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Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 1 (of 15)

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The Project Gutenberg eBook of Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 1 (of 15)

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Title: Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 1 (of 15)

Author: Gabriel Bonnot de Mably

Contributor: Gabriel Brizard

Editor: Guillaume Arnoux

Release date: October 14, 2016 [eBook #53279]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif, Hans Pieterse and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COLLECTION COMPLÈTE DES OEUVRES DE L'ABBÉ DE MABLY, VOLUME 1 (OF 15) ***

Au lecteur

Table

L’image de couverture a été réalisée pour cette édition électronique.
Elle appartient au domaine public.

COLLECTION
COMPLETE
DES ŒUVRES
DE
L’ABBÉ DE MABLY.


TOME PREMIER,

Contenant les Observations sur l’histoire de France.

A PARIS,

De l’imprimerie de Ch. Desbriere, rue et place Croix,
chaussée du Montblanc, ci-devant d’Antin.


L’An III de la République,
(1794 à 1795.)


AVIS
SUR CETTE ÉDITION.


Voici enfin tous les ouvrages de Mably, tels qu’ils sont sortis de sa plume. L’éditeur ne s’est pas permis d’y rien ajouter, ni d’en rien retrancher. Il en est un auquel il mettoit la dernière main, quand la mort vint l’enlever à ses amis, aux lettres, à la philosophie et à toutes les sociétés politiques; c’est le Cours et la Marche des passions dans la société. Le lecteur n’oubliera pas cette circonstance, en lisant ce traité.

Les lumières répandues dans ces ouvrages sur les gouvernemens, sur les lois, sur la morale, en rendent la lecture nécessaire à tous ceux qui sont appelés à l’administration des affaires publiques.

Pour gouverner les hommes, et les conduire au bonheur que leur nature comporte, il faut les connoître, il faut avoir porté le flambeau dans les profondeurs du cœur humain; il faut des talens, des connoissances et des vertus. Mably nous présente cette heureuse réunion; il a médité pour nous, il a écrit pour nous; ses écrits sont l’héritage qu’il nous a légué, c’est à nous à le faire valoir. Notre félicité a été l’objet de ses longs travaux; il nous a tracé la marche qui y conduit, c’est à nous à la suivre; pour parvenir à ce but, garantissons-nous de l’erreur et du vice qui nous en éloigneroient. Quand les destinées d’une nation sont entre les mains de l’ignorance et de la corruption, le peuple est en proie à tous les maux; il n’a alors d’autre ressource que d’appeler à son secours, la sagesse du philosophe, les lumières du législateur, la prudence et la vertu de l’administrateur. Les maladies politiques ne sont pas l’ouvrage de la nature ni du peuple, elles sont celui des législateurs et des administrateurs; leur guérison demande des remèdes efficaces; des palliatifs ne feroient qu’empirer le mal. Les ouvrages de Mably contiennent ces remèdes. Heureux les peuples, dont les gouverneurs auront la prudence, la sagesse et le courage de les employer!

Les peuples aiment autant la vérité, que les gouverneurs la craignent; la cacher, est une trahison, la crainte de la dire, une lâcheté. Les révolutions qui entraînent tant de maux après elles, ne sont que l’effet d’une injuste et odieuse administration. Quand les peuples sont gouvernés avec justice, ils sont tranquilles et heureux; ils aiment le gouvernement, ils aiment les lois, ils respectent les magistrats, ils leur obéissent, et les magistrats obéissent aux lois.

Si les magistrats flattent le peuple, c’est qu’ils veulent le corrompre et l’asservir. Un peuple trompé, peut tout bouleverser, et du sein de la liberté, il passe aux horreurs du despotisme. Toutes ces tristes vérités se trouvent consignées, avec une effrayante évidence, dans les ouvrages de Mably. Que les magistrats en fassent le sujet de leurs sérieuses méditations; le bonheur ou le malheur des peuples sont dans leurs mains, ils répondent au temps présent et à la postérité, de tous les maux qu’ils auroient pu éviter.

La nature a donné à l’homme, des besoins, le sentiment du juste et de l’injuste, le désir du bonheur; ces premiers élémens de la société, mis en œuvre par les lumières et la sagesse, feront la gloire des magistrats et la félicité publique, qui est le but de toute bonne politique.

Je devois à la mémoire de Mably, je devois à l’amitié qu’il avoit pour moi, et comme un de ses exécuteurs testamentaires, je devois à toutes les sociétés politiques, la publication de tous ses ouvrages; en remplissant ce devoir, j’ai encore versé des larmes sur la perte de ce grand homme.

ARNOUX.


ÉLOGE HISTORIQUE
DE
L’ABBÉ DE MABLY,

Discours qui a partagé le prix au jugement de l’Académie des inscriptions et belles lettres, en 1787.

Par l’Abbé BRIZARD.


Non ego, Te, meis
Chartis, inornatum silebo.

Horace, lib. IV, Ode VIII.


Les anciens croyoient que la politique n’étoit que l’art de rendre les peuples heureux, et qu’un peuple ne peut être heureux qu’autant qu’il a des mœurs: ils n’ont jamais séparé la morale de la politique, et leurs législateurs croyoient assez faire pour le bonheur des hommes, que de les former libres et vertueux. Voilà ce qui a rendu la Grèce si florissante, et Rome maîtresse du monde. Platon, Cicéron, tous ceux qui se sont occupés des lois et de la félicité publique, ont tenu le même langage: cette doctrine respire dans tous leurs écrits; la Grèce et Rome ne sont tombées que pour s’en être écartées: avec les mœurs a péri la liberté. Le débordement et les ravages des barbares nous avoient fait perdre jusqu’à la trace de cette grande vérité. Pendant quinze siècles une épaisse nuit étendit son voile sur la nature entière; toutes les lumières furent éteintes: on corrompit les sources de la morale; on honora du nom de politique l’art d’asservir et de tromper les hommes; on réduisit en maximes cet art funeste, et des écrivains pervers enseignèrent aux ambitieux à être injustes par principe, et perfides avec méthode. Si quelques hommes, par la force de leur génie, s’élevèrent au-dessus de la corruption générale, ils ne purent réformer leur siècle, et tous leurs projets périrent avec eux. L’ambition continua de nous égarer. La découverte d’un nouveau monde, le commerce, les arts nous donnèrent, avec de nouvelles richesses, de plus grands besoins et des vices nouveaux. Les peuples, après avoir placé leur gloire dans l’ambition et dans les conquêtes, mirent leur félicité dans l’avarice et dans les jouissances du luxe: on ne connut plus de frein; l’or devint le dieu de l’Europe; la vertu ne fut plus qu’un vain nom, et les mœurs, tombées dans l’oubli, parurent un sujet de mépris et de ridicule. Un homme est venu, qui, nourri de la lecture des anciens, retrouva dans leurs écrits les traces de ce type céleste, de ce beau dont nous avions perdu tout sentiment: il en étudia les élémens, et l’un des premiers parmi les modernes, nous dévoila l’alliance intime de la morale et de la politique, et démontra que les mœurs sont la source et la base de la félicité publique: il rappela tous les hommes et toutes les sociétés à cette idée simple et sublime par sa simplicité même. Toute sa vie, tous ses écrits, publiés dans l’espace de quarante ans, furent employés à développer cette utile et féconde vérité. L’exemple de tous les âges et de tous les peuples vint sous sa plume à l’appui de ses maximes: il y a dans tout ce qu’il a écrit une unité, je ne dirai pas de systême, mais de doctrine, dont il ne s’est jamais écarté. Ses principes étoient sûrs; il s’y tint opiniâtrément attaché: on ne le vit jamais ni varier ni flotter au gré des opinions vulgaires. Il dit des vérités sévères; il les dit avec force, avec énergie, et quelquefois avec une certaine brusquerie, qui n’est que l’indignation de la vertu qu’irrite l’aspect du vice et de l’injustice; et dans un siècle essentiellement frivole et corrompu, il trouva pourtant des amis et des lecteurs.

Tel fut l’homme sage et vertueux que nous regrettons: son éloge est le premier qui se fasse entendre dans ce Lycée, sans que l’écrivain y ait pris place pendant sa vie, et peut-être on devoit cet honorable exemple aux lettres, aux mœurs et à la vertu. L’auteur de tant d’écrits profonds et lumineux appartenoit naturellement à cette académie, et étoit digne d’y recevoir le premier, le prix public de ses travaux et l’hommage de la nation. Il s’y étoit dérobé pendant sa vie; il étoit juste du moins qu’après sa mort son nom retentît dans ces murs, au milieu de ceux qui furent les émules de ses travaux et de sa gloire: recevoir un laurier de leurs mains, c’est être couronné par ses pairs.

Puisqu’on a choisi cette compagnie savante pour juge, on a voulu sans doute écarter de cet éloge l’exagération, les faux ornemens, et tout cet échafaudage d’éloquence qui a un peu décrédité ce genre d’écrire. Pour moi, interprête de la voix publique, mes paroles seront simples et modestes, comme celui qui en est le sujet; l’austère vérité formera toute mon éloquence, comme elle formoit son caractère; et dans cet examen que je vais faire de sa personne et de ses écrits, je n’oublierai pas que c’est un sage que je loue, et que c’est devant des sages que je parle.

Gabriel Bonnot de Mably naquit vers le commencement du siècle.[1] Le vœu de sa famille le portoit à la fortune; on lui fit prendre des engagemens qui, pour l’ordinaire, y mènent. Un parent, cardinal et ministre, sembloit lui ouvrir et lui tracer sa carrière; il y fit un premier pas, et ce fut un sacrifice; mais bientôt, impatient du joug, il dédaigna cette brillante servitude; il ne savoit ni flatter, ni ramper, ni fléchir; il se dégagea de tous ces liens importuns, et reprit sa liberté. Les lettres lui offroient un asyle, il se réfugia dans leur sein; il préféra l’étude, son cabinet, ses livres, une pauvreté noble et libre, à toutes les séductions de la fortune, et aussi tôt qu’il eut pris son parti, on ne le vit jamais jeter un regard en arrière. N’ayant rien à prétendre ni rien à perdre, ses sentimens étoient à lui: il ne fut point obligé d’enchaîner ses idées aux idées des autres, d’adopter leurs opinions, et de recevoir, pour ainsi dire, ses pensées toutes façonnées de leurs mains: il crut qu’il falloit être soi. Il se sépara de la multitude, et marcha presque seul dans l’étroit sentier qu’il s’étoit tracé. Ses principes et son caractère, ses écrits et sa conduite tranchèrent toujours avec le goût dominant et le ton général de son siècle.

Dans ses principes austères, il ne regardoit point les lettres comme un simple amusement, mais comme un instrument donné à l’homme pour perfectionner sa raison et contribuer à son bonheur. Aussi rechercha-t-il moins, dans la culture des lettres, ce qu’elles offrent d’agréable et de séduisant, que ce qu’elles ont de solide et d’utile. Il y cherchoit, non pas seulement des modèles de style et de langage, mais des leçons et des exemples de morale et de vertu. En se pénétrant des beautés mâles des anciens et des grands modèles,[2] il passoit des mots aux choses, et, suivant l’expression de Montaigne, de l’écorce à la moelle, et se nourrissoit de vérités plus substantielles, et de ces sentimens sublimes qui échauffent leurs écrits. Il ne croyoit pas que les rares talens, l’éloquence, les beaux vers fussent uniquement destinés à flatter l’oreille par des sons harmonieux, mais à parler au cœur, à éclairer l’esprit, à faire passer dans l’ame le sentiment du beau, l’amour du juste et du vrai, à y graver les grandes vérités de la morale et les leçons de la vertu. Par ce noble emploi des lettres, il sembloit qu’il voulût les venger du reproche qu’on leur a fait d’avoir accéléré la décadence des mœurs, et certes, si tous les écrivains en avoient fait un pareil usage, jamais le philosophe de Genève n’eût pensé à les flétrir de ce reproche, et jamais leur histoire ne seroit venue prêter des armes à son éloquence.

La plus noble des études, et la plus nécessaire au bonheur, celle de l’homme, de sa nature, de sa destination, de ses droits et de ses devoirs; tous les grands objets qui intéressent la félicité publique, la politique, la morale, la législation, ont été constamment le sujet de ses méditations, le but de ses veilles et de ses travaux: mais il ne se pressa point d’écrire. Peu jaloux d’une gloire facile et précoce, il ne fatiguoit point le public de productions éphémères; il laissa mûrir son talent. Long-temps renfermé dans le silence et la retraite, où s’alimentent les ames fières et fortes, il interrogea les sages de tous les siècles, les lois de tous les peuples, l’histoire de tous les pays; il recueillit ses propres idées, et se repliant sur lui-même, il sonda les abîmes du cœur humain, étudia la nature et la marche des passions dans chaque individu, et leur développement dans la société: de ces méditations combinées, il a tiré un petit nombre de résultats, de principes éternels et constans, qui lui ont donné les bases de la morale et la clef de toutes les associations politiques; et de ces principes, dont il ne s’est jamais écarté, découlent toutes ces vérités lumineuses qu’il a jettées dans ses écrits.

Il a vu que la destination de l’homme et son premier besoin est d’être heureux; que l’établissement des sociétés n’a d’autre but que de remplir ce vœu de la nature; mais il crut que l’homme ne pouvoit être heureux sans mœurs, qu’il ne pouvoit avoir de mœurs sans un bon gouvernement, ni un bon gouvernement sans lois justes et impartiales: il puisa ces principes dans la nature même des choses; mais il en chercha la preuve et l’application dans l’histoire, et sur-tout dans celle des anciens, dont il fit sa principale étude.

Mais quand de ces contemplations il descendit aux constitutions modernes, quand il voulut connoître sur quelles bases les états de l’Europe avoient appuyé le bonheur des peuples, et quelles étoient les lois politiques et les intérêts des diverses sociétés qui composent cette grande famille du genre humain, il ne trouva qu’un chaos. Il fut étonné de cet amas de volumes; et manquant de fil pour se conduire dans ce dédale, il conçut le projet de renverser ce monument gothique, afin d’édifier sur un nouveau plan: il tira la vérité de dessous ces décombres, fouilla dans les archives de toutes les nations, étudia les grandes transactions passées entre les peuples, forma un corps régulier de tous ces membres épars, et donna son Droit public de l’Europe, fondé sur des traités.[a]

[a] Voy. pour cet ouvrage et les suivans, la notice des ouvrages de l’abbé Mably, dans les notes historiques sur cet éloge No. III.[3].

Tant que l’anarchie féodale avoit embrassé de ses chaînes d’airain tous les états de l’Europe, il n’y eut entre ces états de relation que celle que nécessite le vol, la guerre, et le brigandage. Chaque état, concentré en lui-même, n’avoit de rapport avec ses voisins que par le mal qu’il en craignoit, ou qu’il pouvoit lui faire. Ils ne connoissoient d’autre droit que les armes, d’autre loi que la force; tout leur code étoit dans la tête du despote, et leurs expéditions lointaines, sans but comme sans politique, n’étoient que des incursions de barbares. Aux convulsions du régime féodal succédèrent les guerres plus atroces de la religion, et l’Europe fut long-temps un vaste cimetière où se promena le glaive du fanatisme. Affoiblis encore plus que lassés, les états prirent enfin une assiette plus tranquille. Quelques génies bienfaisans vinrent consoler la terre. Henri IV eut le premier des idées de balance et d’équilibre; il vouloit fixer la paix, trop long-temps exilée de ce triste univers: mais enlevé trop tôt au monde, c’est au règne de Richelieu, ou plutôt au traité de Westphalie, qu’on posa les fondemens de la politique qui enchaîne encore aujourd’hui tous les états de l’Europe. Toutes les sociétés partielles de cette grande république se trouvèrent liées entr’elles, et dès-lors tous leurs mouvemens et leurs intérêts particuliers se trouvèrent subordonnés aux intérêts et aux mouvemens de la confédération générale.

C’est à ce premier anneau que Mably attacha cette longue chaîne de traités dont il a suivi les variations et le développement jusqu’à nos jours, et qui servent de base aux intérêts si compliqués de l’Europe. Chaque nation y put lire ses titres écrits, ses droits discutés, les conventions qui fondent sa sécurité, et toutes, la réunion des lois politiques qui entretiennent l’harmonie générale. Débrouiller ce chaos, c’étoit rendre un vrai service à l’humanité; car il en est des grandes querelles qui déchirent l’Europe, comme des procès qui ruinent les particuliers; c’est le plus souvent faute de s’entendre qu’on devient ennemis. C’est bien moins le véritable intérêt des états, que des prétentions mal fondées ou de vains prétextes qui font entreprendre les guerres: éclaircir ces prétentions, ou détruire ces prétextes, c’est ôter un grand aliment à l’injustice et à l’ambition des hommes; c’est apprendre aux états jusqu’où s’étendent leurs droits et leurs devoirs réciproques; c’est poser les limites au-delà desquelles les prétentions seroient des injustices, et les entreprises des crimes; c’est les avertir, sous peine d’être odieux, de ne pas franchir ces limites; c’est les prémunir contre le délire des conquêtes: en les rappelant à la justice, à la modération, à la foi due à des engagemens sacrés, c’est leur crier d’épargner le sang humain. On dira que les cabinets des rois ne se décident pas d’après les maximes de la froide raison, de l’exacte probité, et les écrits des philosophes: sans doute, il est trop vrai que l’on consulte rarement les leçons de la sagesse et les droits de l’humanité; mais est-ce aux sages à flatter les passions des princes et des peuples? Au lieu de s’en rendre complices, ne doivent-ils pas plutôt tonner contre ces crimes publics, jusqu’à ce qu’on les entende? S’ils éclairoient l’Europe sur les démarches d’un ambitieux, peut-être il craindroit de s’attirer la haine et les reproches de l’univers, peut-être il s’arrêteroit sur le point de commettre une injustice bien manifeste. Si l’écrivain retenoit César sur les bords du Rubicon, s’il faisoit naître des scrupules au fond de son cœur, s’il prévenoit une seule guerre injuste, ne seroit-ce pas le plus grand bienfait qu’un simple citoyen pût exercer envers sa patrie et envers l’humanité?

C’est la conséquence et la morale qui résultent du droit public de l’Europe. L’auteur y démontre la nécessité de garder la foi des traités, les dangers qu’il y a toujours à les enfreindre; il y prouve que, pour leur propre sûreté, les princes devroient être justes et religieux observateurs de leurs sermens. Il montre, par l’exemple de tous les siècles et de tous les peuples, qu’au bout des conquêtes il se trouve un abîme; que le véritable intérêt des états est de se conserver, et jamais de s’agrandir. C’est à inspirer cet esprit de modération et de concorde, qu’il borne tous les secrets de la politique; et ses principes des négociations ne sont que la démonstration de cette vérité, et pour ainsi dire, l’art d’entretenir la paix et l’union parmi les hommes.

La politique, il faut l’avouer, n’a que trop souvent dégénéré de cette noble et sainte origine; trop souvent elle n’a été que la science de tromper les mortels, le secret d’envelopper dans ses pièges la bonne foi, la candeur et la vertu, l’art odieux de mettre le crime en pratique lorsqu’il est utile: telle étoit la politique des Borgia, des Ferdinand, dont Machiavel avoit tracé les funestes leçons, et dont Philippe II, Médicis et les Ultramontains avoient si long-temps effrayé l’Europe.

Porter toujours un double masque, se tendre des pièges, chercher à s’enlacer mutuellement, à tromper, à embarrasser ses rivaux, s’envelopper de mystère, d’astuce et de mensonge; se jouer et se déjouer tour-à-tour; opposer sans cesse le manége à la ruse, et la ruse au manége, c’étoit toute la science de ces négociateurs impies. Mably s’indigne avec raison qu’on ait prostitué le nom de politique à ce tissu de fourberies, plus dignes de brigands que d’hommes d’état; ce n’est que l’art usé des foibles et la ressource des lâches. Pour lui, il professe hautement une doctrine différente; il est persuadé qu’une conduite noble, franche et loyale peut applanir plus de difficultés dans une négociation épineuse, que tous les détours de la finesse et de la ruse.

