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Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 1 (of 15)

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CHAPITRE III.

Réflexions sur le gouvernement établi par Charlemagne.—Des principes de décadence qu’il portoit en lui-même.

Charlemagne n’avoit fait que ramener les Français aux anciens principes du gouvernement que leurs pères avoient apportés de Germanie; et, s’il eût succédé à Clovis, il lui auroit été facile de les fixer et d’en prévenir la décadence, en établissant de sages proportions entre les différens ordres de l’état. Il auroit empêché que ses sujets n’usurpassent des droits qui devoient les diviser; et tous, aussi unis par l’amour de la liberté qu’ils devinrent ennemis par les injures qu’ils se firent et les prétentions qu’ils formèrent, auroient travaillé de concert à faire le bien général. Mais quand ce prince monta sur le trône, il ne trouva, comme on l’a vu, que des citoyens pleins de haine et de mépris les uns pour les autres et qui n’étoient occupés que de leurs avantages particuliers. La noblesse croyoit que tout devoit lui appartenir; avec le même projet d’accroître ses biens, le clergé aspiroit à tenir seul les rênes du gouvernement; le peuple opprimé ne pouvoit point avoir de patrie; et ces trois ordres, par la nature même de leur constitution actuelle, étoient, en un mot, incapables de se rapprocher, de se confondre, de consentir à n’avoir que les mêmes intérêts, et de former un seul corps.

Dans les circonstances même les plus favorables, les lois d’un gouvernement libre ne s’affermissent qu’avec une extrême difficulté; parce que la liberté, rendant les esprits plus fiers, plus courageux, plus entreprenans, excite toujours quelques orages dans le pays où elle s’établit. Il ne suffit pas d’ordonner à un peuple d’être libre, pour qu’il le soit; il ne suffit pas de porter des lois, il faut changer dans les citoyens la manière de voir, de sentir et de penser, ou leurs anciens préjugés triompheront de la sagesse des magistrats. Si quelques législateurs ont réussi à affermir un gouvernement libre en même temps qu’ils l’ont établi, ils ne donnoient sans doute des lois qu’à une poignée d’hommes renfermée dans une même ville; et Charlemagne gouvernoit une nation nombreuse, répandue dans toute l’étendue des Gaules, dans quelques provinces de Germanie, mêlée même avec plusieurs peuples qui avoient leurs coutumes particulières.

Charlemagne ne se flatta pas de porter à sa perfection l’ouvrage dont il jetoit les fondemens. En partageant l’autorité, en associant tous les citoyens au gouvernement, il ne voulut que les distraire de leurs intérêts personnels. Il espéra que la rivalité du clergé, de la noblesse et du peuple les forceroit d’abord à observer mutuellement, qu’ils s’imposeroient, se tiendroient en équilibre; que chaque ordre, gêné par les deux autres, apprendroit peu à peu à les craindre et les respecter; et que tous s’accoutumant enfin à avoir moins d’ambition, quelques idées communes sur le bien public les prépareroient à y travailler de concert. Pour que ce nouveau gouvernement pût s’affermir, il falloit que les Français en prissent l’esprit; et ce fut l’objet de la politique de Charlemagne pendant tout son règne. Tandis qu’il tendoit une main secourable au peuple, pour le tenir au-dessus de l’oppression et lui rendre quelque courage et ses droits, il appesentissoit l’autre sur les grands, pour les empêcher de s’élever trop haut, et leur apprendre qu’ils n’étoient placés au-dessus du peuple, qu’ils méprisoient, que pour être les artisans[63] de son bonheur.

Mais cet édifice devoit s’écrouler, si Charlemagne, qui étoit l’ame des Français sans le paroître, n’avoit pas un successeur capable d’en soutenir la masse. Son règne, quoique long, ne l’avoit pas été assez pour changer les préjugés et les passions de ses sujets, et son gouvernement, qui n’avoit pas encore pris une certaine consistance, devoit être détruit, si les rênes en étoient confiées à des mains ignorantes.

Dès que le peuple seroit privé de l’appui qui le soutenoit, il devoit retomber dans son néant: l’habitude ne lui avoit pas assez fait connoître ses forces. Les anciennes prérogatives du prince et des seigneurs n’étoient pas oubliées, et les nouvelles n’étoient pas marquées d’une manière assez fixe et assez constante, pour qu’ils ne cherchassent pas encore à les étendre. L’ambition assoupie devoit se réveiller; et les grands, trop puissans pour ne pas écraser le peuple que le prince cesseroit de protéger, devoient bientôt troubler l’état; si le prince de son côté étoit ambitieux, il lui restoit assez d’autorité pour reprendre celle que Charlemagne avoit restituée à la nation.

Le champ de Mai possédoit, il est vrai, la puissance législative; mais, si on y fait bien attention, ce n’étoit en quelque sorte que d’une manière précaire; parce que l’extrême ignorance et les vices des Français n’avoient pas permis à Charlemagne de se désaisir de quelques parties de la puissance exécutrice. Celles qu’il n’auroit pas retenues entre ses mains auroient été mal administrées, et seroient devenues un obstacle à ses desseins. Pour prévenir cet inconvénient, qui l’auroit empêché d’établir les principes de son gouvernement, il y laissoit un défaut qui pouvoit les renverser sous un prince moins sage que lui.

En effet, pour peu qu’on soit instruit des causes qui, dans tous les temps et dans tous les pays libres ont occasionné des désordres et des révolutions, on jugera sans peine que rien n’est plus dangereux que de confier à la même personne l’exécution des lois dans toutes les branches différentes de la société. Il n’est pas possible que cette masse énorme d’autorité ne donne enfin au simple protecteur des lois le droit de les éluder, de les violer et d’en faire à son gré de nouvelles. Il acquerra une considération qui insensiblement le fera regarder comme un maître. D’ailleurs, la puissance législative ne pouvant pas faire des lois qui aient tout prévu, il faut nécessairement qu’elle voie languir une foule d’affaires, multiplier les abus, et perdre les conjonctures les plus favorables pour agir; ou qu’elle abandonne à la puissance exécutrice le privilége de donner des ordres particuliers et de faire des réglemens provisoires.

Charlemagne ne se servit jamais de ce pouvoir que pour le bien de la nation. Mais une pareille prérogative pouvoit devenir d’autant plus dangereuse entre les mains de son successeur, qu’il seroit assez riche pour se faire des créatures, et s’emparer de toute l’autorité que les fils de Clovis avoient possédée. Sans parler des bénéfices de Charles Martel, qui étoient devenus le patrimoine de la couronne depuis l’élévation de Pepin au trône, les conquêtes de Charlemagne avoient prodigieusement augmenté ses domaines, et comme ce prince, pour gagner les grands et les engager à concourir avec lui au bien public, étoit obligé de se les attacher par des bienfaits toujours nouveaux, il avoit converti une grande partie de ses nouvelles possessions en bénéfices.

Il est vrai qu’il les conféroit à vie[64], et que n’ayant pas laissé à ses successeurs le droit de les reprendre arbitrairement, les abus devoient être moins considérables qu’ils ne l’avoient été sous les Mérovingiens; cependant, si le prince n’a pas l’ame assez grande pour résister à ce charme secret qui porte les hommes à étendre encore leur pouvoir, quand ils en sont même embarrassés; si ces bénéfices, au lieu d’être la récompense du mérite, deviennent au contraire un moyen de séduire, et une monnoie pour acheter des flatteurs, les rois Carlovingiens seront bientôt entourés de courtisans intéressés à les corrompre. Les ordres particuliers du prince apprendront qu’un citoyen peut avoir un autre protecteur que la loi[65], et une autre sauvegarde que son innocence. On mettra les réglemens provisoires à la place des lois impartiales et souvent trop gênantes. Le champ de Mai ne présentera qu’une vaine cérémonie; et les fils d’un prince, qui ne vouloit que publier et protéger la loi, seront bientôt regardés comme les législateurs.

On dira peut-être que Charlemagne auroit prévenu ces malheurs et affermi la puissance du champ de Mai, en ne laissant pas à ses bénéfices la même forme que son aïeul, Charles Martel, avoit donnée aux siens; mais quand ce prince se seroit dépouillé du droit de conférer en bénéfices les terres de son domaine dont il pouvoit se passer, et l’auroit abandonné au champ de Mai, de même que la prérogative de disposer des comtés et des autres magistratures, il ne faut point penser que ces grâces, qui servirent entre les mains du prince à ruiner le gouvernement, eussent contribué à rendre plus solide l’autorité du champ de Mai, qui en auroit été le dispensateur, ni que les serviteurs du prince fussent devenus les serviteurs de l’état.

Dans cette supposition, ce n’eût pas été la trop grande puissance des Carlovingiens qui auroit anéanti celle du champ de Mai, mais leur trop grande foiblesse. Charlemagne, qui n’auroit eu aucun bienfait à répandre, n’auroit pas paru à sa nation aussi grand qu’il l’étoit: qu’on n’oublie pas que les Français étoient encore trop barbares pour le connoître et lui rendre justice. Ses réformes et ses lois n’auroient paru qu’une contrainte gênante et inutile, à laquelle on ne se seroit pas soumis. Mille cabales formées pour distribuer et obtenir les récompenses de l’état, n’auroient fait du champ de Mai qu’une cohue où l’intrigue auroit dominé, tel eût été vraisemblablement le sort de la nation française sous Charlemagne même, à quels désordres n’auroit-elle pas été exposée sous des princes moins habiles que lui?

Une nouvelle cause de la décadence prochaine du gouvernement, c’est que l’assemblée du champ de Mai n’étoit astreinte à aucune forme fixe et constante dans la manière de délibérer et procéder à l’établissement des lois. Autant qu’on peut le conjecturer à l’aide de nos anciens monumens, souvent elle prévenoit le prince, et le prioit de mettre le sceau royal aux règlemens qu’elle avoit dressés. Quelquefois le prince proposoit lui-même une loi, et requéroit la nation d’y donner son consentement. Tantôt les trois ordres de l’état dressoient leurs articles à part, et tantôt ils se réunissoient pour ne faire qu’une seule ordonnance. Il ne paroît pas qu’il y eût des termes prescrits pour délibérer à plusieurs reprises sur un même objet. Quelques lois ne furent portées qu’après plusieurs longs débats, et d’autres furent proposées, reçues et publiées sur le champ, par une espèce d’acclamation.

Charlemagne avoit laissé subsister cette manière indéterminée d’agir dans le champ de Mai, parce que l’extrême ignorance des Français ne lui permettoit pas de les tenir assemblés, sans qu’il veillât par lui-même à leur conduite, et la dirigeât; et des formalités, en le gênant, auroient été un obstacle éternel au bien. D’ailleurs, la nécessité où il étoit de se transporter d’une frontière de son vaste empire à l’autre, ne lui laissant la liberté de convoquer la nation que pendant un temps très-court, il falloit se hâter de décider les affaires; et le génie de Charlemagne tranchoit en un moment les difficultés, que des formes auroient rendues plus épineuses, et que ses sujets n’auroient jamais pu résoudre.

Si ce grand homme ne rendit pas son gouvernement inébranlable, n’en accusons que l’ascendant fatal des circonstances sur la prudence humaine. Son règne n’a produit qu’un bien passager; et s’il fût né deux siècles plutôt, ou quatre siècles plus tard, ses lois auroient vraisemblablement égalé sa réputation en durée. En voulant faire plus qu’il n’a fait, il n’auroit pas commencé à policer sa nation; il ne l’auroit pas mise sur la voie de connoître, de désirer, d’aimer et de faire le bien sous ses ordres. Ce qu’il auroit fallu tenter pour affermir sa constitution, l’auroit empêché d’en jeter les premiers fondemens.


CHAPITRE IV.

Foiblesse de Louis-le-Débonnaire.—Il étend la prérogative royale.—Comment la division qui règne entre ses fils ruine l’autorité du prince, et rend les seigneurs tout-puissans.

Louis-le-Débonnaire vouloit le bien, mais faute d’élévation et de lumière dans l’esprit, et de fermeté dans le cœur, il ne put jamais le faire. Sa vue, qui auroit dû s’étendre sur tout le royaume, se bornoit dans l’enceinte de sa cour. C’étoit certainement une chose très-louable que d’en bannir le scandale, et de forcer ses sœurs à respecter le public, et à se respecter elles-mêmes; mais il ne falloit pas regarder la réforme de quelques galanteries comme le chef-d’œuvre d’un bon gouvernement. Les bonnes mœurs d’un peuple sont sans doute la première cause de sa prospérité; mais les bonnes mœurs consistent à estimer la justice, la frugalité, le désintéressement, le travail et la gloire. Une attention extrême portée sur les détails des plus petits objets, est quelquefois, comme dans Charlemagne, la preuve d’un génie vaste qui embrasse tout; dans Louis-le-Débonnaire, qui ne s’élevoit point au-dessus de ces détails, elle décèle un prince qui n’étoit propre qu’à remplir les fonctions subalternes d’un centenier, ou de l’avoué de quelque monastère.

Les Français, dont le gouvernement n’avoit pas encore assez éclairé l’esprit, loin de pouvoir suppléer à ce qui manquoit au prince, avoient encore besoin de suivre un guide pour ne pas s’égarer. Ils sentirent la perte qu’ils avoient faite, regrettèrent Charlemagne, et ne tardèrent pas à se défier de la capacité de son fils qui ne connoissant en effet, ni les devoirs, ni l’étendue, ni les bornes du pouvoir dont il avoit hérité, confondit le crédit immense que la confiance publique avoit donné à Charlemagne, et l’autorité limitée que les lois lui avoient conférée. Toujours jaloux de tout ce qui l’environnoit, il vouloit tout faire en ne faisant rien, et ne sut jamais qu’on est bien éloigné d’établir une réforme avantageuse à la société, quand on veut l’entreprendre contre les règles.

Un roi qui avoue une faute, et qui la répare, s’attire l’estime générale de sa nation; mais convenir stupidement de ses erreurs sans se corriger, c’est se rendre méprisable. Il semble même que ce soit le dernier degré d’avilissement pour un prince. Il en est un cependant plus humiliant encore, c’est de s’avouer coupable d’une faute qu’on n’a pas faite, et de l’aggraver en voulant la réparer. On peut se rappeler que Bernard, roi d’Italie, qui avoit fait hommage de son royaume à Louis-le-Débonnaire son oncle, ne fut pas long-temps sans trahir le serment qu’il lui avoit prêté. Soit qu’il ne vît qu’avec jalousie[66] la fortune de Louis; soit qu’il en connut assez la foiblesse pour espérer de s’agrandir à ses dépens, il prit les armes et lui déclara la guerre; mais le succès ne répondit pas à ses espérances. Battu et fait prisonnier, il comparut devant une assemblée de la nation, qui lui fit son procès, et le condamna à mort. Louis, touché de compassion, commua la peine, et fit arracher les yeux au coupable, qui mourut des suites de cette opération cruelle.

L’empereur n’avoit rien à se reprocher, le procès de Bernard avoit été fait juridiquement; si on avoit commis à son égard quelqu’injustice, la nation seule étoit coupable. Cependant, Louis-le-Débonnaire eut des remords; et paroissant dans l’assemblée qui se tint à Attigny sur Aisne, sous l’habit d’un pénitent, il confessa publiquement sa prétendue faute avec une componction, qui devint une injure mortelle pour tous les membres du champ de Mai qui avoient jugé Bernard. Les évêques qui prirent cette indécente lâcheté pour un acte d’humilité chrétienne, furent édifiés d’un spectacle qui sembloit leur annoncer le plus grand crédit; mais la noblesse, plus judicieuse méprisa un prince qui vouloit être méprisé.

Les assemblées générales de la nation, et les états particuliers des provinces étoient encore convoqués; les envoyés royaux exerçoient toujours les mêmes fonctions; on voyoit subsister dans le palais et dans les provinces les mêmes magistratures et les mêmes tribunaux; mais, sous la forme apparente du même gouvernement, c’étoit déjà un fond de gouvernement tout différent, et aussi différent de celui que j’ai fait connoître que Louis l’étoit de Charlemagne. Cependant le cours que ce prince avoit imprimé aux affaires, le souvenir de ses grandes actions, le respect que l’on conservoit pour sa mémoire, et les sentimens d’honneur et de vertu que ses exemples avoient inspirés à quelques personnes, tenoient encore unies toutes les parties de l’état, ou du moins empêchoient qu’elles ne se séparassent avec tumulte; mais les ressorts du gouvernement se relâchoient de jour en jour.

Quand le prince néglige le bien public, ou y travaille sans succès, chaque citoyen ne s’occupe que de ses intérêts particuliers. Les lois ne furent plus observées avec la même obéissance et le même zèle qu’autrefois. Après les avoir négligées, on les viola ouvertement. Chaque ordre de l’état devient bientôt suspect aux autres; les soupçons font revivre les anciennes haines; tout se divise, se réunit. A mesure que les abus se multiplient, Louis, qui fait des efforts impuissans pour les réprimer, sent malgré lui son incapacité. Il se trouve gêné en servant de spectacle aux assemblées d’une nation qu’il ne sait pas gouverner. Il les craint, les hait, et les convoque cependant. On y publie de nouveaux capitulaires, dans lesquels on ne fait que refondre ceux de Charlemagne; preuve certaine de la décadence du gouvernement, et ressource impuissante qui découvre les besoins de l’état, sans remédier à ses maux.

Tant de foiblesse et d’incapacité de la part du prince auroit dû anéantir la prérogative royale, et Louis cependant l’avoit étendue beaucoup au-delà des bornes que Charlemagne s’étoit prescrites à lui-même. Plus il augmentoit sa puissance, moins il étoit capable d’en user, et plus il croyoit nécessaire de l’augmenter encore. L’art de disposer les esprits à obéir, est de toutes les parties de la politique la plus utile et la plus ignorée, Louis, qui voyoit recevoir ses ordres avec négligence, multiplia ses bienfaits pour s’attacher les grands; et après les avoir corrompus, prit leur complaisance pour une approbation, et tenta des entreprises plus hardies. Abusant du privilège de donner des ordres particuliers et de faire des réglemens provisoires, il voulut mettre son autorité et son nom à la place des[67] lois, affecta le pouvoir le plus despotique, et se réserva de punir arbitrairement les coupables.

Cette conduite, si contraire aux principes de Charlemagne, et au caractère même de Louis-le-Débonnaire, porté par instinct à respecter l’ordre et les lois établies, étoit l’ouvrage des vassaux qui le servoient dans le palais, de ses ministres, des évêques et des moines qui fréquentoient la cour, hommes avares et ambitieux, qui, pour être plus puissans, vouloient que leur maître fût au-dessus des lois. Personne ne s’opposoit à ces dangereuses nouveautés. Les comtes et les autres magistrats en voyoient avec plaisir les progrès, parce que leur puissance en devenoit plus arbitraire, et que la confusion de toutes les idées, sur la nature des lois et des rescrits particuliers du prince, les autorisoit, ainsi que nous l’apprend Hincmar, à faire pencher à leur gré la balance de la justice. Les seigneurs ne craignoient point cet excès de pouvoir dans les mains d’un prince qu’ils méprisoient. Déjà plus avares que jaloux de leur liberté, ils ne songeoient qu’à étendre ou multiplier leurs droits dans leurs terres, tandis que le peuple, menacé de tout côté d’une oppression prochaine par une foule de tyrans, gémissoit du mépris où les lois étoient tombées, et désiroit qu’il s’élevât un maître commun, dont il espéroit d’être protégé.

Les princes foibles font souvent de grandes fautes, en faisant les mêmes choses qu’ont faites de grands princes. Charlemagne avoit affermi son Empire en conférant des royaumes à ses fils; parce qu’il sut se faire obéir par des rois qui n’étoient en effet que ses[68] lieutenans. Quelqu’ambitieux qu’eussent été ces princes, ils auroient été retenus dans le devoir par la forme même du gouvernement. Ils ne pouvoient être tentés de se soulever contre leur père, qui s’étoit rendu le maître de toutes les volontés, sans prévoir qu’ils seroient accablés par la nation entière. Louis, trompé par cet exemple, crut de même multiplier les ressorts d’une bonne police, en associant Lothaire, son fils aîné, à l’Empire, peu d’années après qu’il y fut parvenu. Il créa en même temps Pepin roi d’Aquitaine, et donna à Louis, son troisième fils, le royaume de Bavière. Mais plus méprisé que craint, il ne fit que des rivaux ou des ennemis de son autorité, en faisant des rois. L’élévation de ses fils fut le signal de la discorde, parce qu’il les rendoit puissans, en même temps qu’il donnoit sa principale confiance à Judith, sa seconde femme et leur belle-mère, qui ne cherchoit qu’à les ruiner pour faire une plus grande fortune à son fils, connu dans notre histoire sous le nom de Charles-le-Chauve.

Cette princesse ne gouverna pas son mari par cet ascendant que les lumières et le courage donnent sur une ame foible, mais par la passion qu’elle lui inspiroit, et par cette sorte d’inquiétude, d’activité et d’intrigue, qu’un esprit paresseux et borné ne manque jamais de prendre pour du génie. Gouvernée elle-même à son tour par Bernard, comte de Barcelone, son amant, homme injuste, avare et violent, elle en prit tous les vices, et les auroit communiqués à son mari, s’il eût été capable de prendre et de conserver un caractère.

Dire que les fils de Louis-le-Débonnaire comprirent, par les premiers torts qu’on leur fit, ce qu’ils avoient à craindre de leur belle-mère, ce seroit, je crois, juger trop avantageusement de princes qui, dans tout le cours de leur vie, ne surent jamais se rendre raison de leurs entreprises, ni profiter de leurs fautes pour se corriger. Ils se soulevèrent par emportement, par vengeance et par inquiétude; et après avoir contraint l’impératrice à se réfugier dans un monastère, ils voulurent forcer leur père à se consacrer de même à la vie religieuse. Il étoit naturel qu’une guerre excitée par des tracasseries domestiques, fût terminée par une intrigue ridicule. Les moines se présentèrent comme médiateurs. Quelqu’atteinte que la révolte eût portée à l’autorité de Louis, il leur étoit plus utile de conserver sur le trône un prince qui les aimoit, et les croyoit tels qu’ils devoient être, que d’en faire un religieux dont l’élévation passée, l’humiliation présente et la bigoterie timide les gêneroient. Ils se mirent en mouvement, et réussirent si bien à diviser les princes révoltés, en les rendant suspects les uns aux autres, que Lothaire, abandonné de ses frères, ne fut plus en situation avec ses seules forces de consommer son attentat.

Louis, cependant, qui ne savoit ni pourquoi il s’étoit formé une tempête contre lui, ni comment il y avoit échappé, se trouvoit avec surprise sur le trône, et confondu également par sa bonne et sa mauvaise fortune, étoit plus timide que jamais. Ses fils, Pepin et Louis, voulurent être les dépositaires de l’autorité qu’ils lui avoient conservée; mais l’impératrice, qui s’étoit fait relever de ses vœux, fut d’autant plus avide de gouverner, qu’elle vouloit se venger de ses ennemis. Il falloit perdre les fils de son mari les uns par les autres, puisqu’ils s’étoient en quelque sorte emparés de toutes les forces de l’état. Pour assurer le succès de son entreprise en les divisant de plus en plus, Judith augmenta les domaines de Pepin et de Louis, en même temps qu’elle fit déclarer Lothaire déchu de son association à l’Empire.

L’histoire nous a conservé un fait bien propre à faire connoître l’esprit de petitesse et de superstition par lequel la cour étoit gouvernée. Lothaire, qui désiroit de se réconcilier avec son père, chargea de cette négociation Angelbert, archevêque de Milan. L’empereur reçut ce prélat avec distinction; et un jour en sortant de table, «Salut, archevêque, lui dit-il, comment doit-on traiter son ennemi? Le seigneur, répondit Angelbert, a ordonné, dans son évangile, de l’aimer et de lui faire du bien. Mais si je n’obéis pas à ce précepte? reprit Louis: vous n’obtiendrez point la vie éternelle, répliqua le prélat». L’empereur fâché d’être obligé de renoncer à sa vengeance ou au paradis, convint avec l’archevêque d’avoir le lendemain une conférence à ce sujet; et il s’y fit accompagner par tout ce qu’il y avoit de plus savant à sa cour. «Seigneurs, dit ce prélat en entamant la controverse, savez-vous que nous sommes tous frères en Jésus-Christ? Oui, répondirent les assistans; car nous avons tous le même père dans les cieux. L’homme libre, continua Angelbert, le serf, le père, le fils, sont donc frères. Or, l’apôtre S. Jean n’a-t-il pas dit que qui hait son frère est homicide? Et un homicide peut-il entrer dans la béatitude éternelle?» A ces mots, tous les savans de l’empereur se trouvèrent confondus; et ce prince, se prosternant le front contre terre, demanda pardon à Dieu du doute qu’il avoit eu, et rendit son amitié à Lothaire.

Je ne m’arrête pas sur les événemens de ce règne foible et malheureux: personne n’ignore que Louis-le-Débonnaire, toujours esclave des caprices et des passions de ceux qui le gouvernoient, fut enfin la victime de l’ambition de Judith et de l’inquiétude de ses fils. Pepin et Louis, plus jaloux du crédit de l’impératrice dont ils avoient pénétré les intentions, que reconnoissans de ses perfides bienfaits, se liguèrent une seconde fois avec Lothaire. Ces princes se jouèrent de la religion, qui servoit de voile à leur perfidie. Des évêques, qui n’étoient que leurs instrumens, parurent les auteurs de la disgrace de Louis. Flattés de se voir les dépositaires des droits des nations, et les juges d’un empereur, ils le dépouillèrent de sa dignité, et le reléguèrent dans l’abbaye de Saint-Médard de Soissons.

Ce prince y auroit été oublié, si l’union de ses fils avoit pu subsister; mais Lothaire, qui, dès qu’il se crut le maître de l’empire, ne sentit plus le besoin qu’il avoit de ses frères, voulut les réduire à n’être que ses lieutenans. Ces princes indignés prirent les armes, et remplacèrent leur père sur le trône, où, n’éprouvant jusqu’à sa mort que de nouvelles disgraces, il fut continuellement occupé à rendre ridicule, par sa foiblesse, la dignité auguste dont il étoit revêtu, à craindre les trahisons de ses fils, et à leur pardonner leurs révoltes. Tandis que l’autorité royale s’anéantissoit, Louis fomentoit, sans le savoir, les haines de ses fils, et portoit ainsi le dernier coup au gouvernement. En prenant de bonne foi les mesures qu’il croyoit les plus propres à les réunir, il perpétuoit leurs divisions, et souffloit le feu des guerres civiles qui devoient perdre sa maison.

