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Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 1 (of 15)

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AVERTISSEMENT
DE LA PREMIÈRE ÉDITION.


Je me propose dans cet ouvrage de faire connoître les différentes formes du gouvernement auxquelles les Français ont obéi depuis leur établissement dans les Gaules; et de découvrir les causes, qui, en empêchant que rien n’ait été stable chez eux, les ont livrés, pendant une longue suite de siècles, à de continuelles révolutions. Cette partie intéressante de notre histoire, est entièrement inconnue des lecteurs qui se bornent à étudier nos annalistes anciens, et nos historiens modernes. Je l’ai éprouvé par moi-même; dès que je remontai aux véritables sources de notre histoire, c’est-à-dire, à nos lois, aux capitulaires, aux formules anciennes, aux chartes, aux diplômes, aux traités de paix et d’alliance, etc. Je découvris les erreurs grossières et sans nombre où j’étois tombé dans mon parallèle des Romains et des Français. Je vis paroître devant mes yeux une nation toute différente de celle que je croyois connoître. J’appris trop tard combien la lecture de nos anciennes annales est peu instructive, si on n’y joint pas l’étude des pièces; je vis qu’il ne faut lire qu’avec une extrême circonspection nos historiens modernes, qui, tous ont négligé l’origine de nos lois et de nos usages, pour ne s’occuper que de siéges et de batailles; et qui, en faisant le tableau des siècles reculés, ne peignent jamais que les mœurs, les préjugés et les coutumes de leur temps.

Les Français n’eurent point de lois, tant qu’ils habitèrent la Germanie; et quand ils s’établirent en-deçà du Rhin, leur politique se borna à rédiger des coutumes qui ne pouvoient plus suffire à un peuple qui avoit acquis des demeures fixes, et jeté les fondemens d’un grand empire. La férocité de leurs anciennes mœurs les attachoit autant que l’habitude et leur ignorance aux usages Germaniques; mais les vices nouveaux que leur donna le commerce des Gaulois, de nouveaux besoins et de nouveaux intérêts les forcèrent malgré eux de recourir à des nouveautés. Ils firent des lois avant que de connoître l’esprit qui doit les dicter, et la fin qu’elles doivent se proposer; et ces lois, souvent injustes et toujours insuffisantes, n’acquirent presque aucun crédit. Les Français continuèrent de se laisser conduire au gré de leurs passions et des événemens; et confondant la licence avec la liberté, le pouvoir des lois avec la tyrannie, ne formèrent qu’une société sans règle et sans principe. Ils se familiarisèrent dans l’anarchie, avec les désordres auxquels ils n’avoient pas l’art de remédier; l’intérêt du plus fort sembla toujours décider de l’intérêt public, et jusqu’au règne de Philippe-de-Valois, les droits de la souveraineté appartinrent tour-à-tour, ou à-la-fois, à tous ceux qui purent ou voulurent s’en emparer. Si j’ai réussi à développer la suite et l’enchaînement de ces révolutions, causes à la fois et effets les unes des autres, j’ai composé l’histoire inconnue de notre ancien droit public. Quelques personnes ont désiré que je donnasse à mes observations le titre d’histoire de notre gouvernement; je n’ai pas osé suivre leur conseil; je sens combien mon ouvrage est inférieur à ce qu’auroit promis un pareil titre. Je n’ai fait qu’un essai; et c’est assez pour moi, s’il peut être de quelque secours aux personnes qui veulent approfondir notre histoire.

Rien n’est plus propre à nous faire aimer et respecter le gouvernement auquel nous obéissons, qu’une peinture fidelle des malheurs que nos pères ont éprouvés, pendant qu’ils ont vécu dans l’anarchie. Quel danger peut-il y avoir à faire connoître nos anciennes coutumes et notre ancien droit? Qui ne sait pas que les lois, les mœurs et les coutumes des peuples n’ont rien de stable? Personne n’est assez ignorant pour confondre les premières lois qu’ait eues une nation, avec ses lois fondamentales: la loi fondamentale d’un état n’est point un amas de lois proscrites, oubliées ou négligées, mais la loi qui règle, prescrit et constitue la forme du gouvernement.

En se rappellant la situation déplorable du prince, du clergé, de la noblesse et du peuple, jusqu’aux premiers Valois, on ressemblera à ces voyageurs qui, après avoir échoué contre cent écueils et essuyé de violentes tempêtes, abordent enfin, au rivage, et jouissent du repos. En voyant la peinture de nos erreurs et de nos calamités, quel lecteur ne connoîtra pas le prix d’une sage subordination? Loin de regretter des coutumes barbares et contraires aux premières notions de l’ordre et de la société, on s’applaudira de vivre sous la protection d’une autorité assez forte, pour réprimer les passions, donner aux lois la puissance qui leur appartient, et conserver la tranquillité publique. C’est, sans doute, ce qu’ont pensé des ministres éclairés, quand ils ont invité des savans à fouiller dans la poussière de nos archives, et à publier ces recueils précieux de pièces, dont mon travail n’est que le résultat.

Les observations que je donne aujourd’hui ne s’étendront pas au-delà du règne de Philippe-de-Valois, ou de la ruine du gouvernement féodal. Avant que de poursuivre un ouvrage très-laborieux, il est prudent, je crois, de consulter le goût du public, et de lui demander s’il pense que la manière dont j’envisage notre histoire, soit utile. Si on goûte cet essai, ce sera pour moi, un encouragement, et j’avoue que j’en ai besoin pour mettre en ordre les matériaux que j’ai entre les mains, et qu’il est infiniment plus difficile de rédiger, que de recueillir. Je continuerai à examiner notre histoire sous Philippe-de-Valois et ses successeurs. Je ferai voir combien les lumières qui commençoient à se répandre dans la nation, instruite par ses malheurs, étoient encore incapables de lui faire connoître ses vrais intérêts, et combien nous avons eu de peine à triompher des préjugés et des passions, que plusieurs siècles de barbarie et le bizarre gouvernement des fiefs avoient fait naître.

Il n’est pas juste qu’on m’en croie sur ma parole, quand je contredirai les idées reçues sur notre ancien gouvernement, et qu’on a prises dans des écrivains qui ont travaillé, avant moi, à débrouiller l’histoire de France. Il est essentiel à mon ouvrage d’y joindre les autorités sur lesquelles je fonde mon opinion, et même d’exposer quelquefois, dans un certain détail, les raisons par lesquelles je me détermine à prendre tel ou tel sentiment. Mais j’ai cru, qu’à l’exception des savans, accoutumés à la fatigue pesante de l’érudition, on ne verroit qu’avec peine suspendre le fil de mon récit, pour entendre des dissertations critiques, ou lire des morceaux barbarement écrits de nos anciennes lois. J’ai renvoyé ces espèces de discussions à des remarques indiquées par des chiffres, dans le corps de mon ouvrage. Leur nombre et sur-tout leur longueur, m’ayant empêché de les placer au bas des pages, elles formeront un corps à part, à la suite de mes observations, et serviront de pièces justificatives.



OBSERVATIONS
SUR

L’HISTOIRE DE FRANCE.


LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.

Des mœurs et du gouvernement des Français en Germanie.—Leur établissement dans les Gaules.

On ne peut faire que des conjectures sur l’origine des Français: s’ils ne sont pas Germains, il est sûr du moins, soit qu’ils viennent de Pannonie, du Nord, ou des provinces voisines des Palus Méotides, qu’ils habitèrent assez long-temps la Germanie pour en prendre les mœurs et le gouvernement. On diroit que les lois Saliques et Ripuaires sont l’ouvrage de ces Germains mêmes dont Tacite nous a tracé le portrait, tant elles supposent les mêmes coutumes, les mêmes préjugés, les mêmes vices et les mêmes vertus. Cet attachement des peuples Germaniques à leurs principes, seroit une espèce de prodige chez des nations où l’oisiveté, l’avarice, les richesses et le luxe affoiblissent l’empire des lois, et en exigent sans cesse de nouvelles; mais chez des peuples encore à demi sauvages, et assez heureux, pour avoir peu de besoins, la pauvreté et l’ignorance sont un obstacle aux révolutions.

La guerre et la chasse étoient les seules occupations des Français; leurs troupeaux et les esclaves qui en avoient soin, faisoient toutes leurs richesses. L’Empire Romain qui craignoit leur valeur farouche, tenta de les civiliser, pour les amollir. Après avoir obtenu, par hasard, quelqu’avantage sur eux, il put exiger qu’ils se soumissent à cultiver la terre. Il voulut les attacher aux pays qu’ils habitoient, pour les forcer à aimer le repos; mais dès que leurs forces furent réparées, ils regardèrent cette loi comme un affront, continuèrent à croire que tout appartient aux plus braves et aux plus forts, et qu’il ne convient qu’à des lâches de ne pas conquérir leur subsistance. Les Gaules, qu’ils regardoient comme un pays ennemi, parce qu’elles leur offroient un riche butin, furent continuellement pillées, ou obligées de se racheter du pillage, en achetant la paix par des traités qui étoient bientôt violés. Comment les Français auroient-ils soupçonné qu’il pût y avoir un droit des gens, que deux nations voisines eussent des devoirs réciproques à remplir, et qu’il leur importoit de respecter la foi des traités? A peine savoient-ils qu’ils étoient citoyens, et qu’ils formoient une société.

En effet, au lieu de lois, ils n’avoient pour toute règle que des coutumes grossières, conservées par tradition, et dont un père instruisoit ses enfans, en leur apprenant à se servir de son épée et de sa francisque. On les accoutumoit à tout oser, et à tout attendre de leur courage. Quelque soldat distingué par sa valeur ou son expérience, formoit-il une entreprise hasardeuse, il devenoit le capitaine de tous ceux à qui il avoit communiqué son audace et ses espérances; et l’on vit souvent de ces bandes d’aventuriers, se séparer de leur nation, infester les mers, piller des provinces d’Espagne et d’Italie, et porter leurs ravages jusques sur les côtes même de l’Asie Mineure. Chaque famille formoit, en quelque sorte, une république séparée, qui avoit ses intérêts particuliers; et qui, se réunissant, pour venger les injures ou les dommages faits à quelqu’un de ses membres, se faisoit elle-même justice par la voie des armes. Cet état de guerre empêchoit qu’il ne se formât parmi les Français, les liens les plus nécessaires à l’ordre de la société; et leurs querelles particulières les auroient infailliblement ruinés, si les maux mêmes qu’elles produisoient, ne les eussent forcés de se plier à une sorte de police favorable aux foibles, et qui peint cependant encore mieux que tout le reste, leur ignorance et la barbarie de leurs mœurs.

Quand, après avoir fait une injure, on ne se sentoit pas en état de se défendre contre son ennemi, on étoit le maître de se soustraire à son ressentiment, en lui donnant, selon la nature de l’offense, une certaine quantité de bœufs ou de moutons; c’est ce que nos anciennes lois appellent une composition, et il n’étoit pas permis à l’offensé de la refuser. Les magistrats, si l’on peut donner ce nom auguste, au général d’une nation de brigands, et aux capitaines de chaque bourgade, étoient obligés de prendre sous leur protection, les coupables, dont un ennemi trop vindicatif n’auroit pas voulu recevoir la composition, pour se réserver le droit de les punir à son gré. Ils ne venoient au secours de l’offensé, que quand il étoit trop foible pour se venger, et contraindre son ennemi à lui payer une composition, ou que l’auteur de l’offense étoit inconnu. Le juge alors, comme capitaine du canton, menaçoit de la guerre l’aggresseur, et le forçoit à satisfaire sa partie; ou si on ne faisoit que soupçonner un citoyen d’avoir commis le délit, il l’obligeoit à se justifier, soit en subissant l’épreuve ridicule du fer chaud ou de l’eau bouillante; soit en produisant, selon la nature de l’accusation, un plus grand, ou un moindre nombre de témoins, qui affirmoient avec lui son innocence.

Il est aussi indifférent de savoir si le chef de la nation française fut appelé du nom de roi ou de duc, qu’il importe de connoître l’étendue et les bornes de son autorité. Tacite nous apprend que le gouvernement des Germains étoit une démocratie, tempérée par le pouvoir du prince[6] et des grands. Quand on ne retrouveroit pas dans les monumens les plus anciens et les plus respectables de notre histoire, une assemblée générale, appelée le Champ de Mars, en qui résidoit la puissance législative, et un conseil composé du roi et des grands, qui n’étoit chargé que du pouvoir exécutif, ou de décider provisionnellement les affaires les moins importantes ou les plus pressées; on jugera sans peine, après ce que j’ai dit de la fortune et des mœurs des Français, qu’ils devoient être souverainement libres. Un peuple fier, brutal, sans patrie, sans loi, dont chaque citoyen soldat ne vivoit que de butin, qui ne vouloit être gêné par aucun châtiment, et ne punissoit de mort que la trahison, ou l’assassinat, et la poltronnerie, devoit avoir un capitaine, et non pas un monarque. Les Français pouvoient tolérer, de la part de leur chef, quelques violences atroces même, parce qu’elles étoient dans l’ordre des mœurs publiques; mais une autorité suivie, raisonnée et soutenue, eût été impraticable. De quelque titre que le général des Français fût revêtu, la coutume ne lui donnoit que quelques prérogatives, qu’il eût été dangereux pour lui de vouloir étendre. Il recevoit les respects d’une cour sauvage, qui ne pouvant ni le corrompre par ses flatteries, ni être elle-même corrompue par ses libéralités, le jugeoit toujours avec justice. En un mot, le prince, comme roi, n’avoit point de sujets; puisque, comme général, il ne commandoit que des soldats qui combattoient pour leurs propres intérêts.

En effet, le butin que faisoit une armée, appartenoit à l’armée; et le roi lui-même n’avoit que la part que le sort lui assignoit. On se rappelle sans doute, que Clovis, après la bataille[7] de Soissons, n’osa disposer, sans le consentement de ses soldats, d’un vase précieux qu’ils avoient pris sur le territoire de Rheims, et que l’évêque de cette église lui redemandoit. Suivez-moi jusqu’à Soissons, dit-il à l’envoyé du prélat, c’est là que se doit faire le partage de notre butin; et je vous satisferai. Dès qu’on se fut disposé à faire les lots, le prince supplia son armée de lui accorder, outre sa part, le vase enlevé à l’église de Rheims; mais un soldat, choqué de cette demande, quoique faite dans les termes les plus propres à ne pas révolter, l’avertit, avec toute la brutalité germanique, de se contenter de ce qui lui écherroit en partage, et déchargea, en même temps, un coup de sa francisque, sur le vase. Si Clovis eût été le souverain, et non pas simplement le général de son armée, pourquoi n’auroit-il pas usé du droit de la souveraineté? Si le soldat, qui fut choqué de sa demande, eût été coupable, sans doute, que le prince fier, emporté et victorieux, auroit vengé sur-le-champ son autorité méprisée. Il sentit vivement, dit Grégoire de Tours, l’injure qu’on lui faisoit, l’armée la désapprouvoit; et cependant, il attendit, pour se livrer à son ressentiment, que le soldat lui eût fourni un prétexte de le punir, en commettant une faute contre la discipline.

Les Français avoient déjà erré dans différentes provinces de la Germanie, lorsqu’ils s’établirent sur la rive droite du Rhin. L’Empire Romain subsistoit encore, parce que les barbares, accoutumés à ne faire que des courses, et qui ne vouloient que du butin, faisoient la guerre sans être conquérans. Mais les circonstances changèrent bientôt; les provinces appauvries et presque désertes ne valurent plus la peine d’être pillées; et les empereurs, dont les finances étoient épuisées, ne furent plus en état d’acheter la paix, ni de mettre leurs frontières en sûreté, en payant une espèce de solde ou de tribut à quelques nations Germaniques, dont ils mendioient depuis long-temps la protection. Cependant les barbares, qui s’étoient fait de nouveaux besoins par le commerce qu’ils avoient avec les Romains, devoient peu-à-peu se dégoûter de cette nouvelle situation; il falloit qu’ils prissent de nouvelles mœurs, et se fissent une nouvelle politique. La guerre ne pouvant plus suffire à leur subsistance, ils devoient employer leurs esclaves à cultiver la terre; et dès qu’ils consentiroient à avoir une patrie et des demeures fixes, il étoit naturel qu’ils voulussent abandonner les forêts et les marais de la Germanie, pour s’établir sur des terres fertiles, et sous un ciel moins sauvage. L’exemple de leurs pères, les préjugés de leur éducation, et la force de l’habitude, empêchoient seuls cette révolution, qu’un événement imprévu rendit enfin nécessaire.

Quelques jeunes Huns chassoient sur les bords des Palus Méotides; une biche qu’ils avoient lancée, traversa un marais qu’ils regardoient comme une mer impratiquable; et en suivant témérairement leur proie, ils furent étonnés de se trouver dans un nouveau monde. Ces chasseurs, impatiens de raconter à leurs familles les merveilles qu’ils avoient vues, retournèrent dans leurs habitations, et les récits par lesquels ils piquoient la curiosité de leurs compatriotes, devoient changer la face des nations. Jamais peuple ne fut plus terrible que les Huns; ils se répandirent dans l’Europe, par le chemin qu’ils venoient de découvrir, et tous les barbares qu’ils attaquèrent furent détruits, ou devinrent esclaves. Ils s’avancèrent dans la Germanie, et la terreur s’empara des Goths, des Alains, des Vandales, des Suèves, etc. qui, ne se trouvant plus en sûreté dans leurs anciennes habitations, se virent contraints, pour sauver leur liberté, de conquérir un asyle dans les provinces de l’empire.

Cet exemple donna de l’émulation aux Français, et ce fut sous la conduite de Clodion qu’ils passèrent le Rhin, s’ouvrirent Tournay, et y placèrent le siége de leur nouvelle république. Aëtius tenta inutilement de les chasser de cette conquête; et ce qu’il ne fit pas, aucun des généraux qui commandèrent après lui les armées Romaines dans les Gaules ne put l’exécuter. L’histoire ne dit presque rien de Mérovée: occupée des entreprises importantes des Huns, des Visigoths et des Vandales, qui fondoient de grandes monarchies, elle passe sous silence les courses et les ravages que ce prince fit dans les Gaules. Sous Chilpéric, son successeur, les Français n’étendirent pas leur domination au-delà du Tournésis. Peut-être faut-il l’attribuer à leur manière ancienne de faire la guerre, qu’ils avoient conservée, ou à la mollesse de leur roi, qui commençant à se familiariser avec des vices inconnus dans la Germanie, étoit plus flatté d’enlever les femmes de ses sujets que des provinces aux Romains, et fut chassé par sa nation, qui le crut indigne d’elle. Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’après la ruine entière de l’Empire d’Occident, que les Français prirent un nouveau génie, étendirent leurs vues, et devinrent conquérans.

Dans la situation déplorable où se trouvoit l’Empire, il étoit indifférent pour les peuples qui vouloient s’y établir, que le trône des empereurs subsistât, ou fût renversé; mais les barbares, qui ne connoissoient, ni ce qui fait la force, ni ce qui fait la foiblesse d’un état, se laissoient tromper par je ne sais quel air de grandeur, ou plutôt de faste et d’orgueil, que les empereurs avoient conservé dans leur décadence, et ce fantôme leur imposoit. Odoacre, pour concevoir, et consommer l’entreprise aisée de détrôner Augustule, dut être un audacieux: la révolution, dont il fut l’auteur, causa une fermentation générale chez les barbares. Toutes les nations s’agitèrent à la fois, chacun regarda quelque province de l’Empire comme sa proie; et l’on vit se former et se détruire en même temps mille nouvelles monarchies. Je me borne à parler de ce qui regarde les Français. Ils touchoient aux provinces septentrionales des Gaules, qui étoient restées sous la domination des empereurs, tandis que celles du midi avoient passé sous l’obéissance des Visigoths et des Bourguignons; et ces provinces, consternées de n’avoir, en quelque sorte, plus de maître, et qu’une longue habitude du joug avoit rendues incapables de recouvrer leur liberté, devoient obéir à quiconque voudroit les gouverner.

