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Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 3 (of 15)

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CHAPITRE III.

De l’autorité du parlement sous Louis XII, François I et Henri II.—Examen de sa conduite.—Pourquoi il devoit échouer dans ses prétentions de partager avec le roi la puissance législative.

Tandis que tous les ordres de l’état oublioient ou négligeoient leurs anciennes prérogatives, et se soumettoient sans résistance au pouvoir arbitraire, le parlement, qui avoit considérablement augmenté ses droits et ses prétentions sous le règne de Charles VI, n’étoit point satisfait de sa fortune, et résistoit à l’impulsion générale qui entraînoit le reste de la nation. Formant un corps toujours subsistant, toujours assemblé, et par conséquent moins distrait de ses intérêts que les trois ordres de l’état, il devoit avoir plus de suite et plus de tenue dans sa conduite; du droit qu’il avoit acquis d’enregistrer les lois, de les désapprouver ou de les modifier, il pouvoit tirer les conséquences les plus avantageuses à son ambition; mais il ne les vit pas d’abord, ou n’osa se livrer trop précipitamment à ses espérances.

Les corps ont une routine ou une habitude à laquelle ils obéissent malgré eux; et après avoir travaillé avec tant d’ardeur depuis le règne de Philippe-le-Bel à rendre l’autorité du roi arbitraire, le parlement devoit être quelque temps à concilier son ancienne conduite avec l’idée qu’il avoit prise, et qu’il auroit voulu donner au public de son enregistrement. Sous le règne de Charles VII, il étoit encore trop voisin du temps où il n’avoit pu se déguiser qu’il ne tint toute son autorité du roi, pour oser prétendre au partage de la souveraineté. Il avoit offensé ce prince[288], il devoit réparer ses fautes; il craignoit sur-tout l’indignation des grands, qui, s’étant emparés de l’autorité royale, trouvoient trop d’avantage à gouverner arbitrairement, pour souffrir qu’une compagnie de praticiens ou de jurisconsultes, sous prétexte de défendre les lois, s’opposât à leur volonté, et s’emparât d’un pouvoir qui leur avoit rendu les états odieux.

Ne voulant plus être ce qu’il avoit été, et n’osant cependant laisser voir ce qu’il désiroit d’être, le parlement se conduisit encore avec une grande circonspection sous le règne de Louis XI. Quelque jaloux de son autorité que fût ce prince, il ne fut point alarmé de l’enregistrement; il jugea qu’il falloit[289] contenir le parlement, ne pas diminuer ses droits, mais l’empêcher de se faire de nouvelles prétentions. Cette compagnie conserva sous Charles VIII la même modestie, et selon les apparences, elle auroit profité des divisions et des troubles de l’état pour augmenter son pouvoir, si plusieurs de ses principaux membres n’avoient trouvé leur avantage particulier à se dévouer aux volontés de la cour. Le parlement chemina moins sourdement sous les règnes suivans. Soit qu’il fût enhardi en voyant qu’on ne convoquoit plus les états-généraux dont le souvenir s’effaçoit de jour en jour; soit qu’il espérât que les abus multipliés du pouvoir arbitraire rendroient ses prétentions agréables au public, il fit quelques démarches qui devoient déplaire à la cour, et son autorité parut si incommode à François I, qu’il songea à la réprimer.

La duchesse d’Angoulême ne pardonna pas au parlement les modifications qu’il mit à la régence que son fils lui avoit confiée pendant qu’il feroit la guerre en Italie. Pour commencer à se venger de cette prétendue injure, elle n’appela aucun magistrat à l’assemblée des notables qu’elle tint après la malheureuse journée de Pavie. Mais son ressentiment ne fut pas satisfait, et quand François revint de Madrid, elle l’engagea à ne pas laisser impunie la témérité insultante du parlement. Ce prince le manda, et dans la salle du conseil où cette compagnie fut reçue, on publia un édit qui lui enjoignit de se borner[290] à la seule administration de la justice. En annullant toutes les limitations mises à la régence de la mère du roi, on lui défendit de modifier à l’avenir les édits qui lui seroient adressés.

On ne se contenta pas de réprimer l’ambition qui portoit le parlement à se regarder comme législateur: pour l’humilier davantage, on voulut borner sa compétence. On lui défendit de prendre connoissance des contestations relatives au concordat, et on lui déclara qu’il n’avoit aucune juridiction sur le chancelier. Ce dernier article détruisoit tout ce que cette compagnie avoit fait pour devenir la cour des pairs. En effet, il ne faut pas douter que si le chancelier n’eût pas été justiciable du parlement, les pairs et les princes, alors bien supérieurs à ce magistrat, n’eussent bientôt décliné la juridiction du parlement. On auroit vu se rétablir des usages pratiqués[291] avant le procès du duc d’Alençon. Le parlement, si fier de son titre de cour des pairs, n’auroit encore été que la seconde cour de justice du royaume; il se seroit formé pour la seconde fois un tribunal composé du roi, des pairs, des princes et des grands officiers de la couronne. Peut-être y auroit-on bientôt porté les affaires de la plus haute noblesse; et l’on juge combien le parlement, condamné à ne juger que les citoyens les moins considérables, auroit perdu de sa considération.

On ne lui épargna dans cette journée aucune mortification. François I se plaignoit dans son édit des abus énormes qui s’étoient introduits dans l’administration de la justice. Il vouloit sans doute parler des épices[292], usage vil et injuste, qui change les magistrats en mercenaires, et avec lequel nous ne nous serions jamais familiarisés, si nous ne savions que la justice est due au citoyen, et que c’est un crime de la lui faire acheter. On accusoit le parlement de former des intrigues et d’entrer dans les cabales. Pour lui ôter toute espérance de se relever, on ordonna aux magistrats de prendre tous les ans de nouvelles provisions, et c’étoit en effet ne leur laisser qu’une existence précaire, telle qu’ils l’avoient eue avant le règne de Charles VI, et les réduire à la fâcheuse alternative ou d’obéir aveuglément à tous les ordres de la cour, ou de perdre leur état. François terminoit son édit en les menaçant de se faire instruire en détail de tous les abus dont il n’avoit parlé que d’une manière vague, et se réservoit d’y apporter un remède efficace; c’est-à-dire, pour entrer dans l’esprit de cette loi, que si le parlement, intimidé et docile sous la main qui le châtioit, se soumettoit aux ordres de la cour, le prince fermeroit les yeux sur les abus qui n’intéressoient que le public.

Le parlement étoit déjà trop puissant pour qu’un pareil édit ruinât ses espérances et son ambition. Dès qu’on lui laissoit le droit de faire des remontrances, on lui laissoit la liberté de se conduire à peu près de la même manière qu’il avoit fait jusqu’alors, et les moyens de reprendre peu à peu la même autorité dont on avoit cru le dépouiller. Qui a le droit de faire des remontrances, a le droit de reprendre des erreurs, et de paroître avec toutes les forces de la justice et de la raison; et ce droit n’est pas vain dans une société qui conserve encore quelque pudeur. Qui a le droit d’indiquer ce qu’il faut faire, acquiert nécessairement un crédit qui doit faire trembler tout gouvernement qui se conduit sans règle.

Le droit de remontrance étoit une arme d’autant plus redoutable dans les mains du parlement, que la menace de corriger les abus et l’ordre de prendre tous les ans de nouvelles provisions, ne pouvoient lui donner aucune inquiétude. Tout le monde savoit le besoin extrême que le roi avoit d’argent pour la guerre et ses plaisirs; et que détruire les profits des officiers de justice et leur état, ce seroit diminuer dans le trésor royal le produit des fonds qu’il tâchoit d’y attirer, en vendant les magistratures. C’est peut-être à l’occasion de cet édit que le parlement établit dans son corps la doctrine long-temps secrète de ne point regarder comme lois, les ordonnances, les lettres-patentes ou les édits enregistrés sans délibération précédente, et par l’autorité du roi séant en son lit de justice: doctrine qu’il étoit nécessaire d’établir, si l’enregistrement n’est pas une vaine formalité; mais doctrine qui n’a acquis aucun crédit, parce que le parlement n’est pas assez fort pour la faire regarder comme une vérité, et que le public se voit tous les jours contraint d’obéir à des lois que cette compagnie n’a enregistrées que malgré elle.

Quoi qu’il en soit, François I, pour ne pas irriter ses sujets par un acte trop despotique, ayant laissé au parlement le droit de faire des remontrances, se vit encore contraint de le ménager. Les besoins de l’état, ou plutôt de la cour, obligeoient de publier souvent des édits bursaux; si on faisoit des remontrances vives et fortes sur un objet si intéressant, il étoit à craindre que le public n’ouvrît les yeux sur sa situation: et un rien auroit suffi encore pour faire regretter et rétablir les états-généraux. La politique de la cour fut donc de permettre au parlement une sorte de résistance molle, qui laissoit croire au peuple qu’il y avoit un corps occupé de ses besoins et qui veilloit à ses intérêts. De sorte que le parlement, humilié, et non pas vaincu, fut obligé de changer un peu de conduite, mais non pas de principes: et il continua à se regarder comme le dépositaire et le protecteur des lois, et peut-être même comme le tuteur de la royauté.

Pour que le gouvernement ne lui contestât pas son droit, il en usa avec modération; il songea à se rendre agréable, et s’appliqua à étendre l’autorité royale, quand le poids n’en devoit pas retomber sur lui. Il fléchit quand il crut qu’il y auroit trop de danger à résister, ou qu’il ne s’agissoit que de passer des injustices dont il ne sentiroit pas le premier les inconvéniens. Il mit de certaines formes dans son obéissance, afin de la rendre équivoque, et de contenter à la fois, s’il étoit possible, la cour et le public. Soit qu’il faille l’attribuer à une politique fausse et trop commune, qui, ne sachant se décider, se contrarie elle-même; soit que ce soit la marche naturelle d’un corps qui, ayant des projets au-dessus de ses forces, a, tour à tour, de la crainte et de la confiance; sa conduite fut si embrouillée et si mystérieuse, qu’on ne savoit pas mieux, sur la fin du règne de François I, ce qu’il falloit penser de l’enregistrement, qu’on ne l’avoit su sous Charles VII. Le conseil et le parlement gardoient tous deux le silence sur cette matière, ou du moins n’osoient s’expliquer d’une façon trop claire et trop précise, dans la crainte d’élever une contestation dangereuse et de se compromettre. Chacun attendoit avec patience un moment favorable pour découvrir, si je puis parler ainsi avec Tacite, le secret de l’Empire; et expliquer une énigme que nos neveux ne devineront[293] peut-être jamais; mais qui, nous laissant incertains entre le despotisme de la cour et l’aristocratie du parlement, jette dans notre administration je ne sais quoi de louche et d’obscur, qui nuit à la dignité des lois et à la sûreté des citoyens, et indique un gouvernement sans principes, qui se conduit au jour le jour par les petites vues de quelque intérêt particulier.

En effet, dans les temps encore peu éloignés de la naissance de l’enregistrement, on put pardonner au parlement d’enregistrer une loi qui lui paroissoit injuste et dangereuse, en ajoutant que c’étoit «par le très-exprès commandement du roi.» Il se croyoit alors obligé d’obéir, parce qu’il pensoit que la puissance législative étoit entre les mains du roi, sans restriction ni modification; et le public n’exigeoit rien de plus d’une compagnie de jurisconsultes dont les fonctions avoient paru bornées à l’administration de la justice. Mais lorsque, commençant à voir dans son enregistrement le germe d’une grandeur nouvelle, elle crut avoir le droit de rejeter les lois proposées ou de les modifier, pourroit-on me dire ce que signifioit cette ancienne formule dont elle continuoit à se servir? Le parlement pensoit-il que cette clause eût la vertu magique de laisser sans autorité les ordonnances qu’il feignoit d’enregistrer? En ce cas, je demanderois pourquoi il obéissoit ensuite et nous faisoit obéir à un édit auquel il n’avoit pas donné le caractère de loi. Si dans ses principes cette clause laissoit subsister la loi dans toute sa force, par quels sophismes nos magistrats pouvoient-ils se persuader qu’ils ne prévariquoient point en devenant les complices et les instrumens de l’injustice? Par quelle imprudence nous avertissoient-ils de mépriser une ordonnance à laquelle il falloit cependant nous soumettre?

Malgré les traverses que le parlement avoit éprouvées, et son attention à ne pas user imprudemment de l’autorité qu’il croyoit avoir, il continua à se rendre plus puissant et plus importun. Soit qu’on ne fût que choqué, comme la plupart des courtisans, de la résistance ou plutôt des chicanes que cette compagnie faisoit aux volontés de la cour; soit qu’avec l’Hôpital, l’homme de notre nation qui, par ses lumières, ses mœurs et ses talens, a le plus honoré la magistrature, on fût touché des abus qui régnoient dans l’administration de la justice; il se forma un orage considérable contre un corps qui abusoit de son crédit pour partager l’autorité des ministres, et dont les mains ne paroissoient pas pures. Il étoit cependant difficile d’accabler le parlement, car la multitude croyoit avoir besoin de sa protection; et pour réussir dans cette entreprise, il fallut la présenter comme une réforme avantageuse à l’état.

Sous prétexte d’accorder quelque repos à des magistrats qui avoient si bien mérité de la patrie, et qui, malgré leur zèle, étoient accablés sous le poids de leurs fonctions pénibles et perpétuelles, on résolut donc de partager le parlement en deux semestres qui se succéderoient l’un l’autre. Par le moyen de ce nouvel établissement, la justice, disoit-on, devoit être administrée avec d’autant plus de dignité, de vigilance et d’exactitude, que les magistrats, après avoir vaqué pendant six mois à leurs affaires domestiques, ou médité dans leur cabinet sur les lois, loin de porter encore au palais la lassitude de leurs fonctions, y reparoîtroient toujours plus éclairés, plus assidus, et plus attachés à leurs devoirs. Le parlement voyoit sans doute le piége qu’on lui tendoit, et qu’on ne cherchoit qu’à le diviser pour l’affoiblir; mais ce fut inutilement. Le conseil prévint ses plaintes, ou du moins empêcha qu’elles ne fussent appuyées par celles du public en diminuant les épices; il dédommagea les juges par une augmentation de leurs gages, le roi se chargea de payer les contributions auxquelles la justice avoit condamné les plaideurs.

La cour triomphoit. On ne doutoit point que le parlement, pour ainsi dire, divisé en deux corps, qui n’auroient presque aucun commerce entre eux, ne perdît son ancien esprit. En répandant à propos quelques bienfaits, en semant des soupçons, des rivalités et des haines, art funeste dans lequel les courtisans les moins adroits ne sont toujours que trop habiles, il paroissoit aisé de s’assurer de la docilité de l’un des deux semestres, et on devoit lui porter les édits qui pouvoient occasionner de longues et fastidieuses remontrances. On se flatta d’un succès d’autant plus prochain, qu’étant nécessaire d’augmenter considérablement le nombre des magistrats, on ne vendroit les nouveaux offices qu’à des personnes dont le gouvernement seroit sûr et qui déplairoient à leur compagnie. Un historien[294], plus à portée que tout autre de rendre compte des suites qu’eut cette révolution, nous apprend que le parlement devint en quelque sorte un nouveau corps. Les conseillers des enquêtes qu’on avoit coutume, dit-il, de n’admettre à la grand’chambre qu’après qu’ils avoient acquis une grande expérience, y montèrent avant le temps convenable. Comme la plupart, faute de capacité, n’étoient pas en état d’occuper ces places, il arriva qu’au lieu de rétablir la discipline et la dignité du parlement, ainsi qu’on avoit feint de le désirer, on détruisit presque entièrement l’une et l’autre.

Le parlement auroit été perdu sans retour, si les ministres du roi avoient pu prendre les mesures nécessaires pour maintenir leur ouvrage; mais au bout de trois ans, le mauvais état des finances ne permettant pas de payer les gages considérables qu’on avoit promis, il fallut supprimer les offices de nouvelle création, et permettre aux anciens juges de recevoir encore des épices des plaideurs. Fut-ce un bonheur, fut-ce un malheur que cette seconde révolution qui rétablit le parlement dans son premier état? Je n’ose le décider; qu’on en juge par le bien qu’il produisit dans la suite, et par les maux qu’il ne put empêcher. Peut-être que si la nation n’avoit pas compté sur ce secours impuissant, elle auroit été assez inquiéte pour réprimer l’autorité arbitraire du gouvernement, et donner un appui utile à sa liberté; au lieu que, trompée par les espérances qu’elle avoit conçues du crédit et des vues du parlement, elle s’en reposa sur lui de son bonheur, et contracta une sécurité nonchalante qui est le signe certain de la décadence et de l’avilissement d’un peuple. Quoi qu’il en soit, le parlement, qui n’avoit pas eu le temps de perdre son ancien esprit, continua à faire des entreprises et à être repoussé par une puissance supérieure à la sienne.