Charlemagne, qui connoissoit le poids énorme de la royauté, parce qu’il en avoit rempli tous les devoirs, comprit qu’il devoit y avoir une certaine proportion entre l’étendue d’un état et celle de l’esprit humain, sans quoi la politique trop foible ne peut embrasser toutes les parties de l’empire, et voir naître rapidement des abus auxquels il n’est bientôt plus possible de remédier. Dans le point de grandeur où la puissance des Français étoit parvenue, tandis que leurs connoissances étoient si médiocres et leurs vices si grands, il étoit heureux que l’usage de partager le royaume entre les fils du prince, subsistât encore. Il eût été dangereux de ne faire qu’un seul empire des trois royaumes que Charlemagne forma; et dont chacun en particulier étoit non-seulement en état de résister à ses ennemis, mais même de les subjuguer, ou du moins de contenir dans leurs habitations ces restes de barbares qui continuoient à infester les mers, et à faire des descentes et des courses dans les différentes provinces de l’Europe.

Bien loin d’assujettir les trois royaumes des Français à des devoirs réciproques, Charlemagne les rendit absolument indépendans les uns des autres. Au lieu de songer à confondre leurs intérêts, il voulut qu’ils n’eussent rien à démêler ensemble, et disposa leurs provinces de façon qu’ils ne pussent avoir aucune querelle au sujet de leur territoire, que leurs frontières se trouvassent naturellement fortifiées, et que, sans avoir sujet de s’offenser, ils pussent cependant se secourir contre les attaques des étrangers.

Il étoit défendu[69] à chaque prince de recevoir dans ses états quelque sujet mécontent de l’un de ses frères, et d’interposer même ses bons offices en sa faveur. Charlemagne craignoit que des transfuges ne communiquassent leur chagrin, ou leur inquiétude au prince chez lequel ils se retireroient. Il vouloit empêcher qu’une cour ne s’exposât à des refus humilians en sollicitant des grâces, ou n’extorquât, à force de négociations, des complaisances propres à produire de l’aigreur, ou du moins un ressentiment secret, souvent nuisible au bien de la paix. Il ne fut point permis de recevoir des bénéfices d’un autre prince que celui dont on étoit sujet. Charlemagne ordonna enfin qu’aucun de ses enfans ne pût acquérir quelque espèce de possession que ce fût dans les royaumes de ses frères, et permit cependant à leurs sujets de former entre eux des alliances par le mariage.

Louis-le-Débonnaire voulut être plus sage que Charlemagne, et tout fut perdu sans ressource. Croyant, parce qu’il étoit extrêmement foible, timide et borné, qu’un état ne pouvoit jamais être trop étendu ni trop puissant, il ne forma qu’un seul corps politique des trois royaumes qu’il donna à ses trois fils, Lothaire, Louis-le-Germanique et Charles-le-Chauve. Il établit entre eux une sorte de subordination[70] domestique, fondée sur l’âge et les degrés de parenté des princes qui les gouverneroient. Lothaire, en qualité de fils aîné, devoit avoir sur ses frères et sur leurs états la même autorité que Louis-le-Débonnaire prétendoit s’être réservée en donnant d’abord des royaumes à ses enfans, mais dont il n’avait jamais pu jouir, et qui causa la plupart des malheurs de son règne.

Tous les ans Lothaire, Louis-le-Germanique et Charles-le-Chauve, devoient conférer ensemble sur les affaires générales et particulières de leurs royaumes. Il étoit ordonné que les deux derniers se rendroient chez leur frère aîné, lui porteroient des présens; et que celui-ci, après les avoir reçus avec bonté, les renverroit avec des marques de sa libéralité. Louis et Charles ne pouvoient ni se marier, ni entreprendre une guerre étrangère, ni faire la paix sans le consentement de Lothaire. Ils avoient enfin les uns sur les autres un droit pernicieux d’inspection et de correction, qui s’étendoit même jusqu’à déposer un prince qui, ayant abusé de son pouvoir, refuseroit de réparer ses injustices.

Il pouvoit ce faire que les arrangemens politiques de Charlemagne, les plus sages qu’il fût alors possible de prendre, ne fussent pas cependant capables de prévenir des soupçons, des haines, et même des ruptures ouvertes entre des princes avares, inquiets et ambitieux; mais les dispositions de Louis-le-Débonnaire en devoient nécessairement produire entre les princes même les plus modérés. Aussi les règnes de Lothaire, de Louis-le-Germanique et de Charles-le-Chauve, déjà ennemis les uns des autres avant la mort de leur père, ne furent-ils qu’une longue suite de guerres civiles.

Les premiers troubles qui avoient agité le gouvernement de Louis-le-Débonnaire, lui firent perdre les prérogatives qu’il s’étoit attribuées et les droits qui lui appartenoient le plus légitimement. L’audace de ses fils rendit tout le monde audacieux; il ne fut plus question de craindre les lois, mais de se faire craindre; et dans l’anarchie où l’état se précipitoit, la justice fut obligée de céder à la force. Des princes tels que Lothaire et ses frères, tombèrent dans le dernier mépris. Toujours acharnés à se perdre, se susciter des ennemis, se tendre des piéges, et se débaucher mutuellement leurs créatures par les plus basses complaisances, ils mirent en honneur la révolte et la perfidie. Ils furent obligés de dissimuler les entreprises qu’on formoit contre eux, de tout pardonner, parce qu’ils ne pouvoient rien punir; et de traiter continuellement avec la noblesse et le clergé pour avoir des secours qui leur étoient dus, qu’on ne leur accordoit presque jamais, ou qui les rendoient plus ambitieux, plus entreprenans, plus injustes, plus téméraires, et par conséquent plus foibles, s’ils avoient l’adresse de les obtenir.

Si Lothaire ne fut plus en état de repousser les Sarrasins qui infestoient la Méditerranée et l’Italie, Louis-le-Germanique de contenir dans le devoir les peuples de Germanie qui étoient ses tributaires, et Charles-le-Chauve d’humilier les Bretons qui affectoient une entière indépendance dans l’Armorique; si leurs royaumes furent ouverts aux courses des Normands, la nation française ne manquoit pas des forces nécessaires pour se faire respecter, mais de l’art de les réunir, et sur-tout de les employer avec avantage. Personne ne sachant commander, personne ne savoit obéir. C’est l’anarchie et non pas la bataille de Fontenay qui fit la foiblesse de l’état. Quoiqu’il périt cent mille Français à cette journée, elle ne laissoit pas la nation sans ressources. Les historiens n’ont pas fait attention que cent mille hommes de plus ou de moins dans trois royaumes qui embrassoient la plus grande partie de l’Europe, et dont tout citoyen étoit soldat, ne pouvoient les jeter dans l’anéantissement où ils tombèrent. Un plus grand fléau avoit frappé les Français; c’est la ruine des lois, qui entraînoit celle de leur domination; c’est l’indépendance des grands, c’est la servitude, c’est la misère du peuple qui faisoient chanceler l’état.

Soit qu’au milieu des guerres civiles on ne convoquât plus les assemblées de la nation, soit qu’elles ne fussent que des conventicules de factieux ou de flatteurs, il cessa en quelque sorte d’y avoir une puissance souveraine dans l’état; et les Français se trouvèrent à peu près dans la même situation où leurs pères avoient été après le règne de Clotaire II. Le germe de division qui subsistoit toujours entre les différens ordres des citoyens, se développa promptement et produisit des maux encore plus grands. Je parlerai bientôt de la servitude déplorable où le peuple étoit réduit, quand Hugues Capet parvint à la couronne. Si le clergé avoit recouvré des richesses immenses, si on lui avoit donné de grandes[71] terres, si, par je ne sais quelle dévotion mal entendue, des familles sans nombre se rendoient esclaves de ses maisons, son sort n’en étoit pas plus heureux. Les évêques et les abbés n’étant point en état de défendre leurs possessions, depuis que la force décidoit de tout en France, et qu’ils avoient cessé de s’occuper du métier des armes, leurs plus grands domaines devinrent la proie[72] de l’avarice des seigneurs. On vit des laïcs s’établir, les armes à la main, dans les abbayes, prendre même le titre d’abbés, et ne laisser à leurs moines que la liberté de prier Dieu pour la prospérité de leurs persécuteurs.

La France étoit ravagée à la fois par les armes des Normands, et par les guerres particulières des seigneurs. On ne voyoit de toutes parts que des bourgs et des hameaux en feu, et des hommes errans, qui n’avoient aucune retraite. Tant de désordres concentrèrent, si je puis parler ainsi, l’attention de chaque particulier sur lui-même. Comme on n’attendoit aucune protection d’un gouvernement qui ne subsistoit plus, chacun ne pensa qu’à sa propre défense, et devint insensible aux maux publics. Les fils de Louis-le-Débonnaire demandoient-ils quelques secours à leurs sujets pour faire la guerre et repousser les Normands? Je suis esclave, devoit répondre le peuple, rompez les chaînes dont les seigneurs m’ont chargé, et je vous sacrifierai mes bras. Le clergé, occupé de ses seules pertes, éclatoit en murmures, en reproches et en menaces; et regardoit les ravages des Normands comme le juste châtiment des Français qui pilloient les biens de l’église. Si les seigneurs avoient encore quelque déférence pour les ordres du prince, ce n’étoit que pour en obtenir quelque diplome inutile, qui favorisât leurs usurpations.


CHAPITRE V.

Ruine entière de l’ancien gouvernement sous le règne de Charles-le-Chauve.—Ce prince rend les bénéfices et les comtés héréditaires.—Naissance du gouvernement féodal.

Charles-le-Chauve, trompé par les flatteries de ses courtisans, et les vaines marques de respect qu’on rendoit à sa dignité, se croyoit tout-puissant. Parce qu’il n’y avoit plus de champ de Mai, il se regarda comme le législateur revêtu de toute la puissance souveraine; mais si on ne lui contestoit point le droit de commander en maître, c’est qu’on avoit celui de lui désobéir impunément; et son prétendu despotisme n’étoit que la preuve de sa foiblesse.

Ses états éprouvant enfin tous les jours de nouvelles disgraces de la part des Normands, sans qu’il pût leur opposer une armée, il ouvrit les yeux, malgré lui, sur sa situation, cependant il ne connut pas d’abord toute l’étendue du mal. Il espéra qu’en convoquant une assemblée générale des seigneurs, car le peuple n’étoit plus compté pour rien, il réuniroit les ordres divisés de la nation, et qu’elle formeroit encore sous sa conduite un corps qui n’auroit qu’un même intérêt et un même mouvement. Il se trompoit. Il ne se rendit à ses ordres que des prélats, qui se plaignirent de tous les torts et de toutes les injures que la noblesse leur avoit faites, et qui dévoilant par-là même toute leur foiblesse, n’étoient guères propres à donner du crédit au prince, et du poids aux règlemens qu’il feroit.

Charles s’humilia, dès que n’étant plus soutenu par de folles espérances, il ne put se déguiser qu’il étoit abandonné de la plupart des grands. Au lieu de faire des menaces, il publia qu’il étoit prêt à oublier tout le passé, à pardonner les injures qu’on lui avoit faites[73], et les infidélités qu’on avoit commises à son égard. Il proteste qu’il honorera les grands, qu’il satisfera à leurs demandes, qu’il se conduira par leurs conseils. Rien de tout cela n’est écouté. On méprise l’amnistie d’un prince qui est obligé lui-même de demander grâce; on dédaigne la protection d’un roi qu’on a réduit à tout craindre. Si quelques seigneurs consentent enfin à venir lui rendre hommage, et lui promettent par serment de le servir avec fidélité, il s’oblige lui-même à son tour à les respecter, à les protéger, tant que Dieu lui conservera l’usage de la raison, et à réparer sans délai les torts qu’il pourroit leur faire par surprise ou par inadvertance.

Une conduite ferme et courageuse, de la part d’un prince tel que Charles-le-Chauve, ne lui auroit vraisemblablement valu que de nouveaux mépris; mais il est certain aussi qu’en ne cherchant qu’à exciter la pitié, il accréditoit les abus auxquels il prétendoit remédier. Puisque Charles étoit incapable de suivre l’exemple de son aïeul, et de rétablir son autorité en rétablissant celle des lois, il ne lui restoit d’autre ressource que de s’ensevelir sous les ruines de l’état. Mais il étoit trop lâche pour supporter cette pensée, et ne pas toujours se flatter qu’à force de complaisance ou de bienfaits, il gagneroit enfin la noblesse, et la ramèneroit à l’obéissance.

Depuis plusieurs années, ses propres vassaux, fatigués de leur service, n’avoient cherché qu’à le diminuer, ou ne l’acquittoient qu’avec une extrême tiédeur. Charles, lassé de leurs plaintes, et sans doute intimidé par leur mauvaise volonté, les avoit dispensés de le suivre[74] à la guerre, à moins que le royaume ne fût menacé d’une invasion de la part des étrangers. Pour réparer le tort que lui avoit fait cette première complaisance, il en eut une seconde encore plus contraire à ses intérêts. Louis-le-Débonnaire, cédant à la nécessité, avoit déjà aliéné pour toujours quelques-uns de ses bénéfices[75], et Charles consentit à rendre tous les siens héréditaires. Il voulut même que les seigneurs qui en étoient en possession pussent, au défaut d’enfans, en disposer en faveur de quelqu’un de leurs parens. Il comptoit que la reconnoissance alloit donner un nouveau zèle à ses vassaux pour ses intérêts; mais ils furent peu touchés de cette libéralité, parce que le prince n’étoit plus assez fort pour reprendre ses bénéfices.

Charles n’ayant plus rien à donner, rendit enfin les comtes[76] héréditaires; et il ne fit encore que des ingrats. Les comtes avoient commencé, sous le règne précédent, à conférer en leur nom les bénéfices royaux qui étoient situés dans leurs ressorts. Ils s’étoient fait des amis et des créatures; et les divisions du clergé, de la noblesse et du peuple les rendoient si indépendans du prince, qu’il eût été dangereux de les vouloir dépouiller de leur magistrature. De ce degré de pouvoir à l’hérédité, la distance est courte et se franchit aisément; ainsi on peut dire que l’ordonnance de Charles-le-Chauve ne causa pas une révolution, mais hâta seulement un événement nécessaire, qui devoit établir un ordre de choses tout nouveau chez les Français.

Dès que les comtés devinrent le patrimoine de quelques familles, tout ce qui subsistoit encore de l’ancien gouvernement disparut en peu de temps. Il seroit difficile de peindre la confusion anarchique où se trouvèrent tous les ordres de l’état, et l’anéantissement sur-tout dans lequel tombèrent des princes sans soldats, sans argent, et qui n’ayant plus de lois à faire parler pour eux, ni de grâces à accorder, ne devoient rencontrer que des sujets infidelles et désobéissans. Jusqu’alors Charles-le-Chauve avoit toujours été aidé des secours de quelques comtes disposés à le suivre à la guerre avec les hommes de leurs provinces; et ces forces le mettoient en état de se faire craindre des seigneurs, ou de les contraindre du moins à se conduire à son égard avec quelques ménagemens. Après la révolution, les comtes furent presque toujours cités inutilement par le roi. Leur nouvelle fortune leur donnoit de nouveaux intérêts, et les occupa entièrement.

Le prince convoqua encore des assemblées de la nation, mais il ne s’y rendit que des hommes qui étoient, comme lui, les victimes des désordres publics. On y faisoit un tableau touchant des malheurs de l’état, on parloit des courses et des pillage des Normands; des vexations des seigneurs, de la ruine du clergé et de la misère du peuple; on faisoit des plaintes inutiles, et par un règlement auquel on dût obéir, les lois saliques, ripuaires, &c. les capitulaires de Charlemagne et de Louis-le-Débonnaire n’ayant plus de protecteur, tombèrent dans le plus profond oubli. Au lieu de n’être encore que les simples ministres des lois, les comtes, qui avoient secoué le joug des envoyés royaux et refusé de reconnoître l’ordonnance par laquelle Charles-le-Chauve commettoit chaque évêque[77] pour en exercer les fonctions dans l’étendue de son diocèse, devinrent les maîtres, ou plutôt les tyrans des lois dans leurs comtés.

Une volonté arbitraire décida de tous les droits. Chaque seigneur rendit sa justice souveraine[78], et ne permettant plus que ses jugemens fussent portés par appel à la justice du roi, le Français réclama inutilement les lois saliques ou ripuaires, le Gaulois les lois romaines, le Bourguignon les lois de Gondebaud, &c.; il fallut n’en plus reconnoître d’autres que les ordres du comte ou de son seigneur. Tous les peuples qui, à la faveur de leurs codes différens, avoient été jusqu’alors séparés les uns des autres, oublièrent leur origine. N’ayant plus qu’une même loi, ou plutôt qu’une même servitude, ils se confondirent; et les caprices de leurs maîtres furent leur droit public et civil, jusqu’à ce que le temps eût enfin consacré les coutumes que la violence établissoit.

Il ne faut pas penser que les comtes devinrent absolus dans toute l’étendue de leur comté; ils n’acquirent en propre que leur ville et les bourgs, villages et hameaux où ils avoient eu l’habileté d’empêcher qu’il ne se formât quelque seigneur particulier. Ce n’est que dans ces territoires qu’ils devinrent tout-puissans; car les seigneurs de chaque province, aussi adroits à profiter des désordres publics et de l’anéantissement des lois que les comtes, s’étoient déjà cantonnés dans leurs terres, et y jouissoient de tous les droits que nos jurisconsultes modernes appellent régaliens, qu’on nommoit alors simplement seigneuriaux, et qui constituent en effet la souveraineté.

Après ce que j’ai dit de l’administration injuste et pusillanime de Charle-le-Chauve, on ne sera pas surpris des progrès rapides que fit la tyrannie des particuliers à la faveur de l’anarchie générale, si on se rappelle la peinture que l’histoire nous fait des successeurs de ce prince. Louis-le-Bègue, qui à peine auroit été capable d’être le magistrat d’une nation heureuse et tranquille, ne régna que dix-huit mois, et laissa, pour lui succéder, Louis III et Carloman, qui étoient encore dans leur première jeunesse, et dans qui l’âge ne développa aucun talent. Charles-le-Gros, fils de Louis le germanique, et qui, avec le titre d’empereur, étoit roi d’Italie et de Germanie, fut placé sur le trône de France. Il réunissoit ainsi sous sa domination tous les pays qui avoient formé le vaste empire de Charlemagne; et il n’en parut que plus foible et plus méprisable. L’Italie n’étoit pas dans une meilleure situation que la France, son roi ne portoit qu’un vain titre. La Germanie, il est vrai, étoit moins malheureuse; les lois n’y étoient pas tombées dans le même mépris qu’en France, et le prince y conservoit encore quelqu’autorité; mais Charles-le-Gros n’étoit pas capable de s’en servir pour se faire respecter des Français, et former un nouvel édifice des ruines de l’ancien. Ce prince, toujours accablé sous le poids des titres qu’il portoit, éprouva le sort qui l’attendoit dans une nation qui ne connoît plus de règle. On lui ôta ses couronnes, et il finit ses jours dans une prison. Je ne parle pas de ses successeurs, à peine méritent-ils que l’histoire conserve leur nom.

On doit être au contraire étonné qu’au milieu des révolutions qui changèrent la face du royaume, les Français aient conservé l’usage du serment de fidélité et de l’hommage dont ils auroient pu s’affranchir. Si on eût secoué le joug de Charles-le-Chauve et de ses successeurs, pour les punir d’avoir abusé tyranniquement de leur pouvoir, la révolution se seroit faite avec un emportement qui eût fait franchir toutes les bornes du devoir. Mais comme on les dépouilloit de leurs prérogatives, parce qu’ils ne savoient pas les conserver; qu’on agissoit par ambition et par avarice, et non par haine, les esprits ne reçurent point de ces secousses violentes, qui, en les échauffant, les portent aux dernières extrémités. Au milieu de toutes les nouveautés que produisoit la licence de tout faire, on se laissoit encore conduire par les idées que l’ancien gouvernement avoit données. On ne refusoit pas de prêter la foi et l’hommage, parce qu’on y étoit accoutumé; mais on violoit ses engagemens sans scrupule, parce qu’on pouvoit le faire impunément.

D’ailleurs, les comtes crurent faire une assez grande fortune, en acquérant tous les droits dont avoient joui les ducs des Bavarois, des Allemands, des Bretons, &c. qui étant chefs de leurs nations, sous la protection des rois de France, ne leur rendoient qu’un simple hommage, et n’étoient obligés qu’à les suivre à la guerre. Il n’étoit pas même de l’intérêt de ces nouveaux souverains de s’affranchir de tout devoir à l’égard du prince. Refuser de reconnoître sa supériorité, c’eut été révolter l’esprit général et dominant de la nation. Les comtes, par cette conduite, auroient donné aux seigneurs qui possédoient des terres dans leur province, l’exemple et le prétexte d’aspirer à la même indépendance; et ils y auroient perdu leur suzeraineté, droit souvent inutile, mais titre brillant, que la vanité estimoit alors beaucoup.

Il y eut, il est vrai, des seigneurs assez puissans ou assez heureux pour ne reconnoître aucune supériorité dans leur comte. Ils refusèrent de lui prêter hommage, et ne relevèrent, ainsi qu’on s’exprima bientôt après, que de Dieu et de leur épée. Leurs terres devinrent des principautés absolument indépendantes, et on les appella des Alleux[79], ou des terres allodiales. Mais en général les seigneurs firent hommage à leur comte; les uns parce qu’ils n’étoient pas assez forts pour oser le lui refuser; les autres parce qu’ils étoient accoutumés par l’ancien gouvernement à le regarder comme le magistrat public dans sa province, et qu’il avoit conservé une sorte de jurisdiction[80] sur leurs terres.

Quand il n’y eut plus d’autre lien entre les parties désunies de l’état que la foi et l’hommage, on manqua d’expressions pour rendre les idées toutes nouvelles que présentoit à l’esprit un gouvernement tout nouveau. On se servit de celles qui étoient les plus propres à se faire entendre. On appela par analogie, du nom de vassal, tout seigneur qui devoit l’hommage: on nomma fief, toute possession en vertu de laquelle on y étoit tenu; et gouvernement féodal, les droits et les devoirs fondés sur la foi donnée et reçue. Ces expressions, qu’on n’avoit autrefois employées qu’à signifier l’espèce de bénéfices établis par Charles Martel, et le gouvernement économique des familles, signifièrent alors le gouvernement politique, et le droit public et général de la nation: s’il est permis de donner ces noms à une constitution monstrueuse, destructive de tout ordre et de toute police, et contraire aux notions les plus communes de la société.

Sans doute que les nouveaux vassaux dont je parle, toujours conduits par l’ancien esprit de la nation, furent d’abord obligés de remplir, à l’égard du seigneur auquel ils rendirent hommage, les mêmes devoirs que les vassaux établis par Charles Martel devoient à leurs bienfaiteurs, et que le suzerain à son tour leur promettoit sa protection. La manière dont Charles-le-Chauve rendit les comtés héréditaires, et le serment que ce prince et les grands se firent réciproquement de s’aider et de se défendre, l’indiquent assez clairement. Mais il est plus certain encore qu’on ne reconnut bientôt cette obligation, qu’autant qu’on fut trop foible pour ne la pas remplir. Tous les droits devoient paroître équivoques et douteux, tous les intérêts étoient opposés, et les passions qui n’étoient retenues par aucun frein, devoient sans cesse exciter de nouvelles querelles. Comme il n’y avoit dans ce chaos d’injustices et d’usurpations, aucune puissance publique et générale, dont les suzerains et les vassaux pussent implorer la protection ou la vengeance, et que les grands vassaux qui relevoient de la couronne étoient assez puissans pour ne pas craindre les arrêts rendus contre eux par la cour du roi, et que peut-être même elle ne tint pas ses assises dans ce temps de foiblesse et de confusion, la force fut le seul droit en vigueur, et le succès le seul titre respecté.

Les guerres continuelles que se firent les seigneurs, depuis le règne de Louis-le-Bègue jusqu’à l’avénement de Hugues Capet au trône, durent empêcher que le gouvernement féodal ne prit une forme constante et uniforme. Des événemens nouveaux, bizarres, imprévus et contraires, changeoient continuellement les coutumes naissantes, et étendoient ou restreignoient les droits des suzerains et les devoirs des vassaux. Aujourd’hui on relevoit d’un seigneur, et demain d’un autre. Quelques comtes en forcèrent d’autres à leur prêter hommage, quoique tous dans leur origine tinssent également leur fief du roi, et dussent par conséquent être vassaux immédiats de la couronne. Quelques seigneurs firent revivre le titre de duc; d’autres, en possédant un duché, préférèrent la qualité de comte. Plusieurs terres possédées en alleu durent consentir à rendre hommage pour se faire un protecteur dans une conjoncture difficile; d’autres, au contraire, tenues en fiefs, parvinrent, par quelques succès, à ne reconnoître aucun seigneur. Enfin, la fortune, toujours capricieuse lorsqu’elle n’est pas domptée par des lois fermes et sages, décida du droit ainsi que des événemens, jusqu’au règne des premiers Capétiens.

Depuis l’établissement des seigneuries, dont les prérogatives étoient si propres à énerver la puissance publique et à donner le goût de l’indépendance et de la tyrannie aux familles qui en étoient en possession, il semble que tout portoit les Français à la monstrueuse anarchie du gouvernement féodal. Il est vraisemblable que, dès la première race, ils en auroient éprouvé les désordres, si la famille des Pepins, en produisant plusieurs grands hommes qui se succédèrent les uns aux autres, n’étoit venue au secours de l’état prêt à se démembrer. Les qualités personnelles de Charles Martel et de son père suppléèrent à ce qui manquoit au gouvernement. Ils surent tenir la nation unie, en se faisant obéir par les seigneurs, qui dès-lors ne travailloient qu’à se cantonner dans leurs terres. Sous les Carlovingiens, les mêmes passions portoient les Français à la même indépendance, mais avec plus de force, parce que la puissance des seigneurs étoit plus grande, et la France ne produisit aucun homme de génie qui pût se mettre à la tête des affaires, protéger les lois, ou du moins en prendre la place, et faire respecter son autorité. Robert-le-Fort acquit de la réputation contre les Normands, mais il n’avoit de talent que pour la guerre. Ses descendans surent se frayer un chemin au trône, c’est-à-dire, profiter des désordres de l’état, mais non pas le gouverner.


CHAPITRE VI.

Démembrement que souffrit l’empire de Charlemagne.—Ruine de sa maison.—Avénement de Hugues-Capet au trône.

La guerre, allumée entre les trois fils de Louis-le-Débonnaire, avoit été terminée en 845 par un nouveau partage dont ils convinrent. Lothaire avoit été reconnu en qualité d’empereur; et outre le royaume d’Italie et les provinces qui s’étendent depuis les Alpes jusqu’au Rhône et à la Saône, il occupa dans l’Austrasie tout le pays dont son second fils, nommé aussi Lothaire, forma le royaume de Lorraine. Louis-le-Germanique posséda au-delà du Rhin l’ancienne Germanie, et en deçà de ce fleuve, quelques villes avec leur territoire, telles que Spire, Mayence, &c. Charles-le-Chauve n’eut dans son partage que le pays qui avoit autrefois composé le royaume de Neustrie, une partie de la Bourgogne et l’Aquitaine. Tout le monde sait comment les états de la succession de Lothaire[81] et de son frère Louis-le-Germanique furent usurpés par des étrangers sur la maison de Charlemagne, et commencèrent à former des puissances entièrement indépendantes de la France. C’est à l’histoire du royaume de Charles-le-Chauve qu’est désormais bornée celle de la nation française, qui, après avoir fait de si grandes conquêtes, se trouvoit resserrée dans des bornes plus étroites qu’elle ne l’avoit été sous les derniers rois de la première race, et ne retiroit d’autre avantage de ses travaux, que de voir former de ses débris, par la défection des vaincus, des puissances qui étoient devenues ses ennemis.

