Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 3 (of 15)
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Title: Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 3 (of 15)
Author: Gabriel Bonnot de Mably
Editor: Guillaume Arnoux
Release date: November 30, 2016 [eBook #53640]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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COLLECTION
COMPLETE
DES ŒUVRES
DE
L’ABBÉ DE MABLY.
Contenant les Observations sur l’histoire de France.
A PARIS,
De l’imprimerie de Ch. Desbriere, rue et place
Croix, chaussée du Montblanc, ci-devant d’Antin.
L’an III de la République,
(1794 à 1795.)
OBSERVATIONS
SUR
L’HISTOIRE DE FRANCE.
SUITE DU LIVRE VIme.
CHAPITRE IV.
De l’autorité que les grands acquirent pendant le règne de Charles VI.—Progrès de cette autorité sous Charles VII, Louis XI et Charles VIII.
Tant que le gouvernement féodal avoit été en vigueur, et que le roi, borné à recevoir l’hommage et les secours que lui devoient ses vassaux immédiats, n’exerçoit aucune autorité dans leurs terres, l’honneur de gouverner ses affaires fut peu brigué. Il fut le maître en temps de minorité ou d’absence, de disposer à son gré de la régence du royaume, qui n’étoit en effet que la régence[235] de ses domaines. Tantôt elle est confiée à la mère du roi, à sa femme, ou à un prince de sa maison, quelquefois elle passe dans les mains de Beaudoin, comte de Flandre, du sire de Nesle, de Suger ou de Mathieu de Vendôme, abbé de Saint-Denis. Le royaume faisoit peu d’attention à ces événemens, parce que la régence ne procuroit qu’un avantage médiocre à ceux qui en étoient chargés; mais à mesure que l’autorité royale s’agrandit, il devint plus utile d’obtenir la confiance du roi et d’entrer dans l’administration de ses affaires. Cependant l’ambition des grands dédaigna encore d’aspirer à une place du conseil, soit parce qu’ils avoient eux-mêmes de grandes terres à gouverner, soit parce qu’ils craignoient le crédit des états, qui s’opposoient aux vexations des ministres; de-là, tous ces hommes obscurs qui gouvernoient sous le roi Jean, et dont les états de 1356 demandèrent la disgrace au Dauphin.
Les intérêts des grands changèrent après que Charles V, ayant abaissé tout ce qui pouvoit lui résister, fut parvenu à gouverner arbitrairement, et à se rendre en quelque sorte, le maître de la fortune de ses sujets. Ses premiers officiers, qui avoient étendu leurs prérogatives, à mesure que le roi avoit étendu les siennes, trouvèrent un avantage immense, à se regarder comme les ministres de son autorité. Les frères de Charles V jugèrent qu’il étoit plus avantageux pour eux de manier la puissance royale, que de gouverner leurs terres dans l’état d’humiliation où les fiefs étoient réduits; et il auroit été de la dernière imprudence à ce prince de ne les pas placer à la tête du gouvernement pendant la minorité de son fils. Les ducs d’Anjou, de Bourgogne et de Berry n’auroient pas manqué de se soulever contre des arrangemens contraires à leur avarice et à leur ambition.
On sait en effet quelle fut la fortune de ceux qui eurent part à l’administration: le duc d’Anjou transporta des richesses immenses en Italie. L’avare et prodigue duc de Berry fut un monarque absolu dans son gouvernement de Languedoc, qu’il appauvrit sans pouvoir s’enrichir. Le duc de Bourgogne avoit trouvé si doux d’administrer le royaume sous le nom du roi, que se voyant réduit à se retirer dans ses états, il s’y crut exilé. Tous les grands qui avoient participé à la fortune du prince, s’étoient fait une habitude de tenir dans leurs mains quelque branche de la souveraineté. Quand Charles VI les écarta de son conseil, pour donner sa confiance à des hommes dont il seroit le maître, ils songèrent moins à se venger, à soulever la nation, et à demander la tenue des états, qu’à cabaler sourdement pour se saisir une seconde fois d’un pouvoir qu’ils regardoient comme l’instrument de leur fortune.
La démence de Charles VI prévint les désordres que leur ambition inquiète et lasse d’attendre, auroit vraisemblablement excités. Si ce prince eût été en état de persévérer dans le dessein de gouverner par lui-même, et par les conseils de quelques hommes peu importans, ne paroît-il pas certain que pour se venger et prévenir leur avilissement, les grands se seroient révoltés contre Charles, comme les barons d’Angleterre s’étoient autrefois soulevés contre Jean-sans-Terre? Peut-être auroient-ils substitué un gouvernement aristocratique à la monarchie, ou fait revivre l’indépendance des coutumes féodales; peut-être qu’éprouvant de trop grandes difficultés à s’emparer d’une partie des prérogatives du roi, ils auroient senti, à l’exemple des seigneurs Anglais, la nécessité de réveiller dans la nation les sentimens de liberté que le règne de Charles V avoit presque entièrement éteints; d’unir à leur cause tous les ordres du royaume, en protégeant leurs intérêts; et de forcer Charles VI à donner une ordonnance, qui, étant également avantageuse à tous les citoyens, leur auroit enfin donné à tous le même esprit. Quoiqu’il en soit, la démence de Charles, qui devoit naturellement affoiblir l’autorité royale, ne servit au contraire qu’à l’affermir plus solidement.
Dès que les grands virent que la maladie du roi le rendoit incapable de gouverner, ou plutôt de protéger ses ministres, ils se hâtèrent de reparoître à la cour et de les chasser. Le duc de Bourgogne, le duc de Berry, la reine, le duc d’Orléans, les grands officiers de la couronne, en un mot, toutes les personnes puissantes par elles-mêmes ou par leurs emplois, ne mirent aucun terme à leur ambition, ni à leurs espérances, et tâchèrent de se rendre les arbitres du gouvernement. Toutes ces cabales, occupées à se nuire les unes aux autres, et prêtes à sacrifier l’état à leurs intérêts, n’agissoient en apparence qu’au nom et pour l’avantage du roi; elles sembloient se réunir, et travailloient de concert à étendre, multiplier, ou du moins conserver les prérogatives de la couronne. Celle qui étoit parvenue à dominer, défendoit l’autorité comme son propre bien; les autres, ne désespérant pas de se revoir encore à la tête des affaires, se gardoient bien de vouloir porter quelque atteinte à un pouvoir dont elles se flattoient d’abuser à leur tour.
Il se forma ainsi un nouvel intérêt chez les grands, et leur puissance, autrefois si redoutable à celle du roi, en devint l’appui. Si à la faveur des troubles du conseil et de la démence du roi, la nation avoit, par hasard, tenté de rétablir ses immunités, au lieu de se livrer à l’esprit de parti et de faction; si elle avoit voulu faire revivre ces chartes qui la rendoient l’arbitre des subsides qu’elle accordoit; enfin, si elle avoit demandé la convocation des états-généraux, les grands du royaume s’y seroient opposés. Ils n’auroient pas souffert que l’autorité royale, dont ils s’étoient faits les instrumens, ou plutôt les dépositaires, fût encore soumise à l’examen et aux caprices des différens ordres de l’état.
Le caractère foible, facile et modéré de Charles VII, ne trompa point les espérances que les grands s’étoient formées. Il avoit passé par des épreuves trop terribles, pour n’être pas content de sa fortune, en jouissant en paix de son royaume. Il auroit souffert patiemment qu’on l’eût privé de quelqu’une de ses prérogatives; et trouvant, au contraire, les grands plus jaloux que lui-même de son autorité, il leur en abandonna l’exercice, et pour le récompenser de sa complaisance, ils ne travaillèrent qu’à le rendre plus puissant.
Ils établirent une milice toujours subsistante, connue sous les noms de gendarmerie et de francs archers; et une taille perpétuelle destinée à son entretien et levée[236] par les ordres seuls du gouvernement, sans qu’il fût besoin du concours, ni du consentement des états. Ces deux nouveautés, avantageuses à la noblesse, en lui donnant toujours de l’emploi, indifférentes au clergé, depuis qu’il avoit des assemblées particulières qui traitoient avec le roi, et agréables même au peuple, qui crut qu’on ne leveroit sur lui que des sommes médiocres, et qu’on lui accorderoit une protection puissante, mirent entre les mains du prince, deux choses, les finances et les troupes, dont une seule auroit suffi pour prévenir toute résistance à ses volontés. C’est, si je puis parler ainsi, à la faveur de ces deux autres, que l’autorité royale ne craindra plus les tempêtes qu’elle avoit essuyées, ou du moins devoit les conjurer, sans avoir besoin de beaucoup d’art. Les peuples libres ont partagé la puissance entre différens magistrats, pour qu’ils fussent forcés de se respecter réciproquement, et ne pussent opprimer la nation: ce balancement d’intérêts se trouvoit actuellement en France entre les différens ordres de l’état; et le prince sera toujours soutenu des forces de l’un contre les plaintes de l’autre. On ne verra plus, comme sous les règnes précédens, des combats entre la puissance du roi et les immunités de la nation; s’il s’élève encore des troubles domestiques, l’autorité royale sera respectée par ceux mêmes qui se souleveront; on ne combattra pas pour lui prescrire des bornes, mais pour décider à quelle cabale d’intrigans ambitieux l’exercice en sera confié.
Dès que cette taille perpétuelle, dont Comines prévoyoit les suites pernicieuses, eut été établie, le prince ne sentit plus la nécessité de convoquer les états, parce qu’en augmentant les tailles, il pouvoit se passer de tout autre subside; et qu’un premier abus servant toujours de titre pour en établir un second, il seroit aisé de supposer de nouveaux besoins, et d’établir de nouvelles impositions, sous prétexte de servir de supplément à la taille et de soulager les campagnes. Dès lors l’idée des anciens états devoit en quelque sorte se perdre; car les hommes, naturellement timides, nonchalans et paresseux, ont besoin, pour ne pas perdre la liberté qu’ils aiment, qu’on les avertisse continuellement de son prix, et qu’on leur donne des moyens faciles de la conserver. Les états n’étant plus regardés comme un ressort ordinaire et nécessaire du gouvernement, il étoit impossible qu’on en tirât quelque avantage. Si on convoquoit encore de ces grandes assemblées, elles devoient ignorer elles-mêmes leur origine, leur destination, leur objet, et ne pouvoient servir au progrès des lumières; il étoit aisé de les rendre dociles, en choisissant pour leur convocation, le temps et les lieux les plus favorables aux vues du prince ou des ministres qui étoient les dépositaires de son pouvoir.
Les grands s’étoient déjà tellement accoutumés à gouverner sous le nom du roi, qu’ils ne purent souffrir que Louis XI prétendît ne pas leur abandonner l’exercice de son autorité. Ils se virent dépouiller par une main qu’ils avoient rendue trop puissante; et à force d’avoir accoutumé, par leurs exemples et leurs établissemens, la nation à obéir, leur ambition n’en devoit attendre aucun secours. Cette disgrace n’étoit que passagère; les rois tels que Louis XI sont rares, et il ne falloit attendre qu’un règne foible, pour que les mécontens reprissent sans efforts, le crédit qu’ils avoient perdu. Mais leur impatience ne leur permit pas de prendre ce parti; ils se révoltèrent, et leur révolte, connue sous le nom de la guerre du bien public, ne réveilla dans la nation, aucun sentiment pour ses anciennes franchises. Ce que l’émeute des Maillotins avoit fait au commencement du règne de Charles VI, la révolte des plus grands seigneurs fut incapable de le produire sous celui de Louis XI; preuve certaine des changemens qui étoient arrivés dans les mœurs des Français, et qu’ils ne se défioient pas moins de l’autorité des grands que de celle du prince.
Peu de rois ont été aussi jaloux que Louis XI de gouverner par eux-mêmes; et aucun n’a été si propre à éviter le joug que les grands vouloient lui imposer, et exercer en même temps un pouvoir arbitraire sur le reste de ses sujets. Louis étoit né avec des passions impérieuses; mais le souvenir des malheurs récens de sa maison, et, ainsi que l’a remarqué Comines, les disgraces qu’il avoit éprouvées dans sa jeunesse, lorsqu’il eut abandonné la cour de son père, pour se retirer en Dauphiné, et ensuite chez le duc de Bourgogne, lui apprirent à rompre son caractère. Il fut forcé de s’étudier à plaire aux personnes dont il avoit besoin; il se façonna à l’art de cacher quelques-uns de ses vices, et de montrer même quelquefois des vertus qui lui étoient étrangères. Il apprit sur-tout à se défier de la fortune et à espérer difficilement, science si utile aux rois, et qui leur est presque toujours inconnue. De-là cette profonde dissimulation qui se cachoit sous les dehors de la franchise, et les ressorts multipliés de sa politique qui l’ont fait soupçonner d’une timidité, qui n’étoit en effet qu’une prudence outrée et attentive à se servir à la fois de tous les moyens plus ou moins propres à faire réussir ses entreprises.
En gouvernant la nation de l’univers la plus inconsidérée et la plus aisée à tromper, parce qu’elle est la moins attentive à consulter le passé et la plus prompte à bien espérer de l’avenir, Louis employa la politique la plus raffinée et la plus tortueuse. Négociant toujours par goût, et ne recourant à la force que quand il désespéroit de réussir par la ruse et la séduction, il répandoit de tous côtés les bienfaits, les menaces, les promesses, les craintes, les soupçons et les espérances. Tout étoit divisé autour de lui, et à la faveur de cette division, il écarta les grands qui vouloient s’emparer de son autorité, et cependant gouverna sans danger le peuple avec un sceptre de fer. Les communautés qui n’avoient été imposées par son père[237] qu’à quarante ou cinquante livres de taille, lui en payèrent mille. Il se fit un droit du silence auquel ses sujets s’étoient condamnés depuis l’expédition de Charles VI contre les Parisiens; et parce qu’ils s’étoient accoutumés à une taille arbitraire, il les soumit à d’autres impôts.
Louis abusoit ainsi contre le peuple, de la puissance sans borne que les grands avoient donnée à son père et à son aïeul, et, pour les humilier à leur tour, se servoit de la docilité à laquelle ils avoient accoutumé le corps entier de la nation. Il ne craignit point de convoquer deux fois[238] les états-généraux à Tours. J’ignore par quels artifices il se rendit le maître des élections, ou corrompit les députés des provinces; mais il étoit sûr que ces deux assemblées obéiroient aveuglément à ses volontés. La première l’autorisa en effet, à ne pas donner à son frère l’apanage dont il étoit convenu, par le traité du bien public. Les trois ordres promirent de sacrifier leur fortune et leur vie à la défense de Louis, s’il étoit obligé de prendre les armes pour maintenir cette délibération; et le prince, menaçant les grands des forces entières de l’état, viola ses engagemens, sans qu’ils osassent s’en venger. Les seconds états ne montrèrent ni moins de docilité ni moins de zèle que les premiers; et Louis en retira les mêmes avantages. Ne diroit-on pas qu’une fatalité aveugle gouverne les choses humaines? ou plutôt, quel peuple se croira à l’abri des révolutions les plus subites et les plus extraordinaires, puisque ces états si redoutés par Philippe-de-Valois, le roi Jean et Charles V son fils, deviennent les instrumens du pouvoir arbitraire entre les mains de Louis XI? Autrefois c’étoit le roi qui cherchoit à se débarrasser de la contrainte où le tenoient les états, et aujourd’hui c’est la nation elle-même qui est fatiguée de ses assemblées. Elle craint qu’on ne la convoque trop souvent; elle a repris le génie de ses pères à qui Charlemagne crut qu’il étoit nécessaire d’ordonner de se rendre avec exactitude au champ de Mai. Sa liberté lui paroît à charge, et par la voie de ses représentans, elle se confie à la prudence de Louis XI, et l’autorise à prendre à son gré les mesures, et à ordonner toutes les choses que le bon ordre et la sûreté publique exigeront.
Louis étoit parvenu à régner despotiquement; mais après avoir eu les mêmes succès que Charles V, il eut enfin les mêmes inquiétudes. Il avoit eu besoin d’une vigilance trop soutenue et d’un art trop subtil, pour que la puissance dont il avoit joui, pût passer dans les mains de son successeur, et devenir la forme naturelle et constante de l’administration: nul gouvernement ne peut se soutenir avec des ressorts si déliés, et qui demandent un Louis XI pour les manier. Il sentit que les grands étoient plutôt étonnés que soumis, et qu’ils ne consentiroient à avoir la docilité du peuple, que quand une longue suite de révolutions auroit rapproché et en quelque sorte, confondu tous les ordres de l’état. Il comprit qu’en rendant Charles VII tout-puissant, les grands n’avoient en effet, songé qu’à leur propre fortune; et que dès qu’ils désespéreroient de recouvrer et de conserver le pouvoir qu’ils avoient acquis, ils troubleroient le royaume par leurs révoltes, et tenteroient de lui rendre son ancien goût pour l’indépendance. Ne pouvant gouverner au nom du roi, il leur importoit en effet, d’être les premiers citoyens d’une nation libre.
