ne pût le nier, vous ne vous donneriez pas tant de peine pour me le faire dire.»
Alors le regard d'Alida fit voir au regard d'Arthur une manche du domino qui passait par-dessous d'autres vêtements que Clotilde avait jetés dessus. Arthur tira le domino et dit: «Je n'ai plus rien à demander.»
Alida se jeta sur le domino et se mit à déranger tous les plis avec une sorte de fureur. «Ah! Arthur, dit-elle, tiens, tiens, j'en étais bien sûre, c'était elle.» Et elle montra un nœud orange qu'elle avait, au bal, détaché de son épaule et attaché précipitamment après le domino de Clotilde pendant que celle-ci se dérobait à leurs regards. Arthur fut un moment muet de surprise et de colère. «Vois-tu, Arthur, dit Alida, c'était bien elle; j'avais bien reconnu la voix de Clotilde Belfast.—Madame Meunier, dit Clotilde, vous êtes chez madame de Sommery, qui vous rappelle qu'il est temps que vous rentriez chez vous.—Arthur, dit Alida, on me chasse de chez toi.—Ah! dit Arthur, mon père avait bien raison. Voilà ce que j'ai gagné à introduire dans une famille respectable une fille de rien!»
Clotilde se leva sur son séant; elle était pâle; elle ouvrit les lèvres, mais ce ne fut que dans son cœur qu'elle prononça ces paroles: «Arthur, je n'oublierai jamais ce que vous venez de dire.»
XL
Le lendemain matin, après un bain et quelques heures de sommeil, Robert et Tony Vatinel se trouvaient à déjeuner ensemble. «Je te cherchais, dit Robert, pour vous réunir, quand je vous ai vus ensemble, une demi-heure avant le départ de Clotilde. Le hasard a fait mieux et plus vite que moi. La scène a dû être assez plaisante; car, d'après la question qu'elle m'a faite, tu ne t'étais pas fait reconnaître. T'a-t-elle parlé de toi?» Tony raconta à Robert toutes les paroles de Clotilde, jusqu'à la plus insignifiante.
ROBERT. Je lui avais montré tes lettres, mais je ne savais pas que tu étais parti presque en même temps que la dernière, et que celle par laquelle je te conseillais de revenir n'arriverait à New-York que longtemps après que tu serais à Paris. J'en suis fâché pour ma lettre, qui était un morceau de physiologie assez remarquable. Ta docilité à te costumer comme moi a porté ses fruits. Le moment est on ne peut plus favorable pour mettre à exécution le nouveau plan que j'ai conçu pour ta guérison. D'abord, quelle impression a produite sur toi la vue de Clotilde?
TONY VATINEL. Je ne l'ai pas vue. J'ai entendu sa voix, j'ai senti la pression de son bras; j'étais séparé d'elle par tout ce masque à travers lequel mon imagination ne pouvait recomposer son visage. Néanmoins, l'impression a été très-violente.
ROBERT. Comme je te l'avais écrit, tu seras l'amant de Clotilde, et seulement alors tu cesseras de l'aimer.
TONY VATINEL. Tu te trompes, je n'aime plus Clotilde, Clotilde qui s'est jetée volontairement aux bras d'un autre, Clotilde honteusement souillée; et voilà pourquoi je suis revenu. Mais j'ai au cœur une blessure dont je mourrai. Je veux la voir, mais non pour renouer un lien rompu, non pour chercher dans son cœur une route tracée déjà par un autre. Mais, quand je l'aurai vue dans sa maison, dans son ménage; quand je serai bien sûr que c'est elle, quand je l'aurai entendu appeler madame de Sommery, quand je l'aurai ainsi appelée moi-même, et quand elle aura répondu à ce nom, quand je l'aurai vue avec son mari, alors je serai bien et parfaitement guéri. Dans la position de Clotilde, elle ne peut prononcer une parole, faire un geste, qu'elle ne m'inspire du mépris et du dégoût. Je veux la voir; tu me conduiras chez elle.
ROBERT. Allons, allons, tu es bien libre de te figurer que c'est pour cela que tu demandes à la revoir. Tu y viendras vendredi.
TONY VATINEL. C'est après-demain...
ROBERT. C'est long, n'est-ce pas? Tu es si pressé de ne plus l'aimer!
XLI
Un jeune homme, prétendant avoir à parler à Robert Dimeux d'une affaire importante, fut introduit auprès des deux amis. Il venait, de la part de M. Charles Reynold, pour savoir la réponse de M. Dimeux à une lettre que M. Reynold lui avait remise en mains propres. L'air solennel du jeune homme étonna Dimeux. Du reste, il ne se rappelait pas avoir reçu une lettre de Charles. «Il vous l'a remise lui-même.—Je me rappelle encore moins cette circonstance.—Attends un peu, dit Tony Vatinel; cette nuit, au bal de l'Opéra, on m'a remis un billet qui, à coup sûr, n'est pas pour moi, et que j'attribue au costume que tu m'avais fait prendre, et qui peut bien avoir trompé deux personnes. Voici le billet.» Il était écrit au crayon et contenait ce peu de paroles:
«Vous êtes un lâche et un traître; je ne puis souffrir que vous perdiez Zoé. Il faut que nous nous battions; j'enverrai demain savoir quelle est votre heure et quelles sont vos armes.
»Charles Reynold.»
«C'est précisément pour cela que je viens, monsieur, dit l'étranger.—Eh bien, monsieur, faites-moi le plaisir de dire à Charles...»
A ce moment, Charles entra... Mais il faut reprendre les choses d'un peu plus haut.
XLII
Charles ne s'était pas couché. Il avait attendu dix heures et était allé chez Zoé. Il lui trouva l'air fatigué et abattu.
CHARLES. Est-ce que tu n'as pas bien dormi, Zoé?
ZOÉ. Non.
ZOÉ. Qui te rend si savant?
CHARLES. On sait ce qu'on sait.
ZOÉ. Mais, toi-même, tu as un air plus que singulier: un habit boutonné jusqu'au cou, l'air sévère, la voix brève. Qu'est-ce que tu as?
CHARLES. Cela ne regarde pas les femmes.
ZOÉ. Je ne suis pas une femme, je suis ta cousine et ton amie. Tes paroles sont graves, ta voix est solennelle, ton maintien digne: cela n'est pas naturel...
CHARLES. C'est bien. Mais je veux te donner quelques conseils. Zoé, ma cousine, tu te perds.
ZOÉ. Et toi, Charles, mon cousin, tu perds la tête. Est-ce pour me dire de semblables sornettes que tu prends un visage si grave et si terrible, un regard si fixe et des airs de tête si majestueux? Si tu savais à quoi j'ai passé la nuit...
CHARLES. Je le sais.
ZOÉ. J'espère bien que non; j'en serais trop honteuse.
CHARLES. Alors, ne te prive pas de la honte, car je sais tout.
ZOÉ. Qu'as-tu été faire au bal de l'Opéra? Est-ce pour y voir Alida? Tu es donc décidément bien amoureux d'elle?
CHARLES. Il ne s'agit pas de ma conduite, mais de la tienne. Zoé, vois-tu, un garçon peut user de sa liberté, parce qu'il est responsable de ses actions; mais une fille, c'est bien différent.
ZOÉ. Mais de quoi veux-tu parler, Charles? Tu commences à me faire peur.
CHARLES. Zoé, tu te rappelleras toujours Charles Reynold, n'est-ce pas?
ZOÉ. Mais, mon cousin, tu n'es pas encore à l'état de souvenir.