Tandis que les princes Carlovingiens, qui ne régnoient plus que dans la France proprement dite, tomboient de jour en jour dans le plus grand avilissement, les rois de Germanie, plus dignes de leur place, et qui tiroient encore quelque force du crédit que les lois conservoient chez les Allemands, portèrent leurs armes en Italie, et réprimèrent une foule de petits tyrans qui aspiroient à l’empire, et que l’imbécillité des empereurs Lothaire et Louis II y avoit laissé naître. Ils protégèrent l’église de Rome, et méritèrent que les papes, presque souverains et déjà reconnus par Charles-le-Chauve pour dispensateurs de la dignité impériale, l’unissent pour toujours à la couronne[82] de Germanie. Le préjugé avoit attaché au titre d’empereur un rang supérieur à celui de roi, et Louis-le-Débonnaire avoit fortifié ce préjugé, en voulant que l’empereur eût une sorte de juridiction sur les différens royaumes de sa succession. Si Charles-le-Chauve, de concert avec Louis-le-Germanique, n’eut pas fait la guerre assez heureusement pour forcer l’empereur Lothaire son frère à reconnoître l’indépendance de sa couronne et le traiter comme son[83] égal, la dignité impériale, qui devoit être chez les Français un monument éternel de leur gloire et de leur courage, n’auroit servi qu’à les rendre dépendans de la nation allemande qu’ils avoient vaincue.

Les Français voyoient sans chagrin ces diverses révolutions. Occupés de leurs troubles domestiques et des intérêts particuliers de leurs familles, il leur importoit peu que le roi perdît ou conservât le titre d’empereur, et que des peuples que Charlemagne avoit subjugués, se rendissent indépendans d’une maison dont ils ne vouloient plus eux-mêmes reconnoître l’autorité. Quand Arnoul fut couronné empereur et roi de Germanie, à la place de Charles-le-Gros qu’il avoit fait déposer, Eudes, fils de Robert-le-Fort, s’empara sans opposition de la couronne de France, qui appartenoit à Charles-le-Simple comme au seul mâle de la maison Carlovingienne. Ce prince ne recouvra une partie du bien de ses pères que pour éprouver des disgraces. Peu s’en fallut qu’au lieu d’être en état de réclamer les lois de la succession, et de faire valoir ses droits sur la Germanie, l’Empire et l’Italie, il ne se vît encore enlever la couronne de France par Robert, frère du roi Eudes. Ayant été assez heureux pour rassembler quelques forces et battre cet ennemi, qui fut tué dans la déroute de ses troupes, il ne tira aucun avantage de cette victoire. Ce prince n’échappoit à un écueil que pour échouer contre un autre. Héribert, comte de Vermandois, le retint prisonnier dans le château de Péronne pendant les sept dernières années de sa vie; et Raoul, duc de Bourgogne, profita de cette espèce de vacance du trône pour se faire couronner roi de France; ce titre ne lui donna aucune autorité nouvelle, et son règne dura quatorze ans.

Hugues-le-Blanc pouvoit suivre l’exemple d’usurpation qu’Eudes et Raoul lui avoient donné; mais, soit que son ambition fût satisfaite d’être un des plus grands seigneurs du royaume, soit qu’il crût que la royauté dépouillée de toutes ses prérogatives, en le rendant suspect à la plupart des grands vassaux, ne lui donneroit que des prétentions qu’il seroit dangereux de vouloir faire revivre, il plaça sur le trône Louis IV, surnommé d’Outremer. Il le protégea, lui fit la guerre, le tint renfermé dans un château, ou lui donna la liberté, selon qu’il importoit à ses intérêts. Lothaire ne fut aussi couronné que de son consentement. Mais, quoique Hugues fût le maître absolu du prince, parce qu’il avoit des forces beaucoup plus considérables que lui, et que leurs domaines se touchoient, il faut bien se garder d’en conclure avec quelques historiens, qui n’ont pas remarqué les révolutions arrivées dans l’état, et la forme bizarre que le gouvernement avoit prise, qu’il pût disposer de la nation comme les Pepins et Charles Martel en avoient autrefois disposé. Ceux-ci étoient maires du palais; et quoique leur autorité fût odieuse, elle étoit reconnue dans toute l’étendue et par tous les ordres du royaume. Hugues-le-Blanc n’étoit que duc de France; et cette qualité ne lui donnoit que, dans la province de ce nom, le même pouvoir que les autres grands vassaux avoient dans les provinces qui leur étoient tombées en partage.

Louis V, surnommé le Fainéant, ne régna qu’un an; et Hugues-Capet s’empara du trône au préjudice de Charles, duc de Lorraine, seul prince de la maison de Charlemagne, second fils de Louis d’Outremer, et oncle de Louis V. Quelques historiens ont dit que Charles fut rejeté par sa nation, à laquelle il s’étoit rendu odieux, en se dégradant au point de se rendre vassal de l’empereur. Si cela est ainsi, il faut convenir que les Français furent, dans le moment de la révolution, bien différens de ce qu’ils avoient été jusqu’alors, et de ce qu’ils furent encore un moment après. S’ils étoient si jaloux de la gloire de leur prince; s’ils croyoient que la plus légère tache le rendît indigne de régner sur eux, pourquoi avoient-ils donc fait eux-mêmes, aux derniers Carlovingiens, les affronts les plus humilians? Pourquoi souffroient-ils qu’on les retînt dans les prisons? Pourquoi les avoient-ils réduits à une telle misère, que les fils puînés de ces rois sans domaine, n’ayant pas même à espérer un château de la succession de leur père, étoient obligés d’aller chercher fortune hors du royaume? et c’en étoit une sans doute très-considérable pour le second fils de Louis d’Outremer, que d’être fait duc de Lorraine par l’empereur.

Mais les Français étoient bien éloignés de penser que l’hommage et la vassalité avilissent un prince. Ils avoient vu les rois de Provence et de Bourgogne se déclarer vassaux de l’Empire, sans perdre l’éclat de leur dignité. Jamais on n’imaginera que les ducs de Normandie, de France, d’Aquitaine, de Bourgogne, les comtes de Flandre, de Toulouse, de Troyes, de Vermandois, &c. regardassent l’hommage comme une bassesse, et l’eussent cependant prêté à des rois aussi puissans que Charles-le-Simple, Louis d’Outremer, Lothaire et Louis-le-Fainéant. Si Charles est jugé incapable de porter la couronne, parce qu’il relève de l’Empire pour la Lorraine, pourquoi donc Hugues-Capet, après avoir été fait roi, et ses fils, rendent-ils les devoirs du vasselage[84] à différens seigneurs de leur royaume, pour les fiefs particuliers qu’ils possédoient dans l’étendue de leurs terres? C’est une étrange absurdité qu’on assujettisse ces rois à un hommage qui avoit rendu le duc de Lorraine inhabile à monter sur le trône de ses pères.

Ne cherchons point à nous tromper; ce ne furent, ni les lois, qui ne subsistoient plus, ni la nation divisée, qui décidèrent entre Charles et Hugues-Capet; la force seule fit le droit de celui-ci. Il étoit, par ses possessions[85] et ses alliances, le plus puissant du royaume, et Charles n’y possédoit rien. La loi de la succession déjà violée en Allemagne, en Italie, dans la moitié des Gaules et en France même, devoit donc se taire devant Hugues-Capet. Il étoit à la tête d’un parti puissant, et chef d’une famille qui depuis long-temps avoit formé son plan d’élévation; son rival descendoit, il est vrai, de Charlemagne, mais Charlemagne étoit oublié, et on n’avoit sous les yeux que les derniers princes qui avoient déshonoré sa maison.

La nation française ne déféra pas la couronne à Hugues-Capet, comme elle l’avoit donnée à Pepin. Les historiens contemporains ne disent point qu’il se tint à ce sujet une assemblée[86] générale des grands; et quand ils le diroient, il ne faudroit pas le croire. Ces assemblées étoient déjà fort rares sous le fils de Louis-le-Débonnaire. Qui ne voit pas qu’elles étoient impraticables depuis que les comtes s’étoient rendus souverains dans leurs gouvernemens, et les seigneurs dans leurs terres? L’anarchie où le royaume étoit plongé, prouve évidemment que toute puissance publique y étoit détruite. Par quel prodige se seroit-il formé presqu’autant de coutumes différentes qu’il y avoit de seigneuries, si la nation eut toujours tenu ses assemblées? Comment toutes les lois auroient-elles été oubliées? Pourquoi le gouvernement féodal auroit-il été si long-temps à prendre une forme constante?

D’ailleurs, je demande en vertu de quel titre Hugues-Capet, simple vassal de la couronne, auroit convoqué les états, et ordonné à ses pairs, les vassaux immédiats du roi, de s’y rendre? Mais ce qui tranche toutes les difficultés, c’est que l’intervalle de la mort de Louis V, au couronnement de Hugues-Capet, fut trop court pour assembler les grands du royaume. Hugues se contenta d’appeler auprès de lui ses parens, ses amis et ses vassaux; il en composa, si l’on veut, une espèce d’assemblée, telle que celles qui avoient élevé Eudes et Raoul sur le trône, se fit reconnoître pour roi par ses partisans, et se mit en état de défendre sa dignité contre les seigneurs qui épouseroient les intérêts du dernier Carlovingien.

La prérogative royale étoit si peu de chose, et les grands tellement indépendans du prince, ainsi qu’on le verra bientôt quand je parlerai des droits et des devoirs respectifs des suzerains et des vassaux, que l’élévation de Hugues-Capet et les droits de son compétiteur ne pouvoient pas former une question bien importante, lorsqu’elle fut agitée. Il paroissoit presqu’indifférent aux seigneurs français d’avoir un roi ou de n’en point avoir. Ceux qui servirent Charles par générosité crurent bientôt en avoir trop fait en sa faveur. Ceux qui ne lui étoient attachés que pour nuire à Hugues-Capet, se laissèrent gagner par des bienfaits ou des promesses; et Charles, abandonné de ses partisans, ne laissa aucun héritier de ses droits.

L’extinction de la maison de Charlemagne devint un événement de la plus grande importance. Il étoit heureux pour les royaumes qui s’étoient formés des débris de la puissance française, que la postérité de Charles-le-Chauve ne subsistât plus. Les anciennes lois de la succession pouvoient servir de prétexte à des mécontens ou à des ambitieux, pour augmenter les troubles, les désordres, les calamités dont l’anarchie féodale menaçoit tous les peuples de la chrétienté.

Quelque irrégulière que fût la manière dont Hugues-Capet étoit monté sur le trône, il devint un roi légitime, parce que les grands du royaume, en traitant enfin avec lui, reconnurent sa dignité, et consentirent à lui prêter hommage et remplir à son égard les devoirs de la vassalité. Ce fut un vrai contrat entre le prince et ses vassaux. L’intention présumée de ceux-ci, en se soumettant à reconnoître un seigneur au-dessus d’eux, n’étoit pas sans doute de se faire un ennemi qui eût le droit de les dépouiller de leurs priviléges; et Hugues-Capet fut censé consentir à la conservation des coutumes féodales, que des exemples réitérés et le temps commençoient à consacrer. Mais je prie de le remarquer; ce contrat étoit subordonné à un devoir primitif, et dont rien ne peut exempter les hommes. Ce devoir consiste à faire tous ses efforts pour délivrer sa patrie de ses vices, et y faire régner l’ordre, la paix et la sûreté: falloit-il donc respecter l’absurde et tyrannique gouvernement des fiefs?

Fin du livre second.


OBSERVATIONS
SUR

L’HISTOIRE DE FRANCE.


LIVRE TROISIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

De la situation du peuple à l’avénement de Hugues-Capet au trône.—Droits privilégiés, état de la noblesse qui ne possédoit pas des terres en fief.

Quoiqu’a l’avénement de Hugues-Capet au trône on distinguât l’homme libre du serf, cette distinction ne laissoit presque aucune différence réelle entre eux. La souveraineté que les seigneurs avoient usurpée dans leurs terres, ouvrage de l’avarice et de la vanité, étoit devenue la tyrannie la plus insupportable. Pouvoit-elle avoir eu des bornes sous les derniers Carlovingiens, puisque dans un temps bien postérieur, où il sembloit qu’on commençât à sentir la nécessité d’une police plus régulière et à penser avec plus d’humanité, les seigneurs s’opiniâtroient à croire encore que tout leur avoit toujours appartenu, et que le roturier, ne possédant ses habitations que d’une manière précaire, les tenoit de leur libéralité? Étrange ignorance des devoirs que la nature nous prescrit! Ils ne comprenoient pas que leurs droits pussent être limités[87], ni que ce fût un vol, ou du moins une injustice, d’exiger des redevances qui n’étoient pas établies par la coutume ou par des chartes.

Chaque terre fut une véritable prison pour ses habitans. Ici ces prétendus hommes libres ne pouvoient disposer de leurs biens, ni par testament, ni par actes entre-vifs, et leur seigneur étoit leur héritier, au défaut d’enfans domiciliés dans son fief. Là, il ne leur étoit permis de disposer que d’une partie médiocre de leurs immeubles ou de leur mobilier. Ailleurs, ils ne pouvoient se marier qu’après en avoir acheté la permission. Chargés par-tout de corvées fatigantes, de devoirs humilians et de contributions ruineuses, ils avoient continuellement à craindre quelque amende, quelque taxe arbitraire, ou la confiscation entière de leurs biens. La qualité d’homme libre étoit devenue à charge à une foule de citoyens. Les uns vendirent par désespoir leur liberté à des maîtres qui furent du moins intéressés à les faire[88] subsister, et d’autres qui s’étoient soumis pour eux et pour leur postérité à des devoirs serviles envers une église ou un monastère, consentirent sans peine que leur dévotion devînt un titre de leur esclavage.

Cette tyrannie des seigneurs avoit commencé, comme on l’a vu, dans les campagnes, et elle en chassa les plus riches habitans, qui se refugièrent dans les villes, où ils se flattoient de vivre sous la protection des lois; mais les maux qu’ils fuyoient les y poursuivirent, quand les comtes eurent changé leurs gouvernemens héréditaires en des principautés souveraines. Ces nouveaux seigneurs exercèrent à leur tour sur les bourgeois[89] la même autorité que les autres seigneurs avoient acquise sur les villains de leurs terres. Les péages, les droits d’entrée, d’escorte et de marche se multiplièrent à l’infini. Les villes furent sujettes, comme les campagnes, à une taille arbitraire, et obligées de défrayer leur seigneur et ses gens quand il y venoit. Vivres, meubles, chevaux, voitures, tout étoit alors enlevé, et on auroit dit que les maisons des bourgeois étoient au pillage.

Il ne faut que parcourir les chartes par lesquelles les seigneurs vendirent dans la suite à leurs villes le droit de commune, pour se faire un tableau de la situation déplorable des bourgeois. Les priviléges qu’on leur accorde supposent les vexations les plus atroces. C’est par grâce qu’on permet à ces malheureux de s’accommoder, après avoir commencé un procès juridiquement, tant on étoit éloigné de penser que la magistrature fût établie pour l’utilité du peuple, et non pour l’avantage du magistrat! Ils étoient réduits à demander, comme une faveur, qu’il fût permis à leurs enfans d’apprendre à lire et à écrire, et de n’être obligés de vendre à leur seigneur que les denrées ou les effets qu’ils auroient mis en vente. Toute industrie étoit étouffée entre des hommes qu’on vouloit rendre stupides. Les bourgeois n’osoient faire aucun commerce, parce que les seigneurs s’étoient arrogé le droit d’interdire dans leurs terres toute espèce de vente ou d’achat entre les particuliers, lorsqu’ils vouloient vendre eux-mêmes les denrées de leur cru ou celles qu’ils avoient achetées. Ces monopoles étoient tellement accrédités, que le peuple prit pour un acte de générosité, l’injustice moins criante par laquelle les seigneurs se réservoient dans chaque année un temps fixe pour le débit des fruits de leurs terres, en stipulant toutefois qu’ils les vendroient plus cher que de coutume, et que les bourgeois n’exposeroient alors en vente que des denrées altérées et corrompues.

On devine aisément qu’elle espèce de crédit demandoit le comte de Poix dans la charte qu’il accorde à ses sujets, lorsqu’il exige qu’il lui fût permis d’acheter une fois en sa vie, à chaque marchand, sans payer ni donner aucun gage, quelqu’effet qui n’excèderoit pas la valeur de cinq sous. Autoriser le vol, le déni de payement, la banqueroute par un traité, suppose d’étranges mœurs. Il seroit trop long de rapporter seulement les noms des divers droits que les seigneurs avoient établis à leur avantage, même sans aucun prétexte de bien public. Cette tyrannie épidémique, si je puis parler ainsi, passa jusqu’à leurs valets. Les marmitons de l’archevêque de Vienne avoient établi un impôt sur les mariages; et ses domestiques, prenant sous leur protection des voleurs et des bandits, dont ils partageoient, sans doute, le butin, s’étoient fait une seigneurie en sous-ordre, et plus odieuse encore que celle de leur maître.

La seule différence essentielle qu’il y eût entre les hommes libres et les serfs, dont la France étoit presqu’entièrement peuplée, c’est que ceux-ci ne pouvoient s’affranchir que par la pure faveur de leur maître, tandis que la coutume laissoit aux autres quelques moyens de se soustraire au joug de leur seigneur. Les hommes libres n’avoient besoin que du consentement de leur évêque, pour être admis à la cléricature, qui, par une de ces contradictions ridicules auxquelles il faut s’accoutumer, quand on étudie l’histoire de France, exemptoit de toute charge[90] le patrimoine d’un clerc, quoiqu’on ne se fît aucun scrupule de piller et de soumettre à des redevances, les terres de l’église, qu’on regardoit comme le patrimoine de Dieu même. Les serfs n’avoient pas le même avantage; s’ils étoient admis par surprise au nombre des clercs, l’église, en les dégradant, étoit obligée de les rendre[91] au maître qui les réclamoit avant qu’ils eussent reçu des ordres sacrés.

Leurs enfans naissoient esclaves comme eux; et ces malheureux communiquoient en quelque sorte leur disgrace à tout ce qui les approchoit. Si un gentilhomme eût eu la bassesse de se marier à une serve, ses enfans auroient été réduits à la condition[92] humiliante de leur mère. Les alliances contractées avec une famille libre, ne portoient, au contraire, aucune tache dans la maison d’un gentilhomme; et ses fils, malgré la roture de leur mère, pouvoient être honorés de la qualité de chevalier. Les hommes libres jouissoient même du privilége de s’anoblir eux et leur postérité, soit en épousant la fille d’un gentilhomme, soit en acquérant quelque fief. Dès lors, ils n’étoient plus soumis à cette foule de devoirs, de corvées et de charges qui rendoient le peuple malheureux. Il est même vraisemblable que la noblesse de leur personne passoit jusqu’aux domaines qu’ils possédoient en roture.

Aucun monument, il est vrai, ne nous fait connoître les prérogatives particulières dont la simple noblesse jouissoit à l’avénement de Hugues-Capet au trône. Mais il est certain que sous les derniers princes de la maison de Charlemagne, il y avoit un grand nombre de familles autrement anoblies par leurs alliances ou la possession de quelque seigneurie, et qui, par une suite des événemens qui changèrent les fortunes domestiques, comme la fortune de l’état, ne possédoient que des biens roturiers. Elles continuèrent pendant le cours de la révolution qui donna naissance au gouvernement féodal, à être distinguées des familles d’un ordre inférieur; et cette distinction, dont on ne peut douter, suppose nécessairement la jouissance de quelque privilége particulier qui passoit du père aux enfans. Sans ce signe distinctif, comment tous les citoyens qui ne possédoient pas quelque fief, n’auroient-ils point enfin, été confondus dans une même classe?

Peut-être que cette noblesse se trouva assez nombreuse pour forcer les seigneurs à la ménager. Sans doute, qu’elle les servit dans les guerres privées qui revinrent en usage dans la décadence du gouvernement, et mérita par là leur reconnoissance et leur protection; pourquoi donc n’auroit-elle pas toujours joui dans ses patrimoines roturiers, des mêmes franchises que la cléricature attachoit à ceux des clercs? Tout paroît l’indiquer, mais il me semble du moins qu’on ne peut s’empêcher de convenir que sous le règne de Hugues-Capet, les simples gentilshommes n’eussent déjà les mêmes immunités, dont on les voit en possession dans un temps bien postérieur. Bien loin qu’ils aient pu alors acquérir quelques nouveaux priviléges, ils en durent perdre plusieurs. On voit que les seigneurs, de jour en jour, plus jaloux d’étendre leurs droits et leur autorité, s’appliquèrent à dégrader la dignité même des petits fiefs qui relevoient d’eux. Tandis qu’ils ne craignoient point d’offenser leurs vassaux, que, sans égard pour les plaintes et les menaces des évêques, ils faisoient, sans cesse, de nouvelles entreprises sur les possessions que les ecclésiastiques tenoient de leurs pères, seroit-il vraisemblable qu’ils eussent respecté la fortune d’une noblesse peu puissante, et qui n’avoit aucun protecteur?

Quoiqu’il en soit des immunités des simples gentilshommes, à l’avénement de Hugues-Capet au trône, ils n’étoient sujets, quand S. Louis écrivoit ses établissemens, à aucune imposition, en vendant leurs denrées[93], ni en achetant les choses nécessaires à leur usage particulier. Les terres que les gentilshommes faisoient valoir par eux-mêmes, ne payoient pas la taille; et dans les affaires personnelles, ils obéissoient à une jurisprudence, toute différente de celle à laquelle les roturiers étoient soumis. C’est l’espérance de pouvoir jouir un jour de tous ces avantages, qui empêchoit les hommes libres de succomber sous le poids de leur malheur; tandis que les serfs, ne voyant de toute part que leur servitude, ne pouvoient s’affranchir du joug d’un maître, que pour passer sous celui d’un seigneur.


CHAPITRE II.

Situation des seigneurs, à l’avénement de Hugues-Capet au trône.—Des causes qui contribuèrent à établir une sorte de règle et de droit public.

Tous ces droits barbares des seigneurs, sur leurs sujets, furent bientôt réglés: c’étoit la force qui imposoit la loi à la foiblesse. Mais à l’égard des devoirs et des droits respectifs des seigneurs les plus puissans, liés entre eux, par l’hommage et le serment de fidélité, ce n’étoient encore, lorsque Hugues-Capet monta sur le trône, que des prétentions incertaines et toujours contestées. Les coutumes[94] dont nous trouvons le détail dans les établissemens de S. Louis, et les écrits de Pierre de Fontaine et de Beaumanoir, n’existoient pas encore. C’est le propre des coutumes de ne s’établir qu’avec lenteur, le temps seul peut leur donner une certaine force; et de l’anarchie des derniers rois Carlovingiens, à la forme de gouvernement connue sous S. Louis, le passage suppose nécessairement une longue suite de révolutions et les règnes de plusieurs princes actifs, courageux et entreprenans.

Quand il seroit resté quelque espèce de règle et de subordination dans l’état, l’usurpation de Hugues-Capet, les guerres qu’il soutint contre quelques vassaux de la couronne, et les complaisances auxquelles il fut forcé de se prêter, pour se rendre agréable, l’auroient fait entièrement disparoître. Il faudroit, en effet, avoir bien peu de connoissance des temps malheureux dont je parle, et des passions par lesquelles les hommes seront éternellement gouvernés, pour croire que les ducs de Normandie, d’Aquitaine, de Bourgogne, les comtes de Toulouse, de Flandre, de Vermandois, de Troyes, &c. qui avoient vu Hugues-Capet, simple duc de France, et leur égal, consentissent, par amour seul de l’ordre et de la paix, à lui rendre les devoirs que Charles-le-Chauve exigeoit inutilement de ses vassaux, sur la fin de son règne, et que ses successeurs n’auroient pas osé demander.

Les seigneurs du second ordre, j’entends les barons qui relevoient immédiatement d’un suzerain, dont la seigneurie s’étendoit sur toute une province, affectèrent également une entière indépendance. Toute notre histoire est pleine de faits qui prouvent que les petits-fils de Hugues-Capet ne pouvoient point encore accoutumer les seigneurs du duché de France, à remplir les devoirs de la vassalité, et la même anarchie règnoit dans les autres provinces du royaume. La souveraineté que les barons exerçoient sur leurs sujets, leur avoit inspiré une ambition dangereuse. Mettant à profit la foiblesse où se trouvoient leurs suzerains divisés par des haines, des rivalités et des guerres continuelles, ils étoient parvenus à s’en faire craindre, et ne regardoient l’hommage que comme une vaine cérémonie qui n’emportoit avec soi aucune obligation réelle de service et d’obéissance.

Si on retrouvoit quelque trace de la subordination des fiefs et des devoirs réciproques que se devoient les suzerains et leurs vassaux, et que suppose le serment que Charles-le-Chauve et les seigneurs les plus puissans du royaume se firent mutuellement, ce n’étoit plus qu’entre les seigneurs d’une classe inférieure aux barons; ils se souvenoient pour la plupart que leurs terres leur avoient été données en bénéfices; leurs possessions étoient peu considérables, et n’ayant que de moindres espérances ou de moindres prétentions, ils souffroient davantage des désordres de l’anarchie, et n’avoient pas le même intérêt de ne reconnoître d’autres lois que leurs caprices.

Quoique ces seigneurs eussent, comme les barons mêmes, dont ils relevoient, le droit de guerre, le pouvoir de faire des lois, ou plutôt de publier des ordres dans l’étendue de leurs fiefs, et qu’ils exerçassent sur leurs sujets un empire également despotique, ils ne jouissoient pas cependant dans toute sa plénitude, de la puissance qui constitue véritablement la souveraineté. Leurs justices, par exemple, étoient souveraines, c’est-à-dire, jugeoient en dernier ressort et sans[95] appel, toutes les affaires qui y étoient portées; mais elles n’avoient quelquefois qu’une compétence bornée. Ces seigneurs d’un ordre inférieur, n’étoient juges dans leurs terres, que des délits ordinaires; tandis que le baron, dont ils relevoient, y avoit la haute-justice, et connoissoit de tous les crimes qui, à l’exception du vol, étoient punis de mort. Il est encore certain que dans le cours des dernières révolutions, les barons ne permirent pas à leurs vassaux de faire les mêmes usurpations qu’ils faisoient eux-mêmes. Abusant, au contraire, de leurs forces et du crédit que leur avoit donné l’ancien gouvernement, pour se saisir d’une partie de la souveraineté, dans les seigneuries qui relevoient d’eux, ils s’arrogèrent le droit d’y régler les poids et les mesures publiques, empêchèrent leurs vassaux d’avoir une monnoie particulière, et les contraignirent à ne se servir que des espèces fabriquées dans le chef-lieu de la baronnie.