Peu de princes, dans ces circonstances, ont été aussi propres que Clovis, je ne dis pas seulement à conquérir, mais à former un Empire. Sous cette férocité qui caractérise son siècle et les héros de la Germanie, ce prince, supérieur à sa nation et à ses contemporains, avoit des lumières, des talens, et même des vertus, qui auroient honoré le trône des Empereurs Romains. Dans une nation policée, la cruauté et la fourberie annoncent une ame foible, lâche et timide: chez un peuple encore sauvage, elles s’associent souvent avec une ame grande, noble et fière. A qui ne connoît pas les bornes étroites qui séparent la vertu du vice, la violence peut paroître du courage, et la perfidie de la prudence. Clovis qui n’avoit pour toute règle de morale que les préjugés de sa nation, son estime ou sa censure, se permit, pour réussir dans ses desseins, tout ce qui ne devoit pas le rendre odieux. Mais la manière différente dont il se comporta, suivant la différence des conjectures, avec les Gaulois, les Français, les Bourguignons, les Visigoths, les empereurs d’Orient, et les peuples de Germanie, fait voir en lui un génie aussi droit et ferme dans ses vues, que fécond en ressources, et un courage propre à réussir dans tous les temps, et trop supérieur aux événemens, pour recourir par nécessité à des moyens bas et honteux.

Il commença ses conquêtes par la défaite de Siagrius, qui avoit pris le titre de roi, et fait reconnoître son autorité sur les frontières de la Gaule, quand l’Empire fut détruit par Odoacre. Ce premier avantage ouvrit un pays considérable aux Français, et Soissons devint leur capitale. Je ne réfute pas ici un écrivain célèbre, qui a prétendu que les Français, amis, alliés et auxiliaires des empereurs, dont ils recevoient une solde, ne se sont pas emparés des Gaules, les armes à la main. L’abbé du Bos ne fait de Clovis, qu’un officier de l’Empire, un maître de la milice, qui tenoit son pouvoir de Zénon et d’Anastase. Il imagine une république Armorique, des confédérations, des alliances, des traités; il se livre à des conjectures jamais analogues aux coutumes ni aux mœurs du temps dont il parle, et toujours démenties par les monumens les plus sûrs de notre histoire, qu’il ne cite jamais, ou dont il abuse. Il suppose que les Français, aussi patiens et aussi dociles que des soldats mercenaires, n’ont vaincu que pour l’avantage de leur capitaine, et n’auront pas regardé leur conquête comme leur bien, et le droit d’y commander comme une partie de leur butin. En un mot, ce roman, qui n’a pour toute base, qu’une hardiesse extrême à conjecturer, et quelques passages obscurs et mal-entendus, ne peut avoir d’autorité que sur des esprits qu’il est presqu’inutile de détromper.

La bataille de Soissons, et la conquête de la cité de Tongres, répandirent une terreur générale dans les Gaules. Quoique Clovis fût obligé d’y suspendre ses progrès pour faire la guerre aux Allemands, peuple puissant et belliqueux de Germanie, qui vouloit faire des conquêtes, et qu’il étoit important de tenir au-delà du Rhin, cette diversion ne nuisit point à sa première entreprise. On eût dit que les Gaulois avoient été battus à Tolbiac, tant ils s’empressèrent de se soumettre au joug du vainqueur des Allemands. Mais Clovis, dont les succès rendoient l’ambition toujours plus agissante, ne se contenta pas de posséder les provinces de la Gaule, soumises aux derniers empereurs d’Occident. Il avoit eu le bonheur, lorsqu’il se convertit à la religion chrétienne, d’être instruit dans nos mystères, par un évêque orthodoxe; et cet avantage seul, le rendit redoutable aux Visigoths et aux Bourguignons, encore mal affermis sur leurs conquêtes. Ces barbares infectés depuis long-tems des erreurs de l’Arianisme, qu’ils cherchoient à étendre dans les Gaules par la voie de la force, étoient regardés comme des impies par le peuple, et comme des tyrans par le clergé, dont ils gênoient la doctrine et qu’ils dépouilloient de ses biens. Clovis profita habilement de cette disposition des esprits; les évêques favorisèrent son entreprise, il ruina la puissance des Visigoths au-delà de la Loire; et après avoir rendu les Bretons ses tributaires, il ébranla à un tel point la monarchie des Bourguignons, que ses fils en firent aisément la conquête.


CHAPITRE II.

Quelle fut la condition des Gaulois et des autres peuples soumis à la domination des Français.

Le moment où les Français établirent leur empire dans les Gaules, dut paroître effrayant aux naturels du pays; je ne parle pas des violences qui se commirent dans le cours de la conquête, on imagine aisément les ravages d’une armée dont chaque soldat combat pour s’enrichir, et croit que le droit du vainqueur est le droit de tout faire impunément. La conduite des Français ne fut pas vraisemblablement moins dure, quand ils commencèrent à vouloir profiter des avantages de la victoire, et fixer leur fortune jusqu’alors incertaine. Depuis que Clodion avoit occupé Tournay, et que le commerce plus fréquent des Romains leur avoit appris à connoître le prix des richesses, ils étoient devenus d’une avidité insatiable; et le gouvernement qu’ils avoient apporté de Germanie, étoit plus propre à favoriser les passions, qu’à les réprimer.

Rien ne nous instruit de la manière dont ils acquirent des terres; si, à l’exemple des Visigoths et des Bourguignons, ils avoient forcé chaque propriétaire à leur abandonner une certaine partie de ses possessions, nous en trouverions infailliblement quelque trace dans nos anciens monumens. Le silence de nos lois et de Grégoire de Tours, sur un trait si important, permet de conjecturer qu’ils se répandirent sans ordre dans les provinces qu’ils avoient subjuguées, et s’emparèrent sans règle d’une partie des possessions des Gaulois. Terres, maisons, esclaves, troupeaux, chacun prit ce qui se trouvoit à sa bienséance, et se fit des domaines plus ou moins considérables, suivant son avarice, ses forces, ou le crédit qu’il avoit dans sa nation.

Si les Gaules ne furent pas réduites en servitude, c’est que les Français n’avoient d’idée que de la liberté, qu’ils traitoient, ainsi que les autres Germains, leurs esclaves comme des hommes, et que la tyrannie, bien différente du brigandage et de la violence, demande des vues et un art dont ils étoient bien éloignés. La victoire les rendit insolens et brutaux; ils s’accoutumèrent à faire des injures aux Gaulois: et quand ils écrivirent leurs coutumes et les rédigèrent en lois, ils établirent une différence[8] humiliante entre eux et les vaincus. Le Gaulois fut jugé un homme vil, son sang fut estimé une fois moins que celui d’un Français; et dans tous les cas, on ne lui paya que la moitié de la composition qu’on devoit à celui-ci.

Il ne faut que jeter les yeux sur nos lois saliques et ripuaires, pour voir combien les Français étoient attachés aux coutumes dans lesquelles ils avoient été élevés. Ils étoient en même-temps trop ignorans et trop heureux dans leurs entreprises, pour se douter de ce qui leur manquoit dans leur nouvelle situation. Cet attachement pour les usages les moins importans, est la preuve la plus forte que leur gouvernement ne souffrit d’abord aucune altération dans ses principes les plus essentiels. La nation toujours libre, et formant une vraie république, dont le prince n’étoit que le premier magistrat, régnoit en corps sur les différens peuples qui habitoient ses conquêtes. Le champ de mars fut encore assemblé; les grands continuèrent à former le conseil du prince, et les cités des Gaules furent gouvernées comme l’avoient été les bourgades de Germanie: les anciens Grafions, sous les noms nouveaux de ducs ou de comtes, étoient à-la-fois capitaines et juges des habitans de leur ressort.

Il n’est pas douteux que cet assemblage de nouveautés ne dût paroître le comble des maux pour les Gaulois, dont les mœurs et les lois étoient si différentes, et que le despotisme des empereurs avoit accoutumés à s’effrayer de tout changement. Je crois cependant qu’après être revenus de leur première terreur, et s’être familiarisés avec leurs maîtres, ils n’eurent bientôt plus lieu de regretter leur ancienne situation.

L’avarice des empereurs, et l’insolence de leurs officiers, avoient accoutumé les Gaulois aux injustices, aux affronts et à la patience. Ils ne sentoient point l’avilissement où la domination des Français les jetoit, comme l’auroit fait un peuple libre. Le titre de citoyens Romains qu’ils portoient, n’appartenoit depuis long-temps qu’à des esclaves; et à force d’avoir été pillés et battus par les barbares, ils avoient appris à les respecter. Ils virent passer une partie de leurs biens entre les mains des Français, mais ils s’attendoient vraisemblablement à souffrir des pertes encore plus considérables; et ce qui leur resta, servit à les consoler de ce qu’ils avoient perdu. Comme le pillage se fit au hasard, plusieurs citoyens n’en souffrirent point, et les autres en furent dédommagés par la suppression des anciens impôts.

Ces douanes[9], ces cens, ces capitations, et, pour le dire en un mot, tous ces tributs que l’avarice et le faste des empereurs avoient exigés de leurs sujets, tombèrent dans l’oubli sous le gouvernement des Français. Le prince eut pour subsister[10] ses domaines, les dons libres que lui faisoient ses sujets, en se rendant à l’assemblée du champ de mars, les amendes, les confiscations, et les autres droits que la loi lui attribuoit. Au lieu d’une société toujours pauvre, parce que les sujets mercenaires s’y devoient faire payer pour remplir les devoirs de citoyen, les Gaulois se trouvèrent dans un état riche, parce que le courage et la liberté en étoient l’ame. Comme les Français ne vendoient point leurs services à la patrie, ils n’imaginèrent pas d’acheter ceux des Gaulois ni des barbares qui se soumirent à leur autorité. Toute imposition devint donc inutile, et les sujets simplement obligés, ainsi que leurs maîtres, de faire la guerre à leurs dépens, quand leur cité étoit[11] commandée, ne contribuèrent comme eux qu’à fournir des voitures aux officiers publics qui passoient dans leur province, et à les défrayer; c’étoit moins les assujettir à un impôt, que les associer à la pratique de l’hospitalité, vertu extrêmement précieuse aux Germains, et ils ne furent tenus qu’aux mêmes devoirs que les Français.

Non-seulement les Gaulois eurent la satisfaction de conserver leurs[12] lois nationales, avantage dont jouirent également tous les autres peuples soumis à la domination française; mais ils se virent encore élever à une sorte de magistrature. En effet, les ducs, les comtes et leurs centeniers ou vicaires, distribués en différens endroits de leurs gouvernemens pour y rendre la justice, ne pouvoient prononcer un jugement sans prendre, parmi les citoyens les plus notables, sept assesseurs, connus sous les noms de Rachinbourgs, ou de Scabins; et ces assesseurs, toujours choisis dans la nation de celui contre qui le procès étoit intenté, faisoient la sentence, le chef du tribunal la prononçoit seulement. Les Gaulois se trouvèrent par-là leurs propres juges, prérogative que la vénalité des magistrats, sous le gouvernement de l’empire, rendoit bien précieuse; et ils ne durent plus s’en prendre qu’à leur propre corruption, si la justice fut encore vendue ou mal administrée.

Il semble que plus les Français seroient attachés à leurs anciennes coutumes, plus le sort des vaincus seroit malheureux; et il arriva au contraire que, par une suite même de cet attachement, ils abandonnèrent aux Gaulois une grande partie de l’autorité publique. Tacite remarque que les Germains avoient un extrême respect pour les ministres de leur religion: les prêtres jouissoient chez eux des prérogatives les plus considérables; c’est à eux qu’appartenoit la manutention de l’ordre et de la police dans les assemblées générales de la nation. Ils reprenoient, arrêtoient et châtioient un citoyen qui y manquoit à son devoir; et cette juridiction devoit leur donner un crédit d’autant plus étendu, qu’on les croyoit inspirés par les Dieux dont ils étoient les ministres.

Comment les Français, en embrassant le christianisme, n’auroient-ils pas conservé, pour les prêtres de leur nouvelle religion, les sentimens de vénération auxquels ils étoient accoutumés à l’égard des prêtres de leurs idoles? Ils trouvèrent dans les Gaules un clergé que la liberté des empereurs avoit comblé de priviléges, qui avoit des mœurs au milieu des richesses qu’il devoit à la piété des fidelles, qui faisoit des miracles, ou qui avoit la réputation d’en faire, et qui profitant, dans la décadence de l’empire, de la foiblesse du gouvernement, s’étoit attribué une autorité favorable au bien public, à laquelle il eût été dangereux de vouloir porter atteinte, et qui fut utile à Clovis même, quand il fit la guerre aux Visigoths et aux Bourguignons.

Des prêtres qui convertissent une nation, en sont les maîtres s’ils veulent l’être. Les évêques se contentèrent d’être chez les Français chrétiens, ce que les prêtres de leurs faux-dieux avoient été chez les Français idolâtres. Quoique pendant long-temps ils fussent encore tous Gaulois de naissance, et se gouvernassent par conséquent par les lois romaines, non-seulement ils entrèrent dans les assemblées de la nation, mais y occupèrent même la première[13] place. Sous le règne de Clotaire I, ils travaillèrent, de concert avec les Français, à corriger les lois saliques et ripuaires, et obtinrent, par ces lois mêmes, des distinctions supérieures à celles de tous les autres citoyens. Ils exercèrent une sorte d’intendance sur tous les tribunaux de la nation; et dans l’absence du roi, à qui on appeloit des jugemens rendus par les comtes et les ducs, on s’adresssa aux évêques, qui eurent, comme lui, le droit de châtier les juges qui malversoient dans l’exercice de leur emploi, de casser et de réformer leurs sentences.

Il est vraisemblable que les ecclésiastiques, encore plus accrédités par leurs lumières, quoique fort ignorans, que par le rang qu’ils occupoient, servirent de lien entre les deux nations, et employèrent leur crédit et leur autorité pour empêcher l’oppression de leurs compatriotes et de leurs parens. C’est à leur prière sans doute que les Gaulois, d’abord humiliés, méprisés et traités en vaincus, obtinrent le privilége qu’avoit tout barbare établi sur les terres de la domination française, de s’incorporer à la nation victorieuse[14], et de se naturaliser français. C’est-à-dire, qu’un Gaulois, après avoir déclaré devant le prince, ou en présence du duc et du comte dans le ressort duquel il avoit son domicile, qu’il renonçoit à la loi romaine pour vivre sous la loi salique ou ripuaire, commençoit à jouir des prérogatives propres aux Français, obtenoit les mêmes compositions, de sujet devenoit citoyen, avoit place dans les assemblées du champ de mars, et entroit en part de la souveraineté et de l’administration de l’état.

Malgré tant d’avantages attachés à la qualité de français, il est vrai que la plupart des pères de famille, soit Gaulois, soit barbares établis dans les Gaules, ne s’incorporèrent pas à la nation française, et continuèrent à être sujets. On ne concevroit point cette indifférence à profiter de la faveur de leurs maîtres, si on ne faisoit attention que la liberté que tout Gaulois et tout barbare avoit de devenir français, levoit la honte ou le reproche de ne l’être pas. Le long despotisme des empereurs, en affaissant les esprits, avoit accoutumé les uns à ne pas même désirer d’être libres, et les autres, par une vanité mal entendue, conservoient le plus grand attachement pour les lois et les usages particuliers de leur nation. L’habitude a des chaînes qu’il est difficile de rompre; il parut sans doute trop dur aux Gaulois de renoncer à leurs lois, à leurs mœurs et à leurs coutumes, pour se soumettre à un code aussi barbare que celui des vainqueurs. Les devoirs qu’ils devoient à l’état, n’auroient été ni moins nombreux, ni moins étendus; ils n’auroient même évité aucune injure de la part des Français naturels, qui, toujours désunis, féroces, brutaux et emportés, se traitoient en ennemis, sans égard pour leur origine commune.

Ce qui détermina principalement les Gaulois et les autres sujets des Français à préférer de vivre sous leurs lois nationales, aux avantages que leur promettoit la naturalisation, c’est que les principes du gouvernement populaire apporté de Germanie, furent ébranlés et détruits presqu’aussitôt que les Gaules furent conquises. Les grands et le prince, comme on va le voir, s’étant emparés de toute l’autorité publique, au préjudice du reste de la nation, les étrangers d’une fortune obscure, ou même médiocre, auroient renoncé à leurs coutumes pour suivre la loi salique ou la loi ripuaire, sans cesser d’être sujets.


CHAPITRE III.

Des causes qui contribuèrent à ruiner les principes du gouvernement démocratique des Français.—Comment les successeurs de Clovis s’emparèrent d’une autorité plus grande que celle qui leur étoit attribuée par la loi.—Tyrannie des grands.—Établissement des seigneuries.

Les Français ayant enfin une patrie, des terres et des habitations fixes, ne tardèrent pas à éprouver l’insuffisance des lois germaniques. Leurs anciennes mœurs, qui les portoient au brigandage, étoient en contradiction avec leur nouvelle situation. Faute de principes économiques et politiques, ils étoient embarrassés, comme citoyens, de leur fortune domestique, et comme souverains, de tous ces peuples différens qui leur obéissoient sans avoir de liaison entre eux, et avec des préjugés opposés.

Les Français auroient eu besoin d’un discernement profond pour se déterminer avec sagesse dans le choix des nouveautés qu’un ordre de choses tout nouveau rendoit nécessaires; mais leur ignorance les forçoit à adopter indifféremment tous les moyens que le bonheur ou le malheur des conjonctures leur suggéroient. Attachés par habitude à leurs coutumes, mais fatigués des désordres qu’elles produisoient, ils essayèrent de chercher dans les lois romaines un remède aux maux qu’ils éprouvoient. Le code même des ripuaires en offre une preuve certaine; et quoiqu’il nous reste peu d’ordonnances faites sous les premiers Mérovingiens, nous voyons qu’avant la fin du sixième siècle, les Français avoient déjà adopté la doctrine salutaire des Romains au sujet de la prescription; et que, renonçant à cette humanité cruelle qui les enhardissoit au mal, ils infligèrent peine de mort contre l’inceste, le vol et le meurtre, qui jusques-là n’avoient été punis que par l’exil, ou dont on se rachetoit par une composition.

Les Français, en réformant quelques-unes de leurs lois civiles, portèrent la sévérité aussi loin que leurs pères avoient poussé l’indulgence; et, faute de proportionner les châtimens à la nature des délits, ils firent souvent des lois absurdes, tyranniques, et par conséquent impraticables. Mais quand elles auroient été plus sages que celles des Romains, elles n’auroient produit aucun bien solide; à quoi sert de régler avec prudence les droits respectifs des citoyens, et de leur prescrire une conduite favorable à l’ordre public, si ces lois n’ont pour base un gouvernement propre à les protéger et les faire observer?