Le prince ne prévit que des troubles qui entraîneroient vraisemblablement la ruine entière de la prérogative royale, si son fils, aussi suspect que lui aux seigneurs, adoptoit les principes de sa politique ambitieuse, tentoit de les éloigner du maniement des affaires, sans avoir l’adresse de les tromper et de les intimider continuellement. Il lui conseilla de gouverner avec une extrême retenue; et, par l’ordonnance qu’il fit quelques jours avant sa mort, pour établir une forme dans l’administration, il régla que Charles VIII ne feroit rien sans le conseil[239] et la participation des princes de son sang et des grands officiers de la couronne. La puissance des grands, jusqu’alors sans titres et formée au hasard comme tout le reste, par le concours de quelques circonstances extraordinaires, fut enfin établie sur la loi. Ce qui n’avoit été qu’une prétention, devint un droit, et la monarchie absolue sous Louis XI, fut tempérée sous son fils, par une espèce d’aristocratie, gouvernement bizarre, difficile à définir, qui ne promettoit pas un sort plus heureux à la nation, et qui, en effet, excita des troubles dans le commencement du règne de Charles VIII.
Si on veut se faire une juste idée de la révolution que les faits que je viens d’indiquer avoient faite dans l’esprit des Français, il suffira de jeter les yeux sur les cahiers que les états, assemblés à Tours en 1484, présentèrent à Charles VIII. On y voyoit la peinture la plus touchante des malheurs du royaume. Le peuple, disent les trois ordres, opprimé à la fois par les gens de guerre, qu’il paye cependant pour en être protégé, et par les officiers chargés de percevoir les revenus du roi, est chassé de ses maisons dévastées, et erre sans subsistance dans les forêts. La plupart des laboureurs, à qui on a saisi jusqu’à leurs chevaux, attèlent leurs femmes et leurs enfans à la charrue; et n’osant même labourer que la nuit, dans la crainte d’être arrêtés et jetés dans des cachots, se cachent pendant le jour, tandis que d’autres, réduits au désespoir, fuient chez les étrangers, après avoir égorgé leur famille qu’ils n’étoient plus en état de nourrir.
Le commerce étoit presqu’entièrement anéanti, et par l’abandon des campagnes et par les charges accablantes auxquelles on l’avoit assujéti. Qu’importoit à la noblesse et au clergé de posséder toutes les terres, si le travail des laboureurs ne les fécondoit pas, ou que faute de consommation, les denrées superflues à leurs maîtres périssent entre leurs mains? La noblesse du second ordre étoit privée des distinctions que sa vanité lui rend les plus précieuses. Elle regardoit le commerce comme indigne d’elle[240], la voie de la finance pour faire fortune, lui étoit fermée; et privée des emplois par un prince soupçonneux, qui n’aimoit à donner sa confiance qu’à des étrangers, elle étoit réduite à demander qu’on la préférât à des inconnus, pour les gouvernemens des places, pour les emplois militaires, et le service domestique auprès de la personne du prince. Les tribunaux étoient privés de leurs fonctions. Le cours ordinaire de la justice étoit interrompu par des ordres particuliers. Aux formes nécessaires pour protéger les innocens et guider les magistrats dans la recherche de la vérité, on substituoit, sous prétexte de prévenir le mal, ou de punir plus sûrement les coupables, une procédure arbitraire, aussi favorable aux entreprises du gouvernement, que contraire à la sûreté des citoyens. Louis XI, au milieu de ces juges iniques, dont il dictoit à sa fantaisie les jugemens, me paroît semblable à ce vieux de la Montagne, ce roi des assassins, qui, sans sortir de sa cour, effrayoit tous les princes du monde. On ne voyoit de tous côtés que des confiscations de biens et des banissemens ordonnés et exécutés par de simples lettres du prince.
Je ne puis m’empêcher de copier ici un morceau de Comines, relatif à ces états. «En ce royaume, dit-il, tant foible et tant oppressé en mainte sorte, après la mort de notre roi (Louis XI) y eut-il division du peuple contre celui qui règne? Les princes et les sujets se mirent-ils en armes contre leur jeune roi? Et en voulurent-ils faire un autre? Lui voulurent-ils ôter son autorité? Et le voulurent-ils brider qu’il ne pust user d’office et d’autorité de roi? Certes non... Toutes fois ils firent l’opposite de tout ce que je demande: car tous vindrent devers lui et lui firent serment et hommage: et firent les princes et seigneurs leur foi, humblement les genoux en terre en baillant par requeste ce qu’ils demandoient; et dressèrent conseil où ils se firent compagnons de douze qui y furent nommés: et dès-lors le roi commandoit qui n’avoit que treize ans, à la relation de ce dit conseil. En ladite assemblée des états dessus dits, furent faites aucunes requestes et remontrances en la présence du roi et de son conseil, remettant toujours tout au bon plaisir du roi et de son dit conseil: lui octroyèrent ce qu’on leur vouloit demander, et qu’on leur montra par écrit estre nécessaire pour le fait du roi, sans rien dire à l’encontre: et étoit la somme demandée de deux millions cinq cent mille francs, qui estoit assez au cœur, sont et plus trop que peu, sans autres affaires; et supplièrent lesdits qu’au bout de deux ans ils fussent rassemblés; et que si le roi n’avoit pas assez d’argent, qu’ils lui en bailleroient à son plaisir: et que s’il avoit guerres, ou quelqu’un qui le vousist offenser, ils y mettroient leurs personnes et leurs biens, sans rien lui refuser[241] de ce qui lui seroit besoin.»
Sans doute que des états qui, en faisant les plaintes que j’ai rapportées, accordent sans murmurer tout ce qu’on leur demande, et ne songent plus même comme autrefois à opposer des loix à des abus, avoient perdu sans retour toute idée de leurs priviléges et de leur constitution. Je le dirai en passant, si les princes s’applaudissent, quand ils ont jeté leur nation dans un pareil engourdissement, ils entendent bien mal leurs intérêts; et bientôt eux-mêmes, engourdis sur le trône, ils seront accablés du poids de l’autorité dont ils abusent. Les rois n’exigent-ils qu’un attachement stupide? Malheur à ceux dont les sujets ne savent ni se plaindre ni murmurer contre les abus, ni prévoir l’avenir, ni proposer des remèdes aux maux présens! C’est le signe le plus certain qu’ils ne sont plus citoyens, et que les malheurs du prince et de la patrie leur sont indifférens. Que les rois ouvrent alors les yeux, qu’ils tremblent en voyant que leur fortune est prête à s’écrouler, puisqu’ils ne sont plus qu’à la tête d’une nation en décadence! Qu’ils raniment, s’il se peut, un peuple expirant, s’ils ne veulent pas voir les vices les plus bas se multiplier et s’accroître avec une extrême célérité! Qu’on suive le fil de notre histoire, en examinant les ressorts qui ont été l’ame de tous nos mouvemens, et on trouvera dans les règnes dont je parle, les principes des malheurs qui ont failli à priver la maison de Hugues-Capet de son héritage, sous les successeurs de Henri II.
Il étoit impossible que les états de 1484 montrassent de la prudence et de la fermeté dans leur conduite; et c’est moins aux progrès que l’autorité royale avoit faits qu’on doit s’en prendre, qu’au crédit que les grands avoient acquis sous les règnes de Charles VI et de son fils, en prenant part à l’administration de l’état. Le roi devoit trouver son intérêt particulier à faire le bien public; et sans s’épuiser, le royaume pouvoit suffire à ses besoins et à ceux de quelques ministres obscurs; mais quand il fallut satisfaire l’avidité des grands, la nation n’eut pas assez de richesses, et elle fut plus malheureuse lorsqu’ils l’opprimèrent sous le nom du roi, que quand elle avoit été soumise à la tyrannie féodale: ils se révoltèrent contre Louis XI, et ils favorisèrent Charles VIII, parce qu’ils espéroient d’être encore les dépositaires de son autorité; après avoir excité dans la guerre du bien public la nation à se soulever, ils donnèrent l’exemple de la soumission, et voulurent que rien ne pût s’opposer aux volontés du gouvernement. On voit dans Comines combien les personnes puissantes craignoient l’assemblée des états[242], et que leurs partisans publioient que c’est un crime de lèze-majesté d’oser en demander la convocation, ou dire que le roi n’est pas le maître d’établir et de lever à son gré des impôts.
En effet, les princes et les plus grands seigneurs s’étoient autrefois honorés d’entrer dans la chambre de la noblesse, et le roi ne se rendoit à l’assemblée des états qu’accompagné des ministres qui composoient son conseil et de quelques officiers de sa maison. Charles VIII, au contraire, y traîna à sa suite les princes, les grands officiers de la couronne et une foule de courtisans, qui vouloient tous avoir un maître riche et puissant pour s’enrichir de ses dépouilles et abuser de son autorité. La noblesse, abandonnée de ceux qui auroient dû être à sa tête, et obscurcie par le cortège pompeux qui entouroit le prince, ne parut plus à ses propres yeux la portion la plus importante et la plus éminente du royaume; elle perdit de sa dignité, et les esprits commencèrent à faire une sorte de distinction entre les familles attachées à la cour et celles qui n’en approchoient pas.
Jamais l’exemple des grands n’a été aussi contagieux ailleurs qu’en France; on diroit qu’ils ont le malheureux privilége de tout justifier; et nos pères ont depuis long-temps les défauts et les ridicules qu’on nous reproche aujourd’hui. Comines en est un sûr garant, et il se plaignoit[243] déjà que le plus petit gentilhomme eût la manie de copier les manières et les discours des plus grands seigneurs. Les principaux députés de la noblesse, voyant l’esprit qui animoit les personnes dont ils envioient la fortune, crurent sans doute qu’il étoit de leur dignité de penser comme eux; qu’on me permette cette expression; pour prendre le bon air, ils trahirent le roi à qui ils devoient la vérité, et sacrifièrent à l’avarice des grands, leurs provinces dont ils devoient défendre les intérêts. J’aurois quelque honte de faire une pareille remarque, mais je n’examine pas l’histoire d’un peuple qui ait eu des mœurs et des principes, et qui fut attaché à des lois certaines. Dans un état qui se conduit au hasard en obéissant aux événemens, les plus petites causes doivent produire les plus grands effets.
Les députés de la noblesse les moins considérables imitèrent leurs chefs pour ne se point dégrader et se flattèrent que leur complaisance seroit récompensée. Tandis que le clergé ne songeoit qu’à faire sa cour de la manière la plus basse, quel bien pouvoit-on attendre du tiers-état? Quand les grands d’une nation aspirent à établir le pouvoir arbitraire, il est impossible que les ordres inférieurs ne contractent pas enfin malgré eux l’esprit de servitude.
CHAPITRE V.
Le parlement prend une nouvelle forme sous le règne de Charles VI.—Origine de l’enregistrement.—Le parlement devint la cour des pairs.—Progrès de son autorité sous les règnes de Charles VII, de Louis XI et de Charles VIII.
Tandis que tous les ordres de l’état changeoient en quelque sorte de nature, le parlement, agité par tant de révolutions, éprouva aussi divers changemens. C’est sous le règne de Charles VI qu’il devint[244] perpétuel, que ses magistrats, autrefois élus tous les ans, jouirent de leurs offices à vie[245], ou du moins pendant tout le règne du prince qui leur en avoit donné les provisions, et qu’il acquit le droit de présenter[246] lui-même au roi les personnes qu’il désiroit posséder. Cette compagnie, bornée jusqu’alors à la simple administration de la justice, avoit beaucoup contribué à étendre[247] la prérogative royale, et cependant n’avoit encore pris aucune part à l’administration de l’état. Quoiqu’on lui eût fait quelquefois des reproches[248] assez graves, elle étoit cependant considérée par ses lumières; et depuis long-temps nos rois étoient dans l’usage d’appeler à leur conseil quelques-uns de ses principaux[249] membres. Le parlement avoit acquis un nouveau lustre depuis que Charles V, suivi des personnages les plus importans du royaume et des bourgeois les plus notables de Paris, y avoit tenu des assemblées solennelles pour y régler les affaires les plus importantes; et de jurisconsultes, les magistrats devinrent hommes d’état.
Quand le royaume en proie aux funestes divisions dont j’ai parlé, étoit déchiré par les grands qui s’en disputoient l’administration, et que les états décriés et presque oubliés ne laissoient aucune espérance de réforme, et la faisoient cependant désirer avec plus d’ardeur que jamais, tous ceux qui étoient les victimes de cette anarchie tyrannique, tournèrent leurs regards sur le parlement, le seul corps dont ils pouvoient attendre quelques secours, et l’invitèrent à se rendre l’arbitre des grands et le protecteur du peuple. On vit en effet des provinces, pour empêcher la ruine des immunités, y porter leurs protestations et leur appel[250] des ordonnances par lesquelles le gouvernement établissoit des impôts arbitraires. C’étoit attribuer au parlement une autorité supérieure à celle du conseil, et son ambition dut en être agréablement flattée. L’université de Paris[251] l’invita à faire des remontrances sur la mauvaise administration des finances; en un mot, la confiance dont le public honoroit le parlement, fit comprendre aux différentes factions qui s’emparoient successivement de l’autorité du roi, combien il leur seroit avantageux de s’attacher cette compagnie. Les ministres allèrent la consulter[252] sur les opérations qu’ils méditoient; et chaque parti, pour affermir son empire sur ses ennemis, et donner plus d’autorité à ses ordonnances, prit l’habitude de les faire publier au parlement, afin de paroître avoir son approbation, et elles furent couchées sur les registres de cette cour. Quelle idée se fit-elle de cette nouvelle formalité? Je l’ignore. Mais si le parlement n’imagina pas alors qu’en publiant les ordonnances de Charles VI, il lui donnoit force de loi, et que son enregistrement étoit le complément ou la partie intégrante de la législation, il eut du moins l’ambition de se regarder comme l’approbateur et le gardien des lois.
Telle est l’origine de l’enregistrement; car pour croire avec quelques écrivains que la publication des lois du parlement et leur enregistrement sont des coutumes aussi anciennes que la monarchie, il faudroit n’avoir aucun égard à nos monumens historiques, et supposer des faits qui n’ont jamais existé. Pourroit-on se résoudre à penser que les capitulaires, portés pendant les deux premières races dans le champ de Mars ou de Mai, aient été publiés et enregistrés dans le tribunal supérieur de la justice de nos rois[253], dont le parlement tire son origine? Pouvoit-il manquer quelque chose à des lois faites par le corps entier de la nation, et auxquelles le roi avoit donné son consentement? Étoit-il possible d’y ajouter quelque autorité? Elles étoient sans doute envoyées à la justice du roi, mais de la même manière qu’à celle des comtes[254] et des évêques, parce que ces tribunaux devoient les connoître pour s’y conformer et les faire exécuter, et qu’une de leurs principales fonctions étoit de les publier dans leurs assises pour instruire le peuple.
On a imaginé que le champ de Mars ou de Mai, après avoir éprouvé différentes métamorphoses, subsiste encore dans notre parlement; et on ajoute que si ce corps représentatif de la nation a perdu le droit de faire des lois, il a constamment conservé celui de les publier[255] et de les enregistrer. Je ne sais si ce roman historique vaut la peine d’être réfuté. Qu’on nous montre par quelle chaîne notre parlement tient aux premières assemblées de la nation. Quelles sont ces révolutions du champ de Mai dont on ne trouve aucune trace dans nos monumens? Ne voit-on pas qu’il s’établit, sous les derniers Carlovingiens, un nouvel ordre de choses? Le gouvernement se dissout par la foiblesse de ses ressorts; toutes les parties de l’état sont séparées, l’anarchie établit par-tout l’indépendance. Quand la cour du roi, dans son origine, n’auroit point été distinguée du champ de Mars ou de Mai; par quel prodige, en vertu de quel droit, quelques seigneurs, qui relevoient immédiatement des premiers Capétiens et qui formoient leur cour féodale, auroient-ils prétendu représenter la nation? Tous nos monumens historiques ne nous apprennent-ils pas que ces vassaux du roi se bornoient à juger les différens élevés entre les vassaux de la couronne ou entre eux et le roi, et profitoient seulement de l’occasion qui les rassembloit pour faire quelquefois des traités[256] qui ne lioient que ceux qui les avoient signés. Quand le parlement seroit la même chose que l’ancien champ de Mai, comment auroit-il conservé le privilége de vérifier les lois du royaume, puisqu’il n’existoit plus de lois générales? Qu’on fasse attention qu’il ne pouvoit pas même y en avoir; car le suzerain n’avoit aucune espèce d’autorité sur[257] ses arrière-vassaux.