Les mêmes causes qui avoient empêché la plupart de ces seigneurs, d’affecter une entière indépendance, les portèrent à se soumettre à l’homme-lige; c’est-à-dire, qu’ils se crurent tenus à défendre les possessions de leur suzerain, et à le suivre à la guerre, quand il les convoquoit. D’ailleurs, ils n’avoient souvent qu’un château; et craignant d’y être forcés après un premier échec, le droit de guerre leur paroissoit plus nuisible qu’avantageux. Dans cet état de foiblesse, il leur importoit que toutes les querelles ne se vidassent pas les armes à la main. Ainsi, bien loin de profiter des désordres de l’anarchie, pour ne plus reconnoître dans leur suzerain, cette juridiction déjà en usage[96] sous le règne de Charlemagne et qui rendoit chaque seigneur, juge de ses bénéficiers, ils la regardèrent comme le rempart de leur fortune.

C’est chez ces seigneurs d’une classe inférieure et à demi souverains, que se conserva la tradition des devoirs auxquels les bénéfices établis par Charles Martel avoient autrefois assujetti les vassaux; et c’est l’élévation de Hugues-Capet au trône qui contribua à l’étendre et lui donner une plus grande autorité. En qualité de duc de France, de comte de Paris et d’Orléans, ce prince avoit de riches domaines, et ses forces étoient égales à celles des principaux vassaux de la couronne. Il fallut avoir pour ses fils des égards qu’on n’avoit point eus pour les derniers princes de la maison de Charlemagne. La foiblesse et la pauvreté des Carlovingiens avoient ouvert la porte à l’anarchie: la force et les richesses des Capétiens devoient en tempérer les désordres. A mesure qu’on espéroit moins d’avantages de son indépendance, on devoit en être moins jaloux. Les intérêts des principaux seigneurs et leurs passions changèrent donc avec la situation de la monarchie. Les désastres de leurs guerres, souvent aussi funestes au vainqueur qu’au vaincu, domptèrent leur vanité, et les préparèrent à la paix; quand ils sentirent enfin, malgré eux, la nécessité d’avoir une police, ils en trouvèrent le modèle dans les fiefs des dernières classes.

Nous voyons, en effet, par le traité que Henri I, roi d’Angleterre et duc de Normandie, conclut le 10 mars 1101, avec Robert, comte de Flandre, que les grands vassaux, déjà plus dociles sous Philippe I, que sous Louis d’Outremer, Lothaire et Louis-le-Fainéant, se croyoient obligés de suivre le roi à la guerre, sous peine de perdre leur[97] fief. Il y avoit même des formalités de justice avouées et reconnues entre Philippe I et ses vassaux; et cette cour suprême, où les rois jugeoient autrefois les grands de l’état, étoit déjà sortie du néant où la foiblesse des derniers Carlovingiens l’avoient laissée tomber. Il étoit naturel que les premiers Capétiens offrissent leur médiation à leurs vassaux, quelquefois fatigués de la guerre, ou qui n’étoient pas en état de la faire; et que dans des circonstances fâcheuses, ils soumissent eux-mêmes leurs propres querelles, à leur arbitrage; et c’est vraisemblablement par cette conduite, que le prince reprit sa qualité de juge, et que des vassaux qui avoient des forces égales aux siennes, s’accoutumèrent à reconnoître l’autorité d’une cour féodale et de ses jugemens. Dès que les vassaux les plus puissans consentirent à remplir de certains devoirs, et à se soumettre au tribunal du roi, leurs barons qui, à leur exemple, avoient affecté une entière indépendance, mais plutôt par point d’honneur, que par ambition, furent aussi, à leur exemple, moins indociles et moins révoltés, contre la subordination de la vassalité.

Plusieurs autres causes contribuèrent en même temps, à fixer la nature du service des fiefs et des devoirs respectifs des suzerains et des vassaux. Leurs guerres étoient terminées par des traités; et quoique ces traités fussent peu respectés, ils ne laissoient pas d’être regardés comme autant de titres, du moins par la partie à laquelle ils étoient avantageux. On y régloit des prétentions incertaines, et les articles, dont deux seigneurs étoient convenus, servirent de modèle à plusieurs autres; les mêmes maximes s’étendoient; et en s’étendant, elles acquéroient de l’autorité.

Les seigneurs, continuellement en guerre les uns contre les autres, ne tiroient presqu’aucun secours de leurs sujets, trop maltraités pour être bons soldats; et ne pouvant exiger un service utile que de leurs vassaux, ils se virent obligés de multiplier ces derniers, ou pour acquérir des défenseurs à leurs terres, ou pour s’agrandir aux dépens de leurs voisins. Ils démembrèrent donc quelques parties de leurs domaines, qu’ils conférèrent en fief. Soit que les dangers se multipliassent de jour en jour, soit qu’on ne jugeât de la dignité d’une terre que par le nombre des fiefs qui en relevoient, la politique, la vanité et la mode ne mirent alors aucune borne à la libéralité des seigneurs. Au défaut de terres, on donna en fief, dit un savant écrivain, «la gruerie des forêts, le droit d’y chasser, une part dans le péage ou le roage d’un lieu, le conduit ou escorte des marchands venant aux foires, la justice dans le palais du prince ou haut-seigneur, les places de change, dans celles des villes où il faisoit battre monnoie, les maisons et les loges des foires, les maisons où étoient les étuves publiques, les fours banaux des villes, enfin, jusqu’aux essaims des abeilles qui pouvoient être trouvés dans les forêts. Quelques seigneurs, ajoute ailleurs M. Brussel, s’avisèrent d’ériger en fief, l’affranchissement de certaines coutumes et la cession de quelque droit; c’est-à-dire, qu’ils cédoient à quelqu’un le droit de lever à son profit, l’impôt qu’ils s’étoient attribué.» Les seigneurs convertirent en fiefs les charges de leur maison, établissement analogue aux anciennes idées de vasselage qu’avoient fait naître les bénéfices de Charles Martel. En armant un gentilhomme chevalier, ils en firent leur homme; ils achetèrent même des vassaux, en donnant une certaine somme d’argent, ou en payant une pension annuelle. C’est ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, qu’Henri I, roi d’Angleterre, donnoit en fief à Robert, comte de Flandre, une pension de quatre cents marcs d’argent.

Ces nouveaux fiefs étant créés par des contrats, des chartes ou des traités, les devoirs n’en pouvoient jamais être équivoques; et le vassal étoit d’autant plus exact à les remplir, qu’il étoit très-facile à son seigneur de le punir de sa félonie. Il n’étoit pas nécessaire de recourir aux formalités d’un jugement, d’assembler ses vassaux, ni de s’exposer aux événemens toujours incertains de la guerre; il ne falloit que ne pas payer le terme échu d’une pension. Un four banal, des étuves et des loges de marchands n’étoient pas des châteaux forts où un vassal rebelle pût se défendre avec avantage.

L’inconsidération éternelle des Français, jointe à l’ignorance la plus profonde de leurs antiquités, leur persuada que ce qui se passoit sous leurs yeux, étoit autant de coutumes qu’ils avoient reçues de leurs premiers ancêtres. Pensant que tous les fiefs avoient la même origine, ils crurent qu’ils étoient tous tenus par reconnoissance aux mêmes devoirs. Cette erreur apprivoisa les esprits, que le droit de guerre rendoit farouches. On se crut lié à son suzerain, par le bienfait qu’on en avoit reçu. On s’accoutuma peu à peu à la subordination féodale, on en convint du moins, quand on n’eut aucun intérêt présent de la contester; et à l’avénement de Louis-le-Gros à la couronne, les devoirs auxquels les nouveaux fiefs furent assujettis, étoient déjà devenus une loi, ou, pour m’exprimer plus exactement, une coutume générale du gouvernement féodal; et elle n’étoit désavouée par aucun seigneur.



REMARQUES ET PREUVES
DES
Observations sur l’histoire de France.


LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.

[6] Reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt. Nec regibus infinita aut libera potestas; et duces exemplo potiùs quàm imperio, si prompti, si conspicui, si ante aciem agant, admiratione præsunt. Cæterùm neque animadvertere, neque vincire, neque verberare quidem, nisi sacerdotibus permissum; non quasi in pœnam nec ducis jussu, sed velut Deo imperante, quem adesse bellantibus credunt. (De Mor. Ger. C. 7.) De minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes; ità tamen ut ea quoque quorum penès plebem arbitrium est, apud principes pertractentur... Mox rex vel principes, prout ætas cuique, prout nobilitas, prout decus bellorum, prout facundia est, audiuntur, autoritate suadendi magis, quàm jubendi potestate. Si displicuit sententia, fremitu aspernantur: sin placuit, frameas concutiunt. (Ib. c. II.)

Nos monumens les plus anciens et les plus respectables disent la même chose. Dictaverunt Salicam Legem Proceres ipsius gentis, qui tunc temporis apud eam erant rectores. Sunt autem electi de pluribus viris quatuor.... Qui per tres Mallos convenientes, omnes causarum origines sollicitò discurrendo, tractantes de singulis judicium decreverunt hoc modo. (Præf. Leg. Sal.) Hoc decretum est apud regem et principes ejus et apud cunctum populum christianum qui infrà regnum Merwengorum consistunt. Præf. Leg. Sal. Placuit atque convenit inter Francos et eorum Proceres, ut propter servandum inter se pacis studium, omnia incrementa veterum rixarum resecare deberent. Præf. Leg. Sal. Cum in Dei nomine nos omnes calendas Martias de quacumque conditione unà cum nostris optimatibus pertractavimus. Decret. Childeberti circà annum 595, (Art. 1.) Pari conditione convenit calendas Martias omnibus nobis adunatis. (Ibid. art. 5.) Les rois Mérovingiens ne donnoient aucun ordre particulier, aucun diplome, sans employer les formules suivantes: Unà cum nostris optimatibus: fidelibus pertractavimus. De consensu fidelium nostrorum. In nostrâ et Procerum nostrorum præsentiâ. Voyez les ordonnances de ces princes, recueillies par M. Baluze, ou par dom Bouquet.

[7] Eo tempore multæ Ecclesiæ à Chlodovechi exercitu deprædatæ sunt, quia erat ille adhuc fanaticis erroribus involutus. Igitur de quâdam ecclesiâ urceum miræ magnitudinis ac pulchritudinis hostes abstulerant, cum reliquis ecclesiastici ministerii ornamentis. Episcopus autem ecclesiæ illius missos ad regem dirigit, poscens, ut si aliud de sacris vasis recipere non mereretur, saltem vel urceum ecclesiæ suæ reciperet. Hæc audiens Rex, ait Nuncio: sequere nos usque Suessiones, quia ibi cuncta quæ acquisita sunt, dividenda erunt, cumque mihi vas istud sors dederit, quæ papa poscit, adimpleam. Dehinc adveniens Suessiones, cuncto onere prædæ in medium posito, ait rex: Rogo vos, fortissimi Præliatores, ut saltem mihi vas istud, hoc enim de urceo suprâ memorato dicebat, extrà partem concedere non abnuatis. Hæc rege dicente, illi quorum erat mens sanior, aiunt: omnia, gloriose rex, quæ cernimus tua sint; sed ac nos ipsi tuo sumus dominio subjugati, nunc quod tibi benè placitum videtur, facito; nullus enim potestati tuæ resistere valet. Cùm illi hæc ità dixissent, unus levis, invidus ac facilis, cum magnâ voce, elevatam bipennem urceo impulit, dicens: nihil hic accipies, nisi quæ sors vera largitur. Ad hæc, obstupefactis omnibus, rex injuriam suam patientiæ lenitate coercuit, acceptumque urceum nuncio ecclesiastico reddidit, servans abditum sub pectore vulnus; transacto vero anno, jussit omnem cum armorum apparatu advenire Phalangem, ostensuram in campo Martis suorum armorum nitorem. Verùm ubi cunctos circuire deliberat, venit ad urcei percussorem, cui ait: nullus tam inculta, ut tu, arma detulit, nam neque tibi hasta, neque gladius, neque securis est utilis; et adprehensam securim in terram dejecit. At ille cum paululùm inclinatus fuisset ad colligendam eam, rex, elevatis manibus, securim suam capiti ejus defixit. Sic, inquit, tu apud Suessiones in urceo illo fecisti. (Greg. Tur. l. 2. C. 27.)

A travers la narration peu sensée de Grégoire de Tours, il est facile de saisir l’esprit du fait qu’il rapporte. Il est évident que Clovis n’avoit que sa part du butin, et que le sort en décidoit. Que signifient les paroles ridicules que l’historien met dans la bouche de ce prince? Sequere nos usque Suessiones; quia ibi cuncta quæ acquisita sunt, dividenda erunt. Cumque mihi vas istud sors dederit, quæ papa poscit, adimpleam. Il n’y a qu’un escamoteur qui puisse ainsi répondre de la fortune. Le compliment de l’armée, tel que Grégoire de Tours le suppose, ne peut être vrai; il n’a aucune analogie avec les mœurs publiques. On avoit dit à l’historien que l’armée avoit consenti à la demande de Clovis; et là-dessus, il imagine une réponse telle que l’auroient faite des Gaulois, aussi accoutumés au gouvernement despotique que les Français l’étoient à la liberté. Il ne s’apperçoit pas qu’il est contradictoire que l’armée parle en mercenaire, et que Clovis attende un an pour se venger de l’injure qu’il reçoit.

Je ne sais pourquoi M. le comte de Boulainvilliers dit que Clovis n’osa se saisir du vase, et le laissa au soldat. C’est altérer la vérité, et il n’en avoit pas besoin pour son systême. Le P. Daniel appelle cet événement une historiette; et c’est une preuve de son bon jugement. L’abbé du Bos parle aussi de l’aventure du vase de Soissons, dans son histoire critique de l’établissement de la monarchie Française dans les Gaules, liv. 3. chap. 21. Voici de quelle façon il traduit le discours de Clovis à son armée. Rogo vos, ô fortissimi præliatores, ut saltem mihi vas istud extrà partem concedere non abnuatis. «Braves soldats, trouvez bon qu’avant que de rien partager, je retire ce buire d’argent de la masse, pour en disposer à mon plaisir.» Quelle traduction! Clovis n’osant pas punir le soldat qui l’avoit offensé, en réclamant la coutume de la nation, il attend, dit l’abbé du Bos, «une occasion où il peut se venger, non point en particulier qui se livre au mouvement impétueux d’une passion, mais en souverain qui se fait justice d’un sujet insolent.» Cette réflexion n’est pas juste; ce n’est point comme souverain que Clovis se fait justice d’un sujet insolent, puisqu’il déguise sa vengeance, en prenant le prétexte de punir le soldat pour sa négligence à tenir ses armes en bon état. Croira-t-on sans peine que la patience et la modération fussent alors des qualités fort estimées chez les Français, et qu’il fût plus honnête pour un grand roi d’assassiner de sang froid un de ses soldats, que de le tuer par emportement? Je ne saurois penser, sur la parole de l’abbé du Bos, «qu’une si grande sagesse combla de gloire Clovis, et lui valut l’admiration de toutes les Gaules.»


CHAPITRE II.

[8] Si quis ingenuum Francum aut hominem barbarum occiderit qui Lege Salicâ vivit, fol. 200, culpabilis judicetur. Si quis eum occiderit qui in Truste dominicà est, fol. 600, culpabilis judicetur. Si quis Romanum hominem convivam regis occiderit, fol. 300, culpabilis judicetur. Si Romanus homo possessor, id est, qui res, in pago ubi commanet, proprias possidet, occisus fuerit, is qui cum occidisse convincitur, fol. 100, culpabilis judicetur. Si quis Romanum Tributarium occiderit, fol. 45, culpabilis judicetur. (Leg. Sal. Tit. 43.) Si Romanus homo Francum expoliaverit, fol. 62, culpabilis judicetur. Si verò Francus Romanum expoliaverit, fol. 30, culpabilis judicetur. (Ibid. Tit. 15.) Si Romanus Francum ligaverit sine causâ, fol. 30, culpabilis judicetur. Si autem Francus Romanum ligaverit sine causâ, fol. 15, culpabilis judicetur. (Ibid. Tit. 34,) &c. Les lois Ripuaires établissent les mêmes proportions entre les Français et les Gaulois, et je n’en rapporte pas ici le texte, pour abréger.

Si ces autorités font voir avec quelle dureté les vainqueurs traitèrent les vaincus, elles ne prouvent pas moins que les Gaulois ne furent pas réduits en servitude, puisqu’on trouve parmi eux un ordre de citoyens, les convives du roi, à qui la loi accorde une composition plus considérable qu’aux Français d’une condition commune. Cent passages de Grégoire de Tours attestent que des Gaulois furent élevés aux premières dignités de l’état, sous les rois Mérovingiens. Pourquoi Loyseau, dans son traité des seigneuries, (chap. 1. §. 55 et 69,) prétend-il donc que les Francs ôtèrent aux Gaulois l’usage des armes, et en firent leurs esclaves? Le comte de Boulainvilliers a bâti, sur cette prétendue servitude, tout son systême de notre ancien gouvernement. Je réfuterai cette erreur dans les notes suivantes, en parlant des franchises de la nation Gauloise sous le gouvernement des Français.

[9] L’abbé du Bos prétend, histoire critique, (liv. 6. C. 14 et 15,) que Clovis et ses successeurs eurent dans les Gaules les mêmes revenus dont les empereurs Romains y avoient joui; qu’ils levèrent un tribut sur les terres, exigèrent une capitation, eurent des douanes, et que les Français furent soumis, ainsi que les Gaulois, à toutes ces impositions. Il convient d’abord qu’aucun historien ne dit «expressément et distinctement que nos rois ont eu dans les Gaules les mêmes revenus dont jouissoient avant eux les empereurs Romains; mais, continue-t-il, c’est qu’il étoit inutile de dire ce que tout le monde voyoit.» J’abrège le style diffus de l’abbé du Bos. Il fonde son opinion sur ce qu’il est de droit commun que le vainqueur se mette à la place du vaincu. Quand, par exemple, ajoute l’abbé du Bos, on a dit que Louis XIV conquit en 1684 le duché de Luxembourg, c’est avoir dit suffisamment qu’il se mit en possession de tous les domaines, droits et revenus dont Charles II jouissoit avant la conquête. Je conviens du droit du vainqueur; mais quel étoit le vainqueur des Gaules? Étoit-ce Clovis seul, ou la nation Française avec lui? Qu’on en juge par l’aventure du Vase de Soissons, et par la forme même du gouvernement que les Français conservèrent dans les Gaules.

Mais si Louis XIV, au lieu d’avoir une administration à peu près pareille à celle de Charles II, avoit été le chef de quelque horde de Tartares, l’abbé du Bos se persuaderoit-il aisément que ce nouveau Clovis et ses soldats, en s’établissant dans le duché de Luxembourg, eussent été préparés à adopter subitement toutes les idées des Espagnols? Je consens à cette espèce de prodige; quand les Luxembourgeois vaincus n’auroient point changé de sort, comment le prince auroit-il osé dire à ces Tartares: mes amis, voilà un peuple subjugué par nos armes, qui me reconnoît pour son nouveau souverain, et qui me payera désormais la taille, la capitation, &c. qu’il payoit à ses anciens maîtres; puisque votre victoire m’a mis à la place de Charles II, il est raisonnable que tout notre gouvernement prenne une nouvelle forme. Enrichissez-vous des dépouilles des vaincus; mais songez désormais à me donner les mêmes tributs que me donneront les Luxembourgeois. Si le prince Tartare tenoit un pareil langage après la victoire, est-il vraisemblable qu’il persuadât son armée? mon général, lui répondroit-elle, nous ne comprenons rien à tout ce discours. Nous ne combattons pas pour vous, mais vous combattez à notre tête pour l’avantage commun. L’empire sur une province conquise nous appartient comme à vous; et il seroit bizarre que nous fussions traités en vaincus, parce que nous sommes vainqueurs: nous conserverons ici nos anciennes coutumes, et nous y établirons notre gouvernement.

Les mœurs des Français, leur attachement à leurs lois, leur administration politique, tout concourt à la fois à prouver qu’ils ne furent sujets à aucune sorte d’impôts. J’ajoute que les Gaulois jouirent du même avantage; et c’est presque le démontrer, que de dire que la plupart d’entre eux négligèrent de se naturaliser Français. Un peuple accoutumé au gouvernement despotique, peut bien ne pas désirer d’être libre; mais un peuple vexé par des impositions aussi énormes que celles que levoient les empereurs Romains, saisira toujours les moyens de s’en délivrer. Cependant la plus grande partie des Gaulois continua à vivre sous la loi Romaine, tandis qu’il étoit permis aux étrangers de se faire Français; il falloit donc que les Gaulois ne fussent pas soumis à des charges plus considérables que les Français mêmes.

Tout le monde a entre les mains l’esprit des lois. Je prie d’y lire, liv. 30, le chapitre treizième, intitulé: «Quelles étoient les charges des Romains et des Gaulois dans la monarchie des Francs. Le président de Montesquieu prouve très-bien qu’un état qui n’avoit point de besoins, ne levoit point d’impôts. En parlant des charges des hommes libres, qui étoient obligés d’aller à la guerre à leurs dépens, sous les ordres de leur comte, et de fournir des chevaux et des voitures aux envoyés du roi et aux ambassadeurs qui partoient de sa cour ou qui s’y rendoient; je voudrois seulement, pour une plus grande exactitude, qu’il eût ajouté, sur l’autorité de la loi Ripuaire et de Marculfe, que les citoyens étoient tenus de loger et de défrayer ces envoyés à leur passage. Si quis autem legatarium regis vel ad regem, seu in utilitatem regis pergentem hospitio suscipere contempserit, nisi emunitus regis hoc contradixerit, sexaginta solidis culpabilis judicetur, (Leg. Rip. Tit. 55.) Ille rex omnibus agentibus. Dum et nos in Dei nomine apostolicum virum illum necnon et illustrem virum illum partibus illis legationis causâ direximus; ideò jubemus, ut locis convenientibus, eisdem à vobis evectio simul et humanitas ministretur, hoc est, veredos seu paraveredos tantos, panis nitidi modios tantos, vini modios tantos, cerevisiæ modios tantos, lardi libras tantas, carnis libras tantas. Je supprime tout ce détail qui peut être curieux, mais il faut être court. Hæc omnia diebus tam ad ambulandum, quam ad nos, in Dei nomine, revertendum, unusquisque vestrûm locis consuetudinariis, eisdem ministrare et adimplere procuretis. (Mars. for. 11. liv. 1.)

La grande source de toutes les erreurs de l’abbé du Bos, c’est d’avoir cru que les mots Census et tributum signifient dans nos lois, et dans nos historiens, la même chose qu’ils signifièrent chez les Romains, ou qu’ils signifient aujourd’hui parmi nous. Il auroit dû soupçonner avec le président Montesquieu, que quand les Français voulurent rédiger par écrit leurs coutumes, et leur donner l’autorité de lois, ils trouvèrent des difficultés à rendre leurs idées par les expressions d’un peuple qui avoit des usages tout différens. Ils se servirent des mots latins qui avoient le plus de rapport aux coutumes germaniques, et de nouvelles idées furent attachées à ces mots. Voyez l’esprit des lois, (L. 30, C. 14,) intitulé: de ce qu’on appeloit Census.

Si quis romanum hominem convivam regis occiderit, fol. 300, culpabilis judicetur. Si Romanus homo possessor, id est, qui res in pago ubi commanet, proprias possidet, occisus fuerit, is qui eum occidisse convincitur, fol. 100, culpabilis judicetur. Si quis Romanum tributarium occiderit, fol. 45, culpabilis judicetur. (L. S. tit. 43.) Cette loi, que l’abbé du Bos ne pouvoit ignorer, fait connoître ce que les premiers Français entendoient par les mots census et tributum. Si par Romanum tributarium, il faut entendre un Gaulois assujetti à payer un cens, une capitation, un tribut public, tout le systême de l’abbé du Bos est renversé; car il seroit certain que les Gaulois qui avoient l’honneur d’être admis à la table du roi, et ceux qui avoient des possessions, ne payoient pas ce cens ou ce tribut, puisque la loi se sert de cette qualité distinctive de tributarium, pour désigner un troisième ordre de Gaulois. En réfléchissant sur ce texte, l’abbé du Bos auroit vu que la loi parle ici des Gaulois, qui, étant libres par leur naissance, faisoient valoir à ferme les biens des propriétaires. Il en auroit conclu que les mots census et tributum ne signifient pas toujours un tribut public. Cette première découverte l’auroit rendu plus circonspect, et il n’auroit vu que des charges privées, économiques et domestiques dans la plupart des passages qu’il emploie pour prouver le paradoxe qu’il avance. Me permettra-t-on de le dire? Il me semble qu’on ne peut lire l’ouvrage de l’abbé du Bos, sans être convaincu qu’il avoit d’abord imaginé une histoire de France, et qu’ensuite il n’avoit lu nos anciens monumens que pour y prendre ce qui pouvoit favoriser ses opinions. Il cite rarement les lois, et ne consulte que des historiens à qui il est aisé, à la faveur d’un commentaire, de faire dire tout ce qu’on veut.

Le président de Montesquieu, L. 30, C. 15, dit que «ce qu’on appeloit census, ne se levoit que sur les serfs, et non pas sur les hommes libres.» Ce n’est pas s’exprimer avec exactitude. On appeloit aussi du nom de census ou de tributum, toutes les charges ou redevances qu’un homme libre devoit acquitter. Montesquieu cite lui-même dans son ouvrage plusieurs capitulaires dans lesquels on nomme census, les voitures que les hommes libres devoient fournir aux envoyés du roi. Il y avoit aussi dans les Gaules des terres, dont le possesseur étoit soumis à de certaines charges, ou payoit une rente; et c’est de ces charges ou de ces rentes, qu’il faut entendre ce que dit Grégoire de Tours, en parlant de Théodebert et de Childebert. Omne tributum quod fisco suo ab ecclesiis in Arverno sitis reddebatur, clementer indulsit. (L. 3, C. 25.) In supradictâ verò urbe Childebertus rex omne tributum tam ecclesiis quàm monasteriis, vel reliquis Clericis, qui ad ecclesiam pertinere videbantur, aut quicumque ecclesiæ officium excolebant, largâ pietate concessit. (L. 10. C. 7.) Une ordonnance de Clotaire II nous apprend en quoi consistoient ces charges, ou rentes, qui commencèrent à être en usage à la naissance des seigneuries: «Agraria, pascuaria, vel decimas porcorum, ecclesiæ pro fidei nostræ devotione concedimus. (Cap. de Baluze. T. 1. page 8.)