Une démocratie tempérée par le conseil des grands et l’autorité du prince, avoit donné aux Français, tandis qu’ils ne vivoient que de pillage, tout ce qui est nécessaire pour la sûreté et les progrès d’une société de brigands. On sait que les politiques ont regardé cette forme de gouvernement comme la plus capable d’éclairer une nation sur ses intérêts, et d’aiguiser l’esprit et le courage des citoyens. Vraisemblablement elle auroit encore fait naître parmi les Français les qualités et les institutions nécessaires à un peuple qui a une fortune et des établissemens fixes, s’ils avoient travaillé à l’affermir; mais à peine avoient-ils été établis dans les Gaules, que l’amour de la liberté n’avoit plus été leur première passion. Leurs conquêtes relâchèrent les ressorts de leur gouvernement; de nouveaux besoins et de nouvelles circonstances, leur donnant des idées différentes de celles qu’ils avoient apportées de Germanie, les détachèrent insensiblement de leurs anciens principes politiques.

Au lieu de s’établir dans une même contrée, les Français s’étoient répandus çà et là dans toute l’étendue de leurs conquêtes; ne conservant ainsi aucune relation entre eux, les forces de la nation semblèrent en quelque sorte s’évanouir; les citoyens n’eurent plus un même intérêt, et ne purent éclairer et régler avec la même vigilance qu’autrefois la conduite de leurs chefs. Le besoin de butiner avoit attaché autrefois chaque particulier au corps de la nation, parce qu’aucun n’avoit une fortune qui lui suffit: ce lien ne subsista plus après la conquête, chaque Français crut avoir tout fait, quand il eut acquis un patrimoine, et se livra au plaisir de faire valoir ses nouvelles possessions, ou de troubler ses voisins dans les leurs. Le bien public fut sacrifié à l’intérêt particulier, et ce changement dans les mœurs annonçoit une révolution prochaine dans le gouvernement.

Tacite a remarqué que les Germains étoient peu exacts à se rendre à leurs assemblées publiques; peut-être étoient-ils excusables, car la pauvreté tient lieu de bien des vertus et de bien des lois; et des hommes qui ont peu de besoins, et à qui on ne peut ôter que la vie, sont toujours libres quand ils veulent l’être. Mais les Français étoient devenus riches, sans se douter que leurs richesses étoient un appas capable de tenter la cupidité des plus puissans d’entre eux, et que leurs nouveaux besoins étoient autant de chaînes dont on pouvoit les garroter. Le gouvernement, qui toléroit leurs injustices, parce qu’il ignoroit l’art de les réprimer et d’établir l’ordre, leur inspira une sécurité dangereuse. Moins les lois civiles conservoient de force sur les citoyens, plus les Français auroient dû craindre pour la perte de leur fortune domestique et de leur liberté; mais ils étoient encore trop loin de cette vérité pour l’entrevoir. Confondant, au contraire, la licence la plus extrême avec la liberté, ils crurent qu’ils seroient toujours libres, parce qu’on ne pouvoit pas les réprimer; ils s’abandonnèrent avec sécurité à l’avarice et à leur paresse naturelle, et négligèrent de se rendre aux assemblées du champ de mars, qui ne se tinrent plus régulièrement, et qu’on cessa bientôt de[15] convoquer.

Toute l’autorité dont le corps entier de la nation avoit joui, se trouva ainsi renfermée dans le conseil composé du prince et des grands, qui n’avoit jusqu’alors possédé que la puissance exécutrice. Mais cette aristocratie naissante ne portoit elle-même sur aucun fondement solide; les fils de Clovis étoient devenus trop riches et trop ambitieux pour se contenter du pouvoir borné de leurs pères; et depuis que les lois avoient admis les évêques à l’administration des affaires, et que quelques Gaulois avoient même été élevés à la dignité de Leudes, les grands, qui n’avoient plus un même esprit, avoient des intérêts opposés. Ils ne connoissoient ni l’étendue, ni les bornes de leur autorité; et tandis que les uns n’aspiroient qu’à devenir des tyrans, les autres ne demandoient qu’à être esclaves.

Les évêques, accoutumés au pouvoir arbitraire sous des empereurs qui ne respectoient aucune loi, n’avoient joui qu’en tremblant des immunités qu’ils tenoient de la piété de Constantin et de quelques-uns de ses successeurs; et ne les avoient conservées qu’en avouant toujours qu’on pouvoit les leur ôter. Le clergé, plus instruit des matières de la religion que de celles de la politique, et dont le caractère propre est de conserver, par une sorte de tradition, le même langage, crut être encore sujet dans une monarchie, quand il étoit devenu le premier corps d’une république. Il ne s’apperçut pas que la nature de ses priviléges avoit changé avec le gouvernement des Gaules; et que les prérogatives qu’il ne possédoit que d’une manière précaire sous les empereurs romains, il les tenoit actuellement de la constitution française, et qu’elles étoient devenues des droits aussi sacrés que ceux de tous les autres ordres de la nation.

Saint Paul avoit recommandé l’obéissance la plus entière aux puissances, c’est-à-dire, aux lois dans les gouvernemens libres, et au monarque dans les monarchies; car la religion chrétienne n’a rien voulu changer à l’ordre politique des sociétés: mais les évêques ne faisoient pas cette distinction nécessaire; parce que le premier magistrat des Français s’appeloit roi, ils imaginèrent que le gouvernement étoit, ou devoit être monarchique. N’entendant pas mieux Samuel que Saint Paul, ils crurent qu’il étoit de l’essence de tout roi de faire tout ce qu’il vouloit, que c’étoit un péché de ne pas respecter aveuglément ses caprices; et que Dieu, par le plus incompréhensible de tous les mystères, trouvoit mauvais que des hommes qui s’étoient fait un chef de leur égal, pour faire observer les lois, et y obéissant lui-même, osassent lui demander compte de l’administration dont ils l’avoient chargé pour le bien public.

Si Clotaire veut imposer une taxe sur les biens de l’église, l’évêque Injuriosus ne s’y oppose point comme à une entreprise contraire à la liberté de la nation, mais comme à un sacrilége. Il oublie qu’il est citoyen, pour ne parler qu’en évêque[16], qui croit que les possessions de l’église sont le patrimoine de Dieu et des pauvres. Dans mille endroits des écrits de Grégoire de Tours, on voit avec étonnement que ce prélat raconte des faits qui prouvent la liberté des Français, avec les tours et les expressions d’un homme qui ne connoît que le pouvoir arbitraire. Ne croiroit-on pas qu’il parle à un empereur romain, revêtu de tout le pouvoir de sa nation, lorsqu’il dit à Chilpéric: «si quelqu’un de nous s’écarte des règles de la justice, vous pouvez le corriger; mais si vous les violez vous-même, qui vous reprendra? Nous vous faisons des remontrances, et vous les écoutez, si vous le jugez à propos; mais si vous les rejetez, Dieu seul est en droit de vous juger.»

Il est vraisemblable cependant que les successeurs de Clovis n’auroient attaqué, ni si promptement ni si hardiment les libertés de la nation, si les grands, qu’on appeloit Leudes[17], fidelles, ou Antrustions, eussent encore été tels dans les Gaules qu’ils avoient été en Germanie. Ce n’étoit qu’après s’être distingué par quelqu’acte éclatant de courage, qu’un Français étoit autrefois admis à prêter le serment de fidélité au prince. Par cette cérémonie, on étoit tiré de la classe commune des citoyens, pour entrer dans un ordre supérieur, dont tous les membres, revêtus d’une noblesse personnelle, avoient des priviléges particuliers, tels que d’occuper dans les assemblées générales une place distinguée, de posséder seuls les places publiques, de former le conseil toujours subsistant de la nation, ou cette cour de justice dont le roi étoit président, et qui réformoit les jugemens rendus par les ducs et les comtes. Les Leudes ne pouvoient être jugés dans leurs différends que par le prince, et ils exigeoient une composition plus considérable que les simples citoyens, quand on les avoit offensés.

Après la conquête des Gaules, la fortune commença à tenir lieu de mérite. Ce ne furent plus les citoyens les plus dignes de l’estime publique, qui composèrent seuls l’ordre des Leudes; les plus riches ou les plus adroits à plaire y furent associés: c’étoit accréditer l’avarice et la flatterie. Les princes admirent au serment des Gaulois qui s’étoient naturalisés Français, et ces nouveaux Leudes ne furent pas moins indifférens sur la liberté, ni moins courtisans que les évêques. Toute émulation fut éteinte, quand des esclaves même que leurs maîtres venoient d’affranchir, furent scandaleusement élevés aux dignités dont on récompensoit autrefois les services et les talens les plus distingués.

Les prédécesseurs de Clovis, et vraisemblablement ce prince lui-même, s’étoient fait respecter des grands, en ne leur donnant que quelque présent médiocre, tel qu’un cheval de bataille[18], un javelot, une francisque ou une épée. Ces récompenses, alors si précieuses, parurent viles après les changemens survenus dans la fortune des Français et les mœurs des Leudes. Les rois Mérovingiens, toujours intéressés à ménager ces derniers, pour agrandir la prérogative royale sans soulever le reste de la nation, imaginèrent donc un nouveau genre de libéralités plus propre à leur plaire; ils donnèrent quelque portion de leur domaine même; et c’est ce que nos anciens monumens appellent indifféremment bénéfice ou fisc, et que quelques écrivains modernes ont eu tort de confondre avec les possessions qu’on a appellées depuis des fiefs.

Soit par défaut de connoissances ou d’économie, soit par une suite des partages survenus dans les successions, les Français voyoient diminuer de jour en jour la fortune que leurs pères avoient acquise. Le prince, qui réparoit ces disgraces, ne parut plus le simple ministre des lois. Sous une vaine apparence d’aristocratie, les fils de Clovis, qui avoient subjugué le conseil de la nation par leurs bienfaits, s’en trouvèrent les maîtres; ils s’emparèrent d’autant plus aisément de toute la puissance publique, que, pour s’assurer de la reconnoissance des courtisans, et s’attacher par l’espérance ceux-mêmes à qui ils n’accordoient aucune grâce, ils avoient eu la précaution de se réserver le droit de reprendre à leur gré les bénéfices qu’ils avoient accordés.

Rien ne pouvoit résister à des princes qui savoient si bien user de leur fortune. Loin de s’opposer à leurs injustices, des Leudes qui vouloient les enrichir pour les piller, et les rendre puissans pour abuser de leur puissance, les encourageoient à mépriser les lois, et leur apprenoient l’art de se faire de nouvelles prérogatives. Je ne crois pas qu’il soit impossible de distinguer les entreprises inspirées par les Leudes Gaulois d’origine, de celles qui étoient l’ouvrage des Français. L’établissement des douanes, des capitations, et des impôts sur les terres; ces préceptions odieuses, ou ces diplômes par lesquels le prince accordoit des priviléges particuliers, dispensoit de la loi, et ordonnoit même quelquefois de la violer de la manière la plus criminelle, ont une analogie évidente avec l’ancien gouvernement des empereurs, et supposent des connoissances et un raffinement que les Français n’avoient pas. S’emparer, au préjudice des héritiers légitimes, de la succession de ceux qui mouroient sans testament; autoriser les fermiers des domaines royaux à faire paître leurs troupeaux sur les terres de leurs voisins; se croire le maître de tout, parce qu’on est le plus fort et le plus injuste: tout cela ne demande que l’insolence et la brutalité que les Français avoient apportées de Germanie.

Cependant les rois Mérovingiens ne sachant point agrandir leur autorité avec méthode, et forcer toutes les parties de l’état à se courber à la fois sous le poids de leur sceptre; plusieurs grands, qui conservoient encore l’ancien esprit de la nation, ou qui étoient les plus riches et les plus puissans, eurent le courage et le bonheur d’échapper au joug qu’on leur avoit préparé. Soit qu’ils craignissent les forces de la cour et fussent intimidés par l’indifférence avec laquelle le peuple voyoit la décadence du gouvernement, soit qu’ils aimassent moins la liberté publique que leur propre élévation, ils n’entreprirent rien en faveur des lois, et profitèrent au contraire des exemples d’injustice qu’on leur donnoit. Les nouveautés, avec lesquelles les Français commençoient à se familiariser, et les désordres qui en résultoient, sembloient autoriser toutes les violences; on essaya ses forces; on tenta des entreprises, et dès que quelques grands espérèrent de pouvoir devenir impunément des tyrans, ils se firent des droits sur leurs voisins qui possédoient des terres avec la même indépendance qu’eux, et donnèrent ainsi naissance à nos seigneuries[19] patrimoniales.

Quoique la plupart des premières seigneuries doivent vraisemblablement leur origine à l’injustice des Leudes qui, abusant de leur crédit ou de leurs forces, exigèrent des corvées et des redevances de leurs voisins, les gênèrent par des péages, et se rendirent les arbitres de leurs querelles, pour percevoir à leur profit les mêmes droits que les plaideurs devoient à leurs juges naturels: je ne doute pas cependant que d’autres n’aient été le fruit d’une protection justement accordée, et de la reconnoissance qu’elle méritoit.

En effet, les différens princes qui, après le règne de Clovis, partagèrent entre eux les provinces de la domination Française, étoient continuellement en guerre les uns contre les autres, ou contre leurs voisins. Tandis que leurs armées, sans discipline, traversoient les Gaules en ravageant tout sur leur passage, ne distinguoient point si elles étoient en pays ami ou ennemi, et regardoient les hommes mêmes comme une partie du butin; les habitans de la campagne, pour se mettre à l’abri du pillage, et même de la servitude, se réfugioient avec leurs effets les plus précieux, dans les châteaux de quelques Leudes puissans, ou dans les églises, dont le patron, célèbre par ses miracles, avoit sur-tout la réputation d’être peu patient[20] et fort vindicatif. Ils s’ouvroient ces asyles par des présens; et ce qui ne fut d’abord que le gage de la reconnoissance envers leurs protecteurs, devint, avec le temps, la dette d’un sujet à son seigneur.

Les ducs, les comtes et les centeniers avoient tous acheté leur emploi, ou s’en étoient rendus dignes par quelque lâcheté, depuis que le prince s’étoit attribué le pouvoir d’en disposer sans consulter le champ de Mars; et ses magistrats, chargés de toutes les parties du gouvernement dans leurs provinces, faisoient un commerce scandaleux de l’administration de la justice. Après avoir violé toutes les lois, dont les préceptions ou les ordres particuliers du roi tenoient la place, on en étoit venu jusqu’à ne plus daigner s’en tenir aux formalités ordinaires. Pour se soustraire à la tyrannie de ces tribunaux iniques, de malheureux citoyens se soumirent dans leurs différends, à l’arbitrage de ceux qui les avoient protégés contre l’avarice et la cruauté des soldats. Bientôt ils ne reconnurent plus d’autre juge. Malgré les efforts des comtes et des ducs, la nouvelle juridiction des seigneurs fit chaque jour des progrès, et quand cette coutume eut acquis une certaine force, et fut assez étendue pour qu’on n’osât plus tenter de la détruire, l’assemblée des Leudes défendit expressément aux magistrats publics d’exercer aucun acte de[21] juridiction dans les terres des seigneurs.

Je ne m’arrêterai pas à faire le tableau des maux que produisirent les nouveautés dont je viens de parler; les plaintes de nos anciens historiens ne sont point exagérées à cet égard. A quel excès ne doivent pas se livrer les Français, puisqu’ils avoient joint aux vices féroces qu’ils apportèrent de Germanie, les vices lâches qu’ils avoient trouvés dans les Gaules? Effarouchés par les obstacles, enhardis par les succès, ils s’accoutumèrent à commetre de sang froid des actions atroces, que l’emportement le plus furieux ne pourroit justifier. Les lois de l’humanité, les droits du sang furent violés sans remords; aucune bienséance ne suppléoit aux règles inconnues de la morale; la perfidie étoit respectée; et les rois, comme leurs sujets, ne mettoient aucun art à déguiser leurs plus grands attentats. Si Childebert II veut se défaire de Magnovalde, il le flatte, le caresse, l’attire à sa cour sous prétexte d’une fête, et le fait assassiner au milieu du spectacle. On jette son cadavre par les fenêtres du palais; et en se saisissant de ses biens, le prince ne daigne pas même faire connoître les motifs d’un forfait qui rompt tous les liens de la société. Marculfe nous a conservé le modèle des lettres par lesquelles les Mérovingiens mettoient sous leur sauvegarde un assassin qu’ils avoient chargé du soin de les servir.

Je dois le remarquer avec soin, ces attentats infâmes dont nos chroniques sont souillées, sont devenus entre les mains de quelques écrivains modernes autant d’argumens pour prouver que le gouvernement des Français étoit et devoit être purement arbitraire: ils ont conclu du fait au droit; ils ont pris l’abus des mœurs pour la loi politique, et pour la constitution naturelle de l’état, la contorsion forcée dans laquelle la violence d’une part, et la foiblesse de l’autre, tenoient le corps entier de la nation. Mais les faits ne supposent, ni ne donnent aucun droit, s’ils ne sont reconnus pour les actes d’une autorité légitime. La loi qui les condamne est violée, et non pas détruite; et cette loi, qui n’a pas été la règle de quelques princes ou de quelques citoyens avares, sanguinaires et ambitieux, doit au moins en servir aux philosophes qui jugent leurs actions. Qui veut peindre avec fidélité les révolutions de notre gouvernement sous la première race, doit dire que dans l’anarchie où le mépris des lois fit tomber les Français, la nation fut au pillage. Les Leudes, les princes, chacun usurpa de nouveaux droits, et l’empire de la force subsista jusqu’à ce qu’enfin les évènemens ramenèrent des lois sous le règne de Pepin.


CHAPITRE IV.

De la conduite et des intérêts des différens ordres de l’état.—Comment les bénéfices conférés par les rois Mérovingiens deviennent héréditaires.—Atteinte que cette nouveauté porte à l’autorité que ces princes avoient acquise.

Si les fils de Clovis avoient été les seuls maîtres de l’état, il est vraisemblable que les Français, quoiqu’ils regardassent chaque violence en particulier comme un événement commun, ordinaire et analogue à la férocité des mœurs publiques, n’auroient pas souffert patiemment cette longue suite d’injustices et de vexations, qui, en menaçant également tous les ordres du royaume, devoit faire craindre à chaque citoyen en particulier d’être la victime du mépris des lois. La multitude ne se souleva pas, parce qu’elle ne connoissoit plus ses forces depuis la cessation des assemblées du champ de Mars; d’ailleurs, elle n’eut ni ne put espérer aucun chef. On a vu que la plupart des Leudes tenoient de la libéralité du prince, des bénéfices amovibles qu’ils craignoient de perdre, ou ne cherchoient qu’à s’en rendre dignes par des complaisances. Les grands qui n’étoient pas courtisans, s’occupoient à se faire des seigneuries particulières, et croyoient qu’il étoit de leur intérêt d’humilier le peuple et de l’accoutumer à la patience; tandis que ceux à qui on avoit donné des duchés, et des comtés, ne pouvant en sous-ordre exercer un pouvoir arbitraire dans leurs provinces, qu’autant qu’ils favoriseroient l’ambition du prince, étoient eux-mêmes les plus grands ennemis des lois.

Les nouveaux seigneurs, qui se faisoient des principautés, en quelque sorte indépendantes, dans le cœur de l’état, ne pouvoient affermir leur autorité qu’en prescrivant des bornes à l’autorité royale. Si on laissoit le temps au prince d’acquérir de trop grandes forces et d’accoutumer ses courtisans et le peuple à regarder ses prétentions comme autant de droits, il étoit naturel qu’il tournât toute sa puissance contre les seigneurs, et qu’en les forçant de renoncer à leurs usurpations, il les mît dans la nécessité d’obéir. Cet intérêt étoit facile à démêler; et si ces seigneurs l’avoient connu, sans doute que leur inquiétude et leurs révoltes, en divisant l’état, auroient ouvert l’entrée des Gaules aux barbares de la Germanie, et causé la ruine entière du nom Français. Heureusement ils se croyoient trop puissans pour avoir quelque crainte. Ils ne prévirent rien; l’inconsidération fut toujours le vice fondamental de notre nation; et ils auroient été bientôt punis de leur imprudence et de leur tyrannie, si les Mérovingiens, aussi inconsidérés qu’eux, n’avoient fait une faute encore plus grande, et qui devint le principe de la décadence de leur autorité, avant qu’ils eussent atteint le but qu’ils se proposoient.