Il trace les qualités que doit avoir un grand ministre de la paix et sur-tout le ministre d’une puissance prépondérante. C’est à lui de surveiller l’Europe entière: il doit être attentif à tous les mouvemens, pour les prévenir, connoître toutes les passions, pour les enchaîner; tenir dans ses mains tous les fils de la politique, sans qu’ils se mêlent ou qu’ils se brisent; être le lien commun de tous les intérêts divers: mais envain espère-t-il de réussir, s’il n’inspire la confiance, qui est la première des négociatrices. S’il donne de sa modération et de sa franchise une idée égale à celle de ses talens et de ses lumières, alors toutes les voies de conciliation s’applaniront devant lui; on ne craindra point de pièges cachés sous des propositions modérées, ni de trames de la perfidie sous les apparences de la bonne foi; on le choisira pour juge des différends, les ennemis même s’en remettront à son arbitrage; il sera le modérateur de l’Europe: son influence se fera sentir, sans qu’on apperçoive ses ressorts, comme la providence qui gouverne le monde en nous cachant ses moyens. Il ne se servira de son ascendant que pour entretenir la paix, éteindre les haines nationales, rapprocher les peuples rivaux, faire des traités d’union et de commerce, appaiser les troubles, prévenir les ruptures, éloigner le fléau de la guerre, et toutes les nations, en jouissant des douceurs de la paix, le nommeront leur bienfaiteur et leur ange tutélaire. Voilà l’homme habile et vertueux dont Mably nous a tracé l’image.

L’auteur ne se contente pas de déconseiller les haines, la vengeance, l’ambition, les conquêtes; il prouve combien elles sont funestes aux États, et qu’il n’est pour eux de solide bonheur que dans la modération; que chercher à s’agrandir, c’est hâter sa ruine; que le véritable moyen de se faire respecter de ses voisins, est de se rendre invulnérable chez soi, d’augmenter sa force intérieure, de travailler à se donner un bon gouvernement, à perfectionner ses lois; d’établir par-tout l’ordre et l’économie, de n’être point écrasé de dettes et d’impôts, de se ménager des ressources dans la confiance et dans l’amour des peuples, de se faire un rempart du patriotisme, et d’être plus jaloux d’avoir des citoyens que de commander à des esclaves. Plût à Dieu que toutes les puissances fussent convaincues de ces vérités, et que, lassées de leurs brillantes chimères, elles connussent enfin le secret de leurs forces et leurs vrais intérêts!

Le droit public de l’Europe étoit le premier ouvrage de Mably, car nous ne comptons pas celui que, malgré les éloges, il a lui-même rayé du nombre de ses productions. Il avoit alors près de quarante ans; c’est l’âge auquel Rousseau donna son premier chef-d’œuvre! On sait que Montesquieu passa vingt années à méditer l’esprit des lois: ce n’est qu’aux travaux opiniâtres et aux longues méditations que sont attachés les succès durables. Mably se montra le rival des Grotius et des Puffendorf, et vainquit ses rivaux; son livre fit époque dans la science du droit public; le grand Fréderic l’honora de son suffrage; des hommes d’état l’appelèrent le Manuel des politiques; ce livre devint classique d’un bout de l’Europe à l’autre, et la France put dès-lors s’enorgueillir d’un écrivain de plus.

Il avoit ouvert les portes du temple, il voulut pénétrer jusques dans le sanctuaire. Pour mieux apprécier les gouvernemens d’Europe, il se transporte chez les anciens; c’est là qu’il va chercher ses objets de comparaison, et c’est à l’école d’Athènes, de Sparte et de Rome qu’il étudie les causes auxquelles les états doivent leur grandeur et leur décadence.

Dans ses observations sur les Grecs, il examine quels ont été le gouvernement, les mœurs et la politique de cette patrie des héros et des sages; comme se sont formées ces républiques; à quelles causes elles dûrent leur gloire, leur prospérité, leurs grands hommes, leurs vertus, et quelles furent les lois qui firent fleurir dans ces climats les mœurs et la liberté.

Tant que la Grèce fut libre, qu’elle fut enflammée de l’amour de la patrie et de l’enthousiasme de la vertu, tant qu’elle préféra la pauvreté au luxe, et l’égalité aux richesses, il nous la montre heureuse, florissante, respectée; tous ses citoyens sont des héros, et tout le peuple est citoyen. Mais lorsque les richesses de l’Orient, rompant les digues que lui avoient opposées de sages législateurs, se furent débordées dans la Grèce à la suite des armées de Perses, et que le luxe asiatique eut germé dans ces mêmes plaines de Marathon et de Platée qui avoient vu triompher Miltiade et la liberté; qu’avec l’avarice entrèrent l’ambition, l’orgueil, le mépris des mœurs antiques et l’amour des voluptés; aussi tôt qu’Athènes, corrompue par Périclès et les arts, cessa d’estimer la pauvreté vertueuse, quitta la place publique pour des histrions, et convertit à l’usage des fêtes, et des spectacles le trésor destiné à l’entretien de la flotte et des armées; que Corinthe rendit plus d’honneurs à ses bouffons et à ses courtisanes, qu’à ses généraux; que Sparte, éblouie par l’or et le faste du grand roi, commença à les priser plus que les sages institutions de Lycurgue; alors tout fut perdu. Les Grecs, irrités par la soif de l’or, le délire de l’ambition et des besoins renaissans du luxe, oublient les lois et la patrie. Leurs passions exaltées prennent un autre cours; au lieu de l’égalité, règne l’esprit d’oppression et de tyrannie: tous veulent commander, quand personne ne veut plus obéir; ils tournent leurs armes les uns contre les autres. Corinthe, fatiguée de la liberté, appelle la tyrannie; la gloire de Thèbes naît et meurt avec Epaminondas; Athènes brave Sparte, Sparte détruit Athènes; vingt tyrans se disputent la patrie de Lycurgue et celle d’Aristide: Philippe verse de l’or et la corruption pour gagner les orateurs et les sophistes. Les Grecs avoient triomphé des armes des Perses, mais ils ne peuvent supporter leurs richesses; ils avoient bravé les dangers et la mort, ils sont vaincus par le luxe, les plaisirs et la volupté: les ames dégradées s’ouvrent à toutes les passions, et les cœurs à tous les crimes. La liberté expirante n’a plus d’asyle: envain les derniers des Grecs tentent de la ranimer; envain la ligue Achéenne lui rend un moment de vie: fatiguée de ce dernier effort, la Grèce retombe et attend dans la mollesse, la langueur, les jouissances des arts et de la volupté, le joug que daignent enfin lui imposer les Romains.

Ces vainqueurs du monde s’emparent de la scène. Mably suit la fortune de Rome, dont les progrès, sous sa plume, nous offrent un spectacle non moins instructif et plus imposant encore. Il remonte aux causes de la grandeur et de la décadence des Romains; il venoit après Montesquieu; il n’eut point la prétention de lutter contre ce grand homme, et sa seule modestie lui eut fait juger le combat trop inégal; mais il entroit dans son plan d’examiner la constitution qui avoit rendu Rome maîtresse du monde, et comment elle avoit perdu son empire; c’en étoit une suite nécessaire, et nous ne parlons nous-mêmes de ses observations sur les Romains, que pour ne pas rompre la chaîne de ses idées. Il y poursuivoit une vérité unique, qu’il regardoit comme la clef de toutes les autres et qu’il cherchoit à démontrer par les faits; c’est que les mœurs sont le principe de la prospérité des états; que toutes les républiques, et Rome elle-même, n’avoient perdu leur liberté, leur gloire et leur bonheur, qu’en perdant leurs mœurs. Enfin, Mably présente par-tout la vertu comme le feu élémentaire et le principe conservateur des états bien constitués, sous quelques formes qu’ils soient modifiés; et c’est en quoi il diffère de l’auteur de l’esprit des lois, qui croit que la vertu n’est nécessaire que dans les républiques. Les faits viennent à l’appui de ses raisonnemens. Quand il n’y eut plus de vertu dans Rome, tous les liens se relâchèrent, les lois furent foulées aux pieds: les excès du luxe, une monstrueuse inégalité, et le fardeau des impôts croissant avec la misère publique, le pouvoir arbitraire, le despotisme des armées, éteignirent tout sentiment de citoyen; il n’y eut plus de patrie: et quand les barbares se sont présentés, les peuples, las du joug des tyrans, leur ouvrirent les portes de l’Empire; ils les reçurent comme des libérateurs, et le luxe et les barbares vengèrent le monde de l’ambition et de l’avarice de Rome.

Ce colosse s’étoit écroulé sous sa propre grandeur. Vingt états s’élèvent sur ses débris, et donnent naissance aux constitutions modernes. Mais si l’on en veut suivre les progrès et les révolutions, de quel contraste on est frappé! En parcourant les beaux siècles de la Grèce et de Rome, Mably avoit vu des vertus et des hommes extraordinaires. Leurs institutions, leurs lois, leur amour de l’égalité, de la patrie, de la vertu, le mépris de la mort et des richesses, tous ces traits d’héroïsme, de désintéressement, d’amour du bien public, ces élans de la liberté, qui embellissent chaque page de leur histoire, élevèrent son ame, et le remplirent d’admiration pour les législateurs qui savoient former de tels hommes, et imprimer de tels sentimens dans les cœurs. Le respect religieux qu’il conçut dès-lors pour les lois de Lycurgue et le gouvernement de Rome dans les beaux jours de la république, en le rendant plus sévère, laissèrent dans son esprit des traces qui ne s’effacèrent jamais; et de ces belles institutions, il en fit comme le modèle commun sur lequel il mesura tous les gouvernemens modernes.

Mais quand, au sortir de ces belles contrées de la Grèce et de l’Italie, il rentra dans les champs stériles et dévastés des peuplades du nord; quand il vint à jeter les yeux sur ces hordes de brigands qui désolèrent la terre, et qu’il voulut lier les causes de la chûte de l’Empire Romain à l’établissement et aux lois des barbares; enfin, quand il voulut descendre jusqu’à la racine de ce grand arbre de la féodalité, dont les branches couvrirent l’Europe entière, pendant tant de siècles; quelle différence dans ses résultats! que d’obstacles et de dégoûts pour pénétrer dans ce chaos! Il y avoit loin, sans doute, des lois de Lycurgue à celles des Wisigoths, et des institutions de Solon ou de Numa, aux lois Ripuaires et aux formules de Marculphe. Mably résolut de marcher entre les ronces et les épines; mais c’est principalement sa patrie qu’il avoit en vue; c’est sur elle qu’il ramena ses études et ses regards; il entreprit de tracer le tableau des révolutions qu’avoit éprouvées la France dans son gouvernement, depuis les premiers temps de la monarchie, jusqu’à nos jours.

Ce plan étoit beau, magnifique et neuf encore. Nous avions sur l’histoire nationale trente mille volumes, et pas une histoire. On avoit ramassé d’immenses matériaux, entassé des faits et des dates, raconté des siéges et des batailles, laborieusement compilé les faits et gestes des rois, les chartes des églises, leurs légendes et leurs miracles: des chroniques de moines avoient tout appris, hors ce qu’il est essentiel de savoir; et de graves historiens, moins excusables d’ignorer les vrais principes de la société et des gouvernemens, n’avoient fait que reproduire et propager ces erreurs. Mais remonter aux causes des événemens, approfondir les principes constitutifs de la monarchie, examiner la nature du gouvernement et le caractère de sa législation, fixer l’idée qu’on doit avoir des lois fondamentales, débrouiller les intérêts de tous les ordres de l’état, poser les limites des prétentions des corps, tirer de dessous les débris du colosse féodal, les chartes de la liberté et des droits des citoyens, marquer la naissance et les progrès du pouvoir, et à chaque période, déterminer quelle fut l’influence des lois sur les mœurs, et des mœurs sur les lois; c’est ce qu’on avoit presque totalement négligé, et cette partie de l’histoire de la nation restoit encore à faire.

Mably tenta cette entreprise, et au lieu de se traîner sur les pas des autres, d’ajouter de nouvelles erreurs aux anciennes, d’adopter ou de bâtir des systêmes, il eut le courage de soumettre le tout à un nouvel examen, d’écarter tous ces décombres, de s’enfermer dans ces ruines, d’étudier les monumens mêmes et les pièces de ce grand procès entre les rois et la nation, afin de n’offrir que des résultats certains et lumineux. C’est ainsi que toujours sous le titre modeste d’observations, il nous donna la meilleure et même la seule histoire que nous ayons encore du gouvernement de la France.

Il nous est impossible, dans le court espace qui nous est prescrit, de suivre le développement de ses idées et l’enchaînement de ses preuves; mais dans cette longue succession d’hommes, de siècles et d’événemens, deux idées neuves et brillantes ont frappé tous les esprits.

La première est le tableau que l’auteur nous trace d’une république des Francs, qui, quoiqu’on en ait dit, n’est nullement imaginaire. On y voit la liberté sortir avec eux des forêts de la Germanie, et venir arracher les Gaules à l’oppression et au joug des Romains. Clovis n’est que le général et le premier magistrat du peuple libérateur; et c’est sur une constitution libre et républicaine, que Mably place, pour ainsi dire, le berceau de la monarchie. Cette découverte anime d’un intérêt, jusqu’alors inconnu, ces premiers temps si obscurs et si dédaignés. C’est un jet de lumière qui colore ce vaste horizon, autrefois perdu dans les ténèbres, et dont la chaleur va fertiliser toutes ces landes de notre ancienne histoire.

La seconde est la législation de Charlemagne: c’est à ce grand homme, qu’il regarde comme un phénomène en politique, que Mably s’est arrêté avec le plus de complaisance. Il offre un modèle à tous les rois: il nous montre dans Charlemagne, le philosophe, le patriote, le législateur. Il nous fait voir ce monarque abjurant le pouvoir arbitraire, toujours funeste aux princes: Charles reconnoît les droits imprescriptibles de l’homme, qui étoient tombés dans l’oubli. Convaincu qu’il ne peut faire le bonheur du peuple, sans le faire intervenir dans la législation, il lui r’ouvre le Champ de Mars, fermé depuis si long-temps, et le rappelle à ces assemblées de la nation, dont les grands et le clergé l’avoient exclu. Il savoit, ce sage politique, qu’il n’y a que ce moyen de l’affectionner au bien public; qu’il ne peut y avoir de patrie où il n’y a point de liberté; et il crut qu’il étoit plus grand, plus glorieux d’être appelé chef d’une nation libre, que de commander à un peuple d’esclaves. Sa conduite noble, franche et généreuse rapprocha les différens ordres de l’état; il leur fit sentir qu’ils ne pouvoient maintenir leurs droits, qu’en unissant leurs intérêts. Chacun d’eux fit des sacrifices au bien commun; «et les Français étonnés comprirent qu’une classe de citoyens pouvoit être heureuse, sans opprimer les autres».

Pourquoi ne fût-ce qu’un moment brillant dans nos annales? A la mort de ce grand homme tout change; le gouvernement se dénature, et prend une forme inconnue à toute l’antiquité. Il faut voir avec quelle justesse et quelle sagacité, Mably trace la naissance et les progrès du régime féodal, et à quelles causes il assigne sa décadence. Ce n’est point ici une histoire des rois, des guerres, des siéges et des batailles; mais c’est le tableau et le développement de la constitution même de l’état, qui influe si puissamment sur le bonheur ou sur le malheur des peuples; c’est l’histoire du droit public de la nation, de ses lois, de ses mœurs, de ses assemblées, des progrès du pouvoir et des combats de la liberté. A cette lecture, l’ame d’un Français s’élève, il se compte pour quelque chose; l’orgueil national y gagne, l’esprit public se ranime; on sent une émanation de ces grands sentimens de liberté, de patrie et de vertu, qui règnent dans ses écrits. En effet, ce qui distingue cette histoire nationale de la foule des autres, c’est sur-tout l’esprit libre et patriotique qui l’a dirigée; c’est que l’auteur s’est plus attaché à faire connoître les droits du peuple que les caprices des rois, à éclairer les erreurs des divers ordres de l’état, qu’à pallier leurs fautes; qu’il n’a point trahi la vérité; qu’il s’est également élevé contre l’anarchie et contre le despotisme. Ses principes ont été adoptés par tous ceux qui n’ont point l’ame servile, les bons citoyens, tous les Français qui aiment encore la patrie; et il nous semble que cet ouvrage est généralement regardé comme le meilleur qui ait encore paru sur notre constitution, et celui qui a jeté le plus de jour et d’intérêt sur nos antiquités.

L’auteur s’est arrêté au règne de Philippe-de-Valois, et l’on en devine assez les raisons: mais que ceux qui aiment encore l’état, et qui ne craignent pas la vérité, se consolent; nous leur apprenons que la suite des observations existe[b], et sans doute, ils n’en seront pas privés. Nous pouvons d’avance les assurer que Mably n’a point trahi son auguste ministère d’historien de vérité; qu’il n’a point eu de lâches ménagemens pour le vice; que l’intérêt croît à mesure qu’il approche davantage de notre époque; que plusieurs morceaux, y sont décrits avec la vigueur et l’énergie de Tacite: et le seul regret que nous ayons est de ne pouvoir, par des citations, justifier nos éloges.

[b] Note des Éditeurs. La suite dont parle ici l’abbé Brizard, est contenue dans les trois derniers volumes de cette édition.

Mais il est, en effet, des vérités que la prudence force quelquefois, non point à dissimuler, mais à renvoyer à d’autres temps. Nous ressemblons plus ou moins à ces despotes d’Asie, auxquels on ne peut faire parvenir la vérité qu’en l’enveloppant sous l’emblême des fables ou de l’allégorie.

C’est le parti que prit Mably. Pour mieux frapper ses contemporains, pour leur être impunément utile, pour donner plus d’autorité à ses leçons et un plus beau développement à ses idées, il osa prendre l’un des noms les plus révérés de l’antiquité. S’il emprunta la voix de Phocion, s’il fit revivre ce sévère et vertueux disciple de Platon, c’étoit pour imprimer la sanction d’un grand homme aux instructions de morale et de politique qu’il vouloit donner à ses concitoyens. Il choisit son héros dans Athènes; il le plaça immédiatement après le grand siècle de Périclès, au moment où la république, sortant du plus haut degré de gloire, étoit encore éblouie de l’éclat de son administration; mais où, déjà épuisée de sa magnificence, amollie par le luxe et les arts, corrompue par les sophismes et perdue de mœurs, enivrée de ses spectacles et de ses courtisanes, elle marchoit à grands pas, mais gaiement, vers sa décadence. C’est en ce moment, en effet, que Phocion, le Caton des Grecs, ne se laissant imposer ni par un faste menteur, ni par les dehors de l’élégance, ni par les arts, ni par l’apparence de la prospérité, opposoit presque seul ses leçons et son exemple au torrent des mœurs publiques. Il paroissoit dans l’assemblée des citoyens; et bravant les flots irrités et les ris moqueurs de la multitude, il faisoit entendre sa voix sévère sur les maux dont ils étoient menacés: il leur montroit l’austère vérité, en dévoilant tout ce qu’ils avoient à craindre de leurs richesses, de leurs vices brillans, de leur amour effréné des spectacles, du luxe, de la perte des mœurs, de l’oubli de la patrie, du mépris des lois et des Dieux, du brigandage des finances, de l’éloquence vénale de Démosthène, et de la politique de Philippe.

Voilà celui que Mably a choisi pour donner des leçons aux modernes Athéniens. Que ne puis-je, à mon tour, recueillir toutes les paroles de ce grand homme!

Phocion s’entretient avec ses amis des maux qui affligent la patrie; il remonte à la cause de ces maux; il ose en chercher les remèdes, et cet excellent citoyen n’a point encore tout-à-fait désespéré de la république.

Il a vu que la Perse, l’Égypte et la Grèce même n’ont été libres, heureuses et florissantes, que par la sagesse de leurs lois; mais que bientôt les meilleures lois périssent, si elles ne sont mises sous la sauve-garde des mœurs. Dans tout pays les mœurs sont le rempart des lois; il faut donc, tandis que la politique règle la forme et la constitution des états, que la morale règle la conduite et les actions des particuliers: ce sont les vertus domestiques qui préparent les vertus publiques. Le législateur le plus habile est donc celui qui sait faire germer ces vertueux penchans innés au cœur de l’homme; qui, connoissant tout le pouvoir des bonnes institutions sur l’esprit et les habitudes des citoyens, a l’art d’imprimer en leurs ames les sentimens dont il a besoin pour les rendre plus heureux, en les rendant meilleurs; enfin, qui sait le mieux saisir les rapports secrets et l’alliance intime de la morale privée avec la politique, qui est la morale des états; cette alliance est telle, que si l’un de ces liens vient à se relâcher, elles perdent en même-temps leur force et leur empire. L’oubli des mœurs entraîne l’oubli des lois; le mépris des lois achève la perte des mœurs: il n’est plus de frein, et la porte est ouverte au luxe, à l’inégalité, à la discorde, à l’avarice, à l’ambition, à tous les vices qui précipitent la ruine de la république.