Ce fut pour humilier le parlement de Paris, dont les prétentions devenoient de jour en jour plus considérables, que Charles IX, dit Davila, se fit déclarer majeur au parlement de Rouen. La cour des pairs crut recevoir une injure mortelle, et se plaignit de cette nouveauté, dans le fait assez indifférente à l’état, comme s’il eut été question du renversement de la monarchie. Tout le monde sait de quelle manière Charles reçut ses députés, quand ils vinrent lui faire des remontrances à ce sujet. Vous devez vous souvenir, leur dit le roi, que votre compagnie n’a été établie par mes prédécesseurs que pour rendre la justice aux particuliers, suivant les lois, les coutumes et les ordonnances qu’ils publieroient. Les affaires d’état ne regardent que moi et mon conseil, et vous devez n’y prendre aucune part: défaites-vous de l’ancienne erreur où vous êtes de vous faire les tuteurs des rois, les défenseurs du royaume et les gardiens de Paris. Si dans les ordonnances qui vous sont adressées, vous trouvez, ajouta-t-il, quelque chose de contraire à ce que vous pensez, je veux que, selon la coutume, vous me le fassiez au plutôt connoître par la voie des représentations; mais je veux qu’aussitôt que je vous aurai déclaré ma dernière volonté, vous obéissiez sans retardement. Sans prendre un ton si absolu, en vertu de quel titre, pouvoit leur dire Charles IX, vous croyez-vous supérieurs au parlement de Rouen? Quelle loi m’ordonne de me transporter chez vous pour me faire déclarer majeur? Je le suis en vertu de l’ordonnance de Charles V, et il me suffit de vous envoyer une déclaration pour vous apprendre que j’ai atteint l’âge prescrit par la loi. Pourquoi ne serois-je pas le maître de faire au parlement de Rouen une faveur que je ne vous dois point, et de quoi vous plaignez-vous, si je ne vous fais aucun tort?

Le parlement étoit accoutumé depuis trop long-temps à recevoir de pareilles réponses, pour que celle-ci n’eût pas le sort des précédentes. Il devoit même être d’autant moins disposé à obéir, qu’il voyoit la cour agitée par des factions puissantes, et avoit appris avec tout le royaume à mépriser un gouvernement qui flottoit dans une perpétuelle irrésolution. Les voix furent partagées, quand on opina sur l’enregistrement de l’édit de majorité; et le conseil rendit un arrêt[295], par lequel il cassoit et annulloit tout ce qui avoit été fait à cet égard par le parlement, comme incompétent, de la part d’une compagnie à qui il n’appartient pas de connoître des affaires publiques du royaume. Il lui étoit ordonné d’enregistrer l’édit de majorité sans y ajouter aucune restriction, modification ni condition. On lui défendit d’avoir jamais la présomption d’examiner, statuer ou même délibérer sur les ordonnances qui concernent l’état, surtout lorsqu’après avoir fait des remontrances, ils auroient appris la volonté absolue du roi.

Le parlement obéit, dans la crainte qu’une plus forte résistance ne servît qu’à constater sa défaite d’une manière plus certaine; mais il conserva, suivant sa méthode ordinaire, l’espérance d’être plus heureux dans une autre conjoncture. En effet, il avoit et a encore le talent de ne se rappeler de son histoire que les événemens qui lui sont avantageux, et de remettre toujours en avant les mêmes prétentions qu’il paroît avoir abandonnées plusieurs fois. Cette ressource ou ce manége de la vanité et de la foiblesse finit toujours par être pernicieux à l’ambition. Malgré l’inconsidération et la frivolité des Français, il étoit impossible que, s’accoutumant à faire des démarches qui devoient paroître fausses au public et téméraires au conseil, le parlement ne fût pas enfin accablé par une puissance qui lui étoit supérieure.

Sans doute que les oppositions et les remontrances de cette compagnie, toutes inutiles qu’elles étoient à l’agrandissement de sa fortune, ont d’abord opposé quelques obstacles aux abus du pouvoir arbitraire; mais elles étoient incapables de fixer les principes du gouvernement, et d’empêcher que la liberté publique ne fût enfin opprimée. Le conseil ne trouvant qu’une résistance inégale à ses forces, ne sentit point la nécessité de se tenir dans les limites que la justice, les lois et les coutumes lui prescrivoient. Retardé, mais non pas arrêté dans sa marche, il s’accoutuma à aller toujours en avant. Le succès étoit certain; il ne s’agissoit que de marcher avec quelque lenteur, et de ne pas vouloir commencer en un jour des entreprises qui devoient être l’ouvrage de la patience et du temps.

Tandis que le roi déclare éternellement aux magistrats du parlement qu’ils n’ont été créés que pour rendre en son nom la justice aux particuliers, ils persévérèrent constamment à se regarder comme les gardiens et les protecteurs de la liberté publique, mais sans oser le dire nettement. Cette conduite n’étoit-elle pas la preuve d’une foiblesse égale à leur ambition, et si elle étoit incapable d’intimider et de contenir les ministres, pouvoit-elle rassurer une nation sensée? Rien n’est plus extraordinaire que la politique des gens de robe. Le roi répète continuellement qu’il est le suprême législateur, la source et le principe de tout droit public et particulier; qu’il ne tient son autorité que de Dieu seul, qu’il ne doit compte qu’à lui de ses actions; et le parlement convient de cette doctrine. D’où lui vient donc ce droit qu’il s’arroge de protéger la nation? Et si le roi veut l’en priver, pourquoi refuse-t-il d’y consentir? En ne donnant aucune borne à la puissance royale, par quelle raison peut-il cependant s’attribuer le privilége d’examiner, de rejeter ou de modifier les lois? S’il ne voyoit pas que ce droit négatif et modificatif le rendroit lui-même suprême législateur, ses lumières devoient être extrêmement bornées, et par conséquent bien incapables de servir le public. S’il sentoit au contraire l’importance de ses prétentions, pourquoi ne prévoit-il pas que le conseil tentera tout, pour ne pas laisser échapper de ses mains la puissance législative dont il est en possession, et qu’il n’en souffrira pas même le partage. Le parlement ne prévit rien, ou s’il prévit quelque chose, il faut convenir qu’il prit pour élever et affermir sa fortune, les moyens les plus propres à la renverser.

Son premier tort fut de ne pas connoître sa situation, et d’avoir espéré ou craint sans se rendre compte de ses espérances ou de ses craintes. Quand on supposeroit qu’il ne vouloit qu’affermir l’autorité royale dans les mains du roi, en prévenant les abus que ses ministres en feroient, et qui la rendroient désagréable à la nation et par conséquent peu sûre, ne devoit-il pas prévoir les difficultés sans nombre qui s’opposeroient au succès d’un pareil projet? Il étoit facile aux grands, qui s’étoient faits ministres de l’autorité royale, pour en faire l’instrument de leur fortune, de lui rendre le parlement suspect et même odieux. Falloit-il espérer que le prince, élevé comme un sage au-dessus de ses passions, jugeât que c’étoit pour son avantage qu’on s’opposeroit à ses volontés? Des rois qui avoient refusé de concerter leurs opérations avec les états-généraux, devoient nécessairement avoir plus d’ambition que d’amour pour le bien public. Le parlement devoit donc penser que l’autorité qu’il vouloit attribuer à son enregistrement pour l’avantage du public, choqueroit le roi et son conseil; et que n’ayant pas des forces supérieures ou même égales à leur opposer, il ne se rendroit puissant qu’autant qu’il s’appliqueroit plus à mériter une bonne réputation qu’à étendre et multiplier ses prétentions.

C’est l’estime que le public avoit conçue pour les lumières du parlement sous Charles VI qui avoit fait désirer, à ceux qui administrèrent tour à tour l’autorité royale, de se concilier son approbation: et de là, comme on l’a vu, étoit née la coutume de l’enregistrement. Il auroit donc fallu que par son amour de la justice, de la vérité et du bien public, cette compagnie eût fait souhaiter à tous les ordres de l’état que l’enregistrement acquît toujours un nouveau pouvoir. Il falloit, si je puis parler ainsi, mettre des vertus et non pas des prétentions en avant. Il importoit au parlement de rester, pour ainsi dire, en arrière, et de se faire avertir et presser par le public d’avoir de l’ambition. Sa modestie n’auroit servi qu’à donner plus de zèle à ses partisans, qui, dans l’espérance d’opposer un plus grand obstacle au pouvoir arbitraire, auroient eux-mêmes développé et étendu les priviléges qui découlent naturellement du droit d’enregistrer et d’examiner les lois. Le conseil, nécessairement intimidé par la sagesse du parlement, n’auroit pu lui résister sans soulever contre lui tout le public.

Je ne suis pas assez injuste pour exiger que nos magistrats du quinzième siècle eussent les mœurs, les lumières et le courage des anciens sénateurs de Sparte et de Rome; mais il n’auroit pas été besoin de les égaler pour mériter la confiance de nos pères. Dans l’état informe où se trouvoit notre législation, que le parlement ne proposoit-il lui-même quelques règlemens utiles au public, au lieu de rester attaché à ses erreurs et à ses préjugés? Quand Charles VII eut ordonné de rédiger les différentes coutumes de nos provinces, pourquoi cette opération, conduite sans génie, n’étoit-elle pas encore[296] terminée, quand Charles IX monta sur le trône? Pourquoi nos magistrats paroissoient-ils craindre qu’elle ne les gênât dans les jugemens? Attachés par vanité au malheureux privilége de courber les lois, sous prétexte de les rendre plus utiles, et d’en faire une application plus juste, c’étoit s’attribuer un pouvoir dont il est trop aisé à la fragilité des hommes d’abuser; c’étoit apprendre aux simples citoyens l’art malheureux de mépriser et d’éluder les lois, et aux grands d’en faire l’instrument de leur tyrannie. Qu’importoit-il à la nation que le parlement montrât quelquefois la vérité dans ses remontrances, s’il n’y restoit pas inviolablement attaché? La trahir ou l’abandonner est un plus grand mal que de ne la pas connoître. L’administration de la justice demande une dignité modeste et grave, et non pas de l’éclat. Les citoyens devoient trouver dans leurs juges des défenseurs de leur fortune, et non pas des ennemis qui la dévoroient.

Le parlement auroit fait, selon les apparences, tout ce qu’on pouvoit attendre de lui, s’il eût continué à choisir lui-même ses magistrats; mais il perdit malheureusement cet avantage[297], à peu près dans le même temps où il commençoit à prendre part à l’administration et concevoir les plus grandes espérances de fortune. Il n’y a que le peuple qui sache choisir ses magistrats intègres et courageux, et ce fut la cour qui se chargea de ce choix. Il fallut apprendre à mendier la protection des grands, et elle fut plus utile que la probité et la connoissance des lois, pour parvenir aux dignités de la magistrature. Il est certain que sous le règne de Charles VIII elles étoient déjà l’objet d’un commerce[298] secret. Les personnes puissantes de la cour remplirent le parlement d’hommes qui avoient acheté à prix d’argent ou par des bassesses, le droit de juger; et quel moyen restoit-il dès-lors à cette compagnie, pour s’emparer du pouvoir auquel elle aspiroit?

Ces abus multipliés donnèrent naissance à la vénalité publique des offices, qui augmenta la corruption et par conséquent l’avilissement où la magistrature devoit tomber. Croyez, disoit le premier président Guillard à François I, «que ceux qui auront si cher acheté la justice la vendront, et ne sera cautelle ni malice qu’ils ne trouvent.» Il n’y a point de milieu pour les juges; ils sont les membres les plus méprisables de la société, s’ils ne forcent pas le public à avoir pour eux l’estime la plus entière. Le parlement se remplit d’hommes inconnus, qui n’avoient souvent d’autre mérite que d’avoir amassé une grande fortune pour acheter des places que des hommes de bien ne regardent qu’en tremblant, et n’osent remplir que quand la voix publique les y appelle. Pour comble de scandale, ces magistrats prêtèrent serment qu’ils n’avoient pas acheté ces offices. Quelle confiance pouvoit-on prendre en des hommes qui s’étoient joués de ce que la religion et l’honneur ont de plus sacré; et leurs mains étoient-elles dignes de porter la balance et l’épée de la justice?

On se rappelle avec douleur que dans un discours que le chancelier de l’Hôpital prononça au parlement, il reprochoit à la plupart des[299] magistrats de s’ouvrir le chemin des honneurs, en trahissant leur devoir. Il se plaignoit que l’intégrité des juges fût devenue suspecte, et qu’on ne vît dans leur conduite que les vues d’un intérêt sordide et d’une ambition criminelle. Tous les jours, leur dit-il, vous augmentez vos honoraires et vous êtes divisés entre vous par les factions des princes et des seigneurs; ils se vantent de vous acheter à prix d’argent, et vous leur vendez votre amitié comme des courtisans. Vous prostituez votre dignité et vos services, jusqu’à devenir les agens et les intendans de quelques personnes dont vous tenez la vie et les biens dans vos mains.

Sire, disoit Monluc[300], évêque de Valence, en opinant dans le conseil en présence des députés du parlement qui venoient faire des remontrances; les magistrats vous disent souvent qu’ils ne peuvent ni ne doivent, selon leur conscience, entériner les ordonnances qui leur sont envoyées; cependant, il arrive assez souvent qu’après s’être servis d’expressions si fermes et si vigoureuses, ils oublient bientôt le devoir de leur conscience, et accordent sur une simple lettre de jussion ce qu’ils avoient refusé. Or, je demande volontiers à ces magistrats ce que devient alors leur conscience?

Les vices grossiers qui révoltoient la probité de l’Hôpital, choquoient depuis long-temps tout le monde; il n’y avoit personne en France qui n’eût fait cent fois les mêmes réflexions que Monluc; et la résistance du parlement n’étant qu’une espèce de routine dont on prévoyoit toujours l’issue, ne servoit qu’à le rendre importun à la cour, sans lui concilier l’estime de la nation. Dans cette situation critique, et après avoir fait cent expériences de sa foiblesse et de la supériorité du conseil, il devoit s’apercevoir qu’il ne feroit que des efforts inutiles pour s’emparer de la puissance publique; que les ministres ne cesseroient point de travailler à son abaissement; et que pour conserver un reste de considération et de crédit, il falloit retirer la nation de l’assoupissement auquel elle s’abandonnoit, et l’inviter à conserver ou plutôt à recouvrer sa liberté.

Quelque peu éclairé qu’on fût en politique avant le règne de François I, la réflexion la plus simple suffisoit pour faire connoître qu’une nation est seule capable de protéger les lois; et que souvent même, quoiqu’elle se trouve en quelque sorte toute rassemblée par ses représentans dans des états-généraux, elle a bien de la peine à le faire avec succès. On voyoit alors, comme aujourd’hui, que peu de peuples avoient eu le bonheur de conserver leur liberté, et que ce n’étoit qu’en accumulant précautions sur précautions que les Français pouvoient résister au despotisme de la cour. Le parlement n’entrevit aucune de ces vérités; il ne connut ni sa situation ni celle de l’état.

Il n’en faut point douter; quand, après avoir aliéné les cœurs de la nation, cette compagnie fut enfin persuadée qu’elle manquoit des forces nécessaires pour élever une puissance supérieure, ou du moins égale à celle du roi, elle prit la politique des grands pour le modèle de la sienne. Dans le déclin de leur grandeur, ils s’étoient rendus ministres de l’autorité royale pour être encore puissans. De même les magistrats du parlement, las de lutter sans succès contre le conseil, servirent son ambition dans l’espérance du même avantage. Ils crurent se rendre nécessaires en travaillant à faire oublier la nation, et formèrent le projet de partager avec les grands le droit de gouverner sous le nom du roi.

Mais cette espèce d’aristocratie ne devoit-elle pas lui paroître contraire à tous les préjugés de la nation, et par conséquent impraticable? L’ancien gouvernement des fiefs, dont le souvenir étoit toujours précieux aux grands, leur rappeloit leur ancien état; ils conservoient encore dans leurs terres des restes[301] de leur indépendance et de leur despotisme. Avec tant d’orgueil et de vanité, pouvoient-ils consentir à partager l’administration de l’autorité royale, avec des familles du tiers-état, qu’ils regardoient comme leurs affranchis? Quand la magistrature auroit été dès-lors un moyen de se glisser[302] dans l’ordre de la noblesse, le parlement y auroit peu gagné: on sait le mépris que la grande noblesse a toujours eu pour les anoblis. L’autorité dont les grands étoient déjà en possession, la partie brillante d’administration dont ils étoient chargés, l’orgueil des titres, les charges de la couronne, les gouvernemens des provinces, le commandement des armées, la familiarité du prince, tout concouroit à la fois à éblouir et tromper l’imagination du peuple; qui ne voyant rien de cet éclat dans les magistrats, auroit lui-même été assez stupide pour trouver mauvais qu’ils eussent voulu marcher d’un pas égal avec les grands et partager le droit de gouverner.