CHARLES. Ton cousin qui t'aimait comme un frère?
ZOÉ. Mais...
CHARLES. Qui aurait voulu te voir heureuse?
ZOÉ. Ah çà...
CHARLES. Qui a toujours été le meilleur de tes amis?
ZOÉ. Certainement; mais...
CHARLES. Jusqu'au dernier moment?
ZOÉ. Nous n'en sommes pas là.
CHARLES. Tu penseras quelquefois à lui, et tu le regretteras.
ZOÉ. Est-ce que tu t'en vas? Où vas-tu?
CHARLES. Peut-être bien loin.
ZOÉ. Ce ne peut être assez loin pour justifier de pareils adieux et de semblables attendrissements.
CHARLES....
Pauperum tabernas regumque turres.
ZOÉ. Ce n'est pas la peine de parler latin, je ne te comprenais déjà pas auparavant.
CHARLES. Tu consoleras ma mère.
ZOÉ. Voyons, Charles, réponds-moi. Qu'est-ce que tout cela veut dire?
CHARLES. Et peut-être, que dis-je! sans doute tes vœux sont contre moi?
ZOÉ. Quels vœux?
CHARLES. On n'a qu'à se rappeler Sabine et Chimène.
ZOÉ. Ah! c'est de la tragédie.
Je suis Romaine, hélas! puisque Horace est Romain.
CHARLES. Tu vois, tu es pour l'amant contre le frère.
ZOÉ. Moi, je récite; je suis prête à dire le contraire.
Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.
CHARLES. Ah! Zoé, me dis-tu cela sérieusement?
ZOÉ. Voyons, Charles, qu'est-ce qui t'arrive? Est-ce que tu vas te battre?
CHARLES. Eh bien, oui; je voulais te le cacher; mais, puisque tu l'as deviné...
ZOÉ. Comment? avec qui? pourquoi? Mais tu es fou!...
CHARLES. Comment? Cela se décide en ce moment même. Avec qui? Avec Robert Dimeux.
ZOÉ. Avec M. Robert? Charles, ce n'est pas vrai, n'est-ce pas?
CHARLES. Rien n'est plus vrai.
ZOÉ. Quelque querelle ridicule pour quelque femme.
CHARLES. Tu l'as dit.
ZOÉ. Ah! j'avais donc un pressentiment quand j'ai passé toute cette nuit à pleurer. Mais cela ne sera pas, M. Dimeux est un homme raisonnable.
CHARLES. Quoi! tu veux me faire croire que tu es allée au bal pour pleurer?
ZOÉ. J'ai quitté à minuit. Il reste bien assez de temps pour pleurer jusqu'au jour.
CHARLES. Je te parle du bal de l'Opéra.
ZOÉ. C'est à cause du bal de l'Opéra que j'ai pleuré.
CHARLES. On t'avait peut-être forcée d'y aller?
ZOÉ. Personne ne m'en a seulement parlé. Et pour quelle femme encore est-ce que tu te bats? Je voudrais que tu fusses tué.
CHARLES. Merci.
ZOÉ. D'abord, on ne se bat que pour des femmes qui ne le méritent pas. Une honnête femme ne sert jamais de prétexte à de semblables choses.
CHARLES. Tu es bien sévère pour toi-même.
ZOÉ. Comment, pour moi-même?
CHARLES. Je me bats avec Dimeux parce que tu es allée avec lui au bal de l'Op...
ZOÉ. Avec Dimeux? au bal? moi?
CHARLES. Oui.
ZOÉ. Je ne suis jamais allée nulle part avec M. Dimeux, et jamais de ma vie je n'ai vu le bal de l'Opéra. Voilà de jolies choses!
CHARLES. Allons donc! je vous ai vus sortir d'ici tous les deux, et je vous ai suivis jusqu'à l'Opéra, et j'ai parlé à Dimeux, qui n'a pas pu le nier, et tu lui donnais encore le bras quand je lui ai donné ma provocation.
ZOÉ. Mais non, mais non; c'est Clotilde qui s'est habillée ici. Moi, j'ai passé la nuit à pleurer de ce que tu allais à ce bal, de ce que tu ne m'aimes plus, de ce que tu aimes Alida.
CHARLES. Comment! ce n'était pas toi?
ZOÉ. Non, non, mille fois non! mais tu ne te battras pas; je ne veux pas; c'est impossible; et pour moi!...
CHARLES. Oui, pour toi, et aussi pour moi; pour ton honneur et aussi pour ma jalousie; et puis ton honneur me semble toujours être le mien.
ZOÉ. Ta jalousie? Tu es jaloux, jaloux, jaloux de moi! Mais tu m'aimes donc, Charles?
CHARLES. J'en meurs de désespoir.
ZOÉ. Et moi, si tu savais, je ne fais plus que pleurer, car je t'aime aussi. Ah! j'ai bien expié ma folie et mes idées romanesques. J'ai été bien malheureuse de te voir parler à d'autres femmes. Tu n'aimes donc pas Alida?
CHARLES. Je n'ai jamais pensé à Alida.
ZOÉ. Quel bonheur! Mais ce duel, cet horrible duel?
CHARLES. Ah! puisque tu m'aimes, je serai vainqueur. Dis-moi seulement encore un fois:
Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.
ZOÉ. Ne plaisantons pas. Mais, puisque ce n'était pas moi, pourquoi te battrais-tu alors?
CHARLES. C'est bien un peu mon idée; mais c'est que mon billet n'était pas très-mesuré, et c'est Dimeux à son tour qui me demandera raison.
ZOÉ. Raconte-lui ton erreur; il t'excusera.
CHARLES. Mais je ne veux pas que l'on m'excuse.
ZOÉ. Alors tu te battras?
CHARLES. Je n'en sais rien.
ZOÉ. Écoute, Charles, si tu n'arranges pas cette affaire-là autrement, je croirai que tu m'as trompée, parce qu'après votre explication il n'y a aucun prétexte pour que tu te battes; je croirai que tu m'as trompée, et que c'est pour Alida et peut-être pour pis encore que tu te bats.
CHARLES. Écoute, je vais aller chez Dimeux; je vais lui raconter mon erreur, puis je lui dirai: «Je ne suis plus offensé; mais, si vous croyez l'être par mon épître, je suis prêt à vous en rendre raison.»
ZOÉ. Et il te dira qu'il n'est pas offensé non plus.
CHARLES. Peut-être.
ZOÉ. Va, et reviens bien vite; je ne vis pas en attendant. Écoute un peu: quoi qu'il arrive, tu viendras me rendre réponse.
CHARLES. Oui.
ZOÉ. Donne-m'en ta parole d'honneur.
CHARLES. Ma parole d'honneur!
C'est alors que Charles entra chez Robert et lui dit: «Mon cher Robert, tout est expliqué, je ne suis plus offensé; mais, si vous l'êtes par ma démarche ou par ma lettre, je suis prêt à vous faire des excuses ou à vous en rendre raison.—Mon cher Reynold, répondit Dimeux, je ne vous en veux nullement. Permettez-moi, au contraire, de vous féliciter de votre air parfaitement majestueux. Je ne veux de vous ni excuses ni coups d'épée.»
Charles sortit avec son héraut.
XLIV
A monsieur Robert Dimeux de Fousseron.
Paris.
«M. et madame Frédéric Reynold ont l'honneur de vous faire part du mariage de mademoiselle Zoé Reynold, leur fille, avec M. Charles Reynold, et vous prient d'assister à la bénédiction nuptiale qui leur sera donnée le..., en l'église de Saint-Vincent-de-Paul, leur paroisse.»