Les successeurs de Hugues-Capet, jusqu’à S. Louis, ne furent législateurs que dans leurs domaines; et pourquoi se seroient-ils soumis à porter leurs ordonnances au parlement, puisque les seigneurs qui y siégeoient, convaincus de la plénitude de leur pouvoir, n’y portoient eux-mêmes ni les lois qu’ils faisoient pour leurs sujets, ni les traités qu’ils passoient avec leurs vassaux? Quand ces seigneurs donnèrent des chartes de commune à leurs villes, on demanda quelquefois la garantie du roi; mais on ne trouve aucun exemple que ces pièces aient été envoyées à sa cour, pour que l’enregistrement leur donnât force de lois. Il est démontré, par la prodigieuse variété des coutumes qui étoient répandues dans le royaume, qu’on n’y connoissoit point une puissance législative qui s’étendît sur tout le corps de la nation; il auroit donc été absurde qu’il y eût une compagnie chargée d’enregistrer les lois chimériques d’une puissance qui n’existoit pas. S. Louis, il est vrai, publia quelques-unes de ses ordonnances au parlement, et son fils, qui n’étoit pas encore reconnu incontestablement pour législateur, suivit cet exemple. Mais, par-là, ces deux princes ne remplissoient point un devoir qui leur fût prescrit par la coutume; ils ne cherchoient qu’à préparer les esprits à l’obéissance, et accréditer l’opinion naissante de leur législation. Ce n’est pas même cette conduite que tinrent quelquefois S. Louis et son fils, qu’on doit regarder comme l’origine de l’enregistrement, puisque cette coutume tomba dans l’oubli à mesure que le parlement et l’administration de la justice prirent une forme nouvelle par l’établissement des appels et la qualité des personnes qui composèrent le parlement, quand les seigneurs eurent renoncé au droit de juger.
Les progrès rapides que fit alors l’autorité royale, contribuèrent surtout à faire entièrement disparoître cette nouveauté. Philippe-le-Bel, plus puissant qu’aucun de ses prédécesseurs, sentit combien l’autorité de son parlement, composé de praticiens qu’il choisissoit à son gré pour remplir les fonctions d’une magistrature annuelle, étoit peu propre à donner du crédit à ses lois, et à les faire respecter par des seigneurs fiers de leur pouvoir et de leur grandeur. Il n’y fit point enregistrer l’ordonnance importante par laquelle il établissoit la reine régente, dans le cas que son fils fût mineur en montant sur le trône: il eut recours à un moyen plus efficace; il demanda la garantie[258] aux seigneurs les plus puissans. Tout le monde sait que ce prince gouvernoit par des ordres secrets qu’il se contentoit d’adresser directement à ses baillis. Mais quand il seroit vrai que le parlement eût jusqu’alors représenté la nation, n’est-il pas évident qu’il perdoit nécessairement cet avantage, dès que, par l’établissement des états-généraux, Philippe-le-Bel la rassembloit réellement?
Comment, avant le règne de Charles VI, auroit-il été d’usage de publier les ordonnances du roi au parlement, pour qu’elles fussent regardées comme des lois, puisque ce tribunal ne se tenoit que deux fois l’an et pendant un temps très-court? Pour remédier à un abus, il auroit donc fallu attendre que cette compagnie fût assemblée, et le gouvernement auroit été souvent arrêté dans ses opérations. On me répondra sans doute que les Capétiens pouvoient faire des réglemens provisoires, comme les Carlovingiens en avoient fait; mais ne voit-on pas que les prédécesseurs de Philippe-le-Bel n’auroient pas moins abusé de ce droit que les successeurs de Charlemagne, et qu’ils n’auroient pas été long-temps sans secouer un joug incommode?
Peut-on avoir quelque connoissance de nos anciens monumens, et ignorer que plusieurs ordonnances n’ont été publiées qu’à l’audience du prévôt de Paris? Les historiens ne nous apprennent-ils pas que le conseil se contentoit quelquefois de les faire publier dans les rues par un officier du roi? Et c’est de cette manière que le duc d’Anjou rétablit les impôts qui excitèrent la sédition des Maillotins. Les ordonnances avoient alors toute la force dont elles étoient susceptibles, quand elles avoient été déposées dans le trésor des chartes. Le parlement lui-même[259] en convenoit encore sous le règne de Charles VII; et bien loin de croire que ses registres seuls fussent les dépositaires de la loi, il accordoit le même honneur à ceux de la chambre des comptes. On sait enfin que si on avoit besoin de quelque pièce du trésor des chartes, il falloit s’adresser[260] au roi pour en obtenir une copie; et il ne l’accordoit qu’avec la clause que cette ordonnance ne pouvoit servir qu’à la personne, au corps, ou à la communauté à qui on en avoit permis la communication. A quoi auroit servi cette coutume, si l’enregistrement, tel que nous le connoissons, avoit été pratiqué? Pourquoi le roi auroit-il tâché inutilement de soustraire ses ordonnances à la connoissance et à l’usage des citoyens, si elles avoient été transcrites sur les registres du parlement?
Sans doute que sur la fin du même règne de Charles VI on n’avoit point encore, de la publication des ordonnances au parlement, ou de l’enregistrement, la même idée que nous en avons eue depuis, puisqu’il n’est pas fait mention de cette formalité dans le traité de Troyes, qui devenoit une loi fondamentale de la monarchie, et d’autant plus importante qu’elle changeoit l’ordre établi et reconnu de la succession. Si l’opinion publique eut regardé l’enregistrement comme l’ame et le complément de la loi, est-il vraisemblable qu’on eût négligé d’en faire mention et de l’exiger? Peut-on raisonnablement soupçonner les Anglais de distraction ou d’oubli dans cette occasion? En signant un traité par lequel Henri V s’engageoit à conserver au parlement[261] ses priviléges, pouvoit-il oublier d’en requérir l’enregistrement, s’il eut cru cette formalité nécessaire à la validité de l’acte qu’il passoit?
Le parlement, composé de magistrats nommés par le roi, et qui n’avoient qu’une existence précaire, avoit toujours été attentif à flatter la cour, à se rendre digne de ses faveurs, et à étendre l’autorité royale, pour que, sous le règne de Charles VI, il abusât déjà de l’envoi qu’on lui faisoit des ordonnances, jusqu’au point de former le projet de partager avec le roi la puissance législative, dont la nation elle-même assemblée en états-généraux, n’avoit osé s’attribuer aucune partie: soyons sûrs qu’il ne s’est point fait subitement des prétentions si extraordinaires: les hommes, et surtout les compagnies, dont les mouvemens sont toujours plus lents, ne franchissent que pas à pas de si grands intervalles. Si le parlement avoit cru entrer en part de la législation, ou du moins s’il avoit pensé avoir le droit de rejeter ou de modifier les lois qu’on lui présentoit, il auroit fait sans doute les remontrances les plus graves, quand chaque faction à son tour lui envoyoit des ordonnances contraires les unes aux autres. Il auroit opposé les refus les plus constans aux injustices du gouvernement; et l’histoire, qui n’en parle point, n’auroit pas manqué de faire l’éloge de son courage et de sa générosité. Enfin, comment auroit-il eu la bassesse de ne point protester contre une loi qui proscrivoit la maison de Hugues-Capet pour donner son trône à Henri V?
Selon les apparences, l’enregistrement, semblable par son origine et dans ses progrès à tous les autres usages de notre nation, s’est établi par hasard, s’est accrédité peu à peu, a souffert mille révolutions; et par une suite de circonstances extraordinaires, on lui a enfin attribué tout le pouvoir qu’il a aujourd’hui. Il seroit plus aisé de dire ce que ce pouvoir doit être pour être utile, que de le définir d’après les idées du conseil et du parlement. A travers l’obscurité dont ils s’enveloppent, on entrevoit seulement que l’un pense que l’enregistrement n’est rien, et que l’autre est persuadé qu’il est tout.
Sur la fin du règne de Charles VI, il est vraisemblable que le parlement hasarda quelquefois de délibérer[262] sur les ordonnances qui lui étoient portées; et quand il ne les approuvoit pas, il ne permit point qu’elles fussent couchées sur ses registres sans quelque marque d’improbation. Dans les pays gouvernés par des coutumes, les exemples deviennent des titres; et comme les états avoient un[263] pouvoir consultatif, le parlement imagina sans doute de se faire le même droit. De la liberté qu’il avoit prise de soumettre les ordonnances à son examen, on conclut qu’il pouvoit et devoit même exercer une sorte de censure sur la législation; et il n’en falloit pas davantage pour que cet instinct, qui porte les corps comme les particuliers à étendre leur pouvoir, lui persuadât qu’il avoit le privilége de modifier, d’étendre ou de restreindre les lois, et qu’il devoit même avoir celui de les rejeter entièrement. Ces idées répandues dans le public acquirent du crédit, et on voit en effet que sous le règne de Charles VII, les notes d’improbation dans l’enregistrement d’une ordonnance, affoiblissoient[264] en quelque sorte la force de la loi; puisque le conseil, qui les voyoit avec chagrin, en sollicitoit la radiation. On sait que Louis XI disoit au duc de Bourgogne, qu’il étoit nécessaire qu’il allât à Paris pour faire enregistrer leur accord au parlement, sans quoi il n’auroit aucune autorité. Louis vraisemblablement ne le pensoit pas: il avoit une trop haute idée de son pouvoir; mais puisqu’il se servoit de ce prétexte pour s’éloigner du duc de Bourgogne, sans doute que l’opinion publique commençoit déjà à regarder l’enregistrement comme une formalité indispensable.
L’ambition des gens de robe devoit réussir d’autant plus aisément, qu’ils parloient à une nation qui n’avoit aucune connoissance de ses antiquités, aucune loi fixe, ni aucun principe sur la nature du gouvernement. Comines leur reproche d’avoir toujours dans la bouche quelque trait d’histoire ou quelque maxime dont ils abusoient, ou qu’ils présentoient sous la face qui leur étoit la plus avantageuse. La décadence, et même la ruine des états-généraux, la foiblesse et la dureté du gouvernement de Charles VI, les factions des grands, tout favorisoit les prétentions du parlement. Et sans doute que le public, inspiré par cette crainte que donne toujours le pouvoir arbitraire, voyoit avec plaisir qu’il s’élevât une barrière entre lui et le despotisme du conseil.
Les progrès du parlement auroient été bien plus rapides, s’il ne se fût pas livré lui-même à l’esprit de faction qui troubla le règne de Charles VI. Cette compagnie se partagea, et elle auroit peut-être perdu sans retour toute la considération qu’elle avoit acquise, si ceux de ses membres qui s’attachèrent à Charles VII, n’avoient ensuite servi à la soutenir et la protéger. Quoi qu’il en soit, quand Charles eut triomphé de ses ennemis, le parlement se trouva humilié, parce qu’il avoit besoin d’un pardon. Il n’osa s’adresser ni directement au roi, comme sembloit l’y autoriser sa fortune naissante, ni même au conseil, suivant l’usage ancien. Il se contenta de faire[265] une députation au connétable pour l’assurer de sa fidélité, et lui demander ses ordres particuliers au sujet de l’administration de la justice: il étoit difficile que, dans une pareille humiliation, le public retrouvât encore la majesté d’un corps qui aspiroit à partager la puissance législative avec le roi.
L’usage des élections[266] fut interrompu, et des magistrats présentés par des courtisans et nommés par le roi, furent moins zélés pour les intérêts de leur compagnie, que ceux qu’elle avoit elle-même choisis; si le parlement n’oublia pas ses nouvelles prétentions, il fut moins empressé à les faire valoir. Mais ce qui contribua plus que tout le reste à retarder la marche de son ambition, c’est la puissance même que les grands avoient acquise, et qui s’étoit affermie. Puisqu’ils avoient réussi à se délivrer de la censure incommode des états-généraux, ils ne devoient pas permettre à un corps toujours existant et toujours présent de l’exercer. Si le conseil n’eût encore été composé que de personnes peu recommandables par leur naissance et leurs dignités, les magistrats auroient été vraisemblablement plus hardis. Mais ils se sentoient opprimés par la grandeur des personnages qui manioient l’autorité du roi. Plus l’opinion publique attachoit de considération à l’antiquité des races, aux charges de la cour et à la profession des armes, dans un temps sur-tout où le courage de la noblesse venoit de prodiguer son sang pour chasser les Anglais et placer le légitime héritier sur le trône, moins le parlement osoit se livrer aux espérances que peut avoir un corps maître de faire parler des lois et de les interprêter en sa faveur.
Il faut sur-tout remarquer que cette compagnie, souvent nommée dans les ordonnances la principale cour de justice et le chef des tribunaux, n’étoit cependant qu’une cour secondaire dont la juridiction ne s’étendoit pas sur tous les ordres de l’état. Quoique les pairs et les grands officiers de la couronne y eussent prêté serment[267] sous le règne de Charles VI, elle n’étoit point encore la cour des pairs, c’est-à-dire, qu’elle n’avoit point encore le droit de juger les anciens pairs, ni les nouveaux qui affectoient les mêmes prérogatives, ni mêmes les princes du sang qui prétendoient précéder[268] les pairs, depuis que l’ordre établi dans la succession les appeloit tous au trône dans leur rang d’aînesse, et qu’ils avoient pris part au gouvernement. Si le parlement étoit nommé la principale ou la première cour de justice, ce n’étoit qu’improprement, et relativement aux tribunaux subalternes dont il recevoit les appels, ou à la chambre des comptes et à la cour des aides, qui formoient des justices souveraines dans l’ordre des choses dont la connoissance leur étoit attribuée. Peut-être que les rois ne se servoient de cette expression que parce qu’ils avoient intérêt de faire oublier les priviléges de la pairie; et que la cour des pairs, qui s’assembloit très-rarement, formoit une juridiction à part, et, pour ainsi dire, inconnue dans l’ordre de la justice.
Il est vrai que Philippe-le-Bel avoit voulu soumettre les pairs à la juridiction de son parlement, et il avoit raison de bien plus compter sur des hommes qui tenoient de lui leur dignité, et qui travailloient avec zèle à augmenter la prérogative royale, que sur des seigneurs puissans, jaloux de leur souveraineté, choqués d’avoir un suzerain, et qui formant eux-mêmes une cour pour se juger, devoient favoriser par leurs arrêts les priviléges de la pairie. Mais il est certain que les pairs, éclairés sur leurs intérêts, ou plutôt incapables par hauteur de reconnoître la juridiction du parlement, depuis qu’il avoit changé de nature, s’opposèrent opiniâtrement à l’entreprise de Philippe-le-Bel. Je dois, lui écrivit Guy, comte de Flandre, être jugé par mes[269] pairs, et non par des avocats. Le traité que les fils de ce seigneur passèrent en 1305 avec le même prince, est encore une preuve évidente qu’un pair ne devoit être jugé que par le roi[270], les pairs et deux prélats ou barons du conseil. En 1324 les pairs prétendirent que les différends nés au sujet de la pairie entre le roi et eux ne pouvoient être portés au parlement, si les pairs n’assistoient pas[271] au jugement. Comment auroient-ils osé former cette prétention, si le parlement avoit été en droit de juger la personne même des pairs?
Il falloit que cette coutume se fût constamment soutenue, puisque dans le procès du roi de Navarre en 1386, le duc de Bourgogne, qui portoit la parole pour les pairs, dont il étoit doyen, avança qu’eux seuls[272] étoient juges de cette affaire, et que le roi même n’avoit pas le droit d’en connoître. Cette prétention, contraire aux anciennes règles des cours féodales que le suzerain présidoit toujours, étoit sans doute outrée; cependant, Charles VI donna des lettres-patentes, par lesquelles il reconnoissoit, qu’en assistant au procès du roi de Navarre, il ne prétendoit acquérir aucun droit de juger les pairs, ni diminuer leurs prérogatives. On peut blâmer ce prince d’avoir consenti à la demande injuste des pairs, ou le plaindre de s’être trouvé dans des circonstances qui le forçoient à ne rien refuser; mais il n’en résulte pas moins de ces faits, que la juridiction du parlement ne s’étendoit point alors sur les pairs. Est-il convenable qu’on eût refusé au prince un droit qu’on auroit reconnu dans ses officiers? Tout concourt à prouver la vérité de l’opinion que j’avance. On a vu que depuis la fin de la seconde race, les Français n’étoient gouvernés que par des coutumes; et le propre des coutumes n’est-il pas de s’altérer insensiblement, de changer de proche en proche, et non par des révolutions subites qui établissent des nouveautés qui ne tiennent en rien aux anciens usages? Il falloit que par une longue suite d’événemens, les pairs perdissent leur puissance, et que le parlement acquît de la dignité, pour que ces deux corps peu à peu rapprochés se confondissent pour n’en former qu’un.
Telle étoit encore sous le règne de Charles VII la doctrine ou l’opinion au sujet des droits de la pairie et de la compétence du parlement, puisque le comte d’Armagnac déclina la juridiction de cette cour dans le procès qui lui fut intenté. Il prétendit qu’en sa qualité de descendant de la famille royale par ses mères, il devoit jouir de la prérogative de prince du sang, c’est-à-dire, n’être jugé que par le roi et ses pairs. Je ne prétends pas que la demande du comte d’Armagnac fût fondée; mais ne prouve-t-elle pas deux choses? l’une, que les pairs ne vouloient reconnoître qu’eux pour leurs juges; et l’autre, que les princes du sang formoient la prétention de n’être jugés que par la cour des pairs, qui n’étoit pas le parlement. Le comte d’Armagnac avoit tort de réclamer un droit qui ne lui appartenoit pas: mais croira-t-on que pour se soustraire à la juridiction du parlement, il ait supposé dans les pairs et les princes des prétentions qu’ils n’avoient pas, et qu’en adressant ses mémoires au parlement même, il ait imaginé une cour qui n’existoit point, pour y être jugé? C’est une manie ridicule et insensée que la critique ne peut admettre.