Tant que les grands furent assez puissans pour se faire regarder comme les ministres nécessaires de l’autorité royale, l’ambition du parlement ne put avoir aucun succès. La pompe des lits de justice qui flattoit sa vanité, et lui persuadoit qu’il avoit part au gouvernement, n’auroit dû que lui faire sentir sa foiblesse; mais quand, sous le règne de François I, les grands furent enfin écrasés par la puissance même qu’ils avoient donnée au roi, et l’avilissement où ils avoient jeté la nation, le parlement n’auroit-il pas dû ouvrir les yeux? Il devoit voir manifestement que toutes ses espérances étoient renversées; qu’on ne l’écrasoit pas, parce qu’on le craignoit peu; et que quand, par le secours de quelque événement favorable, il parviendroit à partager avec le roi la puissance publique, il auroit bientôt le même sort que les grands. Le roi s’étoit servi des jalousies qui régnoient entre les grands pour les asservir tous à sa volonté et en faire des courtisans; et il n’étoit pas moins aisé de se servir des mêmes jalousies qui divisoient tous les ordres de l’état, pour opprimer un corps qui refuseroit d’obéir. Par quel prestige peut-on se flatter d’être puissant dans une nation où il n’y a plus de liberté? Cependant, en voyant l’extrême dépendance où François I tenoit les grands, le parlement regarda leur décadence comme un obstacle de moins à son ambition.

C’étoit alors, s’il eût aimé véritablement le bien public, ou ménagé ses intérêts avec habileté, qu’il devoit se servir d’un reste de crédit prêt à s’échapper de ses mains, pour émouvoir les différens ordres de l’état, les réunir et les appeler à son secours. Quand on lui portoit des édits pour établir quelques nouvelles impositions, il auroit dû se rappeler les anciens principes de Comines qui n’étoient pas entièrement oubliés. Il devoit représenter au conseil que le consentement seul de la nation pouvoit légitimer l’établissement et la levée des impôts; et que des magistrats trahiroient leur devoir, si, par un enregistrement inutile, ils paroissoient s’attribuer un droit qui ne leur appartient pas. Il falloit alors demander généreusement la convocation des états-généraux. Mais le parlement vit, au contraire, avec plaisir qu’on lui fournissoit une occasion d’établir son pouvoir, et de se mettre à la place de ces assemblées nationales qu’il haïssoit, parce qu’il en avoit éprouvé autrefois et qu’il en méritoit encore la censure. Il ne s’aperçut pas du piége qu’on lui tendoit. Il crut qu’on lui donnoit une marque de considération; et il auroit dû sentir qu’on ne recouroit à lui préférablement aux états-généraux que parce qu’on le craignoit moins; et que le conseil étoit bien aise de lui voir usurper un droit ou un pouvoir dont il ne pourroit user, sans s’exposer à le perdre ou à se déshonorer aux yeux du public.

Cette usurpation sur les droits de la nation ne fut point une erreur qu’il faille attribuer à l’ignorance ou à une inconsidération passagère. Le parlement savoit que les édits qui ne regardent pas l’administration de la justice et le domaine du roi, n’étoient point soumis à son inspection; et le président de Saint-André en faisoit encore l’aveu[303], en répondant au nom du parlement à un discours du chancelier de l’Hôpital. Il étoit si bien instruit qu’il exerçoit un pouvoir qui ne lui appartenoit pas, qu’il ne manquoit point d’exprimer dans l’enregistrement des édits bursaux, qu’il ne les entérinoit qu’autant que le domaine du roi y étoit intéressé. Ainsi pour justifier, s’il étoit possible, son injustice, le parlement s’accoutumoit à croire que le droit d’établir des impôts est dans le prince un droit domanial. N’étoit-ce pas faire entendre que le patrimoine des particuliers forme une partie des domaines de la couronne? N’étoit-ce pas attaquer le droit de propriété? Qu’importe d’être le propriétaire du fonds, si on n’est pas le maître des fruits?

Je n’entrerai point dans le détail des imprudences qu’on peut reprocher au parlement. Sans s’être formé un plan de conduite, ni un objet fixe, tandis qu’il ne songeoit qu’à étendre et multiplier ses prérogatives, tantôt aux dépens du roi et tantôt aux dépens de la nation, il ne songea jamais à se faire des amis qui le protégeassent. Il eut l’imprudence de choquer et d’irriter à la fois l’orgueil des grands avec lesquels il prétendoit s’égaler, et la vanité du tiers-état avec lequel il ne voulut plus être confondu. Puisqu’il ne pouvoit être puissant et jouir de sa puissance, qu’en s’opposant aux entreprises du conseil, et qu’en vertu de son enregistrement; puisqu’il croyoit avoir le droit de résistance que les lois romaines donnèrent aux tribuns après la retraite du peuple sur le Mont-Sacré, il devoit donc avoir la conduite de ces magistrats. Vit-on jamais les tribuns, pour augmenter leur pouvoir, chercher à s’unir au sénat, et dédaigner de confondre leurs intérêts avec ceux du peuple?

Dans la célèbre assemblée des notables que tint François I pour délibérer sur l’exécution du traité de Madrid, il y appela des magistrats de tous les parlemens de province. Les différens ordres délibérèrent et donnèrent leur avis à part; c’étoit une occasion décisive pour gagner l’affection du tiers-état; mais les magistrats ne balancèrent pas à former un corps[304] distingué de la commune de Paris. Cette séparation des ordres parut encore plus frappante dans l’assemblée des notables[305] tenue au parlement après la malheureuse bataille de Saint-Quentin. Les députés des cours souveraines formèrent encore un ordre à part entre la noblesse et le tiers-état; et, tant la vanité est aveugle! les gens de robe sollicitèrent cette prétendue grâce, et regardent encore aujourd’hui comme une faveur cette séparation qui les avilissoit, et que le gouvernement étoit bien aise de leur accorder. Les magistrats n’obtenant point l’égalité avec la noblesse, constatèrent seulement leur infériorité dans l’ordre politique; ils n’eurent point la considération qu’ils auroient nécessairement acquise, en paroissant les députés, les représentans et les chefs d’un ordre qui, par la nature des choses, est le plus puissant quand il connoît ses forces, et qui les connoîtra toujours quand des magistrats l’inviteront à les connoître. Le parlement rejeté par la noblesse qui ne vouloit pas l’admettre dans son corps, séparé du peuple par sa vanité, et depuis long-temps ennemi du clergé, dont il attaquoit sans cesse la juridiction, sous prétexte de défendre les libertés de l’église Gallicane, devoit donc être le jouet de l’autorité royale.

Dans cet état de foiblesse, le parlement de Paris mit le comble à son imprudence, en séparant ses intérêts de ceux des parlemens de province. Il ne comprit pas combien il lui importoit de les faire respecter, et que tout ce qui dégraderoit leur dignité, aviliroit la sienne.

Il faut se rappeler que les justices seigneuriales ayant perdu leur souveraineté par l’établissement des appels, on étoit obligé de recourir à la cour du roi, du fond de toutes les provinces. Pour que les plaideurs ne fussent pas toujours errans à la suite de la justice, et que la cour ne fût pas elle-même incommodée de cette foule de praticiens, de solliciteurs et de plaideurs qui l’accompagnoit, il fallut fixer les plaids de la justice du roi dans un lieu déterminé, et c’est ce qu’exécuta Philippe-le-Bel, en rendant le parlement sédentaire à Paris. Cette première disposition en préparoit une seconde qui ne seroit pas moins utile au public. Le même prince sentit l’avantage de partager sa cour de justice en deux branches, afin que, présente à la fois à Paris et à Toulouse, les citoyens des provinces méridionales ne se consumassent pas en frais pour venir suivre dans la capitale les appels qu’ils avoient interjetés des jugemens rendus dans leurs bailliages. C’étoit imiter la conduite de Charlemagne, qui avoit envoyé autrefois des[306] commissaires dans les provinces, pour y remplir les fonctions de la cour qui étoit à la suite de sa personne. Quelque sage que fût cet établissement de Philippe-le-Bel, il fallut le révoquer, et, sans en rechercher ici les raisons, je me contenterai de dire que ce ne fut qu’après avoir été cassé et rétabli à différentes reprises, que le parlement de Toulouse reçut enfin de Charles VII une résidence fixe.

L’utilité de cet établissement invita les successeurs de ce prince à créer divers autres parlemens, en faveur de quelques provinces. Il est évident que tous ces tribunaux n’étant tous que des portions de la justice souveraine du roi, ne formoient tous qu’un seul et même corps. Charles VII avoit invité le parlement de Paris et le parlement de Toulouse à être étroitement[307] unis, et les magistrats de ces deux compagnies devoient avoir indifféremment séance et voix délibérative dans l’une et dans l’autre. Les rois, en érigeant différens parlemens, avoient déclaré qu’ils avoient tous la même autorité, et qu’ils jouiroient des mêmes prérogatives. Cependant le parlement de Paris, qui devoit regarder ces nouveaux tribunaux comme des portions de lui-même, qui serviroient à étendre son pouvoir et son crédit, eut l’orgueil d’une métropole, et affecta une supériorité offensante sur ces colonies. Peut-être fut-il indigné de ne plus voir tout le royaume dans son ressort et les plaideurs de toutes les provinces ne plus contribuer à sa fortune. Voilà peut-être la première cause d’une désunion funeste à la magistrature. Quoi qu’il en soit, le parlement de Paris, fier du titre de cour[308] des pairs, dont il se crut seul honoré et de la relation plus étroite qu’il avoit avec le gouvernement, dédaigna de fraterniser avec les parlemens de province, ne permit point à leurs membres de prendre séance dans ses assemblées, et ne les regarda que comme des espèces de bailliages qui avoient le privilége de juger souverainement.

Ce n’est que dans ces derniers temps que le parlement de Paris a connu sa faute, et que pour opposer des forces plus considérables au gouvernement et au clergé, il a senti la nécessité de s’associer les autres parlemens[309], en ne se regardant tous que comme les membres différens d’un même corps. Mais sa politique a bientôt été sacrifiée à sa vanité. A peine jouissoit-il du crédit que lui donnoit sa confédération qu’il le perdit, et rompit l’union pour conserver sa dignité frivole de cour des pairs. Il craignit que si les autres parlemens osoient informer contre un pair et le décréter, ils ne se crussent bientôt assez importans pour le juger.

Par sa nature, le parlement devoit avoir une compétence sans bornes, et cependant il avoit vu former différens tribunaux qui la limitoient, comme la création des parlemens de province avoient limité son ressort. L’élection des cours des aides et du grand conseil lui parut un attentat contre son autorité. Il craignit que des corps formés à ses dépens, et qui jugeoient souverainement, ne voulussent en quelque sorte, affecter avec lui la même égalité que la chambre[310] des comptes prétendoit avoir. Il est certain que le parlement de Paris ne pouvoit rien faire de plus utile à ses intérêts, que de former un seul corps de toute la magistrature du royaume. De ces forces réunies, il se seroit formé une masse de puissance assez considérable pour donner quelque sorte de consistance aux lois, et forcer le gouvernement à se faire quelques règles. Mais le parlement se laissa gouverner par cet esprit de dédain et de mépris, que les Français en général, étoient accoutumés d’avoir pour leurs inférieurs, et qui a été également funeste au clergé, à la noblesse et aux simples citoyens.

Après avoir aliéné tous les esprits, choqué et insulté tous les ordres de l’état, si le parlement n’avoit pas fait de temps en temps quelques efforts pour s’opposer à l’établissement des nouveaux impôts, et montré par occasion quelques maximes estimables, ou une fermeté momentanée contre les entreprises du ministère, il y a long-temps qu’il ne jouiroit d’aucune considération auprès du public. Quelques disgraces et quelques exils que le parlement a paru supporter avec courage, ont fait perdre le fil de sa conduite et oublier qu’il a plus contribué que les grands mêmes à faire proscrire l’usage des états-généraux, sans lesquels il ne peut y avoir de liberté ni de lois respectées. On lui sait gré des remontrances impuissantes et du manége puéril qu’il emploie pour empêcher le mal; on le regarde comme une planche après le naufrage, sans songer qu’il a été lui-même une des principales causes du naufrage. Parce qu’il offre le spectacle toujours répété d’une résistance toujours inutile, on espère qu’il parviendra enfin à empêcher le mal, et notre inconsidération éternelle nous empêche de juger de l’avenir par le passé.


CHAPITRE IV.

Règne de Henri II et de François II.—Les changemens survenus dans la religion préparent une révolution, et contribuent à rendre aux grands le pouvoir qu’ils avoient perdu.

En profitant de l’ambition et de la jalousie qui divisoient les grands, François I avoit joui de l’autorité la plus absolue. De nouvelles circonstances préparoient les Français à prendre un génie nouveau et conforme à leur gouvernement. J’ai rendu compte de l’art que ce prince employa pour rendre ses sujets dociles; des délateurs honorés et protégés l’instruisoient de l’état de toutes les provinces; mais ce qui contribua principalement à tenir les ordres du royaume dans la soumission, ce fut le soin qu’il eut de ne confier l’exercice de sa puissance qu’à des personnes qui ne pouvoient la tourner contre lui, et d’humilier ou disgracier les grands qui lui faisoient ombrage, avant qu’ils eussent acquis assez de crédit pour se rendre dangereux. Le dernier conseil qu’il donna à son fils, fut de se défier de la maison de Guise, qui, par ses talens et son courage, sembloit aspirer à une grandeur suspecte dans une monarchie. En appliquant ce précepte à toutes les maisons qui deviendroient trop considérables, en les abaissant, en les élevant tour à tour, Henri II auroit eu toute la politique désormais nécessaire à un roi de France, pour retenir sans peine toute l’autorité dans ses mains. Le parlement pouvoit embarrasser et gêner le gouvernement, mais on connoissoit sa foiblesse, et il ne donnoit aucune inquiétude réelle.

Un gouvernement qui n’avoit besoin que de si peu d’art pour se maintenir, ne devoit, ce semble, éprouver aucune révolution. Quelque simple cependant que fût cet art, il faut s’attendre que la fortune placera tôt ou tard sur le trône quelque prince qui ne sera pas même capable de la légère attention qu’il demande. Tel fut Henri II, arbitre souverain de la fortune de ses courtisans, entouré de flatteurs et d’esclaves, ce prince ne vit que sa cour; embarrassé de son autorité, dont le poids écrasoit tout, il étoit bien éloigné de penser qu’il dût prendre quelque précaution pour la conserver et la laisser à ses enfans telle qu’il l’avoit reçue de son père: il ne s’occupa que de ses plaisirs, et abandonna les rênes du gouvernement à une maîtresse et à ses favoris. A mesure qu’on s’aperçut que le prince, incapable d’agir par lui-même, négligeoit davantage les soins de l’administration, les passions, auparavant réprimées, prirent un nouveau degré de force. Tandis que les Guises exerçoient seuls l’autorité royale en gouvernant la duchesse de Valentinois, la maison de Bourbon, qui n’avoit éprouvé que des dégoûts depuis la révolte de son chef, souffrit plus impatiemment sa disgrace en voyant qu’elle n’étoit plus que l’ouvrage d’une maîtresse et de ses favoris.

Cette fermentation dans les esprits, qui auroit autrefois produit des troubles dans tout le royaume et allumé une guerre du bien public, se borna à lier entre les courtisans quelques intrigues, qui ne causèrent même aucune révolution dans la faveur; car, par une suite même de la foiblesse de son caractère, Henri étoit incapable de prendre la résolution de renvoyer les personnes à qui il avoit donné sa confiance. Ce prince mourut, et les Guises, qui avoient fait épouser la reine d’Ecosse à son jeune successeur, furent plus puissans qu’ils ne l’avoient encore été. Tandis qu’ils disgracioient, exiloient et perdoient tous ceux qui leur faisoient ombrage, ou qui ne se hâtoient pas de demander leur faveur, il n’y eut de fortune que pour leurs créatures, et elles occupèrent les places les plus importantes à la cour, dans la capitale et dans les provinces. Par un seul trait qu’on auroit de la peine à croire, s’il n’étoit consigné dans les monumens les plus sûrs de notre histoire, qu’on juge de l’avilissement où la nation étoit tombée, et des périls dont François II étoit menacé de la part des ministres de son autorité. Il s’étoit rendu à Fontainebleau un grand nombre de personnes pour solliciter le paiement de ce qui leur étoit dû, ou demander des grâces qu’elles croyoient mériter. Les Guises, las de répondre à tant de sollicitations qui les gênoient, firent dresser des gibets, et publier une ordonnance qui enjoignoit à toutes ces personnes de sortir de Fontainebleau en vingt-quatre heures, sous peine d’être pendues.

On croyoit voir revivre l’ancienne mairie du palais, et vraisemblablement les Guises, à force de répandre la crainte, l’espérance et les bienfaits, auroient eu le même pouvoir que les Pepins, si François II, qui ne fit en quelque sorte que paroître sur le trône, eût régné assez long-temps pour qu’ils pussent affermir leur fortune, et en maniant l’autorité royale, se faire une autorité propre et personnelle. Il est sûr du moins qu’à la mort de François II, ils ne tombèrent point dans le néant qui attendoit des ministres chargés de la haine publique, qui avoient perdu leur protecteur, et qui voyoient leurs ennemis à la tête de leur gouvernement. Ils se soutinrent par leurs propres forces, et la régente, veuve de Henri II et mère du nouveau roi, qui les craignoit, fut obligée de les ménager.

