Contes pour les satyres
DE LA PEINE DE MORT AU POINT DE VUE FINANCIER
(Pétition aux deux Chambres).
Le XXe siècle ne se permettra plus ces dépenses de luxe.
Victor Hugo (Paris).
La question sur laquelle j'assume la témérité d'incliner, un instant, l'attention de Vos Seigneuries parlementaires, si elle s'impose entre les plus urgentes qui puissent requérir l'examen de l'économiste et du criminaliste nullement, par contre ne la saurais-je (sans une ironie un peu déplacée) qualifier de vitale puisqu'il s'agit de la peine de mort. Oh! rassurez-vous, de grâce, ne redoutez de moi ni théorie philosophique ni dithyrambes humanitaires. Avec Montesquieu, Rousseau, Mably, Hegel, Joseph de Maistre devons-nous reconnaître ou bien avec Beccaria, la Mennais, Victor Hugo, Michelet et ce bon monsieur de Robespierre devons-nous refuser à la Société le droit de châtier le crime en supprimant le criminel? tel n'est point le problème dont je veux, avec vous, chercher la solution. C'est à un point de vue moins élevé peut-être, plus pratique et plus neuf à coup sûr, au point de vue économique et financier que j'entends me placer aujourd'hui. Et quelle autre préoccupation que budgétaire pourrait angoisser le patriote à cette heure anxieuse où la France triomphante et meurtrie se demande avec inquiétude si elle peut vraiment, selon le mot célèbre, se proclamer encore assez riche pour payer sa gloire?
Messieurs, la Peine capitale, telle qu'elle est appliquée de nos jours, constitue, à ne vous rien celer, une de ces institutions que l'épithète de dispendieuse haussée encore au suprême degré du superlatif me paraît seule idoine à spécifier congruement: honoraires de M. Deibler et de ses dévoués collaborateurs,—indemnités à iceux payées pour chaque exécution nouvelle,—logement, entretien, réparations des bois et du couperet,—coûts de voyage et de transport en cas de tournée en province, additionnez tout cela, Messieurs, au total obtenu joignez ces dépenses qui, pour être cataloguées «faux frais» n'en demeurent pas moins, hélas! trop véritables, et vous demeurerez d'accord que si la Veuve coupe les têtes, elle coûte aussi les yeux de la tête et peut-être même répéterez-vous en souriant la boutade de cet humoriste qui évaluait un bourreau presqu'aussi cher qu'un Bouguereau? Et ces frais encore à qui, je vous prie, vont-ils incomber? Au supplicié? Sans doute la partie qui succombe est condamnée aux dépens et certes le guillotiné me paraît investi de tous les droits au titre (si j'ose m'exprimer ainsi) de partie succombante? Mais enfin prendre à un homme tout à la fois sa tête et son argent, votre délicatesse, Messieurs, n'aperçoit-elle pas là quelque chose d'excessif, dérogation flagrante à ce principe de toute législation civilisée: non bis in idem? D'ailleurs, il sied le constater bien haut, à la louange de ces classes dirigeantes quotidiennement vilipendées par les calomnies sans fondements d'une démagogie sans pudeur, l'assassinat jusqu'aujourd'hui ne recrute guère ses adeptes que dans les couches profondes de l'ochlocratie besogneuse et je n'appréhenderai m'entendre démentir par les plus éhontés de nos modernes Cléons bolchevistes, si j'ose affirmer qu'on a vu rarement le banquier ploutocrate, le propriétaire foncier, le bourgeois bien renté, le boutiquier à l'aise faire suer le chêne sur le grand trimard, exécuter à la brune le coup du père François, dégringoler le pante au coin des rues nocturnes: à la Férocité le meurtrier pour l'ordinaire ne craint pas de joindre l'Insolvabilité! Dès lors qui écope? (passez-moi l'expression triviale, mais si parisienne!) qui casque? (permettez-moi le terme argotique, mais si expressif?) Ah! vous m'avez déjà répondu! qui casque? qui écope? le contribuable, Messieurs, le contribuable, c'est-à-dire la Société tout entière, frappée hier en l'un de ses membres, aujourd'hui lésée dans ses finances, victime, par une étrange anomalie et du crime et du châtiment! Enoncer de pareils faits, n'est-ce pas en dénoncer l'abus? Déjà laïc et obligatoire il urge et congrue que le supplice devienne aussi gratuit! Gratuit? ce n'est pas assez! je le veux productif! La peine capitale, source présentement de ruine et de dilapidation, j'entends la métamorphoser en une fontaine de recettes budgétaires, je la veux génératrice de richesse publique et de prospérité nationale. Pour cela que faut-il? Tout simplement abandonner pour la vieille potence de nos pères la redoutable et coûteuse filleule du docteur Guillotin, à l'actuel article 12 de notre Code pénal: «Le condamné à mort a la tête tranchée», substituer cette rédaction nouvelle: «Le condamné à mort est pendu par le col.»
Elucidons!!!