S’il est prouvé qu’un peuple ne peut être heureux sans mœurs, c’est-à-dire, s’il ne fait régner au-dedans l’ordre et la justice entre tous les concitoyens; si la prudence ne dirige ses démarches au-dehors; s’il ne joint au courage la modération et l’amour du travail; si l’égalité ne lui est chère; si l’amour de la patrie n’est l’ame de toutes les actions des citoyens, et s’il ne se fortifie chaque jour dans l’exercice de ces vertus par la surveillance d’un magistrat suprême, je veux dire l’amour et le respect pour les Dieux; puis-je douter que toute la politique ne soit fondée sur la morale, et que la vertu ne soit la base certaine et constante de la prospérité des états? Que doit donc faire un législateur habile? Pourquoi n’iroit-il pas réveiller dans le cœur de l’homme, ces affections sociales qui y sont empreintes de la main même de l’Auteur de toutes choses? pourquoi n’en feroit-il pas la base de ses institutions? pourquoi n’enteroit-il pas ses lois sur les lois éternelles de la nature? Elles seroient indestructibles comme elle. Tous les vrais plaisirs, les plaisirs purs de l’homme ne sont-ils pas dans le développement de ces qualités natives, dans l’exercice des vertus sociales, dans ce penchant irrésistible qui nous porte à chérir, à soulager, à secourir nos semblables? L’éternelle bienfaisance nous a fait une loi des premières et des plus saintes affections de la nature. Elle a placé nos plus douces jouissances dans l’accomplissement des devoirs sacrés de père, de fils, d’époux, d’ami, de citoyen: c’est à ce prix que cette tendre mère a mis notre bonheur; et c’est à développer ces germes heureux, à diriger nos plus doux penchans, que doivent tendre les lois de toute société bien ordonnée. Les principes de cette politique sont sûrs et invariables: il est vrai que cette science est trop simple pour vos sophistes, car, elle se réduit à rendre facile la pratique des vertus.

Mais, s’écrie Phocion, si tous les sentimens généreux sont prêts à s’éteindre, si la corruption a gagné jusqu’au cœur de l’état, cherchez-y la dernière étincelle de la vertu; pour l’exciter, servez-vous de cet amour inné de la gloire, de toutes les passions nobles, celle qui meurt la dernière chez un peuple corrompu. Commencez par ranimer celle-là, pour donner de nouveaux ressorts et créer de nouveaux organes à la machine entière, et tâchez, de vertus en vertus, de remonter jusqu’aux bonnes mœurs. Mais, Athéniens, poursuit Phocion, est-ce là ce que vous faites? Soyez vous-mêmes vos propres juges. Vous avez oublié les sages institutions de vos ancêtres; les goûts simples de la nature n’ont plus pour vous de charmes: vous vous êtes abandonnés à tous les délires du luxe; vous avez brisé tous les liens qui unissent les citoyens; la vertu vous importune; vous avez fait mourir Socrate, et forcé Aristide à languir dans l’exil: vous souriez avec dédain à ceux qui osent encore prononcer le vieux mot de patrie: la gloire ne vous enflamme plus; elle n’est plus qu’un vain nom: vos rhéteurs et vos sophistes vous ont affranchi de tout devoir; vos laïs et vos histrions ont fait le reste. L’amour des plaisirs, la mollesse et le luxe ont fondu vos ames; le mépris des lois a suivi le mépris des Dieux: l’argent est le seul Dieu de la Grèce. Qu’est-il devenu ce temps où une branche de laurier suffisoit à l’ambition d’un grand homme? Nos pères ont fait de grandes choses avec de petits moyens; et nous, qu’avons-nous fait avec tous les trésors de la Perse? «Ah! si l’argent est aussi puissant que le disent les Athéniens, que n’achetons-nous un Miltiade, un Thémistocle, des citoyens et des héros[c]

[c] Entretiens de Phocion, p. 148.

O Minerve? souffriras-tu qu’Athènes soit livrée aux barbares? Quel est le génie puissant qui pourra nous régénérer? O ma chère patrie! «combien nous aurions besoin d’un Lycurgue qui nous fît une sainte violence et nous arrachât par force à nos vices![d]»

[d] Ibid. p. 183.

Ainsi parloit Phocion; ainsi, dans ses entretiens, il développoit à ses disciples et à ses concitoyens les leçons de la sagesse, les principes de la morale, et ses rapports secrets avec la politique. Son style s’animoit, quand il parloit de la patrie et de la vertu; il s’enflammoit d’une sainte indignation quand il gourmandoit les vices. On sait comment les Athéniens reconnurent son zèle. Ils traitèrent Phocion comme ils avoient traité Socrate; tant il étoit dangereux de dire la vérité à ce peuple aimable et léger! Ils s’en repentirent, mais trop tard. Déjà tout étoit perdu: Athènes devint successivement l’esclave de Lacédémone, des trente tyrans et de Rome.

Phocion avoit fait notre histoire; le voile étoit léger; on devina Nicoclès. Personne ne crut l’ouvrage antique; mais, à la morale qui y respire, à l’amour du beau, du juste et de l’honnête, à ce goût sévère qui y règne, on le jugea digne des anciens. Il a toute la pureté du trait et la simplicité des formes antiques. La raison même y parloit par la bouche de Phocion, et l’on croyoit encore entendre le disciple de Platon, qui avoit recueilli les leçons de la sagesse, de la bouche même de Socrate.

Aussitôt que l’ouvrage parut, il fut placé au rang des meilleurs écrits du siècle. Une république, célèbre par la sagesse de ses loix, de son propre mouvement, le proclama comme la production d’un écrivain supérieur et d’un excellent citoyen. Elle invita Nicoclès à laisser tomber le voile: alors seulement on apprit que c’étoit à l’auteur du droit public qu’on devoit les entretiens de Phocion. Cet hommage si honorable fut le premier de cette nature, et il acquit peut-être encore un nouveau prix quand, deux ans après, une pareille couronne fut décernée de la même manière à l’immortel auteur du traité des délits et des peines. Grâces vous soient rendues, ô vénérables citoyens de Berne, d’avoir ainsi acquitté la dette sacrée de l’humanité! Mably, Beccaria, que vos noms ne soient jamais séparés dans ses fastes!

Dès-lors, si Mably l’eût voulu, tous les corps littéraires se seroient empressés de l’adopter; les portes de toutes les académies lui eussent été ouvertes; mais il lui suffisoit qu’on l’en jugeât digne. Ne chérissant rien tant que cette douce obscurité pour sa personne, et cette précieuse indépendance si chère au génie, redoutant toute espèce de chaînes, il se déroboit à sa renommée, il s’abandonnoit librement à ses vertueux penchans, loin du bruit, des querelles, des partis et des prôneurs. Il est si doux de pouvoir, sans intrigue et sur-tout sans protecteurs, cultiver en paix sa raison, de s’entourer d’illusions aimables et consolantes, d’exercer son ame, de perfectionner son être, de se livrer à des occupations délicieuses qui sont le charme de la vie! Tandis que tant d’intrigans subalternes poursuivent le bonheur et le cherchent où il n’est pas, il vient s’asseoir dans le cabinet d’un sage, d’un savant modeste, qui n’a d’autre ambition que d’être utile aux hommes et d’éclairer ses semblables: l’estime publique et la considération personnelle vont l’y chercher; c’est le noble fruit et la douce récompense de ses travaux. Il peut se dire à lui-même avec un modeste orgueil: je ne dois rien qu’à moi seul: j’ai payé à mon pays ma dette de bon citoyen; j’ai marqué honorablement la trace de mon passage sur la terre; j’ai lié mon existence à des vérités utiles et profitables à ma patrie; j’ai attaché mon nom à des ouvrages qui ne mourront point; je n’ai point à rougir de l’emploi de mes talens, et j’ai confié le dépôt de ma renommée, et commis le soin de ma gloire à la reconnoissance de mes concitoyens.

Sparte moderne venoit d’adopter la politique bienfaisante et la morale éclairée du moderne Phocion; une autre république lui rendit un hommage encore plus flatteur. La Pologne, fatiguée des convulsions de l’anarchie, s’adressoit à Mably pour lui demander des loix, comme autrefois les Athéniens, lassés des orages de la liberté, s’adressèrent à Solon pour régénérer la république.

La Pologne, prête à périr, avoit encore dans son sein des ames élevées et patriotiques, de grands citoyens qui désiroient ardemment de remédier aux maux de l’état. Ils s’étoient fortifiés par les liens d’une confédération, unique et dernier rempart contre la servitude. Ils avoient juré de soutenir la république sur le bord de sa ruine, et l’excès du malheur leur avoit rendu toute leur énergie. Tandis que d’un côté ces braves Polonois, le sabre à la main, défendoient les restes de leur liberté, de l’autre ils sollicitoient les lumières des sages et des politiques, pour chercher le remède à tant de maux, et donner une nouvelle constitution à la république. Ils jetèrent en même temps les yeux sur deux hommes célèbres, avec des talens bien différens, mais qui, sous un point de vue cependant, avoient un mérite commun, celui d’avoir le mieux connu et le mieux développé les vrais principes de tout gouvernement; l’auteur du contrat social, et celui des entretiens de Phocion. Cette déférence d’un peuple libre à l’égard de deux hommes qui n’avoient que du génie et de la vertu, nous transporte dans ces temps où les sages et les philosophes étoient choisis pour être les législateurs des nations; et si une pareille confiance est le plus bel hommage qu’on puisse rendre aux talens unis à la vertu, peut-être la concurrence avec le citoyen de Genève dût-elle secrètement flatter l’auteur de Phocion, autant que le suffrage de la république.

Jean-Jacques et Mably travaillèrent chacun de leur côté, et nous avons leurs ouvrages: l’amour du bien public a dirigé leur plume. Il s’agissoit de donner à la Pologne, non les meilleures lois possibles, mais les meilleures qu’elle pût supporter. Combien ne seroit-il pas utile de comparer les moyens différens que ces deux philosophes ont indiqués pour parvenir au même but; de suivre la marche que chacun d’eux propose pour arriver à la réforme désirée; de rapprocher leurs principes, et développer le plan qu’ils ont tracé pour bien pondérer tous les pouvoirs de la république! Mais le temps et l’espace nous manquent également pour cette intéressante discussion.

Tous deux attendent beaucoup de l’amour de la patrie, de cet élan que la vertu peut donner à des hommes libres. Rousseau y porta cette chaleur de sentiment, cette force de persuasion, en un mot, l’ame et l’éloquence qu’il lui étoit impossible de ne pas mettre dans ses immortels écrits. Mably, plus circonspect, plus méthodique, et qui d’ailleurs avoit fait le voyage de Pologne pour examiner les choses de plus près, a peut-être tracé un plan plus régulier; mais tous deux, sans s’être communiqués, s’accordent sur les bases fondamentales, les rapports de la morale et de la politique, les principes propres à régénérer la Pologne. Tous deux s’élèvent avec force contre l’abus intolérable du liberum veto, le défaut de discipline, les désordres de l’anarchie, le trop grand pouvoir des magnats. Tous deux leur crient d’armer leurs cœurs contre la corruption des nations voisines, proscrivent cette politique d’argent qui mine tous les états modernes, rejettent les récompenses pécuniaires; les troupes mercenaires; ils veulent que les défenseurs de l’état soient des citoyens, et qu’ils ne coûtent rien à la république. L’un et l’autre insistent sur la force des loix, l’empire des mœurs, la nécessité d’une éducation nationale qui en resserre les liens et en perpétue l’esprit. Mais le point essentiel sur lequel leurs voix se réunissent avec le plus de force et d’éloquence, c’est lorsqu’ils plaident la cause de l’humanité contre l’oppression, et qu’ils parlent en faveur du peuple esclave et de la liberté. Tant que vos paysans et vos malheureux vassaux gémiront dans les fers de la servitude, point de patrie pour eux, point de gouvernement pour la Pologne: adoucissez peu-à-peu leur joug; montrez-leur en perspective le prix qui les attend; préparez ces ames avilies par la servitude, à supporter le bienfait de la liberté, sans cette précaution, ils ne pourroient en soutenir l’éclat. «N’affranchissez leurs corps qu’après avoir affranchi leurs ames,» s’écrie Rousseau. «On ne viole point impunément les loix de la nature, dit Mably; la terre veut être cultivée par des mains libres; la servitude frappe les hommes et les terres de stérilité.» En un mot, faites aimer vos loix, et vous aurez une patrie et des citoyens; c’est par l’espoir d’un meilleur sort, c’est par l’amour qu’il faut attacher les hommes à la patrie; et de bonnes loix peuvent seules opérer ce miracle. Les points mêmes sur lesquels les deux philosophes diffèrent, peuvent infiniment éclairer la nation sur ses vrais intérêts. Leurs raisons respectives méritent bien d’être pesées, et peuvent jeter un grand jour sur cette discussion, d’où dépend peut-être tout le malheur ou le bonheur des Polonois.

Si les leçons de ces sages n’ont pas produit tous les bons effets qu’on étoit en droit d’en attendre, c’est que des causes étrangères ont disposé trop impérieusement des événemens; c’est que l’ambition et l’avarice ont rencontré des ames vénales; c’est que les préjugés de la noblesse polonoise parlent encore trop haut pour laisser entendre la voix de la raison; enfin c’est que les lumières, concentrées chez quelques grands, ne sont pas généralement répandues, et que le flambeau de la philosophie n’a pas encore éclairé ces contrées. La Pologne est, à plusieurs égards, ce qu’étoit l’Europe entière il y a dix siècles; c’est une nation qui est encore à créer: sans doute un moment viendra où les braves Polonois mettront à profit des avis si salutaires, où ils examineront plus à froid les institutions qui leur sont proposées; ces semences germeront, dans peu d’années, où la république n’existera plus, où elle se régénèrera d’après les leçons réunies des deux sages. Alors, sans doute, ils élèveront un monument à leurs législateurs, et les noms de Jean-Jacques et de Mably seront associés par la reconnoissance publique sur les bords de la Vistule.

Les princes, ainsi que les républiques, réclamoient les lumières d’un écrivain qui avoit si bien approfondi la science des gouvernemens, et démontré l’alliance toujours nécessaire de la morale avec la politique. On voulut former au grand art de régner un jeune Bourbon, et aux leçons tracées par les Bossuet et les Fénélon, on désira joindre celles de Mably, et il fit pour le prince de Parme son livre de l’étude de l’histoire. Il fut comme le mentor de ce jeune Télémaque, et le conduisait d’états en états, il lui fit observer les mœurs, les lois, les usages de tous les pays, la forme de toutes les constitutions anciennes et modernes, en lui faisant sentir les avantages et les inconvéniens de chacune. Cet ouvrage, sous un titre peut-être trop modeste, est l’un des plus importans qui soient sortis de sa plume, et par le but que l’auteur s’y propose, et par la manière dont il l’a traité: c’est le résultat de l’expérience de trente siècles; on pourroit l’intituler morale de l’histoire: et toutes ces vérités semées à longs intervalles dans l’espace immense des temps, il les a rassemblées dans un petit volume, pour servir d’instruction aux hommes et de modèle aux princes.

En effet, si l’histoire, dont le but constant est de nous rendre meilleurs, est un cours de morale en action pour tous les hommes, elle est encore une école de politique pour tous les princes destinés à régner. Quand la voix des flatteurs les adule et les trompe, la voix de l’histoire leur dit sans lâches ménagemens, que leur mémoire sera flétrie s’ils vivent dans la mollesse et l’oisiveté, et qu’ils seront l’exécration de la postérité, s’ils sont les fléaux et les tyrans de leurs peuples. Elle les avertit que rien n’échappe à son œil vigilant; qu’elle immortalise leurs crimes ainsi que leurs vertus, et que chaque vice du prince est une calamité publique. Elle leur répète à chaque page qu’ils sont institués pour faire le bonheur des hommes; que c’est leur devoir, qu’ils ne sont que les agens de la société, et que les rois sont faits pour les peuples, et non les peuples pour les rois.

En posant d’abord les fondemens de toute société bien ordonnée, Mably réduit à un petit nombre d’élémens toute la clef de cette science politique dont des charlatans et d’étroits génies ont fait tant d’étalage; puis il fait passer sous les yeux de son élève tous les états, les peuples, les empires, non pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour servir à l’application de ses principes, pour démêler à quelles causes ces états ont dû leur force et leur prospérité, quels vices ont amené leur décadence et consommé leur ruine. En méditant sur ces causes et en découvrant ces vices, il trouve par-tout les mêmes résultats: ce n’est point au hasard que sont arrivées ces révolutions; tous ont fini par les excès du luxe et de l’inégalité, le mépris des lois, l’abus du pouvoir, l’oppression, la révolte: toujours les mêmes causes ont produit les mêmes effets, et les états se sont plus ou moins rapprochés du bonheur, à mesure qu’ils se sont plus ou moins rapprochés de ce grand principe qui nous crie d’étendre l’empire des lois, et de restreindre le pouvoir des hommes.

Après avoir soumis à cet examen sévère, et pour ainsi dire, à cette pierre de touche, les gouvernemens actuels de l’Europe; marqué la période où ils se trouvent de leur splendeur ou de leur décadence, et assigné le rang qu’ils occupent dans l’échelle des constitutions politiques, il ramène l’attention de son jeune élève sur ses propres états, et l’invite à entreprendre une réforme nécessaire. Il lui trace les premiers pas dans la carrière; il le presse par toutes les considérations qui peuvent toucher une ame bien née et un souverain sensible; il pique d’émulation un jeune cœur qui n’est point encore corrompu par la voix de la flatterie; il l’excite par l’exemple des grands hommes, et lui montre la gloire immortelle qui attend un législateur, les hommages et les respects de l’univers, qui volent au-devant de lui, et la postérité occupée à bénir sa mémoire.

Un tel livre devroit être le manuel des souverains. Je ne crois pas que la vérité ait jamais pris un plus fier langage, un ton plus ferme et plus énergique, sans s’écarter de la décence et des égards qu’on doit au rang et à la naissance. S’il a fait retentir les droits de l’homme à l’oreille superbe des rois, ce n’est point l’auteur, ce sont les événemens qui viennent instruire et parler. Cet ouvrage est peut-être le premier qu’on devroit mettre entre les mains d’un jeune prince; c’est dans de tels livres que les héritiers du trône devroient apprendre à lire. Sans doute il ne sera point oublié dans l’éducation de l’auguste enfant sur qui repose l’espoir d’un grand empire. Faisons des vœux pour qu’il laisse dans cette ame neuve et tendre de longs et profonds souvenirs; ce sera le gage du bonheur des générations futures.

Ce livre n’est pas assez connu. Nous osons réclamer contre l’indifférence et la frivolité de la plupart des lecteurs; tandis qu’ils s’égarent dans cette foule de productions sans caractère, nous osons les rappeller à une lecture facile, propre à les instruire des droits et de la dignité de l’homme, à élever leur ame, à nourrir leur esprit de vérités substantielles, digne enfin d’être méditée par toutes les classes de citoyens d’une nation éclairée et sensible, qui cherche à sortir de sa trop longue léthargie.

Mably avoit dit et prouvé que la prospérité des états est fondée sur les lois, et les lois sur les mœurs qui sont la vertu publique; en l’annonçant aux princes, aux républiques, à tous les hommes, il avoit regretté de ne pouvoir poser lui-même les bases de ces lois. Il crut cette vérité d’une assez grande importance, et la matière assez belle pour devoir l’approfondir et en faire l’objet d’un traité particulier; il avoit même annoncé dans les derniers chapitres de l’étude de l’histoire, que si ses forces le lui permettoient, il auroit le courage d’entreprendre un tel ouvrage. Il recueillit donc toutes ses facultés, rassembla les leçons qu’il avoit puisées à l’école des Platon, des Xénophon, des Ciceron, et de tous les sages de l’antiquité: il y joignit ses propres méditations et les vérités éparses dans ses précédens écrits; il sut les enchaîner et les présenter dans cet ordre qui prête une nouvelle lumière à la raison, et de nouvelles forces à la vérité; il en fit un tout où il embrassa la science entière de rendre les hommes bons, sages et heureux. Il s’éleva, pour ainsi dire, au ton et à la dignité de législateur, et donna son livre des principes des loix ou de la législation. Malgré notre envie d’abréger, nous ne pouvons nous dispenser d’en présenter les idées générales, et d’entrer dans quelques détails: forcés de nous resserrer, nous serons encore trop longs; sans doute nous avons besoin d’un peu d’attention, et de beaucoup d’indulgence.