Je ne sais par quelle fatalité les hommes injustes nuisent presque toujours à leurs intérêts, en multipliant sans besoin les moyens de réussir. Tout favorisoit les entreprises des rois de France; et le temps seul auroit affermi le gouvernement monarchique, s’ils n’avoient admis à l’honneur de leur prêter le serment que les Français, dont le crédit et les talens pouvoient servir à l’agrandissement et au maintien de leur pouvoir; ils reçurent, au contraire, comme Leudes, tous ceux qui, pour échapper à l’oppression publique, ou se mettre à portée d’obtenir des bénéfices, voulurent se faire courtisans. Ils crurent augmenter par cette politique le nombre de leurs créatures et devenir plus puissans, et ils se trompèrent. Plus les Leudes se multiplioient, moins leur état étoit avantageux. Tous ne purent pas obtenir des bénéfices ou des emplois publics, et les produits de l’injustice furent enfin trop petits pour le nombre des tyrans; des espérances trompées firent naître des plaintes et des murmures; et pour les étouffer, le prince, qui n’avoit été jusques-là que libéral, fut obligé d’être prodigue.

Tandis que les Leudes mettoient impitoyablement à contribution l’orgueil des Mérovingiens et leur envie de dominer, les ecclésiastiques, qui songeoient de leur côté à tirer parti des autres passions de ces princes, avoient soin de leur mettre sous les yeux toute la rigueur des jugemens de Dieu, et par je ne sais quelle inconséquence, pensoient cependant qu’on peut désarmer sa colère à force de fondations pieuses. On croyoit en quelque sorte dans ces siècles grossiers, que l’avarice étoit le premier attribut de Dieu, et que les saints faisoient un commerce de leur crédit et de leur protection. De là les richesses immenses données aux églises par des hommes dont les mœurs déshonoroient la religion; et de là le bon mot de Clovis, «que Saint-Martin ne servoit pas mal ses amis, mais qu’il se faisoit payer trop cher de ses peines.» Les richesses de la couronne ainsi mises au pillage,[22] furent bientôt épuisées; et les rois, dégradés par leur pauvreté, n’auroient plus été que d’odieux prête-noms d’une injustice dont les Leudes et le clergé auroient retiré tout l’avantage, s’ils n’eussent eu recours à l’artifice pour se soutenir.

Ils opposèrent les partis les uns aux autres, devinrent chefs de cabales, et par leurs intrigues fournissent une pâture à l’inquiétude de leur cour. Avoit-on quelque raison de moins ménager un grand, on lui enlevoit ses bénéfices, son comté ou son duché, pour les donner à celui qui, lassé d’attendre inutilement des faveurs, commençoit à se faire craindre. C’est en cela que Gontran[23] apprit à son neveu, Childebert II, que consistoit principalement l’art de régner. On fit quelquefois périr un Leude riche, pour donner ses dépouilles à deux ou trois autres. Il dut être bien dangereux d’avoir une grande fortune, sans être assez fort pour la défendre; puisque les princes, pressés par la nécessité des circonstances, en vinrent souvent jusqu’à piller les monastères, et redemander aux églises les domaines qu’ils leur avoient donnés.

Cette odieuse politique réussit jusqu’à ce que tous les grands en eussent été successivement les dupes; mais, indignés enfin de la manière arbitraire dont le prince donnoit, retiroit, rendoit et reprenoit ses bénéfices, ce qui ne leur donnoit que des espérances et des craintes, jamais une fortune solide, ils songèrent à remédier à cet abus. Nous ignorons tous les détails de leur conduite; mais quelle qu’elle ait été, il est sûr que, s’étant rendus les maîtres du roi par ses propres bienfaits, ils réussirent à s’en faire craindre; et qu’étant assemblés à Andely pour traiter de la paix entre Gontran et Childebert, ils forcèrent ces princes à convenir dans leur traité, qu’ils ne seroient plus libres de retirer à leur gré les bénéfices qu’ils avoient conférés, ou qu’ils conféreroient dans la suite aux églises et aux Leudes. On rendit les bénéfices à ceux qui en avoient été dépouillés à la mort des derniers rois; il est très-vraisemblable que les grands qui avoient négocié les articles de la paix, crurent même avoir rendu les bénéfices[24] héréditaires dans les familles qui les possédoient.

Ce traité, en établissant une espèce de règle, n’étoit propre qu’à perpétuer les désordres et aigrir les esprits. Il dut avoir pour ennemis les deux princes qui l’avoient contracté, et tous les Leudes qui, dans le moment de sa conclusion, ne possédoient aucun bénéfice, ou qui en furent dépouillés. Un intérêt commun les réunit sans doute contre ceux qui s’étoient emparés de la plupart des domaines de la couronne, et qui de leur côté durent se lier, et furent plus attentifs que jamais à défendre leurs nouveaux droits; de sorte que l’hérédité, ou du moins la possession assurée des bénéfices, toujours attaquée par une cabale considérable, et toujours défendue par un parti puissant, devint le principal mobile de tous les mouvemens des Français. Le traité d’Andely, violé quand les circonstances le permirent, et exécuté quand il fut impossible de le violer, ne causa pas une révolution subite dans l’état, mais la rendit nécessaire, en ne laissant aucune voie d’accommodement entre les grands.

Telle étoit la situation des Français, lorsque Brunehaud se vit à la tête des affaires des royaumes d’Austrasie et de Bourgogne, dont Théodebert II et Thieri II, ses petits-fils, étoient rois. Cette princesse, fière, hardie, avare, ambitieuse, qui avoit des talens pour commander, et à qui d’ailleurs un crime ne coûtoit rien pour trancher les difficultés qui l’arrêtoient, fut incapable de se prêter aux ménagemens sans lesquels son ambition ne pouvoit réussir. Elle se comporta comme si le traité d’Andely eut été oublié; et soit qu’elle ne tentât pas de persuader aux royalistes qu’elle ne vouloit rentrer dans les domaines de la couronne, et n’être encore maîtresse d’en disposer que pour les enrichir; soit que le parti opposé fût plus fort que le sien; il éclata une révolte contre elle en Austrasie; et elle n’échappa au danger qui la menaçoit, qu’en se retirant avec précipitation à la cour de Thieri.

Sa disgrace irrita ses passions au lieu de les modérer, et continuant à gouverner la Bourgogne comme elle avoit gouverné l’Austrasie, elle eut pour ministre et pour amant, Protadius[25], homme avare, qui élevoit sa fortune sur les ruines de celle des grands, dont il partageoit les dépouilles avec Brunehaud. Cette conduite souleva à un tel point les Leudes bénéficiers d’Austrasie et de Bourgogne, qu’après la mort de Thieri, ils refusèrent d’élever sur le trône les fils de ce prince, dans la crainte que Brunehaud n’exerçât encore leur autorité. Ils déférèrent la couronne à Clotaire II, déjà roi de Neustrie, qui, pour marquer sa reconnoissance aux conjurés, poursuivit Brunehaud leur ennemi, se rendit son accusateur, et donna à son armée le spectacle d’une reine condamnée à périr par le supplice le plus cruel et le plus ignominieux.

La mort de Brunehaud étoit l’ouvrage des partisans du traité d’Andely; et ils furent sans doute secondés dans cette entreprise par les possesseurs des seigneuries, qui craignoient que leurs droits encore équivoques ne fussent détruits, et n’attendoient qu’une révolution pour les faire autoriser. Ils comprirent que par la condamnation d’une reine puissante au dernier supplice, ils avoient dégradé la royauté, et que le prince ne pourroit plus leur résister. Ils profitèrent de leur avantage, et Clotaire II se sentant en quelque sorte frappé du coup qu’il avoit porté à Brunehaud, fut obligé d’obéir à des hommes dont il avoit trop bien servi la vengeance.

La célèbre assemblée que les évêques et les Leudes ennemis de Brunehaud tinrent à Paris en 615, décida irrévocablement[26] la question de l’hérédité des bénéfices, et légitima les droits que les seigneurs avoient acquis dans leurs terres. C’étoit l’avarice des grands, et non l’amour du bien public, qui dicta les lois portées dans cette assemblée; ainsi ils ne songèrent point à donner une forme constante et durable au gouvernement, et s’ils l’avoient tenté, il est vraisemblable qu’ils n’auroient pris que des mesures fausses et inutiles.

Satisfaits d’avoir fait décider en leur faveur une question d’où dépendoit leur fortune, les bénéficiers et les seigneurs n’ôtèrent à Clotaire que les droits nouvellement établis sous les régences de Frédégonde et de Brunehaud, et lui laissèrent la jouissance de tous ceux que ses prédécesseurs s’étoient faits jusqu’à la fin des règnes de Gontran, de Chilpéric et de Childebert. L’usage funeste des préceptions fut conservé; et les évêques exigèrent seulement que les rois s’engageassent à ne plus donner de ces rescrits pour autoriser quelques-uns de leurs courtisans à enlever des religieuses de leurs monastères, et à les épouser. Il n’est point parlé de la nomination aux duchés et aux comtés dans l’ordonnance que l’assemblée de Paris publia. Peut-être que cette importante matière étoit réglée dans les articles qui ne sont pas venus jusqu’à nous. Il est cependant plus vraisemblable que les grands ne réclamèrent pas le privilége[27] de les conférer; puisque Clotaire, de son autorité privée et sans le consentement des évêques ni des Leudes, éleva à la dignité de maire du palais de Bourgogne, Varnachaire, qui avoit été le chef de la conjuration contre Brunehaud, et que ce ministre disposa à son gré des premières dignités. Le clergé consentit que l’abus par lequel les prédécesseurs de Clotaire s’étoient souvent arrogé le droit de nommer aux prélatures vacantes, et d’en faire la récompense des vices de leurs courtisans, devînt une loi du royaume. Quelque jaloux que fussent les évêques du pouvoir arbitraire qu’ils affectoient sur le clergé du second ordre, ils le déposèrent en quelque sorte entre les mains du prince, en s’engageant à ne point punir un ecclésiastique, quelle que fût sa faute, quand il reviendroit avec une lettre de recommandation de la part du roi.

L’autorité qu’on avoit laissée à Clotaire II étoit encore bien étendue; et il semble qu’il auroit dû lui être aisé de s’en servir pour prendre ce qu’on lui avoit ôté. Cependant ce reste de pouvoir étoit prêt à s’évanouir. Quelque union qu’il parut entre Clotaire et l’assemblée de Paris, ils se craignoient et se haïssoient malgré eux, et l’état devoit dès-lors éprouver de nouvelles agitations. Tandis que les familles qui s’étoient enrichies aux dépens de la couronne étoient pleines de défiance à son égard, il étoit naturel que Clotaire vît avec chagrin ses domaines aliénés pour toujours. On devoit le soupçonner de vouloir les recouvrer, et par conséquent les grands devoient se tenir sur leurs gardes, et tout tenter pour empêcher que les articles de l’assemblée de 615 n’eussent le même sort que le traité d’Andely. On attaque, parce qu’on craint d’être attaqué; telle est la marche ordinaire des passions: dès que des grands inquiets, jaloux et soupçonneux formoient des entreprises contre l’autorité royale, quelles ressources le prince pouvoit-il trouver pour se défendre? L’hérédité des bénéfices lui avoit ôté le moyen le plus efficace d’acheter des créatures; il avoit aliéné les royalistes en trahissant ses propres intérêts; ses droits n’étoient encore établis que sur des coutumes nouvelles; et quand les lois auroient parlé en sa faveur, les Français n’étoient-ils pas accoutumés à les mépriser?

En effet, la prérogative royale diminua de jour en jour: cette révolution n’est ignorée de personne; mais les détails nous en sont entièrement inconnus. Nos historiens ne nous fournissent aucune lumière satisfaisante, et le temps nous a dérobé les ordonnances qui furent vraisemblablement faites dans les[28] assemblées des évêques et des Leudes, qui se tinrent encore quelquefois dans les dernières années du règne de Clotaire II. Ce prince perdit, les uns après les autres, tous les droits que l’assemblée de Paris lui avoit conservés. Il n’est plus le maître de disposer de la mairie même du palais, sans le consentement des[29] grands, ou plutôt il est réduit au frivole honneur d’installer dans cet office celui qu’ils ont choisi. Clotaire se voit contraint de céder toutes les fois qu’il est attaqué, et ne laisse à ses successeurs qu’une autorité expirante dont les grands sont jaloux, qu’ils usurpent, et qu’ils voient échapper de leurs mains dans le moment qu’ils croient en jouir.


CHAPITRE V.

De l’origine de la noblesse parmi les Français.—Comment cette nouveauté contribua à l’abaissement de l’autorité royale, et confirma la servitude du peuple.—Digression sur le service militaire rendu par les gens d’église.

Tant que les bénéfices ne furent pas héréditaires, les distinctions accordées aux Leudes ne furent que personnelles. Leur noblesse, qui ne se transmettoit pas par le sang, laissoit leurs enfans dans la classe commune des citoyens, jusqu’à ce qu’ils prêtassent le serment de fidélité entre les mains du prince. Les citoyens, en un mot, formoient deux classes différentes; mais les familles étoient toutes du même[30] ordre.

Quand au contraire les bénéfices changèrent de nature en devenant héréditaires, les fils d’un bénéficier, par le droit même de leur naissance, qui les appeloit à la succession de leur père, se trouvèrent eux-mêmes sous la truste ou la foi du roi, et furent d’avance ses obligés ou ses protégés. La naissance leur donnant une prérogative qu’on n’acquéroit auparavant que par la prestation du serment de fidélité, on s’accoutuma à penser qu’ils naissoient Leudes. La vanité, toujours adroite à profiter de ses avantages, est encore plus attentive à les étendre sur le plus léger prétexte. Ces Leudes d’une nouvelle espèce se crurent supérieurs aux autres, et on commença à prendre de la noblesse l’idée que nous en avons aujourd’hui: les familles bénéficiaires, qu’on me permette cette expression, formèrent une classe séparée, non-seulement de celles qui n’avoient pas prêté le serment de fidélité au prince, mais des familles mêmes dont le chef avoit été fait Leude suivant l’usage ancien.

On ne balancera point à regarder ce que je dis ici de l’origine de la noblesse chez les Français, comme une vérité incontestable, si on remarque que la prestation du serment de fidélité, qu’on exigea dans la suite indifféremment[31] de tout le monde, et qui ne fut qu’un gage de l’obéissance, ne valut presque dès-lors aucune distinction, ou du moins ne donna pas une certaine prérogative de dignité et de prééminence, dont les seules familles bénéficiaires jouissoient. Cette prérogative est réelle, puisque les familles distinguées par leur illustration, leurs alliances et leurs richesses, mais qui dans le moment de la révolution ne se trouvèrent pourvues d’aucun bénéfice, se crurent dégradées, et cherchèrent par d’autres voies que la prestation du serment de fidélité, à réparer le tort que l’hérédité des bénéfices leur avoit fait. De quoi se seroient-elles plaintes, si elles n’avoient pas vu que les familles bénéficiaires formoient dans l’état un ordre distingué de citoyens, et que la loi, la coutume ou le préjugé leur accordoient quelque droit ou quelque honneur particulier?

Leur jalousie fut extrême, et pour satisfaire leur orgueil alarmé, il fallut avoir recours à une des plus étranges bisarreries dont parle notre histoire; ce fut, ainsi que nous l’apprend Marculfe, de changer ses propres, ou, comme on parloit alors, son aleu en[32] bénéfice: c’est-à-dire, que le propriétaire d’une terre la donnoit au prince, qui, après l’avoir reçue en don, la rendoit au donateur en bénéfice. Cette mode de faire changer de nature à ses biens auroit été la manie la plus extravagante, si les bénéfices n’avoient communiqué une prérogative particulière aux familles qui les possédoient. C’eût été rendre sa fortune incertaine et s’exposer à perdre une partie de son patrimoine même, si quelque événement imprévu rendoit au prince ses anciens droits sur les bénéfices.

Soit que l’abaissement de la puissance royale, d’où les bénéfices tiraient leur origine, les dégradât et les avilît; soit que les esprits s’accoutumassent peu-à-peu à ne regarder dans les bénéfices que les droits seigneuriaux qui donnoient une autorité réelle; il arriva, par une seconde révolution, que toutes les seigneuries indistinctement communiquèrent à leurs possesseurs les priviléges, les droits et la dignité qui n’avoient d’abord appartenu qu’aux seuls bénéfices. En effet, on négligea sur la fin de la première race de conserver les titres primordiaux de ses possessions. Étoient-elles dans leur origine un bénéfice ou un aleu? Cette question devint inutile. Sans doute que la possession d’un bénéfice ne conféra plus aucune prérogative particulière; elle fut même si peu un titre de noblesse quand les seigneuries formèrent, sous les successeurs de Clotaire II, l’usage général du royaume, que les seigneurs employèrent au contraire toutes sortes d’artifices pour dénaturer ces possessions et persuader qu’elles étoient des propres.

Dès qu’il y eut dans l’état des citoyens qui possédoient des priviléges particuliers, et ne les tenoient que de leur seule naissance, ils durent mépriser ceux qui ne furent plus leurs égaux, se réunir, ne former qu’un corps, et avoir des intérêts également séparés de ceux du prince et du peuple. A la qualité de juges, les seigneurs joignirent celle de capitaines des hommes de leurs terres, ou plutôt ils ne séparèrent point des fonctions qui jusques-là avoient toujours été unies dans le prince, les ducs, les comtes et les autres magistrats publics de la nation, et qui pendant plusieurs siècles encore ne formèrent qu’un seul et même emploi. La noblesse, par-là également redoutable au peuple par son droit de justice, et au prince par la milice qu’elle commandoit, s’étoit rendue maîtresse des lois, et tenoit entre ses mains toutes les forces de l’état. Il n’en falloit pas davantage pour ruiner l’autorité royale et ôter aux Mérovingiens toute espérance de la relever. Les seigneurs auroient de même affermi leur empire sur le peuple, si par leur modération ils lui avoient appris à le regarder comme légitime; mais ils ne savoient pas que rien n’est stable sans le secours des lois; s’étant élevés en les violant, ils continuèrent à n’avoir d’autre règle que leur avarice, leur orgueil et leur emportement.

Tant de changemens survenus dans la fortune des Français produisirent une nouveauté encore plus extraordinaire, et qui ne fut pas moins funeste à la nation. Les évêques et les abbés qui s’étoient fait des seigneuries, voyant que les seigneurs laïcs étoient les capitaines de leurs terres, et ne souffroient plus que leurs sujets allassent à la guerre, sous la bannière du comte ou du duc dans la juridiction duquel ils étoient autrefois compris, crurent que leurs domaines et la dignité du clergé seroient dégradées s’ils ne jouissoient pas de la même prérogative, ils allèrent donc à la guerre et commandèrent en personne la milice de leurs terres. A consulter les canons, c’étoit une chose monstrueuse de voir les successeurs des apôtres, et des hommes consacrés au silence et à la solitude, profaner ainsi la sainteté du ministère de paix et de charité, ou, par une espèce d’apostasie, violer les vœux qu’ils avoient faits à Dieu. Mais les barbares, avides et jaloux des richesses du clergé, commençoient depuis quelque temps à être admis à la cléricature, et ils avoient corrompu la discipline ecclésiastique. Dès prélats nommés pour la plupart par le prince, et qui avoient acheté l’apostolat à prix d’argent ou à force de lâchetés, avoient enfin accoutumé les esprits à voir sans étonnement les abus les plus scandaleux.