A monsieur Robert Dimeux de Fousseron.
Paris.
«M. et madame Émile Reynold ont l'honneur de vous faire part du mariage de M. Charles Reynold, leur fils, avec mademoiselle Zoé Reynold.»
DEUXIÈME PARTIE
I
Arthur fit à Tony Vatinel un accueil convenable quoique un peu froid. Tony, tout le temps de la soirée se tint dans un coin du salon, et il n'aurait pas fait autre chose que regarder Clotilde si Robert n'était venu de temps en temps échanger quelques paroles avec lui. Il y avait heureusement, d'ailleurs, assez de monde pour que la préoccupation de Tony ne fût pas remarquée. Clotilde était changée; ses traits avaient perdu ce calme, cette indécision du visage de la jeune fille. Cependant elle était charmante autrement, sans qu'on pût dire qu'elle le fût moins ou plus qu'autrefois. Ses formes développées, sa démarche plus assurée, sa voix, son sourire, ses gestes, tout avait subi des modifications que Tony étudiait avec le plus vif intérêt. Il la comparait avec la Clotilde d'autrefois, et il avait besoin de se répéter: «C'est bien elle, c'est bien la même.» Sous certains aspects, éclairée de certaines façons, il ne la retrouvait pas; mais elle garda quelques instants une attitude qui lui était familière autrefois, et Tony alors ne vit plus en elle aucun changement. Il la voyait de profil, le cou penché en avant; les longues boucles de ses cheveux, qui pendaient un peu détachées du côté opposé à celui de Vatinel, formaient un fond sur lequel se découpait nettement son profil ravissant. Quand elle releva la tête, et rejeta un peu ses cheveux en arrière, il sembla à Tony que c'était un fantôme qui s'évanouissait. Il ne revit plus Clotilde que dans ses pieds et dans la couleur de ses cheveux. Il épiait le moment où un nouveau changement de position la ferait reparaître à ses yeux. Il l'avait saluée, en entrant; mais il n'avait pas cherché l'occasion de causer avec elle, occasion que, du reste, elle n'avait nullement paru lui offrir. Leur conversation, sans se connaître, au bal de l'Opéra, les embarrassait également. D'où fallait-il reprendre? De leurs adieux au Havre, au moment où Tony y avait conduit Arthur et Clotilde pour les faire embarquer. Tony avait alors renoncé à Clotilde, qui le lui avait demandé au nom de son bonheur à elle. Ou fallait-il reprendre de cette conversation de l'Opéra qui avait appris à Vatinel que Clotilde l'avait réellement aimé, et que, peut-être, elle l'aimait encore? C'était à Clotilde à décider ce point. Alida ne vint pas ce jour-là chez son frère; elle était extrêmement irritée de la scène du bal, quoique la dernière et la plus profonde blessure eût été pour Clotilde. En regardant sa femme, Arthur de Sommery s'étonnait de lui voir montrer aussi peu de ressentiment du mot si dur qu'il avait laissé échapper, et dont elle avait paru mortellement frappée.
II
«Ah! dit Tony Vatinel, en s'en allant avec Robert Dimeux, que je l'aimais bien mieux avec sa simple robe gris foncé, lorsque nous étions à Trouville!—Tant que tu ne préféreras à la Clotilde de Paris que la Clotilde de Trouville, il ne faut pas te flatter d'être extrêmement bien guéri de ton amour. Je crois même devoir t'avertir que c'est un symptôme assez fâcheux.—Et qui t'a dit, Robert, que je voulais guérir de mon amour? Pourquoi ne me proposes-tu pas de me guérir de mon cœur, de me guérir de ma vie? J'ai perdu Clotilde, elle ne peut être à moi; et, d'ailleurs, ce qu'elle est aujourd'hui, ce n'est plus Clotilde. J'ai perdu Clotilde, laisse-moi mon amour!—Tu me donnes, du reste, une preuve de ce que je t'ai dit, bien satisfaisante pour l'amour-propre d'un philosophe. L'objet de ton amour est si bien une femme de ton invention, que tu as besoin qu'elle soit à un certain éloignement. A peine es-tu auprès d'elle, que tu te mets à l'adorer à soixante lieues et à un an de distance. L'amour est comme un de ces petits jardins, de quelques toises carrées, que l'on a sillonné d'allées, de détours et de labyrinthes. Si on le traversait droit, il y aurait à faire de trois à cinq pas; mais, grâce aux circonvolutions que l'on est obligé de faire entre les petits défilés bordés de buis, grâce aux fréquents retours sur ses pas, on fait huit ou dix lieues sur quatre toises. Il y avait autrefois, une manière de faire un pèlerinage à Jérusalem, qui consistait à faire deux pas en avant et un en arrière; tu as trouvé encore mieux que cela. Tu fais deux pas en avant et au moins deux en arrière; tu fais tomber la dernière allée du labyrinthe dans la première, de telle façon que les circuits sont toujours à recommencer, sans qu'il soit jamais possible d'arriver au mur. Voyons, Tony, penses-tu consacrer toute ta vie à un semblable exercice? Tu as reçu de la nature de belles facultés; ne penses-tu pas à te distinguer, à te faire un nom, à devenir quelque chose?—Pfff!» répondit Tony.
III
Il est quelques personnes auxquelles peut-être la réponse pleine de sens et de sagacité par laquelle Tony Vatinel termine le chapitre précédent, peut sembler manquer de quelque clarté. Nous traduirons donc par nos propres impressions le pfff de Tony Vatinel; car, pour nous, ce pfff est encore un de ces mots qui en disent plus qu'ils ne sont gros.
Les honneurs que l'on rend aux hommes distingués ne sont qu'une amorce pour faire faire, à de bonnes gens crédules, certaines corvées sociales qu'il est plus commode d'admirer que de faire soi-même. Et encore leur fait-on payer les vertus et les belles actions comptant, et remet-on les honneurs à l'époque de leur mort. On s'occupe volontiers, en France, de rendre les honneurs aux grands hommes morts; on dépense pour leur tombe un argent qui leur eût été fort utile pendant leur vie, et qui leur eût peut-être évité le désagrément d'une immortalité prématurée. Cela vient peut-être de qu'on aime également beaucoup à enterrer les grands hommes, et que leur mort semble toujours être la plus belle action de leur vie, ou, du moins, celle dont on leur sait le plus de gré, tant on manifeste alors une recrudescence d'enthousiasme et d'admiration.
Une seule chose m'étonne, c'est qu'on n'ait pas encore jusqu'ici imaginé de les enterrer vivants; c'est une idée que je n'émets qu'avec une grande timidité; beaucoup peuvent la trouver séduisante et chercher à l'appliquer. Cicéron disait: «Il n'y a, en fait de religion, qu'une absurdité que les hommes n'aient pas encore inventée, c'est de manger leur Dieu.»
On a depuis profité de l'avis. Je serais réellement fâché d'être cause qu'on enterrât vifs M. Rossini ou M. Hugo. Je crois que la France produit trop de grands hommes pour sa consommation, et qu'elle craint d'être consommée par eux; elle en a fait tant, qu'elle peut l'exportation.
Mais aucune époque autant que celle-ci, peut-être, ne s'est montrée empressée d'en finir avec les grands hommes; aucune n'a si vite et si légèrement décerné l'immortalité aux vivants. On voudrait faire des dieux à la manière des gardes prétoriennes, quand elles se défaisaient d'un empereur dont on commandait d'avance l'apothéose. A peine un homme, aujourd'hui, a-t-il fait deux romances ou manifesté, par un commencement d'exécution, l'intention de faire un vaudeville, qu'on fait son buste, sa statuette, sa biographie: toutes choses autrefois à l'usage des morts. On l'immortalise d'avance et en effigie, et, quand il est mort une bonne fois, on n'a plus qu'à l'enterrer; ou plutôt, de ce moment, on se plaît à le considérer comme mort et enterré; ses fossoyeurs prennent sa place: chacun à son tour.