Quoiqu’il en soit des ressources qui restoient aux Guises pour se faire respecter, et des talens qui rendoient l’ambition du prince de Condé si agissante et si redoutable, le temps, les événemens, les mœurs, les lois et l’habitude avoient tellement affermi la monarchie, que tous auroient été contraints de plier également sous l’autorité royale, malgré l’enfance du roi et l’incapacité de sa mère pour les affaires, si les changemens survenus dans la religion n’avoient dérangé les ressorts du gouvernement, mis les grands à portée de se faire craindre, et d’établir leur fortune par d’autres voies que celles de la flatterie et de l’abaissement.

Il faut se rappeler que le calvinisme à sa naissance avoit fait des progrès si rapides, que dans les instructions que le parlement envoya à la régente après la bataille de Pavie, il demandoit que les novateurs, dont le nombre et la doctrine l’effrayoient, fussent sévèrement punis et réprimés. Je sais, pour le dire en passant, qu’on a souvent blâmé le gouvernement d’avoir pris part aux disputes théologiques et d’en avoir fait des affaires d’état; mais, sans doute, on n’a pas fait attention au pouvoir de la religion sur l’esprit des citoyens, et que ce n’est que chez un peuple assez sage et assez éclairé pour savoir qu’il doit être permis à tout homme d’honorer Dieu selon les lumières de sa conscience, que la diversité du culte et des opinions religieuses ne causera aucun trouble. Par-tout ailleurs, elle excitera des querelles dont l’ambition se servira pour allumer des dissensions funestes, et ébranler les principes du gouvernement. Les questions agitées par Luther et Calvin n’étoient pas de ces questions abstraites et métaphysiques, qui ne peuvent intéresser que des théologiens oisifs. On attaquoit le culte journalier et sensible de la religion et les dogmes qui lui sont le plus précieux; comment donc auroit-il été prudent au gouvernement de voir avec indifférence les progrès d’une doctrine que des personnes de tout état embrassoient? L’auroit-il pu quand il l’auroit voulu? Le clergé, corps puissant dans l’ordre de la politique, étoit menacé de la perte de ses richesses et de son autorité; il n’auroit pas gardé le silence; et dès qu’il se plaignoit, le gouvernement étoit forcé de prendre part aux querelles de religion.

Quoiqu’il en soit, on ne s’aperçut du mal que quand il n’étoit plus temps d’en arrêter le cours; et le gouvernement, qui ne devoit songer alors qu’à établir la tolérance, et employer les moyens les plus doux pour ramener les novateurs dans le sein de l’église, et retenir les catholiques dans la religion de leurs pères, prit le parti barbare et insensé de poursuivre les réformés comme des criminels, et de hâter ainsi les progrès du mal qu’il vouloit prévenir. On fit mourir un grand nombre de Calvinistes, à qui on n’avoit d’autre crime à reprocher que leur religion. Des hommes qui renoncent au culte dans lequel ils ont été élevés, pour en prendre un nouveau, ne sont point effrayés du martyre. Les réformés, jaloux dans leur première ferveur de rappeler les vertus de la primitive église, bénissoient, comme les premiers chrétiens, la main qui les punissoit; ils s’applaudissoient du sacrifice de leur vie qu’ils offroient à Dieu, et le remercioient de la grâce qu’il leur faisoit d’éprouver leur foi.

Les nouvelles sectes flattent toujours le gouvernement, pour mériter sa protection, ou du moins sa tolérance; ainsi les novateurs, sans se plaindre de François I, n’accusoient que le cardinal de Tournon et le clergé des persécutions qu’on leur faisoit éprouver; et, dans l’ardeur de leur fanatisme, ils n’étoient peut-être pas fâchés d’avoir ce reproche de plus à faire aux prélats de l’église Romaine. Mais leur foi dut commencer à être un peu moins patiente, quand ils virent qu’ils étoient sacrifiés à la cupidité de la duchesse de Valentinois[311] et du duc de Guise, qui avoient obtenu la confiscation des biens de tous ceux qui seroient punis pour cause de religion. L’une n’étoit qu’avare, et l’autre songeoit déjà à faire naître les troubles dont un ambitieux qui sent ses talens, a besoin dans une monarchie pour établir sa fortune. Le royaume fut plein de leurs émissaires, qui, par des informations secrètes et souvent calomnieuses, mirent à une nouvelle épreuve la foi et la résignation des réformés aux ordres de Dieu. Henri leur fit trop de mal pour ne les pas craindre, et dès qu’il les craignit, il voulut les exterminer. On rejeta les sages remontrances[312] que fit alors le parlement. Puisque tant de supplices, disoit-il, n’ont point servi jusqu’ici à suspendre les progrès de l’erreur, il nous a paru conforme aux règles de l’équité et de la droite raison, de marcher sur les traces de l’ancienne église, qui n’a pas employé le fer et le feu pour établir et étendre la religion. C’est en présentant la vérité avec constance et avec charité que les apôtres ont persuadé; c’est en édifiant par les vertus d’une vie sainte et exemplaire que les évêques ont autrefois affermi et étendu la religion. Que pouvons-nous espérer en répandant des fleuves de sang? L’aveuglement opiniâtre des novateurs ébranle et séduit les catholiques peu instruits. Nous croyons donc qu’on doit entièrement s’appliquer à conserver la religion par les mêmes moyens qu’elle a été établie et qu’elle a fleuri.

Pour rendre sa haine contre les novateurs plus éclatante, Henri tint un lit de justice au parlement, et y déclara qu’il avoit pris la résolution de se servir de toute son autorité pour extirper de son royaume une hérésie qui méprisoit tout ce que la religion a de plus sacré. Quelques magistrats, dont la doctrine étoit suspecte, parlèrent en gens de bien; les uns furent arrêtés, les autres n’évitèrent la prison qu’en se cachant, et le reste du parlement, intimidé ou gagné par le duc de Guise, renonça à cet esprit de douceur et de conciliation que respiroient ses dernières remontrances, et que dans la suite le chancelier de l’Hôpital ne put jamais faire revivre.

Quoiqu’une pareille conduite annonçât aux réformés la persécution la plus cruelle, rien n’indique cependant qu’en voyant dresser des échafauds et allumer des bûchers, ils songeassent à se réunir pour repousser l’injustice par la force. S’ils s’armèrent d’une nouvelle patience, ce n’est pas qu’ils ne crussent avoir le même droit que les Luthériens d’Allemagne de s’opposer à l’oppression, et qu’ils les blâmassent d’avoir pris les armes; mais la prudence leur prescrivoit une politique différente. Le gouvernement de l’Empire invitoit les novateurs Allemands à avoir plus de zèle que de patience. Ayant à leur tête quelques princes puissans, dont les forces pouvoient les protéger efficacement contre la maison d’Autriche, il étoit naturel qu’ils se dégoûtassent de la douceur et de la gloire du martyre plus promptement que les réformés Français, qui, étant dispersés dans un royaume où aucun grand ne pouvoit les défendre contre le roi, ne trouvoient aucun point de ralliement.

Il fallut le concours de plusieurs circonstances étrangères au gouvernement pour persuader enfin aux Calvinistes que Dieu avoit besoin de leurs bras pour défendre la vérité. Quelque ambitieux et quelque entreprenant que fût le prince de Condé, jamais l’amiral de Coligny n’auroit approuvé son projet de secouer le joug des Guises et de les perdre par une conjuration, s’il n’avoit pu lui conseiller en même temps de chercher un secours auprès des réformés et d’unir leur cause à la sienne. Jamais les réformés, de leur côté, n’auroient pensé à se révolter, s’ils n’y avoient été invités par un prince qui leur promettoit sa protection, et qu’ils mettoient en état de se faire craindre. Quoique le calvinisme commençât à former un parti puissant, on ne fit cependant pas des projets de guerre et des plans de campagne. On respecta l’autorité de François II; c’étoit pour le délivrer de la tyrannie des Guises, qu’on devoit surprendre la cour à Amboise. Le seul objet des Calvinistes étoit de se défaire des auteurs de tous leurs maux, et celui du prince de Condé de s’emparer du pouvoir qu’ils exerçoient sous le nom du roi.

Tout le monde sait que la conjuration d’Amboise n’eut pas le succès que les conjurés en attendoient; et si les Guises avoient eu le temps de perdre les chefs de ce parti, il est vraisemblable que le gouvernement n’auroit reçu aucune secousse. Les réformés, dispersés et sans chefs, n’auroient plus songé à se révolter, ou leurs émeutes réprimées en naissant par un gouvernement tout-puissant, n’auroient point allumé de véritables guerres. Mais François II mourut avant que les Guises se fussent vengés. Le prince de Condé, déjà condamné à perdre la tête sur un échafaud, est bientôt déclaré innocent. Il se forme un nouvel ordre de choses, et sans que le gouvernement eût souffert en apparence aucune altération, ses ressorts étoient cependant brisés; et la politique avec laquelle François I avoit gouverné impérieusement, ne suffisoit plus à Catherine de Médicis pour faire respecter sa régence et le nom de Charles IX.

On s’aperçoit sans doute que le prince de Condé, se trouvant désormais à la tête des réformés, que la conjuration d’Amboise avoit réunis en un corps, et qui n’avoient plus la soif du martyre, eût entre les mains des forces infiniment plus considérables qu’aucun seigneur n’en avoit eu depuis le règne de Charles VIII; il pouvoit se faire craindre de la régente, lui imposer des lois, la forcer d’acheter son obéissance; ou il étoit mécontent, il n’étoit plus condamné, comme le connétable de Bourbon, à porter son ressentiment et sa vengeance dans le pays étranger. L’inclination des Français à la docilité étoit dérangée, et le fanatisme étoit propre à leur rendre un courage et une confiance qu’ils n’avoient plus depuis longtemps. L’ambition des courtisans devoit avoir plus de noblesse; leurs projets devoient être plus grands et plus hardis, et il s’ouvroit d’autres voies à la fortune que celles qu’ils avoient connues sous les règnes précédens.

Guise étoit trop habile pour ne pas voir tout l’avantage que le prince de Condé son ennemi avoit sur lui: ce génie vaste et profond se porta dans l’avenir; il vit que les fondemens ébranlés de la monarchie et de l’obéissance étoient prêts à s’écrouler, et que d’autres temps et d’autres soins demandoient de lui une autre conduite. En jugeant que le prince de Condé ne seroit pas impunément à la tête d’un parti puissant, persécuté et répandu dans toutes les provinces, il se vit réduit à la triste humiliation de faire encore sa cour comme on la faisoit à François I; tandis que son ennemi parleroit en maître, et n’obtiendroit pas, mais prendroit des grâces. Guise étoit perdu, s’il ne formoit pas un parti. Accoutumé à manier l’autorité royale sous deux rois, il ne fut point effrayé du nom de Charles IX: la régente Catherine de Médicis ne lui paroissoit qu’une intrigante, incapable de se faire respecter. L’état étoit divisé dans son culte. Les deux religions montroient l’une contre l’autre la haine la plus emportée. Plus les réformés avoient conçu de hautes espérances en voyant à leur tête le prince de Condé, et que le roi de Navarre son frère étoit revêtu de la lieutenance générale du royaume, plus les zélés catholiques se défioient du gouvernement, et souhaitoient qu’on se hâtat de perdre ou de persécuter leurs ennemis.

Quelle que fût la conduite du gouvernement à l’égard des deux religions, il étoit aisé de le rendre odieux ou du moins suspect; et Guise jugea qu’il devoit se mettre à la tête des catholiques zélés que la régente ne pouvoit jamais contenter, comme le prince de Condé étoit à celle des réformés qui croiroient n’avoir jamais obtenu assez de priviléges. Jusqu’alors il n’avoit peut-être montré tant de zèle pour l’ancienne religion, que dans la vue de satisfaire l’avarice de la duchesse de Valentinois, et d’enrichir ses créatures. Après la mort de François II, il ne chercha qu’à s’attacher les évêques, et à fixer sur lui les yeux des catholiques; de sorte qu’ils le regardassent comme leur chef et leur protecteur, quand le gouverneur se conduiroit avec quelque sorte de modération et de retenue à l’égard des novateurs.


CHAPITRE V.

Situation de la France sous les règnes de Charles IX et de Henri III.

Quelles que fussent au commencement du règne de Charles IX, les haines et les forces des deux factions ennemies qui alloient diviser l’état, l’autorité absolue du roi étoit si bien établie dans l’opinion publique, et on étoit tellement accoutumé d’y obéir, que le prince de Condé et le duc de Guise, dans la crainte de soulever contre eux les esprits, étoient obligés de cacher leurs projets ambitieux, d’affecter la soumission la plus entière, et de feindre qu’ils ne songeoient qu’à défendre le roi contre ses ennemis. Si on croit le traité[313] par lequel le duc de Guise, le connétable de Montmorency et le maréchal de St. André formèrent leur union qui fut appelée le triumvirat, Charles IX n’avoit point de serviteurs plus affectionnés qu’eux à son service. Le prince de Condé, en formant un parti par l’association des réformés les plus zélés pour leur culte, assuroit[314] de même que son seul dessein étoit de maintenir l’honneur de Dieu, le repos du royaume et la liberté du roi sous la régence de sa mère. Cette ligue ne devoit subsister que jusqu’à la majorité de Charles, c’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il prît en personne le gouvernement. Pour lors, disoient les associés, nous nous soumettrons avec plaisir aux premiers ordres qu’il nous donnera, comme nous nous soumettrions dès aujourd’hui à la volonté de la reine, si les ennemis de l’État lui permettoient de la faire connoître. Pour justifier les préparatifs de guerre et de révolte qui se faisoient de toutes parts, on feignoit de croire que la personne du roi étoit dans le plus grand danger, et chaque faction reprochoit à l’autre les projets et les attentats qu’elle méditoit elle-même.

Pour préparer les esprits à voir avec moins d’étonnement les désordres que tout annonçoit, on publia des écrits qui rappeloient une doctrine que les règnes de Louis XII et de François I avoient fait oublier. Sans chercher à rendre odieuse la monarchie absolue, on établissoit le droit qu’avoient eu autrefois les grands de prendre part au gouvernement. Les princes du sang, les pairs et les grands officiers de la couronne, sont appelés les conseillers[315] nés du roi. Aucune affaire importante ne peut être traitée ni réglée sans leur participation. La monarchie arbitraire de François I et de Henri II n’est déjà plus qu’une monarchie consultative; il s’élève une sorte d’aristocratie dont le roi n’est que le premier magistrat; et quand les grands prendront les armes, le peuple pourra croire que leur révolte est légitime, et qu’ils ne font que se défendre et rentrer en possession des droits dont ils avoient été injustement dépouillés.

Peut-être que Médicis seroit encore parvenue à faire respecter l’autorité de son fils, ou du moins, à empêcher qu’elle ne tombât dans le dernier avilissement, si elle eût été capable de voir d’avance tout ce qu’elle devoit craindre du fanatisme des catholiques et des réformés; de connoître les intérêts et les forces des deux factions; et en renonçant à l’orgueil de commander impérieusement, de se faire une politique plus modeste et conforme à sa situation. Dès que le roi se présenteroit comme arbitre médiateur entre les deux partis, sans être en état de leur en imposer, et de les contenir par la force, il ne feroit que les instruire de sa foiblesse, les enhardir, s’avilir et se faire mépriser. Il étoit dur pour la veuve d’Henri II, et la mère de Charles IX, de se faire chef de faction pour n’être pas opprimée, mais les rois sont soumis à la nécessité comme le reste des hommes; et c’étoit le seul parti qui restât à Médicis.

Il falloit d’abord examiner quelle faction, de la catholique ou de la réformée, étoit la plus forte ou présentoit le plus de ressources, laquelle, en un mot, il étoit le plus important de favoriser; mais après avoir fait un premier pas, la régente ne devoit plus regarder en arrière, afin de mieux imprimer au parti qu’elle auroit déclaré son ennemi, le caractère de la révolte, et de tenir l’autre toujours soumis à l’autorité de son fils. Cette conduite ferme et constante n’eût pas seulement ruiné les vastes espérances des réformés et fait triompher la religion catholique, elle auroit fait voir le prince toujours agissant, et lui auroit par conséquent donné tout le crédit que les Guises acquirent, en décriant les intentions du gouvernement et en le rendant suspect aux catholiques.