Indépendamment du tort que cette conduite du clergé fit aux mœurs publiques, en accréditant l’injustice, la force et la violence, elle lui donna des intérêts opposés à ceux du prince et du peuple. Des évêques usurpateurs, guerriers, et assez puissans pour n’avoir plus besoin d’une protection étrangère, ne devoient plus voir dans Saint-Paul cette obéissance aveugle qu’ils avoient autrefois prêchée. Qui ne sait pas respecter les lois, méprise nécessairement les droits du peuple. Les ecclésiastiques favorisèrent les entreprises de la noblesse, et profanèrent la religion, jusqu’à en faire l’instrument de leur avarice et de leur ambition.

Le simple exposé de la manière dont les gens d’église s’engagèrent à porter les armes suffit, si je ne me trompe, pour faire connoître que leur service militaire fut dans son origine une prérogative seigneuriale, et non pas, ainsi que des écrivains obscurs l’ont avancé dans ces derniers temps, une charge de l’état qu’ils fussent obligés d’acquitter. Quelque peu raisonnable qu’ait été la conduite des Français, jamais cependant ils n’auroient imaginé d’enlever des pasteurs à leurs églises, et des solitaires à leurs cloîtres, pour en faire de mauvais capitaines. Au contraire, il ne faut point douter que si les évêques et les abbés eussent permis à leurs sujets d’aller à la guerre, sous les ordres du duc ou du comte qui les commandoit avant l’établissement des seigneuries, ou en eussent grossi les milices de quelque seigneur voisin, la noblesse l’eût regardé comme une faveur.

Qu’on me permette de m’étendre sur une matière si importante et très-propre à répandre de la lumière sur nos antiquités. Si les évêques avoient été obligés au service militaire par la constitution primitive de l’état, pourquoi, dans le temps que Grégoire de Tours composoit son histoire, n’y auroit-il encore eu qu’un Falonius, évêque d’Embrun, et un Sagittaire, évêque de Gap, qui se fussent acquittés de ce devoir? Pourquoi cet écrivain, qui occupoit lui-même un des premiers siéges des Gaules, leur reprocheroit-il le scandale qu’ils donnoient à l’église en portant les armes, s’ils n’avoient fait que remplir une des fonctions de leur état? Pourquoi les traiteroit-il de scélérats, et rapporteroit-il, pour justifier ses reproches, que ces prélats n’avoient point eu honte de servir dans l’armée que Mummole conduisit contre les Lombards? Grégoire de Tours, qui connoissoit les devoirs de l’épiscopat et de la vie religieuse, se seroit contenté de s’en prendre à la barbarie du gouvernement et des lois, et d’inviter les Français à corriger un abus aussi contraire à l’état qu’à la religion même. Quand nos pères auroient été assez grossiers pour exiger le service militaire des évêques, comme ils l’exigeoient peut-être des prêtres de leurs faux Dieux en Germanie, est-il vraisemblable que les conciles qui se tinrent dans les Gaules sous le règne de Clovis ne s’y fussent pas opposés? Pourquoi leurs représentations à cet égard auroient-elles été inutiles dans un temps que la nation se convertissoit, et accordoit au clergé la plus grande autorité?

Rapportons-nous-en au siècle de Charlemagne, plus à portée sans doute que le nôtre de juger de la nature des fonctions militaires que faisoient les évêques et les abbés. Si leur service eut été une dette qu’ils eussent acquitté, et non pas une prérogative seigneuriale dont ils eussent joui, je demande par quelle raison les chefs du clergé, eux qui avoient le premier rang dans l’état et la plus grande influence dans les affaires de la nation, auroient été tenus à remplir des devoirs dont les capitulaires mêmes nous apprennent que les derniers clercs[33] étoient exempts? Quand le gouvernement prit enfin une meilleure forme sous le règne de Charlemagne, et que la nation, éclairée par les lumières et les vertus de ce prince, sentit combien il étoit contraire aux principes de la religion, au caractère de l’épiscopat, à l’honnêteté des mœurs publiques et à la vigueur de la discipline militaire, que des évêques et des moines fissent dans des camps le métier de soldats; ce ne fut pas une exemption de porter les armes qu’on leur accorda, on leur fit une défense[34] de faire la guerre; et cette loi fut portée sur la requête et les remontrances de quelques prélats qui connoissoient leurs devoirs et les anciennes règles de l’église, et qui firent appuyer leur demande par les seigneurs les plus accrédités.

Tant s’en faut qu’on regardât alors cette défense comme une faveur accordée aux évêques, que le public crut au contraire qu’on les avoit dépouillés d’un privilége, et que le corps entier du clergé en seroit dégradé. Il fallut que l’assemblée qui en avoit porté la loi en fît connoître les véritables motifs. «Ce n’est, dit Charlemagne[35], que par une méchanceté digne du démon même, que quelques personnes mal intentionnées ont pu penser que j’aie voulu offenser la dignité du clergé et nuire à ses intérêts temporels, en faisant la loi qu’il m’a lui-même demandée, et qui lui défend de porter les armes et de faire la guerre; j’ai des sentimens tout opposés. Il n’en deviendra que plus respectable, lorsqu’il s’attachera tout entier aux fonctions divines de son état.»


CHAPITRE VI.

Progrès de la fortune des maires du palais sous les successeurs de Clotaire II.—Inconsidérations de la noblesse à leur égard.—Ils s’emparent de toute l’autorité.—Charles Martel établit de nouveaux bénéfices.—Pepin monte sur le trône.

Les maires du palais, qui n’avoient été dans leur origine que les chefs des officiers domestiques du prince, joignirent d’abord à l’intendance générale du palais la qualité de juges de toutes les personnes qui l’habitoient. Leur emploi devint plus important à mesure que les rois agrandissoient eux-mêmes leur puissance. Ces courtisans habiles corrompirent leurs maîtres pour les dominer; en leur apprenant à négliger dans les plaisirs les soins pénibles du gouvernement, ils en attiroient à eux toutes les fonctions. Ils gouvernèrent les finances, commandèrent les armées et présidèrent enfin ce tribunal suprême où le roi devoit rendre lui-même la justice aux Leudes, et juger définitivement les procès qui y étoient portés par appel de toutes les provinces du royaume. Étant parvenus à se rendre les dépositaires de toute la puissance royale, il doit paroître surprenant qu’au lieu d’être accablés les premiers sous ses ruines, quand l’hérédité des bénéfices rendit la noblesse maîtresse absolue du royaume, leur fortune, au contraire, fasse de nouveaux progrès et ne connoisse plus de bornes; ils ne font que changer leur qualité de ministres, de capitaines et de favoris du prince, en celle de ministres, de capitaines et de favoris de la nation.

Si la conduite que les grands avoient tenue jusques-là, et qu’ils tinrent encore dans la suite, permettoit qu’on pût raisonnablement les soupçonner d’agir par des vues réfléchies, de prévoir l’avenir et d’embrasser à la fois tout un systême de gouvernement, peut-être pourroit-on croire que pour détruire plus facilement et plus sûrement le pouvoir du roi, ils lui débauchèrent son ministre, et laissèrent au maire du palais son crédit et son autorité, pour s’en faire un protecteur plus puissant. Mais il est vraisemblable que la fortune, les circonstances et les événemens tinrent lieu de politique aux familles bénéficiaires et aux seigneurs. Si quelque prudence se mêla dans cette affaire, elle vint toute de la part des maires, qui, pour n’être pas les victimes de la royauté en décadence, trahirent les intérêts de Clotaire II et de ses successeurs, au lieu de les secourir, et se mirent à la tête de la conjuration.

Varnachaire, selon les apparences, n’accepta, après le supplice de Brunehaud, la mairie du royaume de Bourgogne, que dans le dessein d’éclairer de plus près la conduite de Clotaire II, et de le perdre, ou du moins d’empêcher qu’il ne tentât de reprendre les droits qu’il avoit perdus. Cet homme ambitieux, implacable dans ses haines, et accoutumé aux mouvemens des partis et des cabales, n’auroit pas exigé de Clotaire qu’il lui promît par serment de ne lui jamais ôter sa dignité, s’il n’avoit eu que des vues favorables à l’autorité royale. Il ne songea qu’à ses intérêts particuliers: il écrivit à tous les grands pour leur promettre qu’il seroit en toute occasion leur protecteur. Il ne travailla qu’à étendre son pouvoir, et sa conduite servit de modèle à ses successeurs.

Il seroit difficile de dire quel fut le gouvernement des Français, depuis que le clergé et la noblesse s’étoient emparés de la puissance publique. En ôtant à la royauté les prérogatives acquises insensiblement par adresse, et que les anciennes lois de Germanie ne lui attribuoient pas, on ne lui avoit pas même laissé ce qui devoit raisonnablement lui appartenir. Réduite à n’être qu’une magistrature impuissante, ce n’étoit plus qu’un vain titre. D’ailleurs, les rois, presque toujours enfans, ou corrompus par une éducation qui les rendoit méprisables, étoient prisonniers dans leur palais, et inconnus de leur nation.

Les seigneuries, dont le nombre devoit être encore très-médiocre, quand les bénéfices devinrent héréditaires, se multiplièrent fort rapidement dans les dernières années du règne de Clotaire II et sous ses premiers successeurs. Chaque gentilhomme, chaque évêque, chaque monastère, se crut en droit de devenir le tyran de ses voisins. Les assemblées des grands ne se tinrent que très-rarement, et, sans doute, elles offroient l’image d’une bande de brigands qui, après avoir volé une caravane, partage le butin. La noblesse ne formant point un corps régulier qui eût ses lois, sa police, ses magistrats, ses syndics et ses assemblées réglées, chaque seigneur voulut jouir en particulier, dans ses terres, de tout le pouvoir de son ordre. Quoique les justices seigneuriales restreignissent, de jour en jour, la juridiction des ducs et des comtes, et diminuassent, par conséquent, les droits de leurs gouvernemens, ils ne s’opposèrent pas aux progrès de l’usurpation. Ils profitèrent eux-mêmes de l’anarchie et de leur crédit, pour se faire de grandes terres dont les droits les dédommageoient de ce qu’ils perdoient en qualité de ducs et de comtes; et il étoit naturel qu’ils sacrifiassent les intérêts d’une dignité qui n’étoit pas héréditaire à ceux de leurs terres, qui étoient le patrimoine de leurs enfans. Enfin, à la tête de ce gouvernement monstrueux étoit un maire du palais, comme premier magistrat, qui avoit soin que toutes les lois fussent détruites et violées; et que, sous le nom de coutumes, toutes les passions et tous les caprices de la noblesse, des évêques et des moines fussent respectés.

Ces désordres étoient si agréables aux seigneurs, qu’abandonnant leur fortune au zèle que leur marquoient les maires, ils ne prirent aucune précaution pour les empêcher d’abuser de leur crédit: ces officiers ne tardèrent pas à s’apercevoir de cette imprudence grossière. Après avoir humilié les rois, ils formèrent le projet d’asservir les grands. Jamais entreprise ne fut moins hardie; ils pouvoient tout se promettre du mépris où les lois étoient tombées, de la tyrannie extrême que les seigneurs exerçoient sur le peuple, de leur désunion, et sur-tout, de l’ignorance où ils étoient de leurs intérêts. Tandis que les grands croyoient l’autorité royale anéantie sans retour, elle se trouvoit déjà toute entière, sous un autre nom, entre les mains des maires, qu’ils regardoient, par habitude, comme les tuteurs de la liberté publique; mais ces nouveaux rois, après avoir affermi, avec art, leur autorité, ne tardèrent pas à vouloir en abuser, et firent bientôt éprouver à la noblesse, qu’elle avoit un maître.

La pesanteur du joug la tira, enfin, de son erreur, mais en voulant essayer ses forces, elle ne sentit que sa foiblesse. Les maires, en autorisant toutes sortes de vexations, avoient affoibli ou détruit les seigneurs qui leur étoient suspects, et s’étoient faits des courtisans et des flatteurs, personnages toujours prêts à servir d’instrument à la tyrannie. Dans ce haut degré de fortune, ils eurent la foiblesse d’envier aux rois, leur pompe inutile et les vains respects qu’on leur rendoit; ou plutôt, s’ils formèrent le projet de les chasser de leur trône, pour s’y placer, ce n’est pas qu’ils y gagnassent rien personnellement, mais ils vouloient, selon les apparences, affermir la fortune de leur maison: la royauté étoit héréditaire, et la mairie n’étoit qu’élective.

A la mort de Sigebert II, qui portoit le nom de roi, en Austrasie, Grimoald, son maire, fit disparoître le légitime héritier, dont il publia la mort, et mit la couronne sur la tête de son fils. Soit qu’il eût des ennemis puissans, ou que les Français, par une sorte de contradiction assez ordinaire dans le cœur humain, conservassent encore quelque reste d’attachement[36] pour la postérité de Clovis qu’ils laissoient opprimer; soit par quelqu’autre motif dont le temps nous a dérobé la connoissance, les Austrasiens se soulevèrent contre leur maire, refusèrent de reconnoître son fils, et demandèrent des secours à Archambaud qui gouvernoit la Neustrie. Ce maire assembla avec diligence une armée, et eut la générosité de punir les usurpateurs, quoiqu’il fût de l’intérêt de son ambition de les favoriser, et que leur succès en Austrasie fût devenu un titre pour lui en Neustrie. Childéric, fils de Clovis II, succéda à Sigebert; et Pepin de Heristal, qui fut élevé à la dignité de maire, jeta les fondemens de la grandeur où son petit-fils parvint.

Pepin, aussi ambitieux que son prédécesseur et ses collègues, mais sage et patient dans ses entreprises, se fit une politique bien extraordinaire, pour le siècle et la nation où il vivoit, et dont il étoit impossible que les Français, toujours aveugles dans leurs espérances, toujours dupes des événemens présens, et toujours emportés dans leur conduite, fussent capables de démêler les ressorts. Pepin jugea que si les premiers maires avoient pu se permettre les plus grandes injustices, pour se rendre puissans, il n’y avoit plus que la modération et la justice qui pussent justifier leur ambition, et affermir la haute fortune où il étoit élevé. Ce fut à force de prudence, de douceur, de courage et de ménagemens, qu’il tenta de gagner le clergé et la noblesse, qui, souffrant avec impatience, le gouvernement injuste des maires, auroient voulu rendre au prince l’autorité qu’il avoit perdue.

Rien n’est plus dangereux qu’un tyran qui a quelques vertus, ou qui sait en emprunter le masque: aussi, les Austrasiens tombèrent-ils grossièrement dans le piége que Pepin leur avoit tendu. Ils regardèrent comme solidement affermi, un bonheur qu’ils ne devoient qu’aux qualités personnelles de leur maire, et n’imaginèrent pas qu’il pouvoit avoir un successeur indigne de lui. Pepin eut un crédit sans bornes, et quand Thieri III fut tiré du monastère de Saint-Denis, pour succéder à ses frères Clotaire et Childeric, il refusa de le reconnoître. Il ne tenoit qu’à lui de se faire proclamer roi dans un des trois royaumes que comprenoit la domination française; mais il ne permit aux Français Austrasiens, que de lui donner le titre de duc dans leur royaume; et même, pour n’exciter aucune envie, ou du moins ne s’exposer qu’à une partie de ses traits, il voulut avoir un collègue.

La conduite toute différente des maires de Bourgogne et de Neustrie, annonçoit dans ces deux royaumes une révolution prochaine. Leur tyrannie étoit telle, que les grands désespérant de pouvoir défendre leur liberté, n’avoient plus que le choix des plus extrêmes résolutions. Tous les jours exposés à des injures et à des violences, les uns étoient chassés de leurs terres, les autres les abandonnoient pour prévenir l’oppression, et tous cherchoient un asyle en Austrasie; où, par leurs plaintes, ils fournirent à Pepin, un prétexte de satisfaire son ambition, en feignant de n’être que le vengeur des opprimés. Il assembla une armée, qu’il fit marcher contre Bertaire, qui se trouvoit à-la-fois maire de Bourgogne et de Neustrie. Si ce tyran eût été vainqueur, les Français auroient été traités comme les esclaves les plus vils; ou du moins il ne leur restoit d’autre ressource que ce désespoir subit et violent, que le sentiment de la liberté excite quelquefois dans un peuple qui n’est pas encore accoutumé au joug, ni familiarisé avec les affronts. Heureusement Bertaire fut défait, et il périt dans la déroute de ses troupes.

Pepin, qui s’étoit fait une habitude de sa modération, ne sentit peut-être pas, dans le moment qu’il en recueilloit le fruit, tout ce qu’il pouvoit se promettre de sa victoire, de l’attachement des Austrasiens, et de la reconnoissance inconsidérée des Français de Bourgogne et de Neustrie. Peut-être aussi jugea-t-il qu’il étoit égal pour ses intérêts que Thieri III fût roi ou moine. L’ambition éclairée se contente de l’autorité, et dédaigne des titres qui la rendent presque toujours odieuse ou suspecte; Pepin laissa à Thieri, son nom, ses palais et son oisiveté, et ne prit pour lui que la mairie des deux royaumes qu’il avoit délivrés de leur tyran.

Il étoit en état, s’il eût aimé véritablement le public, de corriger une partie des abus, et de donner, enfin, une forme constante à un gouvernement, dont toutes les parties avoient éprouvé de continuelles révolutions. Pepin avoit des lumières supérieures, on ne peut en douter; et une longue suite de malheurs avoit appris aux Français qu’on ne peut cesser d’être l’esclave des passions des hommes, qu’en se soumettant à l’autorité des lois. Mais on diroit que Pepin, plus jaloux de commander arbitrairement, que de mériter la gloire d’un législateur équitable, voulût qu’il subsistât des désordres, dans la vue, sans doute, de se rendre plus nécessaire, et d’occuper continuellement les esprits de ses entreprises. Il rendit une sorte de dignité aux grands qui avoient perdu leur crédit en cessant d’être unis. Il en convoqua, il est vrai, assez souvent les assemblées, pour faire croire qu’il en étoit autorisé, mais trop rarement pour qu’il en fût gêné. Il gouverna avec un pouvoir absolu, qu’on ne lui contesta point, parce qu’il sut le déguiser en politique, aussi adroit qu’ambitieux. Il eut l’art, enfin, de se rendre tellement propre l’autorité que les maires avoient usurpée, qu’il accoutuma les Français à regarder le duché d’Austrasie et les mairies de Bourgogne et de Neustrie, comme une portion de son patrimoine même; et sans le secours d’aucune loi, ses dignités devinrent héréditaires dans sa famille.

Tant de puissance devoit être le partage de Charles-Martel; mais soit que Pepin voulût punir, sur ce fils, les chagrins domestiques que sa mère lui avoit causés, soit que cet homme, qui gouvernoit arbitrairement les Français, fût lui-même gouverné plus arbitrairement par sa seconde femme, il revêtit de toutes ses dignités son petit-fils Théodebald; de sorte qu’à la honte de toute la nation, Dagobert III, encore enfant, eut pour maire un autre enfant, qui étoit sous la tutelle de Plectonde sa grand’mère et veuve de Pepin.