Je demande pardon à mes lecteurs de m’arrêter si long-temps sur ce point de notre droit public; ils doivent m’excuser. Peut-on être court quand on présente des vérités qui, vraisemblablement, ne plairont pas, et contre lesquelles on a publié une foule d’écrits qui ont usurpé dans le monde une réputation qu’ils ne méritent pas?
Les réponses que le procureur du roi au parlement fit aux demandes du comte d’Armagnac sont extrêmement foibles. «J’ignore[273], dit ce magistrat, les prétentions des princes du sang que le comte d’Armagnac allègue; mais si les priviléges dont il parle sont réels, ils ne regardent que les princes du sang royal par mâles. Je nie que les princes aient aucun titre pour prétendre que le roi doive connoître, accompagné de ses pairs, des causes criminelles de ceux de sa maison.» Je crois en effet que les princes ne pouvoient alors citer aucune charte ni aucune ordonnance qui les associât aux prérogatives de la pairie, mais dans notre ancien gouvernement ne commençoit-on pas toujours par se faire des prétentions? et dans des conjonctures favorables, on faisoit ensuite reconnoître et autoriser son droit par quelque charte ou quelque ordonnance: si le comte d’Armagnac avoit supposé dans les princes du sang et les pairs des prétentions qu’ils n’avoient pas, il auroit fallu le confondre, en lui disant qu’il avoit recours à des suppositions fausses et chimériques, et non pas en alléguant simplement que «la cour qui lui représente le roi, est capable de juger les princes et les pairs; que les pairs sont justiciables du parlement, qui, pour juger, n’a pas besoin d’être garni de pairs, et que si le roi a assisté en personne à de pareils jugemens, ç’a été sans nécessité et parce qu’il le jugeoit à propos.» Avancer de pareilles propositions, ce n’est pas répondre au comte d’Armagnac, mais établir une doctrine contraire à la sienne. Le procureur du roi fait des assertions, mais ne les appuye d’aucune autorité; et tout ce que prouve son discours, c’est que quelques membres du parlement, fiers du crédit naissant de leur compagnie, avoient déjà l’ambition de vouloir juger la personne des pairs; qu’ayant depuis quelques années un édit par lequel Charles VII assuroit à leur tribunal la connoissance des causes concernant la pairie, ils croyoient qu’il étoit temps de pousser plus loin leurs prétentions; et que le procureur du roi, qui pensoit comme eux, profita de l’occasion d’insinuer dans le public ces principes nouveaux, en attaquant un seigneur qui n’étoit ni prince ni pair, et qui en réclamoit les prérogatives.
En effet, cette doctrine n’étoit point encore celle du parlement. On peut se rappeler que le duc d’Alençon fut arrêté dans le temps même que l’affaire du comte d’Armagnac se poursuivoit, et que Charles VII fit au parlement plusieurs questions au sujet de la manière de procéder en justice contre ce prince revêtu de la dignité de pair. Rien n’est plus propre que ce fait intéressant à démontrer que la cour des pairs formoit un tribunal particulier, et distingué de tous les autres tribunaux. Le parlement tint un langage tout différent que celui que tenoit le procureur du roi dans l’affaire du comte d’Armagnac. Il répondit que le roi[274] devoit juger le duc d’Alençon, en appelant au jugement les pairs, les seigneurs qui tiennent en pairie, et d’autres personnes considérables de l’ordre ecclésiastique et de son conseil. Si le parlement avoit pensé comme le procureur du roi et quelques autres de ses membres, se seroit-il exprimé de la sorte? S’il avoit cru être la cour des pairs, s’il avoit trouvé dans ses registres quelque titre propre à favoriser cette prétention, n’auroit-il pas dit que le duc d’Alençon devoit être jugé par le parlement garni de pairs et présidé par le roi?
Cette compagnie ajoute que c’est ainsi qu’avoient été faits les procès de Robert d’Artois, de Jean de Montfort et du roi de Navarre; elle décide sans hésiter, et de la manière la plus précise, qu’il est nécessaire que le roi assiste au jugement du duc d’Alençon, que cet usage avoit été constant jusqu’alors, et même, que dans le cas où le roi seroit occupé par quelque affaire plus importante, il vaudroit mieux différer le procès et le jugement, que si le roi donnoit commission à quelqu’un de le représenter. Ce seroit abuser de la patience de mes lecteurs, que de vouloir faire des réflexions sur des réponses qui sont si claires, et qui distinguent de la façon la plus marquée la cour des pairs de tous les autres tribunaux. Mais ce qu’on ne peut trop louer, c’est que, dans un temps où plusieurs magistrats du parlement pensoient comme le procureur du roi, et formèrent les plus hautes prétentions, cette compagnie ait préféré les intérêts de la vérité à ceux de son ambition. Non-seulement elle n’abusa point de l’ignorance du roi et de son conseil sur nos anciens usages, pour s’arroger une prérogative si importante pour elle; mais elle ne voulut pas même insinuer par ses réponses qu’il seroit à propos d’appeler quelques-uns de ses magistrats pour instruire le procès du duc d’Alençon, et servir dans la cour des pairs de conseillers-rapporteurs.
Si le procès du duc d’Alençon ne forme pas l’époque où le parlement devint la cour des pairs, il lui fournit du moins un titre pour aspirer à cet honneur, et défendre avec succès sa prétention. Charles VII ayant appelé, d’abord à Nemours, et ensuite à Montargis, plusieurs magistrats de cette compagnie pour assister aux informations et au jugement de cette affaire, elle eut soin de ne qualifier de[275] parlement dans ses registres que la partie de son tribunal qui se rendit aux ordres du roi: tandis que ceux de ses membres qui restèrent à Paris pour l’administration ordinaire de la justice, s’abstinrent de prendre ce titre. Plus le procès du duc d’Alençon avoit été fait avec solennité, plus les formes qu’on y avoit observées devoient servir de règles dans de pareilles circonstances: car on étoit encore dans un temps où un exemple avoit autant et plus d’autorité qu’une loi. Le parlement trouvoit désormais dans ses registres un titre qui lui apprenoit qu’il avoit été appelé au jugement d’un pair; pourquoi n’en auroit-il pas conclu qu’il devoit y assister? C’est ainsi que raisonne l’ambition. Cette doctrine devoit s’accréditer d’autant plus aisément, que les pairs n’étoient pas assez instruits pour discuter leurs droits avec avantage, s’il s’élevoit quelque difficulté à ce sujet. Continuellement distraits, ils oublioient leurs prérogatives, tandis que le parlement n’étoit occupé que des siennes. D’ailleurs, il se fit une grande révolution dans le royaume; et la pairie, perdant ses plus puissans défenseurs avant qu’il se présentât une occasion de faire le procès à un pair, ne fut plus en état de faire valoir ses droits avec le même avantage.
En effet, le duché d’Aquitaine venoit d’être conquis sur les Anglais et uni à la couronne. Louis XI devoit bientôt s’emparer de la Bourgogne, et son fils posséda la Bretagne, qui, quoique pairie nouvelle, étoit un des plus grands fiefs du royaume, et avoit conservé tous les droits de souveraineté qui appartenoient encore aux anciennes pairies. Il ne devoit plus rester des anciens pairs que les comtes de Flandres, dont la seigneurie passa dans une maison étrangère, ambitieuse, et qui, étant assez puissante pour en faire une principauté indépendante, ne devoit plus rien avoir de commun avec les pairs de France. Il est vrai que les nouveaux pairs que Philippe-le-Bel et ses successeurs avoient créés, lisoient dans leurs patentes qu’ils étoient égaux en dignités aux anciens pairs, et qu’ils devoient jouir des mêmes prérogatives; mais les esprits s’étoient refusés à ces idées. Les nouvelles pairies étant attachées à des seigneuries beaucoup moins importantes que les anciennes, les nouveaux pairs durent être beaucoup moins considérés[276] que les anciens. Dans une monarchie, tout ce qui est grand s’abaisse à mesure que le monarque s’élève; et l’opinion publique, cet arbitre souverain des rangs et des dignités, qui ne juge de la grandeur que par la puissance, ne confondit point des fiefs formés dans la décadence des Carlovingiens avec ceux que la puissance des Capétiens créa.
En devenant la cour des pairs, le parlement accrut considérablement son pouvoir, sa considération et ses espérances. Malgré la vigilance de Louis XI à tout soumettre à ses ordres, cette compagnie avoit déjà acquis sous Charles VIII une grande autorité dans les affaires publiques, puisque le duc d’Orléans, depuis Louis XII, lui porta[277] ses plaintes sur ce que le conseil du roi n’exécutoit aucune des promesses qui avoient été faites aux derniers états: c’étoit en quelque sorte reconnoître que le parlement étoit le substitut ou le délégué des états en leur absence. Il est vrai que le premier président, qui étoit attaché aux intérêts de la régente, lui répondit que la cour étoit composée de gens lettrés, destinés à juger, et non à se mêler du gouvernement sans la participation du roi; mais il ne rendoit ni le vœu ni les espérances de sa compagnie, qui ne tarda pas à se regarder comme le tuteur des rois et de leur autorité.
CHAPITRE VI.
Réflexions sur le gouvernement qui résultoit de la puissance que les grands et le parlement avoient acquise.
Il suffit d’avoir quelque idée de la manière étrange dont les grands ont abusé de leur pouvoir dans tous les pays, pour juger des malheurs que devoit produire en France leur association au gouvernement. Par-tout ils ont brisé les foibles obstacles qui s’opposoient à leur volonté; par-tout ils ont fait taire les lois, et cru qu’eux seuls formoient la société. Il est vraisemblable que la troisième race de nos rois auroit éprouvé les mêmes disgraces que les deux premières, si les grands avoient été les seuls ministres et les seuls dépositaires de l’autorité royale sous les successeurs de Charles VI; à force d’en abuser, ils n’auroient bientôt pu en tirer aucun avantage. Las de servir ou de gouverner un maître inutile, ils devoient alors songer à se faire une puissance propre et personnelle, et on auroit vu renaître le gouvernement féodal, dont le souvenir leur étoit toujours cher.
C’est l’autorité que le parlement avoit acquise qui détermina le cours des événemens qu’on devoit craindre. En opposant ses modifications, ses remontrances et le nom des lois aux injustices des grands, il les empêcha de se livrer à leurs passions avec la même facilité qu’ils l’auroient fait. Cette compagnie connut la nécessité d’avoir des lois, puisqu’elle en étoit le gardien, et que ce n’étoit que par leur secours qu’elle pouvoit se rendre puissante. Elle recueillit dans ces chartes et ces ordonnances informes, qu’on avoit publiées jusques-là, tout ce qu’elle crut qui lui seroit utile, et commença à donner du crédit à ces articles épars qui formoient la législation la plus grossière et la plus barbare.
C’est à cette époque que la puissance législative voulut en quelque sorte réparer les torts de son oisiveté, et Charles VII ne fit que ce qu’avoit fait autrefois Clovis: il ordonna d’écrire[278] les coutumes de chaque province, et qu’après avoir été examinées et autorisées par le conseil et le parlement, elles fussent observées comme autant de lois. On se hâta de faire des règlemens et des ordonnances, mais sans savoir l’objet qu’on devoit se proposer et la méthode qu’on devoit suivre. La France avoit manqué de lois, elle en fut bientôt accablée; mais ces lois, pour la plupart insuffisantes, obscures, et souvent contraires les unes aux autres, étoient incapables de produire l’effet que le citoyen en attendoit. Quel jurisconsulte, en étudiant notre législation, peut se flatter de débrouiller ce chaos, monument de nos besoins et de nos vices, de nos caprices et de notre ignorance?
Le parlement auroit été en état de diriger la puissance législative, de lui demander les lois les plus salutaires, et de lui fournir les moyens les plus efficaces pour les affermir, que ç’auroit été sans succès. Il étoit facile aux grands, qui manioient l’autorité du roi, de lui rendre suspect un corps qui pensoit qu’il étoit quelquefois de son devoir de désobéir; et qui, en feignant de faire observer les lois, pouvoit ravir au législateur le droit d’en faire. Sous prétexte de servir le prince, les magistrats n’auroient pas souffert qu’on eût établi une règle qui auroit été contraire à leurs intérêts particuliers. Avant que nos rois eussent acquis le droit de lever arbitrairement des impôts, et quand ils étoient obligés de traiter avec leurs sujets, pour en obtenir des subsides, ils conservèrent précisément tous les vices de leur administration, pour en faire une espèce de commerce. Ils vendoient les lois, et la suppression de quelques abus, à condition qu’on leur donneroit un subside; mais pour que la source des subsides ne tarît pas, il falloit laisser subsister les abus et faire mépriser les lois qui les proscrivoient. Quand nos rois n’eurent plus aucun motif pour conserver cette malheureuse politique, qui a perpétué pendant si long-temps nos désordres et nos malheurs, les grands crurent qu’il étoit de leur intérêt de l’adopter, et sous les successeurs de Charles VI, à qui on ne contestoit aucune prérogative, on vit encore les mêmes abus, qui n’auroient dû subsister que dans le temps où la puissance royale étoit anéantie. De ces abus, qui rendoient le crédit des grands odieux et incertain, et de l’impuissance des lois, qui empêchoit les magistrats d’agrandir leur autorité, il résulte des intérêts bizarres et une conduite extraordinaire.
Ces deux factions, qui se balançoient et se tenoient mutuellement en échec, sentirent que pour se rendre plus puissantes, elles devoient se couvrir du nom du roi, et ne se proposer que son avantage. Peut-être ne se rendoient-elles point compte à elles-mêmes de l’ambition secrète qui les faisoit agir; mais n’est-il pas évident que si l’une fût parvenue à humilier l’autre, elle n’auroit pas tardé à montrer ses vrais sentimens, et s’emparer de la puissance publique? On vit les grands porter des lois au nom du roi, et les magistrats les rejeter ou les modifier au nom du roi; c’étoit une espèce de combat entre la puissance active des uns, et la puissance d’inertie ou de résistance des autres. Les grands vouloient dominer la nation par le prince; et sans se soucier de la nation, le parlement désiroit que le prince eût besoin de lui. Si le roi étoit habile, et jaloux de commander par lui-même, il lui étoit aisé de se servir de leur rivalité pour les contenir et les forcer tous deux à obéir.
Tandis que les grands et le parlement se conduisoient par des vues si capables de les perdre, et se flattoient en quelque sorte de trouver toujours un prince qui leur abandonneroit son pouvoir, quel moyen restoit-il à la nation pour recouvrer ses anciens priviléges, et voir renaître des états-généraux, qui, en perfectionnant leur police, pussent faire fleurir le royaume? C’étoit en vain qu’un grand nombre de citoyens gémissoient sous une administration qui n’étoit soumise à aucune règle. On avoit beau murmurer contre les impôts dont l’état étoit accablé, et penser avec Comines que les impositions qui n’avoient pas été consenties par les états-généraux, étoient autant d’exactions injustes; comment les citoyens auroient-ils encore pu faire entendre leurs plaintes, et contraindre le gouvernement à consulter la nation? La noblesse, attachée aux grands qui gouvernoient et qui favorisoient[279] ses injustices, craignoit presque autant qu’eux ces grandes assemblées, qui, après lui avoir reproché sa tyrannie, auroient vraisemblablement demandé qu’on la réprimât. Le parlement qui se trouvoit à la tête du tiers-état, comme les grands à celle de la noblesse, n’avoit pas oublié les affronts que lui avoient faits autrefois les états-généraux; il empêchoit par ses remontrances que les plaintes du peuple ne devinssent assez séditieuses pour intimider le gouvernement, et il étoit ainsi le garant de la docilité de cet ordre. Avec de pareils secours, il ne falloit pas beaucoup d’art pour faire perdre à la nation le souvenir de ses priviléges, et l’accoutumer peu à peu à souffrir sans se plaindre.
La France paroissoit destinée à obéir à un pouvoir arbitraire, et elle y auroit été conduite sans éprouver d’agitation violente, si le prince eût toujours eu une conduite assez adroite pour contenir les grands par les magistrats, et les magistrats par les grands; mais à quelles infortunes nos pères n’étoient-ils pas encore condamnés, s’il montoit sur le trône des rois foibles, et qui, ne connoissant pas le danger qui les menaçoit, abandonneroient le soin de leur autorité? Dès-lors toutes les passions devoient acquérir un nouveau degré d’activité. Toutes les arrières-vues des grands et du parlement devoient se montrer à découvert, et produire des désordres d’autant plus grands, que chacune de ces factions étant incapable de se conduire et d’être unie par un intérêt général, devoit produire des cabales et des partis différens, dont le choc pouvoit renverser les fondemens de l’état.