Mais la régente, qui n’étoit propre qu’à l’intrigue, et toujours lasse de ce qu’elle faisoit, parce qu’elle faisoit toujours une faute, agit sans principes, essaya cent entreprises sans en suivre aucune, et fut enfin obligée d’obéir aux événemens. Son esprit, étonné et intimidé par la supériorité qu’elle sentoit dans les Guises, les Montmorency, les Condé et les Coligny, eut recours aux armes de la foiblesse: elle espéra de les tromper par des ruses, des mensonges et des fourberies; mais elle en fut elle-même la dupe; et bientôt son fils ne fut plus le roi des réformés ni des catholiques zélés. On diroit que cette princesse s’étoit fait un plaisir cruel de tout brouiller, dans l’espérance qu’avec le nom de Charles et le sien, elle sortiroit triomphante du chaos qu’elle avoit formé. Si tel fut le plan de sa politique, elle eut bientôt occasion de connoître son erreur; mais elle ne se corrigea point, parce qu’un caractère foible et irrésolu ne peut-être constamment attaché à aucune idée. En voulant conserver la paix, elle hâta la guerre, et se vit prisonnière avec son fils, avant que les hostilités fussent, pour ainsi dire, commencées. Tandis que les Guises trompoient le peuple encore plein de respect pour l’autorité royale, en feignant de s’armer pour la défense du roi, Médicis fut contrainte d’implorer la protection du prince de Condé et des Calvinistes. Elle supplia ce prince, de ne point perdre courage, de venger les injures qu’on faisoit au trône, et de ne pas permettre qu’à sa honte ses ennemis disposassent du gouvernement. Ainsi le prince de Condé, qui avoit la même ambition que le duc de Bourgogne et le duc d’Orléans avoient eu sous le règne de l’imbécille Charles VI, fut invité à venger l’autorité royale qui étoit tombée dans le même mépris, mais sa faveur étoit passagère, et la régente, bientôt réconciliée avec les Guises, devoit le traiter en ennemi.

Tandis que Médicis, toujours incertaine et flottante entre la faction catholique et la faction protestante, se flattoit de les tenir en équilibre pendant la paix, ou de les perdre l’une par l’autre pendant la guerre, elle fut toujours obligée de prendre ou de quitter les armes à leur volonté. Les catholiques, toujours indignés de voir terminer la guerre, et les réformés qu’on violât les traités solennels qu’on avoit conclus avec eux, se plaignirent également du gouvernement, et ne voulurent plus obéir qu’à leurs chefs.

Ce fut alors que la nation ne prit conseil que de son fanatisme. Les esprits, de jour en jour plus échauffés, ne virent plus d’autre objet que celui de la religion, et par piété se firent les injures les plus atroces. A l’exception de quelques chefs de parti, qui ne songèrent qu’à profiter de l’erreur publique pour satisfaire leur ambition, tout le reste ne connut point d’autre intérêt que de faire triompher sa doctrine, ou de faire beaucoup de mal à ses ennemis. On devoit du moins s’attendre que le parlement aimeroit la paix, et seconderoit le chancelier de l’Hôpital, dont toutes les vues tendoient à calmer les esprits. Il devoit sentir que la guerre civile et le bruit des armes feroient taire les lois et détruiroient son autorité; cependant on vit cette compagnie, dont l’exemple ne fut que trop suivi par les parlemens de province, donner un arrêt[316] pour proscrire les protestans, ordonner elle-même de prendre les armes, de courre sus aux réformés, et de les tuer sans crainte d’en être repris; peut-être même, oserai-je le dire, étoient-ils flattés secrètement de voir la magistrature donner des ordres aux milices, et en déclarant la guerre, exercer un des actes les plus éclatans de la souveraineté.

Le parlement s’oublia jusqu’à établir une inquisition[317] odieuse. Il ordonna des informations secrètes, mit en honneur la délation, et autorisa les espions à faire sourdement des enquêtes et à dresser des procès-verbaux qu’ils étoient dispensés de signer. Quand on voit un corps de magistrats, à qui l’étude des lois doit faire haïr la tyrannie, se porter à de tels excès, quelle idée ne doit-on pas prendre des mœurs publiques, ou plutôt de la fureur frénétique qui animoit la nation? Il écrivit à la reine, pour l’inviter à renvoyer de son service les officiers de sa maison dont la religion étoit suspecte. Mais pourquoi m’arrêter à ce tableau scandaleux de nos malheurs? Qu’il me suffise de dire que le parlement ordonna une procession annuelle pour célébrer l’anniversaire de la S. Barthélemy.

Tandis que la nation paroissoit condamnée à se détruire par ses propres mains, on se rappela qu’elle avoit eu autrefois des états-généraux; mais quand le fanatisme et l’esprit de faction ne se seroient pas répandus de la capitale dans toutes les provinces, que pouvoit-on espérer de ces grandes assemblées? Les prédécesseurs de François II les avoient trop avilies et dégradées, pour qu’elles pussent lui être utiles, et personne ne savoit quels étoient leurs[318] droits et quelle devoit être leur forme. S’il en faut croire un de nos plus sages historiens, la convocation des états à Orléans ne fut qu’un piége que les Guises tendoient à leurs ennemis; ils avoient imaginé ce prétexte de les rassembler pour les opprimer à la fois. Quoi qu’il en soit, ces états ne virent aucun des maux du royaume. On reprocha au clergé ses vices et son ignorance; et pour toute réponse, il demanda qu’on brulât impitoyablement les réformés, en promettant que Dieu accorderoit à ce prix une protection particulière aux Français.

C’étoit aux états d’Orléans encore assemblés quand François II mourut, qu’il appartenoit de décider du sort du royaume et du gouvernement; et ils ne furent que spectateurs tranquilles de l’accord qui fut fait entre les Guises dont la puissance paroissoit s’anéantir, et les princes de la maison de Bourbon qui alloient gouverner à leur place. Ces deux factions, dit Davila, s’étant mises en état de se défendre, ou plutôt de prévaloir sur leurs ennemis, la cour et les gens de guerre se partagèrent, suivant que l’exigeoient leurs intérêts particuliers, et les députés des provinces aux états suivirent cet exemple funeste. Des hommes faits pour représenter la nation et dont le devoir étoit de réprimer les factions, devinrent eux-mêmes des factieux, et ne rapportèrent dans leurs provinces que l’esprit d’intrigue, de cabale et de fanatisme qu’ils avoient pris en s’approchant des grands.

Pourquoi parlerois-je ici des états qui, à deux reprises, furent tenus à Blois sous le règne de Henri III? Ce n’étoit pas des fanatiques ou des esclaves des Guises qui composoient ces assemblées, que le royaume devoit attendre son salut.

La guerre civile, allumée sous Charles IX, n’étoit pas de nature à pouvoir s’éteindre promptement. Les passions irritées n’étoient susceptibles d’aucun conseil; il falloit qu’une faction fut accablée sous les forces de ses ennemis, ou que le temps consumât les humeurs qui fermentoient dans l’état, pour qu’on établît une paix solide. Cependant les hostilités se faisoient à la fois dans différentes provinces, les succès étoient partagés, et aucun parti n’étoit assez humilié pour renoncer à ses haines et à ses espérances. Les chefs n’étant jamais plus puissans que pendant les troubles, avoient un intérêt toujours nouveau de les perpétuer; plus leurs talens étoient grands, plus ils trouvoient de ressources dans les revers, et par conséquent des moyens pour envenimer les plaies de l’état. Parloit-on de paix? c’étoit sans la désirer, et seulement pour réparer ses forces; étoit-on convenu de quelques articles? les catholiques et les réformés croyoient avoir trop accordé; on n’avoit pas assez obtenu; pour comble de maux, le parlement ne manquoit point d’ébranler ces paix douteuses et équivoques; et son enregistrement des édits de pacification étoit en quelque sorte une déclaration de guerre. Il y désapprouvoit la nouvelle doctrine, et déclaroit que l’arrangement pris par l’édit ne subsisteroit que jusqu’à ce que le royaume fût réuni dans une même croyance. Un historien[319] qui, en cette occasion, mérite la plus grande confiance, rapporte au sujet d’un édit favorable qu’obtinrent les protestants, qu’en l’enregistrant le parlement fit un arrêt secret, qui devoit servir de règle lorsqu’il s’agiroit de l’exécuter ou de l’interpréter. Ces registres secrets ne sont attestés que par un trop grand nombre de monumens; les réformés et les catholiques savoient que le parlement en faisoit usage, et les esprits n’osoient se calmer sous la foi des traités et des lois.

C’est dans ces circonstances malheureuses que Henri III prit le vain nom de roi de France, et s’endormit sur un trône dont les fondemens étoient détruits. On ne peut être Français et parcourir cette longue suite de calamités qui mit pour la seconde fois la famille de Hugues-Capet sur le penchant du précipice, sans faire les plus tristes réflexions sur la fortune des rois et de leurs états, quand elle n’est pas établie sur les lois d’un sage gouvernement. Le règne d’Henri III nous rappelle celui de Charles VI. Le mépris que ces deux princes inspirèrent à leurs sujets est le même, tous deux sont prêts à voir passer leur couronne dans des maisons étrangères. L’esprit de faction aveugle également les Français. On voit les mêmes passions dans les grands, la même misère dans le peuple, et les campagnes ravagées sont inondées de sang Français. Voilà donc le terme fatal auquel ont abouti la politique de Charles V, et les soins persévérans de ses successeurs à séparer leurs intérêts de ceux de la nation, et à s’emparer de la puissance publique dont le poids devoit les accabler. Je répète cette triste réflexion, parce qu’elle renaît, malgré moi, dans mon esprit à chaque époque mémorable de nos malheurs. Plaise au ciel que le retour des mêmes calamités ne force jamais nos neveux à faire les mêmes reproches à nos anciens rois!

Henri III n’avoit jamais eu de valeur que pour un jour de combat; et le courage que demande l’administration des affaires lui manquoit entièrement. Il falloit se montrer égal aux chefs des deux partis qui divisoient le royaume, et il s’abandonna aux flatteries de quelques jeunes favoris perdus de débauche et de mollesse. Pour regagner l’affection et la confiance des catholiques, il eut recours aux pratiques d’une dévotion puérile et ridicule. Les Français n’auroient point su que Henri régnoit, s’il ne les eût vexé par sa prodigalité et ses rapines; et le duc de Guise pouvoit lui ravir sa couronne, sans que cette grande révolution pour la maison royale en fût une pour l’état. Henri tomba enfin dans un tel avilissement qu’il crut nécessaire à sa sûreté d’entrer dans les complots mêmes que ses ennemis avoient tramés contre lui; il s’associa à la ligue dans l’espérance d’en être le chef, et il ne fut encore que le lieutenant méprisé du duc de Guise, dont il ne put secouer le joug qu’en le faisant assassiner. Catherine de Médicis, que le projet impie du massacre de la Saint Barthélemy n’avoit pas fait trembler, ne put apprendre sans terreur cet assassinat; elle regarda l’action de son fils comme une témérité qui alloit achever de le perdre, et, pour me servir de son expression, le rendre roi de rien.

Fin du livre septième.


OBSERVATIONS
SUR

L’HISTOIRE DE FRANCE.


LIVRE HUITIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

Pourquoi le gouvernement des fiefs n’a pas été rétabli pendant les guerres civiles.—Des causes qui ont empêché que l’avilissement où Henri III étoit tombé, ne portât atteinte à l’autorité royale.

Dans le malheureux état où se trouvoit la France pendant les guerres civiles, tous les ressorts du gouvernement avoient été brisés. L’injustice, la violence et la foiblesse se montroient par-tout. La confiance, ce premier lien des hommes, étoit détruite, et quelques instans de repos dont on ne jouissoit que malgré soi, ne servirent qu’à irriter la haine, l’ambition et le fanatisme. C’est en éprouvant de semblables calamités sous le règne de Charles-le-Chauve, que la France souffrit les démembremens funestes qui, la divisant en autant de souverainetés qu’il y avoit de provinces et même de seigneuries, établirent chez nos pères les coutumes anarchiques de la police féodale. Tel avoit été le terme où les passions des Français les avoient conduits sous les fils de Louis-le-Débonnaire, et tel il devoit être encore sous ceux de Henri II.

Cette révolution paroissoit d’autant plus dans l’ordre des choses, que les grands et la noblesse avoient conservé le souvenir du gouvernement féodal, le regrettoient, et que les abus qui avoient contribué à le faire naître, subsistoient encore. En peut-on douter, en voyant la puissance que les gouverneurs de provinces exerçoient dans leurs gouvernemens, et les seigneurs dans leurs terres, et qui étoit l’image de la souveraineté la plus absolue? Louis XII avoit voulu remédier à ces désordres la première année de son règne, mais ils subsistoient encore dans toute leur force sous les fils de Henri II. Les gouverneurs de provinces[320] accordoient grâce aux coupables, établissoient des foires et des marchés, anoblissoient des bourgeois, légitimoient des enfans nés hors du mariage, connoissoient de toutes les matières, tant civiles que criminelles, et évoquoient devant eux les procès pendans aux tribunaux des sénéchaux et des baillis. Les seigneurs affectoient dans leurs terres la même tyrannie que quand le gouvernement féodal étoit dans sa plus grande vigueur. Chacun, selon ses forces et son crédit, vexoit ses sujets et ses voisins, établissoit encore de nouvelles tailles, de nouveaux péages et de nouvelles corvées. C’étoit en vain que quelques magistrats du parlement alloient tenir les grands jours[321] dans les provinces, pour faire observer les ordonnances et punir les délinquans. La noblesse s’étoit fait une espèce de point d’honneur de ne se pas soumettre aux lois; non-seulement elle méprisoit les jugemens des tribunaux subalternes et les arrêts du parlement, mais elle les rendoit inutiles à l’égard des personnes mêmes qu’elle vouloit protéger, et ses châteaux leur servoient d’asyle. Tant de fierté et de hauteur s’allioit admirablement bien avec l’indépendance féodale, et les grands devoient être d’autant plus tentés d’usurper une seconde fois la souveraineté, qu’ils auroient cru ne rentrer que dans les droits dont leurs pères avoient été dépouillés.

Si les Français avoient voulu rétablir les fiefs, Charles IX et Henri III auroient été obligés de céder à la même nécessité à laquelle Charles-le-Chauve ne put résister; n’ayant point les forces nécessaires pour s’opposer à l’ambition conjurée des grands, ils se seroient flattés, comme tous les hommes foibles qu’une condescendance facile leur conserveroit un reste de puissance prête à disparoître. En abandonnant leur titre de monarque pour reprendre celui de simple suzerain, ils auroient espéré d’avoir au moins des vassaux fidelles à la place des sujets désobéissans qui ne les reconnoissoient plus. Qu’un des grands, dont l’ambition troubloit le royaume, eût rendu ou fait déclarer son gouvernement héréditaire, cet exemple eût été généralement suivi: les Français savent peu imaginer, mais aucun peuple n’est plus prompt à imiter. La grande noblesse, qui étoit encore dans les provinces, n’auroit point eu pour ces nouveaux suzerains le respect qu’elle étoit accoutumée d’avoir pour le roi. Quelques seigneurs puissans n’auroient encore voulu relever que de Dieu et de leur épée, tandis que les autres disputant sur les droits de la suzeraineté, auroient consenti à remplir les devoirs du vasselage; et la foi donnée et reçue seroit devenue le lien général et unique de la subordination et de l’ordre public.

Ce qui sauva la France de ce nouveau démembrement, ce fut le même hasard qui l’avoit empêché sous la première race. Je l’ai déjà remarqué, dans l’extrême anarchie où l’hérédité des bénéfices, l’établissement des seigneuries patrimoniales, et l’anéantissement de la puissance royale jetèrent le royaume, il s’éleva une famille puissante, qui, par ses talens, prit dans la nation l’autorité qu’avoient perdue les lois, et tint unies toutes les parties de l’état qui ne tendoient qu’à se séparer. Sous les fils de Henri II, il s’étoit élevé de même une nouvelle famille de Pepins, assez puissante pour espérer de s’emparer de la couronne, et dès que la maison de Guise avoit la même ambition et les mêmes espérances que les pères de Charlemagne, elle devoit avoir le même intérêt d’empêcher que les provinces du royaume ne se divisassent en différentes souverainetés.

Quoique plusieurs familles françaises descendissent de souverains qui avoient régné dans d’importantes provinces, et n’eussent pas une origine moins grande ni moins illustre que la maison de Guise, aucune cependant ne jouissoit d’une si grande considération. Le public, qui n’est frappé que des objets qui sont sous ses yeux, ignoroit ces grandeurs passées et oubliées depuis la ruine des fiefs, et voyoit nos plus grands seigneurs accoutumés à obéir dans une fortune médiocre, tandis que le chef de la maison de Lorraine étoit souverain dans un état considérable. Les Guises prétendoient avoir des droits sur la Provence et sur l’Anjou, et faisoient remonter leur origine à Charlemagne: ces avantages ne sont rien quand ils sont seuls, mais quel pouvoir n’ont-ils pas quand ils sont soutenus par de grands talens? Cette famille, nouvellement établie en France, avoit préparé les personnes du rang le plus distingué à lui voir prendre la supériorité par le crédit immense qu’elle avoit eu sous le règne de Henri II; il n’y avoit personne qui ne lui dût sa fortune, et tout le monde la craignoit ou l’aimoit. Le pouvoir des Guises augmenta encore sous le règne de François II; leur nièce étoit sur le trône, régnoit sur le roi, et obéissoit à ses oncles. Bientôt le fanatisme les mit à la tête d’un parti considérable dont les forces leur appartenoient; et quels projets ne dûrent-ils pas concevoir, en ne voyant devant eux qu’un roi enfant, une régente intrigante, foible, détestée, et ensuite un prince également méprisé des catholiques et des réformés?