M. David, qui a fait un fronton pour le Panthéon, y a taillé dans la pierre de futurs grands hommes. C'est une remarquable fatuité aux yeux des étrangers, de leur montrer ainsi, dans ce temple consacré à nos grands hommes, des grands hommes jusqu'au dehors, jusque sur les toits, un débordement de grands hommes qui n'ont pas pu tenir dans le temple.
Peut-être, si l'on fait des temples aux grands hommes, serait-il bon de fixer un temps où l'immortalité serait prescrite, un temps où il n'y aurait plus d'appel ni de recours en cassation. Si l'on ne déclare pas, par une bonne loi, après combien de temps un mort pourra s'endormir sur les deux oreilles, sans se voir chicaner son immortalité, il arrivera ce qui est arrivé: que les petits hommes d'une époque jetteront à la voirie les grands hommes de l'époque précédente; que les successeurs des petits hommes ramasseront les os de leurs grands hommes, et que l'on court grand risque de se tromper d'os et de donner, dans le Panthéon, asile à quelques gredins qui ne s'y attendaient guère.
Mais, quand on aura fait, et discuté, et promulgué une loi à ce sujet, qui garantira l'efficacité de cette loi, et qui empêchera de remplacer cette loi par une autre loi, comme les grands hommes par d'autres grands hommes? Car il n'est pas d'époque qui n'ait un demi-quarteron de grands hommes qu'elle ne soit pas fâchée de mettre sous des marbres assez lourds pour qu'ils ne puissent se relever. C'est, du reste, le secret des riches tombeaux que font les héritiers à ceux dont ils héritent. Sérieusement, à propos du Panthéon, il faut avouer qu'il n'est rien d'aussi ridiculement barbare que le changement de destination des édifices. Les gens qui font de telles choses semblent toujours chercher à faire croire à la postérité que l'histoire commence à eux, et que ce qui a précédé ne vaut pas la peine d'être conservé. Les monuments, ces masses de pierres, sont semés dans le temps par les hommes qui passent, comme les cailloux que le petit Poucet, des contes de Perrault, semait sur la route qu'il voulait retrouver. Seulement, c'est à ceux qui viendront après que ces masses de pierres doivent servir de guides pour leurs investigations dans l'histoire des mœurs et des arts. Il y a, dans le cabinet des figures de cire, un enfant vêtu richement avec un cordon bleu en bandoulière. Le démonstrateur l'a donné successivement, et, selon les circonstances, comme le roi de Rome, le duc de Bordeaux, le duc de Montpensier, le comte de Paris. Il y a encore une industrie qui consiste à afficher sur les murs un morceau de papier sur lequel on lit:
TELLE RUE, TEL NUMÉRO,
ON DÉGAGE LES EFFETS DU MONT-DE-PIÉTÉ,
POUR EN PROCURER LA VENTE.
Il paraît que l'industrie est bonne, car la concurrence est ardente. Voici ce que quelques-uns ont imaginé: comme le métier est identiquement le même, ils collent seulement sur l'adresse du rival une bande de papier, contenant leur propre adresse, et ils trouvent à cela un triple avantage: ils sont annoncés, le concurrent ne l'est plus, et ils diminuent leurs frais d'impression et de papier en les lui faisant payer.
C'est précisément ce que font les grands hommes du présent avec les grands hommes du passé. Voilà à peu près ce que voulait dire le pfff de Tony. Robert probablement l'avait compris et l'avait trouvé sans réplique, car il ne répondit pas un mot.
IV
Tony alla faire une visite du matin à madame de Sommery; elle avait du monde; Arthur lisait des journaux dans un coin et ne se mêlait à la conversation que par quelques phrases plus ou moins bien ajustées qu'il y jetait à peu près au hasard. Clotilde, d'après la coutume, fort inconvenante à mes yeux, de la plupart des femmes de Paris, recevait ses visites de deux heures à six heures dans sa chambre à coucher. Pour Tony, ce n'était pas une inconvenance, c'était une chose horriblement cruelle. Dans son amour pour Clotilde, il avait eu peu d'instants dans lesquels ses sens avaient osé élever la voix: c'était lors de leur rendez-vous sous la niche de la Vierge, à Trouville, quand Clotilde, fatiguée et épouvantée, s'était laissée aller sur le bras et sur la poitrine de Vatinel. Mais, le plus souvent, sa pensée n'allait pas jusque-là. Il n'avait jamais été assez sûr d'être aimé de Clotilde pour oser rêver sa possession, et, d'ailleurs, Clotilde ne lui paraissait pas une femme que l'on possédât. Tant qu'on n'est pas aimé, ou qu'on ne croit pas l'être, il semble que l'on se contentera parfaitement d'être aimé, et que l'on ne demandera rien au delà. Une fois aimé, on borne, avec la même bonne foi, ses vœux à un baiser; mais, je crois que je le répète, Clotilde ne semblait pas à Vatinel une femme que l'on possédât. Qui n'a rencontré de ces femmes dont l'inflexible jupe de plomb semble faire partie de leur personne?
Mais cet odieux lit conjugal changeait, malgré Tony, ses idées sur Clotilde; Clotilde était donc une femme comme toutes les femmes. Ces deux oreillers racontaient des choses bien humaines. Arthur, aux yeux de Tony, était non-seulement un rival heureux, mais encore un profane, un sacrilége, qui faisait descendre la divinité de son piédestal pour l'abaisser jusqu'à son ignoble amour; puis, à force de s'indigner, il arrivait à penser que, puisque la divinité était devenue une simple mortelle, il eût été bien charmant qu'elle le fût à son bénéfice; puis Clotilde, qu'il aurait craint autrefois de souiller par ses caresses à lui, lui semblait bien autrement souillée par les caresses d'un autre; son imagination ne lui faisait grâce d'aucun détail; et il se sentait plein d'un mélange bizarre de haine et de mépris pour Arthur; de haine, de mépris, de fureur et de désirs pour Clotilde. Il ne se contentait plus de regarder le visage de Clotilde; ses yeux, en regardant ses petits pieds dans des mules de velours vert, voyaient malgré lui beaucoup plus de la jambe qu'on n'en montrait; il interrogeait du regard les plis de la soie, plus tendre sur les genoux et trahissant des contours qui lui faisaient frissonner le cœur.
Arthur lui dit: «Vous avez voyagé depuis quelque temps, monsieur Vatinel?—Oui, répondit Tony, je suis allé en Angleterre, en Irlande et en Amérique.—Vous avez dû voir bien des choses curieuses!—Mais non.»
Clotilde rougit; elle avait lu, comme vous savez, madame, les lettres que Tony avait écrites à Robert Dimeux pendant son voyage, et le mais non qu'il venait de prononcer lui faisait entendre, à elle, tout ce qu'il y avait de tendresse et de passion dans ces lettres. Elle leva les yeux sur Vatinel; mais elle rencontra les siens, et tous deux sentirent un mouvement de frisson. Clotilde changea la conversation. Tony se leva et sortit.
Comme Tony s'en allait, et qu'il paraissait hésiter entre deux portes pour sortir, Arthur se leva, lui ouvrit celle qu'il fallait prendre, et lui dit: «Vous ne connaissez pas encore nos êtres.»