Cette régente se trouvoit dans la situation la plus critique. L’élévation de son petit-fils étoit, par sa bizarrerie même, une preuve certaine qu’il n’y avoit ni principe, ni règle dans le gouvernement; et que les seigneurs se conduisant au hasard, ne savoient plus ce qu’ils pensoient de la royauté, de la mairie, ni de leur propre état. Après toutes les révolutions que les Français avoient éprouvées, rien ne devoit paroître extraordinaire; mais au milieu des caprices de la fortune, dont le royaume étoit le jouet, si on pouvoit tout oser et tout entreprendre avec quelque espérance de succès, on devoit craindre aussi de trouver, à chaque pas, un écueil inconnu. Ne pouvant se tracer un plan fixe et suivi de conduite qui prévînt tous les dangers, le gouvernement se voyoit réduit à changer la politique, à mesure que les événemens changeroient, et couroit, par conséquent, à sa perte. Tout ce que put faire l’espèce de souveraine qui gouvernoit à-la-fois, l’Austrasie, la Neustrie et la Bourgogne, ce fut de faire arrêter Charles-Martel, dont elle craignoit l’esprit hardi, ambitieux et entreprenant; mais cette démarche ne procura qu’un calme bien court. Il se préparoit d’un autre côté, une révolution, et elle auroit coûté une guerre cruelle aux Français, si Plectonde avoit eu quelque demi-talent, pour défendre la dignité de son petit-fils, qui fut conférée à Rainfroi.

Charles-Martel, cependant, eut le bonheur de s’échapper de sa prison; et l’Austrasie, où il se réfugia, le reconnut aussitôt pour son duc. C’étoit un homme qui avoit toutes les qualités de l’esprit, dans le degré le plus éminent; son ambition brillante, audacieuse et sans bornes, ne craignoit aucun péril. Aussi dur et inflexible envers ses ennemis, que généreux et prodigue pour ses amis, il força tout le monde à rechercher sa protection. Il crut que Rainfroi occupoit une place qui lui appartenoit; il lui fit la guerre, le défit, et prit, comme son père, le titre de maire de Bourgogne et de Neustrie. Pepin avoit été un tyran adroit et rusé; Charles Martel ne voulut mériter que l’amitié de ses soldats, et se fit craindre de tout le reste. Il traita les Français avec une extrême dureté; il fit plus, il les méprisa. Ne trouvant par-tout que des lois oubliées ou violées, il mit à leur place, sa volonté. Sûr d’être le maître, tant qu’il auroit une armée affectionnée à son service, il l’enrichit, sans scrupule, des dépouilles du clergé, que ses mauvaises mœurs rendoient peu puissant, qui possédoit la plus grande partie des richesses de l’état, et qui fut alors traité comme les Gaulois l’avoient été dans le temps de la conquête.

Charles Martel n’ignoroit pas que les rois Mérovingiens avoient d’abord dû leur fortune, et ensuite, leur décadence à leurs bénéfices. Il en créa de nouveaux, pour se rendre aussi puissant qu’eux; mais il leur donna une forme toute nouvelle, pour empêcher qu’ils ne causassent la ruine de ses successeurs. Les dons que les fils de Clovis avoient faits de quelques portions de leurs domaines, n’étoient que de purs dons, qui n’imposoient aucun devoir particulier[37], et ne conféroient aucune qualité distinctive. Ceux qui les recevoient, n’étant obligés qu’à une reconnoissance générale et indéterminée, pouvoient aisément n’en avoir aucune, tandis que les bienfaiteurs en exigeoient une trop grande; et de-là devoient naître des plaintes, des reproches, des haines, des injustices et des révolutions.

Les bénéfices de Charles Martel furent, au contraire, ce qu’on appela depuis des fiefs, c’est-à-dire, des dons faits, à la charge de rendre au bienfaiteur, conjointement ou séparément, des services[38] militaires et domestiques. Par cette politique adroite, le maire s’acquit un empire plus ferme sur les bénéficiers; et leurs devoirs désignés les attachèrent plus étroitement à leur maître. Cette dernière expression paroîtra peut-être trop dure; c’est cependant l’expression propre; puisque ces nouveaux bénéficiers furent appelés du nom de vassaux, qui signifioit alors, et qui signifia encore pendant long-temps, des officiers domestiques.

Charles Martel, toujours victorieux et sûr de la fidélité de son armée, regarda les capitaines qui le suivoient, comme le corps entier de la nation. Il méprisa trop les rois Dagobert, Childéric et Thieri-de-Chelles, dont il avoit fait ses premiers sujets, pour leur envier leur titre. A la mort de ce dernier, il voulut que les Français se passassent d’un roi, et en mourant il n’appela pas les grands de la nation, mais ses[39] vassaux, c’est-à-dire, les capitaines de ses bandes et les officiers de son palais, pour être témoins du partage qu’il fit entre ses fils Carloman et Pepin, de toutes les provinces de la domination française, qu’il regardoit comme sa conquête et son patrimoine.

Un gouvernement aussi long et aussi arbitraire que celui de Charles Martel avoit effarouché tous les esprits; et c’est sans doute pour les calmer, que Pepin, moins hardi que Carloman, qui gouverna l’Austrasie en son nom, jusqu’au moment qu’il embrassa la vie monastique, fit proclamer Childéric III, roi de Bourgogne et de Neustrie; et cette vaine cérémonie produisit l’effet que le maire en attendoit. Parce qu’il n’avoit pas les vices de son père, on crut qu’il auroit les vertus de son aïeul. Le peuple qui, depuis long-temps, ne prenoit aucun intérêt à la chose publique, parce qu’il étoit trop éloigné de rien espérer de favorable, crut, sur la parole de Pepin, qu’il alloit être moins opprimé. La noblesse qui, en sentant sur elle, une main moins pesante que celle de Charles Martel, auroit été capable de se soulever, si Pepin ne l’eût flattée, ne fut qu’inquiète et orgueilleuse. Les uns étoient las de la mairie, dont les inconvéniens étoient présens, sans savoir ce qu’il falloit substituer à sa place; les autres regrettoient l’ancienne royauté, dont on n’avoit presqu’aucun souvenir; et personne ne songeoit que pour rétablir l’ordre, il falloit qu’il n’y eût que les lois qui eussent un pouvoir absolu.

Le clergé occupé de la restitution des biens qu’on lui avoit volés, rendoit la mémoire de Charles Martel odieuse, et publioit sa damnation, pour obliger son fils à réparer ses injustices. Mais Pepin se bornoit à croire qu’il lui suffisoit de désapprouver la conduite de son père, pour n’être pas son complice. Il étoit trop ambitieux et trop habile, pour ne pas ménager les soldats de Charles Martel, qui faisoient toute sa force, et qui, malgré les exhortations et les menaces des évêques et des moines, avoient pris le parti de ne point abandonner leurs usurpations. Le clergé voyant, enfin, que ses plaintes ne produisoient aucun effet salutaire sur la conscience endurcie des ravisseurs, se mit sous la protection spéciale de Pepin, qui le flatta, le consola, et, en lui donnant des espérances pour l’avenir, l’attacha à sa fortune.

Tout préparoit une révolution dans le gouvernement; les Français la désiroient, les uns, parce qu’ils étoient attachés à Pepin, les autres, par inconstance ou par lassitude de l’administration présente, et le maire profita de cette disposition des esprits, pour s’emparer de la couronne. Mais il voulut la recevoir comme un don de son peuple, et le peuple ne la donna qu’après avoir consulté le pape Zacharie sur les droits de Pepin et de Childéric. Le pontife, qui avoit tout à redouter de l’un, et rien à craindre de l’autre, décida que le maire pouvoit prendre le titre de roi, puisqu’il en faisoit les fonctions; et Childéric, dégradé par ce jugement, fut relégué avec son fils, dans un cloître. Ainsi finirent dans l’humiliation, les derniers princes d’une maison, dont le chef avoit fondé l’empire des Français dans les Gaules. Cette révolution ne changea rien à l’autorité réelle de Pepin, ni au sort de la nation; et la royauté, après avoir éprouvé les disgraces les plus entières, se trouva encore en possession de tous les droits qu’elle avoit eus, avant le règne de Clotaire II.


CHAPITRE VII.

Pourquoi la nation française n’a pas été détruite sous la régence des rois Mérovingiens.

Pendant que les princes Mérovingiens regnèrent dans les Gaules, l’Europe fut accablée du poids des barbares qui la déchiroient. Ce que Tacite[40] avoit prévu, arriva; la ruine de l’Empire Romain avoit allumé des guerres civiles entre toutes les nations, et les barbares, avides de faire des conquêtes, mais gênés les uns par les autres, ne pouvoient prendre une assiette assurée dans le pays qu’ils avoient envahi. Les révolutions se succédèrent rapidement; des débris d’une puissance, il s’en formoit plusieurs; et si quelqu’une d’entre elles sembloit menacer les autres de les engloutir, elle s’affoiblissoit par ses propres victoires, et tomboit en décadence, dès qu’elle vouloit jouir de ses avantages.

Le royaume des Hérules, si fameux par la fin d’Augustule et de l’Empire d’Occident, ne subsista lui-même que quatorze ans, et fit place à la monarchie des Ostrogoths, que Théodoric fonda, et qui, bientôt après, fut détruite par Narsez. L’histoire ne parle plus des Huns, des Alains, des Suéves, etc. Les Vandales, qui ont traversé la Gaule et l’Espagne en conquérans, établissent leur domination en Afrique, et se voient enlever leur proie par Bélisaire. Le royaume de Bourgogne devient une province des Français. Les Lombards fondent, l’épée à la main, un nouvel empire en Italie, qui sera bientôt renversé par Charlemagne, après avoir été menacé de sa ruine par Pepin. Les Visigoths, chassés des terres qu’ils occupoient dans les Gaules, voient anéantir leur puissance en Espagne, par un peuple sorti de l’Arabie, qui combattoit pour conquérir des royaumes, et étendre sa religion. Les Sarrasins, ambitieux et fanatiques, avoient déjà changé la face de l’Asie et de l’Afrique, et se répandant des Pyrénées dans les Gaules, préparoient aux états des Mérovingiens, une servitude aussi prompte que funeste, tandis que la Germanie, si redoutable jusqu’alors, et si féconde en soldats, menaçoit encore tous ses voisins. Les Bavarois, les Allemands, les Turingiens et les Saxons, surtout, plus puissans que ne l’avoient été les Français, sous le règne de Clovis, étoient las d’habiter leurs forêts, et à l’exemple des peuples qui les avoient précédés, ne méditoient que des conquêtes. Chaque nation, en un mot, se trouvoit dans un état de crise, et il sembloit qu’un peuple ne pût subsister qu’en détruisant ses voisins.

Par quelle cause la nation française est-elle presque la seule qui n’ait pas subi le même sort qu’éprouvèrent ces tribus de barbares qui pénétrèrent dans les provinces de l’Empire Romain? Dire qu’elle fut, ou plus brave, ou plus sage, ce seroit lui donner un éloge qu’elle ne mérite pas. On sait que tous les peuples qui venoient de Germanie, avoient un courage égal; et ce que j’ai dit du gouvernement des Français, toujours conduits au hasard par les événemens, doit faire juger qu’il étoit bien difficile d’avoir plus de vices et moins de prudence qu’eux. Les Français, en effet, ne furent que plus heureux. Tout le malheur de quelques peuples, fut de paroître les premiers sur les terres de l’Empire. En subjuguant des provinces où ils n’étoient connus que par la terreur, que leurs courses et leurs ravages y avoient répandue, ils y inspirèrent une haine violente contre eux; de sorte que, se trouvant entourés d’ennemis, au milieu de leurs conquêtes, il leur fut d’autant moins facile d’y affermir leur puissance, qu’ils laissoient derrière eux, des peuples nombreux, à qui ils avoient ouvert le chemin, que leur exemple encourageoit, et qui étoient assez forts pour les chasser de leurs nouvelles possessions.

Quand les Français, au contraire, s’établirent en deçà du Rhin, les Gaulois commençoient à se familiariser avec les mœurs et les coutumes Germaniques. Le temps leur avoit appris à trouver, en quelque sorte, tolérable, ce qui leur avoit d’abord paru monstrueux. Clovis et ses sujets, quoique païens, étoient moins odieux que les Bourguignons et les Visigoths, qui avoient apporté les erreurs de l’arianisme dans les Gaules. Les Français abjurèrent sans peine, leur religion, pour prendre celle des vaincus, qui les regardèrent alors comme les protecteurs et les vengeurs de la foi.

Clovis, en s’établissant tard dans les Gaules, laissa derrière lui, des ennemis moins puissans et moins nombreux. Les premiers barbares étoient toujours allés en avant, sans songer à se faire des établissemens solides, parce qu’ils étoient poussés par d’autres barbares qui marchoient à leur suite, et qu’ils n’avoient à vaincre devant eux, que des Romains consternés, et qui ne savoient pas se défendre. Les Français, au contraire, bornés dans les provinces méridionales et occidentales des Gaules, par les Bourguignons, les Visigoths et les Bretons, aux dépens de qui il étoit beaucoup plus difficile de s’agrandir, conservèrent le pays qu’ils possédoient en Germanie. Ils y portèrent souvent la guerre, et, en soumettant les Allemands, les Bavarois et les Frisons, qui auroient pu les subjuguer, si on avoit négligé de les contenir au-delà du Rhin, ils s’en firent un rempart contre les autres peuples de Germanie.

Il est assez curieux d’observer que les vices mêmes de la constitution des Français contribuèrent au salut de leur empire. A ne considérer que la différence qu’il y avoit entre la férocité des Français et les mœurs plus douces et plus humaines des Gaulois, il n’est pas douteux que la conduite de la nation qui rédigea les lois Saliques et Ripuaires, ne paroisse d’abord moins sage que celle des Bourguignons et des Visigoths, qui ne composèrent qu’un même peuple avec les vaincus, en faisant des lois[41] communes, générales et impartiales, qui confondoient leurs droits. Mais c’étoit prendre en partie les mœurs des vaincus. Les Visigoths et les Bourguignons pouvoient emprunter plusieurs choses utiles des Gaulois, mais il leur étoit impossible de les estimer assez, pour se mêler et se confondre avec eux, sans qu’ils en fussent amollis, et sans perdre cette valeur, à laquelle ils avoient dû leurs premiers avantages.

Les Français, au contraire, en forçant leurs sujets de renoncer aux lois romaines, pour adopter les coutumes germaniques, s’ils vouloient participer aux priviléges de la nation conquérante, donnèrent aux Gaulois, les mœurs de leurs vainqueurs. On vit disparoître des Gaules cette paresse, ce découragement, cet affaissement des esprits qui avoient été nécessaires aux empereurs pour établir leur despotisme. Dans les circonstances où se trouvoient alors les barbares, un état devoit tirer bien moins d’avantages d’un commencement de police qui auroit été très-imparfait, que de cette férocité brutale qui conservoit la fierté de la valeur germanique, et préparoit les Gaulois à devenir des soldats aguerris.

Que les provinces de la domination française n’eussent pas d’abord été partagées en autant de royaumes qu’un roi laissoit de fils; que ces partages, au lieu d’être enclavés les uns dans les autres, et de donner souvent à deux princes différens, une même[42] ville, eussent été faits suivant les règles d’une sage politique; les Français moins divisés entre eux par des haines et des intérêts domestiques, auroient commencé à être plus citoyens que soldats; et n’auroient pas, cependant, été assez bons citoyens, pour mettre leur pays en sûreté contre les étrangers. Que dans leurs guerres, ils eussent cessé d’être des brigands, que tout ne fût pas devenu la proie et le butin du vainqueur; ils se seroient bientôt lassés de porter les armes, la guerre ne leur eût paru qu’un métier dur et pénible, il auroit fallu avoir une armée mercenaire, la payer des impôts levés sur les peuples; et les Français, amollis comme les Vandales, les Visigoths, &c. n’auroient plus été en état de contenir les Germains au-delà du Rhin, et les Sarrasins au-delà des Pyrénées. Le génie tout militaire que les Français répandirent dans les Gaules, leur conserva leur conquête; il les rendit plus forts que leurs ennemis, dont le gouvernement n’étoit pas moins vicieux que celui des rois Mérovingiens.

Fin du livre premier.


OBSERVATIONS
SUR

L’HISTOIRE DE FRANCE.


LIVRE SECOND.


CHAPITRE PREMIER.

Origine du sacre des rois de France.—Du gouvernement et de la politique de Pepin.—Il s’établit un nouvel ordre de succession au trône.

Jusqu’a Pepin, l’inauguration des rois de France n’avoit été qu’une cérémonie purement civile. Le prince, élevé sur un bouclier, recevoit l’hommage de son armée, et étoit ainsi revêtu de toute l’autorité de ses pères. Pepin, pour rendre son couronnement plus respectable aux yeux de ses sujets, y intéressa la religion, et transporta chez les Français, une coutume qui n’avoit été connue que chez les Juifs. Sacré d’abord par Boniface, évêque de Mayence, dont la sainteté étoit alors célèbre, il fit réitérer cette cérémonie par le pape Etienne III, qui vint implorer sa protection contre les Lombards.

Le pontife, qui sacra aussi les fils de Pepin, ne manqua point de les appeler, ainsi que leur père, les oints du Seigneur. Il confondit toutes les idées, et appliquant les principes du gouvernement tout divin, dont les ressorts étoient autant de miracles, au gouvernement des Français, que Dieu abandonnoit au droit naturel et commun à tous les hommes; Etienne compara la dignité de Pepin à la royauté de David, qui étoit une espèce de sacerdoce, et contre laquelle les Juifs ne pouvoient attenter, sans sacrilège. Les Français venoient d’élire Pepin librement, et sans qu’aucun prophète l’eût ordonné de la part de Dieu; le pontife leur dit cependant, que ce prince ne tenoit sa couronne que de Dieu seul, par l’intercession de Saint Pierre et de Saint Paul, et les menaça des censures de l’église, s’ils se départoient jamais de la fidélité et de l’obéissance qu’ils dévoient à Pepin et à sa postérité.

Quoique les Français n’eussent osé dépouiller les Mérovingiens, sans consulter le pape Zacharie, et qu’ils ne fussent guères capables de distinguer ce que Dieu fait par une volonté expresse, par une révélation marquée, comme dans le choix de Saül et de David, de ce qu’il permet et autorise seulement, comme protecteur général de l’ordre et des lois de la société; Pepin craignit que ses nouveaux sujets ne le détrônassent, s’il leur déplaisoit, ainsi qu’ils avoient détrôné Childéric, qui étoit aussi l’ouvrage de Dieu. Il ne compta pas sur la protection de Saint Pierre et de Saint Paul; et crut que, s’il étoit malheureux, un nouveau Zacharie pourroit faire changer de résolution aux deux apôtres, et leur apprendre à céder à la nécessité.

Quelque violente passion que Pepin eût eue de se faire roi, il comprit que le nouveau titre dont il étoit décoré, pouvoit affermir la fortune de sa famille, mais ne lui donnoit pas un pouvoir plus étendu que la mairie, dont le nom étoit odieux. Il ne se laissa point enivrer par la faveur inconstante de sa nation; pour la conserver, il voulut la mériter. Il falloit ne pas effaroucher des esprits fiers et hardis, que les dernières révolutions avoient rendus inquiets et soupçonneux. Les seigneurs avoient acquis le plus grand empire dans leurs terres, pendant la régence des premiers maires du palais; et après avoir éprouvé différentes vexations de la part du gouvernement, ils étoient d’autant plus jaloux de l’espèce de liberté qu’ils avoient recouvrée à la mort de Charles Martel, que commençant, à son exemple, à donner des bénéfices[43] et se faire des vassaux, ils avoient attaché à leurs intérêts toute la petite noblesse, que les malheurs du gouvernement avoient ruinée. Pepin s’écarta donc plus que jamais des principes despotiques de son père, pour gouverner avec la même modération que son aïeul. Il ne songea qu’à se rendre agréable à sa nation, et à la distraire de ses divisions intestines, en l’occupant au-dehors par de grandes entreprises. Il convoqua souvent les assemblées des évêques et des seigneurs, corrigea les abus qu’on lui permit de corriger, respecta ceux que la noblesse chérissoit, appliqua, en un mot, plus de palliatifs que de vrais remèdes, aux maux de l’état; et c’est de cette circonspection, ordinaire dans un gouvernement nouveau, que naquit une seconde nouveauté chez les Français.