Que les rois savent mal ce qu’ils doivent désirer ou craindre pour la grandeur de leur maison, quand, par une heureuse constitution, l’état n’est pas lui-même l’appui et le garant de leur fortune! Les Guises, que François I redoutoit et qu’il avoit recommandé à son fils d’humilier, conservèrent eux-mêmes la France au milieu des troubles que son pouvoir arbitraire préparoit, et que la foiblesse et la mauvaise conduite de ses successeurs, l’ambition et le fanatisme de ses sujets devoient faire naître. Retranchez les Guises de notre histoire, et vous n’y verrez ni moins de désordres, ni moins de guerres civiles. A la place de quelques hommes de génie qui servoient de point de ralliement à un parti puissant qu’ils gouvernoient, vous trouverez une anarchie dont le rétablissement des fiefs auroit été le fruit. Au lieu d’un chef capable de tout contenir, les catholiques en auroient eu cent qui, ne pouvant aspirer à s’emparer du trône, n’auroient songé qu’à se cantonner. Si les Guises ne réussirent pas à usurper la couronne, ils réussirent à empêcher le démembrement du royaume, et le remirent entier à la maison de Bourbon qui, sans leur ambition sans borne, n’auroit joui que de cette foible autorité que Hugues-Capet avoit eue. Henri IV auroit laissé à ses descendans le soin de ruiner une seconde fois les fiefs, ou plutôt il n’auroit plus été temps de songer à les détruire. Ces princes n’auroient pas trouvé des circonstances favorables à cette entreprise, depuis que tous les états étoient liés entre eux par des négociations continuelles. La même politique qui a protégé la liberté[322] germanique, auroit défendu la liberté française; à l’exemple des vassaux de l’empereur, les vassaux du roi de France auroient formé des ligues entre eux et des alliances au dehors.

On accusoit déjà François de Guise d’aspirer au trône, avant que la conjuration d’Amboise eût éclaté; mais l’ambition ne pouvoit point être une passion insensée dans un homme tel que lui, et vraisemblablement on ne cherchoit par cette calomnie qu’à le rendre odieux et suspect. Il n’est pas impossible, si je ne me trompe, de suivre les progrès de son ambition, en voyant ceux de sa fortune. Courtisan adroit, souple et altier sous Henri II, il n’aspira qu’à gouverner son maître en se rendant agréable et nécessaire. Sous François II, il gouverna impérieusement, parce que des circonstances plus favorables agrandirent ses espérances; mais il n’avoit encore que l’ambition d’un ministre. A la mort de ce prince, sa fortune étoit ruinée, s’il ne se soutenoit par ses propres forces; et voyant que la protection ouverte et déclarée qu’il accordoit aux catholiques, le rendoit aussi considérable dans l’état que le prince de Condé, et plus puissant que Catherine de Médicis, il commença, selon les apparences, à ouvrir une carrière plus étendue à son ambition.

Formant des intrigues dans le royaume et étendant ses relations aux dehors, n’auroit-il mis en mouvement tous les ressorts de la plus profonde politique, que pour se faire craindre du gouvernement, et n’avoir que la fortune incertaine d’un séditieux ou d’un révolté? Puisqu’il ne songea point à se faire une souveraineté en s’emparant de quelques provinces où on lui auroit obéi avec zèle, il ne mit sans doute plus de bornes à ses espérances, et s’il les cacha, ce fut pour donner le temps aux esprits de changer de maximes et de préjugés, et de se familiariser peu à peu avec son usurpation.

Quoi qu’il en soit des projets de François de Guise, il est certain que son fils, héritier de son crédit et de son pouvoir, forma le dessein de réléguer Henri III dans un cloître et de s’asseoir sur le trône. Ce fut pour s’essayer à l’usurpation et se faire des sujets avant que d’être roi qu’il forma la ligue. Par l’acte qu’on signoit en y entrant, on juroit à son[323] chef une obéissance aveugle. Si quelque confédéré manquoit à son devoir, ou faisoit paroître quelque répugnance à s’en acquitter, le chef, je dirois presque le roi de la ligue, étoit le maître de lui infliger la punition qu’il jugeroit à propos. On devoit regarder comme ennemi quiconque refuseroit d’embrasser le parti de l’union, et les ligueurs ne connoissant point d’autre droit que la volonté du duc de Guise, n’attendoient que ses ordres pour attaquer les personnes qui pourroient lui déplaire. Tandis que l’administration du glaive ainsi déposée entre les mains du chef de la ligue le rendoit si redoutable à ses ennemis, il s’érigea un tribunal de justice sur ses partisans: ce n’étoit qu’avec sa permission que les confédérés pouvoient recourir dans leurs contestations aux tribunaux ordinaires. Si le duc de Guise n’avoit été occupé que de ses intérêts personnels, sans doute il auroit été content de sa fortune, et en effet, il n’auroit rien gagné à mettre la couronne de Henri III sur sa tête; mais il falloit établir d’une manière durable la grandeur de sa maison, et les mêmes motifs qui avoient porté les Pepins à faire proscrire les descendans de Clovis, invitèrent les Guises à dépouiller la maison de Hugues-Capet.

Avec un pouvoir si grand, qui s’étendoit sur toutes les provinces du royaume, et des espérances si bien fondées de monter sur le trône, il étoit impossible que Henri de Guise songeât à se cantonner dans les gouvernemens de sa maison, et dès que cette ambition étoit au-dessous de lui, elle étoit au-dessus des autres. Il contenoit les seigneurs de son parti, les uns par la supériorité de ses talens et l’éclat de sa réputation, les autres par leur attachement à la religion, et tous par le fanatisme général qui réunissoit les principales forces de la nation dans ses mains. D’ailleurs, l’exemple d’un supérieur en France ne décide-t-il pas de la conduite de ses inférieurs?

Le projet de démembrer l’état pour former de nouveaux fiefs ne pouvoit convenir qu’aux seigneurs réformés, qui n’avoient à leur tête qu’un chef moins puissant que le duc de Guise, et dont l’ambition par conséquent devoit aspirer moins haut; mais ils étoient plus occupés des intérêts d’une religion proscrite et qu’ils avoient embrassée par choix, que de leur fortune domestique. S’il leur eût été doux de se faire des souverainetés où ils auroient pratiqué en paix leur religion, et offert un asyle et leur protection à des élus qui se flattoient de faire revivre les premiers siècles de l’église; leur foiblesse les avertissoit sans cesse de se tenir étroitement unis, et ils auroient craint par ces démembremens de fournir à leurs ennemis un prétexte de les décrier, comme des rebelles et des ambitieux conjurés contre l’état. En un mot, la probité de l’amiral de Coligny produisit dans son parti le même effet que l’ambition du duc de Guise produisoit dans le sien.

Telles étoient les causes qui combattoient le penchant secret des grands pour les fiefs; mais dans un royaume où il n’y avoit plus de citoyen qui n’eût à se plaindre du gouvernement, pourquoi n’y eut-il aucune fermentation en faveur de la liberté? Pourquoi du mépris qu’on avoit pour le roi, ne passoit-on pas au mépris de l’autorité royale? En éprouvant des malheurs, on remonte naturellement à leur origine; et il étoit aisé de voir que la religion n’étoit que le prétexte ou l’occasion des troubles, mais qu’elle n’auroit point allumé la guerre, si le gouvernement eût été établi sur de sages principes. Il étoit facile de faire les réflexions que j’ai faites, et d’en conclure que la première cause du mal, c’étoit d’avoir séparé les intérêts du roi de ceux de la nation; et qu’il falloit par conséquent les rapprocher et les confondre. Pourquoi ce respect pour les abus de l’autorité royale, tandis que la guerre civile inspire des sentimens de liberté aux hommes les plus accoutumés à la servitude? Pourquoi personne ne parle-t-il de réformer le gouvernement, afin que les vices ou l’incapacité du monarque ne soient plus un fléau pour l’état?

Les novateurs, qui devoient mieux sentir le prix de n’obéir qu’aux lois, puisqu’ils avoient été persécutés, demandèrent la convocation des états-généraux, et pour se rendre le peuple favorable et faire une diversion au fanatisme, parlèrent en même temps de la nécessité de le soulager et de diminuer les impôts. Ils n’insistèrent pas, dit un de nos plus fameux historiens, dans la crainte d’indisposer les princes d’Allemagne, qui seroient moins empressés à les servir, s’ils croyoient que la cause de la religion seule ne leur mît pas les armes à la main: excuse frivole. Les Allemands devoient sentir qu’il importoit à la religion protestante que la France fût gouvernée par le conseil de la nation, et non par les favoris du prince; et qu’un des meilleurs moyens de faire diversion au fanatisme dangereux des catholiques, c’étoit de les occuper de leur fortune; et qu’on détacheroit par-là de leurs intérêts ceux d’entre eux qui n’étoient pas disposés à se sacrifier à leur religion.

Les réformés furent vraisemblablement découragés par l’indifférence avec laquelle ils virent que le public recevoit leurs demandes. En effet, les esprits accoutumés depuis long-temps au pouvoir le plus arbitraire, n’étoient alors occupés que des injures que recevoit la religion. En essayant de soulever l’avarice des Français contre le gouvernement, on ne devoit pas se flatter du même succès que les puritains eurent depuis en Angleterre, quand ils se plaignirent des abus de la prérogative royale, et recherchèrent l’origine du pouvoir dans les sociétés. Les Anglais, il est vrai, avoient été opprimés depuis le règne de Henri VIII; mais le parlement avoit toujours été assemblé régulièrement, et cette image subsistante de la liberté avoit empêché que le souvenir n’en fût effacé comme il l’étoit en France: plus même il avoit trahi lâchement les intérêts de la nation, plus les ames fortes devoient conserver leur haine contre la tyrannie. Quand les puritains prononcèrent le mot de liberté, ce nom ne fut pas étranger aux Anglais; et dès qu’ils voulurent être libres, la grande charte, qui leur apprenoit le but où ils devoient tendre et par quels chemins ils pouvoient y arriver, leur servit de point de ralliement. Les Français ne trouvoient dans leur constitution aucun secours pareil, et tandis qu’ils se bornoient à se plaindre du prince, les Anglais, plus habiles, se plaignoient du gouvernement. Ceux-ci vouloient remettre la loi au-dessus du trône, les autres croyoient que le roi, par sa qualité de législateur, est dispensé d’obéir aux lois, et que sa dignité seroit avilie, s’il n’étoit pas libre de contrevenir à ses ordonnances. Les états-généraux ne trouvoient point étrange qu’un prince aussi méprisé que Henri III, leur fît en quelque sorte des excuses, s’il renonçoit à la prérogative royale de se jouer des lois.

Mais ce qui empêcha sur-tout qu’on ne changeât les principes du gouvernement, c’est l’espérance qu’avoit conçue Henri de Guise de s’emparer de la couronne, et qui par-là étoit intéressé à ce qu’on ne fît aucune entreprise contre l’autorité royale. Il n’auroit point permis d’assembler les états à Blois, s’il n’avoit été sûr d’en être le maître, et qu’ils ne serviroient qu’à avilir et dégrader encore davantage Henri III.

Quelque méprisable que fût cette assemblée, où l’on disputoit sérieusement sur le rang et la séance des députés, tandis qu’il étoit question de prévenir la ruine du royaume, on vit cependant que la liberté n’étoit pas entièrement oubliée: on porta un[324] décret par lequel il étoit ordonné qu’on supplieroit le roi de nommer un certain nombre de juges auxquels on joindroit un député de chaque province, pour examiner les propositions générales et particulières qui seroient faites par les trois ordres. Les états demandoient la liberté de récuser ceux de ces juges qui leur paroîtroient suspects, et que tout ce qui seroit décidé par ce nouveau tribunal s’observeroit inviolablement dans la suite, et seroit regardé comme une loi perpétuelle. Pierre Despinac, archevêque de Lyon et président du clergé, vouloit que les résolutions unanimes des états devinssent autant de lois fondamentales: il proposa de demander au roi qu’il s’engageât de les observer et de les faire observer, et qu’à l’égard des objets sur lesquels les opinions auroient été partagées, il ne pût en décider que de l’avis de la reine mère, des princes du sang, des pairs du royaume, et de douze députés des états.

Ces demandes auroient changé la forme du gouvernement, si le duc de Guise l’avoit voulu; mais il étoit trop intéressé à dégrader Henri III, et à le rendre seul responsable de tous les malheurs du royaume, pour consentir que les états prissent quelque part à l’administration: il craignit d’ailleurs quand il monteroit sur le trône de trouver un peuple amoureux et jaloux de sa liberté; il ne voulut pas se mettre d’avance des entraves et s’exposer à la haine de ses sujets, en affectant une autorité supérieure à celle du prince qu’il auroit dépouillé. Si le duc de Guise avoit pensé assez sagement pour ne pas vouloir établir dans sa maison cette puissance arbitraire qui causoit la ruine des Valois, il auroit encore dû avoir la même politique. Le don de la liberté ne devoit pas préparer, mais affermir son usurpation; et quel crédit immense n’auroit-il pas lui-même acquis en sacrifiant librement et volontairement une partie de son pouvoir au bonheur de ses sujets? Qu’on ne m’oppose pas que dans l’acte d’union que les ligueurs signoient, il promettoit de rétablir les provinces dans leurs anciennes franchises, et que dans le manifeste que la ligue publia en 1585, il permit d’y mettre que, de trois ans au plus tard en trois ans, on tiendroit les états-généraux; ces espérances n’étoient qu’un artifice pour rendre odieuse la maison régnante; elles faisoient espérer un avenir heureux, et le duc de Guise étoit bien sûr que ces promesses seroient oubliées quand il remonteroit sur le trône; ou que le peuple livré à son engouement, seroit moins occupé de sa liberté que de la grandeur de son nouveau roi.

Tandis que le corps entier de la nation s’abandonnoit à son fanatisme, et n’avoit point d’autre intérêt que celui des chefs de faction qui la divisoient, il se forma un troisième parti, mais par malheur trop foible et incapable de résister aux deux autres; il n’étoit composé que des Français qui pensoient sainement, nombre toujours très-petit quand la guerre civile est allumée, et qu’on se bat pour la religion. Qu’importoit-il qu’ils approuvassent la réforme de Calvin en quelques articles, et blâmassent l’église romaine en quelques points; également odieux aux deux religions, ils travailloient inutilement à faire le rôle de conciliateurs, et tandis qu’ils conservoient seuls l’esprit de charité et de paix qu’ordonne l’évangile, on les regarda comme de mauvais chrétiens qui n’étoient occupés que des choses de la terre: on les nomma les politiques. Ce parti composé de catholiques et de réformés assez sages pour ne point fermer les yeux sur les abus de leur religion, devoit voir dans le gouvernement les vices qui avoient produit les maux publics; mais sa doctrine sur l’état n’eut pas un succès plus heureux que celle qu’il avoit sur la religion. Les politiques à qui on prodigua le nom infâme d’athées se multiplièrent, et leur nombre donnant une certaine confiance, ils s’assemblèrent à Nismes le 10 février 1575, et comme s’ils avoient été assez forts pour faire la loi sur l’état, ils entreprirent de changer la forme du gouvernement.

Un de nos[325] historiens nous apprend que le traité que les politiques signèrent dans leur conférence de Nismes, établissoit une nouvelle espèce de république composée de toutes ses parties, et séparée du reste de l’état: elle devoit avoir ses lois pour la religion, pour le gouvernement civil, la justice, la discipline militaire, la liberté du commerce, la liberté des impôts et l’administration des finances. Il est certain, continue de Thou, que le souvenir affreux et encore récent de la Saint-Barthelemy sembloit autoriser une entreprise si téméraire. Les gens de bon sens ne pouvoient s’empêcher d’attribuer ces malheurs aux ministres qui gouvernoient l’esprit du roi: cependant, il faut avouer que jamais attentat ne fut de plus dangereux exemple. Je ne m’arrêterai pas, ajoute cet historien, à en faire un plus grand détail; il seroit à souhaiter pour le repos de l’état, et même pour l’honneur de ceux que le malheur des temps engagea dans cette affaire, qu’on n’y eût jamais pensé.

Il seroit en effet inutile de s’étendre sur le plan, l’ordre et les lois d’une république qui n’exista jamais, et qui ne pouvoit point exister. Mais comment cette entreprise des politiques pouvoit-elle être du plus dangereux exemple? Jamais exemple ne fut moins fait pour être suivi: il étoit contraire à l’esprit de la nation, et à l’intérêt des factieux qui étoient les maîtres de toutes les forces du royaume: c’étoit une étincelle, si je puis parler ainsi, qui tombant sur des matières qui ne sont pas combustibles, s’éteint d’elle-même. Quel projet ce traité despotique a-t-il fait enfanter contre l’autorité royale? Quelles idées de liberté a-t-il réveillées? Comment ce plan de politique auroit-il pu être adopté dans une nation qui, en se révoltant contre le roi, aimoit la monarchie, et s’étoit fait des chefs tout-puissans?