Quand Tony fut parti, il se demanda à lui-même pourquoi ces paroles d'Arthur lui avaient si joyeusement résonné dans le cœur: c'est qu'il espérait de se voir installé dans la maison; et comment finirait tout cela, en supposant même que les hommes et le sort le remissent à sa volonté?
V
La veille du jour fixé pour son mariage, Charles Reynold vint demander à déjeuner à Robert. Il cachait son triomphe et sa joie sous un air d'indifférence qui lui donnait beaucoup de peine; car le pauvre garçon était gonflé de bonheur et de pensées d'avenir. Il avait voulu voir la toilette de Zoé, et il était dans le ravissement.
«Ah çà! mon cher, dit-il à Robert, vous n'oubliez pas que je me marie demain et que vous devez assister à mon mariage? Pourvu que je ne l'oublie pas non plus, moi! Vous amènerez votre ami, n'est-ce pas? les amis de nos amis sont nos amis. C'est un peu imprudent de prendre précisément l'instant où l'on se marie pour faire de nouveaux amis; mais je n'ai pas la prétention d'échapper seul au sort commun à tous les maris; et j'ai, sous ce rapport, une philosophie toute faite et prête à tous les événements. Ce ne sera, après tout, qu'une représaille, et la plus douce des justices est sans contredit la peine du talion. C'est à dix heures, vous savez; cela veut dire dix heures et demie, car les femmes feront attendre. Mon Dieu! Zoé a voulu absolument me faire voir sa toilette; je n'aime pas m'occuper de ces enfantillages-là, mais j'ai fini par céder. C'est incroyable, l'importance que les filles y attachent. Je vous demande un peu ce que cela signifie! Je ne sais pas si j'aurai un habit, et je ne compte guère m'en occuper; pourvu que je n'aille pas oublier demain matin! Mais je me sauve. Vous savez, Laure, à laquelle je fais la cour depuis quelque temps?...—Non.—Mais si, une prima donna de boulevard, une petite blonde.—Ah! ah!—C'était une tigresse, elle avait un tas de scrupules. Moi, du caractère dont vous me connaissez, vous comprenez bien que cela ne m'allait guère; et puis, un mariage, ça vous dérange toujours un peu; ma foi, j'avais oublié mon inhumaine, quand hier je reçois une lettre d'elle; elle m'annonce qu'elle viendra me voir après-demain matin. Or, cet après-demain est devenu DEMAIN MATIN. Vous saisissez l'à-propos, sans doute: à dix heures, juste l'heure du conjungo. Je lui ai répondu: «Ma chère petite, après-demain, c'est impossible, j'ai quelque chose à faire; mais demain, par exemple, je serai très-heureux de vous voir.» Et ce demain est aujourd'hui. Elle doit être chez moi; vous comprenez bien qu'une femme qui entre chez moi... Je n'en dis pas davantage. Je vais aller me débarrasser de ce petit triomphe avant d'aller chez ma future; pourvu qu'on ne me fasse pas voir encore des toilettes! Adieu. Si vous étiez aimable, demain, à dix heures, vous m'enverriez un petit mot par votre domestique pour me rappeler la chose. Adieu, mon cher... Ah çà! se dit en bas de l'escalier Charles, qui n'était pas attendu par la moindre Laure, vais-je aller d'abord chez mon bottier ou chez mon tailleur? Pourvu que mes affaires soient prêtes, mon Dieu! Que faire si ces gens-là ne m'ont pas tenu parole? Allons d'abord chez le tailleur... Dites-moi, mon cher, eh bien?—Monsieur, nous serons en mesure.—Pensez que c'est à dix heures.—A neuf heures, on sera chez vous.—Je compte sur vous; c'est très-grave, je ne puis me marier sans un habit noir: je n'en ai, comme vous savez, qu'un brun et un bleu.—Soyez tranquille.—Je vous déclare que je ne le serai pas.—A neuf heures, on frappera à votre porte.—Maintenant, chez le bottier... Mes souliers? Je les attends. Il me les faut aujourd'hui; comment! voilà quinze jours qu'ils sont commandés!—On est très-pressé d'ouvrage en ce moment, et, d'ailleurs, ça ne pouvait pas être confié au premier venu; je n'ai qu'un seul ouvrier auquel je donne l'ouvrage tout à fait soigné.—Vous me les promettez pour ce soir?—Ce soir ou demain matin à sept heures.—Bien sûr?—C'est comme si vous les aviez.»
VI
Le jour du mariage de Charles Reynold, Vatinel se trouva à l'église auprès de madame de Sommery. Il était grave et triste, et, au moment où l'orgue résonna sous la voûte, il fut saisi d'une telle émotion, que quelques larmes tombèrent de ses yeux. Le soir, au bal, Clotilde lui dit qu'elle avait remarqué son émotion. «Je suis sûre, ajouta-t-elle, qu'Alida aura pensé que vous étiez quelque amoureux de Zoé rebuté.—Non, dit Vatinel, mon cœur pleurait malgré moi toute ma vie manquée et perdue. Au moment où le prêtre a dit ces paroles du Christ? «L'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme,» je n'ai pu m'empêcher de penser que, moi aussi, j'ai quitté mon père et ma mère pour mener une vie errante, triste, solitaire et à jamais sans amour.—Vous êtes bien jeune, monsieur, dit Clotilde, pour parler ainsi de l'avenir et pour croire que vous ne rencontrerez jamais une femme que vous puissiez aimer.—Quand je dis que ma vie sera sans amour, reprit Vatinel, je veux dire que je ne serai pas aimé; car, pour moi, mon cœur est rempli d'un amour qui ne s'éteindra qu'avec moi, ou plutôt qui me tuera.—Est-ce donc un amour tout à fait sans espoir, monsieur?—Oh! oui, madame, tellement sans espoir, que, si celle qui en est l'objet venait à moi et me disait: «Tony, je vous aime et je suis à vous,» je la repousserais en lui disant: «Laissez-moi; je ne veux pas de vous, femme souillée et flétrie!»
Clotilde se mordit les lèvres et ne parut pas très-fâchée que Zoé vînt prendre son bras et l'emmenât dans une autre pièce.
«Eh bien, chère Clotilde, voilà donc mon roman fini, sans avoir commencé. J'avais bien fait une tentative, mais elle m'a rendue trop malheureuse. J'ai trouvé dans ce qu'on nous a dit à l'église des choses qui n'ont rien de romanesque, mais qui m'ont rempli l'âme de pensées sévères et élevées, d'un bonheur grave et calme que je ne soupçonnais pas. Embrasse-moi, ma bonne Clotilde, je serai heureuse.
—Oui, tu seras heureuse, répondit Clotilde, tu as épousé un homme qui ne croira pas avoir fait un sacrifice en t'épousant; tu es la femme d'un homme que tu aimes, et les devoirs, si rigoureux pour d'autres, seront pour toi un bonheur ineffable. Tu auras des enfants, car le ciel bénit les mariages d'amour: ce sont les seuls qu'il reconnaisse et sanctifie. Tu seras heureuse, Zoé. Tu ne seras tourmentée ni par l'ambition ni par la vengeance. Être heureuse, c'est aimer et être aimée. Voilà ton devoir.»