Sous les premiers rois Mérovingiens, la couronne fut, en quelque sorte, patrimoniale, puisque le royaume se partagea, d’abord, en autant de parties différentes, qu’un prince laissoit d’enfans mâles. Les Français avoient apporté cette coutume de Germanie; et c’est, sans doute, ce qui les avoit divisés en plusieurs tribus, que Clovis réunit. Soit que les Français sentissent enfin, combien cet ordre de succession les affoiblissoit, et que des partages toujours nouveaux et arbitraires, n’étoient propres qu’à causer des troubles domestiques; soit qu’il faille, selon les apparences, l’attribuer à quelqu’événement, ou à quelqu’autre motif moins sage, que nous ignorons, les idées changèrent, à cet égard, après la mort de[44] Caribert; et à la place de ces royaumes de Metz, d’Orléans, de Paris, de Soissons, tout le pays de la domination française ne fut plus divisé qu’en trois parties, connues sous les noms de royaumes d’Austrasie, de Bourgogne et de Neustrie. Clotaire II, qui les avoit réunis, conféra l’Austrasie à son fils Dagobert; et l’exemple qu’il donna de retenir la Neustrie et la Bourgogne, fut suivi par ses successeurs, qui ne les séparèrent jamais. Ne subsistant, en quelque sorte, que deux royaumes, on oublia, peu à peu, que tout prince, par le droit de sa naissance, devoit être roi; et on ne fut point étonné que Thieri, le dernier des trois fils de Clovis II, n’eût d’abord aucune part à la succession de son père.

Il n’en falloit pas davantage chez un peuple à qui son indifférence pour les lois et son goût pour les nouveautés, n’avoient laissé aucune tenue dans le caractère, pour que les droits de la naissance fussent peu respectés. On y eut encore moins d’égard, après que l’Austrasie se fut mise sous la régence d’un duc, et que les maires, sans autre motif que leur intérêt particulier, élevèrent les princes sur le trône, ou les reléguèrent dans un cloître. Ce défaut de règle, en avilissant la race de Clovis, avoit, sans doute, contribué à l’élévation de Pepin; mais il pouvoit nuire à sa postérité. Ce prince ne s’en reposa point sur le serment des Français, la cérémonie du sacre, et les menaces du pape Etienne. Quand il sentit approcher sa fin, il assembla les grands à Saint Denis; et, en demandant leur[45] consentement, pour partager ses états entre ses fils Charles et Carloman, il sembla reconnoître que la naissance ne conféroit point le droit de régner. De ces exemples récens, joints au souvenir des coutumes anciennes, il se forma un nouvel ordre de succession: le trône fut héréditaire dans la famille de Pepin, mais électif par rapport aux princes de cette maison.


CHAPITRE II.

Règne de Charlemagne.—De la forme de gouvernement établie par ce prince.—Réforme qu’il fait dans l’état.—Ses lois, ses mœurs.

Malgré les précautions que Pepin avoit prises pour assurer la tranquillité publique, sa mort fut suivie de quelques divisions au sujet du partage de son royaume entre Charles et Carloman. Mais celui-ci ne survécut pas long-temps à son père, et le premier se trouvant seul à la tête de la nation française, fut en état de former et d’exécuter les grands projets qui ont fait de son règne, le morceau le plus curieux, le plus intéressant et le plus instructif de l’histoire moderne. Du milieu de la barbarie où le royaume des Français étoit plongé, on va voir sortir un prince à la fois philosophe, législateur, patriote et conquérant. Que ne peut-on retrancher de sa vie quelques excès de cruauté où le porta un zèle indiscret, pour étendre la religion, qu’il n’est permis que de prêcher! Les mœurs publiques étoient atroces. Les Français, dans leur ignorance grossière, pensoient que Dieu avoit besoin de leur épée, pour étendre son culte, comme leur roi, pour agrandir son empire. Les évêques eux-mêmes, éloignés du chemin que leur avoient tracé les apôtres, sembloient avoir entièrement oublié qu’ils vivoient sous la loi de grâce, et que Dieu n’ordonnoit plus que les Saxons fussent traités comme les Philistins et les Amalécites. Tout autre prince, dans ces circonstances, seroit excusable d’avoir pensé que la violence peut être un instrument de la grâce, mais on ne pardonne point à un aussi grand homme que Charles, les erreurs de son siècle; et à cette faute près, sa politique doit servir de leçon aux rois qui règnent sur les peuples et dans les temps les plus éclairés.

Les Français étoient perdus, si Charles, que j’appellerai désormais Charlemagne, eût eu moins de vertu que de génie. Les peuples également opprimés par les seigneurs ecclésiastiques et laïcs, les détestoient également. Le clergé, dont les mœurs[46] scandalisoient tout le royaume, auroit voulu écraser la noblesse, qui n’étoit riche que de ses dépouilles; et la noblesse, pour se débarrasser des plaintes injurieuses et éternelles des évêques et des moines, vouloit achever de les ruiner. Les révolutions qui avoient fait oublier les lois, n’avoient pas même établi à leur place des coutumes fixes et uniformes. On n’avoit consulté que les conjonctures et les convenances, pour agir; et on ne savoit encore obéir que quand on étoit trop foible pour oser se révolter. En un mot, tous les ordres de l’état, sans patrie, sans se douter même qu’il y a un bien public, et ennemis les uns des autres, étoient dans cette situation déplorable que désire, que cherche, que fait naître l’ambition d’un prince assez peu instruit de ses intérêts, pour penser que le comble du bonheur consiste à jouir d’un pouvoir sans bornes.

Charlemagne n’avoit qu’à ne pas s’opposer au cours des événemens que devoient produire les vices des Français, et la nation alloit se trouver asservie au gouvernement le plus arbitraire. C’eût été un jeu pour un génie aussi grand et aussi fécond en ressources que le sien, que de tourner à son profit les divisions de ses sujets, d’humilier les différens ordres de l’état, les uns par les autres, et d’élever la prérogative royale sur la ruine commune de leurs priviléges.

Il n’est pas extrêmement difficile de remédier aux maux d’un peuple dont le gouvernement n’est pas altéré dans le principe fondamental de l’obéissance et de la subordination: quand il subsiste encore une puissance législative, ou qu’on en reconnoît du moins la nécessité, les esprits ont un point de réunion. Les désordres eux-mêmes, deviennent autant de leçons utiles, et il suffit alors de faire à propos quelques règlemens sages, on y obéira. Mais quand les troubles de l’état portent avec eux les simptômes d’une anarchie générale, qu’importe de faire des lois, que le foible se fait un art d’éluder, et le puissant, une gloire de violer? Quelque salutaires qu’elles soient en elles-mêmes, elles deviennent inutiles et augmentent souvent la confusion. C’est à la source du mal qu’il faut alors remonter; et avant que de recommander des choses justes, il faut avoir mis le citoyen dans la nécessité d’obéir.

Bien des princes, en pareil cas, ont cru qu’ils devoient se rendre tout-puissans pour donner de la force aux lois, mais souvent en aigrissant les esprits, ils n’ont éprouvé qu’une plus grande résistance. S’ils ont réussi, ils ont presque toujours abruti leurs sujets par la crainte; ou s’ils ont été assez éclairés, pour ne pas abuser du pouvoir qu’ils ont acquis, ils l’ont laissé à des successeurs indignes d’eux: et le bien passager qu’ils ont produit contre les règles et par force, est devenu l’instrument d’une longue calamité. Charlemagne, dont les vues embrassoient également l’avenir et le présent, ne voulut pas faire le bonheur de ses contemporains, aux dépens de la génération qui lui succéderoit: il apprit aux Français à obéir aux lois, en les rendant eux-mêmes leurs propres législateurs.

Pepin avoit commencé la réforme, en se faisant une règle de convoquer tous les ans, au mois de mai, les évêques, les abbés et les chefs de la noblesse, pour conférer sur la situation et les besoins de l’état. Charlemagne perfectionna cet établissement; il voulut que les assemblées fussent convoquées deux[47] fois l’an, au commencement de l’été et à la fin de l’automne; et la première loi qu’on publia, fut de s’y rendre avec exactitude. Ce prince ne crut pas qu’il suffît d’y appeler les grands; quelqu’humilié que fût le peuple depuis l’établissement des seigneuries et d’une noblesse héréditaire, il en connoissoit les droits imprescriptibles, et avoit pour lui cette compassion mêlée de respect avec laquelle les hommes ordinaires voient un prince fugitif et dépouillé de ses états. Ce ne fut point seulement par esprit de justice qu’il fit tous ses efforts pour lui faire restituer une partie de sa première dignité; il savoit encore que c’étoit le seul moyen de l’intéresser au bien public, de rapprocher la noblesse et le clergé du prince, et de les préparer sans effort à renoncer à la tyrannie qu’ils affectoient et qui faisoit le malheur du royaume. Enfin Charlemagne fut assez heureux pour que les grands consentissent à laisser entrer le peuple[48] dans le champ de Mars, qui par-là redevint véritablement l’assemblée de la nation.

Tant que le champ de Mars avoit subsisté sous les premiers successeurs de Clovis, tout homme libre qui vivoit sous la loi salique ou sous la loi ripuaire, avoit le privilége de s’y rendre, et y occupoit une place. Mais depuis que les Français possédoient un pays très-étendu, et s’étoient extrêmement multipliés par la naturalisation des étrangers, cette méthode n’auroit plus été praticable; et pour prévenir le trouble et la confusion d’une assemblée trop nombreuse, Charlemagne établit à cet égard un nouvel ordre. Il fut réglé que chaque comté députeroit au champ de Mars douze représentans, choisis dans la classe des rachinbourgs, ou, à leur défaut, parmi les citoyens les plus notables de la Cité, et que les avoués des églises, qui n’étoient encore alors que des hommes du peuple, les accompagneroient.

Je ne puis m’empêcher de copier Hincmar en cet endroit. L’assemblée, dit-il, qui se tenoit à la fin de l’automne, après que la campagne étoit finie, n’étoit composée que des seigneurs[49] les plus expérimentés dans les affaires. Elle régloit les gratifications qui devoient se distribuer; et jetant les yeux sur l’avenir, préparoit les matières qui devoient faire l’objet des délibérations dans l’assemblée suivante. On y discutoit les intérêts du royaume relativement aux puissances voisines; on revoyoit les traités; on examinoit avec attention s’il étoit à propos de les renouveler, ou s’il étoit plus avantageux de donner de l’inquiétude à quelque voisin. De-là on passoit à l’examen de l’intérieur de l’état; on cherchoit la cause des abus présens, et on travailloit à prévenir les maux dont on pouvoit être menacé. Jamais le public n’étoit instruit des vues, des débats, des projets, ni des résolutions de cette assemblée. Un secret inviolable empêchoit que les étrangers ne pussent se précautionner contre les entreprises dont ils étoient menacés, et que, dans l’intérieur même du royaume, des mécontens ou des esprits jaloux et inquiets ne s’opposassent par leurs intrigues au bien public.

C’étoit l’assemblée générale du mois de Mai suivant, composée des évêques, des abbés, des comtes, des seigneurs et des députés du peuple, qui recueilloit le fruit de cette première assemblée. C’est là que se régloit l’état de tout le royaume pour l’année courante; et ce qu’on y avoit une fois arrêté, n’étoit jamais changé, à moins de quelque événement imprévu, et qui, par son importance, auroit intéressé le sort général de la nation. Pendant que les trois ordres étoient occupés à régler les affaires, Charlemagne qui, par respect pour la liberté publique, n’assistoit pas à leurs délibérations, mais qui en étoit l’ame par le ministère de quelques prélats et de quelques seigneurs bien intentionnés, auxquels il avoit communiqué une partie de ses vues et de ses lumières, recevoit les présens qu’on lui apportoit, suivant l’usage ancien. Il saluoit les grands, dit Hincmar, que je copie toujours, conversoit avec ceux qu’il voyoit rarement, témoignoit de la bonté aux vieillards, et étoit gai et enjoué avec les jeunes gens.

Quelquefois les trois chambres, séparées du clergé, de la noblesse et du peuple se réunissoient, soit pour se communiquer les règlemens que chaque ordre avoit faits par rapport à sa police ou à ses intérêts particuliers, soit pour discuter les affaires mixtes, c’est-à-dire, qui tenoient à-la-fois au spirituel et au temporel, ou qui, par leur nature, étoient relatives à deux ou à tous les ordres de l’état. Le prince ne se rendoit à l’assemblée que quand il y étoit appelé, et c’étoit toujours pour y servir de médiateur, lorsque les contestations étoient trop animées, ou pour donner son consentement aux arrêtés de l’assemblée. Alors il proposoit quelquefois lui-même ce qu’il croyoit le plus avantageux à l’état; et, avant que de se séparer, on portoit enfin ces lois connues sous le nom de capitulaires, qui, soit qu’elles fussent l’ouvrage de la nation, soit qu’elle les eût simplement adoptées, conservèrent l’usage[50] nouvellement établi d’être publiées sous le nom du prince, qui y prend le titre de législateur suprême.

«Nous voulons, nous ordonnons, nous commandons,» dit Charlemagne dans ses capitulaires; mais ces expressions, qui ont fait croire à plusieurs écrivains que la puissance législative appartenoit toute entière au prince, ne présentoient point alors à l’esprit les mêmes idées que nous y avons attachées depuis; la forme seule du gouvernement les modifioit, et la conduite même de Charlemagne leur ôtoit cette âpreté despotique dont il étoit ennemi, et qui eût blessé des oreilles libres. C’est ainsi que les trois colléges de l’empire d’Allemagne ne sont point offensés aujourd’hui de ces mêmes expressions, dont la chancellerie impériale conserve l’usage, et ne se doutent pas qu’elles puissent être un titre contre la liberté Germanique. Charlemagne vouloit, ordonnoit, commandoit, parce que la nation avoit voulu, ordonné et commandé, et le chargeoit de publier ses lois, de les observer et d’en être le protecteur et le vengeur.

Il n’est pas permis en effet de douter que la puissance législative ne résidât dans le corps de la nation. Charlemagne et Louis le Débonnaire[51] en avertissent eux-mêmes; et les capitulaires disent positivement que la loi n’est autre chose que la volonté de la nation publiée sous le nom du prince. Si Charlemagne a le privilége de faire des règlemens provisoires dans les cas extraordinaires et urgens, sur lesquels la loi n’a rien prononcé, on les distingue[52] formellement des lois, et ils n’en acquièrent la force et l’autorité que quand le champ de Mai les a adoptés. Tel est la doctrine qu’enseignent par-tout les monumens les plus respectables de notre histoire.

Qu’on examine de près la conduite de Charlemagne, et on le verra toujours scrupuleusement attentif à respecter la liberté qu’il avoit rendue à sa nation, dans la vue d’y détruire l’esprit de servitude et de tyrannie, de l’intéresser au bien public et d’en faire l’instrument des grandes choses qu’il méditoit. Il ne se crut jamais exempt d’obéir au champ de Mai; il observa toujours les lois, parce qu’elles servoient de fondemens à sa grandeur, et pour apprendre à ses sujets à les respecter.

Si Tassilon, duc de Bavarois, est condamné à mort par la nation, à cause de ses infidélités, Charlemagne, qui est son parent, et qui, par son humanité, vouloit gagner le cœur des peuples tributaires des Français, ne lui accorde point la vie de son autorité privée, il demande sa grâce à l’assemblée, la sollicite, et l’obtient.[53] Veut-il retenir à sa cour l’évêque Hildebold, l’ecclésiastique qu’il jugeoit le plus propre à remplir dans son palais l’emploi important d’apocrisiaire, il s’adresse au pape pour faire exempter ce prélat des canons qui ordonnent la résidence, et à l’assemblée de la nation pour l’affranchir de la loi qui défendoit aux évêques d’être absens de leur diocèse pendant plus de trois semaines de suite. Ce prince ne commande jamais; il propose, il conseille, il insinue. «Je vous envoie, écrit-il aux évêques assemblés, des commissaires qui, en mon nom, concourront avec vous à corriger les abus qui méritent d’être réformés. Je les ai chargés de vous communiquer quelques projets de règlemens que je crois nécessaires. Mais, de grâce, ne prenez point en mauvaise part des conseils qui ne sont que le fruit de mon zèle pour tout ce qui vous touche. J’ai lu dans l’écriture que Josias, ce prince recommandable par sa piété, ne négligeoit rien pour établir le culte du vrai Dieu; et quoique je sente combien je suis inférieur à ce saint roi, je dois tâcher de suivre son exemple.»

Les Français étoient encore aussi barbares, mais plus vicieux que quand ils s’établirent dans les Gaules. Accoutumés à se laisser conduire au gré de leurs passions et des événemens, sans rien prévoir ni rien craindre, ils ignoroient par où devoit commencer la réforme, et par quels principes il falloit procéder dans cette entreprise importante. Les assemblées générales d’une nation qui possède plusieurs grandes provinces, sont peu propres à l’éclairer. On y voit tout nécessairement d’une manière trop vague, trop confuse, trop sommaire, trop indéterminée. Charlemagne craignoit avec raison que les lois ne fussent sans force à leur naissance même, ou ne tombassent bientôt dans l’oubli, s’il ne mettoit les Français dans la nécessité de connoître en détail par eux-mêmes tous leurs besoins. Il partagea donc tous les pays de sa domination en différens districts ou légations, dont chacun contenoit plusieurs comtés, et renonçant à l’usage ancien, il n’en confia point l’administration à un duc. Il sentoit qu’un magistrat unique, à la tête de chaque province, négligeroit ses devoirs ou abuseroit de son autorité. Des officiers, au nombre de trois ou quatre, choisis dans l’ordre des prélats et de la noblesse, et qu’on nomma envoyés royaux, furent chargés du gouvernement de chaque légation, et obligés de la visiter exactement de trois en trois mois.

Outre les assises, qui ne regardoient que l’administration de la justice entre les citoyens,[54] ces espèces de censeurs tenoient, tous les ans, dans leur province, des états particuliers où les évêques, les abbés, les comtes, les seigneurs, les avoués des églises, les vicaires des comtés, les centeniers et les rachinbourgs étoient obligés de se trouver en personne, ou par leurs représentans, si quelque cause légitime les retenoit ailleurs. On traitoit dans ces assemblées de toutes les affaires de la province; tous les objets y étoient vus dans leur juste proportion; on examinoit la conduite des magistrats et les besoins des particuliers. Quelque loi avoit-elle été violée ou négligée? on punissoit les coupables. Les abus en naissant étoient réprimés, ou du moins ils n’avoient jamais le temps d’acquérir assez de force pour lutter avec avantage contre les lois. Les envoyés faisant le rapport au prince et à l’assemblée générale, de tout ce qu’ils avoient vu, l’attention publique, quelque vaste que fût l’étendue de l’empire Français, se fixoit en quelque sorte sur chacune de ses parties. Rien n’étoit oublié, rien n’étoit négligé. La nation entière avoit les yeux continuellement ouverts sur chaque homme public. Les magistrats, qu’on observoit, apprirent à se respecter eux-mêmes. Les mœurs, sans lesquelles la liberté dégénère toujours en une licence dangereuse, se corrigèrent, et l’amour du bien public, uni à la liberté, la rendit de jour en jour plus agissante et plus salutaire.