Si cette république, séparée de l’état et cependant renfermée dans l’état, s’étoit établie à la faveur de quelque événement extraordinaire, jamais elle n’auroit pu acquérir des forces, et elle auroit été bientôt détruite par le reste des Français dont elle auroit révolté les préjugés et les habitudes. Le duc de Damville, dit de Thou, qui signa le traité de Nismes au nom des catholiques, ne le signa qu’à regret; quelle espérance pour les succès d’une république à peine projetée? Parmi les chefs qui étoient à la tête du parti politique, les uns étoient des hommes qui désiroient la tranquillité publique, c’est-à-dire, des hommes inutiles dans les temps de faction et de trouble, et qui auroient dû attendre pour agir que les passions fussent en quelque sorte usées, et qu’on fût capable d’entendre la voix de la justice et de la raison; les autres étoient des personnes ambitieuses, qui, faute de talens, ne pouvant se distinguer ni dans le parti catholique, ni dans le parti réformé, s’étoient jetées par désespoir dans celui des politiques, et devoient le trahir quand leur intérêt l’exigeroit.


CHAPITRE II.

Des causes de la décadence et de la ruine entière de la ligue.

On ne pouvoit mettre plus d’art et de génie que François de Guise en avoit employé pour se faire un parti formidable, et frayer à sa maison le chemin du trône. Son fils eut, comme lui, les qualités les plus propres à le faire aimer, craindre et respecter; cependant ne pourroit-on pas dire qu’il manquoit d’une certaine précision, qui fait agir par les voies les plus simples et les plus courtes, et néglige les précautions superflues? Malgré un courage brillant qui le rendoit quelquefois téméraire, il se trouva quelquefois embarrassé dans les détours de sa politique; et dans des occasions décisives parut trop prudent et même irrésolu. Son père en préparant sa fortune avoit cru tout possible. Lui, au contraire, après être parvenu au comble de la puissance, persista encore à juger son entreprise plus difficile qu’elle ne l’étoit en effet: il ne calcula pas assez bien le pouvoir du fanatisme, et il essaya encore la couronne, ou plutôt se contenta de l’espérer, quand il étoit temps de l’usurper.

La fameuse journée des Barricades, où Henri III montra la plus honteuse lâcheté, et les Parisiens l’insolence la plus audacieuse, étoit le moment décisif pour consommer l’usurpation du duc de Guise. Qui doute que dans cette conjoncture favorable, s’il se fût fait proclamer roi dans Paris, et eût convoqué les états-généraux, il n’eût vu tous les catholiques se dévouer à sa fortune? Quand il auroit été incertain du succès de cette démarche, il falloit cependant la faire; parce que la journée des Barricades devoit le perdre, si elle ne le plaçoit pas sur le trône. Henri III avoit été prêt à périr; plus il étoit timide, plus sa timidité lui montroit le danger tel qu’il étoit; et ne pouvant éviter sa ruine que par un coup de désespoir, Guise devoit trembler après l’avoir réduit à commettre une action qui ne demande qu’une sorte de courage dont un lâche est toujours capable.

Il n’est pas possible de peindre la fureur de la ligue en apprenant l’assassinat de son chef. Le fanatisme déjà extrême acquit, s’il est possible, de nouvelles forces. Toutes les églises retentirent des noms de tyran, d’assassin, d’ennemi de la religion et de l’état qu’on donna à Henri III. Rome le proscrivit, la ligue mit, pour ainsi dire, sa tête à prix, et ce prince, qui n’avoit point d’armée à opposer aux catholiques, fut obligé de se jeter entre les bras du roi de Navarre son héritier, et de se mettre sous la protection des réformés; mais comme il n’avoit été que le lieutenant du duc de Guise en entrant dans la ligue, il ne fut encore que le lieutenant du roi de Navarre en passant dans son parti; et par cette conduite, qui le laissoit toujours dans le même avilissement, il ne fit que se rendre plus odieux aux catholiques.

Le duc de Mayenne, qui se trouvoit à la tête de la ligue par la mort de son frère, pouvoit profiter du désespoir des ligueurs pour s’emparer de la couronne. Mais soit qu’accoutumé jusqu’alors à ne faire qu’un rôle de subalterne et à ne servir que la fortune du duc de Guise, il ne pût élever subitement sa pensée si haut, soit qu’il n’eût en effet qu’une ambition patiente et circonspecte, il ne vit pas qu’il se trouvoit dans une circonstance aussi favorable que la journée des Barricades pour tout oser.

Henri périt par la main d’un assassin, et Mayenne ne songea point encore à réparer sa faute. Dans la joie insensée des catholiques qui s’étoient défaits d’un roi qui ne pouvoit leur faire aucun mal, pour en avoir un qu’ils devoient craindre, il ne vit qu’un mouvement convulsif auquel il n’osa se fier, et il falloit le fixer. Il devoit penser que les catholiques, regardant sa fortune comme leur ouvrage, auroient plus d’attachement pour lui, après l’avoir élevé sur le trône, qu’ils n’en avoient pour le chef de la ligue. Le nom seul de roi a de la force dans les pays accoutumés à la monarchie; et c’étoit beaucoup que de partager avec Henri IV le titre qui lui appartenoit. Ces fautes répétées affoiblirent de jour en jour le crédit de Mayenne; et à moins que la fortune ne ramenât encore quelqu’un de ces événemens qui changent en un instant la face des choses dans un état agité par des guerres domestiques, et qu’il n’en sût mieux profiter, il étoit impossible que les esprits ne se lassassent pas enfin d’une situation pénible sous un chef qui n’étoit pas assez entreprenant.

Pour mieux juger des obstacles secrets qui ont vraisemblablement retardé l’entreprise des Guises, et préparé ensuite la décadence de la ligue; il faut se rappeler que le frère de Mayenne avoit fait une ligue offensive, en son nom et au nom de ses successeurs, avec la cour de Rome et le roi d’Espagne pour maintenir la religion catholique en France et dans les Pays-Bas, ainsi que pour exclure du trône les princes hérétiques et relaps. Sans doute qu’une partie de cette alliance étoit très-favorable au duc de Guise; jamais la cour de Rome n’avoit eu plus de pouvoir, les catholiques cherchoient à la consoler par leur obéissance de la révolte des novateurs; elle conservoit toujours sa prétention de disposer des couronnes, et pour constater son droit, il n’y avoit point de pape qui ne dût être un nouveau Zacharie, s’il se présentoit un nouveau Pepin.

Mais pour l’autre partie de l’alliance avec le roi d’Espagne, rien ne pouvoit être plus contraire aux intérêts du duc de Guise. Il étoit permis aux réformés de chercher des secours étrangers, puisque leurs forces étoient très-inférieures à celles des catholiques; mais par quelle prudence inutile le chef de la ligue n’osoit-il se suffire à lui-même? Il associoit à ses desseins un roi puissant qui avoit hérité de son père le projet de la monarchie universelle, et qui se repaissant de cette chimère, ne travailloit qu’à semer partout le désordre, le trouble et la confusion; dans l’espérance que les peuples affoiblis et divisés ne lui opposeroient qu’une médiocre résistance, quand le temps seroit venu de les subjuguer. Il semble qu’il étoit aisé de prévoir qu’en se mêlant des affaires de France, Philippe II ne s’occupoit qu’à perpétuer ses malheurs; et que sous le masque d’un allié, il deviendroit en effet le rival du duc de Guise.

L’alliance que François de Guise avoit projetée à la naissance des partis, étoit bien différente de celle que fit son fils. En se liguant avec la maison d’Autriche, on voit qu’il[326] ne vouloit se servir des forces espagnoles que pour ruiner la maison de Bourbon dans la Navarre; et de celles de l’empereur pour empêcher que les protestans d’Allemagne ne protégeassent les réformés de France. Il invitoit le duc de Savoye à faire valoir ses droits sur Genève. Il soulevoit les cantons Suisses les uns contre les autres; il ne cherchoit pas des alliés contre les réformés de France, mais contre leurs amis. Il se chargeoit lui seul de faire triompher la religion catholique dans le royaume, et pour traiter d’une manière plus égale avec ses alliés, c’est-à-dire, pour n’en pas dépendre, il leur rendoit les secours qu’il en avoit reçus; et devoit, après avoir soumis ses ennemis, se servir de ses forces pour pacifier les Pays-Bas, et soumettre l’empire à la maison d’Autriche. Quelques précautions qu’eût prises cet habile politique pour ne partager avec personne sa qualité de chef et de protecteur des catholiques Français, il craignit que la puissance de ses alliés ne leur donnât trop d’avantage sur lui; et c’est vraisemblablement ce qui empêcha que ce projet ne fût mis à exécution.

Henri de Guise ne tarda pas à éprouver les inconvéniens qui étoient une suite naturelle de son alliance. La cour de Rome n’osa le servir avec autant de zèle qu’elle le désiroit, dans la crainte de déplaire au roi d’Espagne qui s’opposa d’abord à la fortune de son allié pour le tenir dans la dépendance; et qui voulut ensuite faire de la France une de ses provinces ou la dot de sa fille. Il faudroit dévoiler ici tout l’artifice de cette politique machiavéliste, qui n’étoit alors que trop familière et trop fameuse en Europe, pour faire connoître combien l’alliance de l’Espagne fut funeste à la maison de Guise. Pour se débarrasser des entraves que Henri de Guise s’étoit mises à lui-même, il ne lui restoit d’autre ressource que de profiter de la journée des Barricades pour consommer son entreprise. S’il eût pris le titre de roi, le pape l’auroit secondé ouvertement; parce que ses états étoient enclavés dans les terres de Philippe II, et qu’il ne doutoit point que la liberté de l’Italie ne fût perdue si la France étoit soumise à ce prince. Philippe lui-même, qui s’étoit montré à toute l’Europe comme le protecteur de la religion catholique, n’auroit osé découvrir ses véritables sentimens. Content de nuire en secret au duc de Guise, il auroit craint de perdre sa réputation et de dévoiler sa politique, en embrassant les intérêts de la maison de Bourbon et des réformés.

Mayenne auroit encore été sûr d’un succès égal, s’il eût profité de deux occasions que la fortune lui offrit de satisfaire l’ambition de sa maison; mais n’ayant paru dans ces circonstances décisives que foible, irrésolu, lent et inférieur aux projets qu’il méditoit, la cour de Madrid conçut de plus grandes espérances. Philippe II se regarda comme le chef des catholiques Français. Politique aussi artificieux que Mayenne l’étoit peu, il lui débaucha chaque jour ses créatures; et l’héritier de la puissance du duc de Guise ne fut plus que le lieutenant du roi d’Espagne.

Quoique Mayenne vît multiplier les obstacles qui s’opposoient à ses desseins, il ne pouvoit cependant renoncer entièrement à l’espérance de monter sur le trône. Les secours et les infidélités de la cour de Madrid le retenoient dans une indécision funeste à ses intérêts, et la ligue ayant deux chefs qui n’osoient ni se brouiller ni se servir, les catholiques divisés n’eurent plus un même esprit ni un même mouvement. Chacun songea à sa sûreté particulière. Les provinces, les villes mêmes formèrent des partis différens, et ne composèrent plus ce corps redoutable qui s’étoit dévoué à la fortune du duc de Guise en croyant ne servir que la religion.

En effet, sans la division qui se mit parmi les ligueurs, on entrevoit à peine comment Henri IV auroit pu triompher de ses ennemis. Ce prince étoit entouré des réformés et de catholiques qui s’étoient faits de trop grandes injures, et trop accoutumés à se haïr pour agir de concert. Les uns craignoient qu’il n’abandonnât leur prêche, les autres ne l’espéroient pas. Par une suite naturelle des préjugés dans lesquels les catholiques avoient été élevés, ils sentoient quelque scrupule de rester attachés à un prince séparé de l’église, qui avoit déjà changé deux fois de religion, et dont la foi seroit peut-être toujours équivoque. Les réformés, de leur côté, voyoient avec jalousie que Henri eût des ménagemens pour les catholiques, et s’appliquât d’une manière particulière à se les attacher par des bienfaits. Ils craignoient de servir un ennemi, qui, pour monter sur le trône et s’y affermir, prendroit peut-être la politique intolérante de ses prédécesseurs et du plus grand nombre de ses sujets. Cependant le courage demeuroit suspendu, et tandis que le roi avoit besoin d’être servi avec le zèle le plus vif, la défiance glaçoit les esprits; ou du moins le peu d’ardeur dont on étoit animé laissoit le temps à chacun de songer à ses intérêts personnels, de se livrer à une fausse politique, d’établir sa fortune particulière sur l’infortune politique, de vendre trop chèrement ses services, et même de le mal servir pour lui être plus long-temps nécessaire.

Dès qu’on s’aperçut des intérêts opposés qui divisoient le roi d’Espagne et le duc de Mayenne, plusieurs princes espérèrent d’en profiter pour l’agrandissement de leur fortune particulière. Le duc de Lorraine, jaloux de la grandeur d’une branche cadette de sa maison, voulut placer la couronne sur la tête de son fils. Le duc de Savoye, fils d’une fille de François I, demandoit deux provinces importantes, le Dauphiné et la Provence. Le jeune duc de Guise s’échappa de la prison où il étoit renfermé depuis la mort de son père, et se fit un parti inutile de tous ceux à qui son nom étoit cher, ou que la conduite de son oncle mécontentoit. Tant de factions différentes produisirent enfin dans la ligue une confusion qui l’empêcha de rien faire de décisif. Tous ces concurrens redoutoient mutuellement leur ambition, ils se tenoient mutuellement en échec; et les ennemis de Henri IV le servirent sans le vouloir, presque aussi utilement que s’ils avoient été ses alliés. De-là cette politique bizarre de la cour de Madrid, qui, ne se trouvant jamais dans une circonstance assez favorable pour disposer à son gré de la France, ne donnoit que des secours médiocres aux ligueurs, et ne vouloit pas avoir des succès qui l’auroient rendu moins nécessaire. Philippe II gêne les talens du duc de Parme, qui commande ces forces, lui permet de servir Mayenne, et ne veut pas accabler Henri IV. De-là vient encore qu’à la mort du cardinal de Bourbon, qui n’avoit été qu’un vrai simulacre de roi, et dont la proclamation à la couronne avoit cependant servi à constater les droits de la maison de Bourbon, la ligue, dont les états étoient assemblés à Paris, ne put lui nommer un successeur.

La ligue ne formant plus qu’un parti dont tous les membres travailloient à se perdre, les affaires de Henri IV devoient tous les jours se trouver dans une situation plus avantageuse. Il n’y a point de peuple qui se livre plus témérairement à l’espérance que les Français; mais en montrant le plus grand courage, aucun peuple aussi n’est plus propre à tomber dans le dernier découragement. Les succès manquoient aux ligueurs, et en admirant l’activité de Henri IV, ils se disposoient insensiblement à lui obéir. Mayenne, dont l’autorité diminuoit de jour en jour, ruina celle des Seize pour paroître encore le maître de Paris, et détruisit ainsi des ennemis, d’autant plus dangereux pour le roi, qu’ils étoient vendus à l’Espagne, et entretenoient dans le peuple de la capitale un reste de fanatisme qui diminuoit sensiblement dans les autres ordres de la nation.

Dès que les catholiques s’aperçurent de la décadence de leurs affaires, ils se défièrent de leur fortune, et leurs espérances diminuèrent. Quelques prélats, qui auroient été fanatiques, si Henri IV avoit paru moins heureux, commencèrent par ambition à croire qu’on pouvoit se prêter à des tempéramens. Les réformés les plus zélés et les plus inquiets sentirent qu’étant les plus foibles, ils ne pouvoient raisonnablement espérer de détruire la religion romaine, et qu’il faudroit faire un désert de la France pour y rendre leur culte dominant. Tandis que tous les esprits, ainsi disposés à la paix, se préparoient à remettre à la Providence le soin de protéger et de faire triompher la vérité, Henri IV rentra dans le sein de l’église catholique. Dans la première chaleur du fanatisme, on n’eût pas cru sa conversion sincère, on l’eût regardée comme un piége et une profanation de nos mystères; mais après tant de calamités et d’espérances trompées, on crut tout pour avoir un prétexte d’obéir et de goûter enfin les douceurs de la paix. Dès que quelques ligueurs eurent traité avec Henri IV, tous s’empressèrent à lui porter leur hommage, et le successeur de Henri III fut plus puissant et plus absolu que François I.


CHAPITRE III.

Changemens survenus dans la fortune des grands et du parlement pendant les guerres civiles.

Quelques soins que la maison de Guise eût pris de ne point laisser affoiblir l’opinion que le public avoit depuis si long-temps de la puissance royale, il doit paroître surprenant qu’un prince qui succédoit à des rois aussi odieux et aussi méprisés que Charles IX et Henri III, ait pu reprendre subitement le pouvoir le plus absolu. Les prérogatives de la couronne n’avoient pas été, il est vrai, bornées et fixées par des lois; mais comment la licence des guerres civiles, et le mépris qu’on avoit eu pour Catherine de Médicis et ses fils, n’avoient-ils pas du moins donné plus de fierté aux esprits, et fait contracter de nouvelles habitudes qui gêneroient l’ambition du prince qui monteroit sur le trône? Une nation est comme une vaste mer, dont les flots sont encore agités après que les vents qui les soulevoient, ont cessé de souffler. En effet, Henri IV n’auroit joui, malgré ses talens, que d’une autorité équivoque et contestée, si pendant le cours des guerres civiles, il n’étoit survenu dans la fortune des grands et du parlement des changemens considérables, qui étoient autant d’obstacles à l’inquiétude qui devoit les agiter.