Si, comme on n’en peut douter, le bonheur ou le malheur des hommes tient à une bonne ou à une mauvaise législation, il n’est rien de plus important à étudier que les principes qui doivent servir de bases à un législateur; c’est, en d’autres termes, examiner quels moyens sont donnés à l’homme pour rendre la société heureuse et florissante; c’est la première des études; c’est la plus nécessaire des connoissances.

Mais quel spectacle frappe d’abord un observateur qui s’élève au-dessus des idées vulgaires, quand il considère quelle est la condition de l’homme, et à quels caprices sont livrées les lois qui enchaînent les sociétés? Quel contraste entre les vues de la nature et l’ouvrage de l’homme! «L’homme est né libre, et il est par-tout dans les fers[e].» La nature nous avoit fait égaux, et le genre humain rampe sous les pieds de quelques individus; elle nous avoit donné à tous les mêmes droits au bonheur, et le malheur couvre la surface de la terre; l’homme est né bon, et les hommes sont méchans: d’où vient ce renversement des choses? C’est que toutes les sociétés se sont plus ou moins éloignées des vues de la nature.

[e] Jean-Jacques Rousseau.

En effet, tous les maux de l’homme ne viennent que de sa négligence à se conformer à ces vues éternelles: l’égalité dans la fortune, et celle des conditions, étoit la première loi peut-être, à laquelle cette mère commune avoit attaché le bonheur des individus et la prospérité des états, et nous avons tout fait pour détruire cette précieuse égalité. Les mêmes organes, la même intelligence, les mêmes penchans, les mêmes besoins déceloient la même origine, et il nous a plu d’élever entre les enfans de la mère commune un mur de séparation, qui nous rend étrangers les uns aux autres, et qui, d’un peuple de frères, fait un peuple d’ennemis. Nous avions tous, aux fruits et aux productions spontanées de la terre, le même droit qu’à l’air que nous respirons, qu’à la lumière qui nous éclaire; et voilà que nous avons partagé la terre; nous en avons donné la propriété à quelques familles privilégiées, et nous avons déshérité le reste du genre humain du patrimoine commun de la nature. Nous avons tout donné aux uns et tout ôté aux autres; puis nous avons livré ceux-ci sans défense, leurs bras, leur sang, leurs vies, leur existence entière à la merci des premiers; et parce que de quelques-uns il nous a plu de faire des Dieux, les autres ne sont pas même des hommes. Après avoir ainsi perverti les intentions de la nature, avons-nous droit de nous en plaindre, et n’est-ce pas la calomnier que de lui reprocher les maux dont nous sommes seuls les auteurs?

Mais si les lois de la nature sont oubliées, si les droits de l’homme sont foulés aux pieds, ils n’en sont pas moins imprescriptibles; et de temps à autres quelques philosophes, stipulant pour l’espèce humaine, ont élevé la voix, et protestant contre la surprise, l’oppression et la violence, ont attesté la première des lois, celle qui est antérieure à toutes les autres: ainsi de nos jours ont fait le sage Locke, Montesquieu, Beccaria, le citoyen de Genève et l’abbé de Mably. Ils ont réclamé les droits sacrés de la nature; et pour me servir d’une expression déjà consacrée, le genre humain avoit perdu ses titres, et ils les ont retrouvés; ils les ont lus sur le front de l’homme, et mieux encore au fond de son cœur, où ils étoient écrits en caractères indélébiles: on peut les obscurcir, mais jamais les effacer.

Tous ces maux sont donc notre ouvrage. Dès qu’un homme, se jugeant d’une nature supérieure, s’est cru en droit d’assujettir la volonté d’un autre à la sienne; dès qu’il s’est arrogé une portion exclusive dans les biens communs, et que la propriété a été établie, les passions, irritées par la jouissance, n’ont plus connu ni frein ni bornes; toutes les idées d’égalité ont été détruites. L’ambition et l’avarice ont partagé le monde. Il y a eu des puissans et des foibles, des riches et des pauvres, des grands et des petits; et les lois, qui devoient garantir à l’homme son égalité primitive et son indépendance, ont appesanti le joug, consacré l’injustice et légitimé les usurpations. On en est venu au point d’imaginer, ou plutôt on a feint de croire qu’il y avoit des races privilégiées destinées à commander, et d’autres déshéritées par la nature, qui étoient nées pour obéir. Nous avons supposé à cette mère commune les caprices et les préférences d’une marâtre: de là, nous avons accumulé sur la tête des uns les faveurs, les dignités, les distinctions, le pouvoir, les richesses, comme leur apanage héréditaire; et, par une conséquence tout aussi juste, nous avons jugé que la misère, le dénuement, le travail, l’opprobre et le mépris étoient le partage nécessaire des autres. D’un côté, le temps, la force et la ruse; de l’autre, l’ignorance, l’habitude et les préjugés ont tellement obscurci la raison primitive et les lumières naturelles, que les uns se sont crus de bonne foi nés avec les chaînes de la servitude, et les autres avec un sceptre ou une verge de fer; et ces idées éternelles d’égalité et de liberté se sont tellement éteintes dans ces races dégradées, qu’elles ont perdu jusqu’à la trace de leur noble et céleste origine. L’égalité a été traitée de chimère et de paradoxe, et a fini par devenir un problême qu’on donnoit à résoudre aux savans et aux académies.

Plus ces lois partiales ont favorisé certaines familles au détriment des autres, et plus d’abus ont infecté les sociétés; moins elles ont connu l’innocence et le bonheur. D’un côté ont germé l’orgueil, l’ambition, l’avarice, la dureté, le mépris de l’homme, et tous les attentats de la violence et de l’oppression; et de l’autre, tous les vices des esclaves, la corruption, l’opprobre, l’oubli de la vertu, et tous ces crimes bas qu’enfantent l’extrême misère, l’avilissement, et la nécessité qui n’a point de loi. De là cette lutte perpétuelle, cette guerre sourde entre toutes les classes de la société, cette conspiration du luxe contre la misère, du fort contre le foible, des grands contre les petits, de celui qui a tout contre celui qui n’a rien; l’oppression du puissant qu’il appelle justice, les réclamations des foibles qu’on appelle révoltes; enfin la haine, les dissensions, la guerre ouverte, les combats qui ensanglantent la terre, et font de ce triste globe un champ de meurtres et de carnage. Nous n’avons que trop expié le crime d’avoir méprisé la voix et perverti les intentions de la nature.

Les institutions les plus sages seroient donc celles qui, prévenant de si funestes abus, combleroient l’intervalle immense qui sépare un homme d’un autre homme, et qui nous rappelleroient aux loix éternelles de la nature; mais comme il est impossible de rétrograder, que jamais la société ne pourra remonter à ces lois primitives, que l’égalité parfaite est maintenant une chimère, et qu’on ne pourroit pas plus la réaliser que l’âge d’or des poëtes, ou la république de Platon; dans l’état des choses, que doit donc faire, et quel but doit se proposer un habile législateur?

Chercher quelle est la mesure de bonheur auquel l’homme peut aspirer dans une société bien ordonnée, et à quelle condition il nous est permis d’être heureux. L’homme a consenti de sacrifier une partie de ses droits et de sa liberté pour assurer le reste; il s’est imposé des lois; il a fallu armer des magistrats de la force publique, pour faire exécuter ces lois: ce n’est donc plus l’égalité primitive, mais l’égalité politique, qui peut régner entre les citoyens du même état: et la liberté civile qui n’est autre que le droit de faire tout ce que les lois permettent[f], ce n’est plus au titre de la nature, mais en vertu du pacte social, que nous en devons jouir. Si les lois ne sont que l’expression de la volonté générale; si l’on a eu la sagesse de leur donner l’autorité qu’ailleurs on a imprudemment confiée aux hommes, si personne n’est au-dessus de ces lois; si elles répriment l’ambition des particuliers, qui détruiroit cette égalité, et celle des magistrats, qui détruiroit la république; si ceux-ci ne peuvent jamais abuser de leur pouvoir et sont comptables à l’état de leurs actions; si, depuis le plus élevé jusqu’au dernier des citoyens, tous ont un droit égal à la protection des lois, et qu’aucun ne puisse être impunément opprimé par l’autre, quel que soit son rang et sa dignité, alors régnera cette égalité politique qui assure les biens, la liberté et la vie de chaque individu, la seule à laquelle nous puissions aspirer, mais dont la perte tendroit à dissoudre la société entière. Que seroit-ce, en effet, s’il y avoit un pays où un homme irréprochable pût trembler pour sa liberté; et qu’à un coupable souillé du sang d’un citoyen, au lieu d’épouvanter les méchans par son supplice, on vînt à prodiguer des récompenses, des dignités, des honneurs et de l’argent? Si on pouvoit citer un pareil exemple dans les annales d’un peuple, seroit-il besoin de demander si, dans ce pays, il y a des lois et une patrie?

[f] Montesquieu.

Ces lois doivent être aussi vigilantes à enchaîner l’avarice, qu’à mettre un frein à l’ambition: si elles sont tellement dirigées, qu’elles gênent l’accumulation des richesses et la trop grande inégalité des fortunes; si elles s’attachent à rapprocher les degrés extrêmes, à diminuer la distance qu’il y a entre le riche et l’indigent, et tendent à diviser les propriétés en portions plus égales; si la république flétrit les fortunes scandaleuses ou trop rapides, et sait honorer la pauvreté vertueuse; si d’un côté elle proscrit le luxe qui dévore tout, et de l’autre la mendicité, cette lèpre des états modernes, et qu’elle soit plus occupée à diminuer les besoins qu’à augmenter la recette, à prévenir la déprédation qu’à lui fournir de nouveaux alimens; si les subsides nécessaires portent sur la classe opulente; si le fruit des sueurs du pauvre, le plus pur sang des peuples, ne devient pas la proie des favoris, des aigles et des vautours; si les ames ne sont point vénales; si les citoyens ne croyent pas que l’argent soit le prix de tout, que tout peut s’acheter, même le mérite, la réputation et la vertu; si la fortune n’est pas l’unique idole; si l’état ne souffre pas qu’à toutes les grandes places, qu’à toutes les dignités de la cour, de la magistrature, de l’église et de l’armée, soient attachés des profits énormes qui font désirer ces places, non pour l’honneur de servir la patrie, mais pour les vils gains qui y sont attachés: alors on peut espérer de voir fleurir avec l’égalité politique, la modération, l’innocence des mœurs, la piété fraternelle, les antiques vertus. Autant l’extrême inégalité dégrade l’ame et l’avilit, autant l’égalité l’agrandit et l’élève; ce sentiment de la dignité de l’homme l’ennoblit à ses propres yeux. Il l’imprégnera d’une force et d’une énergie qu’il ne peut déployer sous la verge du despotisme, le préparera à toutes les impressions honnêtes qu’on voudra lui donner, et lui rendra facile la pratique de toutes les vertus: tels sont les premiers élémens du code qu’a tracé Mably.

Ce n’est donc point dans la vaine distinction des climats, ce n’est point en consultant le thermomètre, c’est dans la nature même des choses et dans le cœur de l’homme qu’il va puiser les principes qui doivent servir de base à une législation sage et éclairée. Dans tout pays, dans tout climat, l’homme qui n’est point dégradé chérit sa conservation, a le désir et le sentiment du bonheur, aime sa liberté. Toutes les lois qui lui assureront ces biens, qu’il tient des mains de la nature, lui seront chères et précieuses. Que ces lois soient claires, précises, en petit nombre, et sur-tout qu’elles soient impartiales; car il n’y a que celles-là de justes. Si le foible y trouve une égide et un refuge, si le puissant n’y peut dérober sa tête; si sous leur empire, ma maison, mon champ, ma personne, mon honneur et ma liberté sont sacrés, je chérirai ces lois protectrices qui m’assurent tous les biens que m’avoit promis la nature.

Mais si ces lois sont vicieuses, ou leur interprétation arbitraire; si elles élèvent au-dessus de ma tête une classe d’oppresseurs, et lui livrent toutes les autres classes de la société: si elles n’enchaînent que le foible et l’infortuné, et prêtent de nouvelles armes au plus fort ou au plus méchant; si ces lois impuissantes m’abandonnent lâchement au moment que j’en réclame la protection; si l’oppresseur, loin de trouver en elles un frein et un juge, y cherche un asyle et l’impunité; et qu’au lieu de la protéger, elles accablent l’innocence: comment pourrois-je aimer ces lois, et croire que la patrie qui les a adoptées, soit la mère commune des citoyens?

Pour intéresser à leur conservation, il faut encore qu’elles soient douces et humaines; il faut, si je l’ose dire, planter la racine des loix dans le cœur des citoyens. Mais la plupart des législateurs n’ont su qu’imprimer la terreur; ils ont oublié que les lois ne sont pas seulement vengeresses des crimes, mais conservatrices de l’innocence et de la vertu. Ils en ont fait l’instrument de leurs passions, de leurs vengeances et de leurs caprices. De là ces lois féroces, nées dans des siècles d’ignorance et de barbarie, qui ont gouverné si longtemps l’Europe; de là les cachots, les instructions secrètes, la torture, l’inquisition civile et religieuse, les procédures mystérieuses, ce langage inintelligible qui a fait des lois autant de logogriphes; les amendes, les confiscations, tous restes d’un siècle barbare dans un temps de lumières, et qui attendent la main d’un législateur humain et bienfaisant. Il semble que ce soit le bourreau qui ait fait l’ancien code criminel de presque tous les états de l’Europe.

Si ces lois ne règnent en effet que par la crainte et la terreur; si elles ont totalement négligé d’intéresser les cœurs et l’ame des citoyens; si elles n’ont point cherché à développer les affections naturelles et les qualités sociales de l’homme; si elles n’ont songé qu’à punir, et jamais à prévenir le crime, jamais à encourager la vertu; si ces lois ont été l’ouvrage de la force et l’instrument de l’oppression; si la juste proportion entre les délits et les peines n’y est point observée; si elles ne pèsent que sur le foible, et que ce soit une prérogative du rang et de la naissance de pouvoir les éluder; si elles se font un jeu d’accabler l’innocence et d’effrayer la vertu; enfin, si elles ne veulent régner que par des châtimens sur des esclaves, et non par l’amour sur de libres citoyens; ceux qui en profitent ou qui en abusent, peuvent fort bien les aimer, mais jamais ceux qui en sont ou qui peuvent en être les victimes.

Ce n’est pas tout encore; et vos lois fussent-elles aussi sages que celles du sage Platon, quel bien produiront-elles, si le législateur n’a l’art de mettre les lois sous la sauvegarde des mœurs, comme il a mis les mœurs sous la sauvegarde des lois? Si elles ne sont pas appropriées au génie, au caractère, aux besoins de la nation à laquelle elles sont destinées, le torrent des mœurs publiques emportera toutes les digues qu’on voudra lui opposer; l’édifice une fois ébranlé s’écroulera de toutes parts. Il n’y a pas un peuple corrompu qui n’ait dans ses archives les plus belles lois du monde; il ne leur manque rien que d’être exécutées.

Mais comment donner des mœurs à un peuple? En commençant par lui donner une patrie; et jamais vous ne lui donnerez de patrie, s’il n’a d’abord une bonne constitution politique: car ce ne sont ni les murailles d’une cité, ni le sol d’un pays, mais un bon gouvernement fondé sur des lois justes, qui font le citoyen et la patrie. Dans toutes les villes d’Orient il n’est pas un seul citoyen; et quand, avant la bataille de Salamine, les Athéniens se sauvèrent sur la mer, ils emportoient avec eux leurs lois et leur patrie; tout Athènes étoit sur leurs vaisseaux. Une bonne constitution est donc au corps politique ce qu’elle est au corps physique; c’est la santé des états: elle résiste à toutes les attaques. Dans un corps débile, énervé, vous pouvez avoir quelques jours heureux, quelques jouissances passagères; mais point de bonheur constant sans une constitution saine et robuste.

Si au contraire tous les membres du corps politique jouissent d’un entier développement, se correspondent, se prêtent une force mutuelle, et participant tous au suc nourricier de la vie, concourent à l’harmonie générale, on peut dire que l’état jouit d’une santé forte et vigoureuse, et que les lois qui sont l’ame de ce grand corps, et lui impriment le mouvement, sont sagement combinées. Or, quand un peuple libre a fait lui-même ses propres lois, ou les a consenties par un pacte volontaire, il s’attache à ces loix, et parce qu’elles font son bonheur, et parce qu’elles sont son ouvrage; il s’identifie avec elles; il ploie insensiblement ses inclinations et ses habitudes sous ce joug salutaire, et ses mœurs sont le fruit heureux des lois. Si des institutions sociales resserrent encore ses liens et favorisent les plus doux penchans de la nature; si les premiers biens de l’homme et ses premiers droits, c’est-à-dire, l’égalité, la liberté, sa sûreté, lui sont garantis par le contrat social, sans doute il aimera mieux vivre sous l’empire de ces lois que sous aucun autre; il ne pourroit que perdre au change; il sera intéressé à leur conservation; il trouvera beau et glorieux de mourir pour elles; rien ne lui sera plus cher que son pays; il le défendra jusqu’à son dernier soupir; alors, il aura véritablement une patrie et des mœurs.

Une telle constitution donne de la permanence aux mœurs, et les mœurs à la constitution; mais pour assurer ces fruits heureux, pour donner plus de force à leurs institutions, il est d’autres ressorts que les sages législateurs n’ont point négligé d’employer; les deux plus puissans sont l’éducation et le culte public.

Quand au premier de ces mobiles, quel avantage les anciens n’avoient-ils pas sur nous par leur éducation publique? La patrie s’emparoit de l’enfant au moment de sa naissance, et ne le quittoit plus qu’elle ne l’eût fait homme et citoyen. Alors elle le rendoit à la république; elle lui avoit créé un caractère; elle lui avoit imprimé une marque nationale qui le suivoit par-tout; elle avoit fait germer dans le cœur d’un enfant toutes les vertus dont elle avoit besoin, lorsqu’il seroit homme, elle les enflammoit tous de ce saint enthousiasme, de cet amour pour la patrie, qui lui faisoit de leurs vies un rempart plus fort que les murailles et les bataillons; elle transmettoit, des pères aux enfans, cette riche succession de mœurs et de vertus; elle allumoit en ces ames tendres ce feu sacré, éteint depuis si long-temps dans la plupart des états modernes. Là, au milieu de leurs jeux, se retraçoit l’image de leurs devoirs; on leur apprenoit la justice, la tempérance, l’amour du travail et les règles de la vertu, comme ailleurs on apprend les règles de la grammaire et celles de l’éloquence. Là, leurs oreilles étoient continuellement frappées de la louange des grands hommes, et leurs yeux, de l’éclat de leurs triomphes. Les spectacles, leurs poëmes, leurs tableaux, leurs fêtes, leurs jeux, leurs statues leur retraçoient ces saintes et immortelles images; tout retentissoit de ces noms révérés. Ils recevoient, pour ainsi dire, par tous les sens, l’amour de la patrie, des lois et de la vertu. Les trophées décernés aux héros tourmentoient les jeunes citoyens; leur faisoient verser des larmes d’impatience; leur éducation étoit toute en exemples et en action, tandis que la nôtre est toute en préceptes et en vain babil.

Il ne paroît donc pas que les modernes législateurs aient senti toute l’influence que peut avoir une éducation uniforme, qu’un même esprit dirige au même but. L’instruction publique, qui ne doit être que l’apprentissage des devoirs de citoyen, est sans doute la meilleure base des mœurs: du moins a-t-on su mieux employer un ressort peut-être plus puissant encore pour attacher les cœurs et les ames aux lois et à la patrie.

Ce seroit ici le lieu d’examiner, avec Mably, si nos législateurs ont connu tout le pouvoir de la religion sur les esprits, ou s’ils ont abusé de ce pouvoir; jusqu’à quel point il faut frapper les yeux et l’imagination de la multitude: ou s’ils ne se sont point égarés sur les moyens; si, riches d’une morale sublime et céleste, ils n’ont point perverti ce don précieux, et abandonné les vertus réelles et sociales pour des vertus factices et de convention; quel seroit l’avantage d’un culte national, sa liaison nécessaire avec les institutions politiques, et quelle influence il auroit sur les mœurs? Je regrette que la forme et la destination de cet écrit ne me permettent pas d’approfondir ces questions intéressantes, et beaucoup d’autres encore, qui s’offrent en foule sur cette matière. Mais je m’arrête... Il suffit sans doute, et même il est plus sage de laisser parler les faits.