Le champ de Mai apprit à se défier de la prospérité, à craindre pour l’avenir, à préparer des obstacles aux abus, à remonter à la source du mal, et fut en état de s’élever jusqu’aux principes d’un bon gouvernement, ou du moins de les connoître et de les saisir quand Charlemagne les lui présentoit. De-là cet amour de la patrie et de la gloire qui parut pour la première fois chez les Français, et en fit une nation toute nouvelle. A mesure que les différens ordres de l’état, traitant ensemble par la médiation de Charlemagne, se rapprochoient et oublioient leurs anciennes inimitiés, ils sentoient accroître leur bonheur particulier et leur attachement pour l’ordre. En divisant tout, dit un tyran, je me rendrai tout-puissant. Soyez unis, disoit Charlemagne à ses peuples, et nous serons tous heureux. Agissant enfin avec ce zèle que donne la liberté, et avec cette union qui multiplie les forces, rien ne put résister aux Français. Ils soumirent une partie de l’Espagne, l’Italie, toutes ces vastes contrées qui s’étendent jusqu’à la Vistule et à la mer Baltique; et la gloire du nom Français, pareille à celle des anciens Romains, passa jusqu’en Afrique et en Asie.

Carloman, frère de Pepin et oncle de Charlemagne, avoit tenté le grand ouvrage de la réconciliation du clergé et de la noblesse, par l’établissement des[55] précaires; c’est-à-dire, qu’en considération des guerres étrangères dont le royaume étoit menacé de tout côté, et des dépenses extraordinaires des seigneurs, on régla que les terres enlevées à l’église sous la régence de Charles Martel, resteroient entre les mains des ravisseurs, qui payeroient un cens modique aux anciens propriétaires. Pour ne pas ôter toute espérance aux ecclésiastiques, et leur laisser cependant le temps de s’accoutumer peu à peu à leurs pertes, on étoit convenu qu’ils rentreroient en possession de leurs biens à la mort des usufruitiers, à moins que les besoins de l’état n’obligeassent à continuer les précaires. On avoit recommandé d’avoir surtout attention que les églises et les monastères dépouillés ne manquassent pas des choses nécessaires; et on devoit même leur restituer sur le champ leurs terres, s’ils ne pouvoient absolument s’en passer.

Ce traité, dicté par la mauvaise foi, et fait pour établir la paix, n’avoit été propre qu’à perpétuer les divisions. Les ecclésiastiques prétendoient être toujours dans le cas où la restitution devoit avoir lieu, et les seigneurs vouloient qu’il fût toujours de l’intérêt de l’état de renouveler les précaires. Les monastères exposoient leurs besoins, et la noblesse croyoit en avoir de plus grands. Ces querelles éternelles, et d’autant plus capables de produire d’extrêmes désordres, que la forme du gouvernement donnoit plus de chaleur et d’activité aux esprits, furent enfin terminées par Charlemagne.

On fit comprendre aux évêques et aux moines qu’il n’étoit pas raisonnable que, sous prétexte d’être les économes des pauvres, ils ruinassent tous les citoyens, possédassent toutes les terres, et vécussent dans un luxe condamné par leurs maximes. On leur dit sans doute que Dieu méprise les richesses, et n’estime dans les offrandes que la pureté de cœur qui les accompagne et les présente aux pieds des autels. La noblesse, persuadée de son côté que ses usurpations avoient été injustes, quoique les gens d’église fussent condamnables d’avoir abusé de la piété du peuple pour se faire des domaines immenses, pensa que le moyen le moins propre pour légitimer ses nouvelles possessions, étoit d’aigrir et d’irriter sans cesse le clergé, dont les plaintes continuelles empêchoient qu’on ne pût enfin lui opposer la loi de la prescription.

On fit des sacrifices de part et d’autre. Les anciens canons, au sujet de la liberté dans les élections ecclésiastiques, furent remis en vigueur, et Charlemagne renonça au privilége qu’on avoit accordé à Clotaire II, de nommer[56] aux prélatures vacantes. On consola l’avarice du clergé en flattant sa vanité; on le combla d’honneurs, et on ne nomma aucune commission des officiers appelés envoyés royaux, sans y mettre à la tête un ou deux prélats. Par la célèbre ordonnance de 615, dont j’ai déjà fait connoître quelques articles, en parlant de la révolution arrivée sous le règne de Clotaire II, les évêques avoient simplement obtenu que le juge séculier ne connoîtroit point des différens que les clercs auroient entre eux en matière civile, et qu’en matière criminelle il ne pourroit les juger, à moins que le délit ne fût évidemment prouvé. Dans ce cas-là même, lorsque l’action seroit intentée contre un prêtre ou un diacre, le procès devoit être instruit selon les règles canoniques. Les affaires entre les clercs et les laïcs devoient encore être jugées par un tribunal mi-parti, composé d’ecclésiastiques et de séculiers; et toute la prérogative des affranchis, qui avoient obtenu leur liberté par un acte passé dans l’église, se bornoit à ne pouvoir être jugés par le magistrat laïc, sans que l’évêque ou son délégué fût présent au jugement.

Ces bornes, dans lesquelles la juridiction ecclésiastique étoit resserrée, furent levées. Les clercs, dans aucune occasion, ne reconnurent d’autre juge que leur évêque; et tout ce qui étoit sous la protection particulière du clergé jouit du même avantage. On ordonna que les comtes, les juges subalternes et tout le peuple obéiroient avec respect aux évêques. Les justices temporelles ou seigneuriales, que les églises possédoient dans leurs terres, n’eurent pas une compétence moins étendue que celle des autres seigneurs, et leurs juges condamnèrent à mort. Enfin la loi mit spécialement sous sa protection tous les biens et tous les priviléges du clergé.

Les seigneurs consentirent de contribuer aux réparations des églises dont ils tenoient quelques terres en forme de précaires, et de leur payer[57] la dixme. Ils se départirent même de mille droits onéreux auxquels ils avoient assujetti les prêtres de la campagne, sous prétexte de la protection qu’ils leur accordèrent dans les temps de désordre où les seigneuries se formèrent. Cette générosité piqua d’honneur les évêques. Au lieu de prétendre encore que tous les biens que l’église acquéroit par donation, par achat ou autrement, dussent être affranchis des redevances et des servitudes dont ils étoient grevés, ils se soumirent raisonnablement à ne plus acquérir aucune possession sans en acquitter les charges.

Je ne mets pas au nombre des dédommagemens que reçut le clergé le droit de lever la dixme sur les fruits de la terre. Quoiqu’une foule de chrétiens, se croyant liée par les lois des Juifs, regarda dès-lors comme un devoir indispensable d’offrir à Dieu la dixième partie de ses récoltes; je crois que ces chrétiens, par leur libéralité, faisoient un acte de piété, et n’acquittoient pas encore une dette de citoyen. Charlemagne put favoriser cette dévotion et en donner l’exemple; mais on ne trouve, dans aucun de nos monumens, qu’elle ait été convertie sous son règne en tribut nécessaire. Si quelque loi eut parlé en faveur du clergé, pourquoi ne se seroit-il pas servi de cette autorité pour exiger la perception d’un droit qu’il se contentoit de prêcher?

On n’a recours à la fraude qu’au défaut d’un titre solide; et les moines fabriquèrent grossièrement une lettre de Jésus-Christ aux fidelles, par laquelle le Sauveur menaçoit les payens, les sorciers et ceux qui ne payent pas la dixme, de frapper leurs champs de stérilité, de les accabler d’infirmités, et d’envoyer dans leurs maisons des serpens ailés, qui dévoreront le sein de leurs femmes. Les ecclésiastiques firent même intervenir le Diable en leur faveur; et, violant toute règle de vraisemblance, le représentèrent dans une assemblée générale de la nation, comme une espèce de missionnaire et d’apôtre, qui prenoit intérêt au salut des Français, qui étoit fâché de les voir dans la route de la damnation, et tâchoit chrétiennement de les rappeler à leur devoir par des châtimens salutaires. Ouvrez enfin les yeux, disoit le clergé, et renoncez à une avarice criminelle qui vous jette dans la misère! C’est le Diable lui-même qui a causé la dernière famine dont vous vous plaignez. C’est lui-même qui a dévoré les grains dans les épis. Il vous punit de vos péchés, n’en doutez pas, puisqu’il l’a déclaré lui-même avec des hurlemens affreux au milieu des campagnes; sa rage ne s’appaisera point; et il vous menace d’exercer encore le même châtiment sur les chrétiens endurcis qui refusent de payer la dixme.

Il étoit moins difficile de contenter le peuple: accoutumé presque par-tout à être malheureux et à ne point penser, il ne faut en quelque sorte que lui donner de la pâture pour l’intéresser au bien public. Il avoit été traité avec tant d’inhumanité depuis l’établissement des seigneuries et la ruine de l’ancien gouvernement, qu’ayant perdu toute idée de sa dignité et de ses droits, et ne se croyant destiné qu’à servir les passions des grands, il étoit disposé à recevoir, comme une grâce, tout le mal qu’on voudroit ne lui pas faire. Charlemagne donna l’exemple, et renonçant à tous les droits établis par la tyrannie des maires, il ne voulut jouir que de ceux qu’un usage immémorial avoit[58] légitimés. Les grands, à leur tour, commencèrent à avoir honte de leurs injustices et de leurs violences, et la loi vint au secours du peuple opprimé.

On restreignit les charges, les travaux, les corvées que les seigneurs exigeoient des hommes de leurs terres. On pourvut à l’avenir, en ordonnant que l’autorité des coutumes, jusqu’alors trop étendue, toujours équivoque, souvent fondée sur un seul exemple, et par conséquent toujours tyrannique, seroit subordonnée au pouvoir des lois. S’il ne fut pas possible d’anéantir tous les péages, ni toutes ces espèces de douane que la force avoit établis, et qui gênoient prodigieusement le commerce des villes et de la campagne, on y mit du moins de l’ordre. Les plus récens de ces droits furent abolis, de même que ceux dont le public étoit foule sans en retirer aucun avantage. La perception du droit supposa dans le seigneur le devoir de réparer et d’entretenir les chemins et les ponts. On fut libre de faire prendre à ses denrées la route qu’on voulut; et le particulier qui ne les transportoit pas pour les vendre, ne fut sujet à aucune taxe.

L’iniquité des comtes, des seigneurs et des autres magistrats subalternes dans l’administration de la justice, étoit devenue un fléau d’autant plus redoutable pour le peuple, que leur tyrannie s’exerçoit à l’ombre et par le secours des lois. Soit qu’ils refusassent de juger, ou jugeassent mal, les opprimés étoient obligés de souffrir ces injustices; il étoit trop difficile et trop dispendieux de se pourvoir en déni de justice, ou en cassation par-devant le tribunal du prince. Si on y portoit enfin ses plaintes, on n’y trouvoit pour juges que des courtisans corrompus, prêts également à refuser ou à vendre la justice, et toujours disposés, par leur propre intérêt, à condamner les plus foibles. Les assises, que les envoyés royaux tenoient quatre fois par an dans leurs légations, remédièrent à la plupart de ces abus. La conduite des juges fut éclairée; ils furent obligés d’obéir aux lois, dont ils ne furent plus que les organes. Cette cour suprême du roi, où il étoit presqu’impossible de parvenir, fut à-la-fois présente dans chaque province; et la foiblesse du peuple y trouva un asyle toujours ouvert contre la puissance des grands.

Tandis que les envoyés royaux rétablissoient ou maintenoient l’ordre dans les tribunaux subalternes, Charlemagne s’honoroit autant de la qualité de premier juge de la nation, que de celle de général. On peut voir dans Hincmar avec quelle sagesse ce prince rendoit lui-même la justice dans son palais. Quelque nombreuses et importantes que fussent ses occupations, on ne portoit point d’affaire difficile à sa cour, qu’il n’en prît connoissance[59] par lui-même. Ce n’étoient que les procès ordinaires et d’une discussion aisée qu’il abandonnoit à l’apocrisiaire et au comte du palais, qui présidoient sous lui son tribunal, l’un pour juger les affaires des ecclésiastiques, et l’autre celles des laïcs.

Le moyen le plus efficace pour mettre le peuple en état de subsister aisément, étoit de remédier aux abus qui s’étoient introduits dans le service militaire, et qui ruinoient successivement une partie considérable des citoyens. Tout homme libre, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, étoit soldat, et quand son canton étoit commandé pour la guerre, il devoit marcher à ses dépens[60] sous les ordres de son comte ou de son seigneur. Cependant, n’étant pas raisonnable de dégarnir un pays de tous ses habitans, à l’exception des serfs chargés de la culture des terres, et plusieurs citoyens devant même avoir des raisons pour se faire dispenser du service dans de certaines circonstances, les comtes et les seigneurs commettoient les injustices les plus criantes, sous pretexte d’établir à cet égard un ordre avantageux. Ils s’étoient attribué le pouvoir de désigner arbitrairement, avant l’ouverture de chaque campagne, ceux qui serviroient, et ceux qui resteroient dans le sein de leur famille. Dès-lors les plus riches citoyens s’étoient exemptés du service, en achetant la faveur de leur comte ou de leur seigneur; mais ils furent les premiers punis de l’injustice qu’on leur avoit chèrement vendue. Il fallut permettre à des soldats qui n’avoient rien et que l’état ne payoit pas, de commencer par piller leur canton, pour avoir de quoi fournir aux frais de la campagne. Des hommes ramassés dans la lie de la nation, incapables d’agir par amour de la gloire, et qui, sans fortune particulière, ne prenoient aucun intérêt à la fortune publique, ravageoient tout sur leur passage, et étoient chargés de butin avant que d’avoir joint les ennemis.

Charlemagne fit régler par l’assemblée de la nation, qu’il faudroit au moins posséder trois manoirs[61] de terre, c’est-à-dire, trente-six de nos arpens, pour être obligé de faire la guerre en personne et à ses frais. N’avoit-t-on que deux manoirs? on se joignoit à un citoyen qui n’en possédoit qu’un, et celui des deux qui paroissoit le plus propre à supporter les fatigues de la guerre, marchoit, et son compagnon contribuoit à sa dépense pour un ou deux troisièmes, suivant qu’il étoit possesseur d’un ou de deux manoirs. Trois hommes qui ne jouissoient chacun que d’un manoir, s’associoient de même; et les deux qui ne faisoient pas le service personnellement, contribuoient chacun pour un tiers à la dépense de l’autre. Six hommes dont chacun n’avoit qu’un demi-manoir, ne fournissoient à l’état qu’un soldat, en suivant la même cotisation; et avec une moindre possession, on fut exempt de tout service et de toute charge militaire.

Bien loin de continuer à faire un commerce de leur pouvoir, les comtes et les seigneurs, assujettis à une loi[62], qui marquoit en détail tous les cas d’exemption de service, furent eux-mêmes condamnés à payer l’amende pour les citoyens auxquels ils auroient accordé injustement une dispense d’aller à la guerre. Les campagnes ne furent ni pillées, ni dévastées. Les citoyens riches ne furent plus des hommes oisifs à qui la paix devoit ôter toute habitude de courage. La qualité de soldat redevint un titre honorable, et les armées, qu’il fut aisé de plier à une sage discipline, protégèrent la nation sans lui faire jamais aucun tort, et ne furent redoutables qu’aux ennemis.

Les Français étonnés, comprirent par leur propre expérience qu’une classe de citoyens pouvoit être heureuse sans opprimer les autres. C’est par ce sage gouvernement, dont je n’ai développé que les principes généraux, que Charlemagne retira en quelque sorte sa nation du chaos où elle se trouvoit. Aux lois, il joignit son exemple, peut-être encore plus efficace. Qu’on voie dans Hincmar le tableau qu’il nous a laissé de l’ordre admirable qui régnoit dans le palais. Charlemagne ne vouloit pas avoir pour officiers ou pour ministres des courtisans, mais des hommes qui aimassent la vérité et l’état, qui fussent connus par leur expérience, leur discrétion, leur exactitude, leur sobriété, et assez fermes dans la pratique de leur devoir, non-seulement pour être inaccessibles aux présens, mais pour ne pouvoir pas même être éblouis, et trompés par la flatterie, l’amitié et les liaisons du sang.

Croira-t-on que je parle de la cour d’un roi, si je dis que les officiers du palais étoient chargés d’aider de leurs conseils les malheureux qui venoient y chercher du secours contre la misère, l’oppression et la calomnie, ou ceux qui s’étant acquittés de leurs devoirs avec distinction, avoient été oubliés dans la distribution des récompenses? Il étoit ordonné à chaque officier de pourvoir à leurs besoins, de faire passer leurs requêtes jusqu’au prince, et de se rendre leur solliciteur. Qu’il est beau de voir les vertus les plus précieuses à l’humanité, devenir les fonctions ordinaires d’une charge; et, par une espèce de prodige, les courtisans changés en instrumens du bien public, et en ministre de la bienfaisance du prince!

La cour, loin d’être alors un écueil pour la vertu qui y seroit arrivée, étoit une école où les Français apprenoient à connoître le prix de l’honneur, de la justice et de la générosité. N’en doutons pas, car l’auguste simplicité du prince faisoit ignorer aux courtisans tous ces besoins superflus et ridicules, qui en les appauvrissant dans le sein de l’abondance, n’en font presque toujours que des esclaves prostitués à la fortune. La magnificence, le luxe, la pompe, la prodigalité des cours détruisent les mœurs publiques; ce sont autant de preuves certaines de la misère des peuples, et d’avant-coureurs de la décadence des empires.

Que c’est un spectacle agréable pour qui connoît les devoirs de la société, d’examiner le ménage de Charlemagne! Sa femme, impératrice et reine de presque toute l’Europe, comme une simple mère de famille, avoit soin des meubles du palais et de la garderobe de son mari, payoit les gages des officiers, régloit les dépenses de la bouche et des écuries, et faisoit à temps les provisions nécessaires à sa maison. De son côté, Charlemagne, vainqueur des Saxons et des Lombards, craint des empereurs de Constantinople, et respecté des Sarrasins en Asie et en Afrique, gouvernoit ses domaines avec autant de prudence que l’état, veilloit avec économie à ce qu’ils fussent cultivés avec soin, et ordonnoit de vendre les légumes qu’il ne pouvait consommer.

Ce seroit entreprendre un grand ouvrage, que de vouloir faire connoître en détail toute la législation de ce prince. Ses capitulaires embrassent à-la-fois toutes les parties relatives au bien de la société. Si quelques articles nous en paroissent aujourd’hui puérils, ne nous hâtons pas témérairement de les condamner; on les admireroit sans doute en considérant l’ensemble de toute la grande machine dont ils faisoient partie. Si d’autres nous paroissent, et sont en effet barbares, concluons-en seulement que les Français, à peine délivrés des désordres qui avoient ruiné la famille de Clovis, formoient encore un peuple grossier, qui ne pouvoit ouvrir les yeux qu’à quelques vérités.

Les hommes ne changent pas d’idées en un jour; plus nos préjugés sont bizarres et absurdes, plus ils ont de force contre notre raison. Les passions ont leur habitude, qu’on ne détruit que très-lentement. Les progrès vers le bien doivent être souvent interrompus. Si Charlemagne eût voulu arracher brusquement les Français à leurs habitudes et à leurs préjugés, il n’eût fait que les révolter au lieu de les éclairer. Il ne s’agissoit pas de leur donner des lois parfaites en elles-mêmes, mais les meilleures qu’ils pussent exécuter. Voilà le chef-d’œuvre de la raison humaine, quand de la théorie elle passe à la pratique. Il faut louer dans le législateur des Français jusqu’aux efforts qu’il fit pour se rabaisser jusqu’à eux, et n’être sage qu’autant qu’il le falloit pour être utile.

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