Si la France avoit continué sous les successeurs de Louis XI à ne s’occuper, comme elle avoit fait depuis Hugues-Capet, que de ses affaires domestiques, et que des événemens extraordinaires n’eussent pas, pour ainsi dire, changé en un jour ses mœurs et son caractère, peut-être que la nation seroit sortie de son assoupissement au bruit qu’excitoient les querelles des grands. Mais un nouvel ordre de choses alloit s’établir dans l’Europe. Les peuples, jusqu’alors séparés, et qui n’avoient presque aucune communication entre eux, alloient unir, partager, joindre et diviser leurs intérêts, plutôt pour se détruire mutuellement, que pour travailler à leur conservation. De nouvelles connoissances, avec de nouveaux arts, étoient prêts à s’établir chez tous les peuples; et la religion, menacée par des ennemis puissans, ne devoit plus paroître qu’armée des flambeaux et des poignards du fanatisme. Il me reste à examiner quel fut le sort du prince, des grands, du parlement et de la nation entière, pendant la révolution que l’Europe souffrit.
Fin du livre sixième.
OBSERVATIONS
SUR
L’HISTOIRE DE FRANCE.
LIVRE SEPTIÈME.
CHAPITRE PREMIER.
De la révolution arrivée dans la politique, les mœurs et la religion de l’Europe, depuis le règne de Charles VIII jusqu’à Henri II.
Depuis que le gouvernement des fiefs s’étoit établi dans toute l’Europe, et qu’à quelques légères modifications près, la foi donnée et reçue y fût devenue, comme en France, la règle incertaine et équivoque de l’ordre et de la subordination, tous les peuples éprouvèrent la même fortune que les Français. Les états, continuellement occupés de leurs dissentions domestiques, et par conséquent incapables de réunir leurs forces et de les diriger par un même esprit, furent voisins sans se causer ni inquiétude, ni jalousie, ni haine. Il n’y eut que le zèle fanatique dont les chrétiens d’Occident furent animés pour la délivrance de la Terre-Sainte, qui, en suspendant par intervalles les troubles et les querelles que l’anarchie féodale devoit sans cesse reproduire, pût rapprocher les ordres divisés de chaque nation, les réunir par un même intérêt, et leur permettre de porter leur attention au-dessous. Ces siècles malheureux, où l’on ne voit que des suzerains et des vassaux armés les uns contre les autres, offrent à peine quelques guerres de nation à nation; et elles furent ordinairement terminées dans une campagne, parce qu’elles avoient été entreprises par des princes qui eurent trop d’ennemis domestiques dans leurs propres états, pour former un plan suivi d’agrandissement aux dépens des étrangers.
Mais pendant que les Français, par une suite des causes que j’ai tâché de développer, abandonnoient leurs coutumes barbares, s’accoutumoient à reconnoître un législateur dans leur suzerain, et virent, en un mot, la monarchie s’élever peu à peu sur les ruines des fiefs, les autres peuples éprouvèrent aussi leurs révolutions. A force de s’agiter au milieu de leurs désordres, d’être poussés çà et là au gré de la fortune et des événemens, et d’essayer des nouveautés dans l’espérance d’être moins malheureux, ils se lassèrent enfin des vices de leur constitution. Les uns eurent le bonheur d’adopter des lois qui ralentirent l’activité de leurs passions, et ne donnèrent qu’un même intérêt à tous les citoyens; les autres s’accoutumèrent à obéir, en se courbant par nécessité sous le poids d’une puissance qui s’étoit formée au milieu d’eux; et tous se rapprochèrent d’une forme de gouvernement plus régulière. Quand, par la ruine des grands vassaux, toutes les provinces de France se trouvèrent enfin soumises à l’autorité de Charles VIII, l’Espagne, partagée en différens états indépendans et toujours en guerre les uns contre les autres, depuis l’irruption que les Maures y avoient faite, étoit prête à ne former aussi qu’une seule puissance. L’Allemagne de son côté avoit déjà établi quelques règles propres à fixer les droits et les devoirs des membres de l’empire. Charles IV avoit publié la bulle d’or. Les diètes, plus sages qu’autrefois, formoient déjà d’une foule de princes inégalement puissans une espèce de république fédérative. Au défaut de lois capables de maintenir la tranquillité publique, l’empire voyoit sur le trône une famille qui l’occupoit depuis long-temps. Les domaines considérables qu’elle possédoit, faisoient déjà respecter son autorité, et la succession de la maison de Bourgogne et de Ferdinand-le-Catholique alloit bientôt la porter au plus haut point de grandeur.
Dès que la France et l’Espagne se virent tranquilles au-dedans, il n’étoit pas possible que leurs rois jouissent en paix, et sans inquiéter leurs voisins, d’une fortune qu’ils avoient acquise par des guerres continuelles. L’influence considérable que les empereurs commençoient à avoir dans les délibérations du corps germanique, leur donna aussi de l’ambition; et s’ils ne se flattèrent pas de ruiner[280] leurs vassaux à l’exemple des rois de France, et d’asservir l’empire, ils espérèrent d’employer une partie de ses forces à faire des conquêtes au-dehors, sous prétexte de faire valoir des droits négligés ou perdus. L’intérêt véritable de tous ces états étoit sans doute de cultiver la paix; mais étoient-ils assez éclairés pour profiter du calme intérieur dont ils commençoient à jouir, pour s’occuper plus de leurs affaires domestiques que de leurs voisins, et substituer des lois justes et certaines aux coutumes que l’ignorance et le gouvernement des fiefs avoient répandues dans toute la chrétienté? Les passions des princes décident malheureusement de la politique, des mœurs, du génie et des intérêts des peuples; et leurs préjugés dans le quinzième siècle n’étoient propres qu’à donner naissance à de nouvelles divisions.
Quel prince se doutoit alors qu’un empire affoibli par sa trop grande étendue, doit mettre des bornes à son ambition et à ses provinces, et qu’il hâte sa décadence et sa ruine en faisant les conquêtes en apparence les plus brillantes? Aujourd’hui même, après tant d’expériences qui auroient dû nous éclairer, nous ignorons cette importante vérité; ou si elle est sue de quelques philosophes qui ont approfondi la nature du gouvernement et des sociétés, elle est inconnue dans les conseils des princes. Quel roi contemporain de Charles VIII savoit que la nation avoit le caractère et les institutions d’un peuple inquiet et querelleur, mais non pas d’un peuple conquérant? Qu’on étoit loin de connoître ces lois d’union et de bienveillance qui doivent ne faire qu’une grande société de tous les états particuliers, et auxquelles la nature a attaché la propriété des hommes! Louis XI négligea, il est vrai, les prétentions ou les droits que la maison d’Anjou lui avoit donnés sur le royaume de Naples; mais il est douteux si cette modération fut l’ouvrage d’une connoissance approfondie de ses vrais intérêts, ou seulement de cette défiance qu’il avoit des grands de son royaume, et qu’il n’osoit perdre de vue.
Quand Charles VIII parvint à la couronne, l’Italie étoit partagée entre plusieurs états qui avoient pris plus promptement que les autres provinces de l’Europe une forme certaine de gouvernement; et sans prévoir les suites funestes de leur ambition, ils travailloient avec opiniâtreté à s’agrandir aux dépens les uns des autres. Rome, Venise, Naples et Milan, tour à tour alliés et ennemis, aspiroient à la monarchie de l’Italie entière; mais aucune de ces puissances n’avoit des forces proportionnées à la grandeur de son projet. Les vices multipliés de leur gouvernement leur lioient continuellement les mains, et leurs milices, également mal disciplinées et peu aguerries, quoiqu’elles fissent sans cesse la guerre, ne pouvoient rien exécuter de considérable. Les Italiens, aveuglés par leurs haines et leur ambition, se flattoient toujours de réparer ces défauts irréparables par l’adresse supérieure de leur conduite; et à force d’avoir usé de ruse et de subtilité, ils étoient réduits à n’employer dans leurs négociations que la fourberie et la mauvaise foi. Toujours accablés du poids de leurs entreprises, ils tâchoient de suppléer à leur impuissance par des efforts extraordinaires qui les affoiblissoient chaque jour davantage. Tous avoient successivement des succès heureux, et éprouvoient successivement des revers; et cette vicissitude de fortune les condamnoit à s’épuiser, en restant dans une sorte d’équilibre qui éternisoit leur rivalité, leurs espérances et leur ambition.
Dans le spectacle malheureux que présentoit l’Italie, il n’y avoit point de puissance, si elle eût su réfléchir, qui ne dût voir une image et un présage des malheurs qu’elle éprouveroit, en s’abandonnant aux mêmes passions: mais personne ne voulut s’instruire, et l’Italie même devint le foyer de la discorde générale de l’Europe. Ludovic Sforce craignoit le ressentiment de la cour de Naples, et n’osant compter sur les secours du pape et des Vénitiens, auxquels il s’étoit rendu suspect, ne trouva d’autres ressources contre le danger dont il étoit menacé, que d’inviter Charles VIII à passer en Italie pour y faire valoir les prétentions de la maison d’Anjou dont il étoit l’héritier. Ce projet insensé fut adopté avec empressement par le conseil de France, qui s’ennuyoit de la paix dont il n’étoit pas assez habile pour en tirer avantage. Il ne vit que les divisions des Italiens, la valeur des milices françaises, ses espérances et la honte de négliger une succession qui avoit coûté tant de sang à la maison d’Anjou. Sans attendre l’événement de cette entreprise, les flatteurs de Charles le placèrent au-dessus de tous ses prédécesseurs. On couroit déjà de conquête en conquête; Naples soumise devoit servir à soumettre la Grèce; comment Constantinople auroit-elle pu résister aux armes des Français? Et on jouissoit d’avance de la satisfaction de régner dans des provinces voisines de l’Asie, et qui faciliteroient à de nouveaux croisés la conquête de la Terre-Sainte. Pour le dire en passant, ce furent les nouveaux intérêts et la nouvelle politique que l’expédition de Charles VIII devoit faire naître en Europe, qui firent oublier ces projets ridicules de croisades dont les esprits n’étoient pas encore désabusés. Les princes chrétiens furent bientôt trop occupés à se défendre contre leurs voisins ou à les attaquer, pour songer à détruire les infidelles. Charles VIII médita de chasser les Turcs des domaines qu’ils possédoient en Europe, et François I, en les appelant en Hongrie pour faire en sa faveur une diversion sur les terres de la maison d’Autriche, les fit entrer dans le systême de guerre, d’agrandissement et de défense que formèrent les princes de la chrétienté.
L’entreprise proposée par le duc de Milan fut à peine résolue qu’on en fit les préparatifs avec une extrême célérité, ou plutôt on n’eut pas la patience qu’ils fussent faits pour entrer en Italie. Personne n’ignore les succès prodigieux que les Français eurent dans les commencemens de cette expédition. La terreur les avoit précédés; tout se soumit sur leur passage et rechercha leur alliance ou leur protection. Tant de succès obtenus sans peine devoient augmenter la confiance aveugle des Français, et il n’auroit fallu que lasser leur patience, ou les battre une fois pour perdre sans retour un ennemi que le repos fatigue, qui ne pouvoit réparer ses forces qu’avec beaucoup de peine; et qui, ne prévoyant que des succès, n’avoit pris aucune précaution contre un revers. Le roi de Naples ne sut ni temporiser ni hasarder une bataille, et, ne consultant que sa consternation, il abandonna lâchement sa capitale, quand il auroit dû s’avancer sur sa frontière pour la défendre. Charles entra sans résistance dans les états d’un prince qui fuyoit; les peuples s’empressèrent de lui présenter leur hommage; et on auroit dit qu’il visitoit une province depuis long-temps soumise à son autorité.
Tandis que les Napolitains, naturellement inconstans et toujours las du gouvernement auquel ils obéissent, ne songeoient qu’à secouer le joug d’un maître qui ne savoit ni les asservir ni s’en faire aimer, la république de Venise, occupée à former une ligue en faveur de la liberté d’Italie, menaça les Français d’un revers aussi prompt que leurs succès avoient été rapides. Soit que Charles fût incapable de se conduire avec plus de prudence qu’il n’avoit fait jusqu’alors, soit qu’il connût enfin combien son entreprise étoit au-dessus de ses forces, il vit l’orage prêt à fondre sur lui, et ne tenta pas même de le conjurer. Il abandonna Naples avec précipitation, traversa avec peine l’Italie, où il se croyoit en quelque sorte prisonnier, et ne gagne enfin la célèbre bataille de Fornoue que pour fuir en liberté dans ses états, et laisser à la discrétion de ses ennemis une poignée de Français qu’il avoit inutilement chargés de conserver sa conquête.
Une entreprise commencée et terminée sous de si malheureux auspices, auroit dû dégoûter pour toujours les Français de la conquête du royaume de Naples, et plutôt inspirer à leurs ennemis des sentimens de mépris que de crainte, d’indignation et de vengeance. Si les uns, par leur disgrace, et les autres par leurs succès, avoient été capables de s’éclairer sur leurs vrais intérêts et de connoître leurs forces et leurs ressources, peut-être que la fuite précipitée de Charles auroit calmé l’inquiétude que son entrée en Italie avoit produite dans une partie de l’Europe. Son incursion, semblable à celle des anciens barbares, ne seroit peut-être point devenue le germe d’une révolution générale dans la politique.
Comment les Italiens et les puissances intéressées à leur liberté, ne virent-ils pas après la retraite de Charles, que ce prince manquoit de tout ce qui lui étoit nécessaire pour faire des conquêtes importantes et éloignées? Ce qui s’étoit passé dans les derniers[281] états-généraux, n’étoit-il pas une preuve évidente de l’irrégularité, de la foiblesse et de l’ineptie de notre administration et de l’indifférence encore plus fâcheuse avec laquelle les citoyens voyoient et supportoient les maux de l’état? L’armée française n’étoit composée que d’une noblesse qui croyoit qu’il étoit de sa dignité d’être incapable de toute discipline, et de mercenaires qui, faisant la guerre comme un métier, vendoient leurs services: ce n’est point avec de pareilles milices qu’on peut faire de longues entreprises, ou s’affermir dans ses conquêtes. Depuis long-temps les finances, mal administrées, ne suffisoient point aux besoins ordinaires de l’état. Les Italiens en étoient instruits, puisque en entrant dans la Lombardie, Charles VIII s’étoit vu réduit à la dure extrémité de mettre en gage les bijoux que la duchesse de Savoye et la marquise de Montferrat lui prêtèrent; et ne devoient-ils pas en conclure que ses revenus ne pourroient subvenir aux dépenses nouvelles de la guerre d’Italie?
Que les Français n’aient prévu, avant la conquête du royaume de Naples, aucune des difficultés qui s’y opposoient, c’est une suite naturelle de leur caractère inconsidéré; mais le malheur doit donner des lumières, et après avoir été chassés d’Italie, ne devoient-ils pas voir que quelque moyen qu’on employât pour engager les Italiens à souffrir patiemment Charles VIII parmi eux, on ne feroit que des efforts impuissans? Ce prince auroit promis et montré de la modération sans tromper personne. Comment les états d’Italie auroient-ils été assez stupides pour ne pas craindre l’abus que nous aurions bientôt fait de nos forces? et se seroient-ils rassurés sur la foi de quelques promesses ou de quelques traités inutiles? Il étoit impossible que le royaume de Naples pût se résoudre à devenir une province d’une puissance étrangère, à moins que d’y avoir été préparé par une longue suite d’événemens qui auroient lassé sa constance et changé ses intérêts. Le courage des Français, après avoir consterné les Italiens, devoit finir par les aguerrir. Quelles que fussent nos armées, elles se seroient fondues insensiblement dans un pays ennemi. Nos moindres échecs auroient eu les plus fâcheuses suites, et les secours propres à les réparer, auroient été lents et incertains; tandis que les Italiens, faisant la guerre chez eux, auroient trouvé après les plus grandes pertes des ressources promptes et certaines. Tant que l’Italie ne seroit pas entièrement subjuguée, les Français devoient craindre une révolution; parce qu’il suffisoit que quelque canton essayât de secouer le joug et eût quelque succès, pour rendre à tous les Italiens leur amour pour l’indépendance. D’ailleurs, que pouvions-nous espérer en négligeant les préliminaires indispensables à tout état qui veut être conquérant? Avant que de vouloir nous établir en Italie et y dominer, nous aurions dû nous préparer à cette conquête avec la même sagesse que les anciens romains; le seul peuple qui ait eu la patience et la politique d’une nation ambitieuse, accoutumoient leurs ennemis et leurs voisins à leur domination. Nous aurions dû d’abord ne paroître en Italie que comme auxiliaires, comme arbitres, comme pacificateurs, comme protecteurs désintéressés de la justice. Il auroit fallu essayer la domination par degrés, donner le temps aux Italiens de changer insensiblement de préjugés, et de contracter peu à peu de nouvelles habitudes qui les auroient disposés à souffrir un roi de France pour maître.