L’expérience prouve combien ils sont rares, ces législateurs qui ont su joindre la morale à la politique, combien peu de nations ont connu la force des institutions sociales et publiques. Presque toutes ont négligé les premières règles de la raison; toutes se sont écartées des lois de la nature; leurs codes, pour la plupart, sont l’ouvrage du hasard, ou de la superstition. «Des aveugles ont conduit des aveugles; les passions, les caprices, les préjugés et l’ignorance sont les législateurs du monde[g]

[g] De la législation, page 262, de la seconde partie.

Mais, quand le mal est au comble, quand des obstacles presque invincibles s’opposent à toute réforme, comment se rapprocher des vues de la nature? comment faire entendre la voix de la froide raison à une multitude aveugle et passionnée? Peut-on espérer d’avoir des lois justes et impartiales, et de pouvoir remonter jusqu’aux bonnes mœurs? Il ne faut pas se le dissimuler; ce ne sont pas seulement nos vices, c’est la forme et l’étendue des états, qui s’opposent à cette régénération salutaire. Comment imprimer le mouvement et la vie à ces masses énormes, à ces machines si compliquées des gouvernemens modernes? Qui ne sent le malheur attaché aux grands états, et l’avantage inestimable des petits où tous les citoyens sont sous l’œil des magistrats, et les magistrats sous l’œil de la loi? Les grandes républiques mêmes offrent une grande résistance à la réforme. Ou les intérêts particuliers y sont suspendus dans une balance égale, et alors aucun n’a une voix assez prépondérante pour entraîner la majorité vers le bien général; ou des citoyens trop puissans maîtrisant les autres, la république flotte entre la corruption et la tyrannie, jusqu’à ce qu’un seul, triomphant de ses rivaux, s’élève sur la ruine de tous. Quant aux états despotiques, ils ne laissent point d’espérance; les ames y sont tellement engourdies, qu’elles n’ont pas même le désir de sortir de cette léthargie, et ils ne peuvent attendre de changement, que de grandes et inespérées révolutions. Il en résulte que, de toutes les formes du gouvernement, la monarchie tempérée est peut-être encore celle qui offre un succès plus certain au législateur qui voudroit régénérer sa nation.

«Un grand homme peut naître sur le trône d’une monarchie modérée[h];» et alors quel avantage le pouvoir légitime dont il est revêtu, ne lui donne-t-il pas pour tenter la réforme, aplanir les obstacles, et marcher à grand pas vers la félicité publique? S’il a su inspirer une grande idée de ses talens et une entière confiance dans sa justice, il n’a qu’à vouloir, et les cœurs voleront au-devant de lui. Mais pour descendre jusqu’à la racine des abus, il usera d’une extrême précaution; il saura préparer à l’avance l’opinion publique, répandre à propos les lumières, manier les passions, attaquer les préjugés; il consultera l’esprit de son siècle, le caractère de son peuple, le besoin et le vœu général. Toujours une nation vive, éclairée et sensible devance les vues du législateur, lui annonce le vœu de tous, et lui trace la marche qu’il doit suivre. Qu’il écoute cette voix, et toutes les volontés se réuniront dans la sienne. Il faut encore que ses coopérateurs soient dignes de lui, qu’on ne puisse jamais soupçonner dans leurs projets le dessein caché de voiler des abus et d’alimenter l’audace des déprédateurs; il faut que leurs intentions soient pures; et sur-tout qu’on puisse croire à leur probité. Alors, que le prince agisse de concert avec la nation; qu’il l’intéresse à ses vues d’ordre et d’économie; qu’il l’associe à ses projets de bienfaisance; qu’il expose ses motifs, qu’il prenne le ton d’un père au milieu de ses enfans, ou d’un ami qui consulte son ami; qu’une communication intime et une confiance réciproque s’établissent entre les peuples et le souverain; qu’on s’apperçoive enfin que le roi et la nation ne sont qu’un, qu’ils n’ont qu’un seul et même intérêt: alors il embrasera tous les cœurs du feu sacré du patriotisme, et avec ce mobile si puissant sur les ames sensibles, il n’y a point de grandes et belles conceptions en politique qu’il ne puisse réaliser. Mais il ne laisseroit point sa gloire imparfaite, il ne se borneroit pas à des bienfaits passagers, à un bonheur qui périroit avec lui. Les bons rois meurent, une bonne constitution reste. Convaincu que l’autorité n’est jamais mieux affermie que lorsqu’elle a pour base les lois, et pour rempart le cœur des citoyens, il seroit assez grand pour mettre des bornes au pouvoir arbitraire: s’il ne se réservoit que le droit illimité d’être juste et bon, ce seroit encore un assez bel empire. Il n’y auroit pas de monarque plus absolu sur la terre: par-là il éterniseroit sa gloire et la reconnoissance de son peuple; le bonheur des générations futures seroit son ouvrage; alors il mériteroit en effet le nom de législateur et de restaurateur de la patrie.

[h] De la législation, seconde partie, page 45.

C’est ainsi que Mably, s’abandonnant aux illusions d’une ame vertueuse, traçoit les élémens d’une législation plus impartiale, plus humaine, plus conforme aux besoins, aux droits, au bonheur et à la destination de l’homme, et cherchoit à nous rapprocher des lois éternelles de la nature. Après avoir fait voir combien l’homme s’est éloigné de ces vues primitives, il lui a montré du moins la route qui pouvoit encore l’y ramener; mais, il faut l’avouer, l’auteur a senti combien d’obstacles s’opposent à cette heureuse régénération; il a prévu que ces vérités seroient traitées de chimères; que cette vieille morale n’étoit plus de saison: il a connu son siècle, et cependant il a écrit; et, dût-on appeler aussi son livre les rêves d’un homme de bien, cette considération n’a pu lui arracher la plume; il n’a pas cru devoir lui sacrifier des vérités qu’il croyoit utiles: il a moins pensé au jugement qu’on porteroit de son ouvrage, qu’au bien qu’il pourroit produire, s’il se trouvoit enfin des hommes d’état capables de le méditer, et dignes de l’entendre.

Plusieurs regardent ce livre de Mably comme le plus profond et le meilleur de ses ouvrages. Le public a semblé donner la préférence aux entretiens de Phocion; les connoisseurs balancent: le premier n’est pas aussi séduisant peut-être; les principes et le style en sont encore plus sévères; la lecture n’en est pas également piquante pour toutes sortes d’esprits; il ne devoit pas avoir un succès aussi brillant; mais peut-être en a-t-il un plus solide encore et plus durable. Pour goûter ce bel ouvrage, pour en sentir tout le prix, il faut déjà de l’instruction: ce n’est point un aliment propre à des lecteurs frivoles et légers; mais s’il tombe entre des mains déjà exercées, s’il est lu par des esprits supérieurs, et médité dans le silence des passions; si on tient la chaîne des grandes vérités morales et politiques qui en font la base; si on veut en embrasser l’ensemble et les développemens, je ne doute pas qu’on ne lui donne la préférence. Quelle foule d’idées ce livre feroit germer dans la tête d’un prince courageux qu’animeroit le noble désir d’être le législateur de sa nation! Combien de vérités il pourroit y puiser! Les principes des lois seroient son guide et son flambeau.

Chacun de nous doit être à soi-même son propre législateur; il restoit donc à Mably, pour embrasser son plan tout entier, de faire en faveur des individus ce qu’il venoit d’exécuter pour la grande société, de tracer les principes qui doivent servir de base à nos devoirs, et de mesure à nos vertus, de redresser les méprises des moralistes vulgaires, comme il avoit redressé celles des politiques; en un mot, de tracer un code de morale privée, comme il venoit d’en tracer un de législation, qui est la morale publique.

Nous ne pouvons que dire un mot de ce nouvel ouvrage. Des enthousiastes et des illuminés ayant totalement négligé d’approfondir le cœur de l’homme et la nature des passions, avoient perdu la morale, dénaturé les vertus, confondu l’ordre de nos devoirs, et sous prétexte d’une perfection chimérique, au lieu de les resserrer, avoient brisé tous les liens de la société. Mably osa renverser ces rapports mal combinés; et au premier rang se retrouvèrent les qualités sociales qui rapprochent, qui réunissent les humains; il les classa suivant les intentions et le vœu de la nature; il assigna l’ordre et la prééminence des vertus, l’importance et la chaîne de nos devoirs, suivant qu’ils sont plus ou moins intimement liés, plus ou moins nécessaires au maintien et au bonheur de la société.

Cette hardiesse, et quelques passages qui s’éloignoient des opinions vulgaires, ont excité des réclamations: cependant nous savons que le sacrifice d’une page de ce livre, d’une ligne même, d’une seule expression, peut-être auroit désarmé ces censeurs. Nous ne serons pas plus sévères: en faveur des esprits timides, qu’un sentiment hardi, énoncé trop cruement, pourroit effaroucher, nous sommes prêts à déchirer cette page de Mably; mais après ce sacrifice, s’il nous est permis de hasarder notre opinion particulière, nous n’hésiterons pas à mettre les principes de morale à la tête de ses meilleurs ouvrages, et peut-être le premier de tous. C’est du moins le plus rempli de vraies beautés, de leçons de morale et de philosophie les plus sublimes, des vérités pratiques qui nous sont plus immédiatement utiles, enfin de maximes analogues à notre nature, à nos besoins, et les plus propres à nous conduire au bonheur par le chemin de la raison et de la vertu.

C’est à regret que nous supprimons cette partie de son éloge; mais la vie de Mably est si pleine, et ses ouvrages présentent des vérités si importantes, que nous pouvons à peine les indiquer. Nous n’avons rien dit de ses doutes, adressés à une secte qui nous a un instant menacés de renaître de ses cendres; nous n’avons pas le temps de parler d’un manuscrit sur les droits et les devoirs du citoyen, où respirent la liberté la plus courageuse et la philosophie la plus éclairée, ni d’autres écrits qui n’ont point encore vu le jour; nous ne voulons pas d’ailleurs prévenir le jugement des lecteurs. Ce n’est point de nous, mais du public et de la postérité que de tels écrits doivent recevoir leur sanction. Nous nous contenterons d’arrêter un instant nos regards sur le livre de Mably, non le plus célèbre, mais celui qui a fait le plus de bruit, en raison de ce que l’amour-propre de quelques écrivains y étoit plus intéressé: nous parlons de son traité sur la manière d’écrire l’histoire.

Cet ouvrage est le fruit de ses observations sur un art dont il a fait toute sa vie son étude. Il n’est pas étonnant qu’un homme si profond, nourri des grandes vérités du droit naturel, des principes de la politique et des leçons de la morale, admirateur passionné des anciens, n’ait pas été satisfait de la manière dont la plupart des modernes ont écrit l’histoire. Il les a jugés avec sévérité, disons même, quelquefois avec dureté; il n’a pas traité sans doute avec assez d’égards l’homme universel, le poëte-historien, idole d’une partie de la nation; mais qu’importe, après tout, ses jugemens purement littéraires? Ses préceptes n’en sont pas moins excellens; toute la partie didactique de son ouvrage est pleine de raison et de sagesse; ses ennemis mêmes y ont trouvé des vues neuves et lumineuses; c’est, si j’ose le dire, la poëtique de l’histoire.

Mably exige des connoissances préliminaires, qui sont en effet indispensables à ceux qui se destinent à ce genre d’écrire. Si l’historien n’a pas des idées justes de la dignité de l’homme, du droit naturel, de l’ordre et de la fin des sociétés, des principes constitutifs des états, des vraies causes de la prospérité ou de la décadence des nations; s’il n’a des règles sûres de morale pour apprécier les hommes et les actions; il louera ce qu’il faut blâmer, et blâmera ce qu’il faut louer; on le verra errer au hasard; il s’égarera sans cesse: il se laissera entraîner au caprice des hommes et des événemens; et, sans ancre et sans boussole, au milieu de cet océan des passions humaines, cette mer ne sera fameuse que par ses naufrages.

Quel n’est pas, au contraire, l’avantage d’un écrivain, qui avant de prendre la plume, a long-temps médité sur son art? Lorsqu’il en a séparément étudié toutes les parties, qu’il l’a considéré sous toutes les faces, qu’il s’est pénétré des grands principes, qu’il s’est fait des bases certaines et invariables, et qu’il a nourri son esprit et sa pensée de toutes les connoissances préliminaires; alors il s’élance avec confiance dans la carrière: fidelle au plan qu’il s’est tracé, il dispose son action, il en tient tous les fils dans sa main, il les démêle sans peine et sans efforts; devant lui se déroule sans confusion cette longue série de siècles et de révolutions. Il domine son sujet, et dirige les événemens, au lieu d’être emporté par l’abondance et la complication des matières. De là naît cette démarche libre et rapide, que rien n’embarrasse, ce beau développement, ce lucidus ordo, qui est la majesté de l’histoire. De cette plénitude de connoissances, de cet amas de lumières naissent encore ces réflexions courtes et profondes, ces éclairs rapides qui étonnent et font suspendre la lecture. C’est faute d’avoir fait ces études et ces méditations préparatoires, de s’être nourri des grands principes, d’avoir des règles certaines pour apprécier les actions et les hommes, que la plupart des historiens modernes sont vagues, arides, maigres et décharnés; ils manquent de cette ame, de ce mouvement, de cette surabondance de sentimens qui vivifient les écrits des anciens; ils ne sont, à l’exception du petit nombre, que de froids discoureurs, quand les autres sont éloquens et sensibles.

Ce que l’auteur a dit de la connoissance du cœur humain est également bien senti et bien développé. L’art d’intéresser et de remuer les passions n’est pas moins nécessaire à l’historien qu’à l’auteur dramatique; c’est par la peinture du cœur humain que les anciens sont sur-tout admirables. Si vous ne savez pas faire agir, penser et parler vos personnages sur la scène de l’histoire comme sur celle du théâtre, je reste froid et tranquille à vos récits inanimés. L’histoire est un long drame où tous les acteurs viennent se peindre eux-mêmes, agir et parler. J’assiste à leurs conseils; je suis présent à leurs actions; je vois au fond de leur cœur; j’espère, je crains, je délibère, je me passionne avec eux; je lis dans leurs pensées, je pénètre dans les replis les plus cachés de leur ame. Je ressens tour-à-tour l’amitié, la haine, la pitié, la terreur, la vengeance et l’amour. Un grand intérêt me remue; mon cœur n’est point froid, il est plein, et l’ennui n’y peut pénétrer. S’il ne suffisoit que d’entasser des faits, d’accumuler des événemens et des dates, de faire un tableau sans proportion, sans couleur et sans vie, rien sans doute ne seroit si facile que de réussir. Mais dans ce grand drame de l’histoire, de transporter sous nos yeux, d’animer ces grands personnages qui ont fait le destin des nations, de conserver la vérité des caractères, et cette unité d’intérêt, charmes secrets de tous les bons ouvrages et de tous les bons esprits, de faire de l’histoire une scène instructive pour tous les états, une leçon perpétuelle de morale et de philosophie pour tous les hommes; l’expérience ne prouve que trop combien cet art exige d’études et de talens, combien il est rare et difficile d’être un grand peintre des passions. La France a ses Sophocle et ses Euripide; elle a ses Platon, ses Pline et ses Démosthènes; nous avons plus qu’Aristophane et que Térence; mais a-t-elle un Tacite? a-t-elle son Tite-Live? a-t-elle son Plutarque?

Tous les préceptes, je le sais, qui tiennent à l’art d’écrire, sont insuffisans. Dans tous les arts il y a, pour ainsi dire, la partie méchanique qu’on peut enseigner, qu’on est à-peu-près sûr d’apprendre avec un peu d’aptitude et beaucoup de patience. Mais il est une partie rebelle à tous les préceptes, contre laquelle toutes les leçons des maîtres et l’opiniâtreté des élèves viendront échouer. Eh! qui me donnera ce feu céleste, ce souffle créateur qui inspire les chefs-d’œuvres, le génie? voilà ce que l’art n’enseignera jamais; et quand je ne sais quel d’Aubignac traçoit laborieusement les règles de la tragédie, Corneille avoit déjà créé et le Cid et Cinna, et Polieucte et les Horaces: les poëmes immortels d’Homère ont précédé toutes les règles du poëme épique; et il en est de même de tous les genres qui ont besoin des émanations du génie. Quand il a expliqué les règles matérielles de son art, que doit donc faire un maître, et que doit-il dire à ses élèves?

Consultez votre talent, lisez les grands modèles; portent-ils le trouble dans votre ame? leur gloire vous touche-t-elle? versez-vous des larmes d’admiration à leurs récits? calculez-vous les années qui vous restent encore pour la gloire? portez-vous un cœur sensible? Si la vertu vous enflamme; si l’injustice vous soulève; si Caton, déchirant ses entrailles, vous imprime autant de respect que le crime heureux vous indigne et vous irrite: alors saisissez vos crayons, et vous aussi vous êtes peintre; burinez en traits ineffaçables l’ame d’un Tibère, d’un Borgia; dévouez-les à l’exécration de la postérité la plus reculée; qu’en sortant de dessous vos pinceaux leur image fasse frémir et reculer d’horreur; qu’elle soit abhorrée; que leur nom devienne une injure; qu’il serve d’épouvantail aux tyrans. Mais si la fortune vous présente quelques-uns de ces êtres qui sont l’éternel honneur de l’humanité, peignez-les de ces couleurs qui font chérir, qui font adorer la vertu; faites-les respirer dans vos peintures; offrez-les à la vénération de l’univers; dites qu’ils étoient hommes; mais n’affoiblissez pas ces traits de caractère, de bonté, de justice et de bienfaisance, qui les rendent adorables; offrez-moi des modèles, et qu’en peignant Aristide dans l’exil, Socrate buvant la ciguë, Phocion dans les fers, Henri IV assassiné, un grand homme proscrit; j’envie leur sort, leurs fers, leurs souffrances et leur mort; que leurs saintes images me transportent, qu’elles élèvent mon ame, et me donnent le courage de professer comme eux la vertu et la vérité aux dépens de mon repos, de mon bonheur, et même de ma vie.

En un mot, que votre histoire ne cesse jamais d’être une école de morale en action. Quand les lois sont oubliées, quand les mœurs se corrompent, l’historien réveille encore dans les cœurs les idées de justice et de vertu; il pèse dans la balance les actions des hommes et les fautes des peuples; il fait pâlir le crime sur le trône; il flétrit un despote, malgré ses gardes et ses soldats; il exerce une sorte de magistrature; il cite à son tribunal les hommes de tous les âges et de tous les pays; et le jugement qu’il va prononcer sera l’arrêt de la postérité et la leçon de ses contemporains. Si ses concitoyens sont amollis par le luxe et les richesses, s’ils se précipitent au-devant du joug, s’ils courent à la corruption, alors il saisit ses crayons, il écrit l’histoire d’une nation libre et vertueuse; il trace les mœurs des Germains.

Mais où prendra-t-il ses couleurs? Dans la sensibilité de son cœur et l’élévation de son ame. Respectez par-tout les mœurs, faites aimer la vertu, haïr le crime, détester l’oppression; vengez les droits de l’homme, et ne plaisantez point sur les maux de l’humanité; c’est à-peu-près à quoi se réduit la poëtique de l’histoire. Voilà ce qu’a dit, ce qu’a répété l’abbé de Mably; et au lieu d’être frappé de la sagesse de ses leçons, on a fermé les yeux à cette foule de beautés, pour ne voir que quelques négligences, et relever quelques jugemens littéraires. On ne lui pardonna pas de ne s’être point affilié à la secte dominante; on lui en fit un crime. Mably prit le parti que la vertu outragée doit prendre; il dédaigna les critiques et garda le silence.

Tandis que l’esprit de secte, toujours intolérant, exerçoit ses vengeances, un nouvel hommage venoit le consoler de cette légère disgrace: il étoit consulté par l’un des sages envoyés des États-Unis d’Amérique.