La révolution que souffrit la pairie étoit préparée depuis long-temps; et il faut se rappeler que, quoique les nouveaux pairs que Philippe-le-Bel et ses successeurs avoient créés, lussent dans leurs patentes qu’ils étoient égaux aux anciens pairs, et devoient jouir des mêmes prérogatives; les esprits s’étoient refusés à ces idées, et l’opinion publique, qui décide souverainement des rangs et de la considération qui leur est due, ne confondit point les anciens et les nouveaux pairs: il y eut une telle différence entre eux que le duc de Bretagne, loin d’être flatté de se voir élevé à la dignité de pair, craignit au contraire que les anciennes prérogatives de son fief n’en fussent dégradées; possédant une seigneurie plus puissante et plus libre que celle des nouveaux pairs, il eut peur qu’on ne voulût le réduire aux simples franchises dont jouissoient le duc d’Anjou et le comte d’Artois. Yoland de Dreux, duchesse de Bretagne, eut sans doute raison de demander à Philippe-le-Bel une déclaration[327] par laquelle il assuroit que l’érection du duché de Bretagne en pairie ne porteroit aucun préjudice au duc et à la duchesse de Bretagne ni à leurs enfans. Cette précaution étoit sage: quand on contesteroit quelques droits à la Bretagne, il devoit arriver qu’on consultât moins les anciennes coutumes qui les autoriseroient, que les priviléges ordinaires dont les nouvelles pairies seroient en possession, et que le conseil du roi seroit intéressé à regarder comme le droit commun de la pairie.

La même vanité qui avoit porté les ducs de Normandie, de Bourgogne et d’Aquitaine, ainsi que les comtes de Champagne, de Toulouse et de Flandre à se séparer des seigneurs qui relevoient comme eux immédiatement de la couronne[328], pour former un ordre à part dans l’état, les empêcha encore de se confondre avec les seigneurs à qui le roi avoit attribué le titre de la pairie: ils prétendoient que ces pairs de nouvelle création n’étoient pas pairs de France, mais tenoient seulement leurs terres en pairie; et le public admit cette distinction, que ni lui ni les pairs n’entendoient pas, mais qui supposoit cependant une différence entre les anciens et les nouveaux pairs.

Quelque passion qu’eussent ces derniers de s’égaler aux autres, ils ne pouvoient se déguiser à eux-mêmes la supériorité de l’ancienne pairie. La nouvelle, formée dans un temps où le gouvernement féodal faisoit place à la monarchie, n’étoit assise ordinairement que sur des terres déjà dégradées, ou sur des terres que les rois avoient données en apanage à des princes de leur maison. Quand les nouveaux pairs auroient été mis en possession des mêmes prérogatives que les anciens, ils n’en auroient pas en effet joui, ou n’en auroient joui que d’une manière précaire, parce qu’ils n’avoient pas les mêmes forces pour les conserver malgré le roi, et que l’inégalité des forces met une différence réelle entre les dignités qui d’ailleurs sont les plus égales. Il est si vrai que l’opinion publique n’avoit pas confondu les anciennes et les nouvelles pairies, qu’après l’union des premières à la couronne, les nouveaux pairs ne parurent pas sous leur nom aux cérémonies les plus importantes, telles que le sacre des rois; mais y représentèrent les anciens pairs qui n’existoient plus, et c’étoit avouer bien clairement que la nouvelle pairie étoit inférieure en dignité à l’ancienne.

Malgré cette espèce de dégradation, tout contribua cependant à faire de la nouvelle pairie la dignité la plus éminente et la plus importante de l’état. Elle ne fut conférée qu’à des princes de la maison royale, qui, sous les fils de Philippe-le-Bel, se trouvant tous appelés au trône, acquirent une considération qu’ils n’avoient point[329] eue, tant qu’il avoit été incertain si la royauté étoit une seigneurie masculine, ou seroit soumise au même ordre de succession que les grands fiefs qui passoient aux filles. La nouvelle pairie conserva un rang supérieur aux distinctions qui furent attachées à la dignité de prince du sang; les princes qui en étoient revêtus, prirent le pas sur[330] ceux qui étoient plus près de la couronne dans l’ordre de la succession, mais qui n’étoient pas pairs, et cet usage établit comme un principe la supériorité de la pairie sur la dignité de prince de la maison royale. La révolution arrivée à notre gouvernement, sous le règne de Charles VI, ne fut pas moins favorable à la pairie; car les pairs en qualité de pairs n’auroient point eu un prétexte aussi plausible qu’en qualité de princes du sang, de s’emparer de l’administration du royaume. Quoiqu’ils se regardassent comme les colonnes de l’état[331] et les ministres de l’autorité royale, il étoit juste que dans des troubles qui intéressoient plus le sort de la maison régnante que celui de l’état, ils eussent moins de part aux affaires que les héritiers nécessaires de la couronne. Les pairs qui vraisemblablement auroient été dégradés s’ils n’avoient pas été princes, acquirent au contraire un nouveau degré de crédit par l’autorité dont ils s’emparèrent comme princes.

Tant que les pairs furent princes du sang, on ne songea point à mettre une distinction entre leurs dignités, qui, si je puis parler ainsi, s’étayant réciproquement, jouirent des mêmes prérogatives. On étoit même si accoutumé à voir les princes pairs précéder ceux qui n’étoient pas revêtus de la même dignité, que des princes étrangers à qui la pairie fut conférée eurent le même avantage, et dans les cérémonies occupèrent une place supérieure à celle des princes du sang qui n’étoient pas pairs. C’est ainsi, pour en donner un exemple, qu’au sacre de Henri II[332], le duc de Guise et le duc de Nevers prirent le pas sur le duc de Montpensier. Mais en voyant élever à la pairie d’autres personnes que les princes du sang, il étoit aisé, si je ne me trompe, de prévoir sa décadence prochaine. Dans une monarchie telle que la nôtre, et gouvernée par une coutume que nous appelons la loi salique, c’étoit beaucoup que l’orgueil du sang royal ne fût pas choqué de céder le pas à un prince d’une branche cadette, et il ne falloit point s’attendre à la même condescendance pour des familles étrangères à la maison royale.

Dès qu’un prince de cette maison régnante se plaindroit de se voir précéder par une famille sujette, le public devoit trouver ses plaintes légitimes; et le roi, par l’intérêt de sa vanité, devoit établir une nouvelle coutume, et laisser un long intervalle entre sa maison et les familles les plus distinguées de l’état. En effet, le duc de Montpensier fit sa protestation sur la prétendue injure qu’il croyoit avoir reçue au sacre de Henri II; et vraisemblablement cette querelle naissante auroit été dès-lors terminée, si le duc de Guise, qui gouvernoit le roi par la duchesse de Valentinois, n’eût fait rendre une ordonnance obscure qui ne décidoit rien; et qui servant également de titre aux prétentions des princes et des pairs, annonçoit que la dignité des premiers seroit bientôt supérieure à celle des seconds.

Quand la pairie n’auroit été conférée qu’à des familles d’un ordre égal à celles du duc de Guise et du duc de Nevers, ou qu’on n’auroit pas oublié que les principales maisons du royaume, tiroient leur origine de seigneurs puissans qui avoient été princes[333], et dont les descendans l’auroient encore été, si le gouvernement des fiefs eût subsisté en France comme il a subsisté en Allemagne, la contestation élevée par le duc de Montpensier devoit bientôt se terminer à l’avantage des princes du sang. Henri II érigea Montmorency en pairie; ce n’étoit que faire rentrer cette maison dans les droits dont elle avoit joui[334] sous les prédécesseurs de Philippe-Auguste. Mais cette grâce, qui n’étoit point un abus du pouvoir souverain, ouvrit cependant la porte à mille abus. La manie éternelle de tout gentilhomme en France, c’est de se croire supérieur à ses égaux, et égal à ses supérieurs; l’élévation de la maison de Montmorency répandit donc une ambition générale parmi les courtisans, et sous les règnes foibles qui suivirent celui de Henri II, comment des favoris n’auroient-ils pas obtenu une dignité qu’ils devoient dégrader? La pairie fut bientôt conférée à des familles d’une noblesse ancienne, mais qui n’avoient jamais possédé que des fiefs peu distingués. En la voyant multiplier, on ne sut plus ce qu’il en falloit penser. Le public, trop peu instruit pour juger des pairs par leur dignité, jugea de leur dignité par leur personne; et sans qu’il fût nécessaire de porter une loi pour régler l’ordre que les princes et les pairs devoient tenir entre eux, il s’établit naturellement et sans effort une subordination entre des pairs dont la naissance ne présentoit aucune égalité; et c’est ainsi qu’au sacre de Charles IX, les pairs qui étoient princes donnèrent le baiser à la joue, et les autres ne baisèrent que la robe du roi.

Dans le lit de justice qui se tint à Rouen pour la majorité du même prince, les droits du sang parurent encore supérieurs à ceux de la pairie; et les princes, qui n’avoient d’autre titre que celui de leur naissance, précédèrent les pairs qui n’étoient pas de la maison royale. S’il s’élevoit encore quelque contestation, l’événement ne pourroit en être douteux; et en donnant enfin l’édit qui établit les choses dans l’ordre où elles sont actuellement, Henri III[335] affermit une coutume qui avoit déjà acquis force de loi. Mais la pairie ne tarda pas à recevoir un second échec: étant moins considérée depuis qu’elle étoit multipliée, les grandes charges de la couronne devinrent l’objet de l’ambition des courtisans. On sait qu’en mourant, François de Guise avertit déjà son fils de ne pas rechercher ces places qui attiroient, disoit-il, la jalousie, l’envie et la haine, et qui exposoient à mille dangers ceux qui les occupoient. Les pairs avoient un grand titre, mais les grands officiers de la couronne avoient un pouvoir réel, et c’est ce qui porta Henri III à donner à ces officiers la préséance sur les pairs[336], dont la dignité fut encore dégradée par la manière arbitraire dont il disposa de leur rang sans égard à l’ancienneté[337] des érections. Cet édit auroit détruit l’esprit et toutes les coutumes de notre ancien gouvernement, s’il eût été observé dans toute son étendue; mais il ne servit à élever au-dessus de la pairie que quelques offices que les anciens pairs ne regardoient[338] qu’avec une sorte de dédain.

Tandis que ces différentes révolutions annonçoient aux grands la ruine de leur pouvoir, quand la tranquillité publique seroit rétablie, le parlement éprouva aussi diverses fortunes. Il étoit naturel qu’une compagnie qui n’avoit de crédit et de considération que par les lois, perdit l’un et l’autre au milieu des troubles et des désordres de la guerre civile. Le chancelier de l’Hôpital lui-même, choqué du fanatisme du parlement, tenta une fois de ne point y envoyer[339] les édits pour y être vérifiés, mais ce fut sans succès; et l’enregistrement continua d’avoir lieu, parce que la guerre civile, interrompue par des paix fréquentes, ne dura jamais assez long-temps pour qu’à la faveur de la nécessité il s’établît un usage contraire. Si Henri III ne put s’affranchir de cette formalité odieuse au gouvernement qu’elle gênoit et qu’il vouloit détruire[340], il apprit du moins à ses successeurs à la rendre inutile; puisqu’il lui suffit d’aller tenir son lit de justice au parlement, pour que toutes ses volontés devinssent autant de lois. Une autorité dont il étoit si aisé de trouver la fin, n’auroit laissé aucune considération au parlement, si quelques circonstances favorables à son ambition ne lui avoient rendu une sorte de confiance.

Il arriva entre autres deux événemens qui persuadèrent à cette compagnie qu’elle étoit, pour ainsi dire, au-dessus de la nation, lorsque la tenue des lits de justice auroit dû lui apprendre qu’elle n’avoit en effet aucune autorité. Elle eut la hardiesse[341] de rejeter ou de vouloir modifier plusieurs articles de l’édit que Henri III publia d’après les remontrances des états de Blois. Un prince plus ferme et plus éclairé auroit saisi cette occasion pour réprimer les entreprises du parlement, et sous prétexte de venger la dignité des états qu’il ne craignoit pas, se seroit débarrassé pour toujours de l’enregistrement qui le gênoit. Mais soit que Henri vît avec plaisir qu’on infirmoit une loi dont plusieurs articles lui déplaisoient, soit que par une suite de sa foiblesse et de l’avilissement dans lequel il étoit tombé, il n’osât faire un acte de vigueur, cet attentat fut impuni; et le parlement, fier d’avoir humilié à la fois le roi et la nation dans ses représentations, crut follement que son droit d’enregistrement étoit plus affermi que jamais; et qu’après cet exemple, on ne pourroit plus lui contester la puissance législative.

On pourroit peut-être croire que c’est en conséquence de cet attentat contre les droits de la nation, que le parlement de Paris osa s’élever au-dessus des états-généraux de la ligue, et lui prescrire des lois. Il fit un arrêt[342] pour ordonner une députation solennelle au duc de Mayenne; et le supplier de ne faire aucun traité qui tendît à transférer la couronne à quelque prince ou à quelque princesse d’une autre nation; on lui insinuoit de veiller au maintien des lois de l’état, et de faire exécuter les arrêts de la cour donnés pour l’élection d’un roi catholique et Français. Puisqu’on lui avoit confié l’autorité suprême, il étoit de son devoir, lui disoit-on, de prendre garde que sous prétexte de servir la religion catholique, on n’attentât aux loix fondamentales du royaume, en mettant une maison étrangère sur le trône de nos rois. Enfin, l’arrêt du parlement cassoit et annulloit comme contraires à la loi salique tous les traités et conventions qu’on auroit déjà faits, ou qu’on pourroit faire dans la suite pour l’élection d’une princesse ou d’un prince étranger.

Quelque idée que le parlement eût prise de son autorité par les modifications qu’il avoit mises dans l’enregistrement de l’édit de Blois: n’est-il pas vraisemblable qu’étant fanatique et ligueur, il n’auroit jamais tenté une pareille entreprise, s’il n’y avoit été invité par le duc de Mayenne lui-même? C’est après la séparation des états de Blois, c’est quand ils n’existoient plus, que le parlement les offensa; mais les états de la ligue, présens et maîtres de Paris, devoient-ils souffrir patiemment que le parlement leur fît la loi? On ne reconnoissoit pas dans cette compagnie le droit de disposer de la couronne, puisqu’on avoit cru nécessaire d’assembler les états pour cette opération. Par quel vertige le parlement auroit-il donc osé s’ériger en surveillant de leur conduite, s’il n’avoit été sûr de la protection du duc de Mayenne?

Je croirois que ce seigneur, pressé par les intrigues des Espagnols, et ennemi des prétentions de la cour de Madrid, qu’il étoit cependant obligé de ménager, vouloit leur nuire en feignant de la servir. Il se cacha sous le nom du parlement, et se servit du crédit de cette compagnie pour faire échouer les projets de l’Espagne, ou du moins pour y opposer un obstacle de plus. Il est vrai que les historiens ne disent point que le parlement fût invité par le duc de Mayenne à donner cet arrêt qui l’élevoit au-dessus des états; mais doit-on en être surpris? Le mystère le plus profond devoit être l’ame de cette opération, pour qu’elle produisît l’effet qu’on en attendoit, Mayenne ne s’adressa sans doute qu’aux principaux membres du parlement qui lui étoient dévoués; et tout son artifice auroit été perdu pour lui, si on eût su qu’il avoit sollicité un arrêt contraire aux intérêts de l’Espagne. Ne voit-on pas que cet arrêt est dicté par le duc de Mayenne? C’est pour lui ouvrir le chemin du trône que le parlement en veut écarter les étrangers. Si cette compagnie n’eût pas été conduite par ce motif secret, si elle eût été véritablement attachée à l’ordre de succession, en ne voulant cependant rien faire qui pût préjudicier à la religion catholique, pourquoi ne se seroit-elle pas expliquée d’une manière plus claire? Pourquoi n’auroit-elle parlé que confusément du successeur de Henri III ou du cardinal de Bourbon? Tous les princes de la maison royale n’étoient pas hérétiques et relaps; et si l’arrêt du parlement n’eût pas été l’ouvrage de l’intrigue, il auroit nommé le prince que les lois appeloient au trône.

Les historiens disent que le duc de Mayenne fut extrêmement irrité de l’arrêt et de la députation du parlement: ils devoient dire seulement qu’il eut l’art de le paroître. Dans un temps où le mensonge, l’intrigue et la fourberie étoient l’ame de la politique, étoit-il si rare et si difficile d’emprunter des sentimens contraires à ceux qu’on avoit en effet? Pour ne se pas brouiller avec les Espagnols, pour ralentir leurs démarches, pour ménager ses propres partisans, pour persuader aux Parisiens mêmes que l’arrêt du parlement étoit une bien plus grande importance qu’il n’étoit, Mayenne ne devoit-il pas feindre une colère qu’il n’avoit pas? S’il eût été véritablement irrité, pourquoi n’auroit-il pas cherché à soulever les états contre le parlement?

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