Quand les seigneuries furent devenues la coutume générale du royaume, on nomma des noms de Cens ou de Tribut les redevances auxquelles les seigneurs assujettirent les hommes libres de leurs terres. «Ut de rebus undè census ad partem regis exire solebat, si ad aliquam ecclesiam traditæ sunt, aut traduntur propriis hæredibus, aut qui eas retinuerit, vel censum illum persolvat, Cap. 3, an. 812, art. 12. Quicumque terram tributariam, undè tributum ad partem nostram exire solebat, vel ad ecclesiam vel cuilibet alteri tradiderit, is qui eam susceperit, tributum quod indè solvebatur, omnimodò ad partem nostram persolvat, nisi fortè talem firmitatem de parte dominicâ habeat per quam ipsum tributum sibi perdonatum possit ostendere.» (Cap. 4. an. 819. article 2.)

La plupart des lecteurs peu familiarisés avec le jargon barbare de nos anciens monumens, et peu instruits des différentes formes qu’a prises successivement le gouvernement des Français, ont adopté d’autant plus aisément le sens dans lequel l’abbé du Bos entend les passages qu’il cite, que quelques-uns désignent en effet une imposition publique et fiscale, pareille à celles qui étoient en usage dans les Gaules sous le gouvernement des empereurs. Chlothacharius rex indixerat, ut omnes ecclesiæ regni sui tertiam partem fructuum fisco dissolverent. (Greg. Tur. L. 4. C. 2.) Qui doute en effet que les fils de Clovis, qui avoient autour d’eux plusieurs leudes gaulois d’origine, et instruits de l’administration romaine, n’aient essayé d’établir des impôts? Ils y étoient invités par l’exemple des Français, qui travailloient à se faire les uns sur les autres des droits nouveaux; et le champ de Mars ne se tenant plus régulièrement, la porte étoit ouverte à toutes sortes d’abus. Il est sûr que Chilperic voulut lever une cruche de vin sur chaque arpent de vigne. Chilpericus verò rex descriptiones novas et graves in omni regno suo fieri jussit.... Statutum enim fuerat ut possessor de propriâ terrâ unam amphoram vini per aripennem redderet; sed et aliæ functiones infligebantur multæ tam de reliquis terris quàm de mancipiis quod impleri non poterat. Mais ces entreprises ne furent-elles pas regardées comme des nouveautés contraires au droit de la nation, et que le prince fut obligé d’abandonner?

Le roi Chilperic, dit l’abbé du Bos, en traduisant ce passage de Grégoire de Tours, «ordonna que dans tous ses états il fût dressé une nouvelle description, et que les taxes y fussent ensuite imposées, sur un pied plus haut que celui sur lequel on s’étoit réglé dans les descriptions précédentes.» Cela ne s’appelle pas traduire, mais commenter un texte et en changer le sens. Descriptiones novas ne doit pas se traduire par une nouvelle description, mais par une description qui étoit une nouveauté. Amphora a-t-il jamais signifié un tonneau? L’abbé du Bos n’a pas voulu traduire ce mot par ceux de cruche ou de bouteille, parce que la modicité de cette imposition auroit fait juger que ce devoit être une nouveauté, et non pas l’augmentation d’une ancienne taxe. En effet, ajoute l’abbé du Bos, en continuant de traduire à sa façon, «suivant le pied sur lequel on s’étoit réglé en assayant les taxes, en conséquence de la nouvelle description, celui qui possédoit une vigne en toute propriété, se trouvoit taxé à un tonneau de vin par arpent.»

En 815, Louis-le-Débonnaire accorda une charte aux Espagnols qui s’étoient réfugiés sur les terres de la domination Française, pour éviter le joug des Sarrasins. Sicut cæteri liberi homines, cum comite suo in exercitum pergant, et in marchâ nostrâ juxtà rationabilem ejusdem comitis ordinationem atque admonitionem, explorationes et excubias, quod usitato vocabulo wactas dicunt, facere non negligant, et missis nostris aut filiis nostris, quos pro rerum opportunitate, illas in partes miserimus, aut legatis, qui de partibus Hispaniæ ad nos transmissi fuerint, paratas faciant, et ad subventionem eorum veredos donent. Alius verò census ab eis neque à comite, neque à junioribus et ministerialibus ejus exigatur.

Voilà qui est décisif; on voit par cette charte à quelles charges les hommes libres, soit français, soit étrangers, étoient assujettis. Il est donc évident que sous le règne de Louis-le-Débonnaire, on ne levoit aucune imposition publique ou fiscale, quoique les comtes et les officiers subalternes de leurs gouvernemens cherchassent à établir de nouveaux droits. Si les rois Mérovingiens avoient eu les revenus que leur donne M. l’abbé du Bos, par quelle avanture leurs successeurs les auroient-ils perdus? Seroit-il aisé, en parcourant notre histoire, de trouver l’époque de la suppression des impôts? Seroit-ce quand la maison de Pepin monta sur le trône? Non, sans doute; car les lois de ce prince et celle de Charlemagne nous avertissent qu’ils ne renoncèrent qu’aux droits nouveaux et équivoques, qui avoient été établis sous la régence des derniers Mérovingiens.

Ut illi Franci qui censum de suo capite vel de suis rebus ad partem regiam debent, sine nostrâ licentiâ ad casam Dei vel ad alterius cujuscumque servitium se non tradant. (Edict. Pist. art. 28.) Par censum de suo capite, M. l’abbé du Bos entend la capitation, et par illi Franci, les Français qui n’avoient pas obtenu une exemption particulière du prince. M. le président de Montesquieu entend au contraire les hommes serfs de naissance, qui avoient été affranchis par des lettres du roi, et qui, n’acquérant pas ordinairement une entière et pleine liberté, payoient encore une certaine redevance au prince; et c’est ce que Marculfe (L. 2. Form. 32.) appelle libertinitatis obsequium. L’un n’établit son explication sur aucun titre; il devine et arrange les faits à son gré, ou suppose éternellement ce qui est en question. L’autre apporte des autorités, cite les formules de Marculfe, les capitulaires de Charlemagne, et l’édit même de Pistes, qui favorise, ou plutôt qui démontre la vérité de son sentiment.

Pour prouver l’existence des douanes, M. l’abbé du Bos cite d’abord une charte de Charle-le-Chauve en faveur de l’abbaye de St-Maur; et l’on voit en effet par cette pièce qu’on exigeoit dans des bureaux différens droits. Chacun avoit son nom particulier, «droit de rivage, de charrois, de pont, d’heureux abord, &c. Il n’y a point d’apparence», dit notre critique, après cette énumération, «que tous ces droits eussent été établis sous la seconde ni même sous la première race. Tant d’impositions différentes sur les mêmes choses ne paroissent pas l’ouvrage d’une nation barbare»; et de-là il conclud qu’il faut qu’elles aient été imaginées et créées dans le temps des empereurs.

Je l’avoue, on ne s’attend point à un pareil raisonnement. Il est assez singulier que M. l’abbé du Bos prétende que les Français comprirent, en entrant dans les Gaules, tout le détail embarassé et compliqué des douanes romaines, et furent assez habiles pour conserver cet établissement précieux qu’il regarde comme la preuve de la politesse et des lumières des Romains; et qu’il soutienne en même temps que ces Français établis depuis trois siècles et demi dans leurs conquêtes, et qui avoient eu mille occasions et mille moyens de s’instruire des finances romaines, ne devoient pas être assez éclairés pour établir des bureaux de douanes et y percevoir cinq ou six sortes de droits, ou un même impôt sous cinq ou six noms différens. En vérité, de pareils paradoxes ne méritent pas une réfutation sérieuse. Pour faire ce que M. l’abbé du Bos juge impossible, il suffisoit que les Français fussent avares; et l’avarice a sans doute produit en peu d’années des choses bien plus extraordinaires que l’invention de cinq ou six noms pour faire une maltote misérable.

Je pourrois prouver qu’il est très-vraisemblable que Clovis ne trouva aucun bureau de douanes dans les provinces qu’il conquit. Mais il faut finir cette remarque; et je me borne à dire que cette imposition ne fut point connue des premiers Français, et que M. l’abbé du Bos n’a pas mieux entendu le mot de Teloneum que ceux de Census et de Tributum. Teloneum ne signifie pas dans nos anciens monumens une douane, mais un péage. Les droits qu’on y payoit, n’étoient point une imposition publique et fiscale; des seigneurs les avoient établis dans l’étendue de leurs terres, sous prétexte des dépenses nécessaires pour entretenir les chemins, et réparer les ponts et les chaussées. On n’en doutera pas après avoir lu les deux autorités suivantes, auxquelles j’en pourrois joindre mille autres. De teloneis placet nobis ut antiqua et justa telonea à negociatoribus exigantur, tam de pontibus, quàmquæ et de navigiis seu mercatis; nova verò sive injusta, vel ubi funes tenduntur, vel cum navibus sub pontibus transitur, seu his similia, in quibus nullum adjutorium iterantibus præstatur, ut non exigantur. (Capit. 2, an. 805, art. 13.) Ut nullus cogatur ad pontem ire ad fluvium transeundum propter Telonei causas, quandò ille in alio loco compendiosiùs illud flumen transire potest. Similiter et in pleno campo, ubi nec pons nec trajectus est, ibi omni modo præcipimus ut non Teloneum exigatur. (L. Capit. 3, art. 54.)

Le roi avoit quelques-uns de ces péages dans ses domaines; mais les seigneurs particuliers en possédoient aussi, et c’étoient des biens propres et domestiques: je le prouve par deux autorités auxquelles on ne peut rien opposer. Si fortè quilibet voluerit ex propriis facultatibus eumdem pontem emendare vel reficere, quamvis de suis propriis rebus eumdem pontem emendet vel reficiat, non tamen de eodem ponte majorem censum exigere præsumat, nisi sicut consuetudo fuit et justum esse dignoscitur. (Capit. an. 821. art. 3.) De pontibus restaurandis, videlicet ut secundùm capitularia avi et patris sui, ubi antiquitùs fuerunt, reficiantur ab his qui illos honores tenent, de quibus antè pontes facti vel restaurati fuerunt. (Capit. an. 854. art. 4.)

[10] Il est visible, dit M. le président de Montesquieu, (L. 30, C. 13.) «que les revenus des rois consistoient alors dans leurs domaines;» et il ajoute dans une note: «ils levoient encore quelques droits sur les rivières, lorsqu’il y avoit un pont ou un passage.» Cela n’est pas exact: 1o. tous les péages, comme on l’a vu dans la remarque précédente, n’appartenoient pas au roi, et il est très-vraisemblable qu’on n’en connut l’usage qu’après l’établissement des seigneuries; 2o. les Merovingiens avoient plusieurs autres branches de revenu; je vais les faire connoître, en rapportant les textes qui les établissent.

Si quis legibus in utilitatem regis, sive in hoste, seu in reliquam utilitatem bannitus fuerit, et minimè adimpleverit, si ægritudo eum non detinuerit sexaginta solidis mulctetur. (Leg. Rip. Tit. 65.) Un homme ajourné devant la justice du roi, perdoit tous ses biens, s’il n’obéissoit pas: Omnes res suæ erunt in fisco, aut cui fiscus dare voluerit. (Leg. Sal. Tit. 59.) Si quis homo regi infidelis extiterit, de vitâ componat, et omnes res ejus fisco censeantur. (Leg. Rip. Tit. 69.) Si quis autem proximum sanguinis interfecerit, vel incestum commiserit, exilium sustineat, et omnes res ejus fisco censeantur. (Ibid.) Si alicujus pater occisus fuerit, medietatem compositionis filii colligent, aliam medietatem parentes qui proximiores fuerint tam de paternâ, quàm de maternâ generatione, dividant. Quòd si de unâ parte vel paternâ vel maternâ nullus proximus fuerit, portio illa ad fiscum perveniat, vel cui fiscus concesserit. (Leg. Sal. Tit. 65.) Si quis de parentillâ tollere se voluerit, si autem ille occiditur vel moritur, compositio aut hæreditas ejus non ad hæredes ejus, sed ad fiscum pertineat, aut cui fiscus dare voluerit. (Ibid. Tit. 63.) Si autem homo denariatus (homme affranchi en présence du roi) absque liberis discesserit, non alium nisi fiscum nostrum hæredem relinquat. (Leg. Rip. Tit. 57.) Si quis servum suum libertum fecerit et civem romanum, portasque apertas conscripserit, si sine liberis discesserit, non alium nisi fiscum nostrum habeat hæredem. (Ibid. Tit. 61.)

La branche la plus considérable des revenus du prince consistoit en ce qu’on appeloit fredus ou fredum. Ce frede étoit une espèce de taxe que tout homme condamné à payer une composition donnoit au juge; cette taxe étoit la troisième partie de la composition même; par exemple, un Français qui payoit une composition de 30 sous à une personne qu’il avoit offensée, devoit un frede de 10 sous au juge, qui de son côté en rendoit la troisième partie au roi; tertiam partem coram testibus fisco tribuat. (Leg. Rip. Tit. 89.) Il faut encore ajouter à tous ces droits, les dons que les grands faisoient au prince, en se rendant à l’assemblée du champ de mars. C’est une coutume que les Français apportèrent de Germanie; ces dons libres dans leur origine et présentés comme une marque de respect, devinrent dans la suite des tributs forcés. Bona verò tua, écrivoit Charlemagne à Fulrad, quæ ad placitum nostrum nobis præsentare debes, nobis mense maio transmitte ad locum ubicumque tunc fuerimus. (Recueil des hist. de France, par D. Bouquet. T. 5, p. 633.)

[11] Je ne fais ici une remarque que pour réfuter M. l’abbé du Bos, qui prétend, (L. 6, C. 12,) que les cités des Gaules avoient droit de guerre les unes contre les autres, sous les rois mérovingiens.

Grégoire de Tours rapporte qu’après la mort de Chilpéric, les habitans de la cité d’Orléans et du Blésois entrèrent à main armée dans le Dunois, ravagèrent le plat pays, et rapportèrent chez eux beaucoup de butin; mais que ceux du Dunois, avec le secours de quelques-uns de leurs voisins, se vengèrent de cette violence, en entrant à leur tour sur le territoire d’Orléans et de Blois. Les comtes d’Orléans et de Chartres réussirent à calmer les esprits irrités. On convint que le parti qui seroit jugé avoir tort, donneroit satisfaction à l’autre, et la tranquillité fut rétablie. Cum adhuc inter se jurgia commoventes desævirent, et Aurelianenses contrà hos arma concuterent, intercedentibus comitibus pax usque in audientiam data est, scilicet ut in die quo judicium erat futurum, pars quæ contrà partem injustè exarserat, justitiâ mediante, componeret; et sic à bello cessatum est. (L. 7, C. 22.)

Voilà le texte de Grégoire de Tours; voyez la traduction de l’abbé du Bos. «Cette guerre auroit eu de longues suites, si le comte de la cité de Chartres et le comte de la cité d’Orléans ne se fussent pas entremis, et s’ils n’eussent fait convenir les deux partis, premièrement d’une cessation d’armes durable jusqu’à ce qu’on eût prononcé sur les prétentions réciproques, et secondement d’un compromis qui obligeroit celui des deux partis qui seroit jugé avoir eu tort, à indemniser l’autre du ravage fait sur son territoire. C’est ainsi que finit la guerre.»

Avec cette liberté de rendre un auteur, est-il surprenant qu’on lui fasse dire tout ce qu’on veut? Grégoire de Tours introduit sur la scène les comtes d’Orléans et de Chartres, comme des juges: pax usque in audientiam, judicium erat futurum, justitiâ mediante, componeret. Toutes ces expressions n’annoncent-elles pas clairement un procédé judiciaire? Cependant l’abbé du Bos, qui jugeoit à propos d’accorder aux Gaulois le droit de guerre, représente ces deux comtes comme deux médiateurs qui interposent leurs bons offices, ainsi que feroit un prince entre deux puissances indépendantes.

On observera, dit l’abbé du Bos, «qu’il faut que ces voies de fait ne fussent point réputées alors ce qu’elles seroient réputées aujourd’hui, je veux dire, une infraction de la paix publique et un crime d’état; puisque le compromis ne portoit pas que ce seroit celui qui avoit commis les premières hostilités, qui donneroit satisfaction au lésé, mais bien celui qui se seroit trouvé avoir une mauvaise cause. Il pouvoit arriver que par la sentence du roi, ou par le jugement arbitral des comtes, il fût statué qu’au fond c’étoit la cité d’Orléans et le canton de Blois qui avoient raison, et qu’ainsi ils reçussent une satisfaction de ceux qui avoient souffert les premières violences.»

Conclure de-là que les cités des Gaules avoient droit de se faire la guerre, c’est, je crois, se décider un peu légérement. J’inviterais l’abbé du Bos à se mettre à la place des comtes d’Orléans et de Chartres. N’auroit-il pas été le plus imprudent des négociateurs, si, pour calmer les esprits, il se fût avancé entre les deux partis ennemis, en promettant de punir ceux qui avoient commis les premières hostilités, et de les obliger à donner aux autres une composition? On n’auroit pas écouté l’abbé du Bos. Les Orléanois et ceux du Blésois auroient refusé de poser les armes; car il n’étoit pas douteux qu’en qualité d’agresseurs, le châtiment ne dût tomber sur eux. Il eût fallu les accabler par la force, et c’eût été attiser le feu qu’on vouloit éteindre. Il me semble que les comtes d’Orléans et de Chartres n’ayant point de troupes réglées à leurs ordres, pour se faire obéir des mutins, s’y prirent en personnes de bon sens. Il étoit sage de paroître ne pas faire attention aux premières hostilités, et de remonter aux principes mêmes de la querelle, chaque parti se flattant de n’avoir fait que ce qu’il avoit eu raison de faire.

Il faut encore entendre l’abbé du Bos. «Il paroît, ajoute-t-il, en lisant avec réflexion l’histoire de ce qui s’est passé dans les Gaules, sous les empereurs romains et sous les rois mérovingiens, que chaque cité y croyoit avoir le droit des armes contre les autres cités, en cas de déni de justice. Cette opinion pouvoit être fondée sur ce que Rome ne leur avoit point imposé le joug à titre de maître, mais à titre d’allié. Les termes d’amicitia et de fœdus dont Rome se servoit en parlant de la sujétion de plusieurs cités des Gaules, auront fait croire à ces cités qu’elles conservoient encore quelques-uns des droits de la souveraineté, et qu’elles en pouvoient user du moins contre leurs égaux, c’est-à-dire, contre les cités voisines. Rome, qui n’avoit pas trop d’intérêt à les tenir unies, leur aura laissé croire ce qu’elles vouloient et aura même toléré qu’elles agissent quelquefois conformément à leur idée. Cette idée flatteuse pour des peuples aussi légers que belliqueux, se sera conservée dans les cités des Gaules, sous les rois mérovingiens, comme elle s’étoit conservée sous les Césars leurs prédécesseurs.»

La plus légère connoissance de la politique des Romains suffit pour juger des raisonnemens de l’abbé du Bos, toujours prêt à défendre une erreur par une autre erreur. Qui ignore que la république romaine regardoit ses amis comme ses sujets, et que plus jalouse du droit de guerre que de tout le reste, elle ne permettoit pas à ses alliés d’en jouir? Sa conduite fut constante à cet égard. C’est avec les mots d’amicitia et de fœdus, que les Romains apprivoisèrent les vaincus, et les façonnèrent à l’obéissance la plus entière. Quand ils voulurent enfin régner despotiquement sur les nations, et que leurs conquêtes, gouvernées par des préteurs, furent changées en provinces romaines, par quelle monstrueuse inconséquence auroient-ils rendu le droit de guerre à des sujets à qui ils ôtoient leurs lois et leurs magistrats? On ménagea d’abord les Gaules, mais ces ménagemens firent bientôt place à la tyrannie. Je ne devine point les raisons qui ont porté l’abbé du Bos à dire que les Gaules se croyoient libres sous les empereurs. Quelles heureuses anecdotes avoit-il entre les mains? Les faits les plus connus, et qu’il est impossible de révoquer en doute, nous prouvent que les Gaules devoient se regarder comme esclaves, sous le gouvernement des successeurs d’Auguste.

Voici encore un raisonnement de l’abbé du Bos. «La nation des Francs, qui n’étoit pas bien nombreuse, et qui cependant avoit à tenir en sujétion un pays fort étendu, et dont les habitans sont naturellement belliqueux, ne voyoit peut-être pas avec beaucoup de peine les Gaulois prendre les armes contre les Gaulois; leurs dissentions et leurs querelles faisoient sa sureté.» Voilà, je crois, la première fois qu’on ait regardé le droit de guerre dans les sujets, comme un moyen de les rendre dociles et obéissans. Des jalousies entre différentes provinces d’un état, des haines entre les différens ordres des citoyens, peuvent être utiles à l’autorité d’un prince; mais qui ne comprend pas que si ces jalousies et ces haines dégénèrent en guerres ouvertes, le pouvoir du prince s’évanouit?

[12] Hoc autem constituimus ut infrà pagum tam Franci, Burgundiones, Alamanni, seu de quacumque natione commoratus fuerit, in judicio interpellatus, sicut lex loci continet, ubi natus fuerit, sic respondeat. (Leg. Rip. tit. 31.) Cette expression, sicut lex loci continet, pourroit faire croire que chaque nation habitoit des cantons à part, et qu’il y avoit des lois locales; on se tromperoit: par le mot loci, il faut entendre la maison, la famille, et non pas le pays; car il est prouvé que les différentes nations dont l’empire français étoit composé, habitèrent pêle-mêle les mêmes contrées, les mêmes villes, les mêmes bourgs. Dans la formule 8 du liv. 2 de Marculfe, qui est intitulée, charta de ducatu, patritiatu vel comitatu, il est dit: omnes populi ubi commanentes tam franci, romani, burgundiones, vel reliquæ nationes, sub tuo regimine et gubernatione degant et moderantur, et eos recto tramite secundum legem et consuetudinem eorum regas. J’ajouterai ici une autorité décisive pour prouver que les Gaulois conservèrent les lois romaines. Inter Romanos negotia causarum romanis legibus præcipimus terminari. (Ord. Chlot. II. Art. 4.)

Les ducs, les comtes et leurs vicaires étoient assistés dans leurs tribunaux de sept assesseurs. Tunc grafio congreget secum septem raginburgios idoneos. (Leg. Sal. tit 52. Voyez encore tout le titre 60 de la même loi, et le titre 32 de la loi ripuaire.) Les autorités que je vais rapporter, prouveront clairement que ces rachinbourgs, scabins ou assesseurs, étoient juges et choisis par le peuple. Si quis ad mallum venire contempserit, et quod ei à raginburgiis judicatum fuerit, implere distulerit, &c. (Leg. Sal. tit. 59,) Quindecim solidis mulctetur, similiter et ille qui Raginburgiis non adquieverit. (Leg. Rip. tit. 55.) Postquàm Scabini eum judicaverint, non est licentia comitis vel vicarii ei vitam concedere. (Cap. 2, an. 813. art. 13.) Ut missi nostri ubicumque malos Scabineos inveniunt, ejiciant, et totius populi consensu in loco eorum bonos eligant. (Cap. an. 829.) Nullus causas audire præsumat, nisi qui à duce per conventionem populi judex constitutus est ut causas judicet. (Leg. Alam, tit. 14.)

Malgré les passages qu’on vient de lire, et qui sans doute n’étoient pas inconnus à l’abbé du Bos, comment a-t-il pu soutenir que les Gaulois avoient un sénat pour les juger, et n’étoient point soumis à la juridiction des magistrats français? Pour détruire ces sénats de l’abbé du Bos, je devrois peut-être me contenter de renvoyer mes lecteurs au Glossaire de du Gange, au mot senatus. Ce savant homme y prouve, d’une manière à ne laisser aucun doute, que les sénats des Gaulois ne subsistoient plus depuis long-temps, lorsque les Français firent la conquête des Gaules. «Dans chaque cité, dit l’abbé du Bos, (L. 6, C. 11,) le sénat étoit du moins consulté par les officiers du prince, sur les matières importantes, comme étoit l’imposition des subsides extraordinaires. C’étoit encore lui qui, sous la direction des officiers du prince, rendoit ou faisoit rendre la justice aux citoyens, et qui prêtoit la main à ceux qui faisoient le recouvrement des deniers publics.» Quelle pièce secrète a appris à cet écrivain ce que tout le monde ignore? Comment peut-il ajuster le pouvoir qu’il accorde à ses sénats de délibérer sur les affaires importantes, avec la puissance despotique qu’il attribue aux rois mérovingiens, dont la volonté décide sans règle de la fortune et de la vie des sujets?

J’ai prouvé dans une remarque précédente, qu’il n’y avoit chez les Français, ni imposition ordinaire sur les biens et sur les personnes, ni subside extraordinaire; on n’avoit donc pas besoin que des sénats gaulois prêtassent main-forte aux collecteurs des impôts. Nous avons quelques ordonnances des Mérovingiens, et les capitulaires de Charlemagne et de Louis le débonnaire, qui règlent les devoirs, les fonctions et les droits de tous les magistrats, depuis les envoyés royaux jusqu’aux Rachinbourgs; pourquoi ne prescrivent-ils aucune règle aux sénats des Gaulois? Pourquoi gardent-ils un profond silence à cet égard? Ces compagnies incorruptibles, au milieu de la corruption la plus complète, n’auroient-elles eu besoin d’aucune réforme? N’auroient-elles point voulu étendre leur juridiction? Les comtes et les ducs n’auroient-ils jamais été tentés de la diminuer?

Tout écrivain moins intrépide que M. l’abbé du Bos, se sentiroit confondu par ce silence. Mais Grégoire de Tours, dit-il «donne la qualité de sénateurs de la cité d’Auvergne, à des hommes qu’il a pu voir, et dont quelques-uns pouvoient être nés depuis la mort de Clovis.» J’ouvre Grégoire de Tours, et je lis, (liv. 3, ch. 9.) Arcadius, unus ex senatoribus Arvernis, Childebertum invitat ut regionem illam deberet accipere. Doit-on traduire unus ex senatoribus Arvernis, par un sénateur du sénat d’Auvergne? Ce n’est pas le sentiment de M. de Valois, qui dit, (liv. 7, de son histoire,) Theodoricus et Childebertus, Francorum reges, fœdus inierunt, et pace jurejurando firmatâ, multos senatorum, hoc est procerum Gallorum, filios obsides inter sese dederunt. Ce n’étoit pas le sentiment de M. Ducange; nobiles ipsi, dit-il, senatores appellantur apud eumdem Gregorium Turonensem. (Gloss. au mot senator.) Grégoire de Tours avertit lui-même (liv. 10, ch. 31,) dans quel sens il faut entendre le mot senator; et ce qu’il y a de plus extraordinaire, M. l’abbé du Bos cite ce passage, (liv. 6, ch. 10,) sans profiter de l’avis. Grégoire de Tours donnant le catalogue chronologique des évêques de son église, dit: Duodecimus Ommatius de senatoribus civibusque Arvernis valdé dives in prædiis.... Quartus decimus Francilio de senatoribus ordinatur Episcopus.... Octavus decimus Eufronius ex genere illo quod superiùs senatorium nuncupavimus. Donc, par le mot senator, on doit entendre, avec M. de Valois et M. Ducange, la naissance, et non pas une dignité personnelle, ou une magistrature.