C’est un grand et beau spectacle de voir la liberté planter son étendard dans le nouveau monde, et y appeler tous ceux qui seroient opprimés dans l’ancien. Des philosophes ont été les législateurs des nouvelles républiques, et les Brutus de l’Amérique en étoient aussi les Solon. Il a enfin été permis, en traçant ces lois constitutives, d’écouter la voix de la sagesse et de la raison, et les droits sacrés de l’homme. Elles n’ont point été formées au hasard, comme presque toutes les constitutions modernes; et les lumières qui, depuis un siècle, ont éclairé nos erreurs et nos fautes, n’ont point été perdues pour l’Amérique. On a enfin connu les vrais fondemens de la société, qui posent sur le libre consentement des peuples. Si en effet ces républiques ont adopté les principes les plus conformes aux vues de la nature; si, en proscrivant les rangs et les distinctions héréditaires, elles ont pris pour base de leur code l’égalité; si on y montre par-tout un respect religieux pour les droits et la dignité de l’homme; si la tolérance y a établi son bienfaisant empire, grâces en soient rendues aux écrivains et aux sages qui ont éclairé l’univers! ce n’est pas le moindre service qu’aient rendu aux hommes les lettres et la philosophie.

Mably mêloit ses applaudissemens à ceux de l’Europe; il admiroit dans les législateurs du nouveau monde des vues pleines de sagesse: il étoit pénétré de vénération pour ces hommes célèbres. Il étoit sur-tout frappé de cette profonde connoissance des droits de la nature, qu’ils avoient développée dans leurs lois, et de l’habileté avec laquelle ils avoient lié toutes les parties de la confédération américaine. Mais en leur donnant de justes éloges, il a porté ses regards plus loin; il a proposé ses doutes; il a manifesté ses craintes pour l’avenir; il a tout examiné avec la sévérité d’un homme que les succès ne peuvent éblouir, dont rien ne peut corrompre le jugement, ni fléchir l’austérité. Incapable de trahir la vérité, et pressé de la dire, il l’a dite courageusement et avec la franchise que l’on doit à un peuple libre. Il applique donc ses principes aux constitutions des États-Unis; il pose par-tout les mœurs pour base aux lois; c’est sur cette échelle qu’il mesure la durée et la prospérité des empires. Or, il a trouvé chez eux des germes de corruption; il les croit déjà trop vieux; il craint, pour l’Amérique, les richesses, le luxe et les vices d’Europe. Je sais tout ce que l’on peut dire en faveur du luxe et du commerce; qu’on ne doit pas appliquer à de grandes républiques, et dans un siècle d’opulence, des principes sévères qui ne conviennent, dit-on, qu’à des siècles grossiers, à des mœurs simples et à de petits états. Il est certain que si l’on met la richesse avant la liberté, et l’or avant les mœurs, on trouvera sa politique désespérante, et ses principes trop austères. Mais il n’a point cru devoir s’en écarter: il n’a point deux politiques et deux manières de voir. Il a jugé les lois constitutives de l’Amérique comme il a jugé celles de Sparte, de Rome et d’Athènes; sa politique ne varie pas plus que sa morale; l’une et l’autre sont fondées sur une base éternelle. Si l’on vouloit s’abandonner au torrent des opinions, il étoit inutile de le consulter; et le luxe, et les richesses, et le pouvoir de l’or trouveront assez d’apologistes, sans qu’il soit besoin d’y joindre la voix austère de Phocion ou d’Aristide. Au reste, plût à Dieu qu’il se fût trompé dans ses conjectures! Puissions-nous voir long-temps l’égalité, la concorde et la paix régner avec les mœurs dans ces heureux climats; et puisse, dans tous les temps, l’Amérique offrir un asyle à la liberté, lorsqu’elle sera bannie du reste de la terre! A la lecture des observations de Mably, le ministre célèbre auquel elles sont adressées[i] s’écria: «ce livre fera un jour la gloire ou la honte des Américains.»

[i] John Adams, successeur de Francklin.

C’est un sujet digne de remarque que le nom d’un simple et modeste citoyen se trouve lié à tous les états qui aspirent encore à la liberté, ou qui craignent de la perdre. Berne avoit adopté ses maximes; la Pologne lui avoit demandé des lois; la Corse avoit réclamé ses lumières; Genève en avoit reçu des conseils capables de la garantir de l’oppression; et les sages de l’Amérique avoient sollicité son suffrage: tant est puissant l’empire et le charme des talens unis à la vertu! Mably a pleinement joui de ce double triomphe.

Nous avons tâché de suivre l’histoire de ses pensées, de voir comment elles se sont liées dans son esprit et dans son imagination, comment il les a développées dans ses ouvrages, et par quelle chaîne de principes ses écrits ont mérité de devenir le code des états libres. Mais entraînés par l’abondance des matières et l’importance des objets, nous n’avons pas eu le temps de nous arrêter sur la forme et le mérite littéraire de chacun de ses écrits. On n’a pas cru devoir insister sur ce mérite; on a préféré d’en extraire la substance. En général les compositions de Mably sont sérieuses et mêmes sévères; son style est austère et grave, comme les sujets qu’il a traités: on n’y trouve ni cette recherche d’esprit, ni cette enluminure, ni ces défauts brillans qui caractérisent les productions du jour; c’est un Spartiate qui écrit dans Athènes. Ses écrits n’intéressent ni la frivolité, ni les passions; ils parlent plus à la raison qu’aux sens: il faut déjà valoir quelque chose pour s’y plaire; il faut avoir l’ame calme et pure pour en goûter le charme. Ils ne seront recherchés ni par les esprits frivoles, ni par les courtisans, ni par les hommes à la mode, ni par cette foule de lecteurs oisifs, qui ne cherchent qu’à se débarrasser du poids du temps; mais ils seront lus avec fruit par les bons esprits, par les patriotes, par les gens de bien; ils seront médités par les sages et par les hommes d’état, et peut-être ils tomberont entre les mains d’un prince épris de la vraie gloire, qui voudroit être le restaurateur des mœurs et le réformateur de ses états. Quels fruits heureux ne peuvent-ils pas produire, si la semence qu’a jettée le philosophe, tombe enfin dans une terre neuve et féconde! et quelle gloire pour lui d’avoir ainsi préparé le bonheur des générations à venir!

C’est ainsi que, pendant quarante ans, Mably n’a cessé de travailler pour son siècle, et de semer pour la postérité: sa vie est pleine, et sa carrière honorablement remplie. Il n’a jamais varié, on ne l’a jamais vu flottant dans ses opinions: toujours d’accord avec lui-même, rien ne l’a pu faire départir de l’austérité de sa morale, et de la sévérité de ses principes; ils tenoient à son caractère[4].

Ce caractère étoit fièrement prononcé, et l’homme, chez lui, n’offroit point de scandaleux contrastes avec l’écrivain; il étoit dans sa conduite tel qu’il s’étoit montré dans ses écrits, et tout ce qu’il avoit tracé de préceptes en morale, il le mettoit en action.

Il a fui les honneurs, la fortune, les places, les distinctions, avec autant de soin que les autres les recherchent: la modération de l’ame étoit son trésor; il pouvoit l’augmenter, sans nuire aux droits et aux prétentions de qui que ce fût; il ne rencontroit personne sur sa route, et son bonheur ne coûtoit rien à celui des autres. Il n’affectoit point de se montrer sur la scène; il ne cherchoit nullement à se répandre. Solitaire au milieu de Paris, son nom étoit très-connu, et sa personne l’étoit très-peu. Il dédaignoit les brigues, les prôneurs, autant qu’il redoutoit les protecteurs; il ne pouvoit se plier au manége de l’intrigue; il n’avoit point la souplesse nécessaire pour se faire des partisans et des prosélytes. Il repoussoit, et même avec humeur, ce commerce d’éloges dont l’amour-propre est si facilement la dupe. Nous savons qu’il se mit un jour véritablement en colère contre un homme qui le comparoit à Platon, et qui, pour prix de sa complaisance, attendoit peut-être que Platon le comparât à Socrate.

Mettant la liberté au rang des biens, il voulut être pauvre pour pouvoir être libre; c’est à ce prix qu’il acheta le droit de dire la vérité. Comment, en effet, avoir le courage de la professer, lorsqu’on est dans la dépendance de la fortune, et que ses chaînes nous atteignent de toutes parts, quand on a tant à craindre, tant d’abus à caresser, de protecteurs à ménager, tant de choses à perdre? Si Mably nous parla souvent de mœurs et de modération, ce n’est point, comme Sénèque, en nageant dans l’opulence et les délices: il vécut jusqu’à soixante ans avec un revenu au dessous du médiocre, et il en avoit de reste pour faire du bien.

Il retraçoit la simplicité des mœurs antiques; mais, sous ces dehors simples et modestes, il avoit une ame grande et fière; il conserva toujours la dignité d’homme de lettres: on ne le vit jamais prostituer sa plume, ni à la faveur, ni à l’esprit de parti. Il ne s’abaissa point, pour plaire à la multitude, à prendre le goût à la mode, le ton du jour, à caresser les opinions dominantes; il préféra les vérités sévères à des choses agréables. Il ne prit jamais la plume que dans l’espoir d’être utile. Il dédaigna les louanges banales et les lecteurs vulgaires: il n’écrivit que pour les honnêtes gens, les ames pures et élevées. Il osa être sérieux, grave et solide dans un siècle frivole; il parla de mœurs et de vertu dans un siècle corrompu. Il étoit, dans sa conversation comme dans ses écrits, simple, sans apprêt, mais ferme et vrai; et il poussa quelquefois la franchise jusqu’à la rudesse. On lui reprochoit une dureté qui n’étoit que l’indignation d’une ame vertueuse. Il ne manquoit aucune occasion de venger le mérite modeste et la vertu, des sarcasmes et des mépris, de l’orgueil et de la sottise. Un grand, parlant un jour devant lui d’un homme d’un mérite très-distingué, mais qui avoit le tort de n’être ni riche ni d’une haute naissance, dit, avec dédain: qu’il l’avoit tiré de son grenier. Mably ne craignit pas d’élever la voix: «Monsieur le comte, dit-il, ce sont les gens de mérite qui logent dans des greniers, et les sots.... habitent dans des hôtels».

Il me semble qu’il est aussi une règle pour mesurer les ames: nos goûts, notre inclination, nos caractères nous portent vers les objets qui nous sont analogues, vers tel homme plutôt que vers tel autre, parce que son ame répond à la nôtre; des éloges involontaires, des expressions échappées nous décèlent. L’homme que Jean-Jacques a le plus loué, c’est Fénélon. Celui qui obtint tous les hommages de Mably, c’est Caton; et le gouvernement qu’il loua le plus, c’est Lacédémone. Aussi comme une femme d’un mérite rare lui applaudissoit sur ce qu’il montroit du caractère:—Du caractère, Madame, on n’en peut avoir dans certains pays, mais si j’étois né à Sparte, je sens que j’aurois été quelque chose.

C’est ce caractère indomptable, cet amour pour la liberté et l’indépendance, qui lui faisoient chérir sa médiocrité. Il ne vouloit prendre d’engagement d’aucune espèce, ni avec la fortune, ni avec les préjugés, ni avec les corps. Il redoutoit toutes sortes de chaînes; il ne fut d’aucune secte, d’aucun parti, d’aucune cabale. L’amour-propre des autres n’étoit point intéressé à vanter son mérite. Non-seulement il ne fit jamais de démarches pour entrer dans aucun corps littéraire, mais il s’opposa à toutes celles que ses amis auroient pu faire pour lui. Quand on lui proposoit de l’admettre dans quelque société particulière, il répondoit: «je suis déjà d’une grande société dont j’ai bien de la peine à remplir tous les devoirs.» En aucun genre il ne vouloit prendre l’engagement de penser en tout point comme son confrère.

Il ne fut donc d’aucune académie. Toutes les fois qu’il y avoit des places vacantes, le public se plaisoit à le désigner. La malignité dit quelquefois de certains écrivains: pourquoi sont-ils de l’académie? Peut-être l’orgueil de Mably étoit-il secrétement flatté de ce qu’on demandoit: «pourquoi n’est-il pas de l’académie?» La réponse est sans doute la même qu’on a faite à l’occasion d’autres hommes de lettres, également nommés par la voix publique: «il ne s’est pas présenté.» Je sais qu’une compagnie célèbre se seroit empressée de le recevoir dans son sein, et que toutes se seroient honorées de l’adopter, s’il avoit fait les premières avances. Me seroit-il permis, à ce sujet, de hasarder une réflexion? Si l’on fait un juste reproche aux princes de ne pas aller au-devant du mérite, ne seroit-on pas en droit, et avec plus de justice encore, de faire le même reproche à des corps littéraires, et qui sont essentiellement fondés sur le mérite personnel? Pourquoi faire dépendre l’honneur de leur adoption de la nécessité de le solliciter? Et pourquoi forcer un savant timide et modeste à venir vous dire: «je vaux mieux que tous mes concurrens, et vous me devez la préférence?» Il nous semble qu’il seroit glorieux à une compagnie littéraire de donner l’honorable exemple d’aller au-devant du savoir modeste et de la vertu qui se cachent. Au reste, c’est une question que je soumets à l’académie même, qui m’honore de son attention. Je lui présente mes doutes: je me confie à l’intégrité de mes juges. Jamais les souverains ne se sont montrés plus grands, que lorsque, dans les causes douteuses entre eux et leurs sujets, ils n’ont point hésité à prononcer contre leurs propres intérêts.

Quoi qu’il en soit, pourroit-on blâmer Mably d’avoir conservé son caractère, ces traits primitifs, que la nature avoit gravés dans son ame; de ne s’être point abandonné à cette facilité de mœurs, qui prend toutes les formes et toutes les empreintes, sans en garder aucune? En convenant même qu’il a peut-être quelquefois porté trop loin cette roideur et cette austérité de mœurs et de principes, n’est-elle pas préférable à cette nullité qui n’offre que des masques et des surfaces? N’avons-nous pas assez d’ames dégradées et jetées dans le même moule? Avons-nous peur de manquer d’écrivains qui soient aux gages de nos passions? Craignons-nous que les maximes d’un sage et l’exemple d’un seul homme ne deviennent contagieux? Eh! s’il a gourmandé nos vices, avons-nous bonne grâce de nous en plaindre? Certes, si jamais il fut permis de rapeller les grands et éternels principes de la sagesse et de la morale, c’est dans un siècle où ils sont si scandaleusement méconnus; dans un temps où l’intérêt personnel, la soif de l’or, les délires du luxe, l’oubli de toute vertu, l’effronterie des mœurs ont perverti toutes notions naturelles; où le vil égoïsme a frappé de stérilité tous les sentimens honnêtes, a dénaturé toutes les qualités sociales, desséché tous les cœurs, et su rendre ridicules jusqu’aux noms de vertu et de patrie; dans un siècle où il a fallu inventer des mots nouveaux pour peindre une perversité nouvelle. A cette vue, comment en effet se défendre d’un mouvement d’indignation? et pourroit-on ne pas pardonner un peu d’humeur à un homme nourri de principes sévères, habitué à réfléchir sur les causes qui amènent la décadence des états; à un sage qui, regardant le luxe, les richesses, les arts, la mollesse, la perte des mœurs comme les avant-coureurs de la chute des empires, auroit voulu nous retenir sur le bord de l’abîme déjà entr’ouvert sous nos pas? Ce vœu n’est-il pas le produit d’une probité rigide et d’un grand caractère? Si c’est un tort, c’est celui de Caton et celui de la vertu.

Mais cet homme qui s’élevoit si courageusement contre les abus corrupteurs, que les vices publics irritoient, qui s’indignoit contre les prévarications dont tout un peuple est victime, et qui cachoit rarement son indignation, étoit indulgent pour les fautes qui n’altèrent point l’ordre général; il étoit presque indifférent aux injustices qui n’avoient que lui pour objet. Il étoit bon, humain, généreux, compatissant; mais où il déployoit sa sensibilité, c’est dans le commerce intime de l’amitié; il en connut tout le prix: c’est un plaisir réservé aux ames pures; elles seules en éprouvent toutes les jouissances délicieuses; elles seules en savent goûter tout le charme. Mably, incapable de se plier aux convenances d’une société qui laisse le cœur vide, lui qui fuyoit le joug des liaisons sans intimité, aimoit à s’abandonner aux doux épanchemens de l’amitié; il en remplissoit affectueusement tous les devoirs. Il aimoit à se réfugier dans son sein; mais il étoit d’autant plus sévère dans le choix de ses amis: il connoissoit trop tout ce qu’exige ce titre sacré, pour en jamais prodiguer le nom et les démonstrations; il y cherchoit l’entière confiance, la liberté, l’accord des ames, et la douce égalité, sans laquelle il n’y a point de parfaite amitié. Il y cherchoit plus encore les qualités du cœur que celles de l’esprit. Heureux ceux qui lui ont inspiré ce sentiment! Leur seul titre d’amis d’un homme de bien est aujourd’hui pour eux un éloge. Aussi, quand il a été enlevé aux lettres, à la vertu, à l’amitié, ont-ils amèrement pleuré sa perte. Sa gloire leur en est devenue plus chère; leurs sentimens et leurs regrets l’ont suivi bien au-delà du tombeau[5].

Peut-être eux seuls étoient dignes de nous révéler ces vertus sociales et domestiques, qui ne se développent que dans l’intimité; de nous retracer cette probité journalière qui s’étend sur toutes les actions et sur tous les instans de la vie; ce caractère que rien ne pouvoit ébranler, inaccessible à la crainte comme aux espérances; cette ame stoïque et pure qui ne gauchit jamais dans le sentier de la vertu. Ils nous auroient fait sentir le rapport intime de sa morale avec ses actions, de ses maximes avec sa conduite, de ses vertus avec ses écrits, et jusqu’à quel point ses ouvrages ont pris la teinte de son caractère. Dans leurs peintures vives et fidelles auroient respiré tous ses traits: le langage de l’amitié a je ne sais quoi de touchant et d’affectueux qui entraîne et persuade; on ne peut résister à ses doux accens. Sans doute l’éloge de leur ami y auroit gagné; mais cet éloge appartenoit à tous les gens de bien: c’est une dette nationale qu’il falloit acquitter, un tribut public qu’il falloit payer à un ami de l’ordre et des mœurs.

O toi, qui as si bien mérité de la patrie, philosophe aussi vertueux qu’éclairé! s’il est vrai que tu n’as eu d’autre passion que celle d’être utile, d’autre motif que le noble orgueil de faire le bien et de nous arracher à nos vices; si tes travaux, tous les instans de ta vie ont été consacrés à l’instruction, au bonheur et à l’utilité de tes semblables; si tu n’as cessé d’opposer, presque seul, ton inflexible sévérité au torrent des mœurs publiques, et de nous rappeler aux antiques vertus, aux grandes vérités morales et politiques qui font la félicité des hommes et la splendeur des états; si tous tes écrits respirent les leçons de la sagesse, l’amour des lois, la haine du despotisme; si tu n’as cessé de plaider courageusement la cause des peuples, des foibles et des infortunés, contre les puissans, les riches et les oppresseurs; en un mot, s’il est vrai que tu te sois montré, dans tous les temps et par-tout, l’organe de la vérité, l’apôtre des mœurs, le défenseur de la liberté, le vengeur des droits et de la dignité de l’homme; sans doute tu méritois un hommage public dans ta patrie, l’estime de l’Europe et la reconnoissance de l’humanité entière!

Heureux celui qui, chargé de ce dépôt sacré, s’acquittera dignement d’un si noble emploi, et dont l’écrit, interprête fidelle des sentimens particuliers et du vœu général, pourra mériter également le suffrage de ses amis qui le pleurent, des sages qui l’apprécient, et de tous les gens de bien qui chérissent sa mémoire!


NOTES HISTORIQUES.


Note Ire, pag. 4 de l’Éloge.

Naissance et jeunesse de l’abbé Mably.

[1] L’abbé de Mably naquit à Grenoble le 14 Mars 1709, d’une famille honorable. Il avoit pour frère l’abbé de Condillac: ses neveux, fils de M. de Mably, grand prévôt de Lyon, ont eu l’honneur d’avoir quelque temps Jean-Jacques pour instituteur; c’est pour l’un d’eux que Rousseau fit le petit écrit qui a pour titre: Projet pour l’éducation du jeune Sainte-Marie; c’est peut-être à ce premier essai que nous avons dû l’Emile.

Le jeune Mably fit ses humanités à Lyon, chez les Jésuites, école célèbre, d’où sont sortis tant d’illustres disciples, et dont peut-être on sent trop aujourd’hui le vide.

Sa famille étoit alliée des Tencin. Une dame qui a rendu ce nom célèbre réunissoit alors chez elle l’élite des gens de lettres; outre ses dîners de beaux esprits, elle avoit des dîners politiques; Montesquieu en étoit; Mably y fut admis. Il venoit de donner le parallèle des Romains et des Français, dont on disoit du bien. Madame de Tencin, entendant le jeune abbé parler des affaires publiques, et raisonner avec beaucoup de sagacité sur les événemens politiques, jugea que c’étoit l’homme qu’il falloit à son frère, qui commençoit à entrer en faveur et dans la carrière du ministère.