Charles était ivre de joie; mais un nuage passait de temps en temps sur son visage. Plusieurs fois il se dirigea vers Robert, puis s'arrêta sans être allé jusqu'à lui et sans lui avoir parlé. Il finit par prendre une résolution. «Robert, lui dit-il, voulez-vous faire un tour de jardin avec moi?—Je vous rends grâce mon cher ami, il fait trop froid.—C'est que j'ai un service important à vous demander.—C'est différent; je croyais que c'était simplement un plaisir que vous me proposiez. Je vais mettre mon manteau. Faites-moi donner un cigare. Mais est-il tout à fait nécessaire que ce soit dans le jardin?—Oui; il y a du monde partout, et je ne veux pas que ce que j'ai à vous dire soit entendu par d'autres que vous.»
VII
«Mon cher Dimeux, dit Charles Reynold quand ils furent descendus dans le jardin, je vais vous montrer la grande confiance que j'ai en vous; mais vous allez vous moquer énormément de moi.—Allez toujours.—Promettez-moi du moins que vous me garderez le plus profond secret.—Il paraît que votre confiance en moi est au fond de votre cœur sous un tas de petites défiances dont il faut la débarrasser pour qu'elle puisse sortir.—Non; mais...—Tant qu'à ne pas me moquer de vous, je puis vous promettre, si vous voulez, et si réellement la chose mérite la moquerie, de me contenter d'un sarcasme intérieur et latent dont vous-même ne vous apercevrez pas; pour la discrétion, je vous la promets.—Eh bien, dit Charles Reynold cherchant à diriger la promenade vers les allées sombres et les plus éloignées de la maison, dont les fenêtres jetaient de la clarté; eh bien, me voici marié.—Oui.—Le maire et le prêtre ont fait leur état, je n'ai plus qu'à faire le mien. Il est dix heures; j'esp... je pense que madame ma tante va emmener sa fille dans une heure.—C'est très-probable.—C'est que je vous avouerai, mon cher Dimeux, que je ne me suis jamais marié.—Je l'espère bien; sans cela, vous vous trouveriez dans une situation parfaitement prévue par le Code pénal.—Oui; mais il y a des choses qui m'embarrassent.—Ce n'est rien; demandez à votre belle-mère quand elle emmènera sa fille, et suivez-les.—Ce n'est pas cela.—Vous m'effrayez, mon cher Reynold.—Ah! voilà déjà que vous vous moquez de moi.—Mais non, vraiment.—Eh bien, je vais vous dire les choses sans détours.—Je commence à l'espérer avec d'autant plus de plaisir qu'il fait froid, et avec d'autant plus de raison que vous les épuisez tous.—Je vous dirai donc... mais sans hésiter davantage... mon cher... Robert Dimeux... je vous dirai donc... sans préambule... sans tergiversation... que... Mais vous vous rappelez la discrétion que vous m'avez promise... Je vous dirai alors...»
Ici, Charles parla si bas, que je ne puis répéter ce qu'il dit.
«Mais, dit Robert, et Laure, dont vous me parliez hier?...—Plaisanterie! mon cher Dimeux.—Et Julie, dont vous m'avez raconté de si bonnes histoires?...—Mensonge! mon cher Dimeux.—Et Anna, sur laquelle vous m'avez donné des détails si intimes?...—Vanterie! mon cher Dimeux.—Et Adèle, je crois, oui, c'est Adèle que vous l'appeliez, dont vous m'avez fait des descriptions si ravissantes que j'avais presque envie de les vérifier?...—Invention! mon cher Dimeux.—Ce sont donc aussi plaisanterie, mensonge, vanterie et invention, que ces lettres, ces billets et ces rendez-vous, ces nuits passées dehors, ces maris jaloux, ces invasions par les fenêtres?...—Comme vous dites, mon cher Dimeux, plaisanterie, mensonge, vanterie, invention.»
Et alors Robert fit une question aussi bas que Charles avait parlé quelques instants auparavant.
CHARLES. Jamais.
ROBERT. Jamais, jamais?
CHARLES. Jamais.
ROBERT. C'est très-drôle.
CHARLES. Pour vous.
ROBERT. Je ne vois pas où est le malheur pour vous à présent; mais enfin...
CHARLES. J'ai bien quelques théories; mais...
Robert parla bas assez longtemps.
CHARLES. Je vous remercie, mon cher ami.
ROBERT. Il n'y a pas de quoi; vos théories étaient excellentes. C'est tout ce que vous aviez à me dire?
CHARLES. C'est parbleu bien assez!
ROBERT. Alors rentrons, je meurs de froid; vous m'avez tenu là un cigare tout entier.
Robert jeta la fin de son cigare et rentra le premier. Madame Reynold la mère lui demanda d'un air fort inquiet: «Où est mon beau-fils?—Il va venir, madame.—C'est qu'on n'est jamais tranquille avec des jeunes gens qui ont mené une vie si folle et si dissipée!...»
VIII
Marie-Clotilde.
Tony Vatinel devint assidu chez Clotilde. Il était généralement silencieux. Un soir, cependant, on vint à parler de Trouville; il prit la parole et demanda à Clotilde si elle se rappelait bien la plage, et si elle se rappelait aussi les petits bois qui dominent la Touque, et les beaux couchers du soleil. «Vous rappelez-vous, madame, disait-il, ce jour où les pêcheurs rentrèrent par un si terrible coup de vent?» Et il fit de la tempête une description qui fit frissonner les auditeurs. «Vous rappelez-vous la colline, au mois de mai, couverte de joncs en fleurs comme d'un drap d'or?» C'était, ce soir-là, grande représentation au Théâtre-Italien. Clotilde était un peu fatiguée et n'y allait pas. Les trois ou quatre hommes qui étaient chez elle se levèrent. «Et vous, monsieur Vatinel, dit-elle à Tony, n'allez-vous pas au Théâtre-Italien?—Non, madame.—Vous le voyez, mes amis ne se gênent pas avec moi. Ce n'est pas un reproche que je vous fais, messieurs; allez-vous-en. Je suis naturellement ingrate, et je ne veux pas de sacrifices. Ne vous croyez donc pas obligé, monsieur Vatinel, de me tenir compagnie, si vous avez mieux à faire.—Faut-il, madame, demanda Vatinel, me croire obligé de m'en aller?—Non... Vous n'aimez donc pas le spectacle? dit Clotilde à Tony quand ils furent seuls.—Non, madame.—Ni la musique?—Non plus.—Je ne vous ai jamais vu danser.—En effet, je ne danse pas.—Ni jouer.—Ni jouer.—Ni causer.—Ni causer.—Qu'aimez-vous donc, alors?—Moi, madame, je n'aime rien.—C'est une plaisanterie!—J'aime la plaisanterie moins que toute autre chose; mais je comprends bien que ce que je vous ai dit a besoin d'explication. J'ai dans le cœur une grande et violente passion.»
Clotilde, à ces mots, s'embarrassa visiblement; Tony s'en aperçut et ajouta: «La femme que j'aime est une jeune fille, vierge et ignorante, qui n'a jamais eu même un frère dont les lèvres aient touché son front. Deux fois seulement, et cela m'a tellement ému que j'en pourrais dire le jour et l'heure; deux fois seulement mes doigts ont touché les siens; une autre fois, craintive, fatiguée, elle a abandonné un instant son corps sur mon bras, et j'en sens encore l'impression. Cet ange n'est plus, madame.»