[13] Le P. Daniel, en copiant plusieurs de nos écrivains modernes, veut que Pepin ait ouvert le premier aux évêques l’entrée des assemblées de la nation. «Je doute fort, dit-il dans la vie de Thiéri II, qu’avant ce temps-là, le règne de Pepin, les évêques eussent ce privilége, au moins de la manière et dans l’étendue qu’ils l’eurent depuis; il est certain qu’ils ne l’avoient point, suivant le premier plan du gouvernement de la monarchie dans les Gaules. Les évêques n’étoient pas alors Français, mais tous Gaulois ou d’autre nation que la Française. Ce fut, ajoute-t-il, une nouvelle adresse de Pepin pour s’attacher le corps ecclésiastique, qui avoit beaucoup de crédit sur les peuples.»

Je suis surpris que le P. Daniel n’ait pas vu dans nos lois, et sur-tout dans nos historiens, qu’il connoissoit davantage, le contraire de ce qu’il avance ici. Ces autorités ne sont pas équivoques; il suffit de les présenter simplement au lecteur, pour le mettre à portée de juger: en voici quelques-unes.

On a vu dans la première remarque de ce chapitre, que la composition pour le meurtre d’un Français libre, étoit de 200 sols, et de 600 pour celui d’un Leude ou fidelle. Pour le meurtre d’un évêque, elle étoit de 900 sols: Si quis Diaconum interfecerit, sol. 300 culpabilis judicetur. Si quis presbyterum interfecerit, sol. 600 culpabilis judicetur. Si quis Episcopum interfecerit sol. 900 culpabilis judicetur. (Leg. Sal. Tit. 58.) Si quis subdiaconum interfecerit, 400 sol. componat. Si quis diaconum interfecerit, 500 sol. componat. Si quis presbyterum ingenuum interfecerit, 600 sol. componat. Si quis Episcopum interfecerit, 900 sol. componat. (Leg. Rip. Tit. 36.) Voilà la prééminence du clergé bien établie; car il faut remarquer, avec M. le président de Montesquieu, que la différence des compositions est la règle du rang différent que chaque citoyen tenoit dans l’état. Il faut conclure de ces dispositions des lois saliques et ripuaires, que les évêques avoient dans les Gaules soumises aux Français, un rang supérieur à celui des Leudes mêmes, et que s’ils entroient dans les assemblées de la nation, ils y occupoient la première place.

Dans le préambule de la loi salique, corrigée sous le règne de Clotaire II, il est dit: Temporibus Clotarii regis unà cum principibus suis, id est, 33 Episcopis, et 34 ducibus et 79 comitibus, vel cætero populo constituta est. Voilà certainement une assemblée de la nation ou du champ de Mars; non-seulement les évêques y sont nommés comme présens, mais ils y sont nommés avant les ducs et les comtes. Si le P. Daniel y avoit fait attention, il auroit jugé que l’épiscopat étoit une sorte de naturalisation qui rendoit les évêques susceptibles de toutes les fonctions politiques du gouvernement. Dès la naissance de la monarchie dans les Gaules, on les voit constamment participer aux plus grandes affaires. Voyez les canons du concile tenu à Orléans, en 511; et dans le recueil des historiens de France, par dom Bouquet, (T. 4, p. 54,) une lettre circulaire de Clovis aux évêques. Ces deux pièces sont très-propres à faire connoître le crédit que les évêques avoient dès lors dans le gouvernement, et avec combien d’attention on les ménageoit pour se les rendre favorables.

Mediantibus sacerdotibus atque proceribus, est-il dit dans le traité passé entre Gontran, Childebert II et la reine Brunehaud; voyez Grégoire de Tours, (L. 9, C. 20.) L’édit ou constitution, en date de l’an 615, et porté par Clotaire II dans l’assemblée qui se tint à Paris pour la réformation du gouvernement, me fournit encore une preuve, s’il est possible, plus forte. Quicumque verò hanc deliberationem, quam cum pontificibus, vel cum magnis viris optimatibus, aut fidelibus nostris, in synodali concilio instituimus, temerare præsumpserit in ipsum, capitali sententiâ judicetur. (Art. 24.)

Il y a grande apparence que le P. Daniel, qui vouloit faire peu d’usage des lois, les a peu lues; mais il auroit dû voir dans Grégoire de Tours les passages suivans. Mané autem concurrentibus legatis (Gunthramni et Chilperici) pacem fecerunt pollicentes alterutro, ut quidquid sacerdotes vel seniores populi judicarent, pars parti componeret. (L. 6, C. 31.) Cum autem intentio inter regem Gunthramnum et Chilpericum verteretur, Gunthramnus rex apud Parisios omnes episcopos regni sui congregavit, ut inter utrosque quod haberet edicerent. (L. 4, C. 48.) Posteà verò convocatis episcopis et majoribus natu laicorum, duces discutere cœpit. (L. 8, C. 30.)

Pourquoi le P. Daniel prétend-il que, suivant le premier plan de notre gouvernement, les évêques ne devoient pas entrer dans les assemblées de la nation, et n’avoient aucune part à l’administration publique, puisqu’il est prouvé que dans l’absence du roi, ils faisoient les fonctions de cette cour supérieure de justice, où le prince présidoit, et à laquelle on portoit, par appel, les sentences des ducs et des comtes, pour les confirmer ou les casser? Si judex aliquem contrà legem injustè damnaverit, in nostrî absentiâ ab episcopis castigetur, ut quid perperè judicavit, versatim meliùs discussione habitâ emendare procuret. (Const. Chot. Reg.) A ces autorités j’en pourrois facilement joindre mille autres. Mais parce que le P. Daniel s’est trompé, il ne seroit pas juste d’en punir mon lecteur, en l’ennuyant par des preuves superflues.

[14] Dans les différens manuscrits de la loi salique qui sont parvenus jusqu’à nous, on trouve deux leçons différentes d’un passage important du titre 45. L’une dit: Si quis ingenuus francum aut hominem barbarum occiderit qui lege salicâ vivit, sol. 200 culpabilis judicetur. L’autre leçon dit: Si quis ingenuus francum aut barbarum, aut hominem occiderit qui lege salicâ vivit, sol. 200 culpabilis judicetur. Le premier texte, n’associant au privilége des Français que les barbares ou peuples Germaniques, semble indiquer qu’eux seuls avoient le droit de vivre sous la loi salique, c’est-à-dire, de se naturaliser Français. Le second paroît étendre cette prérogative jusqu’aux Gaulois mêmes; car par le mot hominem, il faut nécessairement entendre un Gaulois, parce que tout homme qui habitoit les terres de la domination française, devoit être nécessairement Français, Barbare ou Gaulois.

J’ai conjecturé que la première leçon nous offre la loi telle qu’on la publia d’abord; et que nous la lisons dans la seconde leçon, telle qu’elle fut corrigée sous un des fils de Clovis. J’ai conclu de cette conjecture que les Gaulois n’avoient pas d’abord partagé avec les Barbares le privilége de se naturaliser Français. Cette opinion m’a paru d’autant plus vraisemblable, qu’il n’est pas permis de douter que les peuples germaniques, croyant avoir une origine commune, n’eussent les uns pour les autres plus de considération qu’ils n’en montroient aux habitans naturels des provinces romaines; nos lois mêmes nous en fournissent la preuve la plus complète. Si quis Ripuarius, advenam Francum interfecerit, 200 sol. culpabilis judicetur. Si advenam Burgundionem interfecerit, 160 sol. culpabilis judicetur. Si interfecerit advenam Romanum, 100 sol. culpabilis judicetur. Si interfecerit advenam Alamannum seu Fresionem, vel Bajuvarium aut Saxonem, 160 sol. culpabilis judicetur. (Lex. Rip. Tit. 35.)

Si on m’objecte que cette différence que j’ai remarquée dans les deux textes de la loi salique n’est qu’une erreur de copiste, je répondrai que les lois de la critique ne permettent qu’à la dernière extrémité d’avoir recours à un pareil soupçon. On ne doit supposer une erreur de copiste que quand un texte est inintelligible, qu’il se contredit lui-même, ou qu’il est combattu par des autorités graves. Je ne m’arrêterai pas davantage sur cette matière; il est dans le fond assez indifférent que les Gaulois aient eu, quelques années plutôt ou quelques années plus tard, le privilége de se naturaliser Français; il suffit de savoir qu’ils en jouirent. Pour le remarquer en passant, que devient tout le systême de Loyseau et du comte de Boulainvilliers, dès qu’il est prouvé que les Gaulois purent vivre sous la loi salique?


CHAPITRE III.

[15] Il n’est pas nécessaire que je m’étende à donner les preuves de cette première révolution, tous nos historiens convenant que le champ de Mars ne fut plus convoqué régulièrement sous les petits-fils de Clovis. Établir l’époque fixe où il fut assemblé pour la dernière fois, c’est, je crois, une chose impossible. Je me contenterai de remarquer qu’il falloit que l’idée même des assemblées générales de la nation fut déjà bien oubliée sous le règne de Clotaire II; puisqu’après le supplice de Brunehaud, étant question de réformer le gouvernement, l’assemblée qui se tint à Paris, en 615, n’étoit composée que d’évêques et de Leudes. L’article 24, de l’ordonnance qu’elle publia, en est la preuve; je ne le rapporterai point ici, l’ayant déjà placé dans la remarque 13 du chapitre précédent.

[16] Chlothacharius rex indixerat, ut omnes ecclesiæ regni sui tertiam partem fructuum fisco dissolverent, quod licet inviti, cum omnes episcopi consensissent atque subscripsissent, viriliter hoc beatus Injuriosus respuens subscribere dedignatus est, dicens: si volueris res Dei tollere, Dominus regnum tuum velociter auferet; quia iniquum est ut pauperes quos tuo debes alere horreo, ab eorum stipe tua horrea repleantur. (Greg. Tur. L. 4 C. 2.)

Voyez dans la remarque 7 du chapitre premier, le discours ridicule que Grégoire de Tours fait tenir à l’armée de Clovis, quand ce prince demande qu’on lui accorde, outre sa part du butin, le vase enlevé sur le territoire de l’église de Reims.

Si quis de nobis, ô Rex, justitiæ tramitem transcendere voluerit, à te corrigi potest; si verò tu excesseris, quis te corripiet? Loquimur enim tibi, sed si volueris, audis: si autem nolueris, quis te condemnabit, nisi is qui se pronuntiavit esse justitiam? (Greg. Tur. L. 5, C. 19.)

[17] Il faudroit vouloir chicaner, pour ne pas convenir, avec le président de Montesquieu, que par les noms différens de Fidelles, de Leudes, d’Antrustions, on ne désignoit qu’un même ordre de citoyens. J’attribue ici plusieurs prérogatives aux Leudes; et le lecteur, un peu attentif, trouvera répandues en mille endroits de mes remarques, les preuves de ce que j’avance. Ces Leudes étoient ce que Tacite appele les suivans ou les compagnons du prince, et dont cet historien nous fait un bel éloge. Insignis nobilitas aut magna patrûm merita, principis dignationem etiam adolescentulis assignant. Cæteri robustioribus ac jam pridem probatis aggregantur: nec rubor inter comites aspici: gradus quinetiam et ipse comitatus habet, judicio ejus quem sectantur magnaque et comitum æmulatio, quibus primus apud principem suum locus; et principum, cui plurimi et acerrimi comites. Hæc dignitas, hæ vires magno semper electorum juvenum globo circumdari, in pace decus, in bello præsidium. (De Mor. Germ. C. 13.) Cum ventum in aciem turpe principi virtute vinci, turpe et comitatui virtutem principis non adæquare. (Ibid. C. 13.)

Marculfe nous apprend par sa formule 18, du L. 1, comment on étoit admis au nombre des Leudes. Quia ille fidelis, Deo propitio, noster veniens ibi, in palatio nostro, unà cum arimania sua, in manu nostra trustem et fidelitatem nobis visus est conjurasse. Proptereà, per præsens præceptum decernimus ac jubemus ut deinceps memoratus ille in numero Antrustionum computetur. Il est fâcheux que Marculfe ne nous ait donné dans aucune de ses formules, le serment qu’on prêtoit dans cette occasion entre les mains du roi.

[18] Exigunt enim à principis sui liberalitate illum bellatorem equum, illam cruentam victricemque frameam. Nam epulæ et quamquàm incomti, largi tamen apparatus, pro stipendio cedunt. (Tac. de mor. Germ. C. 14.) Les bénéfices que les rois Mérovingiens donnèrent à leurs Leudes, furent incontestablement des terres qu’ils détachèrent des domaines considérables qu’ils avoient acquis par leurs conquêtes, et dont ils se dépouillèrent par pure libéralité pour récompenser les services de leurs officiers, ou les complaisances de leurs courtisans. La preuve de cette proposition, c’est que vers le commencement du septième siècle, les rois de France n’avoient presque plus aucun domaine, tandis qu’il est évident que leurs prédécesseurs avoient eu de très-grandes possessions.

Si les bénéfices des Mérovingiens n’avoient pas été des portions démembrées de leur domaine, pourquoi seroient-ils appelés dans le traité d’Andely, «des dons de la magnificence des rois»? Si les bénéfices avoient été des récompenses politiques de l’état, dont le prince n’auroit été que le dispensateur, pourquoi les filles et les femmes des rois, à qui on donnoit de grandes terres en dot ou en douaire, auroient-elles imaginé de conférer des bénéfices? C’est que le prince donnoit son propre patrimoine, qu’elles crurent qu’il étoit digne de leur grandeur de répandre les mêmes bienfaits. Ut quidquid domnus Gunthramnus rex filiæ suæ Clotildi contulit, aut adhuc, Deo propitiante, contulerit in omnibus rebus, atque corporibus, tam in civitatibus, quàm agris vel reditibus, in jure ac dominatione ipsius debeat permanere; et si quid de agris fiscalibus vel speciebus, atque præsidio pro arbitrii sui voluntate facere, aut cuiquam conferre voluerit, in perpetuo, auxiliante Domino, conservetur, neque à quoquam ullo unquam tempore convellatur. Ce traité d’Andely est rapporté dans Grégoire de Tours, (L. 9, C. 20.)

Penser avec quelques écrivains que les Français, dans le temps de leur conquête, formèrent des bénéfices d’une certaine quantité de terre pour servir de récompense aux soldats, c’est chercher la politique des Français dans les usages romains, et non pas dans les leurs: source intarissable d’erreurs. Quel motif auroit porté les Français à former des bénéfices, dans un moment où chaque soldat pouvoit se faire à son gré un patrimoine, et étoit trop satisfait du présent pour songer à l’avenir? N’est-il pas prouvé que ce ne fut qu’après leur établissement dans les Gaules, que les Français commencèrent à adopter quelques usages des romains? Tandis qu’ils conquéroient, ils ne connoissoient que les leurs.

Mais, dira-t-on, les bénéfices militaires des empereurs romains étoient un établissement très-sage; et si la nation Française étoit incapable par elle-même d’en être frappée et de l’adopter, elle pouvoit être éclairée par les lumières de Clovis, qui étoit l’ame de ses résolutions. Je réponds que cela s’appelle conjecturer, et faire un roman et non pas une histoire. En second lieu, je prie de remarquer que les bénéfices militaires étoient nécessaires aux romains, parce que leurs armées étoient composées de mercenaires entretenus aux dépens de l’état, que les finances et les provinces de l’empire étoient épuisées; et que, pour pourvoir à la subsistance des gens de guerre, il falloit leur assigner des terres.

Mais la condition des Français étoit toute différente. Pourquoi auroient-ils imaginé l’établissement des bénéfices militaires, puisque chez eux l’état ne donnoit aucune solde au soldat? Tout domaine que possédoit un Français, n’étoit-il pas un vrai bénéfice militaire, puisque tout propriétaire étoit obligé de porter les armes et de faire la guerre à ses dépens? L’établissement des bénéfices militaires auroit donc été superflu; Clovis, loin de l’adopter, ne devoit le regarder que comme la ressource d’une nation qui n’est pas militaire et qui est pauvre. Je le remarquerai en passant: quand on parle d’un peuple aussi barbare et aussi ignorant que les premiers Français, il faut craindre de lui prêter des vues trop réfléchies et trop compliquées; le propre d’une pareille nation, c’est d’aller comme les événemens la poussent, et d’obéir grossièrement à ses mœurs.

Je ne m’arrêterai point à prouver ici que les bénéfices des Mérovingiens étoient amovibles; c’est une vérité que le président de Montesquieu a très-bien prouvée. (Voyez l’esprit des lois, L. 30, C. 16.)

[19] Il me semble que ce que nous appelons du nom de seigneurie, c’est-à-dire, la supériorité d’une possession sur d’autres, avec le droit de juridiction sur leurs habitans, étoit entièrement inconnu des Français qui conquirent les Gaules. L’idée qu’ils avoient de la liberté n’auroit pas permis à un homme libre, de leur nation, de reconnoître un seigneur; et le pouvoir d’un maître sur son serf, ne peut point être appelé un droit seigneurial. D’ailleurs, un peuple presque toujours errant, qui avoit abandonné et possédé différentes provinces en Germanie, comment auroit-il pu adopter les principes constitutifs de nos seigneuries? Nos lois saliques et ripuaires, qui règlent la forme des tribunaux des ducs, des comtes et de leurs vicaires, et en prescrivent les devoirs, ne disent rien des justices seigneuriales; elles n’existoient donc pas quand ces codes furent rédigés.

Si on trouve dans nos monumens les plus anciens le mot senior, dont nous avons fait celui de seigneur, il est évident que les premiers Français n’y attachoient point les mêmes idées que ce mot réveilla depuis dans leurs descendans. Il ne signifia d’abord qu’un Leude, qui, par son âge, étoit parvenu à la tête des conseils de la nation. Grégoire de Tours, au lieu de senior, dit quelquefois major natu. Convocatis episcopis et majoribus natu laïcorum. (Voyez le glossaire de Ducange, au mot senior.)

Rien ne peut nous faire conjecturer que les seigneuries fussent connues en Germanie, et je prie de remarquer que si elles avoient formé une branche du droit politique des Français, et qu’ils en eussent apporté l’usage dans les Gaules, elles n’auroient pas encore conservé tout le caractère d’une nouveauté sous les premiers Carlovingiens. Auroit-il encore été douteux dans le temps de Charlemagne, si les justices seigneuriales des ecclésiastiques devoient avoir ou non le droit de juger à mort? Imprimìs omnium jubendum est ut habeant ecclesiæ justitias, tam in vita illorum qui habitant in ipsis ecclesiis, quàmque in pecuniis et substantiis eorum. (Cap. 4, an. 806, Art. 1.) Comment auroit-on attendu si tard à régler cette compétence, si les justices seigneuriales, au lieu de se former peu à peu et lentement, avoient été connues de tout temps dans la monarchie française?

Le droit des seigneurs étoit si peu constaté, si peu affermi, qu’on pouvoit encore changer de seigneur et en secouer l’autorité. Quod nullus Seniorem suum dimittat, postquàm ab eo acceperit valente solidum unum: excepto si eum vult occidere, aut cum baculo cædere, vel uxorem aut filiam maculare, seu hæreditatem ei tollere. (Cap. an. 813, Art. 16.) Mandamus etiam ut nullus homo Seniorem suum sine justa ratione dimittat; nec aliquis eum recipiat, nisi sicut tempore antecessorum nostrorum consuetudo fuit. (Cap. an. 847, Art. 3.)

Je prie de faire attention à ce capitulaire de Charles-le-Chauve; Volumus etiam ut unusquisque liber homo in nostro regno, Seniorem qualem voluerit, in nobis aut in nostris fidelibus accipiat. (Cap. an. 847, art. 2.) Si la coutume des seigneuries eût été apportée de Germanie, et eût formé la constitution primitive des Français, comment plusieurs hommes libres seroient-ils parvenus à ne point reconnoître le seigneur, avant le règne de Charles-le-Chauve? Si les Français avoient connu l’usage des seigneuries, en entrant dans les Gaules, tout possesseur de terre eût été dès l’instant de la conquête, ou possesseur d’une seigneurie, ou possesseur d’un domaine sujet à une seigneurie, et par conséquent, on n’auroit point eu lieu, sous le règne de Charles-le-Chauve, de faire la loi qu’on vient de lire. On me dira, sans doute, qu’elle a rapport aux fiefs; mais qu’on fasse attention que c’est une chose impossible. 1o. Le possesseur d’un fief n’est pas appelé, liber homo. 2o. Si cette loi regardoit les fiefs, il faudroit en conclure que toute possession devint un fief, ce qui est évidemment faux, puisqu’on prouve que sur la fin de la seconde race, et sous les premiers Capétiens, une grande partie des terres du royaume, étoit possédée en roture: on le verra à la suite de cet ouvrage.

Les expressions dont on se servit dans les capitulaires, en parlant des justices seigneuriales, supposent qu’elles avoient été démembrées de la juridiction ou du ressort des ducs et des comtes, et prouvent même que ces magistrats conservoient une sorte d’inspection sur les seigneuries, dont le territoire avoit fait autrefois partie de leur gouvernement. Volumus, propter justitias quæ usquemodò de parte comitum remanserunt, quatuor tantum mensibus in anno missi nostri legationes nostras exerceant. (Capit. 3, an. 812. Art. 8.) De vassis Dominicis qui adhuc intrà casam serviunt, et tamen beneficia habere noscuntur, statutum est ut quicumque ex eis cum domno imperatore domi remanserint, vassallos suos casatos secum non retineant, sed cum comite cujus Pagenses sunt, ire permittant. (Cap. 2. an. 812. Art. 7.) Si vassus noster justitias non fecerit, tunc et comes et missus ad ipsius casam sedeant et de suo vivant quòusque justitiam faciat. (Cap. an. 779. Art. 21.) De nostris quoque dominicis vassallis jubemus ut si aliquis prædas egerit, comes in cujus potestate fuerit, ad emendationem eum vocet. Qui si comitem aut missum illius audire noluerit, per forciam illud emendare cogatur. (Capit. Carlom. an. 882.)

Je supprime mille raisonnemens favorables à mon opinion; et je me borne à remarquer qu’après la conquête des Français, leur royaume fut partagé en plusieurs duchés ou provinces. Chaque duché comprit plusieurs comtés, et chaque comté fut divisé en plusieurs cantons, nommés Centènes, dans chacun desquels on établit un centenier pour y rendre la justice. Ces Centeniers, distribués dans tout le plat pays, ne sont-ils pas une preuve que la nation ne connoissoit pas les justices seigneuriales? Quel auroit été leur emploi, si des seigneurs particuliers avoient administré la justice dans leur territoire? Est-il vraisemblable que ces seigneurs eussent voulu reconnoître la juridiction des officiers subalternes des comtes?

Puisque les seigneuries n’étoient point une coutume apportée de Germanie, qu’il est certain, d’un autre côté, que ni les lois ni les coutumes des Gaulois n’en ont pu donner l’idée aux Français; elles ne sont donc point aussi anciennes, que leur établissement en deçà du Rhin; elle doivent donc leur origine à quelque événement, à quelque révolution particulière. Je crois qu’elles ont dû commencer à se former dans les temps mêmes où les rois Mérovingiens commencèrent eux-mêmes à étendre leur autorité. Voici mes preuves. Premièrement, nous avons une ordonnance de 595, qui suppose que quelques Leudes avoient déjà une juridiction chez eux. Pari conditione convenit ut si una centena in aliâ centenâ vestigium secuta fuerit et invenerit, vel in quibuscumque fidelium nostrorum terminis vestigium miserit. (Cap. de Baluze. T. 1, p. 19.) Secondement, l’ordonnance de l’assemblée de Paris, tenue en 615, prescrit aux évêques et aux Leudes qui possédoient des seigneuries éloignées de leur domicile ordinaire, de choisir des hommes du lieu même, et non des étrangers, pour y rendre la justice. Episcopi vel Potentes qui in aliis possident regionibus, Judices vel missos discussores de aliis Provinciis non instituant, nisi de loco qui Justitiam percipiunt et aliis reddent. (Art. 19.)

Je puis m’être trompé en parlant des causes qui ont contribué à l’établissement des seigneuries, parmi nous; mais je crois en avoir fixé certainement l’époque. Si on m’oppose un diplome de Clovis, donné l’an 496, en faveur de l’abbaye de Réomaux, et qui suppose qu’il y avoit déjà des seigneuries dans ce temps-là, je répondrai que dom Bouquet, qui nous a donné cette pièce dans son recueil, (T. 4, p. 615,) la croit supposée. La raison de ce critique, c’est que Clovis ne pouvoit point en 496, donner le privilége à l’abbaye de Réomaux qui étoit située sur les terres des rois de Bourgogne. Ce prince gratifia simplement ce monastère de lettres de sauve-garde et de protection; et l’acte par lequel Clotaire I, les renouvela en 516, ne contient rien qui ait le moindre rapport direct ou indirect au droit de justice. (Voyez cette pièce dans Bouquet, T. 4, p. 616.)

L’esprit des lois a acquis avec raison une si grande autorité dans le public, qu’il est nécessaire d’examiner ici le sentiment du président de Montesquieu, sur l’origine des seigneuries. Il ne veut point qu’elles soient l’ouvrage de l’usurpation. «N’y a-t-il eu sur la terre, dit-il, (L. 30, C. 20,) que les peuples descendus de la Germanie, qui aient usurpé les droits des princes? L’histoire nous apprend assez que d’autres peuples ont fait des entreprises sur leurs souverains, mais on n’en voit pas naître ce que l’on a appelé les justices des seigneurs; c’étoit donc dans le fond des usages et des coutumes des Germains, qu’il falloit en chercher l’origine.» Qu’importe ce que l’histoire nous apprend des autres nations; comme si tous les peuples devoient se copier dans les entreprises qu’ils font sur leurs souverains ou sur la puissance publique? La manière dont Loyseau imagine que les grands usurpèrent la justice, est ridicule; mais est-ce une chose si inconcevable, si absurde, que dans une nation aussi mal gouvernée que les Français, et sous des princes tels que les fils de Clovis, quelques Leudes puissans dans leurs cantons, aient pris de l’autorité sur leurs voisins, et voulu leur tenir lieu de magistrats, en commençant par être leurs arbitres, qu’il faille chercher l’origine des justices des seigneurs dans les coutumes des Germains? Pourquoi le succès de quelques Leudes n’auroit-il pas accrédité leur ambition, et jeté les premiers fondemens d’une coutume qui, flattant la vanité et l’avarice, devint enfin, générale dans tout le royaume?