Le cardinal, occupé jusqu’alors des affaires d’église, étoit fort peu instruit des intérêts de l’Europe. C’est pour l’instruction particulière de ce ministre, pour l’endoctriner, que le jeune abbé fit l’abrégé des traités depuis la paix de Westphalie jusqu’à nos jours; ce travail, perfectionné depuis, a produit le droit public de l’Europe.

Le cardinal sentoit sa foiblesse dans le conseil: pour le tirer d’embarras, l’abbé de Mably lui persuada de demander au roi la permission de donner ses avis par écrit: c’étoit Mably qui préparoit ses rapports et faisoit ses mémoires. Il avoit souvent communication des instructions et des dépêches des ambassadeurs. Ce fut lui qui, en 1743, négocia secrétement à Paris avec le ministre du roi de Prusse, et dressa le traité que Voltaire alla porter à ce prince. Frédéric, qui ne l’ignoroit pas, conçut dès-lors une grande estime pour l’abbé Mably: c’est une singularité bien digne de remarque, que deux hommes de lettres, sans caractère public, fussent chargés de cette négociation importante, qui alloit changer la face de l’Europe.

On détermina Louis XV à se mettre à la tête de ses troupes. Le conseil vouloit établir les armées sur le Rhin; c’étoit le sentiment de Noailles et de Tencin: Mably soutint qu’il falloit faire la campagne dans les Pays-Bas; il se trouva que le roi de Prusse demanda la même chose. Mably eut la gloire de s’être rencontré avec le monarque: il avoit jugé juste.

Ce fut encore lui qui dressa les mémoires qui devoient servir de base aux négociations du congrès ouvert à Breda au mois d’avril 1746: ces divers travaux décidèrent sa vocation pour la politique.

Mais peu de temps après il se brouilla avec le cardinal, pour une querelle qu’ils eurent à l’occasion d’un mariage protestant que Tencin vouloit casser. Il disoit qu’il vouloit agir en cardinal, en évêque, en prêtre. Mably lui soutenoit qu’il devoit agir en homme d’état. Le cardinal ajouta qu’il se déshonoreroit s’il suivoit son avis; l’abbé, indigné, le quitta brusquement, et ne le revit plus.

Pour complaire à sa famille, l’abbé de Mably étoit entré de bonne heure dans les ordres; mais il s’en tint au sous-diaconat, et on ne put jamais l’engager plus avant. Il ne vouloit point se mettre, par son état, en contradiction avec ses principes. En quittant le cardinal, il sacrifia sa fortune à sa liberté; il s’adonna tout entier à l’étude, et vécut dans la retraite.

Note II, page 6 de l’Éloge.

Son amour pour les anciens.

[2] Mably s’est nourri dans tous les temps de la lecture des anciens: il savoit presque par cœur Platon, Thucidide, Xénophon, Plutarque, et les ouvrages philosophiques de Cicéron.

Il fut toujours leur admirateur passionné; et véritablement les anciens sont encore et seront toujours nos maîtres: ils sont et seront les législateurs du goût, de la morale et de la vertu, tant qu’il y aura des hommes éclairés et sensibles sur la terre. L’étude de l’antiquité n’est pas moins indispensable pour les littérateurs que pour les artistes. Ils nous ont donné des modèles que nous n’avons pas encore surpassés; ils étoient plus près de la nature: et c’est sans contredit une des plus belles et des plus utiles institutions des peuples modernes, que d’avoir établi dans leur sein une société d’hommes choisis, qui fussent, en quelque sorte, les dépositaires des beautés et des trésors des anciens, dont la principale occupation fût de nous conserver et de nous transmettre les lumières qui brillent dans leurs écrits, comme le feu sacré de Vesta: ce sont les prêtres du temple; ils veillent sans cesse à ce que ce sacré foyer ne s’éteigne ou ne s’évapore dans un siècle futile ou chez un peuple frivole. C’est à cette école des anciens, et sur-tout dans l’histoire et les écrits des peuples libres, que l’on puise avec leur génie, des leçons de morale, de grandeur d’ame, d’amour de la patrie, des lois et de la liberté; ceux qui ne voient que du grec et du latin dans cette étude, s’abusent étrangement: tant qu’on pourra puiser à cette source pure, l’ignorance et la servitude ne s’empareront pas tout-à-fait de l’univers; il y aura toujours de l’espoir. C’est là que s’est formé Mably; et il a peut-être encore plus cherché dans ces saintes émanations les traces de leurs vertus que le feu de leur génie.

On lui a reproché d’avoir outré cette admiration pour les anciens; mais s’il l’a poussée trop loin, ce dont on peut douter, s’il est vrai que cet amour de l’antiquité l’ait rendu quelquefois trop sévère envers ses contemporains, il faut avouer aussi que l’engouement du public pour certaines nouveautés, l’oubli des bons principes, le torrent qui nous précipite dans un goût et dans les mœurs dépravées, dont nous ne pouvons prévoir le terme, ne justifient que trop peut-être ses craintes et ses alarmes.

Note IIIe. relative aux pag. 8 et 80 de l’Éloge.

Notice des ouvrages de l’abbé Mably, par ordre chronologique.

[3] L’abbé de Mably n’est pas encore assez connu. Nous avions d’abord formé le projet de donner l’analyse raisonnée de tous ses ouvrages: peut-être seroit-il agréable et intéressant de lire dans une centaine de pages l’extrait de vingt volumes: ce travail est à peu près fini; mais il auroit pu paroître prématuré avant le jugement de l’académie, et il ne doit appartenir qu’à celui que son suffrage en aura déclaré le plus digne. Nous nous contenterons de donner ici une notice chronologique de ses ouvrages.

1o. Parallèle des Romains et des Français.

Deux volumes in-12, 1740.

(Page 15 de l’Éloge.) Le public accueillit l’ouvrage, et encouragea le jeune auteur. Un critique sévère trouvoit ce livre noblement écrit, et, en plusieurs endroits, avec beaucoup d’esprit et de génie. (Observations sur les écrits modernes, année 1740.) Un autre disoit: Je ne sais si Sparte et Athènes ont eu quelque citoyen plus éclairé que l’abbé de Mably sur leurs intérêts. (Mercure d’octobre 1740, page 2210, 2217).

L’auteur fut plus sévère que le public. Il trouva le livre mauvais, et il le dit: «Pour moi, quand je vins à revoir mon ouvrage de sang froid, je trouvai qu’un plan qui m’avoit paru très-judicieux, n’étoit en aucune façon raisonnable: nul ordre, nulle liaison dans les idées, des objets présentés sous un faux jour: ce n’étoient pas là les seuls défauts où m’avoit fait tomber la manie du parallèle, &c.». (Avertissement des observations sur les Romains.)

Il est rare de trouver une contradiction de cette nature entre un auteur et ses critiques: au reste, cet aveu noble et courageux annonçoit dès-lors un ami de la vérité, un homme droit et austère, et peut-être la conscience du talent qui se sent en état de mieux faire. «Au lieu de corriger mon parallèle incorrigible, ajoute-t-il, j’en fis deux ouvrages séparés et absolument nouveaux.» Ce sont les observations sur les Romains et les observations sur l’histoire de France.

Mably étoit tellement honteux du succès de son livre, qu’un jour, le trouvant chez M. le comte d’Egmont, il s’en saisit malgré ceux qui étoient présens, et le mit en pièces.

2o. Droit public de l’Europe, fondé sur les traités, depuis la paix de Westphalie, en 1648, jusqu’à nos jours.

(La première édition est de 1748, en deux volumes; la seconde de 1754, en 3 vol.; la meilleure est celle de Genève 1764, aussi en 3 volumes).

(Page 8 de l’Éloge.) Le droit public de l’Europe parut la même année que l’esprit des lois.

Cette science du droit public, jusqu’alors hérissée de difficultés, parut claire, méthodique et facile sous la plume de l’auteur. Le succès n’en fut pas douteux. Ce livre écrit pour des hommes d’état, et même pour de simples citoyens, s’ils savent penser[j], est dans tous les cabinets de l’Europe, depuis la cour de Pétersbourg jusqu’à la république de Lucques. On l’enseigne publiquement dans les universités d’Angleterre. Il est traduit dans toutes les langues, et il plaça l’auteur au rang des premiers publicistes de l’Europe.

[j] V. Préface du Droit public.

Ce n’est pas sans éprouver d’obstacles qu’il enrichit la France de cet ouvrage nécessaire; quand Mably voulut le faire imprimer, l’homme en place à qui il s’adressa, le reçut fort mal, et lui dit: Qui êtes-vous, M. l’abbé, pour écrire sur les intérêts de l’Europe? êtes-vous ministre ou ambassadeur? Il auroit pu faire la même réponse que Rousseau fit à ceux qui demandoient s’il étoit prince ou législateur, pour écrire sur la politique.—«Si j’étois prince ou législateur, je ne perdrois pas mon temps à dire ce qu’il faut faire, je le ferois ou je me tairois.» (Contrat Social, pag. 2.)

La permission d’imprimer, lui fut donc durement refusée; l’abbé de Mably contint son imagination, et se retira sans rien dire. Il fit imprimer son livre chez l’étranger, mais il fallut toute la protection d’un autre ministre moins timide[k], pour empêcher qu’on n’en saisit les exemplaires.

[k] M. d’Argenson.

L’esprit des lois, et quelques autres livres qui honorent la langue et la nation, ont été arrêtés par les mêmes obstacles, qu’ils n’éprouveroient certainement pas aujourd’hui sous un ministère ami des lettres, qui loin de les redouter, semble solliciter les lumières des esprits supérieurs.

3o. Observation sur les Grecs.

Un volume, Genève, 1749.

..... Rerum cognoscere causas.
Virgile.

(Page 16 de l’Éloge.) Dans une épitre dédicatoire à un ami, et il n’en fit jamais d’autres, l’auteur donne lui-même ses motifs. «Je cherche les causes de la prospérité et de la décadence de la Grèce. L’histoire, envisagée sous ce point de vue, devient une école de philosophie; on y apprend à connoître les hommes; on y enrichit, on y étend sa raison, en mettant à profit la sagesse et les erreurs des siècles passés.»

C’étoit faire pour les Grecs ce qu’un grand homme venoit d’exécuter pour les Romains. Aussi dit-on alors de cet ouvrage que c’étoit une espèce de pendant de Montesquieu. (Voyez les 5 années littéraires, tom. 1, pag. 268.)

Ce en quoi il s’est le plus éloigné de son modèle, dont il ne parle d’ailleurs qu’avec les égards que l’on doit même aux erreurs d’un homme de génie, c’est à l’occasion du systême des climats, systême plus brillant que solide, imaginé par Bodin, et que l’auteur de l’esprit des lois a revêtu de tout l’éclat de son imagination vive et féconde.

En effet, tous les climats ont vu tour-à-tour naître, tomber et renaître la liberté et l’oppression: le despotisme a successivement promené sa faulx dévorante sur la surface du globe, et sur le sol brûlant de l’Asie et dans les marais glacés du Nord. La constitution politique, l’éducation et les lois ont fait alternativement germer dans le même pays ou des héros ou des esclaves, et il n’est point de lieux que la liberté n’ait honorés de sa présence.

4o. Observation sur les Romains.

Un volume, Genève, 1751.

(Page 18 de l’Éloge.) Cet ouvrage sentoit encore plus l’imitation que le précédent; ce n’est pas que l’auteur prétendît lutter contre Montesquieu; il avoit une intention différente, et malgré les désavantages de la comparaison, son livre a obtenu des éloges.

Ce n’étoit pas une petite entreprise de dire des choses nouvelles sur un sujet que Montesquieu venoit de traiter, ni une gloire médiocre pour l’auteur, de se faire lire après ce grand homme, comme ce ne seroit pas un médiocre éloge pour un peintre, quel qu’il fût, d’attirer encore les regards près d’un tableau de Raphaël, de Michel-Ange ou de David.

5o. Principes des négociations.

Un volume, la Haye, 1757.

(Il y en a une seconde édition de 1767.)

..... Humanis quæ sit fiducia rebus
Admonet.
Virgile.

(Page 12 de l’Éloge.) Cet ouvrage de Mably est proprement une introduction à son droit public de l’Europe; c’est la connoissance et l’exposé des vrais principes par lesquels doivent se conduire les nations à l’égard les unes des autres, pour entretenir entr’elles la concorde et la paix.

Une chose sur laquelle nous n’avons pas assez insisté dans l’éloge, c’est le courage avec lequel l’auteur s’élève contre ces traités, ouvrage de la mauvaise foi, où, par des équivoques et des obscurités affectées, on se ménage des prétextes de rompre à la première occasion. Il démontre qu’un traité cauteleux est une semence de discorde et de haine; qu’il peut procurer un succès passager, mais qu’il rend à jamais odieux, et traîne après soi des craintes et des inquiétudes qui empoisonnent les jouissances de l’ambition; il fait voir que la fourberie a ses revers, et la mauvaise foi ses remords.

S’exprimer clairement et franchement dans un traité, c’est souvent prévenir une guerre; et le temps n’est pas loin que des articles obscurs et louches ont été un flambeau de discorde qui a incendié les deux mondes. Il proscrit également les traités secrets qui ne sont que de misérables palliatifs qu’on met à la hâte sur les plaies de l’état, et qui se changent en poisons: d’un autre côté, dicter des conditions injustes ou trop dures, c’est inviter à les enfreindre; et la seule base sur laquelle une puissance victorieuse puisse asseoir une paix durable, c’est la bonne foi, la justice, et la modération qui désarme les haines et sait gagner les cœurs. Cette politique n’est pas tout-à-fait celle que prêche Machiavel, mais c’est celle qu’a professée Mably; et l’expérience démontre que c’est encore la plus sûre et la plus utile.

On y voit avec le même plaisir que c’est encore notre adorable Henri IV, qui, le premier chez les nations modernes, connut et pratiqua ces vrais principes: sa manière franche et noble de négocier, et ses instructions à ses ambassadeurs y sont proposées pour modèles, ainsi que les dépêches du cardinal d’Ossat, son fidelle et vertueux ministre.

6o. Entretiens de Phocion.

Un volume, Amsterdam,

..... Quid leges sine moribus
Vanæ proficiunt?
Horace.

(Page 26 de l’Éloge.) Cette production en paroissant, fut estimée l’une des meilleures du siècle; et quand la société de Berne lui décerna la couronne, ce n’est point suivant l’usage ordinaire des académies, qui ne proclament que les ouvrages dont elles ont elles-mêmes donné le sujet; ce fut un choix fait sur la foule des livres qui paroissent journellement en Europe, et qui se fixa sur celui qu’on regarda comme le plus utile à l’humanité entière: c’étoit le premier exemple d’un pareil concours.

La même chose s’est renouvelée en 1765. La république décerna une semblable couronne à l’auteur du traité des délits et des peines, comme une marque d’estime due à un bon citoyen, qui ose élever sa voix en faveur de l’humanité contre les préjugés les plus affermis.

On ne se rappelle pas que d’autres écrits aient depuis partagé le même honneur.

Nous n’ajouterons qu’une seule remarque sur les entretiens mêmes de Phocion, donnés sous le nom de Nicoclès, l’un des disciples de ce grand homme.

Il y est dit: que l’amour de la patrie doit être subordonné à l’amour de l’humanité. Peut-être cette maxime, ainsi énoncée, est-elle le seul passage qui décèle l’ouvrage d’un moderne. L’amour de la patrie, chez les anciens, étouffoit, ou du moins diminuoit tout autre sentiment. L’auteur l’a senti; aussi dans les notes prétend-il que Phocion a puisé cette doctrine à l’école de Platon son maître, qui la tenoit de Socrate, qui, le premier des philosophes, appliquant la philosophie à l’étude des mœurs, se crut citoyen de tous les lieux où il y a des hommes.» (V. Entr. de Phocion, p. 122, 123, 124.)

Il est certain que ce sentiment de bienveillance universelle, tout sublime qu’il est, doit affoiblir l’amour de la patrie, qui, comme toutes les sortes d’amours, n’est qu’un sentiment de préférence.

7o. Observations sur l’histoire de France.

Deux volumes, Genève, 1765.

(Page 22 de l’Éloge.) L’auteur éprouva pour ces observations les mêmes difficultés que pour le droit public. Chaque ouvrage utile est une conquête qu’il faut remporter sur les préjugés. Des courtisans ne manquèrent pas de trouver ce livre dangereux, comme contenant des vérités trop palpables. C’est l’histoire des réverbères de Duclos; et sans la protection d’un ministre qui ne craignoit pas les réverbères[l], cet excellent ouvrage auroit été étouffé dès sa naissance.

[l] Le duc de Choiseuil.

Quelques personnes qui en avoient une autre idée, désiroient que l’auteur donnât à son livre le titre d’histoire de notre ancien gouvernement, et de ses révolutions: sa modestie ne lui a pas permis d’adopter un titre aussi ambitieux, quoiqu’il avouât lui-même avec candeur qu’il regardoit ces observations, comme l’histoire jusqu’alors inconnue de notre ancien droit public. (Préface des observations.)

En effet, ses preuves marchent d’un pas égal avec ses raisonnemens; sa critique est sûre, ses exemples bien choisis, ses citations précieuses et décisives: également éloigné des systêmes de Dubos et des paradoxes de Boulainviliers, il les combat tous deux avec avantage; il cherche et trouve souvent la vérité. Les points les plus obscurs sont ceux auxquels il s’attache de préférence: il n’élude jamais les difficultés; tout ce qu’il traite, il l’éclaircit. Aux connoissances du savant, il joint le mérite plus rare d’un jugement sain, d’une érudition bien digérée, d’une critique lumineuse. Cet ouvrage doit être le guide de tous ceux qui veulent étudier à fond notre histoire. Il y a plus; si jamais la France a son Tite-Live, et peut enfin s’enorgueillir d’une histoire nationale, c’est sur-tout dans les écrits de Mably qu’il faudra puiser les principes sûrs, les idées justes, les vues patriotiques, enfin l’esprit général qui doit animer ce bel ouvrage, encore à faire, le seul peut-être que les Français aient à envier aux Romains.

Ce qui reste à imprimer des observations, formera trois volumes égaux aux premiers. Parmi les nombreux morceaux qui peuvent exciter l’intérêt, nous nous contenterons d’indiquer le chapitre intitulé: «des causes par lesquelles le gouvernement a pris en Angleterre une forme différente qu’en France;» la peinture des désordres du règne de Charles VI, et de la sombre politique de Louis XI, qui nous ont paru des tableaux dignes du pinceau de Tacite; ce que l’écrivain dit des états-généraux, des trois ordres, des prétentions des corps, de la politique de Richelieu &c. &c., &c.

L’auteur s’est arrêté au commencement du règne de Louis XIV: il a seulement ajouté quelques réflexions générales sur la dernière révolution de la magistrature, et sur le caractère des ministres qui l’ont opérée. L’abbé de Mably affectionnoit singulièrement cette suite des observations, comme y ayant déposé des vérités qui deviendroient un jour utiles à ses concitoyens; et nous en parlant vers les derniers temps de sa vie, il nous dit: «cet ouvrage est mon testament.»

8o. Doutes proposés aux économistes, sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés.

Un volume, 1768.

(Page 69 de l’Éloge.) On a appelé les économistes, les convulsionnaires de la politique; nous sommes bien éloignés d’adopter cette dénomination; d’ailleurs nous ne voulons point insulter aux morts: nous dirons seulement que, sous le titre modeste de doutes, l’abbé de Mably bat en ruine un systême qu’il a cru dangereux autant que ridicule. Cette critique n’est que l’ouvrage des circonstances; mais l’auteur en prend occasion de remonter aux vrais principes et aux fondemens de la société; de développer des vérités très-importantes; de relever la dignité de l’homme, avilie par des sophismes, et de combattre des erreurs dont les conséquences pourroient être dangereuses. Sa logique est pressante et ses raisonnemens concluans: il y mêla quelquefois une ironie fine et délicate, mais point d’injures, arme de ceux qui ont tort; point de sarcasmes ni de personnalités. Il usa de ménagemens et d’égards; il donna même des éloges à l’auteur qu’il critiquoit: c’est ainsi qu’en devroient toujours user les gens de lettres; ils ne se rendroient pas la fable des sots; eux, le public et la vérité y gagneroient.