Malheureusement les Français furent aussi présomptueux après leur fuite, qu’ils l’avoient été en entrant dans le royaume de Naples; et ils n’attribuèrent leurs malheurs qu’aux fautes particulières de Charles. On crut que si ce prince ne s’étoit pas livré à cette sorte de lassitude qu’une grande entreprise donne toujours à un homme médiocre, rien n’auroit été capable de le chasser de sa conquête. On lui reprocha de n’avoir été occupé que de ses plaisirs, et d’avoir négligé de réduire quelques places qui tenoient toujours pour leur ancien maître. Charles avoit répandu ses bienfaits avec une prodigalité qui étoit devenue une calamité publique; bientôt il fallut vexer le peuple, et les grands furent peu affectionnés à un prince qui ne pouvoit plus acheter leur amitié. Pour rétablir des finances épuisées par de vaines profusions, on eut recours à une avarice infâme, que le public ne pardonne jamais; les emplois furent vendus, les favoris de Charles firent un trafic honteux de leur crédit, et sa cour mit toutes les grâces à l’encan. Tandis que le gouvernement n’inspiroit que de la haine et du mépris aux Italiens, la discipline médiocre à laquelle les troupes avoient été formées, fut entièrement négligée. Le conseil, enfin, intimidé par la décadence des affaires, n’osa pas employer la force pour rétablir sa réputation; et en montrant de la foiblesse, donna de l’audace à ses ennemis. Que devoit-on attendre des négociations auxquelles on eut alors recours? Elles seront toujours inutiles à une puissance qui a cessé de se faire craindre; et les Français ne négocièrent en effet que pour être les dupes des artifices et de la mauvaise foi des Italiens.
En ne voyant que ces fautes qui avoient hâté et non pas causé la fin malheureuse de l’entreprise de Charles, les Français imaginèrent qu’il seroit facile de les éviter dans une seconde expédition; et après être rentrés en France, ils eurent une impatience extrême de repasser en Italie. On murmuroit hautement contre la nonchalance du roi; et personne ne se doutoit que quand il auroit autant de sagesse qu’il avoit eu d’imprudence, il éprouveroit encore les mêmes disgraces.
Qu’il auroit été avantageux pour la France et pour l’Europe entière, que dans chacune de ses opérations, ce prince eût montré tout ce qu’on pouvoit attendre de l’expérience la plus consommée, de la fermeté la plus héroïque et des talens les plus étendus. Les Français, alors étonnés d’échouer, en admirant le génie de leur maître, auroient sans doute appris qu’il y a des entreprises malheureuses par leur nature, et dont on ne répare pas les vices par les détails d’une bonne conduite. En connoissant les véritables causes de leurs revers, ils auroient compris qu’un état dont la politique n’est pas bornée à sa seule conservation, s’expose témérairement à tous les caprices de la fortune; et qu’il doit à la fin périr, parce que la fortune a plus de caprices que les hommes n’ont de sagesse. Si les Français avoient tiré cette instruction de l’entreprise de Charles sur l’Italie, ce règne auroit peut-être été aussi heureux pour la monarchie qu’il lui devint funeste, en lui donnant une ambition qu’elle ne pouvoit satisfaire et qui devoit l’épuiser. Les Français retenus chez eux, auroient pu s’occuper de leurs affaires domestiques, réparer les torts de leurs pères, chercher les moyens d’avoir des lois et de les fixer, corriger, en un mot, leur gouvernement avant que le sentiment de la liberté fût tout-à-fait éteint: du moins ils ne se seroient pas précipités dans les vices où le cours des passions et les événemens survenus depuis le règne du roi Jean sembloient les pousser.
Malheureusement les Italiens ne jugèrent pas mieux que les Français de l’entreprise de Charles VIII. Si, en repoussant ce prince dans ses états, ils avoient pu estimer sa conduite, et croire que sa retraite étoit l’ouvrage de leur habileté, sans doute qu’une juste confiance leur auroit fait connoître leurs forces, et ils n’auroient pas senti le besoin de chercher des secours étrangers pour se défendre. Mais Charles quittoit Naples sans en être chassé, et la bataille de Fornoue leur persuada qu’ils ne devoient leur liberté qu’à un caprice de la fortune ou de leur vainqueur. Ils craignoient qu’un second caprice ne ramenât une seconde fois leurs ennemis en Italie, et plus les fautes de Charles avoient été grossières, plus ils eurent peur que ce prince, instruit par l’expérience, ne se corrigeât. Ne voyant qu’une ruine prochaine ou du moins des malheurs certains, ils entamèrent de tous côtés des négociations, et se représentèrent comme prêts à passer sous le joug de la France, si elle tentoit une seconde fois la conquête du royaume de Naples. Tous ces lieux communs, depuis si rabattus, et qui sont devenus autant de principes pour la politique de l’Europe, furent alors employés par les Italiens. La France, disoient-ils, est une puissance ambitieuse qui se souvient que les états de l’Europe se sont, pour ainsi dire, formés des débris de la monarchie de Charlemagne; et n’en doutez pas, elle médite de les soumettre une seconde fois à son obéissance. Elle s’essaie sur nous à vous vaincre, et il est de votre intérêt de nous protéger. Il seroit insensé de croire que des succès lui donnassent de la modération; il faut, dès aujourd’hui, s’opposer à son agrandissement; après lui avoir permis de s’établir dans une partie de l’Italie, il ne seroit plus temps de réprimer son ambition.
Si les Italiens ne communiquèrent pas leur crainte aux puissances à qui ils s’adressèrent, ils réveillèrent du moins la jalousie et l’inquiétude avec lesquelles elles avoient vu les premiers succès de Charles. Il y eut une fermentation générale dans le midi de l’Europe: tous les états commencèrent à être plus occupés de leurs voisins que d’eux-mêmes. Il ne se forma pas une seule ligue pour attaquer les Français chez eux et les empêcher de se porter au-dehors; mais on étoit déjà assez rapproché, pour qu’on pût réunir promptement ses forces et les opposer à la France, si elle reportoit encore ses armes au-delà des Monts. Qu’on me permette de le dire; cette politique étoit le fruit d’une ambition mal entendue ou d’une terreur panique. Importoit-il au roi d’Espagne et à l’empereur de porter la guerre en Italie, et de s’y faire des établissemens, sous prétexte de défendre sa liberté? Ces conquêtes étoient inutiles au bonheur de leurs sujets, et devoient les exposer aux mêmes revers que Charles VIII venoit d’éprouver. Quand il auroit été du plus grand intérêt pour ces princes d’empêcher l’établissement des Français dans le royaume de Naples, ne devoient-ils pas juger qu’il seroit aussi aisé aux Italiens de se défendre avec leurs seules forces, qu’il seroit difficile à leurs ennemis de surmonter les obstacles toujours renaissans qui s’opposeroient au succès de leur entreprise.
En effet, la cour de Rome, revenue de sa première terreur, auroit tout tenté pour empêcher qu’une puissance plus redoutable pour elle que ne l’avoient été les empereurs, ne s’établît en Italie, et ne lui ravît l’espérance d’y dominer. Elle devoit opposer aux Français les armes de la religion, bien plus effrayantes avant que Luther et Calvin eussent publié leur doctrine, qu’elle ne l’ont été depuis: et quel n’étoit pas alors le pouvoir de ses anathèmes et de ses indulgences? Ses relations s’étendoient dans toute l’Europe; ses émissaires étoient répandus par-tout; elle n’avoit pas oublié l’art d’intriguer et d’affoiblir ses ennemis, en semant la division parmi eux. La république de Venise, à qui Comines prédit de hautes destinées, et qui avoit du moins sur tous les autres états de la chrétienté l’avantage d’avoir un caractère décidé et des principes constans de conduite, étoit pour l’Italie un rempart puissant contre lequel le courage inconsidéré des Français devoit se briser. Malgré quelques vices qui gênoient ou retardoient les ressorts de son gouvernement, quoiqu’elle ne sût pas assez l’art de rendre sa domination agréable à ses voisins, et qu’elle eût le tort d’être à la fois ambitieuse et commerçante, cette république étoit cependant constante dans ses projets, et capable de la patience la plus courageuse dans les revers. Sa capacité dans les affaires lui avoit acquis le plus grand crédit, et ne pouvant jamais consentir à voir entre les mains des Français une conquête d’où ils auroient continuellement menacé ses domaines, et troublé la paix de l’Italie, elle auroit bientôt étouffé cette antipathie qu’elle avoit pour quelques-uns de ses voisins, et qui la portoit habilement à préférer des secours étrangers.
La haine de la république de Venise et de la cour de Rome contre les Français seroit devenue, en peu de temps, la passion générale de l’Italie. Les princes les moins puissans sentoient qu’ils ne devoient leur existence et leur liberté qu’à la jalousie qui divisoit les puissances les plus considérables; et ils en auroient conclu que, dès qu’elles seroient opprimées par la France, il n’y auroit plus de souveraineté pour eux. La juste défiance des Italiens, les uns à l’égard des autres, le souvenir de leurs trahisons passées et des injures qu’ils s’étoient faites, tout auroit été sacrifié à la crainte qu’un danger éminent leur inspireroit: on ne songe plus à faire des conquêtes ni à dominer ses voisins, quand on est occupé du soin de sa conservation ou menacé de sa ruine. Les mêmes motifs d’intérêt qui avoient autrefois porté les Italiens à mettre tant de ruse et d’artifice dans leurs négociations, et de se jouer de leurs sermens, les auroient actuellement invités, ou plutôt forcés à traiter entre eux avec quelque candeur et de bonne foi.
La Toscane, riche, florissante, toujours agitée, toujours inquiète sur le sort de sa liberté, pouvoit occuper elle seule pendant long-temps les forces de la France. Si son gouvernement populaire et ses factions l’exposoient à faire de grandes fautes, ils lui donnoient aussi le courage et la constance qui multiplient les forces et les ressources d’un peuple. Le duc de Milan lui-même avoit à peine satisfait sa vengeance, en appelant Charles VIII dans le royaume de Naples, qu’il dut ouvrir les yeux sur sa situation, et voir le danger dans lequel il s’étoit précipité. Aucun prince d’Italie n’avoit un intérêt aussi pressant que lui de se déclarer contre les Français. Ses états étoient plus à leur bienséance que tout autre, et il n’ignoroit pas les droits de la maison d’Orléans[282] sur le Milanez. Il est vrai que cette maison, suspecte à Charles, avoit peu de crédit; mais il ne falloit qu’une de ces intrigues qui changent souvent en un instant la face des cours, pour lui rendre la plus grande autorité, et la mettre à portée de revendiquer son héritage. D’ailleurs, Charles n’avoit point d’enfant, et sa mort pouvoit porter le duc d’Orléans sur le trône.
Si les puissances qui se liguèrent avec les Italiens craignoient pour elles-mêmes les forces réunies de la France, pouvoient-elles désirer quelque chose de plus heureux que de voir recommencer une guerre qui devoit occuper pendant long-temps et loin d’elles le courage inquiet des Français? Il étoit aisé de juger que les Italiens étoient plutôt étonnés que vaincus, et que Charles VIII ne seroit pas plus heureux dans une seconde entreprise sur l’Italie, qu’il l’avoit été dans la première. Les rois ne se corrigent pas de leurs fautes comme les autres hommes. Il falloit permettre à Charles de s’épuiser laborieusement en courant après des conquêtes chimériques; il falloit laisser aux Italiens le soin de conserver leur liberté, pour qu’ils la conservassent en effet, et croire que le désespoir leur fourniroit des secours pour se défendre, ou pour se relever après leur chute. Les Français étoient plus braves que les Italiens; mais la bravoure toute seule, qui décide quelquefois d’un succès, d’une bataille, ne règle jamais le sort d’une guerre. En s’exposant patiemment à être vaincus, les Italiens se seroient aguerris, et auroient enfin appris à vaincre les Français. Le courage s’acquiert, l’histoire en fournit mille preuves, et nous avons vu de nos jours les Russes, beaucoup moins braves que ne l’étoient autrefois les Italiens, défaire Charles XII et les Suédois. Si une armée n’est pas disciplinée, si elle n’est pas conduite par un général capable de s’affermir en politique dans les pays qu’il a conquis en capitaine; si elle agit sous les auspices d’un gouvernement qui ne se propose aucun objet raisonnable, son courage l’empêchera-t-il d’être à la fin ruinée? Mais en supposant que, par une espèce de miracle, la France eût réussi à conquérir et conserver le royaume de Naples, le roi d’Espagne et l’empereur devoient-ils penser qu’elle en seroit plus redoutable pour eux. Il est certain que cette nouvelle possession seroit devenue à charge à ses maîtres. Il auroit fallu la conserver avec peine et par de grandes dépenses, et elle n’auroit contribué ni à la sûreté ni au bonheur des anciennes provinces de la domination Française. L’inquiétude, les soupçons, les craintes et la haine des Italiens auroient préparé des alliés aux puissances jalouses de la grandeur des Français. Les intérêts du royaume de Naples et les intérêts de la France n’auroient jamais été les mêmes; souvent ils auroient été opposés, et en voulant les concilier, on les auroit également trahis. Les personnes qui ont examiné la politique de la maison d’Autriche et l’embarras où la jetoient des états séparés les uns des autres, comprendront aisément ce que je dis ici. Plus la France auroit employé de forces au-delà des monts pour contenir les Italiens, plus elle auroit senti la nécessité de ménager ses anciens voisins. Charles VIII avoit donné la Cerdagne et le Roussillon au roi d’Espagne, et restitué le comté de Bourgogne à l’empereur Maximilien, pour les engager à être spectateurs tranquilles de son entrée en Italie, et ses successeurs auroient encore été obligés d’acheter, par de pareils sacrifices, la neutralité des mêmes princes.
La guerre de Charles VIII ne causa qu’un ébranlement passager dans la politique de l’Europe, et malgré les alarmes et les négociations des Italiens, cette première commotion n’auroit eu aucune suite, si Louis XII, capable de renoncer par sagesse à une entreprise que son prédécesseur avoit abandonnée par inconstance et légéreté, eût donné le temps aux passions de se calmer. Malheureusement ce prince prit les préjugés de ses sujets pour la règle de sa conduite; et craignant qu’on ne lui fît les mêmes reproches qu’il avoit vu faire à Charles, il se crut destiné à réparer l’honneur de sa nation. Il jugea de l’étendue de ses forces par la crainte qu’en avoient les Italiens, et fut d’autant plus empressé à porter la guerre au-delà des Alpes, que outre ses droits sur le royaume de Naples, il réclamoit encore le Milanez comme son héritage. En augmentant ses prétentions, il se flatta peut-être de rendre sa cause meilleure, et il ne faisoit, au contraire, que multiplier les difficultés qui l’attendoient. En effet, les Italiens devoient souffrir bien plus impatiemment les Français dans le duché de Milan que dans le royaume de Naples. Il étoit plus facile aux rois de France de conserver cette première conquête que la seconde; ils pouvoient y faire passer plus commodément des secours, et en établissant leur domination dans les deux extrémités de l’Italie, ils l’auroient en quelque sorte enveloppée de leurs forces.
Dès que l’Italie se vit inondée d’armées étrangères qui vouloient l’asservir, ou qui avoient été appelées à sa défense, elle servit de théâtre à une guerre dont il fut, pour ainsi dire, impossible d’éteindre le feu. Chacune des puissances qui avoient pris les armes, ne tarda pas à se faire des intérêts à part. Tandis que la France se flattoit de débaucher quelqu’un des princes qui protégeoient la liberté de l’Italie, ces alliés infidelles avoient déjà conçu l’espérance d’asservir les Italiens qu’ils méprisoient; et ceux-ci voyant à leur tour qu’ils étoient également menacés de leur ruine par leurs protecteurs et leurs ennemis, songèrent séparément à leur salut, et y travaillèrent inutilement par des moyens opposés. Les uns se firent une loi de céder à la nécessité et d’éviter tout danger présent, sans examiner quelles en seroient les suites. Les autres, plus courageux, formèrent le projet insensé de chasser de chez eux les étrangers, en se servant tour à tour de leurs armes pour les perdre les uns par les autres. Substituer ainsi aux intérêts d’une politique raisonnable, les intérêts chimériques des passions, c’étoit jeter les affaires dans un chaos qu’il seroit impossible de débrouiller. On n’eut plus de règle certaine pour discerner ses ennemis et ses alliés; on craignit et on plaça sa confiance au hasard; et sans s’en apercevoir, on s’éloigna du but auquel on tendoit. Tous les jours il fallut éviter un danger nouveau, vaincre une difficulté nouvelle, et se tracer un nouveau plan de conduite; de là les ruses, les trahisons, les perfidies, les fausses démarches qui déshonorent ce siècle, et les révolutions inopinées et bizarres qui étoient un triste présage que la guerre ne finiroit que par l’épuisement de toutes les puissances belligérantes, et que le vainqueur, c’est-à-dire, le prince qui seroit le dernier à poser les armes, ne se trouveroit pas dans un état moins fâcheux que les vaincus. En effet, la maison d’Autriche n’acquit pas des établissemens considérables en Italie, parce qu’elle étoit en état d’y dominer; mais parce que ses ennemis, moins riches qu’elle et plutôt épuisés, ne furent plus assez forts pour lui disputer sa proie. Sa conquête ne lui fut d’aucun secours pour exécuter les vastes projets qu’elle méditoit, et l’affoiblit au contraire en multipliant ses ennemis.