«La justice, continue le président de Montesquieu, fut donc dans les fiefs anciens, (il appelle ainsi, ce que j’appelle bénéfice,) et dans les fiefs nouveaux, un droit inhérent au fief même, un droit lucratif qui en faisoit partie.» Mais je prendrai la liberté de demander à Montesquieu, comment il peut trouver dans les usages des Germains, que la justice fût attachée au fief; lui qui a dit, (C. 3:) «chez les Germains, il y avoit des vassaux et non pas des fiefs. Il n’y avoit point de fiefs, parce que les princes n’avoient point de terres à donner; ou plutôt les fiefs étoient des chevaux de bataille, des armes, des repas.» S’il n’y avoit point de fiefs chez les Germains, et en effet, il n’y en avoit point, comment, par leurs coutumes, la justice pouvoit-elle être un droit inhérent au fief? Si des chevaux de bataille, des armes, des repas, étoient des fiefs, seroit-il raisonnable de penser que le droit de justice fût attaché à de pareilles choses? où auroit été le territoire de ces justices?

Écoutons le président de Montesquieu. «Les fiefs, dit-il, comprenoient de grands territoires. J’ai déjà prouvé que les rois ne levoient rien sur les terres qui étoient le partage des Francs; encore moins pouvoient-ils se réserver des droits sur les fiefs. Ceux qui obtinrent des fiefs, eurent à cet égard, la jouissance la plus étendue, ils en tirèrent tous les fruits et tous les émolumens; et comme un des plus considérables, étoient les profits judiciaires, Freda, que l’on recevoit par les usages des Francs, il suivoit que celui qui avoit le fief, avoit aussi la justice, qui ne s’exerçoit que par des compositions aux parens, et des profits au seigneur; elle n’étoit autre chose que de faire payer les compositions de la loi, et celui d’exiger les amendes de la loi.»

De ce que les rois Mérovingiens ne levoient rien sur les terres de leurs sujets, il me semble qu’il ne s’ensuit pas qu’ils ne pussent se réserver aucun droit sur les fiefs ou bénéfices. C’étoient des dons faits par générosité; et comme le prince, ainsi qu’en convient Montesquieu lui-même avoit conservé la faculté de les reprendre à son gré, pourquoi n’auroit-il pas pu les soumettre à quelque charge? Cette supposition n’a rien d’extraordinaire. Je conclurois, au contraire, des longs détails de concessions, dont sont chargées toutes les chartes par lesquelles on conféroit un bénéfice, que les Mérovingiens avoient coutume de se faire des réserves. Peut-être même falloit-il que par leur nature, les bénéfices fussent soumis à quelque redevance, puisque dans plusieurs chartes, on n’oublie point de les en exempter, par une clause expresse. Omnia per nostrum donitum habeant ille et filii sui, et posteritas illorum, absque ullo censu vel alicujus inquietudine. (Char. an. 815, Hist. de D. Bouquet, T. 6, p. 472.) Je trouve encore dans une charte de Charles-le-Chauve, de l’an 844, les paroles suivantes: Ostendit etiam nobis epistolam domni et genitoris nostri Huldowici piissimi Augusti ad Sturmionem comitem directam ut prædictam villam, id est, fontes, memorato Johanni absque ullo censu et inquietudine habere dimitteret. (Ibid. T. 8, p. 459.)

Mais quand il seroit vrai que les premiers fils de Clovis ne se fussent jamais réservé aucun droit sur leurs bénéfices, il ne s’ensuivroit pas que les bénéficiers y eussent eu la justice: car, si je ne me trompe, on peut prouver que ces princes n’avoient point de justice particulière dans leurs domaines. Premièrement, je prie de remarquer qu’il n’importoit, ni à leur dignité, ni à l’accroissement de leurs finances, d’avoir de ces juges particuliers; puisqu’ils nommoient les ducs et les comtes, et qu’ils percevoient la troisième partie de tous les frèdes ou amendes judiciaires qui étoient payés dans tout le royaume. En second lieu, les lois saliques et ripuaires, ni aucune ordonnance des rois Mérovingiens, ne parlent des justices domaniales du prince; comment donc en prouver l’existence?

Dom Bouquet a publié dans son recueil, 14 diplomes ou chartes de concession de bénéfices, depuis Clovis jusqu’à Clotaire II, et dans aucune, on ne trouve rien qui ait rapport au droit de justice. Ce silence forme un argument bien fort contre le président de Montesquieu. Ne prouve-t-il pas, ou que les Mérovingiens n’avoient pas une justice particulière dans leurs domaines, ou qu’ils ne la cédoient pas à leurs bénéficiers? La charte la plus ancienne où l’on trouve une concession de justice, est de Dagobert, en 630. (Voyez Dom Bouquet, T. 4, p. 628.) N’est-il pas vraisemblable que les rois voyant à cette époque, que plusieurs prélats et plusieurs leudes s’étoient fait des seigneuries particulières, attribuèrent à leurs bénéfices le droit de justice pour les rendre plus considérables et en relever la dignité? Depuis, toutes les chartes ont renfermé la concession de la justice; et cette coutume, accréditée en peu de temps, étoit, pour ainsi dire, de droit commun en 660, que Marculfe écrivoit ses formules.

Encore un mot pour prouver que les premiers rois Mérovingiens n’avoient point de justice particulière dans leurs domaines. Grégoire de Tours parle d’un certain Pélagius, qui avoit tous les vices, et bravoit tous les juges, parce qu’il avoit une sorte d’intendance sur les haras d’un domaine du roi. Fuit autem in urbe Turonicâ Pelagius quidam in omni malitiâ exercitatus, nullum judicem metuens eo quòd jumentorum fiscalium custodes sub ejus potestate consisterent. (L. 8. C. 40.) Il n’est pas surprenant que les juges publics n’osassent réprimer ce Pélagius: ils craignoient le ressentiment d’un homme qui pouvoit leur faire des ennemis à la cour. Mais Pélagius n’auroit pas abusé du crédit que lui donnoit son emploi, si le principal officier d’un domaine royal, qu’on nommoit major villæ, eût été dès-lors le juge de tous les domestiques employés dans le domaine; ce juge, officier, comme lui, du prince, et accrédité, comme lui, à la cour, auroit pu, sans crainte, le punir de ses injustices.

Ce ne fut que dans la suite que le major villæ fut juge, et ce n’est que dans les capitulaires de Charlemagne, qu’on lui attribue, pour la première fois, cette qualité. Ut unusquisque judex in suo ministerio bonos habeat artifices, id est, fabros ferrarios, et aurifices, et argentarios, sutores, tornatores, carpentarios, &c. (Cap. de villis, art. 45.) Volumus ut de fiscalibus, vel servis nostris sive ingenuis qui per fiscos aut villas nostras commanent, diversis hominibus plenam et integram, qualem habuerint, reddere faciant justitiam. (Ibid. art. 52.) Ut unusquisque judex in eorum ministerio frequentiùs audientias teneat et justitiam faciat, et provideat qualiter rectè familiæ nostræ vivant. (Ibid. art. 56.)

Je m’arrête long-temps sur l’article de l’établissement des seigneuries; mais il est important; et d’ailleurs, on doit ce respect au président de Montesquieu, lorsqu’on n’est pas de son avis, d’examiner en détail toutes ses raisons.

«Je trouve, dit-il, dans la vie des saints, que Clovis donna à un saint personnage, la puissance, sur un territoire de six lieues de pays, et qu’il voulut qu’il fût libre de toute juridiction quelconque. Je crois bien que c’est une fausseté, mais c’est une fausseté très-ancienne. Le fond de la vie et les mensonges se rapportent aux mœurs et aux lois du temps, et ce sont ces mœurs et ces lois que l’on cherche.»

Montesquieu me fournit lui-même la réponse que je lui dois faire. «Je pourrois croire, dit-il, (L. 31, C. 32) que les hommages commencèrent à s’établir du temps du roi Pepin, qui est le temps où j’ai dit que plusieurs bénéfices furent donnés à perpétuité. Mais je le croirois avec précaution, et dans la supposition seule, que les auteurs des annales des Francs n’aient pas été des ignorans, qui, décrivant les cérémonies de l’acte de fidélité, que Tassillon, duc de Bavière, fit à Pepin, aient parlé suivant les usages qu’ils voyoient pratiqués de leur temps.» Je croirois aussi l’argument du président de Montesquieu, très-bon, si l’historien qui raconte la générosité de Clovis, envers un saint personnage, eût été son contemporain. Mais malheureusement cela n’est pas; et qui me répondra qu’il n’ait pas parlé d’une donation faite avant l’établissement des seigneuries, suivant les usages et les formes qu’il voyoit pratiquer de son temps?

«La loi des Ripuaires, dit encore Montesquieu, défend aux affranchis des églises, de tenir l’assemblée où la justice se rend, ailleurs que dans l’église où ils ont été affranchis. Les églises avoient donc des justices sur les hommes libres, et tenoient leurs plaids, dès les premiers temps de la monarchie.» Sans doute, que les églises avoient une justice, dès le commencement de la monarchie, je l’ai trouvé dans la remarque VI du chapitre précédent. Ce que règle la loi ripuaire, citée par le président de Montesquieu, n’a rapport qu’à la juridiction ecclésiastique, qu’il n’a confondue que par distraction, avec les justices seigneuriales. Lorsqu’un français de la tribu des Ripuaires vouloit affranchir son serf, suivant la loi romaine, ce qui lui étoit permis, la cérémonie s’en faisoit dans l’église. Le serf étoit remis entre les mains de l’évêque, qui lui donnoit des tables, ou des lettres d’affranchissement. Cet affranchi, appelé tabulaire, tabularius, restoit sous la protection spéciale de l’église; il lui payoit un cens modique; et jouissant du privilége clérical, étoit justiciable de son évêque.

Voici le dernier argument du président de Montesquieu. «Si la justice, dit-il, n’étoit point une dépendance des fiefs, pourquoi verroit-on par-tout que le service du fief étoit de servir le roi ou le seigneur, et dans leurs cours et dans leurs guerres?» Je réponds en premier lieu, que je ne vois pas de quelle nécessité il est qu’un bénéficier ait une justice dans son bénéfice, pour servir le roi dans ses cours ou dans ses guerres. Secondement, il est démontré qu’avant la régence de Charles-Martel, les bénéfices n’étoient point conférés, sous la condition de servir le donateur. On verra les preuves de cette vérité, dans la remarque 37 du chapitre sixième.

[20] Claudius Turonis accessit; et cum iter ageret, ut consuetudo est barbarorum, auspicia intendere cœpit, ac dicere sibi esse contraria: simulque interrogare multos, si virtus beati Martini de præsenti manifestaretur in perfidis. Aut certè si aliquis injuriam in eum sperantibus intulisset, si protinùs ultio sequeretur. (Greg. Tur. L. 7, C. 29.)

[21] Dès que les rois, en conférant des bénéfices, leur attribuèrent le droit de justice, il fut défendu aux juges publics d’y faire aucun acte de juridiction. (Voyez le recueil de Dom Bouquet, t. 4, p. 628, 630, 633, et les formules 3 et 4 de Marculfe.)


CHAPITRE IV.

[22] Aiebat enim (Chilpericus) plerumque: ecce pauper remansit fiscus noster; ecce divitiæ nostræ ad ecclesias sunt translatæ: nulli pœnitùs, nisi soli episcopi regnant: periit honor noster et translatus est ad episcopos civitatum. (Greg. Tur. L. 6, C. 46.)

[23] Tunc indicavit ei quos in consilio haberet, aut sperneret à conloquio; quibus se crederet, quos vitaret, quos honoraret muneribus, quos ab honore, depelleret. (Greg. Tur. L. 7, C. 33.) Persæpe homines pro facultatibus eorum punivit. (Ibid. L. 6, C. 46.) Illi post prædicationem sacerdotum, de Fanis ad ecclesias sunt conversi: isti quotidie de ecclesiis prædas detrahunt, illi sacerdotes Domini ex toto corde venerati sunt et audierunt; isti non solum non audiunt, sed etiam persequuntur; illi monasteria et ecclesias ditaverunt; isti eas diruunt ac subvertunt. (Ibid. L. 4, C. 49.) On va voir dans la note suivante que les Mérovingiens redemandoient aux églises les bénéfices qu’ils leur avoient donnés; puisque dans le traité d’Andely en 587, on fit un article exprès pour remédier à cet abus.

[24] Quidquid ante fati reges ecclesiis aut fidelibus suis contulerunt, aut adhuc conferre cum justitiâ, Deo propitiante, voluerint, stabiliter conservetur; et quidquid unicuique fidelium in utriusque regno per legem et justitiam redhibeatur, nullum et præjudicium patiatur, sed liceat res debitas possidere atque recipere; et si aliquid cuicumque per interregna sine culpâ sublatum est, audientiâ habitâ restauretur. Et de eo quod per munificentias præcedentium regum unusquisque usque ad transitum gloriosæ memoriæ domini Chlotocharii regis possedit, cum securitate possideat: et quod exinde fidelibus personis ablatum est, de præsenti recipiat. (Greg. Tur. L. 9, C. 20.)

Il est question de savoir si cette expression, stabiliter conservetur, doit s’entendre de l’hérédité établie dans les bénéfices; ou si elle signifie seulement que le bénéficier qui en est pourvu en jouira pendant toute sa vie. Ce qui rend la première explication plus vraisemblable, c’est que le même traité d’Andely permet aux femmes, aux veuves et aux filles des Mérovingiens, d’aliéner pour toujours les terres qu’elles conféroient en bénéfices. Ut si quid de agris fiscalibus vel speciebus, atque præsidio pro arbitrii sui voluntate facere, aut cuiquam conferre voluerit; in perpetuo, auxiliante Domino, conservetur, neque à quoquam ullo unquàm tempore convellatur. La manière dont cet article est dressé; les expressions in perpetuo et ullo unquam tempore, ne laissent aucun lieu de douter que les bénéfices conférés par les princesses, n’aient été rendus héréditaires dans l’assemblée d’Andely. Or, je demande pourquoi on auroit permis aux princes de reprendre leurs bénéfices à la mort du bénéficier, tandis qu’on ôtoit ce droit aux princesses.

En second lieu, les ecclésiastiques ont toujours prétendu que c’est un sacrilége, que de reprendre les biens qui avoient été consacrés à Dieu et au culte de la religion. L’esprit du traité d’Andely est donc, que les gratifications faites par les rois à l’église, soient perpétuelles, irrévocables, et deviennent des propres. Mais remarquez que l’expression stabiliter conservetur, se rapportant également aux Leudes et aux églises, suppose leur condition égale à l’égard des bénéfices; d’où il faut conclure que les bénéfices conférés aux Leudes, ne pouvoient jamais être repris par le prince. Le traité ne fut pas observé religieusement, mais il semble qu’on n’en peut rien conclure contre le droit des bénéficiers.

[25] Cum jam Protadius, genere Romanus, vehementer ab omnibus in palatio veneraretur, et Brunechildis stupri gratiâ eum vellet honoribus exaltare. (Fredeg. Chron. C. 24.) Protadius, instigante Brunechilde, Theudorico jubente, majordomus substituitur. Qui cum esset nimiùm argutissimus et strenuus in cunctis, sed sæva illi fuit contrà personas iniquitas, fisco nimium tribuens, de rebus personarum ingeniosè fiscum vellens impellere et se ipsum ditare. Quoscumque genere nobiles reperiret, totos humiliare conabatur, ut nullus reperiretur qui gradum quem adripuerat, potuisset adsumere. (Ibid. C. 27.)

[26] Quidquid parentes nostri anteriores principes, vel nos per justitiam visi sumus concessisse et confirmasse, in omnibus debeat confirmari. (Ord. an. 615, art. 16.) Il est évident que cet article a rapport aux conventions du traité d’Andely, et qu’il en rappelle et en confirme les dispositions. On verroit, sans doute, que l’expression quidquid, doit s’entendre des bénéfices, si les deux articles précédens de cette ordonnance n’avoient été perdus. On ne peut douter que ce ne soit à cette époque, que les bénéfices devinrent incontestablement héréditaires; et l’ordonnance de Paris fut aussi respectée, que le traité d’Andely l’avoit été peu. Tout préparoit les esprits à cette révolution, et l’assemblée que Clotaire II tint à Paris, étoit l’occasion la plus favorable aux intérêts des Leudes; ce prince étoit-il en état de pouvoir leur refuser quelque chose? La décadence où l’autorité royale tomba dès ce moment, est une preuve que le prince ne fut plus le maître de disposer de ses bénéfices. Enfin, l’hérédité des bénéfices étoit tellement établie, et reconnue pour être la coutume générale, quarante-cinq ans après l’assemblée de Paris, que Marculfe qui écrivoit dans ce temps-là, en fait une clause particulière dans l’acte de donation des bénéfices. Ità ut eam villam jure proprietario ullius expectatâ judicum traditione habeat, teneat atque possideat, et suis posteris, Domino adjuvante, ex nostrâ largitate, aut cui voluerit ad possidendum relinquat. (Form. 14, L. 1.)

Quæ unus de fidelibus ac Leodibus, suam fidem servando Domino legitimo, interregno faciente, visus est perdidisse, generaliter absque incommodo de rebus sibi justè debitis præcipimus revestiri. (Ord. an. 615. Art. 17.)

Episcopi verò vel potentes qui in aliis possident regionibus, judices vel missos discussores de aliis provinciis non instituant nisi de loco, qui justitiam percipiant et aliis reddant. (Ibid. art 19.) J’ai déjà rapporté cet article dans une note précédente; il suppose le droit des seigneuries établi, et le confirme. Peut-être que ce droit avoit été formellement reconnu dans quelque ordonnance qui n’est pas venue jusqu’à nous.

[27] Tant que les Français furent en Germanie, il est vraisemblable que l’assemblée du champ de Mars nommoit aux magistratures. Eliguntur, dit Tacite, (C. 12,) in iisdem Conciliis et principes qui jura per pagos vicosque reddant. Lorsque les principes du gouvernement français commencèrent à s’altérer, les rois s’attribuèrent le pouvoir de conférer les duchés et les comtés. Grégoire de Tours, (L. 4, C. 43,) rapporte que Péonius, comte d’Auxerre, envoya de l’argent au roi Gontran, par son fils Mummolus, pour être continué dans son emploi; et que le fils infidelle donna l’argent en son nom, et obtint la place de son père. Il n’est pas besoin de multiplier ici les autorités, pour prouver une vérité dont on ne peut douter, pour peu qu’on ait lu nos anciens historiens, et quand on se rappelle que l’assemblée du champ de Mars ne se tenoit plus. Le président de Montesquieu a cependant dit quelque part, que les assemblées de la nation disposoient même des bénéfices.

Fredégaire nous apprend que Varnachaire, qui venoit d’être fait maire du palais, dans le royaume de Bourgogne, après la mort de Brunehaut, exigea de Clotaire II, qu’il lui promît, par serment, de ne lui jamais ôter sa dignité. Varnacharius in regno Burgundiæ substituitur major-domus, sacramento à Chlotario accepto ne unquàm vitæ suæ temporibus degradaretur. (Chr. C. 42.) Si Varnachaire eût été fait maire du palais, par les grands, Clotaire n’eût pas eu la liberté de le déposer; et par conséquent, il eût été absurde que Varnachaire eût exigé le serment inutile, dont parle l’historien. Il n’est pas moins aisé de prouver que le maire du palais, et par conséquent, le roi, dont il n’étoit encore que le ministre, nommoit aux duchés et aux comtés; puisque Flaochatus, qui succéda à Varnachaire, écrivit à tous les ducs du royaume de Bourgogne, pour leur promettre, par serment, de les conserver dans la possession de leur dignité. Flaochatus cunctis ducibus Burgundiæ seu et pontificibus per epistolam, etiam et sacramentis firmavit unicuique gradum honoris et dignitatem seu amicitiam perpetuo conservare. (Ibid Chron. C. 89.) Il n’est pas nécessaire de remarquer que gradum honoris se rapporte aux ducs, et amicitiam aux évêques.

[28] On doit sur-tout regretter l’ordonnance de l’assemblée, que Clotaire II convoqua à Clichy, près de Paris, la quarante-quatrième année de son règne. Cette pièce, sans doute, seroit de la plus grande importance, pour connoître notre ancien droit public, les progrès de l’autorité des maires du palais et des seigneurs, et les causes particulières de la révolution subite que souffrit la dignité des princes Mérovingiens.

[29] Chlotarius cum proceribus et Leudibus Burgundiæ Træsassis conjungitur, cum eos sollicitasset, si vellent mortuo jam Varnachario, alium in ejusdem honoris gradum sublimare, etc. (Fredeg. Chr. C. 43.) Il falloit que pendant la régence, ou la mairie de Varnachaire, les grands eussent exigé du roi, qu’ils nommeroient désormais son maire du palais. Flaochatus, genere Francus, majordomus in regnum Burgundiæ, electione Ponticum et cunctorum ducum, à Nantechilde reginâ in hunc gradum honoris nobiliter stabilitur. (Ibid. C. 89.)


CHAPITRE V.

[30] Je ne m’arrêterai pas long-temps à réfuter ici l’opinion du comte de Boulainvilliers, sur l’origine de la noblesse, dans la monarchie française. Il a cru que tous les Français, avant la conquête, étoient libres et égaux, par le droit de leur naissance, et il avoit raison. Mais après qu’ils se furent emparés des Gaules, les vainqueurs et les vaincus, ne formant plus qu’un corps de société, on commença, selon cet écrivain, à connoître dans la monarchie des Français, des familles nobles et des familles roturières. Tout Français fut gentilhomme, tout Gaulois fut roturier. Si on a lu avec quelqu’attention les remarques précédentes, on jugera, sans peine, que cette idée ne peut être appuyée sur aucun fondement solide. Je me borne à demander aux personnes qui ont adopté le système du comte de Boulainvilliers, comment on peut l’accorder avec la loi salique, qui n’exige qu’une composition de 200 sous, pour le meurtre d’un français libre, tandis qu’elle en ordonne un de 300 pour le meurtre d’un gaulois, convive du roi. Pourquoi le sang d’un gentilhomme est-il moins précieux que celui d’un roturier?

Enfin, l’abbé du Bos a une fois raison. Il prétend, (L. 6, C. 4), que les Français, sous leurs premiers rois, n’étoient point partagés en deux ordres de citoyens, comme nous le sommes aujourd’hui, en nobles et en roturiers. Il pense qu’il n’y avoit point chez eux de familles qui jouissent par l’avantage de la naissance, de ces droits et de ces priviléges particuliers et distinctifs, qui constituent dans une nation une noblesse d’origine. Toutes les prérogatives étoient personnelles, elles n’étoient point héréditaires. Mais à peine a-t-il exposé son sentiment, qu’il ne manque pas d’avoir tort, c’est-à-dire, qu’il gâte une bonne cause, en la prouvant mal.

Le président de Montesquieu, qui croit l’honneur de nos grandes maisons intéressé à proscrire l’opinion de l’abbé du Bos, veut au contraire, que dès le temps de la conquête, et même au-delà du Rhin, les Français aient connu une noblesse proprement dite, et que des familles privilégiées possédassent des droits qui les distinguoient et les séparoient des familles communes.

Il est vrai qu’il y a toujours eu chez les Français une classe de citoyens appelés Fidelles, Leudes ou Antrustions, et qu’ils jouissoient, ainsi que l’a établi le président de Montesquieu, et que je l’ai dit dans le corps de mon ouvrage, de plusieurs prérogatives qui n’appartenoient point aux simples hommes libres. Je ne conçois pas pourquoi l’abbé du Bos déguise cette vérité; il pouvoit en convenir sans nuire à son systême; il le devoit, en ajoutant que ces distinctions personnelles étoient accordées à la dignité et non pas à la naissance des Leudes. Il pouvoit soutenir qu’on ne naissoit pas Leude, Fidelle, Antrustion, mais qu’on le devenoit par la prestation du serment de fidélité; ainsi que nous l’apprend Marculfe, par une formule que j’ai déjà citée dans la remarque 65 du chapitre troisième.

Je dois d’abord prouver que cette espèce d’ennoblissement personnel que donnoit la prestation du serment de fidélité, ne communiquoit aux enfans du Leude ou Antrustion, aucune prérogative particulière; et qu’ainsi, il n’y avoit chez les Français, qu’une noblesse personnelle. Si les droits des gentilshommes étoient les mêmes que ceux des Leudes, c’est-à-dire, s’ils approchoient également de la personne du prince; si, par le seul droit de leur naissance, ils pouvoient être élevés aux premiers emplois de l’État; je prierai de m’expliquer par quel motif les Français nés gentilshommes, prêtoient le serment de fidélité, qui leur étoit inutile pour obtenir ces honneurs. Si les priviléges de ces gentilshommes sont différens de ceux des Leudes qui étoient sous la truste ou la foi du roi, je demanderai qu’on me dise pourquoi nos lois saliques et ripuaires, si attentives à distinguer parmi les Gaulois mêmes, différens ordres de citoyens, Gaulois convives du roi, Gaulois possesseurs de terres, Gaulois tributaires, n’établissent aucun ordre mitoyen entre le français libre et le Leude. Pourquoi cette noblesse qui tient le milieu entre les simples hommes libres et les Leudes, est-elle oubliée? pourquoi aucun de nos anciens monumens n’aide-t-il à faire connoître, ni même à faire soupçonner son existence?

Le président de Montesquieu répond à mes demandes, (L. 30, C. 25), en disant que la prérogative distinctive des familles nobles, étoit de prêter le serment de fidélité, ou de se recommander pour un fief ou un bénéfice. Je cherche la preuve de cette proposition, et l’auteur me renvoie au chapitre 23 du livre suivant. J’y cours, et je lis: «d’abord, les hommes libres ne purent pas se recommander pour un fief, mais ils le purent dans la suite, et je trouve que ce changement se fit dans le temps qui s’écoula depuis le règne de Gontran, jusqu’à celui de Charlemagne. Je le prouve par la comparaison qu’on peut faire du traité d’Andely, passé entre Gontran, Childebert et la reine Brunehaud, et le partage fait par Charlemagne à ses enfans, et un partage pareil, fait par Louis-le-Débonnaire. Ces trois actes contiennent des dispositions à peu près pareilles à l’égard des vassaux; et comme on y règle les mêmes points, et à peu près dans les mêmes circonstances, l’esprit et la lettre de ces trois traités se trouvent à peu près les mêmes à cet égard. Mais pour ce qui regarde les hommes libres, il s’y trouve une différence capitale. Ce traité d’Andely ne dit point qu’ils pussent se recommander pour un fief, au lieu qu’on trouve, dans les partages de Charlemagne et de Louis-le-Débonnaire, des clauses expresses, pour qu’ils puissent se recommander: ce qui fait voir que depuis le traité d’Andely, un nouvel usage s’introduisoit, par lequel les hommes libres étoient devenus capables de cette grande prérogative. Cela dut arriver, lorsque Charles-Martel ayant distribué les biens de l’église à ses soldats, et les ayant donné partie en fief, partie en alleu, il se fit une espèce de révolution dans les lois féodales.»