Clotilde le regardait avec étonnement et avec défiance. Elle savait bien que c'était elle que Tony aimait, et tous ses souvenirs s'appliquaient à elle parfaitement. Tony continua. «Je sais, madame, dit-il, que Robert vous a montré mes lettres, et je saisirai cette occasion de vous les expliquer, parce que, un jour ou un autre, vous pourriez bien me chasser de votre présence et croire accomplir un devoir en agissant ainsi, et ce serait pour moi un grand malheur; car réellement je ne peux vivre que là où vous êtes. Donc, madame, je ne vous dirai pas: «Je vous ai aimée et je ne vous aime plus.» Ce n'est pas cela; ce n'est pas moi qui ai changé. J'ai aimé ce que vous étiez quand je vous ai connue, et je n'aime pas ce que vous êtes aujourd'hui. Non-seulement j'ai aimé ce que vous étiez alors, mais je l'aime encore. J'aime encore de toutes les forces de mon âme cette jeune fille dont je parle dans les lettres que vous avez lues; mais je ne la retrouve plus en vous. Cependant, vous êtes la seule personne avec laquelle je pourrais en parler. Robert est un moqueur, et je ne veux pas exposer à la moquerie un sentiment aussi profondément enfermé dans mon cœur. Cependant, je ne puis parler que de cela. Si j'ai un peu parlé ce soir, c'est que parler de Trouville, de la plage, des bois où je l'ai vue, c'est pour moi parler d'elle et de mon amour. Ce n'est qu'à une femme que l'on peut parler d'un amour véritable, et il est peu de femmes auxquelles on puisse parler d'un amour qui n'est pas pour elles. Notre situation est tout à fait particulière. Vous seriez bien bonne de me permettre de vous parler quelquefois de celle que j'aime et qui n'est plus.»
Clotilde regardait toujours Vatinel avec attention; elle cherchait à découvrir dans les yeux, dans l'expression de son visage, dans le son de sa voix, s'il était de bonne foi en parlant ainsi, et s'il la faisait assister à quelque rêve d'un cerveau en délire, ou si c'était une façon très-alambiquée, et d'un goût plus que médiocre, de lui faire une déclaration d'amour.
Le résultat de ses observations fut que Vatinel était peut-être fou, que peut-être il se trompait lui-même; mais qu'à coup sûr, il ne voulait tromper personne et qu'il était de la meilleure foi du monde.
«Monsieur Vatinel, dit Clotilde, j'imiterai votre franchise. Le hasard, ou une petite perfidie de votre ami, dont j'ignore le but, vous a instruit d'une chose que je ne vous aurais jamais dite. J'ai été extrêmement touchée de cet amour si vrai que peignaient vos lettres pour mo... pour celle que vous aviez aimée, que vous aimez encore, dites-vous. Vous avez été malheureux, vous l'êtes peut-être encore. Je veux vous aider à vous consoler, et, en y consacrant mes soins les plus affectueux, je croirai accomplir un devoir; je suis heureuse de n'avoir pas à parler des barrières infranchissables qui se sont élevées entre nous. Soyons amis, nous parlerons de tout ce que vous voudrez; de cette Clotilde... qui n'est plus.—Vous avez raison, madame, répondit Vatinel, je ne l'appelle que Marie dans mon cœur, car elle s'appelait Marie, doux nom formé avec les lettres du mot aimer. Mais que vous disais-je d'abord? Je vous disais que je n'aimais rien. Les goûts sont de la monnaie d'amour. Tout ce qui avait en moi quelque puissance d'aimer, même le plus légèrement, tout est rentré dans mon cœur pour se réunir à l'amour que j'ai pour... pour Marie. Cet amour est comme le soleil, qui aspire jusque dans le calice des fleurs les plus petites gouttes d'eau pour les réunir en un nuage qui porte la tempête.—Monsieur Vatinel, dit Clotilde, je vous crois un homme bon et loyal, et je ne doute pas un instant que vous ne soyez parfaitement de bonne foi. Seulement, comme cet amour dont vous parlez est tout à fait en dehors des conditions humaines, il est possible que vous vous trompiez vous-même. Je ne sais trop comment vous dire cela. Rien de si ordinaire à une femme que de se refuser à croire qu'on l'aime. Mais il est moins ordinaire et moins commode de dire: «Vous dites que vous ne m'aimez pas, et je crains cependant que vous ne m'aimiez.» C'est là une grande fatuité féminine; mais j'aime mieux m'exposer à être un peu ridicule qu'à jouer un jeu qui nous amènerait peut-être du malheur à l'un et à l'autre.»
Certes, moi, l'auteur, je ne prendrais pas sur moi ici de décider si Clotilde avait réellement la crainte qu'elle mettait en avant, ou si elle était un peu piquée de la préférence que donnait Vatinel, à ce qu'elle avait été, sur ce qu'elle était présentement. Je ne déciderai pas non plus si Clotilde n'était pas partagée par ces deux sentiments, et si elle aurait été plus capable de bien définir ce qui se passait en elle. Toujours est-il que Vatinel prit sa crainte au sérieux. Mais ce brave et digne jeune homme a si peu le sens commun dans toute cette conversation, que l'on n'ose pas trop être de son avis.
«Madame, dit-il en se servant, pour lui être agréable et pour la rassurer, des sentiments qu'il était heureux de trouver dans son cœur, comment voudriez-vous que je pusse vous aimer?»
C'était réellement un singulier garçon que Tony Vatinel, un sauvage bien sauvage, et dont je suis honteux d'avoir à rapporter les discours.
Clotilde fit une petite grimace qui disait clairement qu'elle trouvait le personnage assez difficile et assez bizarre. Il n'y fit aucune attention et continua:
«Comment voudriez-vous que je pusse vous aimer avec le cœur dont j'ai aimé Marie? Il n'est pas un des objets qui vous entourent qui ne me sera odieux; vous ne pourriez pas prononcer une parole, faire un geste qui ne m'inspirât de la haine! Si je vous aimais, j'aurais envie de vous tuer et de me tuer après! Vous qui avez un mari, un homme auquel vous appartenez, un homme qui restera avec vous quand je vais être parti, dans quelques instants! Ce salon, ces fauteuils, ces rideaux, vos vêtements, vos bagues, votre nom, tout me rappellerait que vous êtes souillée, que vous êtes à un autre! Oh! non, non, madame! plus j'aimais ce que vous étiez, moins je puis aimer ce que vous êtes! Plus j'ai aimé Marie, moins je puis aimer Clotilde! Ce sont deux femmes dont l'une est morte, et, pour que je le croie mieux, vous n'avez rien gardé de Marie. Vous n'avez plus la même physionomie ni les mêmes gestes; vos cheveux sont arrangés autrement, vous avez plus d'embonpoint, votre voix a bien plus d'assurance, ainsi que votre regard. Marie parfumait sa chevelure d'une odeur de violette qui semblait être son haleine. Vos cheveux, à vous, sentent je ne sais quelle odeur que sentent également les cheveux de cent autres femmes. Quelquefois, cependant, il vous arrive pour un instant, quand vous êtes éclairée de certaine façon, ou quand votre voix, prononçant certains mots, trouve certaines inflexions, il vous arrive de ressembler à Marie et de me la rappeler; mais c'est pour moi comme une vision, comme une apparition qui s'évanouit aussitôt. Il y a quelques jours, vous étiez par hasard coiffée comme se coiffait Marie, et, quand vous aviez la tête penchée, vous lui ressembliez tout à fait. Mais qu'arrive-t-il alors? Que je vous hais, et qu'il me semble presque que j'aime moins Marie. Vous voyez bien, madame, qu'il est impossible que je puisse vous aimer. Hors de ces idées, vous êtes charmante, gracieuse, spirituelle, pleine de tact et de finesse; mais vous n'auriez pas été Marie et je ne l'aurais pas connue, que je ne vous aimerais pas; car, par un hasard étrange, vos perfections mêmes sont des choses que je haïssais avant de vous connaître, et je suis sûr que, si j'avais voulu tracer le portrait d'une femme selon mon cœur, il n'y a pas un trait qui vous eût ressemblé.»