On reproche cent fautes à Louis XII; mais, à proprement parler, il n’en a fait qu’une, et c’est d’avoir voulu exécuter un projet dont l’exécution étoit impossible. S’agissant de s’établir en Italie, sans avoir les forces nécessaires pour intimider constamment ses ennemis et inspirer une confiance continuelle à ses alliés; les uns et les autres devoient changer de vues, de projets et d’engagemens, à chaque événement favorable ou désavantageux des armées Françoises. Parce que leur politique étoit flottante, celle de Louis l’étoit aussi; et quelque négociation qu’il eût entamée, quelque traité qu’il eût conclu, quelque projet de campagne qu’il eût formé, son embarras étoit toujours le même; de nouvelles difficultés demandoient de nouveaux arrangemens, et quoiqu’il fît, il sembloit n’avoir jamais pris que de fausses mesures: ce qu’il a exécuté hier nuit à ce qu’il veut entreprendre aujourd’hui. Mais quand il n’auroit fait aucune des imprudences dont on l’accuse, ne voit-on pas qu’étant dans l’impuissance de réussir, en conduisant une entreprise au-dessus de ses forces, il paroîtroit avoir toujours fait une faute? S’il partage le royaume de Naples avec le roi d’Espagne, il se fait un ennemi de son allié, et s’expose à perdre la portion qu’il a acquise, mais s’il n’eût pas consenti à ce partage, il n’auroit jamais pu faire la conquête qu’il méditoit. Il lui importe d’humilier la république de Venise; mais s’il tente d’exécuter ce projet avec ses seules forces, il y échouera nécessairement; et s’il cherche des secours étrangers, il ne doit trouver pour alliés que des princes qui le craignent plus qu’ils ne haïssent les Vénitiens, qui lui donneront des promesses et l’abandonneront. S’il souffre que les suisses lui fassent la loi dans son armée, leur alliance lui sera à charge; et s’il se brouille avec eux, ils s’en vengeront en offrant leurs forces au duc de Milan, dont il veut envahir les états.
«Nous ne devons pas mesurer les démarches du roi de France (fait dire Guichardin à un des principaux sénateurs de Venise,) sur la conduite que tiendroit vraisemblablement un homme sensé; c’est au caractère de celui dont on craint les desseins qu’il faut s’attacher, si l’on veut pénétrer ses conseils et découvrir ses desseins. Ainsi, pour juger de ce que feront les Français, n’examinons plus les règles de la prudence qu’ils devroient suivre. Il ne faut faire attention qu’à leur vanité, qu’à leur téméraire impétuosité, qui leur fait haïr le repos, et dont les mouvemens ne sont jamais réguliers.» Mais quand les Français n’auroient eu aucun des vices que Guichardin leur reproche, comment leurs mouvemens n’auroient-ils pas été irréguliers, puisque la nature même de leur entreprise ne leur en permettoit pas d’autres? Je voudrois que cet historien nous eût tracé le plan de conduite que devoit tenir Louis XII. Quel fil la prudence pouvoit-elle fournir à ce prince pour sortir du labyrinthe où il avoit fait la faute de s’engager? Sans doute, il faut étudier le caractère de son ennemi pour prévoir ses démarches et s’y opposer; mais s’il est vrai que les affaires commandent plus souvent aux hommes que les hommes aux affaires, n’est-il pas plus essentiel d’examiner, si je puis parler ainsi, l’esprit d’une entreprise que le génie de celui qui la dirige? Il auroit été digne de la sagacité de Guichardin, en recherchant les causes qui firent échouer Louis XII, de distinguer les fautes qui tenoient à son caractère ou aux vices des Français, de celles qui étoient une suite nécessaire de son entreprise, et que la politique la plus profonde et les talens pour la guerre les plus étendus, n’auroient pu prévenir.
«Les rois, ajoute Guichardin, s’abaissent-ils à penser comme les autres hommes? Résistent-ils à leurs désirs comme des particuliers? Adorés dans leur cour, obéis au moindre signe, ils sont remplis d’orgueil et de fierté, la moindre résistance les irrite, et la flatterie les accoutume à ne se pas tenir en garde contre la présomption. Ils se persuadent que d’un seul mot toutes les difficultés s’aplaniront, et que la nature doit fléchir sous leur impérieuse volonté. Céder aux obstacles, paroît à leurs yeux une foiblesse. Leurs désirs servent de règle à leurs entreprises. Ils négligent les maximes trop communes de la raison, et décident les plus grandes affaires aussi précipitamment que les petites. Tel est le caractère ordinaire des rois, et Louis XII est-il exempt de ces défauts communs à tous les princes? Non, et l’on ne peut douter de son imprudence, après les preuves récentes qu’il en a données.» Si Guichardin appliquoit ce lieu commun à Charles VIII ou à François I, on ne pourroit qu’y applaudir; puisqu’à la fois négligens, inattentifs et précipités dans toutes leurs démarches, ils étoient destinés à n’être jamais heureux, même en conduisant des entreprises d’une exécution facile. Mais Louis XII n’eut aucun de leurs défauts, et peut-être que tous ses torts, après être entré en Italie, se bornent à avoir espéré opiniâtrement de s’y établir.
Quoiqu’il en soit des alliances, des guerres, des paix et des trêves de ce prince, dont il seroit trop long d’examiner ici les détails, pour en faire l’apologie ou la censure, il est certain que le règne d’un roi, dont toutes les intentions étoient droites, qui vouloit le bonheur de son peuple, qui avoit des vertus et même quelques talens pour gouverner, ne servit qu’à préparer à la France et à l’Europe entière une longue suite de calamités. Il ne tenoit qu’à lui de dissiper entièrement les soupçons, les craintes, les espérances et les rivalités que l’entreprise téméraire de Charles sur l’Italie avoit fait naître. Les esprits alloient se calmer, et sa persévérance à poursuivre des prétentions qu’il eût été sage et heureux de négliger, fixa en quelque sorte les intérêts et la politique de ses successeurs. L’habitude de vouloir faire des conquêtes fut contractée avant que d’avoir eu le temps d’y réfléchir. L’Europe se trouva malgré elle dans un nouvel ordre de choses, et François I, qui aimoit la guerre en aventurier ou en héros, n’étoit que trop propre à confirmer ses sujets, ses voisins et ses ennemis dans leur erreur.
Il ne faut pas cependant reprocher à ce prince seul d’avoir entretenu dans l’Europe la fermentation que les guerres de Louis XII y avoient fait naître. En effet, Charles-Quint n’avoit pas besoin que François I lui eût disputé l’Empire, et voulût, à l’exemple de ses prédécesseurs, se faire un établissement en Italie, pour être jaloux de sa réputation et le haïr. Né avec cette ambition extrême qui ne voit aucun obstacle, ou qui espère de vaincre toutes les difficultés, il avoit appris dès sa plus tendre enfance que la France avoit des torts avec ses pères. Héritier de la maison de Bourgogne, de Maximilien et de Ferdinand, il croyoit avoir des droits à revendiquer et des injures à venger. Outre les provinces considérables qu’il occupoit en Allemagne, ce prince possédoit l’Espagne, les Pays-Bas, la Franche-Comté et le royaume de Naples. Ces états dispersés lui offroient de tous côtés des frontières et des ennemis; il auroit dû en être effrayé; et il ne regarda ces différentes possessions que comme autant de places d’armes d’où il pouvoit, en quelque sorte, menacer et dominer toutes les puissances de l’Europe. Son ambition s’accrut par les choses mêmes qui auroient dû la ralentir; et il se persuada d’autant plus facilement qu’il parviendroit à la monarchie universelle, que l’Amérique lui prodiguoit des richesses immenses.
Assez habile pour découvrir les causes qui avoient fait échouer l’ambition de la France, il crut qu’une puissance aussi considérable que la sienne n’éprouveroit pas les mêmes disgraces. Il sentoit la supériorité de génie qu’il avoit sur les princes ses contemporains, et il eut la confiance qui l’accompagne ordinairement. L’Europe admira sa prudence, son courage, son activité; et si, malgré ses talens, il eut le sort de Louis XII, le mauvais succès de ses entreprises auroit vraisemblablement instruit ses alliés et ses ennemis de leurs vrais intérêts, et les états ne se seroient point livrés à cette politique de conquête et de rapine qui devoit leur être si funeste. Malheureusement Charles-Quint parvint, à force d’art, à faire quelques acquisitions, et il n’en fallut pas davantage pour justifier sa conduite. On crut que l’ouvrage qu’il n’avoit qu’ébauché pouvoit être consommé; les uns tremblèrent, les autres eurent plus de confiance. On se fit des misérables principes de fortune, d’agrandissement et de défense, qui furent regardés comme les maximes de la plus saine politique; et toute l’Europe fut emportée par un mouvement rapide de préjugés, d’erreurs et de passions, qui n’a été ni suspendu ni calmé par deux siècles de guerres malheureuses et infructueuses.
Tandis que les princes s’accoutumoient à penser que tout l’art de régner est l’art d’agrandir ses états, leurs sujets sortirent de l’ignorance où jusques-là ils avoient été plongés. On diroit que les esprits étonnés par cette espèce de grandeur et d’audace que présentoit la politique nouvelle, s’agitèrent et sentirent de nouveaux besoins. L’occident étoit préparé à prendre de nouvelles mœurs, lorsque les Grecs, qui fuyoient après la prise de Constantinople, la domination des Turcs, transportèrent en Italie les connoissances qui s’étoient conservées dans l’empire d’Orient. Les lumières commencèrent à se répandre, mais elles ne se portèrent malheureusement que sur des objets étrangers au bonheur des hommes. Les Grecs depuis long-temps n’avoient plus rien de cette élévation d’ame qui avoit rendu leurs pères si illustres. Vaincus par les étrangers, avilis sous un gouvernement tyrannique et fastueux, ils ne connoissoient que des arts inutiles, et cultivoient moins les lettres en philosophes qu’en sophistes ou en beaux esprits. Des hommes accoutumés à l’esclavage étoient incapables de voir dans l’antiquité ces grands modèles qu’elle offre à l’admiration de tous les siècles, et d’y puiser la connoissance des droits et des devoirs des citoyens, et des ressorts secrets qui font le bonheur ou le malheur des nations. Sous de tels maîtres, les Italiens ne firent que des études frivoles, et s’ils eurent plus de talens, ils n’en furent guère plus estimables.
Une émulation générale excita le génie, et dans tous les genres l’esprit humain fit un effort pour franchir ses limites et rompre les entraves qui le captivoient. Le commerce, autrefois inconnu, ou du moins extrêmement borné dans ses relations, fit subitement des progrès considérables. Une certaine élégance qui s’établit dans quelques manufactures de l’Europe, fit malheureusement dédaigner les arts grossiers, qui jusqu’alors avoient suffi. Le faste des rois et le luxe des riches aiguillonnèrent l’industrie des pauvres, et on crut augmenter son bonheur en multipliant les besoins de la mollesse et de la vanité. Qui reconnoîtroit sous le règne de François I les petits fils des Français, dont les mœurs encore rustiques se contentoient de peu, et n’avoient qu’un faste sauvage? Le goût funeste des choses rares et recherchées se répandit de proche en proche dans la plupart des nations. Que nous sommes insensés de ne pas voir que plus de bras travaillent à la composition de nos plaisirs et de nos commodités, moins nous serons heureux! déjà l’Europe n’a plus assez de richesses et de superfluités pour suffire à la volupté impatiente de ses habitans. La navigation se perfectionne; les hommes, dirai-je, enrichis ou appauvris par les productions des pays étrangers, méprisent les biens que la nature avoit répandus dans leur pays. On avoit doublé le cap de Bonne-Espérance et découvert un nouveau monde sous un ciel inconnu; et tandis que le midi de l’Asie nous prodiguoit des richesses superflues, qui peut-être ont contribué plus que tout le reste à rendre les Asiatiques esclaves sous le gouvernement le plus dur et le plus injuste, l’Amérique, prodigue de son or et de son argent, aiguisa, augmenta et trompa l’avarice et le luxe de l’Europe.
L’impulsion étoit donnée aux esprits, et on eut l’audace d’examiner des objets qu’on avoit respectés jusques-là avec la soumission la plus aveugle; en s’éclairant, les hommes furent moins dociles à la voix du clergé, et dès ce moment il fut aisé de prévoir que son autorité éprouveroit bientôt quelque revers. Je ne répéterai point ici ce que j’ai dit[283] ailleurs, de la manière dont les papes profitèrent de l’ignorance et de l’anarchie qui défiguroient la chrétienté pour étendre leur puissance, et parvinrent à se faire redouter des rois et régner impérieusement sur le clergé. Qu’il me suffise de dire que dans le haut degré d’élévation où la cour de Rome étoit parvenue, elle ne voulut s’exposer à aucune contradiction; et craignit autant de convoquer des conciles, que les rois craignoient d’assembler les diètes ou les états-généraux de leur nation. On ne tarda donc pas de reprocher au gouvernement des papes les mêmes vices et les mêmes abus qu’on reprochoit à l’administration des princes qui s’étoient emparés dans leurs états de toute la puissance publique. La cour de Rome eut des ministres et des flatteurs qui ne furent ni moins avides ni moins corrompus que ceux des rois: tout s’y vendit, jusqu’au privilége de violer les lois les plus saintes de la nature.
Il faudroit bien peu connoître le cœur humain, pour croire qu’en obéissant à un chef si vicieux, le clergé n’eût pas les mœurs corrompues: l’ignorance, la simonie, le concubinage et mille autres vices déshonoroient l’épiscopat. Certainement l’église avoit besoin de la réforme la plus éclatante dans son chef et dans ses membres; mais personne ne songeoit à la désirer. Après avoir souffert patiemment les excès d’un monstre, tel qu’Alexandre VI, sans le déposer, ses successeurs, qui n’eurent aucune vertu chrétienne, passèrent pour de grands papes. L’effronterie avec laquelle le clergé se montroit tel qu’il étoit, lui avoit, pour ainsi dire, acquis le droit funeste de ne plus scandaliser et de ne se point corriger. On auroit vraisemblablement permis à Léon X de faire un trafic honteux de ses indulgences, et d’ouvrir et de fermer à prix d’argent les portes du paradis et de l’enfer, s’il avoit confié cette ferme scandaleuse aux mêmes personnes qui jusqu’alors en avoient eu la régie; il ne le fit pas, et cette faute devint le principe d’une grande révolution. Les facteurs ordinaires de la cour de Rome, se voyant privés des profits qu’ils faisoient sur la superstition, décrièrent, pour se venger, les indulgences, les bulles et les pardons que d’autres avoient mis en vente.
A peine Luther eut-il levé l’étendard de la révolte contre le pape, qu’on fut étonné d’avoir aperçu si tard les abus intolérables dont il se plaignoit avec amertume. Sa doctrine eut les plus grands succès, et la cour de Rome, qui auroit dû se corriger, ne fut qu’indignée de l’insolence d’un moine qui avoit l’audace de la censurer et de braver son autorité. Elle le déclara hérétique, et en séparant ses sectateurs de la communion romaine, Luther lui jura une haine éternelle. Calvin qui le fuyoit, porta une main encore plus hardie sur la religion. Le premier, qui se défioit du succès de ses raisons, eut des ménagemens que le second n’eut point, en voyant le clergé consterné de ses défaites et à moitié vaincu. Plus il tâcha de se rapprocher de la simplicité des premiers siècles de l’église, plus il éleva, si je puis parler ainsi, un mur de séparation entre sa doctrine et celle de l’église romaine.
On ne sauroit trop louer le zèle de ces deux novateurs, si, respectant le dogme, ils s’étoient contentés de montrer les plaies profondes que l’ignorance, l’ambition, l’avarice et la superstition avoient faites à la morale de l’évangile. En attaquant les vices des ecclésiastiques, il auroit fallu respecter leur caractère; et au lieu de les irriter par des injures et des reproches amers, les inviter avec douceur à se corriger. Si on vouloit substituer à la monarchie absolue du pape l’ancien gouvernement des apôtres, il falloit instruire les évêques de leurs droits, leur apprendre par quels artifices leur dignité avoit été avilie, et par quels moyens ils pouvoient la rétablir. Si Luther et Calvin avoient défendu leurs opinions avec moins de hauteur et d’emportement, la cour de Rome auroit, selon les apparences, protégé avec moins d’opiniâtreté les abus qu’elle avoit fait naître: la vérité auroit peut-être triomphé et réuni tous les esprits.
Au milieu des disputes théologiques qui commençoient à occuper et troubler toute l’Europe, il n’y a eu que quelques hommes modérés, justes et éclairés, qui furent capables de tenir la balance égale entre les deux religions; et les efforts qu’ils firent pour les concilier, ne servirent qu’à les rendre également odieux aux catholiques et aux réformateurs. On n’écouta que son zèle; et quand il n’est pas éclairé, il dégénère bientôt en fanatisme. La France, ainsi que plusieurs autres états, se trouva partagée en deux partis ennemis; révolution qui, jointe à celles que sa politique et ses mœurs avoient déjà souffertes, devoit influer dans son gouvernement et donner de nouveaux intérêts et de nouvelles passions à tous les ordres de l’état.
CHAPITRE II.
Louis XII et François I profitent des changemens survenus dans la politique et les mœurs de l’Europe, pour étendre leur pouvoir et ruiner la puissance dont les grands s’étoient emparés.