Entre tous les avatars de la superstition, ce monstre protéiforme qui, même en un siècle de lumière et de raison émancipée, trop souvent jette encore sur le railway du progrès la pierre d'achoppement de la routine et des vieux systèmes, je n'en sais aucun plus vivace et plus cosmopolite que la croyance aux effets bénéfiques de la corde de pendu! Paradoxe déconcertant! de l'Ouest à l'Orient, du Sud au Septentrion, de Bourgogne en Vendée, de Flandres en Béarn, de Bretagne en Provence, dans les cités et dans les villages, dans les hameaux et dans les métropoles, tandis que la Science Expérimentale enfonce au cœur des dogmes et des métaphysiques le double et létifère poignard de l'analyse et du libre-examen, cette foi permane absurde mais indéracinable, inepte et d'autant plus immortelle et tandis que sous le genou vainqueur du positivisme agonisent les Dieux, inébranlable idole, fétiche pérennel, la corde de pendu ne connaît point d'athées. Le Parisien qui la vante n'apprend rien au Provincial: un bout de la bienheureuse ficelle cousu dans son noroît et le pêcheur d'Islande affronte en souriant les brumes de Thulé, quatre brins de chanvre béni dans la poche de son smocking et le clubman s'assied impavide à la table de pocker ou de baccarat escomptant avec le sourire l'inévitable full ou le neuf obligé. Que dis-je? n'a-t-on pas vu d'avides héritiers infliger une mort verticale à un de cujus macrobite et se disputer ensuite la cravate homicide en fredonnant peut-être le macabre et joyeux refrain de Mac-Nab:
Dès lors mon projet n'apparaît-il dans toute sa simplicité (sa géniale simplicité, formulerais-je si la modestie ne me devait interdire une si ambitieuse expression)?
PENDEZ LE CONDAMNÉ
VENDEZ LA HART.
Choisissez-la, cette hart aussi longue, détaillez-la en fragments aussi petits qu'il vous plaira et si vous fixez à cent francs le prix du millimètre, les chalands ne manqueront à marchandise mais la marchandise aux chalands.
Les frais? supprimés, Messieurs, supprimés (si j'ose en un sujet si grave une plaisanterie facile) presqu'aussi radicalement que le patient lui-même! Les appointements de M. Deibler? la vente d'une seule corde les paye cinq ou six fois; l'instrument de supplice? plus de machine coûteuse à loger, coûteuse à réparer, coûteuse à transporter: deux madriers d'inégale longueur disposés en forme de 7 et que relie une troisième poutre; à la campagne, le premier rouvre ou le premier hêtre venu! Actif incalculable, passif nul, voilà le bilan, citoyens sénateurs, voilà le bilan, citoyens députés! Par les jours difficiles, quand l'affreux déficit se dresse aux regards de nos argentiers épouvantés, eh! bien! que notre police et nos parquets, nos juges d'instruction et nos cours redoublent de vigilance et de sévérité; que nos jurés se fassent un devoir civique de multiplier les verdicts affirmatifs, d'écarter inexorablement les circonstances atténuantes; que le Chef de l'Etat lui-même, sourd à la suasion d'une malsaine philanthropie, d'un anti-social humanitarisme, accueille par une fin de non-recevoir tout recours en grâce, repousse énergiquement toute commutation de peine et sans emprunts aventureux, sans prélèvement spoliateur, sans vectigalisme forcené, sans taxe démagogique, le gibet, le gibet à lui seul aura tôt fait d'exorciser le spectre hideux de la banqueroute imminente et bientôt nous pourrons fièrement relever ce titre de banquiers du monde que depuis la victoire nous échangeâmes—ironique destin!—pour l'humiliant éponyme de nation assistée.
Et maintenant, Messieurs, me sera-t-il loisible d'adresser à votre cœur un vibrant et dernier appel? mieux que moi vous le savez, ni des bureaux de tabac, ni des recettes buralistes, ni des sous-préfectures, le nombre n'égale celui des astres au firmament, des tavelures sur la peau du caméléopard ou des solécismes dans la prose d'Henri Bordeaux. Aussi que de dévouements sans récompense! Que de fois, la mort dans l'âme, ne vous a-t-il pas fallu d'un banal ruban vert ou violet, d'une promesse illusoire ou d'un simple «grand merci», paraguanter l'électeur influent, le disert gazetier dont l'active propagande, le scrutateur ingénieux dont la civique prestidigitation, le grattoir officieux, la sandaraque intelligente avaient en prévenant les caprices du suffrage universel ou en corrigeant le hasard du scrutin, assuré à la bonne cause que vous représentiez le succès d'une élection problématique? Ami d'hier, mécontent d'aujourd'hui, ennemi de demain! Ah! remerciez-moi, Messieurs, je vous apporte le moyen de n'être plus ingrats: sur le modèle des bureaux de tabac qui vous empêche de créer des «Bureaux de corde de pendu?» et ceux d'entre vos partisans que votre crédit en fera titulaires, ceux-là n'auront pas reçu la moins précieuse marque de votre gratitude.
Je n'ajouterai qu'un mot: en l'adolescence du siècle XIXe, le grand peintre Prud'hon nous montrait en une saisissante allégorie «La Justice et le Remords poursuivant le Crime». Quel pendant, s'il vivait, le peintre de Joséphine ne pourrait-il donner à ce chef-d'œuvre, sous ce titre un peu long, mais significatif: «L'Ignorance et la Crédulité payant à l'ordre social les frais et loyaux coûts de la Vindicte Publique?»
J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect, Messieurs les Sénateurs, la plus entière vérécondie, Messieurs les Députés, de vos Majestés républicaines, le très humble, très obéissant, très dévoué serviteur, électeur et sujet.