Ceci demanderoit un volume entier de discussions; mais je m’arrêterai au point essentiel et capital; et je vais prouver d’abord, qu’avant le traité d’Andely, les hommes libres pouvoient prêter le serment de fidélité, ou se recommander pour un bénéfice. En effet, on remarque qu’après la conquête, le nombre des Leudes augmenta considérablement. Il est certain que des Gaulois qui se naturalisèrent Français, furent élevés aux dignités les plus importantes de l’état; donc que ce n’étoit point le privilége particulier de certaines familles, de prêter le serment de fidélité. Si avant le règne de Gontran, les hommes libres avoient été exclus de ces honneurs, un Leudaste, né dans l’esclavage, nourri dans les fonctions les plus viles de son état, et à qui on avoit coupé une oreille, parce qu’il avoit voulu s’échapper de la maison de son maître, se seroit-il élevé jusqu’à devenir comte des écuries, sous le règne de Caribert, et ensuite comte de Tours? Ces dignités étoient la récompense des Leudes, et donnoient à ceux qui en étoient revêtus, le premier rang dans leur ordre; au lieu que je ne vois point que la possession d’un bénéfice valût quelque prééminence à un Leude bénéficier.

Cette fortune de Leudaste n’est point de ces événemens rares qui ne tirent pas à conséquence, et qui ne prouvent rien. La loi des ripuaires ne les regarde point comme un scandale contraire à l’ordre ordinaire du gouvernement, ils y étoient même tellement analogues, qu’elle fait à cet égard, une disposition particulière. Si quis ejusdem fiscalem quem comitem vocant, interfecerit, 600 solidis mulctetur. Quod si puer regis vel ex tabulario ad eum gradum ascenderit, 300 solidis. (Leg. Rip. Tit. 53.) On a déjà vu que par le mot Tabulaire, on entendoit un serf affranchi dans l’église. Or, puisqu’un affranchi pouvoit être leude et comte, et en étoit quitte pour avoir une composition moins forte qu’un autre leude ou un comte, peut-on présumer, avec quelque vraisemblance, qu’un homme né libre, ne fût pas admis à prêter le serment de fidélité?

Il me semble que l’argument que le président de Montesquieu veut tirer du silence du traité d’Andely, à l’égard des hommes libres, ne doit pas avoir beaucoup de force. Pourquoi auroit-on dit dans ce traité, que les hommes libres pouvoient être admis à la prestation du serment de fidélité? Ce n’étoit point un droit contesté, personne n’en doutoit. Sans entrer dans une discussion inutile sur les partages de Charlemagne, et de Louis-le-Débonnaire, je répondrai que tous les argumens que le président de Montesquieu pourroit en inférer, ne prouvent rien contre moi; car, je conviens que du temps de Charlemagne, il y avoit des familles nobles, et je nie seulement qu’il y en eut avant le traité d’Andely. Il n’étoit pas question à Andely, de décider de ceux à qui le prince donneroit des bénéfices, mais de statuer qu’il ne pourroit pas les reprendre, après les avoir donnés.

Est-il bien vrai que les circonstances où Charlemagne et Louis-le-Débonnaire firent leurs partages, furent à peu près les mêmes que celles où fut passé le traité d’Andely? Il s’agissoit sous Gontran et Childebert de contenter les leudes avides, accoutumés à regarder les bénéfices comme des dettes du prince, qui s’étoient fait un droit de sa libéralité, et qui ne vouloient plus souffrir qu’il retirât arbitrairement ses bienfaits. Quand Charlemagne et Louis-le-Débonnaire firent le partage de leurs États, leurs vassaux ne leur faisoient point la loi, et les bénéfices avoient pris une nouvelle forme sous la régence de Charles-Martel, ainsi qu’on va le voir dans la suite de mes observations.

L’abbé du Bos rapporte un passage de la vie de Louis-le-Débonnaire, où Tégan, s’élevant contre l’ingratitude d’Hébon, que ce prince avoit fait archevêque de Rheims, quoiqu’il ne fût qu’affranchi, lui dit: Fecit te liberum non nobilem, quod impossibile est post libertatem. Vestivit te purpurâ et pallio, et tu induisti eum cilicio. J’abandonne de bon cœur tous les raisonnemens de l’abbé du Bos, sur ce passage; mais j’avoue que je ne conçois point comment le président de Montesquieu peut prétendre que ces paroles de Tégan, fecit te liberum non nobilem, prouvent formellement deux ordres de citoyens. Je voudrois, pour former une preuve, un mot moins équivoque que celui de nobilis, dont on peut se servir dans un pays même où la loi n’établiroit aucune distinction entre les familles. Quoiqu’il en soit, le passage de Tégan signifiera tout ce qu’on voudra, il ne forme point une objection contre moi; puisque je ne doute pas que sous Louis-le-Débonnaire, il n’y eût, en effet, des familles nobles.

Je ne crois pas que mon opinion sur l’origine de la noblesse en France, soit injurieuse au sang de nos premières familles, ni aux trois grandes maisons qui ont successivement régné sur nous. «L’origine de leur grandeur, s’écrie le président de Montesquieu, n’iroit donc point se perdre dans l’oubli, la nuit et le temps. L’histoire éclaireroit des siècles où elles auroient été des familles communes; et pour que Childéric, Pepin et Hugues-Capet fussent gentilshommes, il faudroit aller chercher leur origine parmi les Romains et les Saxons, c’est-à-dire, parmi les nations subjuguées.»

A ce raisonnement, je craindrois presque que la lecture de l’abbé du Bos n’eût été contagieuse pour le président de Montesquieu. L’orgueil de nos grandes maisons pourroit être blessé, si on leur disoit qu’il y a eu un temps en France, où elles n’étoient qu’au rang des familles communes, tandis que l’ordre de la noblesse étoit déjà formé; mais qu’elles soient offensées de n’avoir pas été nobles dans le temps qu’il n’y avoit point encore de noblesse, ce seroit une espèce de vertige. Si c’est une mortification pour elles, je leur en demande pardon, il faut qu’elles l’essuient; car, je n’imagine pas que le président de Montesquieu croie que les nations aient commencé par avoir des gentilshommes. L’égalité a d’abord dû unir les citoyens de toute société, et la distinction des nobles et des roturiers ne peut être que la suite de plusieurs événemens et de plusieurs révolutions, dont la vanité de quelques citoyens profita, pour s’attribuer des prérogatives particulières, et former une classe séparée. Il faudroit que nos grandes maisons fussent bien difficiles à contenter, s’il ne leur suffisoit pas d’être nobles, depuis le règne de Clotaire II.

[31] Cet usage commença dans le temps que Marculfe écrivoit des formules. Jubemus ut omnes pagenses vestros, tam Francos, Romanos vel reliquas nationes de gentes bannire et locis congruis per civitates, vicos et castella, congregare faciatis, quatenùs præsente misso nostro illustri viro illo, quem ex nostro latere illuc pro hoc direximus, fidelitatem præcelso filio nostro vel nobis debeant promittere et conjurare. (L. 1. Form. 40.) Ut missi nostri populum nostrum iterùm nobis fidelitatem promittere faciant secundùm consuetudinem jamdudum ordinatam, et ipsi aperiant et interpretentur illis hominibus qualiter ipsum sacramentum et fidelitatem ergà nos servare debeant. (Cap. 5, an 822, Art. 12.) Volumus ut missi nostri per totam legationem suam primo omnium inquirant qui sint de liberis hominibus, qui fidelitatem nobis nondum promissam habent, et faciant illos eam promittere, sicut consuetudo semper fuit. (Capit. an. 829, art. 4. Capitis 4.)

[32] Ideò veniens ille fidelis noster, ibi in palatio nostro, in nostrâ vel procerum nostrorum præsentiâ, villas nuncupatas illas, sitas in pago illo, suâ spontaneâ voluntate nobis per fistucam visus est Werpisse, vel condonasse, in eâ ratione, si itâ convenit, ut dum vixerit, sub nostro beneficio debeat possidere; et post suum discessum, ejus adfuit petitio, nos ipsas villas fideli nostro illi plenâ gratiâ visi fuimus concessisse. Quapropter per præsens discernimus præceptum, quod perpetualiter mansurum esse jubemus, ut dummodo taliter ipsius illius decrevit voluntas, quod ipsas villas in suprà scriptis locis nobis voluntario ordine visus est lesouverpisse vel condonasse, et nos prædicto viro illi ex nostro munere largitatis, sicut ipsius illius decrevit voluntas, concessimus, hoc est, tam in terris, domibus, accolabus, mancipiis, vineis, silvis, campis, pratis, pascuis, aquis, aquarum discursibus, ad integrum quidquid ibidem ipsius illius portio fuit, dum advixerit, absque aliqua diminutione de qualibet re usufructuario ordine debeat possidere, et post ejus discessum memoratus ille hoc habeat, teneat et possideat, et suis posteris aut cui voluerit ad possidendum, relinquat. (Form. 13. L. 1.)

L’usage qui constate la formule qu’on vient de lire, est une des choses les plus surprenantes de notre histoire. Le président de Montesquieu en parle, (L. 30, C. 8,) et pour expliquer comment on fut intéressé à dénaturer ainsi ses propres, il avance que ceux qui possédoient des bénéfices, avoient de très-grands avantages. Il en fait l’énumération, et ces priviléges ne sont autre chose que ceux que possédoient tous les Leudes, en vertu de la prestation du serment de fidélité. Je défie de pouvoir me citer un texte qui prouve, qu’avant l’hérédité des bénéfices, les bénéficiers jouissent de quelque prérogative qui ne leur fût pas commune avec tous les Leudes. Je sais bien que Montesquieu dit, (L. 30, C. 25,) que tout Leude avoit un bénéfice, et que quand on lui enlevoit celui qu’il possédoit, on lui en rendoit un autre; mais il ne suffit pas d’avancer des faits, il faut les prouver. Est-il permis de croire que les premiers Mérovingiens eussent des domaines assez étendus pour donner un bénéfice à chaque Leude? Si la possession d’un bénéfice donnoit des priviléges particuliers, et si tout Leude avoit un bénéfice, quel avantage auroit-il trouvé à convertir son propre en bénéfice? Si chaque Leude avoit en effet un bénéfice, pourquoi Gontran auroit-il appris à son neveu ceux à qui il devoit en donner, et ceux qu’il en devoit priver? Quos honoraret muneribus, quos ab honore depelleret. Comment interprêtoit-on différens articles du traité d’Andely et de l’ordonnance portée par l’assemblée de 615, que j’ai rapportés dans les remarques précédentes?

Montesquieu croit que cette coutume de changer son propre ou son alleu en bénéfice, continua et eut sur-tout lieu dans les désordres de la seconde race. Quoique personne ne respecte plus que moi cet illustre écrivain, je ne puis me soumettre à son autorité, puisque je vois, au contraire, que sous les premiers Carlovingiens, on préféroit les alleux aux bénéfices, et que les bénéficiers tâchoient de faire passer leurs bénéfices pour des propres. Auditum habemus comites et alii homines qui nostra beneficia habere videntur, comparant sibi proprietates de ipso nostro beneficio. (Cap. 5, an. 805, art. 7.) Audivimus quod alibi reddant beneficium nostrum ad alios homines in proprietatem, et in ipso placito dato pretio comparant ipsas res iterùm sibi in allodem. (Ibid. art. 8.) Ut missi nostri diligenter inquirant..... quis de beneficio suo allodem comparavit vel struerit. (Cap. 3. an. 812.)

Dans les désordres de la seconde race, et qui suivirent le règne de Louis-le-Débonnaire, il ne se donna pas un alleu pour le convertir en fief, ou du moins, on ne pourra en citer aucun exemple. Il s’établit alors un ordre tout nouveau dans le gouvernement de l’état, et comme on le verra à la fin du second livre de cet ouvrage, il se forma une relation nouvelle entre les seigneuries, et dont on ne peut tirer aucune lumière pour éclaircir les coutumes de la première race. Si des seigneurs, qui possédoient des terres en alleu, consentirent à les tenir en fief, et à reconnoître un suzerain, ils ne donnèrent point leurs domaines; ils se contentèrent de les soumettre aux devoirs du vasselage, soit pour se faire un protecteur dans un temps où tous les seigneurs se faisoient la guerre, soit par ce qu’ils y étoient forcés par un voisin puissant et ambitieux.

Il est évident que dans le temps que Marculfe écrivoit, les propres devoient être regardés comme des biens plus sûrs, plus solides, plus précieux que les bénéfices, qui avoient éprouvé mille révolutions différentes. Si on voulut cependant changer son propre en bénéfices, il falloit donc que le bénéfice conférât quelque privilége fort estimé; et quel autre privilége pouvoit-ce être que de conférer, ainsi que je l’ai conjecturé, une distinction particulière aux familles bénéficiaires?

[33] Consecratio episcopos et reliquos Domini sacerdotes, tam à servili quàm à cæteris adscriptis conditionibus semper liberos facit, idcirco præcipimus ut nullus ab eis nisi divina requirat servitia. (L. 6, Capit. art. 118.) De his qui sæculum relinquunt propter servitium impediendum, et tunc neutrum faciunt, ut unum è duobus eligant, aut planiter secundùm canonicam aut secundùm regulæ institutionem vivant, aut servitium dominicum faciant. (Ibid. L. 5, art. 245.) De liberis hominibus qui ad servitium Dei se tradere volunt, ut priùs hoc uno faciant quàm à nobis licentiam postulent. Hoc ideò quia audivimus aliquos ex illis non tam causâ devotionis hoc fecisse, quàm pro exercitu seu aliâ fonctione regali fugiendâ. (Ibid. L. 1. art. 114.)

[34] Hortatu omnium fidelium nostrorum et maximè episcoporum ac reliquorum sacerdotum, servis Dei per omnia omnibus armaturam portare, vel pugnare, aut in exercitum et in hostem pergere omninò prohibuimus. (Cap. 1, an. 769, art. 1.) Volumus ut nullus sacerdos in hostem pergat, nisi duo vel tres tantùm episcopi electione cæterorum, propter benedictionem et prædicationem, populique reconciliationem...... Hi verò nec arma ferant nec ad pugnam pergant...... Reliqui verò qui ad ecclesias suas remanent, suos homines benè armatos nobiscum, aut cum quibus jusserimus, dirigant. (Cap. 8, an. 803.)

[35] Qui instante antiquo hoste audivimus quosdam nos suspectos habere, proptereà quod concessimus episcopis et sacerdotibus ac reliquis Dei servis ut in hostes, nisi duo aut très à cæteris electi, et sacerdotes similiter perpauci ab eis electi, non irent, sicut in prioribus nostris continetur capitularibus, nec ad pugnam properarent, nec arma ferrent, nec homines tam christianos quàm paganos necarent, nec agitatores sanguinum fierent, vel quicquam contra canones facerent, quod honores sacerdotum et res ecclesiarum auferre vel minuere eis voluissemus; quod nullatenùs facere velle, vel facere volentibus consentire omnes scire cupimus. Sed quantò quis eorum ampliùs suam normam servaverit, et Deo servierit, tanto eum plus honorare et cariorem habere volumus. (Cap. de Baluze, T. I, p. 410.)


CHAPITRE VI.

[36] On voit en effet que le fameux maire Ébroin s’autorisa d’un faux Clovis qu’il disoit fils de Clotaire II.

[37] C’est ici le lieu de rendre compte, en peu de mots, du systême du président de Montesquieu sur les fiefs. Il est bien surprenant qu’avec tant de lumières, cet écrivain soit allé chercher l’origine des fiefs dans les coutumes des Germains. Chez les Germains, dit-il, (L. 30, C. 3,) il y avoit des vassaux et non pas des fiefs. Étrange proposition! N’est-ce pas le fief qui constitue seul le vassal? «Il n’y avoit point de fiefs, parce que les princes n’avoient point de terres à donner, ou plutôt les fiefs étoient des chevaux de bataille, des armes, des repas.» En se voyant forcé de regarder comme des fiefs, des chevaux de bataille, des armes et des repas, comment Montesquieu ne s’est-il pas aperçu qu’il étoit dans l’erreur? qu’il est dangereux de faire un systême! «Il y avoit des vassaux, parce qu’il y avoit des hommes fidelles qui étoient liés par leur parole.» Mais il y a eu dans toutes les nations des hommes fidelles qui étoient liés par leur parole; et jamais cependant personne n’a prétendu que le gouvernement des fiefs ait été le gouvernement de toutes les nations. «Ils étoient engagés pour la guerre, et faisoient à peu près le même service que l’on fit depuis pour les fiefs.» Nos soldats sont donc aujourd’hui des vassaux de la couronne; leur engagement et leur paye sont donc des fiefs.

Après avoir pris des chevaux de bataille, des armes et des repas pour des fiefs, il n’est pas surprenant que le président de Montesquieu ait donné la même qualification aux dons que les rois Mérovingiens faisoient de quelques parties de leurs domaines, et que j’ai appelés simplement des bénéfices. Vouloir que tout don soit un fief, c’est certainement confondre toutes les idées. Si ces mots sont synonymes, il est inutile de rechercher l’origine des fiefs dans l’histoire des barbares qui ont détruit l’Empire Romain; qui ne voit pas que les fiefs seroient aussi anciens que le monde, qu’ils dureroient autant que les sociétés, et appartiendroient également à toutes les espèces de gouvernement?

Le fief a toujours été défini, quod pro beneficio Dominus dat eâ lege, ut qui accipit, militiæ munus aliudve servitium exhibeat. C’est cette idée qu’on doit avoir d’un fief pour le distinguer d’un simple don, qui fait que je n’ai donné que le nom de bénéfices aux terres que les rois de la première race donnoient aux Leudes. En effet, ces dons n’imposoient aucune obligation particulière au Leude qui les recevoit, et le bénéficier n’étoit tenu qu’à ne point trahir le serment de fidélité qu’il avoit prêté pour être admis dans la classe des Leudes, c’est-à-dire, à ne rien faire qui fût contraire aux intérêts du prince. Quæ unus de fidelibus ac leodibus, est-il dit dans l’ordonnance publiée en 615, par l’assemblée de Paris, suam fidem servando Domino legitimo, interregno faciente, visus est perdidisse, generaliter absque aliquo incommodo de rebus sibi justè debitis præcipimus revestiri. (Art. 17.) Si les bénéficiers du prince avoient eu à remplir quelque devoir qui ne fût pas commun à tous les Leudes, l’ordonnance en auroit sans doute parlé. Il n’est question que de garder sa foi, et on ne trouve rien dans les monumens de la première race, qui invite à croire qu’un Leude prêtât un nouveau serment lorsqu’il étoit gratifié d’un bénéfice, ou qu’il contractât quelque nouvelle obligation, soit à l’égard du service militaire, soit à l’égard du service domestique dans le palais.

Quelle autorité pourroit-on apporter pour prouver que les officiers de la personne du prince, ou ceux qui composoient son conseil ou sa cour de justice, n’exerçassent leurs fonctions qu’en vertu de quelque bénéfice ou de quelque domaine qui leur auroit été donné?

Montesquieu prétend que les bénéficiers étoient tenus au service militaire en conséquence de leur bénéfice; mais il est prouvé, par tous les monumens de notre histoire, que servir à la guerre n’étoit point un devoir particulier aux bénéficiers, puisque tout citoyen étoit soldat, et obligé d’aller à la guerre quand il étoit commandé. Si on servoit à la guerre parce qu’on étoit bénéficier, les simples Leudes, qui n’avoient point de bénéfice, étoient donc exempts du service militaire; mais qui pourra jamais penser qu’une telle exemption fût le privilége des grands d’une nation qui n’aimoit et n’estimoit que la guerre? Comment le président de Montesquieu prouve-t-il son sentiment? Est-ce en citant Grégoire de Tours, quelque charte, quelque loi, quelque ordonnance des rois Mérovingiens? Non, je trouve des capitulaires de Charlemagne, de Louis-le-Débonnaire, de Charles-le-Chauve, &c. Je trouve jusqu’aux établissemens de S. Louis, quoiqu’il convienne lui-même, (L. 30, C. 7,) que «Charles Martel fonda de nouveaux fiefs qu’il faut bien distinguer des premiers, et (L. 31, C. 23,) qu’il se fit alors une espèce de révolution dans les lois féodales.» Pourquoi donc veut-il appliquer aux bénéfices antérieurs à Charles Martel, ce qui ne convient qu’à ceux que ce maire créa?

Pour satisfaire un lecteur un peu au fait de notre histoire, il ne faut lui présenter que des autorités presque contemporaines, ou du moins qui ne tiennent pas à des temps séparés par des révolutions considérables. Les Français, toujours inconsidérés, inconstans et peu attachés à leurs principes, se sont vus dans des circonstances trop différentes sous la première, la seconde et la troisième race, et ils ont obéi trop servilement à la bizarrerie de la fortune et des événemens, pour qu’on puisse expliquer avec quelque sureté les usages d’un siècle, par les lois et les coutumes du temps postérieur. Faute de cette règle de critique, sans laquelle on s’égarera toujours en écrivant sur l’histoire de France, le président de Montesquieu a confondu les seigneuries, les bénéfices et les fiefs, ou a séparé des choses qui étoient unies; de-là vient encore une obscurité dont on ne s’aperçoit pas, quand on lit superficiellement, comme la plupart des lecteurs, mais fatigante pour des personnes qui, lisant pour s’instruire, veulent acquérir des vérités, et les avoir en ordre.

Il ne faut regarder les bénéfices des Mérovingiens que comme un établissement qui donna lieu à Charles Martel de créer des fiefs, qui d’abord ne furent eux-mêmes qu’un établissement économique et domestique, et qui ayant fait, ainsi que je le dirai dans le livre suivant, des progrès très-considérables à la faveur des troubles qui ruinèrent les successeurs de Charlemagne, devint le droit public, général et politique de la nation.

[38] Nous n’avons aucune des chartes par lesquelles Charles Martel conféra des bénéfices, et c’est une grande perte pour les personnes qui aiment l’histoire de France; car on verroit sans doute dans ces chartes à quelles conditions il donna des bénéfices. On y trouveroit les preuves les plus complètes de la révolution arrivée sous sa régence, dans une partie de l’administration qui avoit déjà excité tant de troubles et éprouvé plusieurs changemens.

On a vu, dans le corps même de mon ouvrage, les raisons qui purent déterminer Charles Martel à imposer des devoirs particuliers à ses bénéficiers: à ces motifs, j’en ajouterai ici un nouveau, c’est que ce seigneur se trouvoit dans une situation toute différente de celle des rois Mérovingiens. Ceux-ci, par une suite naturelle des anciens principes du gouvernement, avoient des Leudes accoutumés à leur être attachés. On ne leur contestoit point d’être le centre de la puissance publique: leurs intérêts étoient dans le fond les mêmes que ceux de la nation. Charles Martel, au contraire, comme duc d’Austrasie, et maire de Bourgogne et de Neustrie, ne possédoit qu’une dignité nouvelle et suspecte à une grande partie des Français. Ne voulant point voir de roi au-dessus de lui, et gouvernant sa nation avec un sceptre de fer, il eut besoin, pour affermir sa fortune, de se faire des soldats qui n’appartinssent qu’à lui, qui fussent obligés de défendre ses intérêts personnels, et trouvassent dans son armée et dans son palais ce qui pouvoit satisfaire à la fois leur avarice et leur ambition.

Les motifs raisonnables de faire une chose ne sont qu’une foible preuve qu’elle ait été faite, quand on parle des hommes en général; mais il n’en est pas de même lorsqu’il est question d’un homme aussi habile que Charles Martel.

La première preuve que les bénéfices de Charles Martel furent conférés sous la condition de le servir dans son palais et dans ses guerres, c’est que ses bénéficiers commencèrent à être appelés vassaux, mot qui jusques-là n’avoit signifié qu’un domestique. Voyez le glossaire de du Cange, au mot vassas. Pourquoi ces bénéficiers auroient-ils été appelés vassaux, s’il n’y avoit eu une certaine ressemblance entre les devoirs auxquels Charles Martel les soumit, et ceux de la domesticité?

Avant la régence de ce maire, rien n’indique, ainsi que je l’ai déjà dit, que les bénéficiers contractassent de nouvelles obligations, et fussent spécialement engagés à remplir de certains devoirs; après cette époque, mille et mille monumens, au contraire, le disent, et pour ne pas ennuyer le lecteur, je n’en citerai ici que quelques-uns. Quicumque ex eis qui beneficium principis habent, parem suum contrà hostes communes in exercitum pergentem dimiserit, et cum eo ire aut stare noluerit, honorem suum et beneficium perdat. (Cap. 2, an. 812, art. 5.) De vassis dominicis qui adhuc intrà casam serviunt, et tamen beneficia habere noscuntur, statutum est ut quicumque ex eis cum domno imperatore domi remanserint, Vassallos suos casatos secum non retineant, sed cum comite cujus Pagenses sunt, ire permittant. (Ibid. art. 7.) Concedimus, dit Charles-le-Chauve dans une charte, cuidam fideli nostro, nomine Rivelongo, sub devotione servitii sui, quasdam res juris nostri sitas, &c. (Voyez dom Bouquet, T. 8, p. 835.) Mes remarques sur le second livre seront remplies de passages qui prouvent la même vérité.

Frumoldus..... magis infirmitate quàm senectute confectus.... habet beneficium non grande in Burgundiâ, in pago Genawense ubi pater ejus comes fuit, et timet illud perdere, nisi vestra benignitas illi opituletur, eo quòd præ infirmitate quâ premitur, ad palatium venire non potest. (Epist. Eginh. Dom Bouquet, Tom. 6, p. 374.)

Vassus dominicus..... morbo pedum et senectute gravis volebat venire ad dominum imperatorem, sed non potuit propter infirmitatem suam. Cum primùm potuerit, veniet ad servitium ejus. Interim postulat ut sibi liceat beneficium suum habere, quod ei dominus Karolus dedit in Burgundia in pago Genawense usquedum ille ad præsentiam ejus venerit, ac se in manus ejus commandaverit. (Epist. Eginh. Dom. Bouquet, T. 6, p. 375.)

Voici en quels termes Éginhard demande un bénéfice pour un de ses amis. Est enim homo nobilis et bonæ fidei, bene quoque doctus ad serviendum utilius in qualicumque negotio quod ei injunctum fuerit. Servivit enim avo et patri vestro fideliter et strenuè. (Ibid.) Enfin, les bénéfices, à cause des services domestiques, avoient tellement changé de nature, qu’Éthicon, frère de l’impératrice Judith, vit avec indignation que son fils eut reçu en bénéfice quatre mille manoirs de terre dans la Haute Bavière; il crut sa maison dégradée.

[39] Igitur memoratus Princeps (Carolus Martellus) consilio optimatum suorum, filiis suis regna dividit. (Cont. Fred. Part. 3.)


CHAPITRE VII.

[40] Nam pulsis Romanis quid aliud quam bella omnium inter se gentium existent. (Hist. L. 4.)

[41] Voyez le code des Bourguignons et celui des Visigoths.

[42] Ecce pactiones quæ inter nos (Gunthramnum et Chilpericum) factæ sunt, ut quisquis sine fratris voluntate Parisius urbem ingrederetur, amitteret partem suam, essetque Polyoctus martyr, cum Hilario atque Martino confessoribus, judex ac retributor ejus. (Greg. Tur. L. 7, C. 6.) La ville de Marseille appartenoit de même en commun à Gontran et à Childebert. (Voyez Greg. de T. L. 6, C. 11.)

Fin des Remarques du Livre premier.

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