De ce moment, Tony Vatinel vint voir Clotilde tous les jours. Quand elle était seule, il lui parlait du passé, de celle qu'il appelait toujours Marie; il lui racontait l'histoire de ses moindres sensations pendant tout le temps qu'ils étaient restés ensemble à Trouville; il n'avait rien oublié. Il se rappelait, pour chaque jour, ce qu'elle avait dit et comment elle était habillée. «Ce jour-là, disait-il souvent, elle avait une boucle de ses cheveux dérangée par le vent. Cet autre jour, elle avait un chapeau de paille orné d'une branche de giroflée violette.» Mais, quand il y avait quelqu'un, il se renfermait dans un silence opiniâtre; et, quand Clotilde lui en faisait des reproches, il lui disait:
«Que voulez-vous que je dise? Je n'ai rien à dire aux autres, et je ne sais même pas bien pourquoi il y a des autres au monde. Je ne demande qu'une chose au ciel, dit-il une autre fois, c'est de vous trouver toujours seule, toujours disposée à m'entendre vous parler de Marie. Et je livrerais le reste de ma vie à qui la voudrait; mais il faudrait que j'eusse une confiance, que je suis bien loin d'avoir; il faudrait que mon cœur pût se tourner vers vous avec cette certitude de vous trouver que les yeux ont à se lever au ciel.»
Arthur n'avait pas compris à quel degré il avait blessé le cœur de sa femme la nuit du bal de l'Opéra. Le silence qu'avait gardé Clotilde lui avait paru une preuve de faiblesse et de soumission, et, au lieu de chercher à effacer l'impression de son injure, il crut qu'il pouvait tout oser. Il exigea qu'elle offrît des excuses à Alida, et elle offrit des excuses à Alida; il voulut qu'elle reçût la veuve, et elle la reçut. Il avait, en fait d'autorité dans sa maison, dans laquelle jusque-là il ne s'était pas trop cru le maître, toute l'insolence d'un parvenu.
Pour qui aurait bien connu Clotilde et aurait vu son cœur à nu, Arthur se trompait lourdement. Du moment où Arthur avait reproché à Clotilde son introduction dans la famille de Sommery, la blessure qu'il lui avait faite était si profonde, que toute autre blessure ne pouvait aller au fond de la première et en toucher les bords, ni par conséquent exciter de la douleur. Elle avait conçu pour Arthur à la fois tant de haine et tant de mépris, qu'elle ne pouvait plus avoir, à l'égard de la veuve, même cette jalousie de vanité que l'on éprouve pour l'homme que l'on aime le moins. De petites tracasseries d'intérieur, le refus de revoir Alida ou de voir la veuve n'auraient pu contenter Clotilde, et elle trouvait un plaisir amer à voir s'accumuler les torts et les injures de M. de Sommery.
Tony lui témoigna une grande admiration pour son angélique douceur.
«Tony, lui dit-elle, je fais ce qu'on veut, et je ne me plains pas, parce que cela m'est égal; les grands intérêts absorbent les petits. Comme vous, j'aime à me reporter en arrière. Je n'attache que peu de prix aux intérêts de ma nouvelle existence; il me semble que cela ne me regarde pas et qu'il s'agit d'une autre personne. Je crois que je redeviens Marie.
XI
Un soir, Tony Vatinel trouva Clotilde avec la coiffure qu'elle avait le jour qu'il l'avait vue pour la première fois. C'était la coiffure qu'elle portait à Trouville.
Il la regarda avec un intérêt plus marqué.
«A quoi pensez-vous? lui dit-elle.—Je pense répondit Vatinel, que je vais bien détester le premier qui entrera ce soir.—Je l'avais prévu, et j'ai défendu ma porte, excepté cependant pour mon mari.»
Tony fut très-fâché qu'elle eût prononcé ce mot; mais il ne tarda pas à oublier cette impression. Clotilde avait repris ce parfum suave et fugitif de violette dont elle se servait autrefois. Tony la regarda et resta rêveur.
Ce n'était pas sans intention que madame de Sommery avait parlé de son mari. Vatinel semblait le plus enchanté et le plus amoureux des hommes, il n'y avait rien d'impossible que, dans la suite de la conversation, il lui prît fantaisie de se jeter aux pieds de Clotilde ou de lui baiser la main; il pouvait également arriver qu'Arthur rentrât à ce moment. On ne peut cependant dire à un homme tranquillement assis sur sa chaise: «Ayez soin de ne pas vous jeter à mes genoux; ne vous animez pas trop, parce que mon mari pourrait rentrer.» Il est cependant prudent de l'avertir, et Clotilde avait jeté le plus incidemment possible la mention que son mari pouvait rentrer. «Trouvez-vous, dit Clotilde, que je ressemble à Marie?—O Marie! s'écria Vatinel, tu es Marie, tu es tout ce que j'ai aimé et tout ce que j'aime. Marie ou Clotilde, je t'aime; je t'aime comme tu étais et comme tu es. L'amour que j'ai pour toi est un culte auquel j'ai consacré toute ma vie. Depuis longtemps, l'amour a remplacé le sang dans mes veines. Il y a des gens qui marchent, il y en a qui travaillent, il y en a qui font des projets et des rêves; moi, je vous aime, et je ne fais pas autre chose.—Et moi aussi, dit Clotilde, Vatinel, je vous aime! Mais, écoutez-moi bien, mon ami. J'ai à vous entretenir d'une chose triste dont nous ne reparlerons jamais. Je suis mariée, je suis la femme de M. de Sommery. Vous ne voudriez pas plus que moi d'un odieux partage. Je ne serai jamais à vous. Nous continuerons à vivre dans le passé. Mon cœur seul vous appartiendra, mais il vous appartiendra aussi sans partage. J'aurai en vous la plus grande confiance; mais, si vous en abusiez un instant, je cesserais de vous voir, parce que ma résolution est immuable. Acceptez-vous ce pacte, ce pacte d'amour pur et fraternel?—Je l'accepte, dit Tony, et j'y serai fidèle. Vous avez raison; d'ailleurs, je ne voudrais pas d'un partage dont la seule pensée m'inspire de l'horreur. Nos âmes sont à jamais unies.—Mon ami, dit Clotilde, vous êtes ému, votre teint est animé et vos yeux étincellent; nous sommes seuls; je ne veux pas qu'on nous trouve ainsi: allez-vous-en. Il arrive souvent que nous ne pouvons nous parler. Il est rare que je puisse ainsi vous consacrer toute une soirée. Fiez-vous-en à mon cœur, je referai ce bonheur pour nous aussi souvent que je le pourrai. Quand ce sera impossible, vous ne vous plaindrez pas, et vous ne m'en voudrez pas; vous n'oublierez pas que je souffre autant que vous de notre séparation. Mais rien ne nous empêchera de nous écrire. Vous enverrez vos lettres à ma femme de chambre, sans adresse. Maintenant, Tony, bonsoir. Je vous aime: emportez ce mot pour vous tenir compagnie. Donnez un baiser fraternel sur mon front.»
Tony s'avança pâle et tremblant, et se pencha sur Clotilde. Il posa ses lèvres sur son front blanc. Tout disparut à ses yeux, et, quand il se releva, son âme tenait plus au front de Clotilde qu'à ses lèvres à lui. Il chancela et s'appuya sur un meuble; puis il partit en courant.