Les changemens survenus dans les intérêts de la France, ou plutôt dans la manière de les envisager relativement aux étrangers, devoient nécessairement faire contracter de nouvelles habitudes aux Français, et les accoutumer à voir leurs intérêts domestiques d’un autre œil que leurs pères ne les avoient vus. La noblesse impatiente, légère, et dont le crédit étoit considérable dans la nation, n’aimoit et n’estimoit que la guerre; non pas comme aujourd’hui, par un préjugé froid qui lui persuade que toute autre profession est indigne d’elle; mais par goût et parce que n’étant en effet propre qu’à se battre avec beaucoup de courage, elle se croyoit destinée à défendre l’état et faire des conquêtes. Les premiers succès de Charles VIII en Italie flattèrent si agréablement sa vanité, que les disgraces qui les suivirent, ne purent la retirer de son erreur. D’autres motifs peut-être contribuèrent encore à lui faire illusion. Elle espéra de grands établissemens en Italie, les guerres étrangères lui ouvroient de nouvelles portes à la fortune; et devenant plus nécessaire et plus importante, le gouvernement la ménageoit avec plus de soin. Quoi qu’il en soit, la noblesse s’accoutuma à regarder la conquête du royaume de Naples et du Milanez comme une entreprise très-sage. Plus les obstacles se multiplièrent, plus elle crut qu’il seroit beau d’en triompher; plus on s’occupoit des affaires du dehors, moins on étoit attentif à celles du dedans. Si le gouvernement hésitoit à faire des entreprises sur les immunités et les franchises de la nation, la noblesse lui reprochoit sa lenteur et l’accusoit de foiblesse. Le pouvoir arbitraire, acquérant ainsi de jour en jour de nouvelles forces, ne redoutoit plus cette inquiétude qui avoit autrefois agité les Français, et qui auroit encore pu renaître, s’ils n’eussent été occupés que de leurs affaires domestiques.
En effet, tous les ordres de l’état se laissèrent enivrer par ces idées de gloire et de conquête que la noblesse leur avoit communiquées. Le peuple lui-même, toujours victime de la guerre, dont il ne retire dans une monarchie aucun avantage, ne parloit ridiculement que de conquérir des provinces et d’humilier ses voisins, et croyoit son honneur intéressé à voir régner son maître sur Naples et sur Milan. Un pareil préjugé étoit une preuve des progrès que la monarchie avoit déjà faits, et un présage encore plus certain de ceux qu’elle alloit faire.
Louis XII éprouva des disgraces assez considérables pour devoir retirer ses sujets de leur erreur, mais ses vertus empêchoient qu’on ne vît ses fautes, ou les faisoient excuser. Quand le poids des impositions auroit pu commencer à dégoûter de la guerre, et rappeler le souvenir des états-généraux et des anciennes franchises, Louis, touché des maux publics, ne s’opiniâtra point à poursuivre ses avantages ou à réparer ses pertes en Italie. On lui savoit gré de conclure mal à propos une trève ou une paix, et de paroître oublier sa gloire et ses projets de conquête pour ne pas épuiser la fortune de ses sujets. Ce sentiment de bonté et de bienveillance, si nouveau dans un roi, et qui a mérité à Louis XII le titre de père du peuple, préparoit tous les cœurs à le seconder avec l’empressement le plus vif, quand il voudroit recommencer la guerre. Sous un prince qui paroissoit économe, l’avarice des sujets ne causa aucune agitation; et parce que Louis ménageoit leur fortune, ils l’en laissèrent le maître.
«Nous travaillons en vain: ce gros garçon, disoit-il, en parlant du jeune comte d’Angoulême son successeur, gâtera tout.» Louis étoit le seul dans son royaume qui pressentit cette triste vérité; il est sûr du moins qu’on peut déjà remarquer une prodigieuse différence dans la manière dont la nation avoit regardé ses immunités sous les premiers Valois, et les regardoit actuellement. Les anciens états avoient voulu compter avec le roi et prendre part à l’administration; toujours attachés à leurs vices économiques, ils n’accordoient jamais aucun subside sans faire reconnoître que c’étoit de leur part un don purement gratuit. Les derniers états tenus à Orléans avoient promis à Charles VIII de ne lui rien refuser, mais avoient du moins demandé qu’on les convoquât, et ils sentoient par conséquent que la nation avoit besoin de ce secours pour contenir le gouvernement, et prévenir les abus qu’on avoit éprouvés sous le règne précédent, par trop de mollesse et de négligence. Sous son successeur, on parut au contraire avoir oublié qu’il y eût eu autrefois des états, des dons gratuits, et des contributions consenties. La nation ne regarda plus ses assemblées que comme des formalités inutiles, onéreuses[284] même à tous les ordres de citoyens, et qui n’étoient bonnes qu’à retarder les opérations du gouvernement. Il est vrai qu’en 1501 les états furent encore tenus à Tours, mais ce n’est point une preuve qu’il subsistât quelque sentiment de patriotisme ou de liberté; ils étoient l’ouvrage de la comtesse d’Angoulême pour faire le mariage de son fils avec la princesse Claude, et les députés des provinces ne montrèrent aucun regret sur le passé ni aucune inquiétude sur l’avenir.
François I étoit bien propre par ses prodigalités, son inconsidération et ses négligences à retirer les Français de la sécurité imprudente que Louis XII leur avoit inspirée; mais jamais prince n’eut plus que lui les mœurs, le génie, les vices et les vertus de la nation qu’il gouverna, et ne dût par conséquent jouir d’un empire plus absolu. Ardent, impétueux, sincère, libéral, brave, populaire, ne respirant que cet honneur que la chevalerie avoit mis à la mode, on aima jusqu’à ses défauts, qui tenoient toujours à quelques qualités estimables. La conquête du Milanez, par où commença son règne, et qui ne devoit annoncer qu’une longue suite d’affaires difficiles et malheureuses, fut regardée comme l’augure d’une prospérité constante. Plus il montra d’ambition et fit d’entreprises téméraires, plus les Français, qui étoient courageux, ambitieux et imprudens, crurent que le prince qui leur ressembloit étoit sage; et toute la nation s’abandonna à l’imprudence du roi en croyant s’associer à sa gloire.
On ne vit que trop souvent que les subsides n’étoient pas employés aux choses qui avoient servi de raison ou de prétexte pour les établir. Le luxe excessif de la cour devoit déplaire aux personnes qui en payoient les frais aux dépens de leur nécessaire; des mains infidelles et avares épuisoient le trésor royal et le peuple. Tandis que les maux de l’état se multiplioient, on n’avoit pas même la consolation d’espérer qu’on pût y apporter un prompt remède. En voyant se former subitement une puissance aussi considérable que celle de Charles-Quint, on jugeoit aisément qu’il n’étoit plus question de vaincre les seuls Italiens, et qu’une guerre qui paroissoit n’avoir plus de terme, épuiseroit les forces du royaume. Sans doute qu’il y avoit encore quelques Français capables de penser que ce n’étoit que par des assemblées libres, fréquentes et régulières, qu’on préviendroit les malheurs dont on étoit menacé; mais on conservoit sous François I les sentimens de respect et de soumission que Louis XII avoit inspirés pour son gouvernement; et c’est ainsi que le règne d’un prince vertueux devient quelquefois funeste, en accoutumant ses sujets à voir avec trop d’indulgence les vices de son successeur.
Quand la nation avoit lieu de faire les plaintes les plus vives et de redemander son ancien gouvernement, elle se contenta de murmurer; et même quelque événement imprévu ne manquoit pas d’étouffer bientôt les murmures. Les Français sans tenue retomboient dans leur léthargie, parce que le prince, lassé de ses plaisirs, paroissoit sortir de la sienne; on reprenoit ses espérances et son enjouement, et les abus recommençoient à renaître. Se plaint-on de la déprédation des finances? On fait périr Semblançay, qui étoit innocent, et on croit que tout le mal est réparé. Si, par son imprudence, François réussit assez mal dans quelques entreprises pour devoir perdre l’affection de ses sujets, on admirera encore en lui quelque qualité estimable. La bataille de Pavie devoit relâcher les ressorts du gouvernement; mais il supporta son infortune avec tant de noblesse et de fermeté, qu’on ne lui montra que de l’attachement et du zèle; et pour le consoler de ses malheurs, on permit à sa mère d’abuser comme elle voudroit de son autorité.
Qu’on ne soit pas surpris de cette conduite. Les ames avoient contracté une mollesse qui annonce et hâte les plus grands abus. Lorsqu’une nation acquiert des lumières et se police sous la main d’un législateur habile, elle prospère, parce qu’elle connoît mieux ses devoirs, aime à les remplir et a la force de surmonter les obstacles qui s’y opposent. Mais quand les lumières, nées au hasard, ne se répandent que sur des objets indifférens au bien de la société; qu’on n’encourage l’industrie que pour faire naître de nouveaux vices avec des besoins inutiles; que la politesse et la douceur des mœurs n’est que le fruit d’une fausse délicatesse et d’un raffinement puéril dans les plaisirs: les lumières, les grâces et la politesse d’une nation ne servent qu’à l’avilir. Le citoyen occupé de petits objets, et concentré, pour ainsi dire, dans les intérêts personnels et domestiques de sa paresse, de son luxe, de son avarice, de sa prodigalité, de ses commodités ou de son élégance, est entièrement distrait de l’attention qu’il doit à la chose publique, et bientôt devient incapable d’y penser, sans une sorte de travail qui le fatigue et le rebute. Le règne de François I forme une époque remarquable dans le caractère de sa nation. J’en appelle aux personnes qui connoissent le cœur humain. Croira-t-on qu’en prenant des affections frivoles et contractant le goût de l’or, de l’argent et des superfluités, les hommes conserveront quelque estime pour les choses estimables? Les idées du bien sont à la cime de l’esprit, et ne descendent point jusques dans le fond du cœur. Toutes ces misères que les nations corrompues appellent politesse, grâces, agrément, élégance, sont autant de chaînes qui doivent servir à lier et garrotter des esclaves. Et perdant leur ignorance et leur rudesse, les Français policés par un prince qui n’aimoit et ne protégeoit que les choses inutiles au bonheur de sa nation, ne firent que changer de vices. Ceux que nos pères perdirent, avoient du moins l’avantage de donner à leur caractère une force qu’ils n’eurent plus quand ils acquirent des qualités agréables; et comme l’inconsidération des Français avoit agrandi l’autorité royale, leur frivolité devoit désormais l’affermir.
Si les grands, qui s’étoient rendus les dépositaires et les ministres de l’autorité royale pendant le règne de Charles VI et de son fils, et qui firent la guerre du bien public sous celui de Louis XI, avoient plus songé à donner du crédit à leur ordre qu’à se rendre personnellement eux-mêmes puissans, il leur auroit été facile d’établir assez solidement l’autorité de la grande noblesse, pour qu’aucun événement ni aucune circonstance ne pussent la renverser[285]. S’ils avoient compris que pour affermir leur empire sur la nation, et conserver malgré le roi l’exercice de son pouvoir, dont ils s’étoient emparés, il étoit nécessaire de recourir à des lois et de former entre eux une sorte de constitution qui les maintînt en vigueur; il n’en faut point douter, nous aurions vu se former parmi nous un gouvernement à peu près semblable à celui que les Polonois ont aujourd’hui. Les successeurs de Charles VI n’auroient eu qu’un vain nom et des honneurs encore plus stériles. Le roi, entouré de princes, de pairs, de grands officiers de la couronne, de palatins, de sénateurs, qui auroient eu une autorité propre et personnelle, n’auroit été lui-même que le simulacre de la majesté de l’état. Je n’en dis pas d’avantage; il est aisé d’imaginer par quels moyens la haute noblesse seroit parvenue à composer elle seule, avec les principaux ecclésiastiques, le corps de la nation, en condamnant le reste des citoyens à souffrir les abus d’une aristocratie arbitraire.
Heureusement les grands étoient trop divisés entre eux et trop accoutumés à mépriser ou ignorer les lois pour se réunir, s’entendre et former le plan d’un nouveau gouvernement. Chacun ne songea qu’à ses intérêts particuliers, sans s’embarrasser de l’avenir; et se saisit comme il put, d’une portion de l’autorité royale, dont il ne se déclara que le dépositaire et le ministre. Dès que leur ambition s’en étoit tenue là, il étoit facile à Louis XII et à François I de se servir du changement qui étoit survenu dans le caractère et les mœurs de la nation, et de l’autorité qu’ils avoient acquise, pour secouer le joug des grands et les rendre aussi dociles que les autres citoyens. Aucun d’eux ne pouvoit s’emparer d’une branche de l’autorité royale, ou la conserver malgré le roi; parce que Louis XII ni François I n’avoient plus besoin de leur secours pour régner sur le reste de la nation, qui se précipitoit au-devant du joug.
Les grands n’ayant point eu l’art de former un corps dont tous les membres eussent un intérêt commun, ils se trouvèrent tous ennemis les uns des autres. Ceux qui jouissoient de la confiance du prince, et ceux qui aspiroient à la même faveur, furent jaloux, se craignirent, et le roi se servit sans peine de leur rivalité et de leur crainte pour les dominer les uns par les autres. Tous furent également soumis, et leur ambition, qui pouvoit autrefois causer des troubles dans le royaume et changer la forme du gouvernement, fut réduite à faire des révolutions à la cour, c’est-à-dire, à employer les voies basses de l’intrigue pour élever un courtisan sur les ruines de l’autre, disgracier un ministre en faveur, et créer un nouveau favori; tandis que le prince qui, par un mot, décidoit de leur sort, paroissoit de jour en jour plus absolu au milieu des grands humiliés.
C’est par une suite de cette nouvelle disposition des choses que Louis XII gouverna souverainement tous ceux que ses prédécesseurs avoient craints. Mais François I y mit plus d’art. Il avoit soin de se faire instruire[286] des personnes qui, par leur naissance, leur crédit et leurs talens, avoient acquis une certaine autorité dans les provinces; et il se les attachoit en leur donnant des emplois considérables à la guerre, dans l’église et dans la magistrature. Ses espions, répandus dans tous les ordres de l’état, étoient chargés de contenir, non-seulement par leur exemple et leurs discours, les esprits inquiets et remuans, mais d’avertir même le conseil de la disposition de leur province à chaque événement considérable, de ses murmures, de ses plaintes, et, en un mot, de tout ce qui étoit capable de déranger le cours de la docilité à laquelle la nation étoit inclinée. Que de certaines familles ne se glorifient donc plus des grâces qu’elles obtinrent dans ce temps-là, puisqu’on sait à quel prix elles étoient méritées et accordées?
Les provinces étant ainsi contenues dans la soumission, il n’étoit plus possible que les grands y formassent des cabales et des partis, rassemblassent des forces, et se rendissent assez puissans pour inquiéter le gouvernement. Le duc d’Orléans, qui avoit fait la guerre à Charles VIII, n’auroit pas pu opposer cent hommes d’armes à François I. Aussi le connétable de Bourbon, persécuté par la duchesse d’Angoulême n’eut-il d’autre ressource pour se venger que de traiter avec les étrangers, et d’aller servir Charles-Quint. Un amiral et un chancelier furent poursuivis en justice: leçon frappante pour les grands qui n’auroient point voulu être courtisans ou qui n’auroient point eu l’art de l’être. Autrefois il eût été dangereux de mécontenter un connétable; il eût trouvé des amis, des partisans et des défenseurs; sous François I, le connétable de Montmorenci alla languir dans ses terres, supporta obscurément sa disgrace, et apprit qu’on n’étoit grand que par la faveur du roi.
Je ne dois pas oublier ici que ce fut pour s’attacher plus étroitement le clergé, que François I fit avec Léon X le concordat, et soutint avec tant d’opiniâtreté un traité qui le rendit le distributeur des dignités et de la plus grande partie des domaines de l’église. Des biens destinés au soulagement des pauvres et à l’entretien des ministres de la religion, devinrent le prix de la corruption, et la firent naître. Le roi tint, pour ainsi dire, dans sa main, tous les prélats, dont l’ambition et la cupidité étoient insatiables; et par leur secours disposa de tous les ecclésiastiques dont le pouvoir est toujours si considérable dans une nation.
C’est dans ces temps-là qu’on substitua aux états-généraux des assemblées de notables[287]; établissement d’autant plus pernicieux, que paroissant favoriser la liberté nationale, il ruinoit en effet ses fondemens. On espéra que ces assemblées produiroient quelque bien, et on en fut plus disposé à oublier ou du moins à ne pas regretter les états-généraux. Les notables furent convoqués; et bien loin que la nation tirât quelque avantage de leurs assemblées, elles ne servirent qu’à avilir de plus en plus les grands. C’étoit une faveur que d’y être appelé, mais il avoit fallu s’en rendre digne par des complaisances, et on ne s’y rendit que dans le dessein de trahir l’état. Ces assemblées n’eurent aucune autorité, et n’en purent prendre aucune, parce qu’elles n’avoient aucun temps fixe pour leur convocation, et qu’elles dépendoient de la volonté seule du roi. Cependant, soit qu’on craignît que les grands ne se crussent trop considérables si on les consultoit seuls, soit qu’on ne cherchât qu’à les humilier, on appela à ces assemblées des magistrats, et même quelquefois des bourgeois d’un ordre moins distingué.