9o. Du gouvernement de Pologne.

Un volume écrit en 1770 et 1771, et imprimé seulement en 1781.

(Page 36 de l’Éloge.) C’est M. le comte Wielhorski qui fut chargé par les confédérés de Pologne de consulter en France le philosophe de Genève et l’abbé de Mably. Jean-Jacques en fait un bel éloge; et c’est à lui que Mably adressa son ouvrage: on n’en fit tirer qu’un très-petit nombre d’exemplaires, que l’auteur donnoit à ses amis et à ceux qu’il honoroit d’une confiance particulière.

En 1770 l’abbé de Mably avoit fait avec cet excellent patriote un voyage en Pologne, pour mieux étudier la nation sur laquelle il avoit à travailler: il y demeura plus d’un an avec lui.

Son ouvrage pour cette république, et son séjour dans le pays, y ont laissé un tendre souvenir d’estime et de reconnoissance. Nous avons vu une lettre du prince Potocki, où tous ces sentimens sont exprimés d’une manière bien honorable pour l’abbé de Mably. Nous citerons une partie de cette lettre, datée de Warsovie le 2 septembre 1777.

«Monsieur, vous jouissez du privilége des hommes célèbres: connu dans les pays les plus éloignés, vous ignorez ceux qui vous lisent et que vous éclairez. On a toujours cherché, consulté et quelquefois ennuyé les philosophes: souffrez, à ce titre, les désagrémens de votre état. Le conseil préposé à l’éducation nationale, m’a chargé, monsieur, de suppléer aux livres élémentaires pour lesquels il n’a plus jugé de publier la concurrence: de ce nombre est la logique. Comme je connois votre ouvrage, et que le conseil a suivi vos principes dans le systême de l’instruction publique pour les écoles Palatinales, personne assurément ne sauroit mieux que vous remplir cette importante tâche. Vous avez travaillé pour un prince souverain, refuseriez-vous d’appliquer votre ouvrage à l’usage d’une nation qui devroit l’être?.... Si vos occupations ne vous permettoient pas d’entreprendre cet ouvrage, vous me feriez un plaisir bien sensible de m’indiquer la personne que vous croiriez en France, aidée de vos lumières et de votre direction, en état de répondre à nos vues: ce ne sera toujours qu’un de vos élèves. Il est à souhaiter pour l’humanité que vous en ayez dans toutes les nations. Je suis, etc.

Ignace Potocki

10o. De la législation ou principes des loix.

Deux volumes en un, Amsterdam, 1776.

Ad respublicas firmandas et ad stabiliendas vires, sanandos populos, omnis nostra pergit oratio.

Ciceron, de Leg.

(Page 45 de l’Éloge.) Plusieurs personnes regardent cet ouvrage de Mably comme un chef-d’œuvre. Il n’est point de sujet plus important, puisque les principes qui doivent servir de base à la législation, embrassent le bonheur possible de tous les hommes, de tous les lieux et de tous les temps.

Mais prétendroit-on, avec certains critiques, que ces savantes théories sont inutiles; et l’écrivain qui se sent pressé de dire des vérités qu’il croit utiles, doit-il les renfermer dans son sein? Nous ne le croyons pas: il est toujours bon de montrer le but où nous devons aspirer, même lorsqu’on ne peut y atteindre. Ces vérités générales, semées comme au hasard, peuvent enfin germer dans la tête d’un législateur; et l’exemple récent d’un prince plus grand par son génie que par ses états, qui n’a pas craint d’avouer qu’il avoit puisé en partie dans nos écrits ces principes d’humanité qu’il a transportés dans son code, en seroit une nouvelle preuve, s’il en étoit besoin. Léopold (nom heureux dans les fastes de l’humanité!), Léopold qui sait également mériter et refuser des statues[m], vient de donner un modèle à l’Italie et un grand exemple à l’Europe; et peut-être à notre tour il nous prendra un jour envie de l’imiter. D’ailleurs ces leçons de morale, de politique et de philosophie, présentées par un écrivain sage, qui instruit sans aigreur, qui ne prend le ton, ni d’un énergumène ni d’un inspiré, qui se contente de parler le langage de la raison, préparent doucement les esprits, prémunissent contre nombre d’erreurs, augmentent la masse des connoissances, entretiennent une nation dans l’espoir d’une réforme salutaire, et quand un grand homme se présente, il trouve la matière toute préparée; l’opinion publique le précède ou le seconde; il peut alors s’élancer dans la carrière, s’abandonner à son génie, à son amour pour le bien public et à cette passion, le besoin des grandes ames, d’immortaliser son nom et ses bienfaits. Le philosophe sème, c’est aux états à recueillir.

[m] Le grand duc de Toscane a refusé une statue que ses sujets, d’un vœu unanime, lui offroient en reconnoissance du nouveau code criminel qu’il vient de publier, et le produit de ces souscriptions volontaires doit être employé à des fontaines publiques. (Voyez gazette de France, du 23 février 1787.)

11o. De l’étude de l’histoire.

Un volume, 1778.

(Page 40 de l’Éloge.) Un prince à jamais regrettable, le Dauphin, père de notre auguste monarque, appeloit l’histoire la leçon des princes et l’école de la politique: il ajoutoit que l’histoire est la ressource des peuples contre les erreurs des rois. On n’en pouvoit donner une plus belle définition: il semble que Mably ait entrepris de la justifier.

Son traité de l’étude de l’histoire avoit d’abord été imprimé dans le cours d’études de l’abbé de Condillac son frère; il a été fait pour l’instruction du jeune prince, devenu duc de Parme et de Plaisance, en 1765.

Mably lui adresse la parole, comme Bossuet, dans l’Histoire Universelle, au grand dauphin. Le commencement en est admirable: Voulez-vous être un grand homme, lui dit-il, oubliez que vous êtes prince? &c. &c. Sans prétendre en aucune façon comparer la hauteur du génie et l’éloquence entraînante et sublime de l’aigle de Meaux à la sagesse de l’écrivain moderne, nous oserions dire que l’écrit du dernier, s’il étoit bien médité, est plus propre encore à former un prince à ses devoirs, à lui inspirer les sentimens de justice, à le prémunir contre l’empire des passions, et sur-tout à lui enseigner la route qu’il faut suivre pour faire le bonheur de ses peuples, que le chef-d’œuvre de l’éloquence française.

Il nous seroit facile de justifier par des citations tous les éloges que nous avons faits de ce traité; mais nous aimons mieux espérer qu’enfin on le lira: d’ailleurs ces notes sont déjà trop longues. Un écrivain qui paroît avoir beaucoup médité sur ces matières, dit, en parlant de ce livre de l’étude de l’histoire: «Nous croyons que la première partie de ce petit ouvrage est ce que M. l’abbé de Mably a jamais imprimé de plus neuf et de plus utile.» (Jugement sur l’ouvrage de Pierre Chabrit, par M. Garat.)

12o. De la manière d’écrire l’histoire.

Un volume, 1775.

(Page 70 de l’Éloge.) A l’exception des jugemens, sans doute trop sévères et même, nous osons le dire, injustes à plusieurs égards, que Mably a portés contre Voltaire et l’illustre Robertson, nous pourrions peut-être le justifier avec avantage sur tous les reproches qu’on lui a faits; mais par de justes égards que nous croyons devoir à l’homme de lettres estimable d’ailleurs, et qui, trop jeune encore, s’est laissé emporter à l’impulsion du moment, ou à des impressions étrangères, et que son zèle a égaré en l’attaquant, nous nous interdirons toute discussion sur cette querelle. Nous pensons qu’on ne sauroit faire trop de sacrifices au bien de la paix et à l’honneur des lettres. Seulement qu’il nous soit permis d’opposer aux détracteurs de l’abbé de Mably, s’il en étoit encore, un suffrage qui vaut mieux que le nôtre, et dont on peut être orgueilleux. Mably n’avoit encore fait ni les entretiens de Phocion, ni les observations sur l’histoire de France, ni le gouvernement de Pologne, ni les principes des lois, ni ceux de morale, ni l’étude de l’histoire, qu’il étoit déjà cité par un écrivain, après Fénélon, l’abbé de Saint-Pierre, Montesquieu, l’ami des hommes, &c. au nombre des bons Français et des gens éclairés, qui n’ont pas craint de dire des vérités utiles, et de dévoiler les fautes de la législation; et cet écrivain c’est Jean-Jacques. Voyez sa réponse à un écrit anonyme, à la suite de sa lettre à d’Alembert sur les spectacles.

13o. Principes de morale.

Un volume, 1784.

(Page 68 de l’Éloge.) Ce livre n’a pas excité moins d’orages que le précédent: le même motif du bien de la paix nous engage au même silence.

Le grand Condé, arrachant quelques feuillets de son histoire où l’on racontoit ses exploits contre son pays, est l’image de ce que je voudrois faire pour l’auteur de cet excellent écrit. Je le représenterois, par égard pour les esprits timides, arrachant quelques pages de ces principes de morale, et je croirois par ce sacrifice avoir acquis le droit de dire tout le bien que j’en pense.

Au reste, dans toutes les attaques qu’on a portées à l’abbé de Mably, ses amis ont pu chercher à le venger, (voyez les lettres sur la censure de la Sorbonne); mais pour lui, il n’a jamais écrit une seule ligne pour sa défense.

14o. Observations sur les États-Unis d’Amérique.

Un volume, 1784.

(Page 77 de l’Éloge.) Ce sont quatre lettres adressées à l’un des envoyés des États-Unis, M. John Adams, qui avoit désiré les remarques de l’auteur sur les constitutions de l’Amérique: c’est ce qui avoit induit en erreur, et fait dire dans le temps, que les Colonies Angloises l’avoient choisi pour leur législateur.

Ses observations parurent sévères, mais il crut pouvoir dire la vérité toute entière. «Les Américains, dit-il, ne sont plus sujets du roi d’Angleterre: ils sont aujourd’hui des hommes libres; et si mon opinion leur paroissoit aussi dure et aussi sauvage qu’elle peut le paroître en Europe, je ne pourrois m’empêcher d’en tirer un mauvais augure pour l’avenir.» (Observations, page 76.)

Aussi, est-il très-faux qu’on ait brûlé en Amérique, ou traîné dans la boue l’ouvrage de Mably, comme on l’a prétendu dans quelques papiers publics: il étoit plus digne d’un peuple si sage d’y répondre.

C’est ce que vient de faire M. Adams dans un ouvrage intitulé: Apologie des constitutions des États-Unis de l’Amérique. Nous n’avons pas encore vu ce livre, qui n’est qu’annoncé; mais nous connoissons une lettre imprimée de M. Adams (Journal Encyclop. du mois de Mai 1787, pag. 113 et suiv.), où il semble se défendre d’avoir invité l’abbé de Mably à écrire ce qu’il pensoit sur les constitutions Américaines; il invoque le témoignage de MM. les abbés de Chalut et Arnoux, amis communs de M. Adams et de l’abbé de Mably; et nous, nous sommes prêts à donner, s’il en est besoin, la déclaration de ces deux Messieurs, que nous avons entre les mains, et qui éclaircit pleinement la question à l’avantage de l’abbé de Mably.

Au reste, s’il avoit besoin de justification pour avoir regardé les Américains comme étant déjà trop vieux, et sur ce qu’il sembloit redouter pour eux du commerce et des vices de l’ancien monde, nous la trouverions dans l’ouvrage même du sage ministre qui a succédé, en France, au John Adams et au Francklin. M. Jefferson, dans ses observations sur la Virginie[n], craint aussi, pour l’Amérique, que les étrangers n’y apportent leurs vices, leurs préjugés et leur servilité d’Europe; et les semences de discorde qui commencent à éclater, les mécontentemens, les réclamations armées, &c. sont peu propres, peut-être, à nous rassurer sur ces craintes.

[n] Notes on Virginia. Voyez Merc. du 2 Juin 1787, p. 28.

15o. OUVRAGES MANUSCRITS.

1o. Des droits et des devoirs du citoyen.

Petit in-folio, pouvant faire deux volumes in-12.

(Page 69 de l’Éloge). Ce sont des entretiens que l’auteur suppose avoir eus avec milord Stanhope. Ce livre fait connoître à l’homme ses devoirs, ses droits et sa dignité. Il éclaire l’esprit, il échauffe le cœur; l’ame s’élève à la lecture de ces lettres: c’est le catéchisme du citoyen.

Il y a des pensées grandes et fières, à la manière de Montesquieu. Par exemple: «La pompe des noms et des titres n’impose plus à mon imagination: dans les hommes les plus humiliés par la fortune, je crois voir des princes détrônés qu’on retient dans les fers.

«Tout peuple qui n’est pas barbare, a une religion; et Dieu ne manque jamais d’avoir révélé aux prêtres ses volontés; c’est ce qu’on appelle ordinairement lois divines.»

Nous regrettons de ne pouvoir en citer davantage; mais le temps nous instruira mieux, et nous dévoilera ce que nous devons penser de cette production.

2o. La suite des observations sur l’histoire de France, dont nous avons fait mention sous le no. 7 de cette notice.

3o. &c. Un traité du beau, et d’autres traités des talens, des passions, &c. &c., dont nous n’avons pas une connnoissance particulière.

Note IVe. page 82 de l’Éloge.

Sa personne et son caractère.

[4] En faisant dans plusieurs de ses écrits l’éloge d’un philosophe pratique, sans faste, et qui fuit toute espèce d’ostentation, même celle de la vertu, Mably semble avoir tracé son portrait: voilà pourquoi l’on a peu d’anecdotes sur sa personne. Sa vie est toute entière dans ses écrits, comme l’éloge d’un législateur est tout entier dans ses lois.

Nous ajouterons seulement ici quelques traits de caractère à ceux que nous avons déjà cités.

Son désintéressement étoit tel qu’il ne retira jamais rien de ses ouvrages; à peine exigeoit-il quelques exemplaires pour les présens d’usage; bien différent de ces littérateurs qui n’estiment dans le commerce des muses que le profit que ce commerce leur rapporte. Riche du retranchement de tous les besoins factices, il pouvoit s’écrier comme Socrate, en se promenant dans Athènes: «que de choses dont je n’ai que faire!»

Il n’eut jamais qu’un seul domestique; et sur la fin de ses jours, il se priva de ces commodités de la vie que son âge et ses infirmités lui rendoient cependant plus nécessaires, afin d’accroître la petite fortune de ce serviteur fidelle. Il pratiquoit à la lettre cette maxime si douce et si humaine, «de regarder ses domestiques comme des amis malheureux.»

Faire sa cour, est une expression qui n’étoit point à son usage. On voulut un jour l’entraîner chez un ministre qui même l’avoit invité; on ne put jamais l’y déterminer: mais il dit qu’il le verroit volontiers, lorsqu’il ne seroit plus en place.

M. le maréchal de Richelieu pressoit un jour l’abbé de Mably de se mettre sur les rangs pour l’académie française; Mably refusa. «Mais, lui dit le vainqueur de Mahon, si je faisois toutes les démarches, et que vous fussiez agréé, refuseriez-vous?...» Le maréchal le pressa tant, il y mit tant de grâces, que, vaincu par ce noble procédé, Mably n’osa persister, et fut comme forcé de promettre. Mais aussi-tôt qu’il fut sorti, il courut chez son frère de Condillac, lui raconta comment la chose s’étoit passée, et le conjura de le dégager, à quelque prix que ce fût. «Mais pourquoi cette grande résistance?» lui dit son frère.—«Pourquoi? Si j’acceptois, je serois obligé de louer le cardinal de Richelieu, ce qui est contre mes principes; ou si je ne le louois pas, devant tout à son petit neveu dans cette circonstance, je serois coupable d’ingratitude.»

Condillac se chargea de la négociation, et les choses en demeurèrent là. Nous tenons cette anecdote d’un ami particulier de l’abbé de Mably, et lui-même est membre de l’académie française.

Le bruit avoit couru qu’on lui proposeroit l’éducation de l’héritier d’un grand empire; il dit hautement, que la base de son éducation seroit: «que les rois sont faits pour les peuples, et non les peuples pour les rois,» et que ce seroit la chose sur laquelle il reviendroit sans cesse: il ne fut point nommé.

Il aimoit à répéter cet adage de Leibnitz, «le temps présent est gros de l’avenir;» et son propre exemple en prouve la justesse et la profondeur. Il s’étoit tellement exercé à étudier le jeu et la marche des passions, et à rechercher dans les révolutions des Empires les causes et la chaîne des événemens; il avoit acquis une telle expérience des hommes et des choses, que cette connoissance du passé avoit, pour ainsi dire, déchiré pour lui le voile de l’avenir: il a en quelque sorte tiré l’horoscope des états. Dès la paix de 1762, et au moment où l’Empire Britannique étoit à son plus haut période de gloire et de puissance, Mably prédit la révolution de l’Amérique; il prévoyoit dès-lors la défection des Colonies Anglaises. «Si un jour elles se rendent libres et indépendantes, dit-il, etc. (Voyez le droit public de l’Europe, tom. 2, page 422, édit. de 1764; et tom. 3, pag. 412 et 414, et principes des négociations, édit. de 1767, pag. 90.») Ce qui s’est passé à Genève, il l’avoit également prévu. (Voyez principes des lois, Iere. part. pag. 169.) Et si l’on veut savoir ce qui se passe aujourd’hui en Hollande, il faut voir les principes des négociations (pag. 162.) et le traité de l’étude de l’histoire (pag. 213, 214.) Cette expérience lui donnoit quelquefois de l’humeur; ses amis lui en faisoient le reproche, et l’appeloient en plaisantant, «prophète du malheur.» «Il est vrai, répondoit-il, que je connois assez les hommes pour ne pas espérer facilement le bien.»

Note V et dernière, page 90 de l’Éloge.

Sa mort et son épitaphe.

[5] Ses amis, la France et l’Europe le perdirent le 23 avril 1785, étant âgé de 76 ans.

Son épitaphe, ouvrage de l’amitié éclairée, contient tout son éloge; nous ne pouvons nous refuser au plaisir de la copier.

D. O. M.

Hic Jacet
GABRIEL BONNOT DE MABLY,
Gratianopolitanus,
Juris Naturæ et Gentium
Indicator indefessus, audax, felix
Dignitatis humanæ vindex,
Orbis utriusque suffragiis ornatus,
Politicis scriptis nulli secundus;
Eventum præteritorum causas detexit,
Futuros prænunciavit,
Quæ ad præparandos, quæ ad avertendos
Docuit;
Recti pervicax
Quid pulchrum, quid turpe,
Quid utile, quid non,
Dixit:
Vir paucorum hominum,
Censu brevi nihil rerum indigus
Honores, divitias,
Omnimoda servitii vincula
Constanter aspernatus;
Vita innocuus, religionis cultor,
Æquissimo animo
Obiit
23â. D. apr. 1785. Nat. 14â.
D. Mart. 1709.
H. M.
Modicum et mansurum,
Amico æternum flebili
,
Testamenti Curatores posuere.

Les mêmes amis de l’abbé de Mably, qui ont si bien caractérisé son ame et ses écrits, avoient formé le projet de consacrer à sa mémoire un modeste monument dans l’église où il a été inhumé; tout alloit être exécuté, quand des ordres émanés des supérieurs ecclésiastiques ont tout arrêté. On a refusé un tombeau au moderne Phocion; c’est une ressemblance de plus avec le Phocion d’Athènes.

Ces amis, vraiment dignes de ce nom, ont voulu perpétuer ses traits: on ne pouvoit du moins leur envier cette douce satisfaction. L’abbé de Mably, différent des gens de lettres, qui commencent par gratifier le public de leurs gravures, en attendant qu’ils soient illustres, n’avoit pas souffert qu’on gravât son portrait pendant sa vie; mais après sa mort, ils le firent exécuter par un artiste habile, Pugos, et ce portrait est parfaitement ressemblant. Tous les traits de l’homme de bien y sont vivans; la vertu sévère y respire: au bas, on lit ce vers de Juvénal, qui semble fait pour lui:

Acer et indomitus, Libertatisque Magister.
(Satyre 2, v. 78.)

Ainsi donc, après que l’éloge public qui lui a été décerné, aura obtenu le suffrage et la sanction de l’académie, et qu’elle aura ainsi imprimé à son nom, le sceau de l’immortalité, il ne manquera plus rien à sa gloire, qu’une statue à côté de celles de ces grands citoyens qui ont bien mérité de la patrie.

Fin de l’Éloge.

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